Démarches collectives pour l'émancipation et la transformation sociale - Animation Adeline de Lépinay
Publié le 02.09.2025 à 21:30
En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale
L’ouvrage « En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale » a été écrit par l’équipe de la Maison Phare, un lieu précieux, d’éducation populaire et de pédagogie sociale, situé dans le quartier Fontaine-d’Ouche à Dijon. Ponctué des photos de Sidi N’aïm, il a été publié en 2025 aux éditions La rage du social, une maison d’édition associative tenue par des acteurices de pédagogie sociale.
C’est un livre dont je vous conseille fortement la lecture car il donne à voir l’exigence et l’humilité avec laquelle l’équipe de la Maison-Phare œuvre au quotidien, sans relâche. C’est un livre qui donne à penser, et qui donne envie d’agir. Et en plus il est beau !
Et comme ce livre m’a beaucoup plu, j’ai eu envie d’écrire une bafouille pour vous en parler et rebondir sur ses propos. Pour commander le livre, rendez-vous sur le site de La rage du social.
En mai dernier je suis passée par Dijon et j’en ai profité pour aller rencontrer la Maison Phare située dans le quartier Fontaine d’Ouche. J’ai été accueillie par Mathieu Depoil, le directeur : nous avions été en contact il y a quelques années via Irène Pereira (merci à elle), mais je n’étais jamais allée à Dijon et la rencontre ne s’était jamais vraiment faite. La pédagogie sociale (voir le Manifeste des acteurs de pédagogie sociale), je connais un peu, pour m’y être formée en 2015 auprès d’Intermèdes Robinson à Chilly-Mazarin, et l’avoir pratiquée un peu cette même année avec Mme Ruetabaga à Grenoble. Depuis, c’est une pratique qui infuse la mienne de façon à la fois diffuse et fondamentale, mais je ne suis pas en lien direct avec celleux qui la pratiquent en tant que telle et au quotidien : d’où mon enthousiasme à rencontrer La Maison-Phare.
Je suis arrivée à Fontaine d’Ouche en fin de journée, il faisait beau. Mathieu m’a accueillie avec générosité (merci à lui !) et a commencé par me faire faire le tour de la Maison-Phare. Le lieu fourmillait de jeunes qui discutaient, et au passage j’ai goûté à de délicieux cookies tout juste sortis du four. Puis nous sommes sorti·es et avons fait le tour du quartier. C’est que la Maison-Phare, c’est un lieu, mais c’est surtout une implantation dans le quartier, dans tout le quartier. Ce sont 20 salarié·es, des bénévoles, et toustes les habitant·es du quartier : ça en fait du monde, et en marchant Mathieu saluait presque toustes celleux qu’on croisait. On a commencé par aller voir l’atelier qui se déroulait en pied d’immeuble un peu plus loin. Ce jour-là il était animé par Hélène Planckaert, mais toustes les salarié·es de la Maison-Phare, quelle que soit leur fonction, animent régulièrement ce type d’ateliers qui se déroulent quelle que soit la météo dans l’espace public : ils sont à la base de l’approche pédagogique mise en œuvre et donc tout le monde s’y met. C’était la fin de journée : il y avait encore plusieurs enfants, et quelques parents. Non loin, il venait d’y avoir une altercation avec la police et il y avait un peu de tension dans l’air : les ateliers s’intègrent dans la vie du quartier, ils ne sont pas des îlots et c’est justement ce qui fait leur force. Quand finalement il a été décidé de terminer l’atelier, toustes ont aidé à ranger et nous avons aidé à charger les tables, le tapis, le matériel dans la camionnette. Puis Mathieu m’a montré les différents potagers qui donnent lieu à l’activité de maraîchage : on était au printemps et le potager était drôlement beau. Moi qui habite aussi en quartier populaire, et sur une dalle, j’ai été toute épatée de tant de verdure et de production de légumes, résultat d’un intense travail collectif. On a rencontré les promeneurs de chiens du quartier et Mathieu m’a raconté comment c’est à force de créer des liens que ces derniers ont finalement accepté l’idée qu’un terrain de maraîchage se soit installé sur une partie de leur lieu de promenade. Car nous ne sommes pas au pays des bisounours où tout se passerait immédiatement de façon harmonieuse : un quartier, ce sont aussi des tensions, des incompréhensions, des intérêts contradictoires, comme partout, comme dans la vie. Et c’est en se rencontrant, en se connaissant, en se parlant et entendant les points de vue différents des siens qu’on se donne la possibilité d’avoir envie de trouver des compromis. On est aussi allé·es voir le Café associatif qu’a ouvert l’équipe de la Maison Phare. Il était fermé à cette heure, mais il ouvre tous les jours, proposant des boissons et des repas à des prix défiant toute concurrence : c’est un lieu important de sociabilité pour le quartier, où toustes peuvent s’installer et discuter, y compris avec des enfants, et où celleux qui le veulent peuvent aussi s’investir en tant que bénévoles. Les légumes issus du maraîchage y sont régulièrement vendus et servis lors des repas. Au loin, il y avait le terrain d’aventures, mais on n’est pas allé·es jusque là. Partout des immeubles, mix de logements sociaux et de copropriétés : quelques rénovations en cours, mais également beaucoup de panneaux « à vendre », traduisant la fuite de celleux qui le peuvent. Non, décidemment, il ne s’agirait pas de romantiser le contexte, même si ce que fait la Maison-Phare est beau.
Quand on est finalement revenu·es à la Maison-Phare, Mathieu m’a présenté l’ouvrage « En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale », publié en 2025 aux éditions La rage du social, une maison d’édition associative tenue par des acteurices de pédagogie sociale. Cet ouvrage a été écrit par l’équipe de la Maison-Phare. Il est ponctué de photos de Sidi N’aïm : des photos qui donnent à voir du sensible, du beau, du complexe, qui créent un dialogue entre les mots et le ressenti. Dans les jours qui ont suivi j’ai dévoré le livre : c’est un ouvrage d’une grande subtilité, qui traduit à la fois l’exigence et l’humilité de toute une équipe qui œuvre au quotidien, sans relâche. J’ai une grande admiration pour les personnes qui ont cette force, et qui savent conjuguer exigence et humilité. Je conseille fortement la lecture de cet ouvrage, et en attendant je me base sur ses textes pour vous parler de l’action de la Maison-Phare ! [Les passages en italique sont mes disgressions]
Je viens de le décrire : la Maison-Phare est présente bien au-delà de ses murs. Son action passe par la réappropriation des espaces, et notamment de l’espace public. Prendre la rue, sortir de la honte inculquée aux habitant·es des quartiers populaires, aux personnes racisées, aux femmes, à toutes les personnes et tous les groupes sociaux qui subissent les rapports de domination. Il s’agit de « renverse[r] l’intériorisation d’une humiliation », de « dépasser l’emprise de la peur ». Prendre la rue, c’est un enjeu politique à la fois très concret et symbolique, une façon de s’encourager mutuellement à ne pas se laisser taire, à ne pas se laisser faire, de développer collectivement une légitimité, une dignité, et pourquoi pas une fierté. Il s’agit de « partir du préalable politique que la rue n’est pas un endroit à fuir, mais un lieu où habiter », de « franchir les murs pour rencontrer les autres », y compris parce que « c’est la présence humaine dans l’espace et non son éviction qui le sécurise et le socialise ».
