Science politique mouvement ouvrier démocratie socialisme
Samuel Hayat est l' auteur d'une thèse intitulée « Au nom du peuple français ». La représentation politique en question autour de la révolution de 1848 en France, disponible en ligne sur HAL.
Publié le 23.03.2020 à 16:43
La démocratie à l’épreuve du coronavirus
La démocratie à l’épreuve du coronavirus
« Au printemps de 1832, quoique depuis trois mois le choléra eût glacé les esprits et jeté sur leur agitation je ne sais quel morne apaisement, Paris était dès longtemps prêt pour une commotion. Ainsi que nous l’avons dit, la grande ville ressemble à une pièce de canon ; quand elle est chargée, il suffit d’une étincelle qui tombe, le coup part. En juin 1832, l’étincelle fut la mort du général Lamarque. »
Victor Hugo, Les Misérables
Les épidémies n’emportent pas seulement les corps, elles mettent les sociétés en tension et les Etats en danger. Les effets de choix politiques de longue durée s’y révèlent, comme la déconstruction obstinée du service public de la santé, mais aussi de l’appareil de production industrielle (notamment de matériel de santé), qui laisse de nombreux pays, dont la France, singulièrement démunis face au virus[1]. Les institutions s’y trouvent mises à l’épreuve, et souvent le fossé entre les principes qu’elles professent et la réalité de leur pratique s’y donne à voir dans toute sa froide réalité. C’est le cas de la démocratie, mot fétiche s’il en est[2]. La démocratie telle que nous la connaissons, fondée sur l’élection de gouvernants supposés agir en faveur du peuple, est censée être le meilleur système politique, le mieux à même de protéger ses citoyens, de les consulter sur les décisions fondamentales, et de leur accorder une importance égale. Le coronavirus vient brutalement mettre cette supériorité démocratique en doute. Face à la pandémie, les Etats dits démocratiques, notamment la France, ne gèrent ni mieux, ni de manière plus démocratique, que les Etats dits autoritaires, en premier lieu la Chine. Alors que depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et plus encore depuis la chute de l’URSS, les régimes démocratiques dominent la scène internationale, leurs difficultés à faire face à la pandémie affaiblit leurs prétentions hégémoniques. C’est d’autant plus vrai que l’inefficacité des démocraties n’a pas eu comme contrepartie un plus grand investissement démocratique : si les Etats démocratiques n’ont pas mieux affronté la crise, ce n’est pas parce qu’elles auraient passé plus de temps à consulter les citoyens, ou à construire des politiques plus égalitaires. Au contraire, non seulement les réponses des démocraties n’ont pas été plus efficaces, mais elles n’ont pas non plus été significativement plus démocratiques que celles de régimes autoritaires. De même qu’en 1832 l’épidémie de choléra avait révélé l’incurie de la monarchie de Juillet – et l’existence au cœur des villes d’une classe, le prolétariat, que la bourgeoisie laissait mourir dans sa misère – et failli emporter le régime par une insurrection, la pandémie actuelle révèle alors le vide des promesses démocratiques de nos régimes, mettant en danger l’idée démocratique elle-même.
‘insurrection de juin 1832, gravure sur bois de Beval, 1870
Une reconfiguration des espaces politiques
La pandémie de Covid-19 distord notre horizon politique. Son caractère mondial nous rend inhabituellement attentifs à sa progression dans différents pays, aux réponses des différents gouvernements – et, par un jeu d’écho, à la manière dont notre propre pays est vu à l’extérieur. Mais le confinement restreint aussi drastiquement, dans la pratique, le champ de la réalité sociale vécue, nous poussant à nous investir exclusivement dans le foyer, l’immeuble, notre cercle familial et amical. A cette hyper-attention au très proche et au très lointain correspond une désagrégation soudaine de toute une série de niveaux intermédiaires. Alors que la France connaît depuis le 5 décembre un mouvement historique de contestation, les engagements se sont brutalement effrités. Le 5 mars, des dizaines de milliers de travailleur.es et d’usager.es des universités et de la recherche ont manifesté dans toute la France ; le 6 et 7 mars une coordination nationale des facs et labos en lutte a rassemblée 500 délégué.es venu.es de toute la France ; les 7 et 8 mars des manifestations féministes déterminées et massives ont battu le pavé… Tout ceci semble avoir entièrement disparu des préoccupations, notamment médiatiques, alors que les causes de ces mobilisations sont toujours présentes – comme en témoigne l’enfumage de Macron, promettant 5 milliards à la recherche sur 10 ans, une augmentation en-dessous des augmentations des années précédentes, et distribuée sous forme de primes, de contrats précaires et de financements de projets, prenant le contrepied de ce que les chercheur.es demandent[3]. La mascarade des élections municipales n’a pas intéressé grand monde, et les résultats n’ont fait l’objet d’aucun commentaire, ou si peu – contrairement au scandale sanitaire de leur maintien obstiné[4]. Les partis politiques eux-mêmes semblent s’être murés dans le silence, et il faut tendre l’oreille pour entendre les syndicats, alors même que la continuité du travail est au cœur de la stratégie économique de crise du gouvernement.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existerait désormais pour nous que le plus local et l’échelle internationale. Mais l’espace entre les deux est occupé par un seul acteur, massif autant que martial : l’Etat, et en particulier le pouvoir exécutif. Privés de nos collectifs et de nos solidarités, nous, individus, sommes laissés seuls face à l’Etat, qui nous protège et nous soigne dans les hôpitaux[5], qui contrôle nos activités par la police, et surtout qui parle, par la bouche de ses chefs, nous disant comment nous comporter, et nous grondant si l’on ne réagit pas assez vite ou assez bien à ses consignes, dont le contenu change quotidiennement. Mais jusque dans son omniprésence et dans la mise en scène frénétique de son activité, cet Etat révèle aussi ses faiblesses. Il ne peut même pas assurer des conditions minimales de sécurité à ses soignants, en fournissant masques et gel désinfectant. Mettre en œuvre le confinement de la population pose des problèmes logistiques massifs qui n’ont pas été anticipés. L’Etat se trouve d’autant plus en tension que toutes ses actions, tous ses discours, sont attendus, examinés, scrutés. Puisque lui seul occupe l’espace national, tous les regards sont sur lui, dans les médias professionnels comme sur les réseaux sociaux. Les représentants oscillent alors en permanence entre recherche de publicité, au risque de montrer leur incompétence et l’impuissance de l’Etat, et culte du secret, au nom de la raison d’Etat, mais surtout pour masquer le fait qu’ils naviguent à vue. Pour prendre un seul exemple, de multiples réunions ont lieu, avec l’armée, avec des scientifiques, il faut montrer qu’elles ont lieu, mais il ne faut pas dire aux citoyens ce qui s’y dit, ou bien plus tard, trop tard, quand les décisions ont déjà été prises. Cette centralité de l’Etat rend les dirigeants nerveux, et donc dangereux pour leurs citoyens. Ils prennent des mesures incohérentes, suspendent les libertés publiques, le code du travail, tout ce qui dans le droit pourrait encadrer leur action. Ils délaissent entièrement les cadres internationaux de discussion : l’ONU, l’Union européenne, toutes ces institutions supposément centrales dans la gouvernance contemporaine, et qui auraient toutes raisons de l’être face à une pandémie internationale, semblent simplement muettes, ou inaudibles. Chaque Etat européen décide de ses mesures dans son coin, comme si chacun avait, comme la Grande-Bretagne, fait son exit. La seule institution européenne que l’on entend, c’est la Banque centrale, qui active la planche à billets : lorsqu’il s’agit de la santé des entreprises, la coordination est possible ; mais qu’il s’agisse de la vie des habitants, et alors l’Etat reprend, seul, sa souveraineté la plus absolue.
