Recensions et éclairages critiques sur les mouvements révolutionnaires, les gauches radicales et les dissidences artistiques et culturelles.
Publié le 14.05.2025 à 18:19
Emmanuel Brandely, Les historiens contre la Commune. Sur le 150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune de Paris, Paris, Les Nuits rouges, 2024, 176 pages, 15 €.
Publié le 14.05.2025 à 17:06
Jacques Camatte, Inversion ou extinction, La Grange Batelière, 2023, 126 pages, 10 €.
Publié le 17.09.2024 à 12:19
Jean-Jacques Marie, La collaboration Staline-Hitler. 10 mars 1939-22 juin 1941. Août-septembre 1944, Paris, Tallandier, 2023, 352 pages, 22,90 € pour l’édition papier / 16,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 12.07.2024 à 10:34
Alexandre Sumpf, Lénine, Paris, Flammarion, 2023, 640 pages, 26 € pour l’édition papier / 17,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 11.07.2024 à 00:01
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultra-gauche, Paris, Divergences, 2023, 216 pages, 16 €.
Publié le 10.07.2024 à 17:10
Wu Ming, Proletkult, Paris, Métailié, collection « Bibliothèque italienne », 2022 (édition originale en 2018), traduction par Anne Echenoz, 352 pages, 22 € pour l’édition papier / 9,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 18.02.2024 à 18:21
Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun (Jean Paul Marat : tribune of the French Revolution), Paris, La Fabrique éditions, traduction d’Etienne Dobenesque, 2021 (2012 pour l’édition en langue anglaise), 232 pages, 15 €.
Publié le 18.02.2024 à 18:11
Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Paris, Fayard, collection « Raison de plus », 2021, 208 pages, 18 € pour l’édition papier / 12,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 18.02.2024 à 17:55
Hentzgen Jean, Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste jusqu’en 1963, Thèse d’histoire, sous la direction de John Barzman, Université du Havre, 2019, 538 pages.
Publié le 14.05.2025 à 18:19
Emmanuel Brandely, Les historiens contre la Commune. Sur le 150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune de Paris, Paris, Les Nuits rouges, 2024, 176 pages, 15 €.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
A Dissidences, nous avions découvert Emmanuel Brandely il y a de cela plus de vingt ans, lorsque dans un numéro de l’ancienne revue papier, nous avions rendu compte de son mémoire de maîtrise s’intéressant à l’OCI au cours des années 1970. Devenu depuis professeur d’histoire-géographie dans un lycée de Marseille, il a souhaité réagir à ce qu’il analyse comme une déformation de l’histoire de la Commune de Paris, une révision de sa nature socialiste en particulier, « (…) offensive idéologique qui se déploie contre la Commune en ce début de XXIe siècle sur le terrain, autrement décisif, de l’histoire. » (p. 12). Nulle surprise donc à voir le titre de son essai s’inspirer de celui de Paul Lidski, Les écrivains contre la Commune. À cet égard, il rappelle fort opportunément la différence de contexte entre le centenaire de 1971, réalisé dans une période où brillent les feux révolutionnaires, et le cent-cinquantenaire, survenu dans un monde majoritairement néo-libéral.
Sa cible principale est l’historien britannique Robert Tombs et son ouvrage Paris, bivouac des révolutions, édité en France par Libertalia[1]. Pour faire justice à la neutralité dont il se revendique, il dresse un portrait de l’historien et de ses autres travaux, encore inédits en langue française. Un constat édifiant, Robert Tombs apparaissant comme un souverainiste, libéral bon teint, qui tend à réhabiliter au moins en partie l’idéologie impériale de l’ancien empire britannique. Dans le détail, et au fil de sa lecture, il relève l’insistance sur l’ivresse des communards – véritable stéréotype de classe étudié récemment par Matthieu Léonard – , critique son idée que l’échec de la Commune signe la victoire de la République, ou que la Commune n’aurait fait que peu d’efforts en direction des femmes et de leur émancipation (se centrant sur l’absence de droit de vote, il néglige la reconnaissance par le nouveau pouvoir des compagnes et enfants, légitimes ou non, ainsi que leur action propre[2]). Sa minorisation de l’ampleur des victimes lors de la Semaine sanglante est également remise en cause, Emmanuel Brandely s’appuyant pour cela sur l’étude de Michèle Audin, La Semaine sanglante. Mai 1871. Légendes et comptes[3].
Quentin Deluermoz, qui avait fait paraître Commune(s), 1870-1871 : une traversée des mondes au XIXe siècle, est pour sa part critiqué en raison de sa dilution de l’événement Commune, de sa tendance à exonérer Thiers des responsabilités dans les exécutions massives de la Semaine sanglante, et de sa méconnaissance de Marx, pour laquelle les exemples sont nombreux. À ces deux historiens, il oppose Jacques Rougerie, Camille Pelletan (récemment réédité chez Libertalia) et Michèle Audin, donc. De manière plus systématique, il se penche sur certains exemples emblématiques de contestation récente visant des « mythes marxistes » : cela va de la limitation des salaires pour les dirigeants de la Commune (6 000 francs par an n’étant qu’un maximum, 3 000 francs la norme à côté des 2 000 francs d’un instituteur… ou d’une institutrice) à l’exonération des loyers, réelle inversion de la hiérarchie propriétaire-locataire, en passant par la transformation des entreprises fermées et abandonnées par leurs patrons en coopératives ou à l’opposition non-sensique entre peuple et prolétariat (deux termes pratiquement synonymes à l’époque), lutte des classes et antagonismes sociaux. La question du nombre d’élus de la Commune appartenant à l’Association internationale des travailleurs (AIT) s’avère particulièrement convaincante. Si Quentin Deluermoz les chiffre à 32 sur 92, Emmanuel Brandely rappelle que Jacques Rougerie, d’où provient cette évaluation, l’assortissait d’un « au moins », avant de le réévaluer à la hausse en fonction des élus actifs et surtout du départ de certains au fil des semaines.
Plus globalement, il insiste sur le refus de l’anachronisme, le socialisme du XXe siècle n’étant pas celui du XIXe ; « Nul doute que si la révolution bolchévique n’avait, comme la Commune, duré que 72 jours, il se trouverait aujourd’hui des historiens pour expliquer doctement, qu’au regard de son « maigre bilan », elle n’était « pas communiste » … » (p. 125).
L’idée d’une histoire « apaisée », qui serait en même temps plus scientifique, suscite à juste titre son ire. Dissidences s’était ainsi fondée sur l’idée d’une sympathie critique pour son sujet, les mouvements révolutionnaires sous toutes leurs formes, en faisant siennes les méthodes de l’investigation scientifique, mais sans jamais renier l’engagement personnel, forcément présent chez tout historien à des degrés divers, consciemment ou non. Il souligne à cet égard l’évolution de Jacques Rougerie, passé au fil des décennies d’une grille de lecture socialiste à une autre, plus républicaine libérale. Si le XXIe siècle a vu, au moins en partie, une forme d’intégration de la mémoire communarde par les institutions politiques, ce fut toujours, permettons-nous de le souligner, en tant que victimes, et jamais en tant qu’acteurs d’une subversion de l’ordre existant. Pour terminer, soulignons également que l’idée d’une Commune réduite à sa singularité unique, qui semble être partagée par plusieurs des historiens actuels cités, est aux antipodes de la vision prévalant dans la fiction contemporaine[4]…
[1] Nous l’avons pour notre part chroniqué sur ce même blog en son temps : https://dissidences.hypotheses.org/4810 Voici sa conclusion, délestée de ses notes : « Toutefois, en relativisant la profondeur révolutionnaire de la Commune de Paris, et en privilégiant plutôt les changements du temps long, Robert Tombs tend à effacer en partie la singularité propre de cette insurrection. Car finalement, cette révolution composite est tout à la fois crépuscule, aurore et zénith, et si la réalité est souvent fort éloignée des mythes, il est clair que ce sont eux qui ont considérablement forgé les réflexions politiques et les conceptions pratiques des révolutionnaires ultérieurs, à commencer par les bolcheviques. »
[2] Sur ce thème en particulier, voir Ludivine Bantigny, La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, chroniqué sur ce blog : https://dissidences.hypotheses.org/14587
[3] Ouvrage également chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/14225
[4] Voir notre article « La bibliothèque oubliée du mouvement ouvrier : 150 ans après, les mythes de la Commune plus vivants que jamais… », in Mouvement ouvrier luttes de classes & révolution. Revue d’histoire, numéro 4, juin 2022, p. 119 à 125.
Publié le 14.05.2025 à 17:06
Jacques Camatte, Inversion ou extinction, La Grange Batelière, 2023, 126 pages, 10 €.
Un compte rendu de Denis Andro
Le nom de Jacques Camatte (1935-2025)[1] sort un peu du milieu intéressé par la théorie et la critique sociale. Après Errance de l’humanité publié aux éditions La Tempête en 2021, qui reprenait des textes des années 1970 de la revue Invariance (créée en 1967 et qui fut peut-être, avec L’Encyclopédie des nuisances post-situationniste, une des sources de la critique de la société industrielle dans les dernières décennies du XXe siècle), cette édition propose des textes beaucoup plus récents, de 2019 à 2022.
Jacques Camatte, né en 1935, vient du petit courant bordiguiste (du nom du marxiste italien Amadeo Bordiga), qui prophétisait l’advenue de la révolution prolétarienne vers 1975. Il avait déjà abordé des questions théoriques comme la loi de la valeur, ou la spécificité de certaines formes comme la communauté paysanne russe. Il quitte le Parti communiste international en 1966 et renonce au début des années 1970 à la théorie marxiste du prolétariat, d’abord en adoptant le concept de « classe universelle » (en fait l’ensemble de l’humanité) puis à toute notion de classe sociale. Tout en poursuivant une réflexion sur Marx, sur les formes du mode de production capitaliste, il creuse de plus en plus profondément la question de la coupure des hommes et des femmes d’avec la nature dans le cadre de la dynamique folle du capital autonomisé. Sa pensée, originale (d’aucuns diront utopiste), s’oriente à partir de ce constat. Face à l’échec de la révolution, à la domestication, selon lui, du prolétariat par le capital, il décrit avec quelques autres dans Invariance le parcours de l’espèce humaine comme « errance », dans une séparation d’avec la nature. Jacques Camatte n’invite pas pour autant à ce que nous restions spectateurs et consommateurs, même dans des marges critiques : il évoque un « cheminement ». Il s’agit de ressaisir le fil de la relation substantielle à la naturalité, à la continuité avec la nature et de faire rupture avec la « psychose », dans un « immense abandon » de ce monde (« Ce monde qu’il faut quitter », 1974) vers un processus d’« inversion ». Ce processus d’inversion est encore non advenu. Il ne s’agit pas d’un retour au passé mais d’un saut qualitatif vers la communauté (Gemeinwesen) des hommes et des femmes dans une continuité avec la nature. Il n’est pas spéculatif, mais sensible : il touche, par exemple, à la conscience, à la fin de la répression de la naturalité des femmes et des enfants, etc. Camatte invoque une unité sens-cerveau. Il évoque l’anthropologue du geste et des outils André Leroi-Gourhan [2]. Camatte est sensible aux courants de « soulèvements de la vie » : ce fut le cas en mai 68, ou lors du mouvement lycéen de 1973 contre le service militaire, contre l’armée « école du crime », aspects que seuls les anarchistes ont véritablement soutenu, comme il l’indique. Invariance a aussi redécouvert des textes sur des pistes anciennes de rupture, comme ceux des anarchistes naturiens [3]. Enfin, un aspect du monde tel que nous le vivons est qu’il est placé sous le signe de l ’ « inimitié » : il nous faut sans cesse des ennemis, des concurrents. La dynamique de l’inversion sera – toujours selon Camatte – un écroulement du système techno-industriel, un abandon des villes, ces immenses pétrifications minérales, mais aussi de l’inimitié intérieure – pétrification psychique ou existentielle.