Et pour ce faire, la Maison-Phare utilise « la situation comme espace d’intermédiation ». La pédagogie sociale tâche en effet de « tenir compte de l’aléatoire, sans présager de la forme finale qui prend sens dans la situation », à l’inverse des logiques de maîtrise des espaces, des corps et des pensées qui nous entourent. À l’inverse aussi du « technosolutionnisme des dispositifs d’intervention » qui ont la part belle dans le travail social. In fine, il s’agit de faire usage d’un « art de la ruse et du bricolage » : faire avec ce qui se présente, en tenant ensemble le quotidien et le temps long. « Être présent dans le temps long s’avère fondamental. Cependant, les avancées sur le long terme sont permises par les actions éducatives quotidiennes. Il s’agit pour l’animateur et l’animatrice de parvenir à surprendre sa propre lassitude afin de la contourner ». Parce que « l’expérience humaine est incompressible », parce qu’il nous faut être « du côté de la vie », sinon à quoi bon.
« La pédagogie ne consiste pas seulement à transmettre des connaissances, mais plutôt à faciliter l’émergence, par l’expérimentation, de processus émancipateurs, tant sur le plan individuel que collectif ». « La pédagogie sociale est une pédagogie de lutte, inscrite dans la réalité et le quotidien des personnes. Puisque les concepts abordés ci-dessus relèvent des mécanismes d’oppression, il est nécessaire d’en avoir une lecture claire pour mieux les conscientiser et les affronter » ; « remettre au cœur des débats et surtout des pratiques la question des rapports sociaux ». Il s’agit de « créer les conditions nécessaires à l’entrée dans un processus de conscientisation », en repolitisant l’action. « Le phénomène de dépolitisation du travail social et de l’éducation populaire [est] né de la stratégie néolibérale par la bureaucratisation des rapports et par la technicisation des fonctions ». « Cela se traduit par le fait de voir l’usager comme un ou une bénéficiaire des services et non plus comme une personne opprimée par un système politique. »
Toute l’action que décrit l’ouvrage est basée sur le principe de réciprocité, d’échange, de rencontre, de dialogue, de mise au débat, de politisation. Cela me fait m’interroger sur le nom de « Maison-Phare », car un phare éclaire de façon unilatérale, sans réciprocité, ce qui me semble tout-à-fait éloigné des pratiques de la Maison-Phare à Fontaine-d’Ouche. Je pinaille, je sais, mais c’est tellement important pour moi que tant pis, je développe. Il y a plusieurs traditions historiques dans l’éducation populaire française (ça se discute, mais admettons). Aujourd’hui elles se mélangent souvent, mais je trouve que les re-distinguer permet d’éviter des écueils, et notamment l’écueil d’une éducation populaire qui voudrait « éclairer » le peuple. Une tradition qui trouve ses racines au siècle des Lumières, quand il s’agissait de nourrir des savoirs et une rationalité s’opposant à l’obscurantisme porté par l’institution catholique. Cette tradition a donné lieu à des pratiques d’école en-dehors de l’école, reproduisant souvent une pédagogie classique, descendante, « bancaire » dirait Paulo Freire. Au-delà, cette tradition a milité pour la création de l’école républicaine mise en place à la fin du XIXème siècle par Jules Ferry. Ferry qui était un colonisateur convaincu, ce n’est pas un hasard et c’est là que le bât blesse. Car cette tradition d’éducation populaire a donné lieu à des pratiques qui, sous une justification morale prétendant « amener la civilisation », ont accompagné la colonisation et l’écrasement des cultures locales. C’est que l’enjeu était d’unifier le peuple dans la République, autour d’une culture unique : celle de la classe dominante, la bourgeoisie, de sa conception du juste, du beau, du projet de société souhaitable. Si je reviens là-dessus, c’est qu’on se trouve là au cœur du paradoxe de l’éducation : si elle est potentiellement émancipatrice (apprendre à lire, à connaître le monde, à se questionner et à débattre), elle est en même temps indubitablement domesticatoire (par l’inculcation de valeurs et de grilles de lecture qui empêchent de voir le monde autrement que nous le présentent nos éducateurices). Sauf s’il s’agit d’une éducation critique qui repose sur la réciprocité et le dialogue, invitant à questionner et critiquer les contenus qu’on nous transmet / que nous transmettons (car nul·le n’a la science ni la conscience infuses, nous avons toustes besoin d’apprendre et de nous nourrir, et car aucun contenu n’est neutre), à les croiser avec d’autres sources, sans confondre les faits et les opinions mais en considérant que l’éducation ne peut être émancipatrice que si elle s’accompagne d’un entraînement à exercer une pensée critique.
Les pratiques de la Maison-Phare mettent très largement en œuvre cette réciprocité et ce dialogue, ce qui produit une politisation de l’action. Il s’agit de « sortir du cloisonnement entre le social et l’éducatif, entre le pédagogique et le politique ». « En pédagogie sociale, la pratique est centrale. Faire ensemble. Cuisiner, dessiner, faire de la musique, bricoler, coudre… Parce qu’en faisant, on triche moins ». Recourir à « l’art et la culture comme outils de transformation sociale », « repositionner l’art comme outil de transformation locale, pour s’opposer à la confiscation des pratiques artistiques par une élite ». « Notre culture est celle de l’agir et de la transformation de la réalité proche. […] C’est par le travail de la culture que peut se dessiner le chemin de l’émancipation, et non par sa contemplation, car la pratique artistique sans visée émancipatrice n’est que divertissement et diversion au service des puissants ». « L’art est révolte ». « Il a nécessairement besoin du collectif ». « Sans commun, il n’y a pas d’art émancipateur ».
Cette appréhension de la culture, des pratiques culturelles, me semble fondamentale : une culture en pratique. Cela aussi crée de la réciprocité, à l’inverse des salles obscures où le public, individualisé et plongé dans le silence, observe des artistes professionnel·les. Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’il ne devrait pas y avoir d’artistes professionnel·les, ni de se priver de la possibilité de développer un art ou un savoir et d’estimer ceux-ci. Il s’agit en revanche de refuser la séparation, l’impossibilité de dialoguer, de débattre, de contester, de remettre en cause, entre celleux qui savent et celleux qui prétendument ne savent pas. Car cela accompagne et normalise le fonctionnement d’une société basée sur la domination, et in fine sur la séparation entre celleux qui décident et celleux qui font.
Cette conception de la culture va, pour moi, avec une conception du rapport aux autres. Elle s’oppose à la pensée de la « mobilisation », ce terme militaire qui ne laisse pas présager beaucoup de réciprocité, de prise en compte de l’autre. Lors de mes études initiales j’avais fait un travail de recherche sur la démocratisation culturelle, en réalisant une étude du public des manifestations culturelles gratuites et en plein air. Le public est-il différent quand ce qu’on présente comme les principaux freins à l’accès (le lieu qui impressionne et le ticket d’entrée qui coûte) sont levés ? Eh bien non : le public est à peu de choses près le même que celui qui va voir des spectacles payants dans des salles dédiées. C’est que, si les portes sont ouvertes, les propositions sont les mêmes et celleux qui les font n’ont pas beaucoup bougé. Se poser la question de la mobilisation, de la massification et de la démocratisation (questions que je travaille aujourd’hui dans les champs de l’éducation populaire et des mouvements sociaux), cela ne peut se limiter à ouvrir les portes, poser des affiches, proclamer des injonctions et s’agacer que « les gens » ne viennent pas. [Même s’il est certain que si les portes sont fermées, c’est mal parti… C’est un peu comme en informatique où on commence par nous demander si notre matériel est bien branché et connecté : là il faut avant tout vérifier que les portes sont bel et bien ouvertes avant d’avancer au-delà, car il arrive qu’elles ne le soient pas… Bref]. Quand on souhaite travailler avec des personnes qui ne sont pas là, il ne s’agit pas de se demander, comme on l’entend si souvent, Comment mobiliser les habitant·es des quartiers populaires ? Il s’agit, si cette intention est sincère, de se décentrer, de ne pas chercher à ramener vers soi et vers ses activités et ses convictions, comme si les autres (« les gens », cette expression qui dénote si souvent une conception de la séparation entre ces gens et nous…) manquaient quelque chose en ne s’intéressant pas à ce que nous faisons. Il s’agit de se demander à l’inverse ce à côté de quoi NOUS passons pour que ce que nous faisons n’intéresse pas, et donc de nous intéresser à ces fameux « gens ». Sortir de nos postures de domination qui cherchent à faire changer les autres, pour questionner nos automatismes de pensée et d’action, sortir de nos logiques. Il ne s’agit pas de tomber dans un relativisme naïf, de tirer un trait sur nos croyances, nos valeurs, notre éthique, nos intentions. Mais de considérer, si tel est le cas, qu’une éthique prétendument émancipatrice ne saurait envisager de se diffuser par l’usage de la domination, et qu’il faut donc envisager d’autres façons de s’y prendre. Et même, avant cela, que l’émancipation n’est possible que si la société se transforme, et donc que peut-être il faudrait davantage s’intéresser aux questions de société. C’est exactement la même logique que les pratiques d’ « aller-vers » quand elles ne sont pas motivées par un enjeu de transformation sociale : c’est ce dont parle avec une grande clarté la dernière partie du Manifeste des acteurs en pédagogie sociale.
