Le blog de Michel Goya
Michel Goya est un auteur spécialisé dans l'histoire militaire et l'analyse des conflitsPublié le 17.04.2024 à 19:58
Les Gardiens de la circonvolution
Plus
on en montre et moins on tue
L’art
opérationnel sur la limite de la guerre consiste à obtenir des effets militaires sans
provoquer une guerre ouverte. Pour cela on combine de manière inverse la
violence et la démonstration. On assassine et parfois même on combat secrètement,
on accroche brièvement et ponctuellement – comme en février 2018 à Koucham en
Syrie entre Russes et Américains ou comme lorsque les Israéliens frappent le
consulat iranien à Damas le 1er avril - mais on fait des tonnes de
démonstration lorsqu’on ne veut pas vraiment tuer. Dans ce dernier cas, on peut parader au loin,
se déployer face à l’adversaire (plus risqué) et même l’attaquer mais sans
intention de lui faire mal. On parlera alors de « pseudo-opération ».
Le raid français du 17 novembre 1983 sur la caserne Cheikh Abdallah dans la
plaine de la Bekaa en est un bon exemple. Il s’agissait de répondre à l’attaque
terrible du 23 octobre précédent mais sans provoquer d’engrenage, autrement dit
« faire semblant ». Ce jour-là Huit Super-Etendard de la Marine ont
décollé du porte-avions Clemenceau pour larguer 34 bombes sur une zone où tout
le monde avait été alerté auparavant, à l’exception d’un malheureux berger et
ses moutons. L'opération lancée le 8 janvier 2020 en réponse à
l’assassinat à Bagdad par les Américains du général Qassem Soleimani cinq jours
plus tôt a procédé de la même logique. Les
Iraniens avaient alors lancé quinze missiles balistiques sur deux bases
américaines en Irak, mais seulement après avoir averti les États-Unis via
l’Irak. Dans les faits ces attaques n’ont provoqué aucun mort et seulement peu
de dégâts, mais l’Iran a pu annoncer un bilan faux mais triomphant
tandis que de son côté Donald Trump a pu minimiser l’affaire. La confrontation
en est restée sur ce point d’équilibre.
On
savait – et les Israéliens les premiers - que de la même façon que l’Iran
répliquerait forcément à l’attaque du 1er avril à Damas, où son
consulat, et donc son territoire, avait été frappé par un raid aérien provoquant
la mort de personnalités importantes de la force al-Qods. Ces personnalités, en
particulier les généraux Zahedi et Rahimi qui coordonnaient l’action des
organisations arabes alliées de l’Iran dans la région, constituaient sans doute
des cibles trop tentantes pour les Israéliens qui ont donc tenté une « pointe »
de violence au-delà du seuil de la guerre sans la revendiquer. Aucun État ne
peut laisser attaquer son ambassade sans réagir. La réponse iranienne était
inévitable, seule sa forme posait question.
Cette
réplique ponctuelle pouvait jouer sur tout le spectre de l’action violente sous
le seuil de la guerre ouverte, depuis l’attentat terroriste non revendiqué,
comme celui de 1992 contre l’ambassade d’Israël en Argentine (29 morts et 242
blessés) jusqu’au lancement affiché de salves de roquettes, drones ou missiles.
Ces attaques aériennes de quelques dizaines à quelques centaines de projectiles
peuvent viser des objectifs périphériques, comme celles des 15 et 16 janvier à
Idlib en Syrie, au Baloutchistan pakistanais et à Erbil contre une base
supposée du Mossad après l’attentat du 3 janvier par l’État islamique, ou
directement le territoire israélien. L’Iran pouvait utiliser ses alliés pour
cela ou le faire directement et ouvertement. Les
Iraniens ont choisi cette option maximale, rompant ainsi les habitudes de
dizaines d’années de confrontation. Quand on rompt des habitudes, on surprend
et les surprises doivent toujours être étudiées avec soin car elles indiquent
peut-être des phénomènes nouveaux.
La
salve a été massive avec plus de 300 engins sans pilotes à bord, peut-être un
record historique, emportant environ 70 tonnes d’explosif au total. La majorité
de ces projectiles – 185 – était composée de drones Shahed volants bas et lent.
