Démarches collectives pour l'émancipation et la transformation sociale - Animation Adeline de Lépinay
Publié le 26.10.2025 à 14:47
« L’atelier des miracles » : vélo, couture & éducation populaire
À propos de : L’atelier des miracles Les activités cachées d’un atelier d’auto-réparation de vélo et de couture De Benjamin Pichot-Garcia Publié aux éditions des trois canards en 2024 Plus d’infos (dont les points de distribution) ici
Ce livre est formidablement inspirant : il parvient à rendre visible tout ce que des activités collectives permettent de construire en termes d’émancipation et de transformation sociale, si on s’en donne la peine, si on parvient à en prendre le temps. Toutes ces choses minuscules et immenses qui sont si difficiles à nommer, qui sont impossibles à faire rentrer dans les indicateurs chiffrés, que nous ne devons jamais dénigrer malgré les urgences qui nous assaillent, car il n’y a pas de raccourci. C’est un livre qui nourrit l’énergie d’agir au quotidien, de s’impliquer au long-terme dans le lent travail collectif qui cherche à transformer ensemble le réel. Un très bel exemple de pratiques collectives d’éducation populaire à visée de transformation sociale.
Alors qu’il y a peu je chroniquais l’ouvrage En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale, je continue sur ma lancée avec L’atelier des miracles. Le lien entre ces deux livres ? La façon claire, limpide et plaisante à lire dont ils donnent à voir l’invisible de ce que sont des pratiques ambitieuses, tenaces et joyeuses d’éducation populaire et de pédagogie sociale, et ce qu’elles contribuent à construire en termes d’émancipation et de transformation sociale. En décrivant l’ordinaire de Récup’R, l’atelier d’autoréparation bordelais dans lequel il travaille depuis plus de quinze ans, Benjamin Pichot-Garcia parvient, en s’appuyant sur la quarantaine d’entretiens qu’il a réalisés avec les personnes qui font vivre l’association, à nous donner à voir les « innombrables petits miracles qui s’y produisent quotidiennement ».
L’atelier des miracles est sous-titré Les activités cachées d’un atelier d’auto-réparation de vélo et de couture, et c’est tout à fait cela que nous partage Benjamin Pichot-Garcia : si l’auto-réparation de vélo et la couture sont les activités visibles de l’association bordelaise Récup’R, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : sa face cachée est immense et immensément riche, or elle est difficile à nommer et à décrire. Et Benjamin nous le dessine, cet iceberg, puisque l’ouvrage est ponctué de très chouettes et poétiques lithographies, linogravures, collages et dessins. C’est ce livre, sans en rien couper, qu’il faudrait envoyer aux institutions qui demandent des bilans et des évaluations, car comment faire plus court que cela si on veut vraiment tâcher de décrire ce qu’il se passe et ce que produit un atelier d’auto-réparation de vélos et un atelier de couture, au quotidien et au long-terme ?!
Situant l’activité de Récup’R au sein de la « grande Histoire » de nos sociétés, de l’écologie politique au mouvement punk, et nous proposant ainsi une lecture politique de cette histoire, l’auteur affirme les valeurs, les idéaux, la visée politique et sociale de l’association et la façon dont celles-ci structurent les pratiques. Certes réparer des vélos et faire de la couture est important, en soi : la réduction des déchets est indéniablement au cœur du projet de Récup’R. Mais l’essentiel, le fondamental, est ailleurs et il ne se perçoit pas la première fois qu’on passe la porte du lieu. C’est cet essentiel qui fait que les personnes reviennent, restent, s’impliquent. Lire L’atelier des miracles, c’est se donner du courage et des arguments pour continuer d’œuvrer sans relâche à rebours des dispositifs et des indicateurs imposés par la doxa néolibérale ; pour se convaincre de l’utilité de l’action menée dans les petites associations qui, sans relâche, réunissent des personnes diverses, favorisent l’entraide, le dialogue, la mise en question de la société, la dignité et l’action. Pour défendre cela, Benjamin Pichot-Garcia insiste sur la nécessité que les associations deviennent davantage revendicatives et subversives, pour ne pas renoncer et se résigner, pour ne pas se soumettre.
Les personnes qui viennent à Récup’R sont très diverses et très différentes entre elles. Par ailleurs l’association emploie des salarié·es, or le salariat se définit par un rapport de subordination. Comment penser la division du travail, la démocratie et l’autogestion quand il y a de telles différences, et même de la subordination ? Comment prétendre à l’horizontalité, à l’égalité, quand on n’est pas identiques ? Ce sont des questions que l’on préfère souvent éviter car on a peur du conflit. Or ce sont des questions politiques : toustes y sont confronté·es en s’investissant dans l’association, et c’est ensemble et en pratique qu’il faut rechercher des voies pour y répondre. Les sujets politiques ne manquent pas : « faut-il gérer les nuisances ou les supprimer ? Faut-il utiliser Facebook et Instagram pour communiquer sur les activités de l’association ? Faut-il réparer les vélos électriques ? » Voilà quelques débats qui traversent Récup’R. Et puis il y a les inévitables propos racistes, islamophobes, anti-pauvres-qui-profitent, sexistes : réunir largement signifie agir aux côtés de personnes aux convictions et/ou aux normes différentes. Là aussi, comment réagir, sans être ni dans le sectarisme et l’entre-soi ni dans l’humanitaire charitable et paternaliste ? Et dans la cuisine, lieu invisible mais tellement important, car appropriable et sécurisant. « Qui fait le ménage ? Qui devrait le faire ? Est-ce à chacun de faire sa vaisselle ou est-ce qu’on devrait la laver à tour de rôle ? Comment gérer collectivement le frigidaire ? Est-ce que tout est à tout le monde, ou est-ce que chacun·e gère sa partie ? » Benjamin Pichot-Garcia démontre comment tout, dans Récup’R, crée des occasions pour « observer, comprendre et peut-être transformer la société ». Et ce qui guide tout cela, c’est d’une part la volonté de « ne pas creuser d’écarts entre celles et ceux qui pensent et celles et ceux qui font », et d’autre part l’ambition « d’œuvrer au renversement du rapport de force dans la société ».