Il me semble que c’est ce rapport à son « public » que l’équipe de la Maison-Phare décrit quand elle écrit : « Nous préférons la logique de la coopération et de l’appropriation à celle de la participation ». « C’est en favorisant les pratiques coopératives, en remettant en question les hiérarchies sociales et en encourageant la prise de décision collective que les animateurs·trices contribuent à renforcer les capacités d’action collective des habitant·es. »
La pédagogie sociale repose sur « la gratuité, la libre adhésion et la non-inscription au préalable ». « Cette pratique pédagogique trouve sa pertinence dans la régularité et la visibilité de ces actions auprès des habitant·es, plusieurs fois dans la semaine, tout au long de l’année. Elle doit s’inscrire sur un temps long afin d’assurer une présence rituelle sur l’espace public et d’interagir, au mieux, avec le milieu de vie des publics. La gratuité et la non-inscription participent aussi à l’inconditionnalité de l’accueil des publiques dans nos pratiques pédagogiques. »
Mais, en tant qu’éducateurices qui travaillent avec des enfants, « comment écarter toute forme d’autoritarisme et ne pas tomber dans le laisser-faire ? Comment faire autorité sans pour autant être autoritaire ? Comment favoriser l’autonomie de chacun et faire en sorte que le groupe se rapproche de l’autogestion ? C’est quoi l’autonomie ? » « L’autonomie s’apprend et se comprend à l’échelle du groupe. […] L’autonomie est liée à la notion d’organisation et au partage du pouvoir, et donc à l’ « autorité » (du latin auctoritas, capacité à faire grandir). Dans ce cas, l’autonomie n’est pas incompatible avec la notion de discipline : un cadre collectif régissant le bon équilibre des rapports. »
Nous n’aimons pas le regarder, mais le pouvoir est présent partout, et il l’est indubitablement en matière d’éducation, de travail social, d’animation socio-culturelle. Affirmer vouloir encourager la coopération et l’appropriation, c’est d’emblée remettre en question le rapport de pouvoir qu’ont les institutions vis-à-vis de celleux qu’on appelle les « usagèr·es ». La participation, à l’inverse, suppose de faire venir à soi sur la base de ce que l’on a prévu et organisé en extériorité (et que cela soit éventuellement fait avec de bonnes intentions et éventuellement des propositions de qualité n’y change rien). Remettre en question ce rapport de domination est complexe pour les professionnel·les mais aussi pour les usagèr·es : il faut se défaire des façons habituelles d’interagir et trouver comment les transformer. Mais comme les pratiques égalitaires sont surtout empêchées par celleux qui détiennent le plus de pouvoir, plutôt que par celleux qui en détiennent le moins, il est nécessaire que les professionnel·les prennent au sérieux la remise en cause fondamentale qu’iels doivent mettre en œuvre dans leurs pratiques. On retrouve là le paradoxe avec lequel doivent faire les démarches d’éducation, de travail social, d’animation socio-culturelle, d’action culturelle, entre émancipation et domestication. Cette domestication se fait sur la base des valeurs et des croyances de l’institution et/ou des éducateurices (ce qui est juste, bon, beau, souhaitable pour la société, et ce qui ne l’est pas : aucune éducation n’est neutre), grâce au pouvoir (symbolique voire très concret) dont celleux-ci disposent sur celleux avec qui iels travaillent.
Les éducateurices qui cherchent à avoir une action la plus émancipatrice possible ont forcément besoin de mener un sérieux travail de réflexivité sur leurs pratiques, afin de tâcher d’identifier la façon dont iels usent de leur pouvoir, dont leur subjectivité interfère dans leurs pratiques. Il ne s’agit pas de prétendre supprimer sa subjectivité ou son intention, ou ne pas faire usage de pouvoir, mais de gagner en recul de manière à ne le faire autant que possible qu’en conscience et en transparence et à pouvoir en répondre et en débattre. Le travail réflexif sert à cela. Et je suis tellement convaincue de sa nécessité que j’ai fait de son accompagnement mon activité professionnelle !
C’est précisément de ce travail réflexif que cet ouvrage est la trace : c’est ce qui le rend si intéressant. Car la réflexivité est un travail des contradictions, un refus de réduire la complexité de la réalité et de nos utopies à une analyse univoque et à des recettes à suivre et à appliquer, alors même qu’ « il faut bien commencer par quelque part et par quelque chose ». S’engager collectivement dans un travail de réflexivité, c’est nourrir notre propre parcours d’émancipation, et par là affirmer en pratique qu’il ne s’agit pas d’émanciper les autres, mais bien de s’émanciper ensemble et que cela n’a rien de simple puisque cela nécessite la transformation des structures de la société. Cet ouvrage est issu du processus de réflexivité que mènent ensemble les membres de l’équipe de la Maison-Phare. Leurs réflexions et questionnements nourrissent les nôtres, nourrissent les miennes, et m’enthousiasment à ce titre. Elles nourrissent « l’enthousiasme à vouloir construire un monde nouveau ».
« Cet ouvrage est le fruit de neuf années d’expérimentation. Neuf années de recherche en équipe. » C’est qu’à la Maison-Phare, l’équipe se forme et forme son éthique et ses pratiques en lisant, en écrivant, en débattant, et tout ça sur le temps de travail : « l’écriture est un excellent exercice de réflexivité collective ». La réflexivité, posture et pratique nécessaire pour allier exigence et humilité, être dans l’action sans perdre le lien avec la complexité, penser la complexité sans perdre la capacité à agir. Agir avec force et conviction, tout en assumant « la modestie de nos gestes et de nos propos. Il faut bien commencer par quelque part et par quelque chose ». Une posture éthique, politique et pratique. Alors « plusieurs jours par an, ils et elles, des animatrices d’accueil aux coordinateurs, en passant par les bénévoles, parlent systèmes de domination, discriminations croisées, postures pédagogiques, formulant ainsi le projet pédagogique de la Maison-Phare ».