Ils sont mis plusieurs heures à atteindre Israël, ce qui a contribué à la mise
en alerte de tous les systèmes de défense aérienne (SDA) de la région, sans
espoir de faire beaucoup de dégâts mais espérant au moins de saturer en partie
la défense. Dans cette orchestration, les drones ont été rejoints sur
l’objectif par 36 missiles de croisière plus rapides et lancés plus tard, et
enfin par sans doute la vraie force de frappe de 110 missiles balistiques
venant directement d’Iran mais aussi marginalement depuis l’Irak, le Yémen et
le Liban, accompagnés par plusieurs dizaines de roquettes à courte portée sur
la frontière israélienne. Les objectifs visés étaient, semble-t-il, uniquement
militaires, en particulier les bases aériennes d’où avaient décollé les avions qui
ont bombardé le consulat d’Iran à Damas.
D’un
point de vue tactique, l’attaque a servi de test, à la fois de la capacité
d’attaque iranienne – organisation, fiabilité et précision des équipements
utilisés, estimation des résultats – et du SDA israélien et éventuellement des
alliés. De ce point de vue, les résultats de ce bref affrontement entre un des
plus puissants arsenaux de frappe sol-sol et un des SDA les plus denses et performants au monde sont ambivalents. Les autorités
israéliennes affirment, avec l’aide d’alliés de circonstances, avoir abattu « 99
% » de ces projectiles et qu’il n’y eu que des dégâts insignifiants. Il
semble cependant que plusieurs missiles balistiques, entre 7 et 15 selon les versions,
aient quand même réussi à percer le SDA et infliger quelques dégâts sur les bases
aériennes de Nevatim et de Ramon dans le Néguev ainsi qu’un site sur de
surveillance sur les hauteurs du Golan, tandis qu’une enfant a été blessée dans
la bataille.
L’Iran
dispose peut-être encore de la capacité de lancer vingt salves de même volume,
ou moins nombreuses mais plus puissantes afin de mieux saturer le SDA israélien.
Sur la durée, on ne sait pas bien si les Israéliens disposent d’une réserve de coûteux
missiles d’interception suffisante pour faire face à toutes ces salves. Si rien
ne change par ailleurs, l’Iran pourrait donc frapper le sol israélien d’un
ordre de grandeur de 200 missiles. C’est à la fois peu en soi, à peine 100 à 150
tonnes d’explosif soit très largement moins que ce que l’armée de l’Air
israélienne a lancé sur Gaza,
mais alors que les 36 missiles Scud lancés par l’Irak sur Israël en 1991 avaient
traumatisé la société, on peut imaginer ce que provoquerait ces 200 missiles modernes
sur Tel-Aviv ou Haïfa. Il est probable cependant qu’Israël et sans doute ses
alliés ne laisseraient pas à l’Iran la possibilité de lancer impunément toutes
ces salves.
À
plus long terme, l’Iran dispose donc d’une capacité statistique de percer le SDA en
jouant de la masse, mais pas de la capacité à coup sûr nécessaire pour une
éventuelle capacité nucléaire de seconde frappe. Il lui faut pour cela disposer
d’abord de points de départ suffisamment diversifiés et durcis pour résister à
une attaque, y compris nucléaire, puis de vecteurs presque invulnérables - ce
qui passe probablement par l’acquisition de technologie hypervéloce – et bien sûr un nombre minimal de têtes nucléaires. Trois seraient actuellement
en préparation. Avec peut-être une aide de la Russie, proche de celle qu’elle
offre à la Corée du Nord, l’Iran peut espérer une capacité nucléaire fragile
dans les deux ans qui viennent et une capacité de seconde frappe à l’horizon
2030.
L’art
opérationnel sur la limite
En avertissant tout le monde avant du déclenchement de cette opération, que l’on savait n’obtenir que de faibles effets matériels, puis en expliquant ensuite que pour eux l’affaire était « soldée », les Iraniens ont choisi de rester dans le cadre d’une pseudo-opération, peut-être la plus importante de l’histoire, destinée à sauver la face tout en offrant aux Israéliens le bénéfice d’une victoire défensive et le moins possible de raisons de répliquer à leur tour. Elle a permis aux Israéliens de sortir au momentanément de leur isolement diplomatique, en obligeant les Occidentaux mais aussi certains États arabes comme la Jordanie et l’Arabie saoudite à se placer militairement à leur côté - une première depuis 1956 - et donc aussi en porte-à-faux vis-à-vis d’une grande partie de leur opinion publique.