L’absence de réponse démocratique au virus
Dans la gestion de cette crise, on peinerait à distinguer entre les réponses des Etats démocratiques et des régimes autoritaires, venant affaiblir encore un peu plus cette distinction si cruciale pour les dirigeants des démocraties occidentales. Dans les pays qui ont choisi des solutions dures de confinement généralisé, on trouve autant la plus grande puissance autoritaire mondiale, la Chine, que des démocraties européennes, qui plus est dirigées par des gouvernements socio-démocrates ou socio-libéraux : l’Italie, la France, l’Espagne. D’autres pays ont plutôt été, au moins dans un premier temps, dans un laisser-faire complet, comme les grandes démocraties libérales que sont les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, mais aussi des régimes plus autoritaires, comme l’Iran. D’autres pays ont pris des mesures de tests massifs et de quarantaine stricte des malades, des démocraties comme Taiwan et la Corée du Sud, mais aussi la bien moins démocratique Singapour. Les réponses ont été variées, mais enjambent largement les typologies classiques entre régimes. Et une chose est certaine : les démocraties ne se sont pas montrées particulièrement plus efficaces, plus attentives à la santé de leur population, plus honnêtes dans leur communication ou plus soucieuses de la vérité que les régimes autoritaires. Pire : au moment même où Donald Trump ou Boris Johnson semblaient prêts à sacrifier des centaines de milliers de leurs citoyens et mettre en péril la sécurité sanitaire internationale, la Chine prétendait avoir vaincu l’épidémie et envoyait dans le monde entier des experts, des respirateurs et des stocks de masques. C’est un pan central des discours de légitimation des démocraties qui s’effondre. Alors que les démocraties étaient censées se caractériser par un plus grand attachement aux principes à la fois politiques et moraux d’ouverture, de transparence, de solidarité, tout autant que par leur efficacité à prendre soin de leurs citoyens, la pandémie vient révéler qu’il n’en est rien. Dans la crise, les Etats dits démocratiques agissent avant tout comme des Etats, ni pires ni meilleurs que des dictatures, et non comme des démocraties.
Que voudrait dire, pour des Etats, agir en démocratie face à une pandémie ? Cela nécessiterait, a minima, que les citoyens soient réellement informés des choix possibles, qu’un débat public contradictoire puisse avoir lieu, que le pouvoir puisse être contesté dans ses décisions, voire que les citoyens soient associés au processus[6]. Là est le sens d’une démocratie comme pouvoir du peuple, pouvoir de l’ensemble des citoyens : aucune loi, aucun acte du gouvernement, ne doit être étranger au contrôle des citoyens, et quand c’est possible à leur participation directe. Il ne s’agit bien sûr pas d’éliminer, face à une crise sanitaire, la nécessité de prendre des décisions rapides et scientifiquement fondées : mais le moins que l’on puisse dire est que les dirigeants élus ont été d’une rare incompétence. Il n’est pas dit que le premier venu (ho boulomenos, n’importe qui, cette expression qui venait désigner, à Athènes, un citoyen pris au hasard), correctement informé par des scientifiques, aurait vraiment fait pire. En ce premier sens du mot démocratie, qu’on peut qualifier de politique, la démocratie comme pouvoir de l’ensemble des citoyens, les Etats dits démocratiques n’ont pas affronté la crise en utilisant des moyens démocratiques, mais les moyens, banals, qu’ils ont en commun avec tous les Etats, y compris les plus autoritaires. Par le secret, parfois le mensonge, sans contrôle ni des corps intermédiaires ni des citoyens, en prenant les décisions à quelques-uns, et en utilisant l’urgence bien réelle pour se faire attribuer des pouvoirs démesurés.