« Les ateliers de rue s’inscrivent dans un projet éducatif libertaire. Mais entre la théorie et la pratique, il existe de réels points de tension qui peuvent créer l’inverse de ce qui est recherché, et accentuer un phénomène d’individualisation, ou encore rendre les enfants autoritaires au lieu de les rendre autonomes. Ces pratiques pédagogiques demandent une grande rigueur et une organisation collective. Il semble donc important de se questionner pédagogiquement sur la manière dont chaque principe est décliné sur le terrain, au risque de reproduire cette pédagogie traditionnelle que nous tentons de transformer… Mais tant qu’on se pose des questions, tout va bien ! »
En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale
Sous la direction de Mathieu Depoil Photographies de Sidi N’aïm
Éditions La rage du social Mars 2025 146 pages 12€
Sommaire de l’ouvrage :
Préface (Hugues Bazin) Avant propos : Construire des tiers-espaces de résistance éducative (Mathieu Depoil) Femmes racisées et habitantes des quartiers populaires : toutes légitimes ! Accompagner la libération de la parole de ces femmes à travers la pédagogie sociale (Léa Dakité et Fahima Hafaiedh) Toutes en grève féministe ! (Hind Abdoun, Christelle Decrion, Leila Gnaoui, Aurore Gomez, Hanane Jabbari, Ophélie Klein, Rabia Majjit, Hafida Raoud, Bruna Rizzotto) De la forme scolaire à la pédagogie du dehors (Claudine Martin) La pratique d’activités en pédagogie sociale : du libéral au libertaire. Est-ce que la libre activité peut accentuer le phénomène d’individualisation ? Analyse d’une tension (Hélène Planckaert) Entre le dedans et le dehors : un cadre éducatif soumis à tension (Salwa Garnoussi et Manola Remandet) Pédagogie sociale et pensée politique : maintenir la distance de sécurité ? (Mathieu Depoil) La place des « petits » dans l’espace public : de grands besoins dans les grands ensembles ? (Nadège Dupré) Une histoire de co-création en pédagogie sociale (Mathieu Depoil et Hélène Planckaert) Pédagogie sociale et alimentation : les enjeux sociaux et politiques de la cuisine de rue (Stéphane Haquin) Du maraîchage en jungle urbaine : témoignage d’un jardinier (Jean Oddone) Les jardins urbains : un ancrage communautaire au cœur de la résistance sociale (Lalie Gounon) Interagir avec le milieu : construire des espaces collectifs (Léo Le Ligné) « Apprenti !? À ton âge !? » : un essai et quelques notes sur six années d’un parcours de liberté, de rencontres et de partage dans une association d’éducation populaire (Jean-Christophe Duraffourg) Éducation populaire et écologie sociale : vers une (re)politisation des pratiques pédagogiques ? (mathieu Depoil) Postface (Naïké Desquesnes)Et tout au fil de l’ouvrage : les photos de Sidi N’aïm
Publié le 29.08.2025 à 20:09
Manifeste des acteurs en Pédagogie Sociale
Manifeste réalisé sur la base de concertation de 9 associations, intervenant en pédagogie sociale, et discuté et adopté lors du Festival de Pédagogie sociale, de Chilly-Mazarin, le 29 Mai 2021. Texte synthétisé par Ewelina Cazottes, Laurent Ott, Mathieu Depoil. Disponible notamment sur le site de La rage du social.
1. L’urgence d’agir
Il est urgent de mettre un terme aux freins imposés aux actions qui prennent la rue pour terrain d’activité. Une crise sociale de grande ampleur est en cours et a accentué l’éloignement de plus en plus d’enfants et de familles précaires, vis-à-vis du soutien traditionnel des institutions éducatives, sociales, éducatives et culturelles. Nous dénonçons les difficultés à exister et à financer ces actions. Il s’agit le plus souvent des difficultés liées au déni de légitimité, de freins idéologiques, de concurrence déloyale avec les grosses structures qui sont représentés par les Fédérations Nationales et qui ont des moyens financiers importants. Dans le cas le plus difficile, certains acteurs connaissent des conflits ouverts avec des municipalités, soucieuses de faire taire les besoins sociaux. Cela impacte fortement et limite le travail quotidien de ces structures.
Majoritairement, les acteurs dénoncent en particulier :
Des refus de financement. Le déni de leur légitimé. Le dirigisme et l’autoritarisme avec lesquels sont menées les politiques sociales, et en particulier la logique « du haut vers le bas », qui ignore les réalités sociales de terrain. Les freins idéologiques, opposés aux acteurs en Pédagogie sociale, qui imposent une lecture lissée et faussée des problèmes sociaux, éducatifs et institutionnels. Un manque cruel de moyens et donc aussi en personnels pour répondre aux besoins criants. Une situation imposée aux acteurs qui ont le courage et l’honnêteté de s’investir dans ces actions concrètes, qui subissent du bénévolat imposé ou de très faibles rémunérations. La concurrence imposée, avec complaisance soit avec des grandes institutions déconnectées des réalités sociales, soit avec des petites associations locales, qui pratiquent le clientélisme. Une volonté de limiter, réduire ou interdire par tous moyens les ateliers et pratiques sociales, de rue. La lourdeur et la contrainte administrative des demandes d’autorisations pour s’installer dans la rue pouvant pousser parfois, pour ne pas risquer l’abandon de l’action, à ne plus demander l’autorisation… L’amalgame entre pédagogie sociale et dispositif municipal ou gouvernemental de « prévention de la délinquance » et de « tranquillité publique ».2. Lever les blocages idéologiques
Aujourd’hui, la présence sociale, sur le terrain, auprès des populations qui subissent les violences sociales, politiques, administratives, économiques, et symboliques, est devenue un acte majeur. Les institutions cherchent à gagner du temps ; pour ne plus voir la crise sociale majeure qui est en cours, elles se replient sur elles-mêmes et multiplient les barrières vis-à-vis de leurs publics. Une vague sécuritaire submerge le pays. Ce sécuritarisme à la fois sanitaire et policier, laisse dans l’insécurité sociale et totale, les familles et enfants de milieu populaire. Une politique de pénalisation cherche à faire taire les problématiques qui restent sans solution. Les acteurs sociaux engagés dans ces réalités subissent pour eux-mêmes les effets de ce « sécuritarisme », sous forme d’obstacles, de freins ou de déni de leurs actions. Or, les réalités sociales niées, refoulées reviennent toujours, avec leurs lots de drames, de violences en tout genre. Il faut imposer aujourd’hui réalisme et pragmatisme pour regarder en face l’état de la société, qui se dégrade. Sortir de l’invisibilité les populations et les problématiques majeures, est devenu une urgence.
3. La transformation sociale : une nécessité
Afin de sortir d’un travail social en voie de bureaucratisation et d’une éducation populaire institutionnalisée par les pouvoirs publics, nous sommes convaincus que la pédagogie sociale peut-être un levier possible de transformation sociale, de lutte éducative et de construction d’une autre société. Construction d’une autre société parce que nos pratiques pédagogiques, sous-tendues par une vision du monde inspirée du commun, du global et du collectif, s’inscrivent en opposition à l’ordre néolibéral dominant. Notre pédagogie déroge à la domestication de l’éducation en refusant la division du travail éducatif, la segmentation des pratiques, le découpage de l’éducation par « dispositifs » et soumises aux « marchés publics ». Notre pédagogie est celle de la réalité, de la proximité et de la connaissance des milieux, nous permettant ainsi d’élaborer un diagnostic permanent des conditions de vie sociales, des inégalités, des injustices vécues dans les quartiers et dans les espaces de vie. Notre légitimé vient de cette connaissance de la réalité, elle nous inspire et nous guide car notre choix est de la transformer plutôt que de la subir, le fatalisme éducatif [Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Eres, 2006, p. 57 et 79] n’étant pas une option pour nous. Dans ce contexte, l’initiative collective, citoyenne, politique et libre est considérée et perçue comme une menace ou une défiance de l’ordre établi. Ces conditions d’exercice de la démocratie représente, à nos yeux, un réel danger pour nos avenirs communs, le droit individuel ayant pris le pas sur les libertés collectives. Face à cet autoritarisme, nous revendiquons une pédagogie de la délibération, de la confrontation et de l’entraide avec pour ambition de redonner du sens aux principes de démocratie vivante et permanente. Nous contestons la privatisation du débat public par les experts et technocrates déconnectés des réalités populaires et sociales. Notre pédagogie est donc celle de l’assemblée, du groupe, du débat d’idées et de la responsabilité, indispensables à l’exercice de l’autonomie individuelle et collective. Au-delà du « vivre ensemble », la pédagogie sociale vise à faire société par le choix du commun : ce que nous partageons et ce que nous vivons ensemble. L’interaction des âges et le refus du clivage des publics rompent avec une société actuelle poussant à la lutte générationnelle, des genres et des identités. La rue étant notre lieu commun, elle centralise les publics, les isolés, les invisibles, les précaires, les indociles. Notre choix est donc d’être là, parmi les communs. Dans une société qui se fragmente, se confine et se digitalise, la démarche de pédagogie sociale de s’affranchir des cloisons matérielles et mentales n’a jamais été autant d’actualité. Dans cette continuité, nous aspirons également à décloisonner les pratiques en tout genre, ne limitant pas nos actions au travail social ou éducatif. En pédagogie sociale, le travail de la culture [Maurel Christian, Éducation Populaire et travail de la culture, L’Harmattan, 2000] est central notamment via l’expression, la création et l’expérimentation artistique. C’est par ce travail rigoureux de la culture que peut se dessiner le chemin de l’émancipation et non par sa contemplation, car la culture sans visée émancipatrice n’est que divertissement et diversion aux services des puissants. Tel est le cas en pédagogie sociale : la culture est révolte parce que non-soumise aux codes et contraintes du dedans, de la cloison et de l’entre-soi.