Le
plus intéressant est peut-être que l’Iran n’a pas été dissuadé de se lancer
dans une opération qui représente une rupture symbolique forte. L’invincibilité
militaire israélienne a été la pierre angulaire de la politique de la région
pendant des générations. Cette invincibilité a été mise à mal une première fois
le 7 octobre 2023 par la percée de la barrière défensive, mais aussi partiellement à partir de janvier 2024 par l’essoufflement de l’opération offensive Épées
de fer à Gaza. On constate maintenant que l’Iran n’a pas hésité à son tour
à attaquer le territoire israélien depuis le sien, ce qu’il s’était refusé de
faire. Israël peut donc prendre des coups et sa fureur ne fait plus aussi peur.
On est vraiment dissuadé de faire quelque chose que si on est persuadé que la
riposte ennemie sera plus désavantageuse pour soi que sa propre attaque ne
l’est pour lui. L’Iran n’a donc pas craint, du moins pas craint suffisamment,
la riposte israélienne pour l’empêcher d’agir.
Peut-être
pense-t-il que le résultat gagnant-gagnant de son opération empêche Israël
rationnellement de riposter et de gâcher ses gains. Notons au passage, ce
paradoxe qui veut que toujours dans cet art de la guerre sous le seuil ou à la
limite que l’existence d’un bouclier a tendance à inciter l’adversaire à
attaquer car il sait que cette attaque ne suscitera pas l’indignation
accompagnant le spectacle des destructions et des dizaines voire des centaines
de corps d’innocents meurtris. Les pseudo-opérations sont des opérations
propres. Peut-être l’Iran estime-t-il à son tour ne pas craindre matériellement
une attaque sur son propre sol car les capacités de frappe à distance des
Israéliens ne sont pas jugées très importantes et en tout cas que les cibles potentielles
sont bien protégées par leur propre SDA, peut-être renforcé par la Russie, et
surtout leur durcissement et enfouissement. Peut-être enfin qu’en conservant
une grande partie de sa force de frappe balistique, l’Iran peut estimer pouvoir
encore faire très mal en « riposte à la riposte » israélienne »
par une riposte encore plus massive et sans avertissement cette fois. L’attaque
« propre » du 13 avril pourrait ainsi apparaître comme un ultime
avertissement prouvant sa détermination à aller vers quelque chose de beaucoup
plus grave.
En
résumé, le pouvoir iranien, qui doit faire face à une contestation intérieure
forte, a estimé que les gains espérés d’un franchissement ponctuel seuil de la
guerre - sauver la face, jouer de la menace extérieure pour retrouver une
légitimité interne, se placer en vrai ennemi d’Israël et défenseur de la cause
palestinienne - surpassaient les risques, y compris sur le précieux programme
nucléaire.
Dilemmes
de la fureur
Le
problème pour l’Iran est que le pouvoir israélien, quoique divisé, est
sensiblement dans les mêmes dispositions. Si l’Iran voit son attaque comme une
riposte légitime et suffisante, Israël la perçoit comme une agression directe
et inédite de son territoire qui impliquerait normalement une réponse. En temps
normal, cette réponse israélienne aurait été immédiate et de même nature en
jouant également de la force de frappe aérienne.
Depuis
l’opération Opera en 1981 contre l’usine Osirak jusqu’au raid au Soudan
en 2009 contre un convoi d’armement iranien en passant par le raid de 1985 sur
le QG de l’OLP à Tunis (2 300 km) ou sur le réacteur graphite-gaz dans la
province syrienne de Deir ez-Zor en 2007, l’armée de l’Air israélienne a montré
depuis longtemps sa capacité à mener des raids à grande distance. Avec sa
combinaison F-35A furtifs pour ouvrir le passage et escorter et de F15I avec 10
tonnes d’emport de charge dont des missiles Delilah à 250 km de portée, les
Israéliens peuvent lancer des attaques à plusieurs dizaines de tonnes
d’explosif (17 tonnes lors de l’opération Orchard en Syrie) avec
cependant deux limitations fortes : une capacité de ravitaillement en vol
réduite à 4 avions KC-46 Pegasus et le manque (apparent) de projectiles à très
forte pénétration, ce qui réduit forcément l’impact sur des installations durcies
iraniennes. Israël peut aussi utiliser conventionnellement sa force de missiles
Jéricho II ou III, normalement destinée à sa force de frappe nucléaire.
Techniquement Israël peut donc lancer à son tour des attaques contre l’Iran,
et, quoique limitées par la distance, plus puissantes au bilan que celles de
l’Iran.