L’Etat contre les pauvres
Mais l’idée de démocratie comme pouvoir de l’ensemble des citoyens n’épuise pas les sens du mot. Il est un autre ensemble de significations qui donnent au mot un sens social : le demos, le peuple, vient aussi désigner la classe la plus nombreuse, c’est-à-dire les travailleurs, les pauvres, par opposition aux privilégiés, aux riches. Une démocratie est un régime qui agit en faveur des dominés, car il donne le pouvoir à la majorité, mais aussi parce qu’il vise la création d’une société plus égalitaire. Or, de ce point de vue, la gestion du gouvernement français apparaît comme encore plus radicalement anti-démocratique. Alors que les entreprises sont massivement soutenues, que les personnes exerçant un métier d’encadrement sont invitées à faire du télétravail, que les bourgeois des villes ont pu tranquillement s’installer dans leurs résidences secondaires et leurs maisons de famille, le message adressé par le gouvernement aux travailleurs, et en particulier aux ouvriers, a été clair : l’économie doit continuer, et pour cela nous sommes prêts à vous faire prendre tous les risques. La ministre du Travail a osé accuser de « défaitisme » les entreprises du BTP qui voulaient mettre en pause les chantiers non prioritaires. Les transports publics continuent de charrier quotidiennement, sans véritable mesure de protection pour ces mêmes conducteurs qui étaient l’objet du plus bas mépris par le gouvernement il y a quelques semaines, des millions de caissier.es, de travailleur.ses du nettoyage, d’ouvrier.es, de livreur.es, de postier.es, d’éboueur.es, et bien sûr de soignant.es. Les effets des dominations de classe, mais aussi de race (beaucoup de ces métiers voient une surreprésentation de racisé.es) et de genre (les métiers plus féminins du soin sont sursollicités, sans parler du poids de la garde des enfants en l’absence d’école, qui retombe massivement sur les femmes), se trouvent alors démultipliés.
Le virus n’a que faire de notre classe, de notre race ou de notre genre, mais les modalités de sa gestion par le pouvoir restaure et amplifie l’ensemble des inégalités sociales. Les plus grandes capacités des riches, des hommes, des Blancs, à mobiliser des ressources leur permettant de s’extraire du travail, des transports publics, du soin des enfants ou des aîné.es, des courses dans des supermarchés bondés, tout en continuant à bénéficier du travail des pauvres, des femmes, des racisé.e.s va se transformer, face au virus, en plus grande chance d’échapper à la pandémie. Le seul filet de sécurité égalisateur est alors le service public de la santé, où les cas graves sont traités indépendamment de ces considérations – ce même service public que les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de casser. Mais en dehors de ce maillon essentiel, tout dans la gestion de la crise renforce le poids des structures de domination. C’est visible dans le choix de continuer à mettre les pauvres au travail, mais aussi dans la gestion policière du confinement[7]. Dans les quartiers bourgeois désertés, non seulement les supermarchés restent ouverts, et relativement peu fréquentés, mais la présence policière est quasiment nulle. On croise des joggers, des employé.es de commerces faisant une pause, des SDF, des livreurs attendant une course… Au contraire, les quartiers populaires des grandes agglomérations sont l’objet d’un contrôle policier tatillon, d’autant plus insupportable que c’est là qu’il y a des problèmes d’approvisionnement, de promiscuité dans les marchés et supermarchés et de concentration de la population dans les rues – puisque c’est là que la densité d’habitations est la plus forte, les appartements les plus exigus et la proportion la plus faible de privilégiés pouvant télétravailler ou partir à la campagne. C’est là qu’ont lieu les contrôles, là que vont tomber les amendes, là que vont être prises les images montrant comment l’Etat fait bien régner l’ordre. Car au contrôle policier s’ajoute le mépris de médias relayant avec complaisance des images de bousculades dans ces quartiers, des commentateurs fustigeant l’irresponsabilité des pauvres et bien sûr des gouvernants faisant porter la responsabilité morale du confinement aux gens soi-disant indisciplinés, pour mieux camoufler leur culpabilité directe dans l’étendue de la catastrophe.
Que restera-t-il des démocraties ?
Les personnes, certainement majoritaires parmi les dirigeants, qui n’en ont cure de la démocratie et de ses valeurs égalitaires, ne voient peut-être pas le problème. Mais il faut prendre la mesure de ce basculement : le fait que les démocraties auto-proclamées ne se soient pas montrées plus efficaces qu’un régime autoritaire face à l’épidémie fait peser un danger véritable sur l’idée démocratique. Que le président élu des Etats-Unis envoie des centaines de milliers d’Américains au casse-pipe quand le secrétaire général du Parti communiste chinois envoie dans le monde entier experts et matériel, après avoir vaincu l’épidémie dans son pays, cela n’a rien d’anodin. On pourra sourire au retournement bienvenu de l’histoire, voire le saluer, par anti-impérialisme ; ce serait sous-estimer le danger réel que ce retournement fait peser sur la démocratie, non pas comme régime fondé sur l’élection des dirigeants, mais comme idée d’un pouvoir exercé par le peuple et pour le peuple. Le fait que les démocraties aient fait si peu de cas de l’avis des citoyens, comme le fait qu’elles aient si souvent, comme en France, pris des décisions qui mettent en danger les pauvres, les dominés, et protègent les entreprises et les riches, affaiblit encore le sens du mot démocratie. La démocratie, comme idée et comme pratique, a besoin que les gens y participent, y adhèrent, y croient. Et pour cela, il faut que la démocratie ait une substance, bien au-delà de l’élection ponctuelle des gouvernants, surtout quand le niveau de désagrégation des partis politiques permet à des Trump ou des Macron d’arriver au pouvoir. Si un virus suffit à éliminer toute spécificité des régimes démocratiques, toute valeur des principes démocratiques, il n’y a aucune raison que les gens y accordent de l’importance, surtout quand des régimes autoritaires se montrent plus efficaces dans la protection de la santé de leurs sujets. Le coronavirus ne met pas en danger la démocratie ; mais nos dirigeants, face au coronavirus, sont en train de sacrifier la démocratie pour dissimuler leur incompétence et se maintenir au pouvoir. Organiser entre nous la solidarité, se battre pour les services publics est plus que jamais nécessaire[8]. Mais face au danger que représentent nos dirigeants pour nos santés autant que pour l’idée démocratique, ce n’est pas suffisant. Nous ne pouvons remettre ces questions à l’après, à la fin de l’épidémie. Il faut, dès maintenant, rappeler les gouvernants à l’ordre, le seul ordre qui vaille en démocratie : celui du peuple[9].