4. Nous adressons un message
Dans certaines villes, certains quartiers, des associations se voient empêcher de travailler dans la rue. Dans d’autres cas et dans d’autres endroits, il se produit l’inverse : l’injonction des financeurs aux associations à pratiquer le « aller-vers »… Dans ce cas, il est important de poser quelques repères pour ne pas confondre « travail de rue » et « institutionnalisation de la rue » ou encore « colonisation de l’espace public par le pouvoir dominant » :
Le « aller vers » se construit pédagogiquement et fait écho à une ambition éducative et non à une démarche de visibilité et de communication, voire de racolage. C’est une construction collective qui doit répondre à une orientation politique claire de la part des structures organisatrices. Cette politique peut se traduire par la volonté d’agir dans le milieu de vie des enfants et des familles non pas dans une dynamique de participation mais dans une dynamique d’appropriation de l’espace. Le « aller vers » n’est pas de la « délocalisation » d’activités. L’idée n’est pas de transférer dans la rue une pratique qui existait auparavant dans les locaux de la structure. Le « aller vers » consiste à construire l’Activité et la pratique à partir des rencontres faites dans le milieu habité. Le « aller vers » ne suffit pas à transformer la réalité s’il n’est pas constitué d’une pratique pédagogique émancipatrice et de lien social. En pédagogie sociale, la place de l’activité est donc primordiale pour construire ensemble ce processus d’émancipation. Le « aller vers » est juste le premier pas, la suite appartenant au registre de la pédagogie. Le « hors les murs » n’empêche pas d’être « hors sol ». La pratique de la rue nécessite une connaissance de ce qui s’y passe et l’identification des besoins existants pour agir la où il se doit. La pédagogie sociale est une surface de contact avec les publics et les réalités sociales.En pédagogie sociale, nous ne considérons pas la rue comme un « marché » ou une « foire » vouée à reproduire les inégalités ou autres formes de domination que nous pouvons retrouver dans certains fonctionnements du travail social. La rue à elle seule ne protège pas des dynamiques de « conquête » et du hors-sol institutionnel hélas déconnecté des réalités populaires. La rue ne peut être garante à elle seule de la visée émancipatrice de l’activité car, animée de manière dirigée et autoritaire, celle-ci ne devient pas pour autant libre et emprunte d’émancipation… Cette action restera vectrice de non-choix, d’enfermement, de soumission et d’impuissance même pratiquée en plein air. Le « Hors les murs » n’est donc pas gage de liberté… Le « Aller vers », peut même être un piège quand il serait possible de transférer dans la rue le poison de la domination institutionnelle et les mécanismes d’exclusion issu des fonctionnements bureaucratiques. En pédagogie sociale, la rue doit être appréhendée comme un espace où le rapport de soumission est combattu par nos propres choix et positionnements pédagogiques.
En conclusion…
La pédagogie sociale n’est pas un dispositif. De ce fait, celle-ci n’est ni évaluable, ni quantifiable, ni transférable mais transmissible, mesurable et vivante. C’est une démarche de co-construction de l’intérêt général dans une perspective d’amélioration des conditions de vie.
Publié le 13.12.2024 à 14:45
L’éducation populaire va-t-elle changer le monde ? Podcast
Depuis l’automne 2024, le CEPES (collectif d’éducation populaire pour l’émancipation sociale) de Valence réalise une émission de radio sur l’éducation populaire, co-produite avec Radio BLV : « Educ Pop’ : l’éducation populaire va-t-elle changer le monde ? »
Une fois par mois pendant 30 minutes, Juliette et Valentine causent de leur passion pour l’éducation populaire et nous proposent d’en faire un tour d’horizon en découvrant l’histoire de ces pratiques, en découvrant des outils et en rencontrant des invités !
Pour écouter :
En direct sur Radio BLV (93.6) la deuxième quinzaine du mois : les lundis à 17h et les vendredis à 10h15 En replay sur le site internet du CEPES : https://cepes-asso.fr/ressources/ Bonne écoute !Publié le 24.11.2024 à 14:29
« Animons ! » : un manuel pour les animateurices de métier, les profs, les militant·es etc.
À propos de l’ouvrage « Animons ! Avec joie et ambition – Un manuel pour les éducateurices populaires, leurs collègues et leurs allié·es » de Sébastien Hovart (2024)
Il existe une fâcheuse tendance à penser l’animation comme une activité dépolitisée (cf Histoire de la dépolitisation de l’animation socioculturelle). Si on considère que l’animation a un lien avec l’éducation populaire, alors on ne peut s’en satisfaire. Mais au-delà de dénoncer et éventuellement politiser ses propres pratiques, comment agir ? Les formations initiales à l’animation sont le plus souvent totalement dépolitisées, et beaucoup d’animateurices pensent qu’être « professionnel·le » revient à être « neutre ».
« Animons ! Avec joie et ambition » regorge de ressources intellectuelles, théoriques et pratiques pour voir et pratiquer autrement le métier d’animateurice : pour se donner les moyens de l’exercer avec une visée sociale de dévoilement/conscientisation des dominations et des inégalités et d’accroissement des capacités démocratiques individuelles et collectives. Dans ce livre, Sébastien Hovart nous partage « tout ce que j’aurais bien aimé qu’on me transmette et qu’on m’explique pour construire mon métier d’animateur » : dans une perspective de transmission entre pairs, il nous offre ses apprentissages, ses réflexions et ses pratiques, et c’est un très beau et précieux cadeau qu’il nous fait. Ne vous laissez pas impressionner par la taille de ce cadeau (500 pages !) : l’ouvrage est très aéré avec une grande police, des paragraphes courts et des renvois dans tous les sens qui invitent à picorer sans se mettre la pression. D’ailleurs Sébastien a même formalisé quelques « parcours » pour se balader dans le livre selon ses intérêts principaux (voir en fin d’article). Et puis il y a de très chouettes illustrations ainsi que des centaines de petites citations formidablement bien choisies, issues pour beaucoup de la science-fiction dont Sébastien est fan, mais aussi de Kaamelott, de chansons, ou encore de sa fille dont la répartie est impressionnante !