Pour tout cela, le vélo est un prétexte, comme la couture, comme les fanzines, comme les repas, comme tant d’activités. Des activités importantes, réalisées avec sérieux car elles ont du sens et qu’elles produisent de l’entraide concrète. Mais ce sont aussi des portes d’entrée pour se rencontrer, tisser du lien et ouvrir l’imaginaire d’un monde qui serait différent. Un monde sans voitures, autogéré, sans dominations, par exemple, comme le veut la Vélorution ! On vient pour réparer son vélo et « on se retrouve à se poser des questions sur le féminisme, sur la mixité et la non-mixité » : « la bicyclette est un cheval de Troie pour être au plus près du terrain, pénétrer la forteresse de l’ordre social et la démolir de l’intérieur ». Benjamin Pichot-Garcia présente Récup’R comme un lieu « pour que chacun·e s’entraîne à penser et agir en collectif, imagine des solutions et les mette en œuvre à petite échelle ». Un lieu où on ne sépare pas « la résilience, la résistance et la contre-attaque », où on les construit dans le même mouvement. Parce qu’agir, être dans l’action, cela permet de mieux tenir le coup face aux difficultés de la vie. Parce que faire ensemble, c’est rompre avec l’isolement, se construire un réseau d’amitiés, partager ses craintes et ses joies avec d’autres, participer à quelque chose d’utile. Parce que tout cela peut amener à changer la façon dont on hiérarchise les valeurs, à saper discrètement (mais efficacement) l’ordre public, à relever la tête. C’est que « tout dépend de notre nombre et de notre capacité à nous lier, à nous rencontrer, à nous enrichir les un·es les autres, à nous faire confiance ».
Cet invisible, cette épaisseur du travail, cela ne se rationalise pas,ne s’explicite et ne se décrit que difficilement (ou alors en 266 pages !) : c’est la partie immergée de l’iceberg. Or les contraintes institutionnelles, et même les réflexes que l’on peut avoir intégré, poussent à faire primer les visions gestionnaires et techniciennes sur la possibilité de la créativité et de l’ouverture. Ce qui se joue là, nous dit Benjamin Pichot-Garcia, c’est la tension entre artisanat et industrie : entre intelligence, dignité, inventivité, bricolage d’une part, et rationalisation, machinisation d’autre part. Or pour résister au rouleau-compresseur de la normalisation, Benjamin Pichot-Garcia défend qu’il faut un minimum de culture du rapport de force et du conflit, ce dont le secteur associatif est bien dépourvu. Que ce soit du côté des bénévoles ou des salarié·es (dont le taux de syndicalisation est extrêmement faible), l’associatif est un secteur qui veut rester en-dehors de tout ça. Sauf qu’on ne peut rester en-dehors d’un combat dans lequel on est pris, qu’on le veuille ou non.
Cette tentation de l’« en-dehors » pousse bien souvent les associations à préférer régler leurs problèmes « en famille » plutôt que de revendiquer une meilleure reconnaissance et davantage de moyens. La volonté démocratique est forte, mais il y a peu d’habitude de réflexivité, de retour sur les pratiques. Benjamin Pichot-Garcia prévient : cela mène à une fuite en avant, à gérer au jour le jour. La tendance à construire les relations sur la base de l’émotionnel et de l’affinitaire entraîne une incapacité à politiser les questions. Beaucoup parlent de Récup’R comme de leur famille ou de leur seconde maison : or la famille, si elle est un cadre de solidarité, est aussi un cadre de puissants non-dits. La difficulté à ouvrir des discussions d’ordre politique et à élaborer des positions collectives crée un flou et entraîne des ballottements dommageables pour les individus et pour l’association. Car comment arbitrer entre les différentes valeurs qui traversent l’association : les valeurs de l’artisanat, qui invitent au travail bien fait, de bout en bout ; les valeurs productivistes, qui poussent à produire au plus vite pour faire de l’argent ; et les valeurs associatives qui valorisent la convivialité et l’ouverture à toustes quelles que soient les compétences ? Sans discussions sur ces valeurs, sans discussions politiques, les désaccords et conflits sur le travail et son organisation se transforment bien souvent en conflits interpersonnels.
Alors qu’il y a quelques mois je chroniquais le livre de Cyrille Bock qui décrit le phénomène de dépolitisation de l’animation socio-culturelle, cet ouvrage de Benjamin Pichot-Garcia est un antidote enthousiasmant à l’inéluctabilité de cette dépolitisation. Et cela commence par refuser radicalement « la dévalorisation des travaux manuels, l’invisibilisation du travail des femmes, des migrant·es, des handicapé·es, des personnes âgées, des classes populaires, le mépris qu’on porte souvent à celles et ceux qui vont plus lentement ou différemment, la dévalorisation des personnes et des choses abîmées, cabossées, rapiécées, d’occasion. » L’atelier des miracles est un magnifique plaidoyer contre le mépris : « cette histoire d’atelier d’auto-réparation n’est pas farfelue, elle ne vient pas de nulle part, elle s’appuie sur l’expérience solide d’un réseau qui a plus de 10 ans d’expérience et dont les bienfaits en termes d’écologie, de solidarité et d’éducation populaire ne sont plus à démontrer. Et même, plus largement, cette mouvance de l’autoréparation vient d’une Histoire encore plus ancienne et plus grande, celle des travailleurs, des femmes et des hommes qui s’émancipent, s’organisent et résistent. »
Dans cette période où les idéologies haineuses ont le vent en poupe et où personne, surtout pas les associations, ne peut prétendre « être neutre », cela fait beaucoup de bien et procure une précieuse énergie de lire dans L’atelier des miracles tout ce que peut créer un engagement collectif quotidien et au long terme pour l’émancipation et la transformation sociale.