PS: Suite à ce texte, plusieurs personnes m’ont fait part de leur malaise au regard de la comparaison, voire de la mise en équivalence, entre la Chine et les pays démocratiques occidentaux. Je pense effectivement, comme beaucoup de politistes, qu’il est parfois nécessaire pour l’analyse de suspendre la dichotomie stricte entre régimes démocratiques et régimes autoritaires [10]. Cela permet notamment, d’une part, de saisir qu’il existe dans tous les régimes autoritaires des marges de manoeuvre plus ou moins prononcées pour les citoyens de s’exprimer, de protester, et pour le système d’y réagir (sur la Chine voir par exemple ce dossier), et dans tous les régimes démocratiques des situations, des pratiques ou des espaces autoritaires. Cela permet d’autre part de mieux identifier les mécanismes de convergence entre régimes, par-delà l’opposition entre démocratie et autoritarisme, notamment sous l’effet de la mondialisation et de la montée en puissance d’institutions transnationales poussant à une gouvernance efficace plutôt qu’à un approfondissement de la démocratie.
Ceci étant dit, le danger que j’essaie de pointer dans ce texte est bien, justement, celui de la mise en équivalence. Il est à mon sens dangereux pour l’idée démocratique que l’Etat chinois apparaisse comme plus efficace dans la gestion de la crise sanitaire, et que certaines démocraties comme la France se révèlent à ce point inefficaces et peu démocratiques. Ce constat, je le fais d’autant moins de gaîté de coeur que l’Etat chinois s’engouffre à fond dans la brèche, et a beau jeu de moquer l’hypocrisie des démocraties, comme dans ce texte publié sur le site de l’ambassade de Chine en France. Il est impératif, contre l’auto-satisfaction des démocraties autant que contre la propagande chinoise, de tenir un discours équilibré, critique, qui ne mette pas en équivalence démocratie et dictature, mais qui ne se serve pas de cette opposition pour se voiler la face sur les manquements des démocraties face à la crise sanitaire. Le politiste Jean-Louis Rocca, spécialiste de la Chine, donne un bon exemple dans ce texte de ce que peut être une véritable analyse informée, qui ne cède pas aux facilités de raisonnement.
[1] Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent, La casse du siècle: A propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019. Frédéric Lordon, « Coronakrach », 11 mars 2020. Auriane Guilbaud, « Il n’est pas possible d’embaucher des milliers de soignants en un claquement de doigts », Le Monde, 13 mars 2020.
[2] Je me permets de renvoyer ici au livre Démocratie, paru en février 2020 chez Anamosa.
[3] https://universiteouverte.org/2020/03/19/5-milliards-des-effets-dannonce-mais-toujours-pas-de-moyens-pour-la-recherche/
[4] Rémi Lefebvre, Nicolas Bué et Fabien Desage, « Le premier tour des municipales n’a pas eu lieu », Libération, 18 mars 2020. Laurent Le Gall, « Le coronavirus révélateur d’une démocratie grippée », Libération, 19 mars 2020.
[5] Même si les services publics ne sont en fait pas une émanation de l’Etat, mais bien du public qu’ils servent, comme le rappellent Pierre Dardot et Christian Laval, « L’épreuve politique de la pandémie », Médiapart, 19 mars 2020
[6] Yves Sintomer, « Face au coronavirus, les politiques n’ont pas eu le cran de poser le débat », Le Monde, 18 mars 2020
[7] Sur les liens entre gestion policière de l’épidémie et contrôle social, voir « Contagion sociale Guerre de classe microbiologique en Chine », Chuang, février 2020, traduit par Des nouvelles du front
[8] Michèle Riot-Sarcey et Jean-Louis Laville, « Le monde d’après-demain », Libération, 17 mars 2020. « Face à la pandémie, retournons la « stratégie du choc » en déferlante de solidarité ! »
[9] Merci à Aurélien Angel, Elisabeth Callot et Célia Keren pour leurs commentaires sur une première version de ce texte.
[10] Sur ce point, voir la direction de recherche ouverte par les travaux de Michel Camau sur la Tunisie, par exemple Olivier Dabène, Vincent Geisser et Gilles Massardier (dir.), Autoritarismes démocratiques. Démocraties autoritaires au XXIe siècle, La Découverte, 2008 et Michel Camau et Gilles Massardier (dir.), Démocraties et autoritarismes. Fragmentation et hybridation des régimes, Karthala, 2009.
Un commentaire
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Publié le 31.08.2019 à 15:25
Bilan chiffré de l’année 2018-2019
Bilan chiffré de l’année 2018-2019
A l’approche de la rentrée, j’ai envie de faire un bilan. Mais plutôt que faire le point sur le contenu de mes activités, je vais donner quelques éléments chiffrés. Parce que c’est moderne. Et parce que depuis le début de l’année universitaire, j’ai pris le parti de systématiquement noter mes heures de travail. C’était plutôt par curiosité qu’autre chose (je voulais savoir combien de temps je passais sur quoi), mais rapidement j’y ai trouvé un moyen de contrôler mes heures. Concrètement, cela me permettait d’objectiver un peu le phénomène bien connu de l’irrégularité du nombre d’heures travaillées selon les jours et les semaines : la recherche est un métier où il arrive régulièrement que l’on doive faire (beaucoup) plus que le nombre d’heures hebdomadaires légal, que l’on doive travailler le soir, la nuit, le week-end, pendant les congés, etc. On peut bien sûr refuser de le faire, et se caler sur des horaires fixes, mais c’est souvent un voeu pieu : si la communication ou le cours du lendemain matin n’est pas prêt, quoiqu’il arrive on va bosser dessus dans la nuit, car il n’y a simplement pas le choix. Compter mes heures m’a alors permis de facilement voir combien d’heures je passais à travailler le soir ou le week-end et donc pouvais récupérer d’un jour, d’une semaine ou d’un mois sur l’autre – et ainsi maintenir un nombre d’heures total raisonnable, un impératif à la fois individuel et syndical. Ca a aussi eu une autre vertu : au lieu de voir mes activités comme une suite infinie de tâches à réaliser, je me suis progressivement mis à les considérer sous l’angle du temps (limité) que j’avais à y consacrer. Ca a clairement apaisé ma peur de ne pas en faire assez et ma culpabilité face à toutes les tâches non réalisées ou les deadlines repoussées : sauf urgence particulière (et dans ce cas je rattrapais d’une semaine sur l’autre), une fois que j’avais fait mes heures, j’avais fini mon travail, point.