Toute
l’histoire israélienne annonce un ou plusieurs raids aériens contre l’Iran, la
retenue de 1991 face à l’Irak de Saddam Hussein constituant l’exception. Le
frein principal est sans doute constitué par l’existence d’une autre guerre en
cours depuis six mois contre le Hamas et qui est loin d’être terminée. La
sagesse consisterait à ne pas multiplier les ennemis, comme en 2006 lorsque les
opérations militaires commencées contre le Hamas à Gaza avaient dérivé en
guerre contre le Hezbollah et le Liban (pour que son gouvernement agisse contre
le Hezbollah) avec même la tentation à l’époque de s’attaquer aussi en même
temps à la Syrie. Le résultat de cette hubris n’avait pas, pour le moins, été probant.
Mais d’un autre côté, en se lançant dans le raid contre le consulat iranien à
Damas, le gouvernement israélien actuel savait pertinemment qu’il se trouverait
devant ce dilemme. Il peut considérer qu’une guerre parallèle contre l’Iran à
coup de raids réciproques serait gérable, et d’autant plus que l’efficacité du
bouclier défensif la rendrait relativement sûre. On retrouverait ainsi le
schéma de guerre à distance qui a prévalu à plus petite échelle mais
fréquemment entre le Hamas ou le Jihad islamique à Gaza et Israël de 2006 à
2021. Cela permettrait même à Netanyahu d'avoir in extremis une place d'honneur dans l’histoire en
détruisant ou au moins en entravant un programme nucléaire iranien qui fait
peur à beaucoup de monde. La sacro-sainte capacité de dissuasion israélienne
s’en trouverait également renforcée.
Pour
autant, les mêmes qui seraient effectivement satisfaits de l’arrêt du programme
nucléaire iranien s’inquiètent aussi beaucoup des moyens qui seraient utilisés
par les Israéliens pour l’obtenir. Les effets d’une guerre irano-israélienne ne
seraient pas limités aux deux protagonistes mais affecteraient toute la région
mais aussi le monde ne serait-ce que par la grave perturbation du trafic
commercial, en particulier pétrolier, comme dans les années 1980. Ils poussent
tous à la retenue israélienne, ou au moins à une forme d’attaque plus discrète.
Reste à savoir dans quelle mesure, ils seront écoutés.
Un
autre problème majeur est l’existence de cet ennemi proche pour Israël
constitué par le Hezbollah et dont la capacité de frappe est également considérable. De fait, depuis le début de la nouvelle
guerre contre le Hamas la tentation est forte du côté israélien de profiter de
l’occasion pour mettre également fin à la menace du Hezbollah en détruisant sa
force de frappe et en le repoussant au nord du fleuve Litani. D’un autre côté,
le Hezbollah lui-même fait le minimum pour montrer sa solidarité avec le combat
du Hamas et répondre aux attaques israéliennes mais, malgré les centaines de
morts qu’il a subis, sans franchir le seuil de la guerre ouverte. Le Hezbollah
n’a participé que de manière marginale à l’attaque du 13 avril. Une guerre
d’Israël contre l’Iran pourrait l’obliger à surmonter ces réticences et
utiliser sa propre force de frappe contre le territoire israélien avec
peut-être même la possibilité de lancer des raids terrestres.
D’un
autre côté, les Israéliens peuvent aussi déclencher une grande campagne
aérienne contre le Hezbollah comme en 2006, mais cela provoquerait en retour
une pluie de missiles, drones et surtout roquettes sur Israël. Israël peut
faire l’impasse, considérant qu’il a, comme face à l’Iran, les moyens
permettant de s’en protéger, mais le problème de cette campagne réciproque de
frappes est surtout qu’elle ne produirait pas de résultat stratégique. Le
Hezbollah aussi peut résister matériellement à une campagne de frappes et
même politiquement au Liban où on considérerait que cette nouvelle guerre
serait de la responsabilité d’Israël. Ce ne sont pas en tout cas les missiles
et bombes guidées israéliens qui repousseront le Hezbollah jusqu’au Litani,
pour cela il faudrait lancer une opération terrestre qui serait problématique
alors que celle contre le Hamas, un adversaire plus faible, n’est pas terminée
et que cela fait six mois que les réservistes ont été mobilisés, sans doute un
record dans l’histoire israélienne.
Bref, on se trouve au bord d’une nouvelle guerre ouverte. En regardant le passé tout y pousse, en regardant l’avenir possible tout la freine.
Publié le 14.04.2024 à 15:37
L'art de la défaite sous le seuil de la guerre : La France contre l'Iran
Extrait de Le temps des guépards : La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, Tallandier, 2022.