Sommaire du livre
Préface de Guillaume Sabin Avant-Propos Introduction Tenir un atelier d’auto-réparation sur une frontière Inscrire les ateliers d’auto-réparation dans la grande Histoire Apprentissage de la mécanique, une petite histoire dans la grande L’inconvénient d’être né de parents qui ont du ml à s’entendre Travail, je t’aime moi non plus ! Genres, races, classes et productivité Créer la rencontre, propagande et convivialité L’essaimage des ateliers, une dynamique tentaculaire et anarchique ConclusionVous procurer le livre
L’atelier des miracles Les activités cachées d’un atelier d’auto-réparation de vélo et de couture
De Benjamin Pichot-Garcia
Publié aux éditions des trois canards, 2024 266 pages 12€ Plus d’infos (dont les points de distribution) ici
Publié le 30.09.2025 à 14:55
Dans les associations et dans les organisations militantes, des bénévoles travaillent. Depuis une quinzaine d’années, il est désormais reconnu que le travail, et notamment son organisation, peut donner lieu à de la souffrance psychique (la cause est organisationnelle, la conséquence touche à la santé psychique des individus) : on parle aujourd’hui de risques psychosociaux, et les employeurs ont la responsabilité de les prévenir.
Qu’en est-il dans les associations et les organisations militantes ? Tout comme les travailleureuses salarié-es, les bénévoles peuvent souffrir d’une organisation du travail défectueuse voire maltraitante, et en payer les conséquences en faisant ce qu’on appelle un burn-out.
Dans ce livre, les chercheureuses Hélène Balazard et Simon Cottin-Marx font le point sur les symptômes et les causes du burn-out dans le milieu associatif, et proposent des pistes pour tâcher collectivement de le prévenir.
Un livre à mettre entre toutes les mains, et un travail à prendre en charge collectivement dans toutes nos organisations.
Un reportage de Manon Mella, journaliste à France Inter.
Sommaire de l’ouvrage
Introduction – Changer le monde sans y laisser sa santé
S’engager rime avec s’émanciper Pourquoi s’engage-t-on ? La révolution épuise ses enfants Qu’est-ce que le burn-out militant ? Ce qui amène l’épuisement militant La culture du sacrifice L’impossible prise en charge du bien-être par les organisations militantes Faire face à l’inaction politique ou à la répression Comment s’engager sans se cramer ?S’engager
1- Pas besoin d’être un héros pour changer le monde, il faut s’organiser !
Rosa Parks : figure héroïque d’une organisation collective Se fixer des objectifs réalisables pour ne pas se décourager Adapter ses priorités en fonction de ses moyens Développer l’endurance militante : célébrer chaque « petits pas » de la lutte Tout est affaire de stratégie2- Concilier son engagement avec tout le reste
Séparer vie militante et vie privée Prendre du temps sur son travail… … ou faire de son engagement son emploi Créer une routine de l’engagement Garder du temps pour soi Faire une pause après un engagement intense La déconnexion militante3- Rebondir après l’épuisement
Être écouté et orienté Prévenir et prendre soin de la santé mentale ensemble Aller voir un professionnel de la santé mentale Les cliniques du burn-out et les collectifs de soutien psyS’organiser
4- Donner une place à chacun
Bien accueillir les nouveaux Prévoir des temps collectifs réguliers et bien calibrés Développer des relations de confiance Proposer des parcours d’engagement pour monter en responsabilités Clarifier qui fait quoi Reconnaître la contribution de chacun et partager les rétributions du militantisme5- Des organisations sans dominations
Construire des organisations préfiguratrices et intersectionnelles Être attentif aux rapports de pouvoir et faire tourner les rôles Limiter les inégalités d’expression Supprimer les rapports sexistes grâces aux réunions non-mixtes6- Se donner des règles pour mieux gérer et prévenir les conflits et les violences
Une association est un cadre juridique Prévenir les conflits ou les rendre constructifs Anticiper et gérer les violences internes7- S’entraider pour s’engager
Des caisses de grève aux cagnottes en ligne Récupe et débrouille Les femmes et les parents d’abordRésister
8- Passer à l’action sans y laisser sa peau ni sa tête
Se préparer avant les actions et les manifestations Protéger et se défendre sur le terrain Soigner dans le feu de l’action Faire face à la violence en ligne et aux trolls9- Continuer la mobilisation
Le débriefing Se remettre d’un trauma Solidarité avec les gardés à vue Le soutien aux prisonniers et les avocats militants S’entraider face à la banalisation des violences d’extrême-droite et de l’Etat Ne pas rester seul : la force du collectif10- Un peu de joie dans ce monde de brutes
Faire rimer engagement avec fête et convivialité L’humour pour dédramatiser et donner de l’énergie Faire communauté Chanter, danser, créer : l’art pour entraîner et continuer à rêverConclusion – Militer sans se crâmer
Publié le 30.09.2025 à 14:23
[Podcast] GouvernanceS dans les centres sociaux
Un podcast en 9 épisodes initié par la Fédération des centres sociaux de la Loire et de la Haute-Loire, dont je conseille l’écoute. Je ne suis pas fan de l’expression « gouvernance », mais questionner celle-ci fait justement partie du propos de cet excellent podcast. À mettre en les oreilles de toustes celleux qui s’interrogent sur le fonctionnement de leur organisation, quelle qu’elle soit, et sur la façon de penser le pouvoir, les prises de décision, l’élaboration collective, l’efficacité, le rapport au temps, etc.
Bonne écoute !
Épisodes :
Présentation de la démarche et du séminaire Est-ce qu’on fait bien de parler de « gouvernance » ? Les postulats de base de la gouvernance Laisser à la place à chacun-e : l’expérience d’ATD Quart-Monde et de l’AHMAC Quand les habitant-es accueillent les habitant-es : ça crée quoi ? Penser nos gouvernances aujourd’hui pour les adultes de demain Des outils pour faire gouvernance autrement : en quête d’inspirations Gouvernances émancipatrices, inclusives et partagées : qu’en retient-on ? Bonus : Interviews de participant-es
Publié le 02.09.2025 à 21:30
En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale
L’ouvrage « En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale » a été écrit par l’équipe de la Maison Phare, un lieu précieux, d’éducation populaire et de pédagogie sociale, situé dans le quartier Fontaine-d’Ouche à Dijon. Ponctué des photos de Sidi N’aïm, il a été publié en 2025 aux éditions La rage du social, une maison d’édition associative tenue par des acteurices de pédagogie sociale.