Les résultats que je tire de cette comptabilité sont évidemment complètement personnels, et indissociables de ma situation très (très très) privilégiée de titulaire d’un poste de recherche à temps plein. C’est parce que je suis libre d’organiser mon travail (presque) comme je l’entends que je peux me livrer à cet exercice. Mais peut-être aussi que c’est justement cette liberté qui rend une telle objectivation utile, m’évitant de flotter dans un temps libre de toutes obligations, mais où donc le travail risque toujours de déborder sur le reste. Noter mes heures n’a pas empêché le débordement, mais ça en a permis le contrôle a posteriori, et progressivement la régulation.
Comment comptabiliser son temps de travail ?
Quelques mots, avant d’en passer aux résultats eux-mêmes, sur mes conditions de travail. J’occupe un poste dans un laboratoire lillois, mais je vis à Paris, et je me mets régulièrement au vert pour travailler dans un environnement plus calme. Je vais à Lille une fois par semaine environ, pour un ou deux jours. A Paris, j’ai accès à un espace de travail collectif dans un autre laboratoire, mais je n’y vais qu’un jour par semaine grand maximum. Le reste du temps je travaille chez moi, en bibliothèque, dans le bureau de copains/copines ou dans un des quatre établissements où j’enseigne (cette année deux à Paris et deux à Lille). Bref, mes lieux de travail sont très éclatés, et il est rare que je travaille deux jours par semaine au même endroit. Je n’ai pas d’idée bien arrêtée sur les effets de ce nomadisme. Parfois il me semble très déstructurant, voire anxiogène, parfois non. Ca fera l’objet peut-être d’un autre billet (une collègue a écrit un billet très intéressant – et effrayant – sur le nomadisme contraint qu’elle vit en tant que MCF).
En tout cas, cet éclatement a vite rendu très délicate la quantification de mon temps de travail. D’un point de vue légal (dans le droit du travail, qui vaut seulement pour les salarié.e.s de droit privé, donc pas pour les fonctionnaires, mais ça donne une base), le temps de travail effectif est celui où l’on est à disposition de l’employeur et où l’on suit ses directives sans vaquer à ses occupations personnelles. Généralement, cela suppose d’être sur son lieu de travail, par exemple à son bureau, et de se livrer à une activité relevant de son emploi. Mais lorsqu’on multiplie les lieux de travail, entre plusieurs villes, qu’on travaille dans les transports, ou chez soi, qu’on consulte ses mails pro plusieurs dizaines de fois par jour, comment faire ? Comment quantifier le temps passé à parler de travail avec des collègues à la cantine, au café, au téléphone, sur les réseaux sociaux ? Dans beaucoup de métiers, toute une partie du travail se fait dans des interactions parfois peu formelles ; mais le temps de présence sur le lieu de travail permet de mettre des bornes, même souples. Lorsqu’il n’y a ni lieu de travail fixe, ni séparation étanche entre travail et hors-travail, et que les seules directives que l’on suit sont celles que l’on s’impose à soi-même, la quantification devient une opération délicate, dont les enjeux syndicaux ne sont pas minces.
La solution (insatisfaisante) que j’ai prise, a simplement été de faire quelques semaines de travail qui m’ont semblé « normales », en me forçant à ne travailler que dans des lieux dédiés (bureaux, bibliothèques), pour voir combien d’heures je pouvais attribuer à chaque activité. Le résultat n’étonnera peut-être pas les sociologues du travail, mais il m’a surpris : pour une semaine d’environ 45h de présence sur un lieu de travail, je ne pouvais attribuer que 25h à 30h à des activités clairement identifiables comme du travail. Le reste consistait en de véritables pauses (repas, cafés), mais aussi en des temps plus informels, souvent de discussion professionnelle, ou d’activité mêlant travail et occupations personnelles, comme faire ses mails ou aller sur les réseaux sociaux. Et évidemment, malgré mes efforts, je travaillais aussi en dehors des 45h passées sur un lieu de travail. Après avoir vainement essayé d’augmenter le nombre d’heures absolument quantifiables travaillées par semaine, je me suis fixé comme objectif de faire chaque semaine 30h de travail « pur », clairement identifiable, en partant du principe qu’environ 10 heures de plus seraient consacrées à du temps semi-professionnel mais plus difficilement repérable.
Chaque semaine, j’ai donc essayé de prévoir 30 h de travail, sans leur assigner de créneaux fixes, mais en les répartissant entre différentes catégories d’activités, en fonction des obligations prévues pour la semaine. Et lorsque je passais une demi-heure ou plus sur une activité, je le notais dans un tableau, en essayant le mieux possible de tenir les objectifs que je m’étais fixés. J’ai essayé de ne pas trop modifier mes catégories initiales, certaines sont donc assez imprécises. Par exemple j’ai mis dans la même catégorie les réunions administratives et la participation (passive) aux séminaires et aux colloques. Cela me semblait avoir du sens du point de vue de l’expérience de travail, mais cela pose problème pour séparer activités d’administration et de recherche. De même, j’ai mis dans une même catégorie la supervision de masterant.e.s et doctorant.e.s, l’aide aux candidatures (auditions blanches etc) et l’évaluation d’articles – là encore, c’est une expérience de travail proche (on évalue le travail d’un.e autre) mais cela pose divers problèmes de catégorisations.
Premiers résultats
Au bout d’un an à ce régime, j’ai donc une idée assez claire de comment s’est réparti mon temps de travail quantifiable. Premier constat, sur l’ensemble de l’année : je n’ai jamais eu de semaine sans travail (et là encore, je parle de travail quantifiable, « pur », pas simplement regarder ses mails). J’avais prévu 7 semaines de congés, donc à 0 heures, mais j’ai travaillé 8 heures par semaine en moyenne durant ces congés. Ce n’est pas grand chose, bien sûr, mais cela permet d’objectiver ce phénomène que l’on ressent subjectivement, le fait que cela ne s’arrête jamais. C’est vrai, cela ne s’arrête jamais vraiment, même si parfois ça ralentit. Deuxième constat, j’ai systématiquement surestimé le temps que j’allais passer sur les activités de recherche. Ca s’est un peu lissé avec l’été, mais malgré tout l’écriture et la recherche sont les seules catégories où je n’ai jamais réussi à faire le nombre d’heures que je m’étais fixé, y compris quand c’était seulement quelques heures. Là aussi, ça renvoie à quelque chose que l’on sent bien : la recherche est ce qu’on fait sauter en premier, et c’est souvent frustrant ; ce sentiment semble, en tout cas dans mon cas, tout à fait fondé.