Bien qu’ayant
accueilli en exil son guide suprême l’ayatollah Khomeiny, la France s’est
opposée très vite à la nouvelle République islamique d’Iran proclamée en avril
1979. Or, à l’époque du Shah, les deux pays avaient conclu un vaste accord de
coopération nucléaire. Cet accord est remis en cause avec le nouveau régime. L’Iran
rompt le contrat de fourniture de centrales nucléaires, mais souhaite rester
dans le consortium Eurodif, la filiale du Commissariat à l’énergie atomique, et
bénéficier de la fourniture d’uranium enrichi prévue dans les accords. François
Mitterrand s’y refuse, comme il refuse que la France rende le milliard de
dollars qui y avaient été placés par le Shah.
La France
multiplie en revanche les accords avec l’Irak de Saddam Hussein, alors le
premier partenaire commercial de la France au Moyen-Orient et son deuxième
fournisseur de pétrole. Lorsque Saddam Hussein engage la guerre contre l’Iran
en 1980, il est pleinement soutenu par les États-Unis, désignés « Grand Satan » par l’Iran, tandis que la France est
nommée le « Petit Satan ». La France
fournit à l’Irak un quart de son équipement
militaire et les réacteurs de la centrale nucléaire de Tammuz, qui est détruite
par les Israéliens en juin 1981. On compte alors plus de 10 000 expatriés français en Irak, dont un certain nombre de
conseillers militaires, tandis que de nombreux Irakiens sont formés en France. Les retombées sur l’industrie française sont énormes ainsi que les rétrocommissions
sur les caisses noires des partis politiques français. D’un point de vue moins
matérialiste, le « progressisme laïc » de Saddam Hussein plaît également beaucoup plus que cette République islamique chiite dont on craint qu’elle ne
veuille exporter sa révolution.
La France appuie
donc massivement l’Irak dans sa guerre. En septembre 1981, elle signe avec
Saddam Hussein un contrat d’un montant équivalent à plus de 1,5 milliard d’euros
et portant sur des centaines de véhicules blindés, des milliers de missiles
antichars et antiaériens et même plus de 80 canons automoteurs de
155 mm, dont l’armée de Terre française n’est pas encore dotée. L’aviation
irakienne dispose déjà de 90 avions de combat Mirage F1. On y ajoute
25 autres appareils en 1985. Le plus extraordinaire est que, de 1982 à
1986, on vend quand même aussi discrètement et illégalement des obus à l’Iran
afin de financer le Parti socialiste. Les États-Unis font d’ailleurs de même
pour financer les contre-révolutionnaires en Amérique centrale. En
octobre 1983, le porte-avions Clemenceau vient prêter cinq avions
Super-Étendard, seuls à même de frapper les navires iraniens dans le Golfe avec
leurs missiles AM-39 Exocet. Un appareil est détruit et les quatre
restants sont rendus à la France durant l’été 1985.
On peut
difficilement imaginer à l’époque que tout cela passera inaperçu de l’Iran,
mais on s’estime probablement protégés de toute action de la République
islamique dont on croit de toute façon le destin assez bref. C’est une erreur.
C’est la première
fois depuis 1963 que la France est en confrontation directe avec un État. L’adversaire
de l’époque était le Brésil qui voulait interdire sa zone de pêche exclusive
aux navires français. Il avait alors suffi de protéger les pêcheurs français
par les navires de la Marine nationale pour, après une brève période de
tension, mettre fin au « conflit de la langouste ». Cela ne va pas
être aussi facile face à l’Iran.
…
La France est
surprise par les attaques par procuration iraniennes. La première zone d’action
est le Liban où l’Iran s’associe la Syrie, hostile à la présence des
Occidentaux. En septembre 1981, l’ambassadeur de France à Beyrouth est
assassiné par une milice à la solde de la famille Assad. L’Iran et la Syrie s’attaquent
ensuite aux cibles que les pays occidentaux ont obligeamment placées au Liban.