C’est un livre dont je vous conseille fortement la lecture car il donne à voir l’exigence et l’humilité avec laquelle l’équipe de la Maison-Phare œuvre au quotidien, sans relâche. C’est un livre qui donne à penser, et qui donne envie d’agir. Et en plus il est beau !
Et comme ce livre m’a beaucoup plu, j’ai eu envie d’écrire une bafouille pour vous en parler et rebondir sur ses propos. Pour commander le livre, rendez-vous sur le site de La rage du social.
En mai dernier je suis passée par Dijon et j’en ai profité pour aller rencontrer la Maison Phare située dans le quartier Fontaine d’Ouche. J’ai été accueillie par Mathieu Depoil, le directeur : nous avions été en contact il y a quelques années via Irène Pereira (merci à elle), mais je n’étais jamais allée à Dijon et la rencontre ne s’était jamais vraiment faite. La pédagogie sociale (voir le Manifeste des acteurs de pédagogie sociale), je connais un peu, pour m’y être formée en 2015 auprès d’Intermèdes Robinson à Chilly-Mazarin, et l’avoir pratiquée un peu cette même année avec Mme Ruetabaga à Grenoble. Depuis, c’est une pratique qui infuse la mienne de façon à la fois diffuse et fondamentale, mais je ne suis pas en lien direct avec celleux qui la pratiquent en tant que telle et au quotidien : d’où mon enthousiasme à rencontrer La Maison-Phare.
Je suis arrivée à Fontaine d’Ouche en fin de journée, il faisait beau. Mathieu m’a accueillie avec générosité (merci à lui !) et a commencé par me faire faire le tour de la Maison-Phare. Le lieu fourmillait de jeunes qui discutaient, et au passage j’ai goûté à de délicieux cookies tout juste sortis du four. Puis nous sommes sorti·es et avons fait le tour du quartier. C’est que la Maison-Phare, c’est un lieu, mais c’est surtout une implantation dans le quartier, dans tout le quartier. Ce sont 20 salarié·es, des bénévoles, et toustes les habitant·es du quartier : ça en fait du monde, et en marchant Mathieu saluait presque toustes celleux qu’on croisait. On a commencé par aller voir l’atelier qui se déroulait en pied d’immeuble un peu plus loin. Ce jour-là il était animé par Hélène Planckaert, mais toustes les salarié·es de la Maison-Phare, quelle que soit leur fonction, animent régulièrement ce type d’ateliers qui se déroulent quelle que soit la météo dans l’espace public : ils sont à la base de l’approche pédagogique mise en œuvre et donc tout le monde s’y met. C’était la fin de journée : il y avait encore plusieurs enfants, et quelques parents. Non loin, il venait d’y avoir une altercation avec la police et il y avait un peu de tension dans l’air : les ateliers s’intègrent dans la vie du quartier, ils ne sont pas des îlots et c’est justement ce qui fait leur force. Quand finalement il a été décidé de terminer l’atelier, toustes ont aidé à ranger et nous avons aidé à charger les tables, le tapis, le matériel dans la camionnette. Puis Mathieu m’a montré les différents potagers qui donnent lieu à l’activité de maraîchage : on était au printemps et le potager était drôlement beau. Moi qui habite aussi en quartier populaire, et sur une dalle, j’ai été toute épatée de tant de verdure et de production de légumes, résultat d’un intense travail collectif. On a rencontré les promeneurs de chiens du quartier et Mathieu m’a raconté comment c’est à force de créer des liens que ces derniers ont finalement accepté l’idée qu’un terrain de maraîchage se soit installé sur une partie de leur lieu de promenade. Car nous ne sommes pas au pays des bisounours où tout se passerait immédiatement de façon harmonieuse : un quartier, ce sont aussi des tensions, des incompréhensions, des intérêts contradictoires, comme partout, comme dans la vie. Et c’est en se rencontrant, en se connaissant, en se parlant et entendant les points de vue différents des siens qu’on se donne la possibilité d’avoir envie de trouver des compromis. On est aussi allé·es voir le Café associatif qu’a ouvert l’équipe de la Maison Phare. Il était fermé à cette heure, mais il ouvre tous les jours, proposant des boissons et des repas à des prix défiant toute concurrence : c’est un lieu important de sociabilité pour le quartier, où toustes peuvent s’installer et discuter, y compris avec des enfants, et où celleux qui le veulent peuvent aussi s’investir en tant que bénévoles. Les légumes issus du maraîchage y sont régulièrement vendus et servis lors des repas. Au loin, il y avait le terrain d’aventures, mais on n’est pas allé·es jusque là. Partout des immeubles, mix de logements sociaux et de copropriétés : quelques rénovations en cours, mais également beaucoup de panneaux « à vendre », traduisant la fuite de celleux qui le peuvent. Non, décidemment, il ne s’agirait pas de romantiser le contexte, même si ce que fait la Maison-Phare est beau.
Quand on est finalement revenu·es à la Maison-Phare, Mathieu m’a présenté l’ouvrage « En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale », publié en 2025 aux éditions La rage du social, une maison d’édition associative tenue par des acteurices de pédagogie sociale. Cet ouvrage a été écrit par l’équipe de la Maison-Phare. Il est ponctué de photos de Sidi N’aïm : des photos qui donnent à voir du sensible, du beau, du complexe, qui créent un dialogue entre les mots et le ressenti. Dans les jours qui ont suivi j’ai dévoré le livre : c’est un ouvrage d’une grande subtilité, qui traduit à la fois l’exigence et l’humilité de toute une équipe qui œuvre au quotidien, sans relâche. J’ai une grande admiration pour les personnes qui ont cette force, et qui savent conjuguer exigence et humilité. Je conseille fortement la lecture de cet ouvrage, et en attendant je me base sur ses textes pour vous parler de l’action de la Maison-Phare ! [Les passages en italique sont mes disgressions]
Je viens de le décrire : la Maison-Phare est présente bien au-delà de ses murs. Son action passe par la réappropriation des espaces, et notamment de l’espace public. Prendre la rue, sortir de la honte inculquée aux habitant·es des quartiers populaires, aux personnes racisées, aux femmes, à toutes les personnes et tous les groupes sociaux qui subissent les rapports de domination. Il s’agit de « renverse[r] l’intériorisation d’une humiliation », de « dépasser l’emprise de la peur ». Prendre la rue, c’est un enjeu politique à la fois très concret et symbolique, une façon de s’encourager mutuellement à ne pas se laisser taire, à ne pas se laisser faire, de développer collectivement une légitimité, une dignité, et pourquoi pas une fierté. Il s’agit de « partir du préalable politique que la rue n’est pas un endroit à fuir, mais un lieu où habiter », de « franchir les murs pour rencontrer les autres », y compris parce que « c’est la présence humaine dans l’espace et non son éviction qui le sécurise et le socialise ».