Comment se répartit le travail, alors ? Un peu arbitrairement, je peux le classer en trois grosses catégories à peu près égales.
1° Les activités pédagogiques. Ce premier tiers est composé des cours eux-mêmes (10%), de leur préparation (13%) et de la supervision des travaux d’étudiant.e.s (mais aussi la relecture de travaux de collègues) (10%). Bien qu’étant chercheur au CNRS, j’ai donné cette année environ 150 h équivalent TD de cours, soit 42h de moins qu’un service d’enseignant.e-chercheur.e (EC). Normal, donc, que cela occupe une place importante, même si la préparation des cours a été limitée vu que j’en avais déjà donné la plupart les années précédentes. Il faut noter qu’à la différence des EC, ces activités pédagogiques n’impliquaient pour moi quasiment aucun travail administratif de suivi des étudiant.e.s, d’animation de formations, de réunions pédagogiques, de direction de rapports de stage, etc. J’ai aussi eu à corriger assez peu de copies par rapport au nombre d’heures données, 200 environ, et aucun travail de TD. Si l’on doit préparer de nouveaux cours et réaliser toutes ces tâches, on arrive à mon avis facilement à passer l’essentiel de son temps sur les activités pédagogiques avec un service plein d’EC (et je parle là en lissant sur l’année, donc avec une grosse partie des semaines sans cours : lors des semaines avec cours, c’est certainement du temps plein). Là encore, cela vient confirmer à mon sens ce qui ressort de beaucoup de discussions : le service des EC est trop important pour permettre d’exercer des activités de recherche dans de bonnes conditions.
2° Les activités administratives. Je mets dedans les emails et les papiers administratifs (14%) ainsi que les réunions mais aussi les moments « passifs » en séminaire ou colloque (20%). C’est un peu bête d’assimiler tout ça, mais ça a en commun d’être un temps surtout contraint, et qui ne produit ni prépare la production de recherche ni d’enseignement. Clairement, le temps passé sur les emails est sous-estimé, car je n’ai pris en compte que les moments passés à ne faire que des mails, à l’exclusion de ces centaines de moments fractionnés dans la semaine où je regarde mes mails et parfois y réponds. Malgré ce bémol, je suis assez content d’avoir réussi à maintenir le temps passé sur les mails à une durée raisonnable, avec un moyen simple : je consulte mes mails presque en permanence, mais n’y réponds, sauf urgence, que sur des plages bien définies, souvent après le déjeuner, un moment d’improductivité maximale chez moi comme chez beaucoup de monde. J’ai l’impression, ce faisant, de ne plus (autant) passer mon temps à écrire des mails, même si ça reste une occupation très chronophage.
3° Les activités de recherche. C’est un peu l’arlésienne du chercheur, et plus encore de l’EC. Pour arriver à compter un tiers de mon temps en activités de recherche, j’ai dû mettre dans cette catégorie la recherche (chez moi, principalement de la lecture) (7%), l’écriture académique (10%), la publicisation (quand je prépare/fais des communications) (8%) et les projets collectifs (9%). Au début de l’année, les premiers résultats m’ont fait un peu peur : avec l’essentiel de mes cours au premier semestre, mon temps de recherche s’avérait presque nul. Là encore, c’est un constat généralement partagé : il est très difficile de faire coexister activités d’enseignement et de recherche, car le sentiment d’urgence est rarement aussi intense pour ces dernières. Pendant le premier semestre, j’ai ainsi écrit en moyenne 45 minutes par semaine seulement, et guère plus de temps de recherche. Sur l’année, j’ai eu 11 semaines sans la moindre activité d’écriture, sans même compter les semaines de vacances, alors que je n’ai eu qu’une seule semaine sans activité administrative, même en comptant les vacances. Les choses sont allées un peu mieux au 2ème semestre, mais au final, sur l’année, je n’ai passé que 2h30 environ par semaine de travail à écrire, et encore moins à faire de la recherche (c’est-à-dire essentiellement à lire). C’est peu, mais ça ne m’a pas empêché d’écrire des articles, d’avancer sur des projets de livres, etc. Cela va dans le sens de pas mal de textes sur l’écriture universitaire (dont je reparlerai sûrement ici) : une des recettes qui revient souvent, c’est d’écrire peu mais régulièrement, par exemple 30 minutes par jour. C’est souvent plus efficace que de n’écrire que par gros morceaux, souvent à l’approche d’une deadline. Ca permet de développer un rapport à l’écriture moins dramatisé, plus routinier, et ça nécessite des plages horaires très courtes bien plus faciles à faire tenir dans un emploi du temps chargé que si l’on attend l’hypothétique demi-journée libre qui en fait n’arrive presque jamais.
Quelles suites ?
Que faire de ces résultats ? Ce n’est pas clair. Une chose est sûre : si un chercheur CNRS (certes qui enseigne) passe un tiers de son temps seulement à faire de la recherche, même entendue au sens large, il est complètement illusoire, voire violent, de faire croire aux EC, qui ont des charges administratives bien plus grandes et incompressibles, que 50% de leur temps devrait être consacré à la recherche, comme l’avancent pourtant les textes (décret n°84-431 du 6 juin 1984, art. 7). Si l’on veut que les EC passent 50% de leur temps sur de la recherche, il faut drastiquement réduire les obligations d’enseignement et les charges administratives. Le problème est évidemment encore plus grave pour les précaires : non seulement ils et elles sont bien plus soumis.es à la pression à publier, mais le temps de préparation de cours est souvent bien plus grand car on peut rarement garder les mêmes cours d’une année sur l’autre, et surtout vient s’ajouter à ces multiples activités tout le temps passé à faire des candidatures – une activité extrêmement chronophage, surtout si on postule à la fois pour des postes d’ATER, des post-docs, pour les campagnes MCF et CNRS, pour des postes à l’étranger, etc. On arrive rapidement à un nombre d’heures de travail complètement délirant et malsain, alors même que l’on est souvent peu voire pas du tout rémunéré.e, en tout cas moins que les titulaires.