Après un prologue (« Cheminement », dans lequel l’auteur situe le cours de sa pensée) et une Introduction, les six textes réunis pour cette édition abordent, dans la perspective dont on n’a donné que quelques éléments, mais avec un sens aigu d’urgence, l’épidémie de Covid-19, caractérisée comme « virus de l’inimitié » (texte final « C’est ici qu’est la mort, c’est ici qu’il faut sauter ») et d’autres questions actuelles liées au risque d’extinction. Ils le font en recentrant encore plus nous semble-t-il le questionnement sur la dimension à la fois biologique et sensible, douée d’empathie, d’affect, de nos existences. Celles-ci sont de plus en plus mises à mal par la fuite en avant mégalomaniaque de l’ « espèce » dans l’« errance ».
Le risque d’extinction que peut représenter un virus comme le Covid-19 impose des mesures coercitives comme la distanciation sociale, qui détruit à son tour le contact physique, abrasant ainsi une dimension essentielle de l’être : le toucher ; bref « Pour vivre heureux vivons séparés ». Cet état diminué dans la séparation est pour l’auteur le résultat d’un processus historique de dégénérescence de l’espèce depuis les années 1980 : disparition du prolétariat, dont les conséquences sur la dérégulation de l’économie provoquant « l’accroissement indéfini de la production » sont comparées à celles sur le climat par la réduction des forêts (p. 42), dépression immunitaire liée à l’expansion des techniques de manipulation et à l’explosion des drogues. C’est l’emblème sinistre de notre devenir (texte « instauration du risque d’extinction »). Mais projeter sur les virus nos carences est une erreur, il faut plutôt pointer une défaillance dans le lien au continuum vital comme coexistence avec maints organismes vivants, dans notre corps même. La pensée de Camatte est encore plus subtile, elle ne s’arrête pas à un constat de délabrement (ce que l’on pourrait peut-être trouver chez des éco-réactionnaires). Citons un passage : « On peut affirmer que c’est comme si le corps de l’espèce signifiait qu’il n’en peut plus, qu’il n’est plus à même de supporter ce qui lui est infligé, qu’il ne peut plus assurer la guerre, qu’il entre en dépression, et ne peut plus supporter l’artificialisation. C’est comme si hommes, femmes et même enfants, s’étaient mis en grève pour refuser le diktat du mécanisme infernal qui les oppresse. Une grève qui a surpris tout le monde et qui a pris de court les dominants. Eux aussi, à un degré moindre, pâtissent de la même situation, et comme tout le monde, craignent la mort (reste de naturalité commun à tous et à toutes). Il s’est agi, de façon passive, d’un immense refus. Or, c’est à partir de là que peut s’initier une autre dynamique de vie » (p. 57).
Une logique lourde de notre époque est la « substitution », « remplacement de la naturalité par l’artificialité » (p. 48), forme extrême de délégation de nos gestes, qui ne se déploient plus en continuité dans les outils, de nos capacités psychiques, et triomphe de l’économie, « démarche caractérisée par la domination des objets sur les êtres » (p. 49). Ce phénomène s’étend aussi à la reproduction du vivant. L’auteur évoque ici entre autres le livre de Pièces et Main d’Oeuvre Alertez les bébés [4] (texte « Précisions sur le risque d’extinction »). A terme, se profile l’homme-machine, l’homme substitué. Jacques Camatte avance finalement (texte « Substitution et extinction ») que « seul un évènement imprévu, mais non improbable » (p. 125) pourrait provoquer une dynamique d’inversion. Une pensée qui, parfois, confine à une sorte de mystique (non religieuse) de la nature, mais qui frappe par ses fulgurances.
NB : Invariance existe aussi sur internet, avec des archives et même un glossaire, nécessaire. Certains textes sont traduits dans plusieurs langues. Les débats qui ont eu cours dans l’ultra-gauche depuis les années 1970 autour des thèses de Jacques Camatte sont facilement accessibles, par exemple des articles de Temps critiques.
[1] Depuis la rédaction de cette recension, Jacques Camatte est décédé le 19 avril 2025.
[2] Jacques Camatte, lui, fut enseignant de sciences de la vie et de la terre.
[3] Naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français, 1895-1938, Invariance n° 9, série IV, 1993. On trouve ce texte en ligne sur le site Archives autonomie.
[4] Pièces et Main d’œuvre : Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine, Service compris 2020.
Publié le 17.09.2024 à 12:19
Jean-Jacques Marie, La collaboration Staline-Hitler. 10 mars 1939-22 juin 1941. Août-septembre 1944, Paris, Tallandier, 2023, 352 pages, 22,90 € pour l’édition papier / 16,99 € pour l’édition numérique.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Après s’être intéressé aux oppositions juvéniles dressées contre Staline au sein même de l’Union soviétique, Jean-Jacques Marie revient sur une page sensible voire controversée du règne du maître du Kremlin, celle du pacte germano-soviétique d’août 1939 à juin 1941. Et d’emblée, les dates présentées étonnent. L’auteur s’en explique, en retraçant les diverses étapes, au cours des années 1930, d’une tentative de rapprochement de Staline à l’égard d’Hitler : les accords commerciaux signés, tel celui de 1938 ; la dissolution du PC polonais, qui semble laisser le terrain libre à l’Allemagne. Le moment décisif se situerait le 10 mars 1939, jour d’un discours de Staline au congrès du PCUS dans lequel ce dernier appelle à une réelle collaboration avec l’Allemagne nazie. Le mot est lâché, et se retrouve sur la couverture de l’ouvrage : collaboration, le même, et ce n’est pas un hasard, utilisé pour désigner l’aide apportée par Pétain et Vichy à la politique hitlérienne. Un rapprochement qu’on pourrait quand même qualifier de douteux … Les mois qui suivent, des signes supplémentaires sont perceptibles, du remplacement de Litvinov (juif) aux affaires étrangères par le fidèle Molotov aux complaisances de la presse soviétique à l’égard de l’Allemagne en passant par des manifestations verbales d’antisémitisme.
Pour expliquer cette volonté de collaboration de Staline à l’égard d’Hitler, Jean-Jacques Marie insiste sur les parallèles entre les deux régimes, ce que Trotsky avait relevé en son temps, évoquant de véritables « étoiles jumelles » (sans pour autant conclure à leur identité, la nature capitaliste de l’Allemagne s’opposant aux fondamentaux socialistes censés, selon la vulgate trotskyste, survivre sous la gangue bureaucratique). Il cite également des extraits de la presse allemande ou du journal de Goebbels insistant sur les changements survenus en URSS par suite des grandes purges, marques d’une distanciation croissante à l’égard des objectifs de révolution mondiale et d’une nationalisation de la politique soviétique. Cette collaboration s’avère particulièrement active en Pologne. Staline freine d’abord l’intervention de l’Armée rouge jusqu’au retrait du gouvernement polonais en Roumanie, pour user ensuite du prétexte de défense des minorités biélorusses et ukrainiennes menacées (sic) face à une Pologne qualifiée d’État fasciste ! La répression orchestrée par le NKVD dans les territoires polonais occupés est ensuite massive, près d’un million d’habitants se voyant déportés. Les services du NKVD collaborent même avec la Gestapo afin d‘éradiquer la résistance polonaise… Pour Jean-Jacques Marie, cette emprise sur la Pologne, « C’est le début de l’entreprise de Staline pour reconstituer les frontières de l’ancien empire tsariste (…) reprise, qui trouve aujourd’hui son prolongement dans la volonté de Poutine de nier le sentiment national ukrainien (…) » (p. 167).
Mais ce n’est qu’un aspect de la collaboration entre Staline et Hitler, dont le premier se veut l’élément moteur. Les livraisons de matières premières à l’Allemagne sont constantes, et très utiles dans un contexte de blocus britannique contre le pays ; autant de ressources qui seront en partie mobilisées lors de l’attaque du 22 juin 1941. C’est d’autant plus ironique que du côté allemand, les fournitures de matériel militaires censées en constituer le pendant ne sont livrées qu’au compte-goutte et de manière partielle : un quart seulement de ce qui avait été fixé dans l’accord aura effectivement été acheminé au moment du déclenchement de l’Opération Barbarossa. Staline autorise également les navires allemands à utiliser un port soviétique, et livre des communistes allemands ou autrichiens réfugiés en URSS à Hitler. La guerre désastreuse décidée par Staline contre la Finlande dévoile les faiblesses de l’Armée rouge et pousse Hitler à avancer son projet d’attaque de l’URSS de 1942 à 1941. Pour autant, et bien que les tensions aillent crescendo entre les deux pays, Staline pense toujours être le maître du jeu et fait tout pour prouver sa bonne foi au dictateur allemand. Il envisage même de rejoindre le pacte tripartite rassemblant Allemagne, Italie et Japon, afin de participer à la mise en place d’un nouvel ordre mondial… à condition toutefois que ses exigences soient acceptées par Hitler. Ce dernier, de plus en plus agacé, voit même Staline accepter de soutenir la Yougoslavie juste avant son invasion par l’Allemagne.
Le dirigeant soviétique semble en fait souffler le chaud et le froid, lancer des opérations test, car dans le même temps, il envisage déjà la dissolution de ce qui reste de la IIIe Internationale afin d’apaiser Hitler (elle ne sera effective que deux ans plus tard). « Que Staline, cloîtré entre les murs du Kremlin et entouré d’une cohorte de flatteurs obséquieux qui ne cessent de célébrer son génie, n’ait saisi aucune de ces motivations [celles d’Hitler] souligne les limites étroites de son intelligence, rétrécies encore par l’encens qu’il ne cesse de humer. À ses yeux, sans doute, les fulminations de Hitler contre le « judéo-bolchevisme » ne constituent que la couverture idéologique de la défense d’intérêts matériels et géopolitiques concrets, tout comme, chez lui, le « communisme » et le « marxisme-léninisme » ne sont que le camouflage idéologique de sa dictature et des appétits de la bureaucratie parasitaire, vorace et pillarde dont il est le représentant et le maître. » (p. 256). Les rapports successifs de ses espions, les 394 violations allemandes de l’espace aérien soviétique entre janvier et juin 1941, les enquêtes allemandes autorisées sur le sol de l’URSS afin de… retrouver des sépultures de soldats allemands de la Grande Guerre (!), jusqu’aux soldats allemands communistes qui désertent pour alerter l’URSS de l’attaque imminente et sont fusillés, rien ne fait changer Staline d’avis : Hitler ne veut pas d’une guerre contre son pays, et ne cherche qu’à peser dans de futures renégociations.