Et pour ce faire, la Maison-Phare utilise « la situation comme espace d’intermédiation ». La pédagogie sociale tâche en effet de « tenir compte de l’aléatoire, sans présager de la forme finale qui prend sens dans la situation », à l’inverse des logiques de maîtrise des espaces, des corps et des pensées qui nous entourent. À l’inverse aussi du « technosolutionnisme des dispositifs d’intervention » qui ont la part belle dans le travail social. In fine, il s’agit de faire usage d’un « art de la ruse et du bricolage » : faire avec ce qui se présente, en tenant ensemble le quotidien et le temps long. « Être présent dans le temps long s’avère fondamental. Cependant, les avancées sur le long terme sont permises par les actions éducatives quotidiennes. Il s’agit pour l’animateur et l’animatrice de parvenir à surprendre sa propre lassitude afin de la contourner ». Parce que « l’expérience humaine est incompressible », parce qu’il nous faut être « du côté de la vie », sinon à quoi bon.
« La pédagogie ne consiste pas seulement à transmettre des connaissances, mais plutôt à faciliter l’émergence, par l’expérimentation, de processus émancipateurs, tant sur le plan individuel que collectif ». « La pédagogie sociale est une pédagogie de lutte, inscrite dans la réalité et le quotidien des personnes. Puisque les concepts abordés ci-dessus relèvent des mécanismes d’oppression, il est nécessaire d’en avoir une lecture claire pour mieux les conscientiser et les affronter » ; « remettre au cœur des débats et surtout des pratiques la question des rapports sociaux ». Il s’agit de « créer les conditions nécessaires à l’entrée dans un processus de conscientisation », en repolitisant l’action. « Le phénomène de dépolitisation du travail social et de l’éducation populaire [est] né de la stratégie néolibérale par la bureaucratisation des rapports et par la technicisation des fonctions ». « Cela se traduit par le fait de voir l’usager comme un ou une bénéficiaire des services et non plus comme une personne opprimée par un système politique. »
Toute l’action que décrit l’ouvrage est basée sur le principe de réciprocité, d’échange, de rencontre, de dialogue, de mise au débat, de politisation. Cela me fait m’interroger sur le nom de « Maison-Phare », car un phare éclaire de façon unilatérale, sans réciprocité, ce qui me semble tout-à-fait éloigné des pratiques de la Maison-Phare à Fontaine-d’Ouche. Je pinaille, je sais, mais c’est tellement important pour moi que tant pis, je développe. Il y a plusieurs traditions historiques dans l’éducation populaire française (ça se discute, mais admettons). Aujourd’hui elles se mélangent souvent, mais je trouve que les re-distinguer permet d’éviter des écueils, et notamment l’écueil d’une éducation populaire qui voudrait « éclairer » le peuple. Une tradition qui trouve ses racines au siècle des Lumières, quand il s’agissait de nourrir des savoirs et une rationalité s’opposant à l’obscurantisme porté par l’institution catholique. Cette tradition a donné lieu à des pratiques d’école en-dehors de l’école, reproduisant souvent une pédagogie classique, descendante, « bancaire » dirait Paulo Freire. Au-delà, cette tradition a milité pour la création de l’école républicaine mise en place à la fin du XIXème siècle par Jules Ferry. Ferry qui était un colonisateur convaincu, ce n’est pas un hasard et c’est là que le bât blesse. Car cette tradition d’éducation populaire a donné lieu à des pratiques qui, sous une justification morale prétendant « amener la civilisation », ont accompagné la colonisation et l’écrasement des cultures locales. C’est que l’enjeu était d’unifier le peuple dans la République, autour d’une culture unique : celle de la classe dominante, la bourgeoisie, de sa conception du juste, du beau, du projet de société souhaitable. Si je reviens là-dessus, c’est qu’on se trouve là au cœur du paradoxe de l’éducation : si elle est potentiellement émancipatrice (apprendre à lire, à connaître le monde, à se questionner et à débattre), elle est en même temps indubitablement domesticatoire (par l’inculcation de valeurs et de grilles de lecture qui empêchent de voir le monde autrement que nous le présentent nos éducateurices). Sauf s’il s’agit d’une éducation critique qui repose sur la réciprocité et le dialogue, invitant à questionner et critiquer les contenus qu’on nous transmet / que nous transmettons (car nul·le n’a la science ni la conscience infuses, nous avons toustes besoin d’apprendre et de nous nourrir, et car aucun contenu n’est neutre), à les croiser avec d’autres sources, sans confondre les faits et les opinions mais en considérant que l’éducation ne peut être émancipatrice que si elle s’accompagne d’un entraînement à exercer une pensée critique.