Autre leçon, moins importante en général mais qui me touche directement : l’idée selon laquelle il serait possible à un.e chercheur.e d’enseigner à côté sans nuire à ses activités de recherche est illusoire. Certes, enseigner est crucial pour ma recherche, et ça m’embêterait d’arrêter complètement. Mais il y a un prix à payer en termes de temps de travail, qui va bien au-delà des heures effectivement enseignées, même s’il s’agit seulement de donner des cours dans sa spécialité. Tout le problème est que l’état de sous-encadrement grave des universités amène à un recours massif aux chargé.e.s de cours, et qu’il serait très problématique, en attendant un hypothétique statut unique (qui ne saurait être calé sur celui des EC, pour les raisons énoncées plus haut), que les chercheur.e.s CNRS ne fassent pas leur part.
A titre personnel, mon objectif pour l’année à venir serait d’arriver à environ 50% de temps consacré à la recherche, en limitant un peu l’enseignement et les activités annexes. Ce n’est pas facile, car ces deux aspects du métier sont souvent ceux où les interactions sociales sont les plus développées. Se focaliser sur la recherche, c’est souvent s’isoler plus qu’il n’est sain de le faire. Mais c’est nécessaire, d’autant que je me lance dans des projets collectifs de recherche qui risquent d’être chronophages et de réduire à peau de chagrin le temps passé à l’écriture.
Je vais donc continuer (avec des catégories un peu remaniées) à noter mon temps de travail. Si d’autres personnes trouvent un intérêt à se livrer à ce type de comptabilité sur une semaine, un mois, un an, on pourrait échanger et comparer les résultats, discuter des catégories utilisées. Vous pourrez trouver un modèle ICI. On pourrait aussi créer un club des névrosé.e.s obsessionnel.le.s et boire des coups. En tout cas, ça ne serait peut-être pas entièrement perdu.
PS : Un mot sur le nombre d’heures d’enseignement, effectivement élevé. Ce n’est pas courant pour un chercheur CNRS je crois, et c’est dû à une combinaison de facteurs. Certains sont personnels : j’aime beaucoup enseigner, et ça m’est très utile pour mes recherches. D’autres plus structurels : il y a très peu d’EC titulaires spécialistes de ma sous-discipline (la théorie politique), ça correspond à des besoins là où je suis et c’est aussi à mon sens une bonne chose sur le principe que de lier recherche et enseignement (cf cette tribune qu’on avait publiée avec des collègues il y a quelques années). Il faut bien voir que ça fait partie du travail des chargé.e.s de recherche que de transmettre le produit de leurs recherches, y compris par l’enseignement. C’est clairement indiqué dans la loi qui définit nos missions (la loi n° 82-610 du 15 juillet 1982 d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France, art. 24):
« Les métiers de la recherche concourent à une mission d’intérêt national. Cette mission comprend : – le développement des connaissances ; – leur transfert et leur application dans les entreprises, et dans tous les domaines contribuant au progrès de la société ; – la diffusion de l’information et de la culture scientifique et technique dans toute la population, et notamment parmi les jeunes ; – la participation à la formation initiale et à la formation continue ; – l’administration de la recherche. »
La question de la rémunération supplémentaire est bien réelle, toutes ces heures me rapportant environ 6000 euros / an, ce qui est une grosse prime (l’équivalent de la prime de recherche automatique des ingénieurs de recherche, ou de la prime des membres de l’IUF). Il y a lieu de s’interroger s’il est normal de rémunérer ces activités d’enseignement en plus, alors qu’elles font partie de nos missions. Pour ma part, je ne vais pas me battre pour qu’on soit moins payé.e.s, même si ça serait évidemment mieux que ça soit inclus dans le salaire et réparti plus également.
Ceci étant, la limitation des vacations / heures supplémentaires de titulaires est désormais une revendication des précaires, car en palliant le manque de postes de titulaires par des vacations, on participe à maintenir le sous-emploi dans l’ESR. Ca fait partie aussi de la position de mon syndicat, donc je vais limiter progressivement, pour à terme arrêter, mes activités d’enseignement, même si ce n’est pas de gaieté de cœur.
Mise à jour pour 2019-2020
J’ai continué, en 2019-2020, à noter mes heures de travail, pour les raisons exposées plus haut, en modifiant légèrement les catégories utilisées. Le mouvement de grève de décembre-mars a profondément affecté mon temps de travail, amenant les activités syndicales à prendre une place importante, et réduisant, du fait des jours de grève, la quantité totale de travail. La voie que j’ai choisie pour comptabiliser le temps militant a été de le considérer comme du temps de travail administratif, mais en limitant strictement aux activités de réunion et d’écriture (de tracts, compte-rendus, etc.), toutes les autres formes d’action (notamment les manifestations) étant hors du temps de travail. D’autres choix auraient pu être faits et justifiés, mais j’ai préféré faire ça, et avoir de vrais jours de grève (non payés, ou plus exactement intégralement reversés à des caisses de grève). La crise du COVID a aussi rendu cette année très particulière, car j’ai eu beaucoup de difficultés, comme beaucoup de monde, à travailler à temps complet pendant le confinement. J’ai essayé de rattraper en mai-août, mais des circonstances personnelles ont compliqué tout cela, amenant à un déficit d’heures travaillées, compensé en posant des jours de congés, et en travaillant pendant ceux-ci. C’est là la principale limite du système : si je fais des journées plus courtes, quelles qu’en soient les raisons, je dois rattraper, m’empêchant concrètement d’avoir de vraies périodes de vacances. En 2019-2020, je n’ai ainsi pas eu une seule semaine à zéro heures de travail, et seulement trois à moins d’une journée (6h) de travail. A terme, j’aimerais avoir un système fondé sur la présence sur le lieu de travail (39h par semaine, point), tout en trouvant un mécanisme pour noter la répartition entre recherche, enseignement et administration.