Même quand l’attaque est effective, Staline freine sur la défense pour montrer sa bonne foi au chef nazi ! La coda du livre se place en août et septembre 1944, lorsque Staline, qui a encouragé l’insurrection du ghetto de Varsovie via une radio polonaise installée à Moscou, laisse l’armée allemande l’écraser (avec l’aide des pro-nazis russes d’Andreï Vlassov et ukrainiens de Stepan Bandera[1]), sans même laisser ses alliés britannique et étatsunien livrer des armes aux insurgés.
Bien que n’évitant pas toujours les erreurs vénielles – ainsi du voyage de Rudolf Hess au Royaume-Uni, daté de 1940 au lieu de 1941 – La collaboration Staline-Hitler est une collection de données précieuses et fort utiles sur un épisode loin d’être une simple parenthèse.
[1] Jean-Jacques Marie rappelle à cet égard que des rues en son honneur existent toujours en Ukraine et à Kiev en particulier…
Publié le 21.07.2024 à 18:25
Leonard Schapiro, Les Révolutions russes de 1917. Les origines du communisme moderne (The Russian Revolutions of 1917), Paris, Flammarion, collection « Nouvelle bibliothèque scientifique », préface de Hélène Carrère d’Encausse, 1987 (édition originale 1984), 336 pages, 125 francs.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Leonard Schapiro (1908-1983) est un des historiens majeurs de la Russie soviétique et de l’URSS, tout particulièrement de ses premières années. Si l’on connaît son étude sur Les Bolchéviques et l’opposition (1917-1922), rééditée voici quelques années par Les Nuits rouges (et chroniquée sur notre ancien site par Florent Schoumacher), cet ouvrage, le dernier paru avant son décès, présente le grand intérêt de synthétiser plusieurs décennies de recherches et de réflexions. L’exposé est classiquement chronologique, et débute avec la recherche des « germes de la révolution », surtout décelables dans la seconde moitié du XIXe siècle, les réformes initiées étant trop ou trop peu nombreuses en l’état, l’institution des zemstvos en particulier ouvrant sur la prise en charge d’éléments de gestion locale et l’expression d’une opposition qui allait se faire croissante.
Dans son décryptage de l’échec ou de la victoire révolutionnaire, 1905 contre février 1917, le rôle de l’armée lui apparaît déterminant. Restée fidèle en 1905, avec en outre une absence de direction oppositionnelle suffisamment solide, elle bascule en 1917 du côté des insurgés (ouvriers, de manière décisive), par suite du discrédit profond du gouvernement (et aux critiques de l’opposition libérale). La période qui s’ouvre alors, marquée comme on le sait par l’existence du double pouvoir entre le soviet de Petrograd et un gouvernement provisoire en suspension sur un vide institutionnel, semble être dominée par une certaine fatalité. L’ordre n°1 du soviet, adressé aux forces armées, légitima d’emblée selon l’auteur le pouvoir du soviet et joua un rôle décisif dans l’effondrement de la discipline militaire, ouvrant dès lors le terrain à la propagande bolchevique. De même, les soulèvements paysans qui suivent février, sans être de nature politique, créent un climat de remise en cause sociale qui allait profiter aux bolcheviques. Si, lors des journées de juillet, ces derniers furent surtout poussés par leur base – et par les anarchistes –, plus volontaristes, l’objectif de prise du pouvoir fut tout du long l’objectif de Lénine, un pouvoir exclusif, de parti unique, qu’il n’était en aucune façon question de partager[1]. Il fut facilité par l’inconsistance du gouvernement provisoire et des autres courants socialistes. Dans son récit de la guerre civile, et de la victoire des bolcheviques à son issue, Leonard Schapiro souligne le soutien par défaut de la population paysanne, le moral supérieur de l’Armée rouge et le rôle de Trotsky, dont il ne brosse pourtant pas un tableau humainement très flatteur.
Tout au long de son texte, Leonard Schapiro laisse ainsi clairement filtrer son point de vue personnel. Indulgent par rapport aux efforts des sphères dirigeantes du tsarisme lorsqu’elles cherchent selon lui à réellement améliorer la situation (avec un Stolypine, par exemple), il tient également à souligner l’action plus radicale que ce que l’on pense souvent déployée par le gouvernement provisoire, attaché à des principes et à un certain réalisme, contrairement aux bolcheviques. Quant à sa perception de la révolution, elle privilégie clairement le chaos engendré par la disparition d’un joug pesant, « (…) l’envie et la haine déchaînées par la révolution chez un peuple pratiquement ignorant, simplement conscient des souffrances et des humiliations qui avaient été son lot depuis des générations. » (p. 134)[2] Dans cette tempête, les bolcheviques jouent avec le feu (plus que prolétarienne, leur révolution est qualifiée de celle du « lumpenproletariat », p. 313), et sont de dangereux manœuvriers « extrémistes » (un terme qui revient régulièrement), dont le renversement aurait même permis d’éviter toute guerre civile, car selon lui, tout risque de retour à l’ordre ancien en 1917 n’était que fantasme[3]. Ce sont clairement les modérés de gauche (mencheviques particulièrement) qui emportent la préférence de Leonard Schapiro, « (…) sur laquelle reposait le seul espoir de régime rationnel pour le pays. » (p. 270). Parmi les autres limites sensibles et plus factuelles de cette approche, il y a les angles morts des structures socio-économiques ou de la culture.
On considérera ce livre sur les révolutions russes, qui date de 40 ans, comme un document historique, à croiser évidemment avec les dernières analyses sur ce sujet (Sumpf, Aunoble, etc.)
[1] Leonard Schapiro voit le moment de la victoire d’Octobre comme un instant isolé, celui où un gouvernement socialiste de coalition aurait pu se mettre en place, si les mencheviques et les socialistes-révolutionnaires ne l’avaient pas refusé par principe.
[2] Il évoque même des « bacchanales de l’anarchie » en décrivant les mutineries de soldats durant la révolution de février (p. 83).
[3] « (…) à moins que l’on n’entende par contre-révolution le rétablissement de l’ordre à l’arrière et celui de la combativité au front. », p. 162, ce qui était le cas de Kornilov, d’accord en cela avec le gouvernement, et dont la tentative de putsch serait avant tout due à une incompréhension mutuelle.
Publié le 12.07.2024 à 10:34
Alexandre Sumpf, Lénine, Paris, Flammarion, 2023, 640 pages, 26 € pour l’édition papier / 17,99 € pour l’édition numérique.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Si le centenaire des révolutions russes de 1917 avait suscité une vaste série de publications, dont notre blog avait largement rendu compte, celui de la mort de Lénine s’avère moins vendeur pour les éditeurs : sans parler de rééditions, les parutions se comptent sur les doigts d’une seule main. Parmi elles, une nouvelle biographie, écrite par Alexandre Sumpf, dont on connaît les compétences : l’universitaire a en effet accumulé ces dernières années toute une série de livres souvent passionnants, que ce soit sur le versant russe de la Première Guerre mondiale, sur le cinéma, Raspoutine, l’Okhrana, les révolutions russes bien sûr et également l’histoire de l’URSS (De Lénine à Gagarine).
Après les biographies de Jean-Jacques Marie, qui défendait l’homme politique, et celles, nettement plus à charge, de Robert Service ou Stéphane Courtois – j’ose à peine mentionner celle de Luc Mary, tant elle est à l’opposé du travail historien – Alexandre Sumpf cherche à se positionner à l’écart de ces engagements afin de retrouver le vrai Lénine. Tâche délicate, bien sûr, quand on connaît le caractère clivant et toujours brûlant du siècle des communismes auquel Lénine est forcément lié. Pour cela, il met à profit ses champs de recherche privilégiés : des caricatures ou dessins vulgarisateurs sont ainsi reproduits à plusieurs moments et analysés, ce qui offre des entrées originales. Autre singularité, le refus d’un plan chronologique. Alexandre Sumpf alterne ainsi des chapitres consacrés à l’année 1917, cardinale, et des chapitres portant sur les périodes antérieures, parfois même des chapitres enjambant l’avant et l’après 1917, comme sur certains de ses collaborateurs (dont l’indispensable Sverdlov, souvent négligé) – et collaboratrices, l’auteur insistant à raison sur leur autonomie et la valeur propre de leur travail (il s’agit en l’occurrence de Kroupskaïa, Inessa Armand et les deux sœurs de Lénine, Anna et Maria).
Concernant la jeunesse de Lénine, il la présente comme totalement inscrite dans son temps, refusant l’idée d’un profil atypique. Son engagement révolutionnaire est de la sorte parfaitement logique, et plus que l’exécution de son frère aîné, c’est la famine de 1892 qui l’aurait fait basculer vers le marxisme. À plusieurs reprises, Alexandre Sumpf adopte un ton plus léger, effectuant des parallèles surprenants, ainsi du Petit Nicolas lorsqu’il est question d’évoquer le pilier que constituait l’éducation pour les parents Oulianov. Mettant à profit sa formation d’avocat dans ses capacités oratoires, Lénine fut aussi quelqu’un s’engageant totalement pour sa vision de la révolution, prenant en compte à part entière la question paysanne en Russie. La centralité de la construction d’un parti de cadres est bien saisie[1], et des questions sensibles comme le financement des activités politiques ne sont pas oubliées : la fameuse affaire du braquage de banque ou celle de la captation d’héritage, même si, sur la durée, c’est sans doute les aides financières du SPD qui furent plus conséquentes. Alexandre Sumpf déduit de cette centralité du parti la place déterminante accordée à la prise du pouvoir, au-delà des mots d’ordre plus ponctuels, ce qui tendrait à faire de Lénine un homme régi par une idée fixe, sans le pragmatisme et l’évolution que lui accordait un Marcel Liebman, par exemple.
Mais place est également faite à sa vie privée – humble, avec une capacité de travail considérable –, aux lieux qu’il fréquente le plus (le triangle bibliothèques – cafés – imprimeries), et à ses activités non politiques, la chasse, la natation, le vélo, et surtout la randonnée, toutes lui permettant d’évacuer les tensions générées par les polémiques internes au mouvement révolutionnaire (la guerre civile comme mode de vie). Durant les années de militantisme qui précèdent 1917, le livre met à profit les documents de l’Okhrana et même des autres services secrets, qui prouvent l’intérêt porté à Lénine en tant que leader révolutionnaire et danger majeur. Il n’empêche, certaines affirmations (la guerre civile débutant avec la prise de pouvoir en octobre, alors qu’elle a déjà commencé tout au long de l’année) ou oublis (rien sur le rôle de Trotsky dans la préparation du soulèvement) ne peuvent manquer de surprendre, tout comme le choix des mots (opportunisme plutôt que pragmatisme, par exemple). Le plan choisi, d’ailleurs, pour être indéniablement original, privilégie des coupes stratigraphiques sur des thématiques, tranchant dans la chronologie sans forcément pouvoir restituer le contexte général, au risque d’analyser Lénine en vase clos.