Les pratiques de la Maison-Phare mettent très largement en œuvre cette réciprocité et ce dialogue, ce qui produit une politisation de l’action. Il s’agit de « sortir du cloisonnement entre le social et l’éducatif, entre le pédagogique et le politique ». « En pédagogie sociale, la pratique est centrale. Faire ensemble. Cuisiner, dessiner, faire de la musique, bricoler, coudre… Parce qu’en faisant, on triche moins ». Recourir à « l’art et la culture comme outils de transformation sociale », « repositionner l’art comme outil de transformation locale, pour s’opposer à la confiscation des pratiques artistiques par une élite ». « Notre culture est celle de l’agir et de la transformation de la réalité proche. […] C’est par le travail de la culture que peut se dessiner le chemin de l’émancipation, et non par sa contemplation, car la pratique artistique sans visée émancipatrice n’est que divertissement et diversion au service des puissants ». « L’art est révolte ». « Il a nécessairement besoin du collectif ». « Sans commun, il n’y a pas d’art émancipateur ».
Cette appréhension de la culture, des pratiques culturelles, me semble fondamentale : une culture en pratique. Cela aussi crée de la réciprocité, à l’inverse des salles obscures où le public, individualisé et plongé dans le silence, observe des artistes professionnel·les. Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’il ne devrait pas y avoir d’artistes professionnel·les, ni de se priver de la possibilité de développer un art ou un savoir et d’estimer ceux-ci. Il s’agit en revanche de refuser la séparation, l’impossibilité de dialoguer, de débattre, de contester, de remettre en cause, entre celleux qui savent et celleux qui prétendument ne savent pas. Car cela accompagne et normalise le fonctionnement d’une société basée sur la domination, et in fine sur la séparation entre celleux qui décident et celleux qui font.
Cette conception de la culture va, pour moi, avec une conception du rapport aux autres. Elle s’oppose à la pensée de la « mobilisation », ce terme militaire qui ne laisse pas présager beaucoup de réciprocité, de prise en compte de l’autre. Lors de mes études initiales j’avais fait un travail de recherche sur la démocratisation culturelle, en réalisant une étude du public des manifestations culturelles gratuites et en plein air. Le public est-il différent quand ce qu’on présente comme les principaux freins à l’accès (le lieu qui impressionne et le ticket d’entrée qui coûte) sont levés ? Eh bien non : le public est à peu de choses près le même que celui qui va voir des spectacles payants dans des salles dédiées. C’est que, si les portes sont ouvertes, les propositions sont les mêmes et celleux qui les font n’ont pas beaucoup bougé. Se poser la question de la mobilisation, de la massification et de la démocratisation (questions que je travaille aujourd’hui dans les champs de l’éducation populaire et des mouvements sociaux), cela ne peut se limiter à ouvrir les portes, poser des affiches, proclamer des injonctions et s’agacer que « les gens » ne viennent pas. [Même s’il est certain que si les portes sont fermées, c’est mal parti… C’est un peu comme en informatique où on commence par nous demander si notre matériel est bien branché et connecté : là il faut avant tout vérifier que les portes sont bel et bien ouvertes avant d’avancer au-delà, car il arrive qu’elles ne le soient pas… Bref]. Quand on souhaite travailler avec des personnes qui ne sont pas là, il ne s’agit pas de se demander, comme on l’entend si souvent, Comment mobiliser les habitant·es des quartiers populaires ? Il s’agit, si cette intention est sincère, de se décentrer, de ne pas chercher à ramener vers soi et vers ses activités et ses convictions, comme si les autres (« les gens », cette expression qui dénote si souvent une conception de la séparation entre ces gens et nous…) manquaient quelque chose en ne s’intéressant pas à ce que nous faisons. Il s’agit de se demander à l’inverse ce à côté de quoi NOUS passons pour que ce que nous faisons n’intéresse pas, et donc de nous intéresser à ces fameux « gens ». Sortir de nos postures de domination qui cherchent à faire changer les autres, pour questionner nos automatismes de pensée et d’action, sortir de nos logiques. Il ne s’agit pas de tomber dans un relativisme naïf, de tirer un trait sur nos croyances, nos valeurs, notre éthique, nos intentions. Mais de considérer, si tel est le cas, qu’une éthique prétendument émancipatrice ne saurait envisager de se diffuser par l’usage de la domination, et qu’il faut donc envisager d’autres façons de s’y prendre. Et même, avant cela, que l’émancipation n’est possible que si la société se transforme, et donc que peut-être il faudrait davantage s’intéresser aux questions de société. C’est exactement la même logique que les pratiques d’ « aller-vers » quand elles ne sont pas motivées par un enjeu de transformation sociale : c’est ce dont parle avec une grande clarté la dernière partie du Manifeste des acteurs en pédagogie sociale.
Il me semble que c’est ce rapport à son « public » que l’équipe de la Maison-Phare décrit quand elle écrit : « Nous préférons la logique de la coopération et de l’appropriation à celle de la participation ». « C’est en favorisant les pratiques coopératives, en remettant en question les hiérarchies sociales et en encourageant la prise de décision collective que les animateurs·trices contribuent à renforcer les capacités d’action collective des habitant·es. »
La pédagogie sociale repose sur « la gratuité, la libre adhésion et la non-inscription au préalable ». « Cette pratique pédagogique trouve sa pertinence dans la régularité et la visibilité de ces actions auprès des habitant·es, plusieurs fois dans la semaine, tout au long de l’année. Elle doit s’inscrire sur un temps long afin d’assurer une présence rituelle sur l’espace public et d’interagir, au mieux, avec le milieu de vie des publics. La gratuité et la non-inscription participent aussi à l’inconditionnalité de l’accueil des publiques dans nos pratiques pédagogiques. »
Mais, en tant qu’éducateurices qui travaillent avec des enfants, « comment écarter toute forme d’autoritarisme et ne pas tomber dans le laisser-faire ? Comment faire autorité sans pour autant être autoritaire ? Comment favoriser l’autonomie de chacun et faire en sorte que le groupe se rapproche de l’autogestion ? C’est quoi l’autonomie ? » « L’autonomie s’apprend et se comprend à l’échelle du groupe. […] L’autonomie est liée à la notion d’organisation et au partage du pouvoir, et donc à l’ « autorité » (du latin auctoritas, capacité à faire grandir). Dans ce cas, l’autonomie n’est pas incompatible avec la notion de discipline : un cadre collectif régissant le bon équilibre des rapports. »
Nous n’aimons pas le regarder, mais le pouvoir est présent partout, et il l’est indubitablement en matière d’éducation, de travail social, d’animation socio-culturelle. Affirmer vouloir encourager la coopération et l’appropriation, c’est d’emblée remettre en question le rapport de pouvoir qu’ont les institutions vis-à-vis de celleux qu’on appelle les « usagèr·es ». La participation, à l’inverse, suppose de faire venir à soi sur la base de ce que l’on a prévu et organisé en extériorité (et que cela soit éventuellement fait avec de bonnes intentions et éventuellement des propositions de qualité n’y change rien). Remettre en question ce rapport de domination est complexe pour les professionnel·les mais aussi pour les usagèr·es : il faut se défaire des façons habituelles d’interagir et trouver comment les transformer. Mais comme les pratiques égalitaires sont surtout empêchées par celleux qui détiennent le plus de pouvoir, plutôt que par celleux qui en détiennent le moins, il est nécessaire que les professionnel·les prennent au sérieux la remise en cause fondamentale qu’iels doivent mettre en œuvre dans leurs pratiques. On retrouve là le paradoxe avec lequel doivent faire les démarches d’éducation, de travail social, d’animation socio-culturelle, d’action culturelle, entre émancipation et domestication. Cette domestication se fait sur la base des valeurs et des croyances de l’institution et/ou des éducateurices (ce qui est juste, bon, beau, souhaitable pour la société, et ce qui ne l’est pas : aucune éducation n’est neutre), grâce au pouvoir (symbolique voire très concret) dont celleux-ci disposent sur celleux avec qui iels travaillent.