Les résultats :
Côté recherche, c’est stable, 36% au lieu de 34% l’année précédente. En ajoutant les séminaires et colloques (qui étaient en 2018-2019 dans la même catégorie que les réunions), on arrive à 44% de temps de travail consacré à la recherche, et à 47% si on ajoute le temps d’évaluation / relectures, compté côté enseignement initialement.
Comme je le disais l’année dernière, mes activités d’enseignement ont été considérablement réduites, pour des raisons à la fois pratiques et syndicales. Résultat : le temps dévolu aux cours stricto sensu est passé de 23% à moins de 10 %. Si l’on ajoute le temps de supervision, c’est 18%. Ce temps est désormais séparé du temps d’évaluation, que je mettais avec en 2018-2019. En le comptant, on arrive à 21%, contre 33% l’année dernière.
Enfin, le temps administratif passe de 33% à 43% en gardant les mêmes catégories (35% en ne comptant que les réunions et le temps de mails), effet de la grève.
Pour l’année 2020-2021, je modifie encore les catégories. Le bloc recherche est constitué de Ecriture, Recherche, Publicisation, Projets collectifs, Séminaires / colloques et Evaluation / relectures. Cela faisait 47% en 2019-2020, mon objectif est d’arriver à 65%, dont la moitié pour écriture et recherche (17% en 2018-2019, 22% en 2019-2020). Le bloc enseignement reste Préparation cours, Cours, Supervision / conseils (18%, j’aimerais passer à 10%). Côté administration, j’ajoute une catégorie Syndicalisme à Réunions et Emails (35%, j’aimerais descendre à 25%).
Mise à jour pour 2020-2021
Je n’y croyais pas trop mais j’ai continué, pour la troisième année consécutive, à noter mes heures de travail. Evidemment, ça n’a pas été une année normale, du fait de la situation sanitaire, d’autant que j’ai changé de laboratoire, déménagé… C’est aussi la première année depuis plus de 15 ans où je n’ai quasiment pas enseigné. Et ça sera la seule, car à partir de cette année, et pour trois ans au moins, je serai enseignant-chercheur, avec une importante charge de cours et de missions pédagogiques, donc – même si ça se fera dans des conditions incomparablement privilégiées par rapport aux collègues de la fac. Et à partir de cette année, j’aurai, pour la première fois, un bureau dans la ville où j’habite. Du coup ça rend moins important de continuer ce travail de chiffrage, car je pourrai tout simplement… avoir des horaires de bureau. Je vais donc suspendre, au moins provisoirement, ce décompte. Non pas que ce soit particulièrement chronophage ou anxiogène, mais je veux voir ce que ça donne de reprendre un rythme sans ça : est-ce que ça aura changé mes habitudes de travail, pour les mails par exemple ?
Bref, le bilan : côté recherche, ça monte, 41 % (au lieu de 36 % l’année dernière et 34 % il y a deux ans), 63,5 % en ajoutant les colloques et l’évaluation / relecture. Côté enseignement + supervision, je suis descendu à 11,5 % (contre 18 % l’année dernière), et le temps administratif a été réduit à 25 % (contre 43 %). Tout près de mon objectif, donc ! Ca permet de finir ce post (provisoirement peut-être) sur une note joyeuse.
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Publié le 08.07.2019 à 16:21
Appel à candidatures : Post-doctorat en théorie politique et histoire des idées politiques
Appel à candidatures : Post-doctorat en théorie politique et histoire des idées politiques
Le programme ERC Generator « Workplace political theory » (WORKORY) de l’I-Site ULNE propose un post-doctorat de 15 mois en théorie politique et histoire des idées (octobre 2019-décembre 2020). La personne recrutée aura pour tâche d’aider à la préparation du dépôt d’une ERC (états de l’art, travail préliminaire d’archives, assistance administrative), tout en développant une recherche personnelle s’inscrivant dans le cadre du projet. Les activités personnelles visant à poursuivre sa carrière propre, notamment les candidatures (MCF, CNRS, etc.), seront comprises dans le temps de travail et soutenues.
Programme de recherche
Le projet WORKORY vise à reprendre des questions fondamentales de théorie politique (sur la démocratie, la justice, l’exploitation) à partir des écrits de travailleurs et de travailleuses. En s’inspirant des épistémologies féministes du point de vue, il s’agira de saisir ce qu’apporte l’ancrage dans les mondes du travail pour la construction de théorisations propres de certains concepts politiques centraux. Le spectre temporel et géographique large du projet (xvie-xxie siècle, France et espaces transnationaux) permettra de contribuer à une histoire intellectuelle par le bas du capitalisme.
Profil souhaité :
– Un doctorat en science politique (ou discipline connexe) sur un sujet portant sur les concepts, idées et/ou langages politiques, de préférence avec un travail sur archives et/ou sources imprimées. Une expérience en théorie politique ou en philosophie politique serait un atout.
– Une maîtrise du français et de l’anglais comme langues de travail.
– Une expérience dans le dépôt de dossiers de financement et/ou la participation à des projets collectifs.
Tâches demandées :
– Assistance scientifique et administrative à la constitution du dossier et aux activités préparatoires (25%).
– Développement de sa carrière propre (exploitation des travaux précédents, candidatures) (25%).
– Développement d’une recherche personnelle débouchant éventuellement sur un ou plusieurs textes en nom propre ou co-écrits avec d’autres membres du projet (50%). La recherche devra porter sur un ou plusieurs concepts politiques, à travers l’étude d’un ou plusieurs corpus incluant des textes de travailleurs/ses.
Rémunération : selon le nombre d’années d’expérience après la thèse, entre 2350 et 2650 euros brut/mois. Les frais de mission et de documentation seront pris en charge. La personne recrutée pourra si elle le souhaite bénéficier d’un poste de travail à l’Université de Lille et d’un rattachement au CERAPS.
Pour postuler, merci d’envoyer au responsable du projet (samuel.hayat@cnrs.fr), avant le 8 septembre 2019, un CV et un court projet de recherche (environ 3000 signes).