Comment comprendre Lénine sans retracer le déroulé de la guerre civile ? Sans restituer les difficultés de la vie quotidienne dans la Russie bolchevique, comme a su le faire Jean-Jacques Marie dans Vivre dans la Russie de Lénine ? Sans parler de manière substantielle des communistes de gauche de 1918, de l’Opposition ouvrière ou de celle du Centralisme démocratique ? Sans retracer les actions menées par la jeune Internationale communiste et sans parler du Congrès des Peuples d’Orient ? Sans restituer le foisonnement créatif qui fut celui des années révolutionnaires ? Néanmoins, Alexandre Sumpf a le mérite de mettre l’accent occasionnellement sur des épisodes moins connus ou des détails signifiants, ainsi de la volonté manifestée par Lénine de connaître au mieux l’état d’esprit de la base dans le cadre des négociations de Brest-Litovsk, de l’exigence de respect de la personnalité nationale des peuples, de la lutte contre l’antisémitisme et le bureaucratisme, ou de la nécessité, pour Lénine, de convaincre les paysans des vertus du modèle coopératif (à l’horizon 1940). Sur le thème si délicat et clivant de la violence une fois les bolcheviques au pouvoir, il nous semble par exemple que le poids du passé (le traumatisme de la répression subie par la Commune de Paris, ou celle des révolutionnaires finlandais) n’est pas suffisamment pris en compte.
Dans la question de la filiation Lénine-Staline, Alexandre Sumpf les rapproche quant à l’utilisation d’une violence aux « accents génocidaires »[2] (p. 376), visant en particulier les cosaques du Don, tout comme sur leur vision « utilitariste » de l’art. Sur la délicate question de Cronstadt et du tournant qu’il constitua, Victor Serge est longuement cité, à juste titre selon nous. Quant au testament, Alexandre Sumpf y voit plutôt la démonstration d’un leader s’estimant irremplaçable et qui préparait justement son retour aux affaires[3]… L’utilisation de témoignages nombreux et variés rend cette biographie extrêmement vivante, mais on peut regretter l’absence totale de notes et de références précises des documents utilisés[4]. Pour autant on peut douter qu’elle parvienne à s’imposer comme LA référence en la matière.
[1] « La forge du parti révolutionnaire (…) a été l’œuvre de sa vie. », p. 158.
[2] Expression pour le moins impropre….
[3] « Ces textes ne constituent pas un testament, au contraire : ils forment un discours de politique générale délivré par un chef qui entend reprendre les rênes de l’État-Parti et sauver la nation communiste d’une nouvelle guerre civile. », (p. 256).
[4] Quelques erreurs ponctuelles sont également à noter : une année de naissance erronée pour Staline (1879 au lieu de 1878, p. 124) ; Riazanov présenté comme « social-démocrate indépendant » (p. 512) alors qu’il est bolchevique depuis 1917 ; une photographie censée être celle de Staline, Lénine et Trotsky, alors que c’est Kalinine qui en constitue le troisième personnage (p. 564).
Publié le 11.07.2024 à 00:01
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultra-gauche, Paris, Divergences, 2023, 216 pages, 16 €.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Pour le grand public, Serge Quadruppani est plus connu pour son travail de traducteur[1] et d’écrivain de romans noirs. Pour les milieux liés à l’extrême-gauche, il y a fort à parier que reviendra en mémoire la dénonciation menée par Didier Daeninckx à la fin du siècle dernier concernant les accointances entre quelques militants ultra-gauches et les milieux négationnistes. Ce témoignage est donc fort utile afin de rappeler certaines réalités, éclairer un parcours personnel singulier et apporter des éléments de réflexion sur l’avenir du communisme. Le risque étant de dérouter en partie le lecteur, puisque Une histoire personnelle de l’ultra-gauche mêle texte écrit de nos jours, notes de lecture et articles plus ou moins anciens, rappels historiques et considérations sur l’état actuel du capitalisme et des alternatives qui peinent à s’en extraire.
Une chose est sûre, ce n’est pas dans ce petit opuscule que vous trouverez une histoire complète et détaillée de ce qu’on appelle l’ultra-gauche, que l’on peut également qualifier de communisme de gauche. Certes, Serge Quadruppani part des intuitions du jeune Marx pour en souligner toute la fraicheur, fait un détour par Paul Lafargue et son Droit à la paresse, lecture qui l’a beaucoup marqué adolescent, critique la thèse de Kautsky et Lénine selon laquelle la conscience politique serait nécessairement apportée de l’extérieur au prolétariat, pour évoquer ce moment clef de l’histoire de l’ultra-gauche, la polémique entre Lénine et les communistes de conseils, entre autres. De ce courant protéiforme, il retient principalement l’accent mis sur l’auto-organisation de la classe, et ces continuateurs que furent Socialisme ou Barbarie, l’Internationale situationniste et Information et Correspondance Ouvrières (ICO). Si un deuxième moment clef de son historique doit être relevé, c’est 68 et ses effets induits.
Mais Une histoire personnelle de l’ultra-gauche donne aussi l’occasion à Serge Quadruppani de parler de lui, de ses origines modestes et de son parcours politique. La directrice d’école maternelle qu’on lui avait donnée comme « marraine » sociale était en effet la sœur de René Lefeuvre, figure essentielle de l’extrême-gauche et fondateur des Cahiers Spartacus. C’est ainsi que l’adolescent se vit ouvrir une porte sur le mouvement ouvrier, ses marges fructueuses, enrichissantes (dont le groupe/librairie de La Vieille Taupe, à ne pas confondre avec sa reprise par le négationniste Pierre Guillaume), mais aussi sur le lit de son mentor. Sans acrimonie, ce qui ne veut pas dire sans colère rentrée, il révèle en effet la relation pédophile qui, adolescent, le lia un temps à cet homosexuel discret. Il fait également le lien entre itinéraire individuel et contexte historique, saluant la force subversive de Mai 68, qui osa s’attaquer à toutes les institutions, mais négligea assurément la question du consentement.
Du patrimoine de l’ultra-gauche, véritable « boite à outils », il retient la recherche presque obsessionnelle du sujet révolutionnaire, ce prolétariat appelé à faire advenir l’être-commun, mais critique la « passion de l’impuissance » (p. 16) ainsi que les errements de certains textes publiés par La Banquise, cette revue publiée le temps de quatre numéros dans les années 1980 et qui se retrouva une dizaine d’années plus tard dans le collimateur de Didier Daeninckx. Auto-critique ne signifiant pas reniement, simplement remise en contexte et mises au point très claires et très nettes sur ce qu’il qualifie d’erreurs. Sur la situation et l’avenir actuel du communisme en tant que mouvement, il rejette les limitations données par certains théoriciens d’ultra-gauches aux contours du prolétariat, au profit d’une vision plus large, justifiée selon lui par la crise climatique, accoucheur du fameux « être-commun ».
Car « Au cours des combats qu’elle mena dans les siècles précédents le nôtre, la classe ouvrière s’est retrouvée dépositaire d’un trésor plus ancien qu’elle, un trésor de possibilités pour toute l’humanité, que nous devons apprendre à piller, à présent que les ouvriers sont toujours là, mais que la classe ouvrière, comme « classe qui doit abolir toutes les classes », est définitivement absente. » (p. 125-126). Nulle surprise, dès lors, à voir Serge Quadruppani critiquer la tendance excessivement scientiste de l’ultra-gauche et à privilégier la complexité des causes et la pluralité des possibles, aussi bien passés que futurs. « (…) aux yeux des révolutionnaires, ce qui aurait pu être devrait être aussi important que ce qui est, pour tenter d’apercevoir ce qui sera. » (p. 132). Après Le Brise-glace, Mordicus et l’expérience associative de La Bonne descente, Serge Quadruppani abandonnera l’ultra-gauche, mais pas l’engagement et le militantisme. Écrivant désormais pour lundi matin, il se qualifie d’ultra-gauche anarcho-autonome, retenant l’éthique de l’anarchisme et l’expérience capitale de l’opéraïsme, avec en ligne de mire la fin de l’exploitation capitaliste. Vaste programme !
Jean-Guillaume Lanuque
[1] Il a entre autres traduit les six premiers volumes du passionnant cycle de l’inquisiteur Eymerich de Valerio Evangelisti, ainsi que de nombreux polars italiens.
Publié le 10.07.2024 à 17:10
Wu Ming, Proletkult, Paris, Métailié, collection « Bibliothèque italienne », 2022 (édition originale en 2018), traduction par Anne Echenoz, 352 pages, 22 € pour l’édition papier / 9,99 € pour l’édition numérique.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
C’est à l’occasion du centenaire de la révolution russe que le collectif d’auteurs italiens Wu Ming, à qui l’on doit entre autres L’œil de Carafa (sous le pseudonyme parallèle de Luther Blisset) ou L’étoile du matin (autour de T.E. Lawrence et J.R.R. Tolkien), avait publié Proletkult, une vision de la révolution bolchevique un pas de côté. Le personnage choisi comme narrateur est en effet aussi singulier que captivant, puisqu’il s’agit d’Alexandre Bogdanov. Ce dernier avait déjà par le passé retenu l’attention des auteurs de fiction, ainsi de Philippe Videlier (« Les échecs de Lénine » dans Le Jardin de Bakounine et autres nouvelles de l’Histoire[1]) ou de Luc Pleudon (la nouvelle « J’étais, je suis, je serais » dans l’anthologie Dimension Merveilleux scientifique).
Nous sommes à la veille des célébrations du dixième anniversaire de la révolution, et Bogdanov, devenu directeur d’un institut de transfusion sanguine, est confronté à une jeune femme, Denni, qui affirme venir d’une autre planète, Nacun. Elle se dit également fille de Léonid Volok, un camarade de Bogdanov qui participa au fameux cambriolage de la banque de Tiflis (Géorgie) le 13 juin 1907 en compagnie d’un certain Koba (alias Staline), braquage destiné à alimenter les caisses des bolcheviques. L’occasion pour le révolutionnaire marginalisé de revivre son passé par le biais de divers flash-backs tout en s’interrogeant sur cette pathologie étrange qui touche la jeune Denni… Le travail de documentation est solide, tant le roman est irrigué des propres conceptions de Bogdanov, mais également des dissensions internes aux bolcheviques. L’épisode de la divergence philosophique avec Lénine, qui poussa ce dernier à écrire son essai Matérialisme et empiriocriticisme, est ainsi largement exposé.
Plus largement, Proletkult offre une réflexion sur le bilan de la révolution. Les rencontres de Bogdanov avec certains de ses anciens camarades, bien que relativement didactiques, le confrontent à diverses justifications : Litvinov insiste sur la dimension géopolitique de l’affrontement (avec l’espoir placé dans les progrès de la révolution en Asie), Lounatcharski sur les audaces de la création culturelle, et Kollontaï sur les progrès obtenus pour les droits des femmes. Wu Ming semble finalement endosser la vision prêtée à Bogdanov : la révolution n’a pas tenu ses promesses car elle n’a pas su forger une culture nouvelle, véritablement prolétarienne, qui aurait permis de briser en profondeur les cadres anciens. C’est là ce qui caractérisait en particulier le mouvement du Proletkult, justement. La révolution s’est enkystée dans des dogmes, là où le mouvement demeurait vital, à l’image de la tectologie, ou science de l’organisation des choses, promue par Bogdanov.