Les éducateurices qui cherchent à avoir une action la plus émancipatrice possible ont forcément besoin de mener un sérieux travail de réflexivité sur leurs pratiques, afin de tâcher d’identifier la façon dont iels usent de leur pouvoir, dont leur subjectivité interfère dans leurs pratiques. Il ne s’agit pas de prétendre supprimer sa subjectivité ou son intention, ou ne pas faire usage de pouvoir, mais de gagner en recul de manière à ne le faire autant que possible qu’en conscience et en transparence et à pouvoir en répondre et en débattre. Le travail réflexif sert à cela. Et je suis tellement convaincue de sa nécessité que j’ai fait de son accompagnement mon activité professionnelle !
C’est précisément de ce travail réflexif que cet ouvrage est la trace : c’est ce qui le rend si intéressant. Car la réflexivité est un travail des contradictions, un refus de réduire la complexité de la réalité et de nos utopies à une analyse univoque et à des recettes à suivre et à appliquer, alors même qu’ « il faut bien commencer par quelque part et par quelque chose ». S’engager collectivement dans un travail de réflexivité, c’est nourrir notre propre parcours d’émancipation, et par là affirmer en pratique qu’il ne s’agit pas d’émanciper les autres, mais bien de s’émanciper ensemble et que cela n’a rien de simple puisque cela nécessite la transformation des structures de la société. Cet ouvrage est issu du processus de réflexivité que mènent ensemble les membres de l’équipe de la Maison-Phare. Leurs réflexions et questionnements nourrissent les nôtres, nourrissent les miennes, et m’enthousiasment à ce titre. Elles nourrissent « l’enthousiasme à vouloir construire un monde nouveau ».
« Cet ouvrage est le fruit de neuf années d’expérimentation. Neuf années de recherche en équipe. » C’est qu’à la Maison-Phare, l’équipe se forme et forme son éthique et ses pratiques en lisant, en écrivant, en débattant, et tout ça sur le temps de travail : « l’écriture est un excellent exercice de réflexivité collective ». La réflexivité, posture et pratique nécessaire pour allier exigence et humilité, être dans l’action sans perdre le lien avec la complexité, penser la complexité sans perdre la capacité à agir. Agir avec force et conviction, tout en assumant « la modestie de nos gestes et de nos propos. Il faut bien commencer par quelque part et par quelque chose ». Une posture éthique, politique et pratique. Alors « plusieurs jours par an, ils et elles, des animatrices d’accueil aux coordinateurs, en passant par les bénévoles, parlent systèmes de domination, discriminations croisées, postures pédagogiques, formulant ainsi le projet pédagogique de la Maison-Phare ».
« Les ateliers de rue s’inscrivent dans un projet éducatif libertaire. Mais entre la théorie et la pratique, il existe de réels points de tension qui peuvent créer l’inverse de ce qui est recherché, et accentuer un phénomène d’individualisation, ou encore rendre les enfants autoritaires au lieu de les rendre autonomes. Ces pratiques pédagogiques demandent une grande rigueur et une organisation collective. Il semble donc important de se questionner pédagogiquement sur la manière dont chaque principe est décliné sur le terrain, au risque de reproduire cette pédagogie traditionnelle que nous tentons de transformer… Mais tant qu’on se pose des questions, tout va bien ! »
En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale
Sous la direction de Mathieu Depoil Photographies de Sidi N’aïm
Éditions La rage du social Mars 2025 146 pages 12€
Sommaire de l’ouvrage :
Préface (Hugues Bazin) Avant propos : Construire des tiers-espaces de résistance éducative (Mathieu Depoil) Femmes racisées et habitantes des quartiers populaires : toutes légitimes ! Accompagner la libération de la parole de ces femmes à travers la pédagogie sociale (Léa Dakité et Fahima Hafaiedh) Toutes en grève féministe ! (Hind Abdoun, Christelle Decrion, Leila Gnaoui, Aurore Gomez, Hanane Jabbari, Ophélie Klein, Rabia Majjit, Hafida Raoud, Bruna Rizzotto) De la forme scolaire à la pédagogie du dehors (Claudine Martin) La pratique d’activités en pédagogie sociale : du libéral au libertaire. Est-ce que la libre activité peut accentuer le phénomène d’individualisation ? Analyse d’une tension (Hélène Planckaert) Entre le dedans et le dehors : un cadre éducatif soumis à tension (Salwa Garnoussi et Manola Remandet) Pédagogie sociale et pensée politique : maintenir la distance de sécurité ? (Mathieu Depoil) La place des « petits » dans l’espace public : de grands besoins dans les grands ensembles ? (Nadège Dupré) Une histoire de co-création en pédagogie sociale (Mathieu Depoil et Hélène Planckaert) Pédagogie sociale et alimentation : les enjeux sociaux et politiques de la cuisine de rue (Stéphane Haquin) Du maraîchage en jungle urbaine : témoignage d’un jardinier (Jean Oddone) Les jardins urbains : un ancrage communautaire au cœur de la résistance sociale (Lalie Gounon) Interagir avec le milieu : construire des espaces collectifs (Léo Le Ligné) « Apprenti !? À ton âge !? » : un essai et quelques notes sur six années d’un parcours de liberté, de rencontres et de partage dans une association d’éducation populaire (Jean-Christophe Duraffourg) Éducation populaire et écologie sociale : vers une (re)politisation des pratiques pédagogiques ? (mathieu Depoil) Postface (Naïké Desquesnes)Et tout au fil de l’ouvrage : les photos de Sidi N’aïm
Publié le 29.08.2025 à 20:09
Manifeste des acteurs en Pédagogie Sociale
Manifeste réalisé sur la base de concertation de 9 associations, intervenant en pédagogie sociale, et discuté et adopté lors du Festival de Pédagogie sociale, de Chilly-Mazarin, le 29 Mai 2021. Texte synthétisé par Ewelina Cazottes, Laurent Ott, Mathieu Depoil. Disponible notamment sur le site de La rage du social.