En
juillet 1983, la milice chiite Amal soutenue
par l’Iran tente de pénétrer dans Beyrouth. Les petites forces armées
libanaises réussissent difficilement à la repousser alors que la FMSB, censée
aider l’armée nationale, reste l’arme au pied. Cela n’empêche pas les
Occidentaux d’être frappés, notamment le 31 août lorsque quatre soldats et
un policier français meurent dans le bombardement de l’ambassade de France. Le
4 septembre, l’armée israélienne évacue soudainement les montagnes du
Chouf, au sud-est de Beyrouth. Le vide est occupé par les Druzes du Parti
socialiste progressiste (PSP), alliés de la Syrie et qui se trouvent désormais
à portée d’artillerie de la capitale libanaise. Les combats avec l’armée
libanaise sont très violents à quelques kilomètres au sud de la capitale. Le
11 septembre 1983, pour, enfin, appuyer l’armée libanaise en posture
délicate et protéger ses forces de la menace de l’artillerie du PSP, Ronald
Reagan fait appel aux forces navales qui frappent les montagnes de leurs canons
et lancent un raid aérien une semaine plus tard. Le 22 septembre, c’est au
tour des Français de lancer un raid aérien de huit Super-Étendard depuis le
porte-avions Foch afin d’anéantir une batterie druze après la mort de
deux soldats français deux semaines plus tôt. La force multinationale continue
pourtant à maintenir l’illusion de la neutralité en n’engageant pas les forces
terrestres. Les forces navales sont donc en guerre, mais pas les forces
terrestres, toujours interdites d’agir autrement qu’en légitime défense. C’est
d’autant plus absurde que ce sont elles qui sont frappées et non les navires.
Avant le 23 octobre 1983, 17 soldats français ont déjà été tués dans
différentes attaques.
La myopie
stratégique se double d’une cécité tactique. Le premier attentat suicide
moderne avec emploi d’explosif est le fait d’un membre du mouvement chiite
Amal, le 15 septembre 1981, contre l’ambassade irakienne à Beyrouth. Le
mouvement Amal est soutenu par l’Iran qui a aussi remis au goût du jour l’emploi
de combattants-suicide dans sa guerre contre l’Irak. D’autres attaques ont
suivi, frappant le quartier-général israélien à Tyr en novembre 1982 et l’ambassade
américaine à Beyrouth en avril 1983. Pour autant, on ne se prépare pas
vraiment à ce nouveau mode d’action promis à un grand avenir. Pire, pour
réduire leur vulnérabilité aux attaques plus classiques, les forces françaises
réparties jusque-là dans des petits postes ont été regroupées dans de grands
bâtiments, mais sans assurer autour d’eux une ceinture de protection efficace.
C’est ainsi que la 3e compagnie du 6e régiment
d’infanterie parachutiste, une unité de circonstance formée de volontaires, est
tout entière placée dans un immeuble de huit étages baptisé Drakkar, à quelques
centaines de mètres de l’ambassade d’Iran.
Le 23 octobre
au petit matin, quelques jours après que le président Mitterrand a déclaré aux
Nations unies que la France n’avait pas d’ennemi au Liban, le bâtiment Drakkar
explose. Celui des Marines américains a été attaqué sept minutes plus tôt. Les
Américains perdent 241 hommes et les Français, 58. Les deux attaques au
camion-suicide représentent l’équivalent en explosifs de plusieurs missiles de
croisière américains Tomahawk entrés au même moment en service et avec une
égale précision. Elles sont attribuées à plusieurs organisations armées :
le Mouvement de la révolution islamique libre puis le Jihad islamique et
surtout le Hezbollah. L’implication de la Syrie et de l’Iran est évidente, mais
aucune preuve formelle ne sera jamais avancée – on parlerait aujourd’hui d’opération
« non attribuable ». Les autorités françaises, malgré la demande de plusieurs députés, ne
constitueront jamais de commission d’enquête pour dire aux Français qui a tué
leurs soldats.
Alors que quelques
années plus tôt, il n’était question que de montrer notre détermination afin d’assurer
la crédibilité de notre doctrine de dissuasion stratégique, l’exécutif français
est désormais désemparé. Malgré l’affront immense, à ce jour les plus fortes
pertes militaires en une seule journée depuis 1962, il faut attendre plusieurs
semaines pour avoir une réaction. Le 7 novembre 1983, le véhicule piégé
(une Jeep marquée « armée française ») destiné à frapper l’ambassade
d’Iran à Beyrouth ne fonctionne pas. Moins de deux ans avant le fiasco du Rainbow
Warrior, la France ne sait visiblement plus très bien monter des opérations
clandestines. Le 17 novembre, « non pas pour se venger, mais pour que
cela ne se reproduise pas », le président Mitterrand déclenche l’opération Brochet.