« Cet événement imparfait, tordu, raté même, que nous sommes sur le point de célébrer et qui est la meilleure chose qui soit sortie de la plus grande guerre de tous les temps. Nous ne l’aimons pas mais c’est ce que nous avons. Et c’est un fait unique. » (p. 176). La présence de Léonid Volok, personnage issu de l’imagination de Bogdanov, de Denni et les informations qu’elle donne sur la vie sur la planète Nacun (à la place de Mars), répondent à deux finalités complémentaires : une mise en abyme avec les propres fictions d’Alexandre Bogdanov, L’étoile rouge et sa suite, L’ingénieur Menni[2], et la confrontation d’une révolution déchue avec son pendant victorieux. Victorieux, certes, mais toujours en mouvement, contrainte de faire face à de nouveaux défis, la lutte contre un environnement qui se dégrade et l’interrogation sur une éventuelle colonisation de la planète Terre… Le dénouement du roman, qui croise la véritable mort de Bogdanov, s’avère particulièrement touchant.
[1] Voir sa recension sur ce même blog : https://dissidences.hypotheses.org/4364
[2] Voir leur analyse sur ce blog : https://dissidences.hypotheses.org/4587 Wu Ming commet toutefois une petite erreur en parlant de science-fiction, l’expression ne voyant le jour qu’en 1929, aux États-Unis, sous la plume d’Hugo Gernsback.
Publié le 18.02.2024 à 18:21
Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun (Jean Paul Marat : tribune of the French Revolution), Paris, La Fabrique éditions, traduction d’Etienne Dobenesque, 2021 (2012 pour l’édition en langue anglaise), 232 pages, 15 €.

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Clifford D. Conner s’était fait connaître en France par sa passionnante Histoire populaire des sciences, éditée chez L’Echappée[1]. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’est aussi intéressé à Jean-Paul Marat, par le biais de deux biographies : une première dans les années 1990, plutôt centrée sur sa carrière scientifique, une seconde dans les années 2010, davantage axée sur les dimensions politique et journalistique du personnage. C’est ce second travail qui a été traduit par les éditions de La Fabrique. L’occasion de dissiper la légende noire de Marat, que l’on résume souvent à des clichés, un homme obsédé par les exécutions, quand n’est pas valorisée la figure de sa meurtrière (voir par exemple l’essai de Michel Onfray sur Charlotte Corday).
D’emblée, Clifford Conner le présente comme un meneur révolutionnaire majeur. Suivant un plan classiquement chronologique, il rappelle ses origines suisses, son enfance paisible également. Marat poursuivit ses études en France, à Bordeaux puis à Paris, avant de partir une dizaine d’années à l’étranger (en Angleterre, principalement). Devenu médecin, il écrivit d’abord des écrits philosophiques, puis politiques : Les chaînes de l’esclavage est son plus célèbre pamphlet, dans lequel il critique les inégalités sociales et défend déjà la nécessité de l’action révolutionnaire. De retour en France, il se constitue une clientèle surtout aristocratique, et finit même par intégrer la Maison du Comte d’Artois (le futur Charles X) de 1777 à 1783. Parallèlement, il mène des expériences de science physique, sur lesquelles la biographie ne s’approfondit malheureusement pas. Tout juste sait-on qu’elles concernent surtout l’optique, dans une approche critique de Newton. C’est d’ailleurs une des causes du fossé croissant entre Marat et l’Académie des sciences, plus orthodoxe et conservatrice en la matière. La pertinence de l’approche de Marat a pourtant ultérieurement été reconnue.
Au début de 1789, il publie un pamphlet réformiste, dans lequel il exprime sa confiance dans le roi tout en manifestant un vif intérêt pour le peuple, mélange de modérantisme politique et de radicalisme social qui lui vaut d’être inquiété par la police. Selon Conner, « Si Marat a cette place unique dans l’histoire, c’est parce qu’il a été le défenseur le plus opiniâtre et résolu de l’égalité sociale dans la Révolution française. » (p. 73), ce que l’on peut d’ailleurs discuter en mettant en perspective un autre personnage clef, Jacques Roux (voir la biographie de Walter Markov publiée par Libertalia[2]). C’est en septembre de la même année que débute la parution de L’Ami du peuple, le journal qui allait le rendre célèbre en tant que porte-parole des petites gens, « l’œil du peuple » ainsi que Marat se qualifiait lui-même. Clifford Conner explique d’ailleurs que le journal a eu un effet direct sur la mobilisation des femmes parisiennes lors des journées d’octobre. S’ensuit d’ailleurs une tentative d’arrestation à l’initiative des autorités municipales, la première d’une longue série, ce qui pousse Marat à opter pour la clandestinité. Les réseaux qu’il s’était constitués lui furent à cet égard d’une aide précieuse. Il finit par s’exiler un temps en Angleterre jusqu’en mai 1790, la suspension de son journal étant remplacée par l’écriture d’un pamphlet où il appelait à la venue d’un dictateur public afin de relancer le processus révolutionnaire.
Ce qui caractérise les articles de L’Ami du peuple, c’est un esprit critique incisif, qui n’hésite pas à tancer le peuple et à manier une écriture incendiaire pour le faire réagir, non sans succomber parfois à des phases de découragement. Il s’en prend ainsi et successivement à la Fête de la fédération et sa fausse harmonie sociale, aux officiers responsables de la répression des mutinés de Nancy, à Mirabeau qu’il accuse d’être employé par le roi au moment de sa mort, au roi lui-même dont il soupçonne la fuite à venir. Ces quelques exemples permettent de comprendre la réputation de prophète dont on l’a parfois doté – quand bien même il conviendrait de recenser la totalité de ses avertissements afin de voir si la proportion de ceux qui se sont révélés justes est si conséquente. Face à la marche à la guerre de 1792, il avertit sur les dangers de celle-ci et sur les trahisons à venir des généraux. Ce n’est que la victoire insurrectionnelle du 10 août qui lui permet de sortir enfin de la clandestinité, le ton de son journal se faisant plus confiant à l’égard du nouveau pouvoir. Élu à la Convention, Marat manifeste un réel souci de légalité révolutionnaire, changeant le titre de sa publication en Journal de la République française. Il n’en demeure pas moins un député indépendant, mais s’allie avec la Montagne, front uni entre les sans-culottes et la petite bourgeoisie, selon Clifford Conner.
En butte à des offensives répétées des Girondins dans l’enceinte même de l’assemblée, il finit par être accusé devant le tout jeune Tribunal révolutionnaire qu’il appelait de ses vœux, mais en sort sous les acclamations ! Plus étonnant, face aux revendications exprimées par les Enragés, il s’y oppose par souci d’unité et parce qu’il considère que la Convention peut être l’instrument de la révolution sociale, pour peu qu’elle soit purgée des Girondins. Il est d’ailleurs à la manœuvre pour l’insurrection de mai-juin, mais sa démission de la Convention, qu’il présente comme un moyen de ne pas braquer la province contre Paris, s’accompagne d’un retrait de la vie politique. Il passe les dernières semaines de sa vie chez lui, à travailler pour son journal. Prenant et passionnant, le récit de Clifford Conner souffre toutefois d’une faiblesse, celle de s’appuyer quasi exclusivement sur une bibliographie datée (Georges Lefebvre et George Rudé en particulier).
[1] Voir la critique sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/474
[2] Voir la critique sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/9248
Publié le 18.02.2024 à 18:11
Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Paris, Fayard, collection « Raison de plus », 2021, 208 pages, 18 € pour l’édition papier / 12,99 € pour l’édition numérique.

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Le titre choisi pour le dernier essai de Frédérique Matonti vaut profession de foi. Elle se penche en effet sur la « droitisation » de la société, ou disons d’une partie de ses « élites », pour mieux la critiquer. Son objectif : retracer certaines étapes clef ayant mené à la victoire d’une hégémonie (au sens gramscien du terme) conservatrice, sensible selon elle dans la campagne gouvernementale contre l’islamo-gauchisme ou dans les invités récurrents de la plupart des chaines d’information en continu (Charlotte d’Ornellas, Eugénie Bastié, Barbara Lefebvre…). Pour cela, Frédérique Matonti effectue plusieurs carottages dans les dernières décennies, pour mieux souligner le contraste avec les années 1960 et 1970, où prédominait assez largement dans les sphères intellectuelles un discours du social.
Ainsi, sur la question de l’immigration, elle oppose les choix de la gauche au pouvoir – non-respect de la promesse mitterrandienne du droit de vote accordé aux immigrés pour les élections municipales, contrôle accru de l’immigration allant à rebours de la volonté d’intégration – et les luttes parties de la base, SOS Racisme ou la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Dans ce contexte, La Défaite de la pensée, d’Alain Finkielkraut, paru en 1987, est un repère crucial : il y dresse une opposition rigide entre les Lumières et leur universalisme d’un côté, le multiculturalisme et le relativisme de l’autre ; entre la culture populaire, illégitime, et la culture noble et légitime. Partant, c’est le “jeunisme” et le métissage qui sont aussi dans sa ligne de mire. Moins connu, Voyage au centre du malaise français de Paul Yonnet en 1993 postule un racisme et un antisémitisme nourris par ceux qui le combattent.
Autre parution marquante et significative, La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut, exemple paradigmatique de la haine à l’égard de 68. Frédérique Matonti rappelle à cette occasion que contrairement à ce qu’avance l’ouvrage en s’en prenant aux sciences humaines et sociales de l’époque, les idées ne font pas les événements, ni pour la Révolution française, ni pour les Années 68. De même, l’accent mis sur le « gauchisme » culturel au détriment du Mai ouvrier aura une longue postérité, en particulier lors de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Un des développements les plus intéressants a trait à la construction d’une dichotomie entre deux gauches, l’une plus « sociétale » et déconnectée des classes populaires, l’autre plus sensible aux revendications de cette dernière… en particulier sur la lutte contre l’immigration. Frédérique Matonti démontre bien que cette dichotomie résulte de la construction d’un épouvantail étatsunien, celui du « politiquement correct » et du « sexuellement correct » par le camp conservateur, relayé en France au début des années 1990 par des personnalités comme François Furet, Annie Kriegel, Pascal Bruckner ou Philippe Raynaud, puis par Elisabeth Badinter, Mona Ozouf ou Claude Habib. Elle y voit, outre une manifestation de l’anti-féminisme, une peur des minorités d’origine étrangère vis-à-vis de la culture occidentale. Cela lui permet également de souligner les timidités de la gauche plurielle d’alors, que ce soit sur le PACS ou la loi sur la parité, tous deux fort limités (voir à cet égard L’incroyable histoire du PACS).