Un manuel pour les animateurices, mais aussi pour les profs, les militant·es, et tant d’autres
Sébastien défend dans son livre qu’animateurice, c’est un métier, et il est convaincant sur ce point : c’est un artisanat qui s’apprend en pratiquant et qu’on n’a jamais fini d’apprendre. Mais c’est aussi une posture et une ambition, et c’est pourquoi ce livre intéressera bien au-delà des animateurices de métier : il sera une mine d’or pour les profs qui souffrent souvent d’un manque de formation sur « comment transmettre ? », ainsi que pour les militant·es qui s’interrogent sur « comment mobiliser, comment favoriser des dynamiques collectives émancipatrices et puissantes ? »
Présentation de l’ouvrage
L’animation : un métier politique d’artisanat
Chapitres « Éducation populaire » et « L’animateurice »
Qu’est-ce qu’être animateurice ? Faut-il est sociable et extraverti·e pour être un·e bon·ne animateurice ? Qu’est-ce qui fait une bonne animation ? L’ouvrage débute par une affirmation : « L’éducation populaire, c’est un truc d’optimiste » qui se base sur « deux idées incontournables : les gens peuvent s’améliorer et se libérer de leurs contraintes et de leurs dominations. Le monde peut changer, nous pouvons le changer. » Et Sébastien Hovart l’affirme : il est nécessaire d’articuler radicalité et pragmatisme, d’avoir des analyses et des finalités radicales tout en mettant en œuvre une posture et des actions pragmatiques, sans cesse adaptées et réinventées, surtout pas une posture quotidienne radicale et intransigeante. Car l’émancipation est un parcours qui nous amène à devoir déconstruire beaucoup de choses qu’on nous a inculquées et qu’on veut nous imposer au quotidien : désapprendre les réflexes de compétition et d’obéissance pour apprendre à fonctionner en coopération et en exerçant notre esprit critique et notre responsabilité. C’est la finalité d’une éducation qui serait émancipatrice, et non pas utilitariste.
Sébastien Hovart défend qu’être animateurice, c’est un métier, et un métier qui peut s’appliquer à toute dynamique collective : l’animation d’activité, mais aussi l’animation de projet ou d’instance. C’est un métier qui s’apprend, pas un « savoir-être » qui renverrait à notre identité, à quelque chose qui nous serait prétendument inné : « animer, c’est du faire, pas de l’être ». C’est faire avec des humains, y compris avec leurs émotions, et avec notre sensibilité comme outil de travail pour réagir face aux groupes. Et cela mène à une question éthique : puisque animer vise à agir sur les dynamiques collectives et qu’éduquer vise à transformer des personnes, ce sont des activités qui sont tout sauf neutres : quelle est alors la limite avec la manipulation ?
La forme au service du fond
Chapitres « Posture », « Construire des animations », « Gestes d’animation » et « Outils »
Très concrètement : pourquoi et comment varier les formes ? Comment animer un débat ? Comment réagir face au réel qui ne se déroule jamais comme on l’avait prévu ? Comment penser la question de la mobilisation ? Pourquoi et comment utiliser le jeu comme un outil ?
La posture est le premier instrument de travail de l’animateurice : c’est « l’ensemble des messages que l’on envoie avant même de faire activement quoi que ce soit : la manière de se tenir, de se présenter, de s’habiller ». Vient ensuite la réflexion sur les objectifs poursuivis et les stratégies et tactiques que l’on va utiliser pour les atteindre. Penser les rythmes, la dynamique du groupe en lui-même, l’influence qu’on a sur le groupe, la pédagogie, le plaisir, l’animation des désaccords et des conflits, le travail collectif d’analyse, la mobilisation, l’évaluation de nos actions. Puis les gestes : « On peut animer sans outils, mais pas sans gestes d’animation ». Et enfin les outils, avec la présentation d’outils pour l’inclusion, l’expression, d’outils pour trier, conscientiser, transmettre, décider.
Sébastien nous transmet plein de façons de faire, tout en nous mettant en garde contre des dérives ou des erreurs communes : penser la mobilisation comme si on était des publicitaires qui voudraient vendre leurs produits ; proposer des quizz alors que cela ne produit que du contrôle des connaissance (a-t-on la bonne réponse ou non ?) et en aucun cas de la réflexion collective. Sébastien nous aide à décrypter ces écueils et à y trouver des alternatives.
Comprendre, transmettre et agir
Chapitres « Rapports sociaux » et « Politique »
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage proposent un véritable renforcement critique et politique pour comprendre comment fonctionne notre société, et donc ce qu’il faut changer. Cette partie est selon moi très puissante pour trois raisons.
D’abord, parce qu’elle vulgarise de façon très claire des contenus sociologiques et politiques que personnellement je n’ai pas souvenir d’avoir déjà lus de façon aussi éclairante en si peu de pages. Ce ne sont pas les publications fouillées et de qualité qui manquent, mais pour les personnes éloignées de ces débats, la plupart des sources sont inaccessibles notamment parce qu’elles sont beaucoup trop spécialisées, diverses et nombreuses : ce qui est une qualité par ailleurs, mais qui ne facilite pas l’accès quand on ne sait pas par où commencer. L’ouvrage propose par exemple une classification des grandes idéologiques politiques en sept familles : l’anarchisme, le socialisme, le communisme, l’écologisme, le libéralisme, le conservatisme et le nationalisme. Évidemment ces familles simplifient la réalité, mais Sébastien Hovart assume qu’il faut « faire crier les spécialistes » si on veut permettre aux non-spécialistes de développer leurs propres analyses et de s’autoriser à s’inviter dans les débats, et éventuellement d’aller ainsi plus loin. Il développe également les thèmes de la démocratie, du conflit, de la lutte, de la transformation sociale, de l’utopie et du pouvoir.
Ensuite, parce qu’elle fait le lien directement avec les façons d’agir : ce qu’on peut faire pour tâcher de faire changer cet état de fait. Les analyses sociologiques s’en tiennent le plus souvent à l’établissement d’un constat nécessaire mais qui ne donne pas toujours le sentiment de pouvoir avoir prise. Et la tradition politique majoritaire en France, basée sur le principe de « démocratie » représentative, fait que très souvent les écrits politiques se concluent par « votez pour nous »… Sébastien Hovart nous invite à agir sans tomber dans l’illusion des « sociogestes » (parallèle qu’il fait avec les « écogestes » comme par exemple faire pipi sous la douche), qui sont bienvenus mais largement insuffisants pour provoquer le réel changement souhaité.
Enfin, parce qu’en parallèle de ces éclairages, Sébastien Hovart nous transmet des pistes pour partager à notre tour ces analyses à des groupes. Il nous partage y compris la façon dont il a appris à réagir face aux différents types de résistance ou d’enthousiasme débordant qu’il rencontre quand lui-même transmet ces éléments. L’ouvrage comprend par exemple les outils d’animation que Sébastien utilise pour animer un temps sur les sept familles politiques présentées plus haut (et l’ensemble des outils d’animation qu’il a créé est en partage en Creative Commons sur son site https://sebformation.fr/).
Toute cette transmission, il nous montre comme il la fait avec une posture « éducation populaire », c’est-à-dire non pas en transmettant un contenu, des démonstrations, des explications à un public réduit à l’écoute et à l’apprentissage passif. « Éduquer, ce n’est pas remplir des vases, c’est allumer des feux », cite-t-il : c’est en favorisant l’analyse de leurs propres situations et environnements que Sébastien Hovart amène les groupes à prendre étape par étape conscience de la façon dont est structurée et fonctionne la société, et de ce qu’il faudrait changer pour aller vers davantage de justice sociale.
Et ce que je trouve génial, c’est que c’est dans le chapitre « Politique » que Sébastien Hovart nous amène un éclairage sur l’histoire de l’éducation populaire. Ce faisant, il nous prouve avec brio que l’éducation populaire est bien une démarche politique, issue des mouvements sociaux qui ont lutté et luttent pour l’émancipation et la transformation sociale.
Où trouver l’ouvrage et les ressources liées ?