Huit Super-Etendard de la Marine nationale décollent du porte-avions Clemenceau et larguent 34 bombes de
250 et 400 kg sur la caserne Cheikh Abdallah dans la plaine de la Bekaa,
une position des Gardiens de la Révolution islamique et du Hezbollah
opportunément évacuée quelques minutes plus tôt. Une rumeur forte prétend que
les occupants ont été avertis par un membre d’un ministère français.
Le
21 décembre 1983, un peu plus d’un mois après le raid aérien destiné à ce
que « cela ne se reproduise pas », une nouvelle attaque à la voiture
piégée a lieu contre les Français. La voiture est arrêtée par les merlons de
terre, mais les 1 200 kilos d’explosif détruisent l’endroit
où les soldats français prennent habituellement leurs repas. L’heure des repas
avait été heureusement décalée ce jour-là, sinon il y aurait un nouveau
massacre parmi les soldats français. L’attaque en tue néanmoins un ainsi que 13
civils libanais. On compte également plus de 100 blessés, dont
24 Français. Cette attaque ne donne cette fois même pas lieu à un
simulacre de représailles.
Dès lors, la
priorité est l’autoprotection. Plus personne ne sort des deux bases françaises,
au centre de Beyrouth et sur la ligne verte. Une batterie de cinq canons
automoteurs de 155 mm AMX-13 est amenée de métropole en renfort, qui
ne tirera jamais le moindre obus, mais dans le même temps le bataillon français
emprunté à la Finul lui est rendu.
Le début du mois
de février 1984 est l’occasion de nouveaux combats dans la capitale. L’armée
libanaise, que la FMSB n’aide toujours pas, se désagrège dans la montagne face
aux Druzes de Walid Joumblatt et dans Beyrouth face aux chiites d’Amal. La
force multinationale impuissante soutenant une armée fragile au service d’un
État faible n’a plus de raison de perdurer sinon pour prendre des coups qu’elle
ne voudra pas rendre malgré ses cuirassés, porte-avions et ses hélicoptères d’attaque.
Britanniques, Italiens et Américains évacuent Beyrouth en ordre dispersé
pendant le mois de février. La France s’obstine encore un peu, en proposant
même de remplacer la FMSB par une force des Nations unies, qui, d’évidence,
aurait été encore plus impuissante. La proposition est bloquée par un véto
soviétique. Isolée, la France n’a plus le choix : il lui faut replier également
ses forces, qui, selon les mots du président de la République, « elles ont rempli
leur mission ». Du 22 au 31 mars, les Français évacuent Beyrouth. La mission de la
Force multinationale de sécurité de Beyrouth prend fin officiellement le 31 mars 1984 après dix-huit mois d’existence. Nous avons
alors perdu pour rien 89 soldats tués et plusieurs centaines de blessés,
autant que plus tard en douze ans de présence en Afghanistan.
Cela ne met pas
fin pour autant à la guerre « sous le seuil ». Au Liban, l’Iran et la Syrie utilisent divers
groupes locaux pour enlever 11 diplomates et journalistes français de 1985
à 1987. Ces groupes sont utilisés aussi pour frapper Paris. De décembre 1985 à
septembre 1986, 14 attentats à la bombe y sont organisés, faisant
13 morts et plus de 300 blessés. Le réseau de Fouad Ali Saleh à l’origine
de ces attaques est démantelé en 1987. Ce groupe est lié au Hezbollah libanais,
lui-même lié à l’Iran. Il n’est pas exclu non plus que l’assassinat en
novembre 1986 de Georges Besse, ancien président du directoire d’Eurodif,
par le groupe français Action directe ne soit également lié au conflit.
Plus ouvertement
cette fois, à partir d’avril 1985, avec l’arraisonnement d’un
porte-conteneurs français, l’Organisation des Gardiens de la Révolution
multiplie les attaques à la bombe ou au missile antichar contre les navires
battant pavillon français ou autre dans le golfe arabo-persique. Le
25 novembre 1986, c’est une plateforme pétrolière de la société Total qui
est frappée par deux avions iraniens, faisant cinq morts dont deux Français.
Face à ces
nouvelles attaques, la France gesticule. Après les attentats de Paris de 1986,
2 000 soldats sont engagés sur le pourtour du territoire métropolitain en soutien des forces de police et de
douane. Cette opération, baptisée Garde aux frontières, est le premier engagement militaire français sur le territoire
métropolitain depuis la fin de la guerre d’Algérie. Elle n’a évidemment aucun
effet sur Téhéran.