Chapitre particulièrement sensible, celui qui débute avec l’affaire du voile de Creil en 1989. Frédérique Matonti replace utilement ce sujet dans l’histoire de la laïcité, estimant que la position du ministre Jospin à l’époque se situe dans la tradition de Jaurès et Briand, concepteurs de la loi de 1905 et adversaires d’un anticléricalisme républicain. Elle rappelle également que jadis avec le catholicisme, aujourd’hui avec l’islam, une tendance à inférioriser les femmes existe, à ne les voir qu’instrumentalisées par des hommes religieux. Toutefois, sa perception d’une laïcité dure dont la plupart (mais pas tous, loin de là, ce qu’elle omet …) des défenseurs actuels visent l’islam, pour être juste, n’en néglige pas moins la possibilité d’une laïcité radicale, visant par exemple l’ensemble des écoles religieuses…
Pour expliciter ce basculement conservateur ou réactionnaire dans son ensemble, une pluralité de phénomènes sont invoqués : l’apparition d’intellectuels médiatiques dont les premiers représentants seraient les « nouveaux philosophes » ; l’évolution de l’université, aboutissant à une réduction des postes encourageant l’investissement de certains diplômés dans des essais éditoriaux et désarmant dans le même temps les universitaires, de plus en plus mobilisés par les projets et les demandes de financement ; la concurrence croissante des chaines de télévision, stimulant la provocation, et le contrôle croissant des groupes industriels sur les médias ; sans oublier l’action de certains réseaux, celui constitué autour de la revue Le Débat étant particulièrement ciblé avec Marcel Gauchet.
Spécialiste des intellectuels communistes, Frédérique Matonti a explicitement fait le choix de centrer son essai sur les évolutions des idées, ce qui mériterait bien sûr d’être complété par d’autres approches : l’évolution du contexte géopolitique et économique (l’offensive dite néo-libérale), les mutations démographiques de la population française, le rôle du cadre de l’Union européenne, sans oublier un angle mort de son approche, celui des évolutions contrastées de l’extrême gauche ou de la gauche radicale, plus ou moins poreuse à certaines tendances de fond (je pense entre autres à la place de la religion). De même, sa conclusion manque quelque peu d’audace, espérant une victoire d’une nouvelle gauche unie ressuscitant un État providence…
Publié le 18.02.2024 à 17:55
Hentzgen Jean, Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste jusqu’en 1963, Thèse d’histoire, sous la direction de John Barzman, Université du Havre, 2019, 538 pages.
Un compte-rendu de Georges Ubbiali
Commencée sous la direction de Michel Dreyfus à l’Université Paris I, cette thèse a été achevée en Normandie avec John Barzman comme directeur. Nul doute que ce travail vient éclairer une partie fort méconnue de l’histoire d’un pan de l’extrême-gauche, celle du courant « lambertiste », du pseudonyme de celui qui allait devenir son principal dirigeant, Pierre Lambert (Pierre Boussel). Classiquement, Jean Hentzgen débute son propos par une présentation de la littérature disponible puis des sources archivistiques, complétée par quelques sources orales. La thèse soutenue est présentée dès l’introduction : l’analyse ne repose pas sur l’histoire de la naissance d’une “secte” politique, mais connote fortement un penchant de cette fraction du trotskysme pour la social-démocratie. Notons au passage, aspect plutôt inédit, que l’auteur inclut de manière systématique la dimension internationale de ce courant, le Comité international.
S’ensuivent douze chapitres, présentés par ordre chronologique depuis 1952, année de la scission de la Quatrième Internationale (QI). Auparavant, dans un premier chapitre, Hentzgen revient sur la période de la guerre, la coexistence de deux courants, le CCI (Comité communiste internationaliste,” moliniériste”, du nom de son principal responsable, Henri Molinier) et le POI (Parti Ouvrier Internationaliste). Ces deux organisations fusionnent pour donner naissance, dans la clandestinité, en 1944 au Parti Communiste Internationaliste. Pierre Lambert dirige la commission syndicale du PCI et le travail de fraction dans la CGT, développant une identité de syndicaliste révolutionnaire. Ce réseau trouve dans L’École Émancipée (EE) et dans le regroupement Front Ouvrier un milieu syndical où s’investissent Lambert, mais aussi Louis Eemans, Jean Lefevre ou encore René Dumont, qui constitueront le noyau du courant syndical du “lambertisme”. L’année 1947 marque un tournant avec le début de la guerre froide, la scission FO-CGT, l’exclusion des Jeunesses socialistes, la scission du PCI et la création du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), emportant une partie du parti.
Le second chapitre, portant sur la période d’avril 1948 à juin 1952, correspond à la naissance du “pablisme” (du pseudonyme Pablo, dirigeant de la IVe Internationale). L’expérience yougoslave entraine le soutien de la IVe qui y organise des brigades de jeunes, dont le bilan est pour le moins mitigé. Au niveau français, Lambert s’associe à la création d’un nouveau journal oppositionnel, L’Unité syndicale, qui remplace Front Ouvrier, rapidement dénommé L’Unité. Autour de cette publication syndicale se regroupent quelques réformistes de gauche (implantés dans la nouvelle centrale FO). Mais rapidement ce rassemblement éclate, sous l’impulsion des tendances clairement anticommunistes et anti-CGT. En parallèle à cette activité syndicale, les thèses de Pablo sur l’entrisme sui generis entrainent la scission dans l’Internationale. Si le courant “pabliste” est majoritaire au sein de l’Internationale, il est au contraire minoritaire dans la section française, le PCI. D’où la situation, durant quelques années, de deux PCI, l’un majoritaire, l’autre minoritaire.
Le troisième chapitre (juillet 52-mars 53) décrit la manière dont Lambert va construire son hégémonie dans le PCI majoritaire (ne nous payons pas de mot cependant, le PCI majoritaire compte moins de 100 militants, les minoritaires rassemblant tout juste deux ou trois dizaines). Deux sensibilités coexistent au sein de ce courant majoritaire, les « syndicalistes » (autour de Lambert et la commission syndicale) et les « politiques » (Marcel Bleibtreu, Michel Lequenne), tournés vers le PCF et le bloc communiste. L’isolement du PCI majoritaire au sein de l’Internationale n’empêche pas le redémarrage de l’activité, autour de six cellules (Renault, Postiers, Instituteurs, Employés, Cheminots, RATP). Une importante activité est déployée au sein de la FEN (Fédération de l’Éducation nationale), dans le courant EE avec Robert Cheramy et la douzaine de militants qui l’accompagnent, qui noue des contacts au SNET (Syndicat des enseignants, ancêtre du SNES). La sensibilité politique est affaiblie par ses difficultés de regroupement d’une opposition à partir du mouvement communiste (CRC), après l’exclusion d’André Marty du PCF. Au congrès du PCI de 1953, le courant syndicaliste, derrière Lambert, affirme son hégémonie. « P. Lambert a enfin conquis la direction d’une organisation. Celle-ci changera de nom plusieurs fois, mais il en demeurera le chef jusqu’à son décès, en 2008 », constate l’auteur p. 161.
Poursuivant sa démarche quasiment d’entomologiste, Jean Hentzgen aborde la séquence du semestre mars-décembre 53, dans la section suivante, celle de l’affirmation du courant désormais reconnu par le nom de son leader. Ce chapitre s’ouvre par un portrait de Lambert et de sa personnalité. L’échec définitif de la tentative du CRC et la rupture avec A. Marty confirment la prééminence de l’activité syndicale sur le travail politique. La grève des postiers de l’été 53 suscite le lancement des Assises pour l’unité d’action syndicale et la création d’un CUA (Comité d’unité d’action), structure organisant les dites assises (le lecteur intéressé se reportera aux pages 190 et suivantes où cette organisation est détaillée pour les PTT). Ces assises et leur conception constituent la marque de fabrique des pratiques “lambertistes” en matière syndicale et bien au-delà. Au niveau international, le PCI sort de son relatif isolement avec la constitution d’un bloc (Comité International) après la rupture du SWP américain d’avec la QI.
Dans l’année et demie qui suit (janvier 54 – avril 55), les derniers soubresauts entre les « politiques » et les « syndicalistes » irriguent les débats internes, avec constitution d’une nouvelle sensibilité autour de Raoul et son groupe. Rassemblant une vingtaine de militants, ce dernier souhaiterait dépasser l’affrontement Lambert/Bleibtreu. Ces débats portent sur le fonctionnement interne, l’intervention du parti, l’URSS, l’Algérie ou encore l’Internationale. Ils se soldent par la scission en mars 55 du groupe Bleibtreu qui constitue aussitôt le GBL (Groupe bolchevik-léniniste), avec une douzaine de membres. « Désormais, le PCI majoritaire se confond avec le courant lambertiste », note Hentzgen. Cependant, aussi bien l’enlisement du CI et les dissensions avec le SWP que le début de la guerre d’Algérie accélèrent une nouvelle crise interne. En effet, tandis que le PCI minoritaire s’engage auprès du FLN, le PCI lambertiste va s’engager auprès du MNA de Messali Hadj.
Les “lambertistes” créent un comité Messali. Le succès est très limité, car mis à part la FEN (elle-même timorée, car sa fédération d’Algérie est hostile à l’indépendance), Jean Hentzgen constate que « Le PCI constitue le flanc gauche d’une coalition réformiste appuyant les messalistes et désireuse de rallier le PS à ses vues » (p. 263). C’est donc une organisation affaiblie par le départ du courant Bleibtreu, comptant une grosse cinquantaine de membres qui déploie une activité intense. Le journal La Vérité devient hebdomadaire et une revue théorique, Les Cahiers rouges, est lancée. L’auteur se penche d’ailleurs (cf. p. 270 et suivantes) sur les « rétributions du militantisme », ainsi que sur la sociologie (globalement, les ouvriers sont très présents, même si la direction ne les inclut pas). Le niveau d’exigence est particulièrement élevé. Bref, autour du PCI, se développe un très mince noyau, constitué d’une élite ouvrière. Les grèves en Loire-Atlantique permettent au groupe Lambert de se rapprocher à l’été 55 d’Alexandre Hebert et du syndicalisme révolutionnaire au sein de FO. Ce rapprochement permet la création du CLADO (Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière), qui se dote d’un journal, La Commune. Hors des rangs trotskystes, le rapport Khrouchtchev entraine une crise dans le mouvement communiste et suscite chez quelques intellectuels (dont Edgard Morin, également impliqué dans le CLADO) le lancement de la revue Arguments. Le PCI soutient cette revue (Pierre Broué publiera son premier livre, La révolution et la guerre d’Espagne, dans ce cadre), considérée comme un coin dans l’hégémonie intellectuelle du PCF. L’année 57 est celle de la tenue du premier congrès du PCI. Le groupe Raoul, toléré jusqu’alors, intègre la majorité.
La séquence suivante (avril 57 – juin 58, chap. 9) se traduit par une série de déconvenues pour le PCI. En effet, au niveau international le SWP se rapproche de la majorité internationale en vue d’une réunification du courant trotskyste. Au niveau national, le travail ouvrier est à la peine. Cela se traduit par l’interruption de la publication de L’Unité syndicale. L’influence du PCI est au minimum. Cela n’empêche pas le lancement d’un travail conjoint avec Socialisme ou Barbarie à travers le journal mensuel Tribune ouvrière. Mais la construction du PCI, globalement, est laborieuse. Le CLADO périclite, tandis que quelques militants (dont Raoul) adhèrent à l’UGS, dans une perspective entriste. Si le développement du PCI patine, ce dernier parvient néanmoins à s’impliquer dans le Pumsud, tentative de regroupement de forces réformistes FO-FEN-CGT. Mais le coup le plus dur provient de la guerre d’Algérie. En effet, suite à la reddition du maquis Bellounis, le MNA s’effiloche (son syndicat USTA est décimé par la guerre intestine avec le FLN) ce qui a des conséquences sur les comptes de La Vérité, soutenu financièrement par les messalistes. Le coup de massue provient du revirement de Messali qui se déclare prêt à négocier avec le nouveau pouvoir gaulliste, sans faire de l’indépendance un préalable. C’est l’effondrement du MNA. Le soutien du PCI se révèle un fiasco politique complet.