Cet ouvrage est une nouvelle preuve de l’énorme envie de transmettre de Sébastien Hovart. Il nous y dévoile la façon dont il s’y prend pour le faire d’une façon qu’il tâche d’être la plus émancipatrice possible. Sébastien est animateur : il forme notamment les professionnel·les du secteur de l’animation socioculturelle, cherchant à leur transmettre des pistes pour faire de leur métier un artisanat politique. Son ouvrage est un outil pour partager encore plus largement sa conviction et sa pratique. En parallèle, n’hésitez pas à consulter son site ressource https://sebformation.fr/ ainsi que son site https://www.2nddegre.fr/.
L’ouvrage est édité en autoédition. Il se commande ici en ligne, mais en le commandant en librairie vous soutenez les librairies et accessoirement vous évitez de payer les frais de port ! Une version pdf est par ailleurs téléchargeable sur le site de Sébastien (mais l’investissement dans le livre papier vaut le coup et sera plus pratique pour le consulter ! Les contenus du livre de Sébastien Hovart sont édités sous licence Creative Commons.
Des parcours (très) partiels et rapides pour naviguer au sein du livre
Parcours proposés par Sébastien Hovart (17 novembre 2024)
« Comme on me l’a justement fait remarquer : 500 pages, ça peut faire peur. Même si j’ai fait des efforts pour que ce soit vivant, et même si j’encourage à picorer et y aller de manière détendue. En tout cas pour certain-es. Et comme j’ai vraiment envie que ça puisse être abordé par toutes et tous dans nos réseaux et métiers, je vous propose une série de parcours, petits, chacun étant une sélection sur un thème. Comme chaque partie fait en moyenne un ou deux pages, ça ne fais pas un trop gros volume et on y rentre par une question. Vous me direz si ça fonctionne… »
Parcours “J’ai envie de découvrir ce que c’est l’Educ pop ?”
C’est quoi l’éducation populaire ? : p.9 Un truc d’optimiste : p.10 Les cousins : p.31 Animer c’est un métier : p.36 Fliquer, sauver : p.84 Ne pas prendre les gens pour des cons : p.86 Voir Comprendre Agir : p.168 Le temps d’animation comme rupture : p.323 Être allié-es : p.346 Histoire de l’éduc pop : p.466 Domestication : p.472 Aujourd’hui, plus que jamais : p.475Parcours “Je suis animateurice et je veux bien quelques billes en plus”
Animer c’est un métier : p.36 Je ne suis pas tout-e seul-e : p.15 Animer ça s’apprend : p.41 Être sociable, ou pas : p.50 Animer quoi ? : p.40 Posture, gestes et outils : p.66 Gestes en animation d’activité : p.185 3 cercles : p.73 Plus qu’un rythme : p.123 Obligation de moyens : p.178Parcours “Les inégalités, je veux bien me poser des questions dessus et en parler”
Voir les dominations : p.278 Émotions, la base : p.54 Juste et injuste : p.61 Domination, oppression, exploitation : p.282 Asymétrie des regards : p.283 Les stéréotypes comme structure : p. 292 Norme : p.291 Se distinguer : p.301 Codes et capitaux : p.311 Mépris de classe : p.314 Une gueule d’universel, ou pas : p.317 Aliénation : p.319 Dissonance cognitive : p.344 Travailler les valeurs directement : p.380Parcours “Je voudrais accompagner mes groupes à parler de rapports sociaux, d’inégalités et à prendre conscience de tout ça.”
Voir les dominations : p.278 Un objectif d’émancipation collective : p.17 Être alliéè-es : p.348 Que ça devienne un sujet : p.279 Réactions quand on y confronte nos publics : p.335 Les nouveaux convertis : p.338 Construire sa posture à soi : p.90 La colère en animation : p.56 Apprendre à se taire : p.48 Je ne sais pas : p.50 Anti-magicien-ne : p.134 Dire oui : p.188 Manipulation, éthique : p.52 La place des statuts : p.128 Outils d’expression : p.222 Prise de parole : p.307 Une éducation au conflit : p.436 Des outils pour conscientiser : p.240 Piliers d’estime : p.353 Les temps d’animation comme rupture : p.323 Stratégies de dominé-es : p.357 Aujourd’hui, plus que jamais : p.475Parcours “La politique, je sais pas par quel bout la prendre mais pourquoi pas”
Pourquoi se préoccuper de politique : p.384 Un manque flagrant : p.385 Une grille de lecture : p.387-414 Voir les dominations : p.278 Idéologies et rapports sociaux : p.419 Démocratie : p.426 Trois piliers : p.442 Un imaginaire positif des luttes : p.452 Conflit : p.430 Histoire de l’éducation populaire : p.466 Domestication : p.472 Utopies : p.456 Mot de la fin : p.499Publié le 19.11.2024 à 11:13
[Vidéos] 5 minutes d’éduc pop, par Anthony Brault
Anthony Brault, ancien de la SCOP Le Pavé, propose sur son site En transition des vidéos ainsi que des outils, des réflexions, et des propositions de formation.
Vidéo 1 : Qu’est-ce que l’éducation populaire ? Vidéo 2 : Comment mobiliser ? Vidéo 3 : Comment animer des réunions participatives ? Vidéo 4 : Comment faciliter la participation de chaque personne ? Vidéo 5 : Faut-il des outils pour animer une réunion ? Vidéo 6 : Comment décider ? Vidéo 7 : Comment négocier avec le pouvoir ? Vidéo 8 : Comment intégrer les nouvelles personnes ?
Publié le 31.10.2024 à 18:24
Histoire de la dépolitisation de l’animation socioculturelle
À propos de l’ouvrage « Animation socioculturelle – Une histoire de la formation » de Cyrille Bock (PUR, 2024)
Qu’est-ce que l’éducation populaire ? Vaste question… Qu’est-ce qu’une association d’éducation populaire ? Le malentendu peut augmenter encore. Aujourd’hui, nombre d’associations disposent de l’agrément « Jeunesse et éducation populaire » mais proposent principalement des services de l’ordre de l’animation et du loisir sur les temps extrascolaires, répondant à des appels d’offres et à des délégations de service public. Ce faisant, que devient l’objectif d’émancipation et de transformation sociale pourtant central dans les mouvements d’éducation populaire ? Pour autant, à l’intérieur de ces associations, il peut y avoir des professionnel·les (et des bénévoles quand il en reste autres que symboliques) qui portent les valeurs et ambitions de l’éducation populaire et qui bien souvent souffrent éthiquement de l’écart entre leur motivation et leurs missions.
Dans son ouvrage Animation socioculturelle – Une histoire de la formation paru aux Presses universitaires de Rennes en juillet 2024 (115 pages, 10 €), Cyrille Bock (voir ses publications sur HAL + son podcast sur l’animation et l’éducation populaire) nous retrace la sociohistoire de l’animation socioculturelle. En se centrant se donnant pour objet les formations et leur évolution, il nous donne à voir comment l’animation s’est professionnalisée et dépolitisée au fil du temps. Car si des formations à l’animation ont été à l’origine organisées pour répondre à un besoin lié à une activité occasionnelle et militante, elles ont peu à peu accompagné la professionnalisation et la structuration d’un métier dans des contextes où les politiques ont le plus souvent cherché à le domestiquer et le dépolitiser.
Aujourd’hui je considère l’animation socioculturelle comme une cousine de l’éducation populaire, comme le sont le travail social ou les institutions culturelles : des secteurs professionnalisés et institutionnalisés à la fois proches (je travaille souvent avec les professionnel·les de ces secteurs) et éloignés (ensemble nous travaillons à pourquoi et comment distiller du politique dans leurs pratiques, ce qui donne du sens à leur métier mais qu’iels ne peuvent bien souvent faire qu’en exploitant les brèches, en résistant et en subvertissant leurs cadres d’intervention). Est-il possible de rapprocher ces cousines, ou leurs chemins sont-ils irrémédiablement séparés voire opposés ?