Le 17 juillet
1987, on rompt les relations diplomatiques avec l’Iran. Le 30 juillet, la
Task Force 623 quitte Toulon en direction du golfe Arabo-Persique. Avec 6 000 marins sur 140 000 tonnes de bâtiments de guerre dont le porte-avions Clemenceau, soit 40 % du tonnage
total la Marine nationale, la TF 623 représente la plus forte
concentration navale depuis la crise de Suez en 1956. Cette opération, baptisée
Prométhée, est nettement plus utile que Garde aux frontières dans la mesure où escorteurs,
frégates et chasseurs de mines protègent efficacement sans combat les navires
français, et même parfois neutres, des attaques iraniennes. Pour le reste, les
huit passages du groupe aéronaval dans le Golfe sont l’occasion de déclarations
martiales du président de la République, mais aucune frappe n’est jamais
ordonnée.
En réalité, au
moment du déclenchement de Prométhée, le gouvernement français, dirigé par
Jacques Chirac, a déjà décidé de tout céder à l’Iran et de tirer un profit
politique de la libération des otages peu de temps avant l’élection
présidentielle de 1988 face à François Mitterrand. L’argent dû à l’Iran lui est
rendu, ainsi que le personnel diplomatique inquiété après les attentats de
Paris. En échange, les otages au Liban, Jean-Paul Kauffmann, Marcel Carton et
Marcel Fontaine, sont libérés. Il est alors mis fin aux opérations militaires
de démonstration dont le but principal avait bien été de permettre un abandon
plus facile derrière un masque de fermeté. Un traité définitif est signé par la
France et l’Iran en 1991. Il consacre encore, à ce jour, la plus grande défaite
de la France après la fin de la guerre d’Algérie.
Cet accord de paix secret avec l’Iran coïncide presque avec celui avec Libye, l’autre adversaire du moment.
Publié le 08.04.2024 à 15:48
Chaos debout
L’esprit
humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement
considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En
réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une
ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires :
démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de
contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en
ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter
de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur
faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant
l’embrasement général.
Tout
au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du
gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet
2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban,
mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant
à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains
voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît
le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était
réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un
comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue
surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les
mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006,
la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.
Les
enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux
de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7
octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet
2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à
la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de
donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique
affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que
dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à
Paris-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre
pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette
attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est
toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008.
L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une
clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au
politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Cet étouffement est cependant impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne
aérienne et exige, comme justement les deux cas de l'Etat islamique en 2006-2008 et 2014-2017, la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.
Cette
opération de conquête finalement ordonnée pour la fin du mois d'octobre a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par
une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces
aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes sous cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au
moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue
bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on
gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique.
En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires
à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat
futur. Il a par ailleurs dilapidé le soutien massif il bénéficiait après l’attaque
du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer
vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 17 000 morts
civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes
bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans),
matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques
centaines de combattants ennemis et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient
été en face d’eux par la suite. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans
les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à
Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.
La
seule chose cohérente - l’opération de conquête - n’est donc lancée que le 27
octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives
autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes
puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie
sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de
mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la
forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport
de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on
pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on
lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’active, cadres compris) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité
des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce
à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la
capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000
combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre
eux.
La
36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-Ville dans le mois
de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant
le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler
le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au
centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis
les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à
la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà
d’un infléchissement. Les pertes diminuent ensuite très fortement avec 17 morts en février
et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et
beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu
définitivement - morts, blessés graves et prisonniers - 20-25 000 hommes sur
40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation
massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa
plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes
sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont
des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades
régulières.
C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.
Peut-être
faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces
israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont
630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts,
on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en
1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de
la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en
Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres
organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou
la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est
beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied
de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils
commencent très progressivement à être démobilisés. Autrement dit, Tsahal n'aurait plus le souffle pour entamer la conquête du sud et préférerait se concentrer sur le contrôle du territoire nord, qui visiblement présente des trous, et se contenter de raids et de frappes sur le sud en attendant de reconstituer ses forces.
Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre et qu'il doit désormais se concentrer sur la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants.
Mais
peut-être aussi que ce même gouvernement Netanyahu est en fait
beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une guerre contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très
clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente
attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou
provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans
doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants
israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par
une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement au moins cette campagne aérienne au moins au Liban et peut-être jusqu'en Iran que certains souhaitent tant en Israël.
Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.