Avec l’avènement de la Ve République, c’est un contexte politique totalement inédit qui s’impose. Le PCI vit une crise ouverte, ses effectifs passent sous le seuil des cinquante militants. Si aucun bilan sérieux n’est tiré du soutien au MNA, que plus aucune activité concrète n’est menée en faveur de l’Algérie, le PCI développe cependant une analyse catastrophiste de la situation politique. L’avènement de la Ve République est interprété sur un ton apocalyptique. Une série de mesures organisationnelles sont prises pour « réarmer » l’organisation : l’appellation PCI est abandonnée au profit de groupe La Vérité (ou encore, groupe Lambert) ; la périodicité de La Vérité passe d’hebdomadaire à mensuelle, mais commence la publication d’une feuille régulière ronéotypée, Informations ouvrières, qui ne se revendique pas du trotskysme.
A l’occasion du débat sur la nouvelle classe ouvrière, développé par des sociologues proches de la CFTC (Serge Mallet ou Pierre Belleville), le groupe Lambert s’oppose à ces thèses modernistes, ce qui conduit à une rupture avec Arguments et Edgard Morin. Lors du congrès de FO en 59, Hebert vote le rapport proposé par la majorité réformiste. Les délégués du groupe Lambert expriment leur satisfaction que FO demeure une organisation syndicale indépendante (opposée à l’association capital/travail portée par le projet gaulliste), mais ne vont pas jusqu’à voter avec leurs alliés syndicalistes révolutionnaires (Lambert s’abstient). Cet accord des lambertistes avec la direction réformiste de FO est destiné à un grand avenir dans les décennies suivantes. Lambert n’évoquera jamais ce premier pas d’un accord avec les réformistes, avant que celui-ci ne devienne public à l’occasion du Xe congrès de FO en 1969 (Appel au Non au référendum de 69, comme les dirigeants de la confédération).
Après avoir pratiqué à son échelle l’entrisme dans l’UGS, entre 20 et 30 militants du groupe Lambert adhérent au PSA de Depreux. Robert Cheramy est le chef de file de cette fraction clandestine. A l’occasion de la fusion entre PSA et UGS, Cheramy mène la bataille contre l’adhésion de Pierre Mendès France et de son courant (CAP), ce qui l’amène d’ailleurs à rompre avec son groupe originel pour intégrer la direction du PSA. Jean-Jacques Marie de son côté développe une activité en direction de la jeunesse (en particulier les JSA) et l’Ajisme. La publication de Révoltes permet au groupe Lambert une timide implantation dans ce milieu. Finalement, un accord est passé avec Voix Ouvrière (ancêtre de Lutte ouvrière) pour diffuser des feuilles de boites communes sur quelques entreprises. Au bout d’un an, ce « réarmement » commence à produire des résultats, à savoir recruter de nouveaux militants (c’est le cas par exemple de Boris Fraenkel, avec quelques contacts). Lambert apparaît comme le dirigeant incontesté de cette organisation de 53 cotisants à la fin 59 (chiffres évoqués p. 401). Finalement, l’arrivée des mendésistes au sein du PSA marque la fin de la période entriste, même si quelques militants demeurent à la création du PSU.
Le journal Correspondance socialiste (CS), édité par Marceau Pivert au tout début des années 60, prolonge les contacts avec les milieux de la gauche socialiste. Cinq “lambertistes” y côtoient en effet des socialistes de gauche (provenant de l’UGS ou du PSA), en particulier de la minorité, qui ont refusé l’entrée des mendesistes lors de la création du PSU. C’est Jean-Jacques Marie qui est au comité de rédaction de CS. Les entristes de l’UGS accompagnent la création de l’Union pour le Socialisme (UPS), éphémère groupe des minoritaires de l’UGS, avant de rejoindre leur organisation lambertiste de départ. C’est que la priorité politique apparaît désormais être le renforcement du groupe. La mise sur pied des GER (Groupe d’études révolutionnaires), apparait comme le pivot du fonctionnement et du recrutement. Ce dispositif de formation des recrues perdure jusqu’en 1981. Après un séjour permettant aux contacts de se familiariser avec la doctrine et le répertoire d’action du groupe, le nouveau militant est affecté à une cellule. Les GER vont devenir la matrice d’une culture militante spécifique. Cette formation théorique et pratique est d’autant plus nécessaire que la répression du pouvoir gaulliste ne désarme pas, la guerre d’Algérie se poursuivant. Pierre Lambert, Daniel Renard, Gérard Bloch ou encore Stéphane Just, seront ainsi l’objet d’inculpations, suscitant des campagnes de solidarité.
Au début des années 60, un nouvel équilibre semble avoir été atteint. Le recrutement de nouveaux jeunes militants permet un accroissement des effectifs : 135 militants en 62, 439 en 67, 4 429 en 79. Si l’implantation repose essentiellement sur Paris, quelques pôles provinciaux se renforcent (Lyon, Nantes…). Le groupe se tient à l’écart de la guerre d’Algérie, s’opposant par exemple de manière ferme à l’appel des 121 à l’insoumission en septembre 1960 : « Irresponsabilité criminelle et orientation petite-bourgeoise » proclame La Vérité, cet appel se situant hors du mouvement ouvrier. Sur un autre plan, l’orientation laïque du groupe l’amène à dénoncer l’orientation du FLN. À l’automne 61, décision est prise de mettre fin à la collaboration avec VO pour poursuivre, seul, la diffusion de Correspondance ouvrière sur les quelques usines où le groupe est implanté. Par ailleurs, le développement au sein de la jeunesse se révèle particulièrement fécond, Boris Fraenkel gagnant à lui seul plusieurs dizaines de recrues. Le même phénomène se manifeste au sein des Auberges de Jeunesse, avec la création d’une fraction au sein de la FUAJ. Au printemps 61, la création du CLER (Comité de liaison des étudiants révolutionnaires) manifeste la volonté de s’implanter au sein de la jeunesse universitaire, en premier lieu au sein de l’UNEF où une quinzaine de militants interviennent à l’occasion de son XIe congrès en 61.
L’ultime période analysée court de novembre 61 à novembre 63 (chapitre 12). Elle s’amorce par une campagne pour la démocratie ouvrière. Le 14 février 60, à la Saviem Saint-Ouen, la diffusion d’un bulletin commun avec VO est physiquement perturbée par le PCF. Une pétition est initiée, prolongée par la publication d’une brochure. Les transformations du monde syndical sont observées avec un œil pour le moins critique. L’accession de Eugène Descamps, de la minorité Reconstruction, à la direction de la CFTC est analysée comme une manifestation du corporatisme et de la menace d’intégration des organisations ouvrières. La création de la CFDT, quelques mois plus tard, en novembre 64, est perçue comme « l’annonce d’une nouvelle offensive pour désintégrer le mouvement ouvrier » (p. 445). Au sein de FO, les “lambertistes” participent à la publication d’un bulletin interne, Le militant, qui s’oppose avec virulence au courant « moderniste » incarné par le secrétaire de la Chimie Maurice Labi. Contre cette menace, l’alliance avec la direction de FO, emmenée par André Bergeron à partir de 63, permet de développer une opposition systématique à toute pratique unitaire avec la CFTC. C’est la même hostilité qui se manifeste, au niveau politique, à l’égard du PSU, tout en pratiquant néanmoins une politique entriste au sein des ESU. Au congrès de novembre 63, une quarantaine de “lambertistes” reviennent au groupe La Vérité.
Au niveau international, la révolution cubaine entraine l’éclatement du regroupement du CI auquel appartient le groupe Lambert. La IVe internationale connaît un processus de réunification partielle avec le SWP. Seuls le groupe Lambert en France et les Anglais de la SLL de Healy demeurent hors du nouveau Secrétariat Unifié ainsi créé. Au sein de la jeunesse, le groupe Lambert connaît un développement heurté. Si le CLER se développe et permet de nombreux contacts en province via l’UNEF, les “lambertistes” sont exclus de la gauche de l’UNEF. Le CLER entreprend alors de créer sa propre tendance au sein du syndicat étudiant. A la FUAJ, scénario similaire puisque la fraction “lambertiste” est exclue, tout en conservant la direction du journal Révoltes. En revanche, les jeunes “lambertistes” assistent, impuissants, à la crise de l’UEC. Malgré toutes les difficultés rencontrées, l’organisation “lambertiste” connaît une croissance permanente de ses effectifs, comptant 350 militants début 65. C’est alors qu’est fait le choix de proclamer la création de l’OCI (Organisation communiste internationaliste). Une page de l’histoire du courant lambertiste se ferme. La démonstration de Jean Hentzgen se clôt de manière un peu brutale sur une évocation du vote par Lambert du rapport moral au congrès de FO de cette année là (vote qui n’avait pas été soumis ni débattu auparavant). Ce qui amène notre auteur à évoquer « un devenir bureaucratique de l’organisation où les militants sont muselés » (p. 479).
Dans ses pages de conclusion, Jean Hentzgen s’interroge pour savoir si l’histoire du groupe, dont il s’est fait le minutieux analyste, tend vers un avenir social-démocrate ? Sa réponse est positive : « Des nombreux exemples de connivence ou d’accords entre ce groupe et les réformistes l’attestent », argumente-t-il p. 481. Comment expliquer cette pente évolutive ? Selon lui, c’est l’isolement des trotskystes et la persistance d’un ensemble composite de syndicalistes révolutionnaires, de libertaires, de socialistes de gauche, rassemblé par un anticommunisme (déguisé sous l’antistalinisme) qui constitue le milieu de développement social du “lambertisme”. Cette nébuleuse aurait ainsi déteint sur le groupe Lambert. Cet argument sociologique mériterait de plus amples développements pour convaincre réellement. D’autant que s’y ajoute une opinion pour le moins hasardeuse : « A cette époque, le PCI a plus de difficulté pour résister aux sirènes social-démocrates car il ne dispose plus des avis de Trotsky pour le guider » (p. 483). Trotsky deus ex machina du développement d’un courant se réclamant de sa personne, l’argument apparait assez peu convaincant.
Apparaît plus assuré le fait que c’est par le biais de la pratique syndicale que Lambert se laisse entraîner dans les pratiques social-démocrates. Hebert et M. Pivert constituent les deux personnages clés du panorama (avec, en arrière-fond, mais plus marginal, Maurice Joyeux) de cette nébuleuse. Ces fréquentations seraient à l’origine d’une mutation des conceptions politiques développées par le “lambertisme” ; ainsi qu’il l’écrit, « Nous avons mis en valeur, dans notre texte d’autres occasions où ils adoptent une attitude compréhensive envers le camp atlantique » (p. 485). Sans verser dans un matérialisme grossier, Hentzgen évoque également, sans le développer, l’idée que la composition sociale de leur organisation se rapproche de celles des socialistes (p. 486).