Une sociohistoire de l’animation socioculturelle
Cyrille Bock commence par revenir sur la naissance de l’animation socioculturelle à la fin du XIXème siècle avec la création des colonies de vacances. Voilà donc pourquoi l’éducation populaire est régulièrement rattachée au niveau de l’État au qualificatif « Jeunesse et sports », ce qui m’a toujours paru absurde puisque personnellement je travaille avec des adultes et que nous faisons ensemble assez peu de sport…
En 1881 est créée l’école obligatoire : pour Jules Ferry c’est une démarche qui vise à retirer leur influence sur la société à la fois aux courants religieux et au mouvement ouvrier. L’instauration d’un temps scolaire va instaurer de fait également des temps extra-scolaires qui feront également l’objet de cette concurrence entre mouvements religieux, ouvriers et laïcs. Dans une optique à la fois militante et de service public éducatif, chacun de ces mouvements propose des colonies de vacances aux enfants : il s’agit de maintenir et/ou développer une influence sur leur éducation. Les mouvements religieux visent notamment les familles nécessiteuses, le mouvement ouvriers les familles ouvrières, et les militant·es laïques les citoyen·nes modestes. Dans les années 1930, leur concurrence s’étend aux Auberges de jeunesse : colonies et auberges de jeunesse se multiplient fortement. Toutes les familles politiques s’intéressent à la jeunesse : en 1936 le gouvernement du Front Populaire confie à Léo Lagrange un Sous-secrétariat d’État à l’organisation des loisirs et du sport, tandis que quelques années plus tard le gouvernement de Vichy renforce encore l’intervention étatique en créant des agréments pour le secteur (l’agrément Jeunesse et Éducation Populaire qui existe encore aujourd’hui et conditionne l’obtention de subventions pour le secteur).
Entre 1962 et 1975 ce sont quelques 6000 équipements socioculturels qui sont inaugurés, accompagnant l’urbanisation massive qui prend la forme des « grands ensembles ». Les associations deviennent gestionnaires de ces lieux et embauchent du personnel pour les animer. Il s’agit pour la puissance publique d’encadrer le temps libre des jeunes en recourant à une cogestion entre l’État et les associations (avec notamment la création du Fonjep) : les associations embauchent des salarié·es et deviennent gestionnaires d’équipements. Mais dès 1966 François Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports, met fin à la cogestion et cherche à censurer les orientations des associations quand il les estime trop politiques.
L’animation était à la base une activité occasionnelle qu’on pratiquait en plus de son métier, pendant son temps libre et dans une optique en partie militante : on s’y formait principalement « sur le tas » avec ses pairs. Elle devient peu à peu une activité de plus en plus professionnelle, encadrée par des formations et des diplômes. Cette évolution se fait sous une double pression : celle de la puissance publique qui cherche à contrôler et normaliser, et celle des animateurice elleux-mêmes qui revendiquent une reconnaissance y compris financière de leur métier.
Dans les années 1970 le contexte d’Union de la gauche amène un grand nombre d’associations à se départir de leur démarche critique, tandis que nombre de militant·es associati·ves se muent en notables. En opposition à cela, la « deuxième gauche » développe une critique de l’État, affirmant qu’il faut choisir entre militer ou avoir des subventions.
Les années 1980 voient le développement de la politique de la Ville qui s’intéresse avant tout au chômage des jeunes et à l’immigration : la priorité est à « l’insertion sociale et professionnelle ». Parallèlement la consommation de loisirs augmente en France et tout cela vient produire un effet de ringardisation de l’éducation populaire. Les associations ont besoin de vendre des formations pour se financer, le nombre de professionnel·les augmente encore. En 1988 est créée la convention collective de ce secteur dont les emplois sont très précaires.
Lors de son passage au ministère de la jeunesse et des sports, Marie-George Buffet tente de redonner une impulsion politique au secteur : elle confie à Luc Carton (qui nous a quitté·es récemment) la responsabilité d’animer des rencontres de l’éducation populaire qui auront lieu en 1998 et déboucheront sur la publication d’un Livre blanc de l’éducation populaire en 2001. Mais la fin du gouvernement Jospin en 2002 met fin à ce processus.
Dans les années 2000, le processus de Bologne porté par l’Union Européenne transforme le secteur de la formation en imposant l’approche par compétence et la continuité LMD (Licence Master Doctorat). Dans une logique liée au New Public Management, les formations se formalisent. Dans le secteur, cela donne notamment lieu à l’institutionnalisation d’une hiérarchisation et d’une division du travail entre assistant·es, technicien·nes, coordinateurices et directeurices. La loi française pour « la liberté de choisir son avenir professionnel » (sic) de 2018, qui crée le CPF, renforce encore cette restructuration.
La dépolitisation de l’animation est-elle une fatalité ?
L’ouvrage de Cyrille Bock nous donne à voir la façon dont l’animation, qui est une des héritières de l’éducation populaire, s’en est peu à peu éloignée au fil de sa professionnalisation. Le travail social et la « Culture » ont sans doute subit des trajectoires proches, même si différentes. L’ouvrage retrace la façon dont la puissance publique s’est attachée à restreindre les libertés associatives, utilisant son pouvoir de subventionner pour décourager plus ou moins explicitement les pratiques politiques que les associations sont en droit de mettre en œuvre, appauvrissant ainsi la vitalité démocratique de la société.
En refermant le livre, je me demande s’il aurait pu en être autrement. Et s’il peut en être autrement aujourd’hui. Comment agir pour que des structures professionnalisées puissent rester engagées pour l’émancipation et la transformation sociale ?
La sociohistoire que nous retrace Cyrille Bock résonne avec le grave recul des libertés associatives que nous subissons ces dernières années (voir Observatoire des libertés associatives). Cela doit nous encourager à tenir les deux bouts : à la fois revendiquer l’amélioration nécessaire des conditions de travail des travailleureuses du secteur de l’animation, et tenir bon sur le contenu nécessairement politique de cette activité. Car sur les deux plans la situation est plus qu’insatisfaisante : elle est franchement problématique. Les conditions de travail dans l’animation sont déplorables : précarité et bas salaires y sont la norme. Et s’il y a heureusement de nombreu·ses professionnel·les et militant·es pour refuser la normalisation de leurs pratiques et pour tenter d’exploiter les brèches, celles-ci sont de plus en plus réduites, entre précarité économique, contraintes légales (dont le Contrat d’Engagement Républicain mis en place dans le cadre de la loi dite « Séparatisme » en 2021 et dont la puissance publique se sert pour exercer un pouvoir arbitraire) et managérialisation des associations. L’injonction à mettre en œuvre le Service National Universel (SNU) main dans la main avec l’institution militaire devrait être une ligne rouge : trop souvent malheureusement elle ne l’est pas.
L’animation socio-culturelle est aujourd’hui très éloignée de l’éducation populaire. Si mon utopie va dans le sens d’une abolition du capitalisme, du salariat et de la séparation entre temps de travail et temps de loisir, dans la société telle qu’elle est il n’est pas inéluctable que le loisir soit dépolitisé. Beaucoup de collectifs et d’associations tâchent de mettre en œuvre des colonies autogérées, du football militant, des voyages solidaires ou des chorales et des fanfares de lutte. Si gagner sa vie est aujourd’hui une contrainte, il nous faut par ailleurs lutter contre la vassalisation des associations à un État de plus en plus autoritaire, et développer des alternatives. Ne pas se résigner, tâcher de refuser chaque fois que cela est possible les limites que l’on veut nous mettre (et féminiser ses textes, ce que les Presses universitaires de Rennes refusent semble-t-il…).
Et pour trouver des réflexions et des pratiques concrètes pour avoir des pratiques d’animation joyeuses et ambitieuses avec une visée d’émancipation individuelle, collective et sociale, lisez l’ouvrage « Animons ! Avec joie et ambition – Un manuel pour les éducateurices populaires, leurs collègues et leurs allié·es » de Sébastien Hovart (2024)