On l’aura compris, Jean Hentzgen livre avec cette thèse une somme de connaissances sur l’évolution d’une composante ultra-minoritaire du mouvement ouvrier hexagonal. Car, faut-il le rappeler, le “lambertisme”, malgré sa volonté, n’a connu qu’un développement limité hors de France. Ses développements pointilleux, voire parfois pointillistes tant les milieux explorés relèvent d’une micro-histoire, mettent en lumière la variabilité des cultures politiques qui se dissimulent derrière l’identité générique de trotskyste
Publié le 18.02.2024 à 17:23
Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante. Suivi d’un choix de textes de Lénine, Paris, les éditions sociales, collection « Les parallèles / 1917 + cent », 2017, 176 pages, 14 €.

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Lucien Sève est un intellectuel communiste émérite, qui à quatre-vingt-dix ans (il est décédé en 2020), poursuivait son travail de réflexion. Lors de l’année du centenaire des révolutions russes, il livra une critique de deux historiens actuels de l’histoire soviétique, Andrea Graziosi (auteur d’une Histoire de l’URSS dans la collection Nouvelle Clio des PUF) et surtout Nicolas Werth, pour ses manuels sur l’histoire de l’URSS aux PUF (et en abrégé dans la collection « Que sais-je ? »[1]). Son propos porte en réalité sur les premières années de la Russie soviétique, du vivant de Lénine, et là où sa critique porte avec efficacité, c’est lorsqu’il met en cause le principe d’une histoire désidéologisée. Il semble en effet impossible d’aborder en toute neutralité l’exposition et surtout l’interprétation des années révolutionnaires s’ouvrant en 1917, tant celles-ci interpellent chacun, historiens compris, sur ce qu’il pense du marxisme, du socialisme et surtout de sa faisabilité.
Lucien Sève défend donc Lénine, face aux accusations portées contre lui, celle d’un partisan indifférencié et permanent de la terreur et de la guerre civile ; il estime par ailleurs périmé le léninisme quant aux combats d’aujourd’hui pour renverser et remplacer le capitalisme. Pour ce faire, il s’appuie principalement sur les propres écrits de Lénine, ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse. Force, car la prise en compte du positionnement idéologique du leader bolchevique est une condition sine qua non de toute appréhension de la révolution russe. Faiblesse, car les textes de Lénine ne sont en aucune manière l’alpha et l’oméga de l’exercice du pouvoir bolchevique. Lucien Sève insiste par conséquent sur la violence bolchevique comme réponse à la violence exercée au préalable par les classes dominantes[2], et sur la double pratique de la dictature du prolétariat telle que défendue par Lénine, pratique de la violence de classe, et/ou organisation d’un nouvel ordre social[3]. Parmi les exemples concrets invoqués à l’appui de sa défense, il développe particulièrement le cas de l’année 1917, au cours de laquelle les positions de Lénine évoluèrent, loin de toute obsession permanente de l’insurrection (telle que défendue dans le documentaire télévisé de Cédric Tourbe), entre évolution pacifique, acceptation du compromis et nécessité de la prise de pouvoir. Il regrette également, de la part d’Andrea Graziosi et Nicolas Werth, une prise en compte insuffisante ou déficiente des références bibliographiques marxistes (en dehors de l’histoire soviétique officielle), et délégitime également les travaux sur Lénine d’Hélène Carrère d’Encausse et Dominique Colas.
Lucien Sève conclue ainsi en opposant Lénine et Staline, sans pour autant nier les éléments préparatoires au stalinisme qui pouvaient exister du vivant même de Lénine, à savoir le déficit démocratique (y compris théorique, chez Lénine ou Marx et Engels quant à son exercice pratique sous la dictature du prolétariat) comblé par la bureaucratie, et surtout, plus étonnant, ce qu’il diagnostique comme la prématurité générale du passage du communisme en ce début de XXe siècle (il ne l’estime mûr qu’en ce début de XXIe siècle). Une sélection de textes de Lénine, portant principalement sur l’année 1917 (des Thèses d’avril jusqu’à la proclamation du nouveau pouvoir en octobre) et sur le Testament, complètent cet exposé critique. Comme Olivier Besancenot dans la famille trotskyste, Lucien Sève relit l’expérience révolutionnaire russe en défendant l’action des bolcheviques (avec plus de fermeté que le premier), tout en s’efforçant de réactualiser la lutte communiste loin de cet héritage.
[1] Lucien Sève salue à l’inverse le dernier « Que sais-je ? » de Nicolas Werth, Les Révolutions russes, qu’il juge bien plus solide et juste.
[2] Sur un plan bibliographique, il met d’ailleurs en cause la validité du livre de Sergueï Melgounov, La Terreur rouge en Russie, 1918-1924, adversaire résolu des bolcheviques, lui préférant les ouvrages de Jean-Jacques Marie (La Guerre civile russe) et Arno Mayer (Les Furies). C’est ainsi qu’il valide la thèse d’une guerre civile débutant dès l’été 1917, par la vague de jacqueries et les premières menées concrètes des officiers et d’une partie de la droite et des classes possédantes afin de reprendre l’initiative.
[3] Lucien Sève insiste à cet égard sur la volonté manifestée par Lénine, au début des années 1920, d’adoucir le rôle répressif de la Tcheka et de se rapprocher d’un État de droit.
Publié le 10.11.2023 à 18:33
Henri Garric, Jean Vigreux (dir.), Pif le chien. Esthétique, politique et société, Dijon, Editions universitaires de Dijon, collection « Sociétés », 2022, 128 pages, 12 €.
Un compte rendu de Christian Beuvain
Ce livre sur Pif le chien, personnage animalier devenu fétiche, né dans la presse communiste en mars 1948 sous le crayon de José Cabrero Arnal (1909-1982), est l’aboutissement d’un travail soutenu par les MSH (Maison des Sciences de l’Homme) de Dijon et Besançon. Ce projet PIFERAI, (Pif dans tous ses états : recherches, archives, interdisciplinarité) a donné naissance à un corpus numérisé de « l’ensemble des strips quotidiens parus dans l’Humanité de 1948 à 1969 » (p. 9) auxquels il faut en ajouter d’autres parus ailleurs – dans L’Almanach ouvrier et paysan par exemple – soit pas moins de 7 000 clichés qui ont servi de base de données aux différents chercheurs, sous la direction de Henri Garric et Jean Vigreux.
Sous leur direction, l’objectif de ce livre est de sortir Pif de la « relégation mémorielle » (contribution de Sylvain Lesage, p. 14) au sein des études sur la bande dessinée – champ culturel encore relativement peu fréquenté par les historiens – en explorant ses « dimensions éditoriales, sociales et politiques, sans oublier les enjeux littéraires et artistiques. » (conclusion, p. 126). Il est divisé en deux parties, « Pif le chien : éditions et politique » et « Poétique, origines et enfance de Pif », avec onze auteurs – que nous ne pouvons citer tous, néanmoins Henri Garric, Maël Rannou, Jean Vigreux, Vincent Chambarlhac, Bertrand Tillier – s’attaquant avec érudition aux multiples facettes (dessins, strips, mots, thèmes) de cet « objet parcouru de tensions multiples » (p. 126).
Le premier strip de Pif le chien apparait dans L’Humanité du 28 mars 1948. Nous sommes au cœur des « années chaudes » de la guerre froide. Toutes les professions artistiques voient surgir en leur sein des regroupements, pilotés par des militants communistes, pour la défense de la culture française – comme ce Comité de défense du Music-Hall pour « sauver la chanson française » lancé le 24 mars, soit quatre jours avant l’apparition de Pif le chien. Communistes et « compagnons de route » sont vent debout contre « le gangstérisme, stade suprême de l’impérialisme américain », suivant la forte et jdanovienne expression de Pierre Courtade dans L’Humanité du 9 mars 1948. Dans ces conditions, impossible pour le quotidien de continuer à publier Félix le chat, d’origine étasunienne, dont les strips sont distribué par l’agence Harmonia Mundi …[1] Félix le chat, « l’avers graphique de la souris capitaliste, du chat américain » (Vincent Chambarlhac, p. 97) disparait donc du quotidien communiste le 29 février 1948. Pour autant, il faut attendre le 14 juin 1951 pour que le chien communiste de Cabrero Arnal peigne sur les murs de la ville Les Américains en Amérique !
Pif le chien, bien que communiste, est-il néanmoins le défenseur « d’une certaine culture républicaine de la propriété », suivant le questionnement iconoclaste de Arnaud-Dominique Houte ? Une assertion osée qui mériterait sans doute de plus amples développements … Les gags, étudiés par Henri Garric, sont-ils désactivés de leur charge sociale par un « glissement vers un monde de fantaisie » (p. 123) puisqu’après tout ces vignettes sont pour des enfants ? Là aussi, à notre sens, c’est oublier que très tôt[2] le PCF a voulu politiser à sa manière le monde de l’enfance populaire. Ce que remarque d’ailleurs Jean Vigreux, pour qui « Pif permet de saisir au mieux l’histoire d’une République sociale et émancipatrice » (p. 79).
Pif chien domestique ou chien anthropomorphe ? Si l’on suit la logique de Bertrand Tillier, en officiant comme peintre ou bûcheron, « il s’extirpe ainsi de sa condition animale » et parvient alors à « conquérir sans relâche sa part d’humanité » (p. 111). Pif le chien peintre, justement. Selon Vincent Chambarlhac, il apparaît ainsi « comme la mise en abyme de la condition du dessinateur de presse » (p. 99) dans un corpus dont le pic se situe autour de 1955-56, pic correspondant pour cet auteur à « la querelle ouverte dans les Lettres françaises sur le portrait de Staline par Picasso » (p. 98).
Dans cette courte recension qui ne saurait rendre compte de toute la richesse (et des questionnements) de cet ouvrage, un regret, pourtant. L’absence d’une contribution consacrée au dessinateur, José Cabrero Arnal lui-même (ci-dessous photographié avec sa création de papier pour le magazine communiste illustré Regards, du 5 novembre 1948, page 14).
Bien qu’il existe ici ou là des biographies de cet illustrateur[3], une recherche approfondie sur celui qui croqua, entre autres, des caricatures anticléricales (ci-dessous, le 22 mai 1931, en Une) dans Solidaridad Obrera, le journal de la CNT (Confédération nationale du travail), la grande centrale libertaire espagnole, aurait permis, entre autres, de corriger le portrait d’un militant espagnol trop souvent présenté comme seulement républicain dans ces années trente.
In fine, un excellent travail de recherches sur un personnage emblématique des bandes dessinées de la presse des années cinquante.
[1] Félix le chat est une vieille connaissance des lecteurs de L’Humanité puisqu’il parait du 19 décembre 1937 au 27 novembre 1938. Après la Libération, il y figure du 10 mars 1946 et jusqu’au 29 février 1948.
[2] Lire Rachel Mazuy, Mon Camarade – Une revue communiste pour enfants (1933-1939). Circulations et transferts avec l’URSS. | Circulations, transferts et engagements politiques (hypotheses.org)
[3] Par exemple celle de Philippe Guillen, José Cabrero Arnal, de la république espagnole aux pages de Vaillant, la vie du créateur de Pif le Chien, Toulouse, Nouvelles Éditions Loubatières, 2011, ou celle du site comiclopedia, José Cabrero Arnal – Lambiek Comiclopedia