1. L’urgence d’agir
Il est urgent de mettre un terme aux freins imposés aux actions qui prennent la rue pour terrain d’activité. Une crise sociale de grande ampleur est en cours et a accentué l’éloignement de plus en plus d’enfants et de familles précaires, vis-à-vis du soutien traditionnel des institutions éducatives, sociales, éducatives et culturelles. Nous dénonçons les difficultés à exister et à financer ces actions. Il s’agit le plus souvent des difficultés liées au déni de légitimité, de freins idéologiques, de concurrence déloyale avec les grosses structures qui sont représentés par les Fédérations Nationales et qui ont des moyens financiers importants. Dans le cas le plus difficile, certains acteurs connaissent des conflits ouverts avec des municipalités, soucieuses de faire taire les besoins sociaux. Cela impacte fortement et limite le travail quotidien de ces structures.
Majoritairement, les acteurs dénoncent en particulier :
Des refus de financement. Le déni de leur légitimé. Le dirigisme et l’autoritarisme avec lesquels sont menées les politiques sociales, et en particulier la logique « du haut vers le bas », qui ignore les réalités sociales de terrain. Les freins idéologiques, opposés aux acteurs en Pédagogie sociale, qui imposent une lecture lissée et faussée des problèmes sociaux, éducatifs et institutionnels. Un manque cruel de moyens et donc aussi en personnels pour répondre aux besoins criants. Une situation imposée aux acteurs qui ont le courage et l’honnêteté de s’investir dans ces actions concrètes, qui subissent du bénévolat imposé ou de très faibles rémunérations. La concurrence imposée, avec complaisance soit avec des grandes institutions déconnectées des réalités sociales, soit avec des petites associations locales, qui pratiquent le clientélisme. Une volonté de limiter, réduire ou interdire par tous moyens les ateliers et pratiques sociales, de rue. La lourdeur et la contrainte administrative des demandes d’autorisations pour s’installer dans la rue pouvant pousser parfois, pour ne pas risquer l’abandon de l’action, à ne plus demander l’autorisation… L’amalgame entre pédagogie sociale et dispositif municipal ou gouvernemental de « prévention de la délinquance » et de « tranquillité publique ».2. Lever les blocages idéologiques
Aujourd’hui, la présence sociale, sur le terrain, auprès des populations qui subissent les violences sociales, politiques, administratives, économiques, et symboliques, est devenue un acte majeur. Les institutions cherchent à gagner du temps ; pour ne plus voir la crise sociale majeure qui est en cours, elles se replient sur elles-mêmes et multiplient les barrières vis-à-vis de leurs publics. Une vague sécuritaire submerge le pays. Ce sécuritarisme à la fois sanitaire et policier, laisse dans l’insécurité sociale et totale, les familles et enfants de milieu populaire. Une politique de pénalisation cherche à faire taire les problématiques qui restent sans solution. Les acteurs sociaux engagés dans ces réalités subissent pour eux-mêmes les effets de ce « sécuritarisme », sous forme d’obstacles, de freins ou de déni de leurs actions. Or, les réalités sociales niées, refoulées reviennent toujours, avec leurs lots de drames, de violences en tout genre. Il faut imposer aujourd’hui réalisme et pragmatisme pour regarder en face l’état de la société, qui se dégrade. Sortir de l’invisibilité les populations et les problématiques majeures, est devenu une urgence.
3. La transformation sociale : une nécessité
Afin de sortir d’un travail social en voie de bureaucratisation et d’une éducation populaire institutionnalisée par les pouvoirs publics, nous sommes convaincus que la pédagogie sociale peut-être un levier possible de transformation sociale, de lutte éducative et de construction d’une autre société. Construction d’une autre société parce que nos pratiques pédagogiques, sous-tendues par une vision du monde inspirée du commun, du global et du collectif, s’inscrivent en opposition à l’ordre néolibéral dominant. Notre pédagogie déroge à la domestication de l’éducation en refusant la division du travail éducatif, la segmentation des pratiques, le découpage de l’éducation par « dispositifs » et soumises aux « marchés publics ». Notre pédagogie est celle de la réalité, de la proximité et de la connaissance des milieux, nous permettant ainsi d’élaborer un diagnostic permanent des conditions de vie sociales, des inégalités, des injustices vécues dans les quartiers et dans les espaces de vie. Notre légitimé vient de cette connaissance de la réalité, elle nous inspire et nous guide car notre choix est de la transformer plutôt que de la subir, le fatalisme éducatif [Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Eres, 2006, p. 57 et 79] n’étant pas une option pour nous. Dans ce contexte, l’initiative collective, citoyenne, politique et libre est considérée et perçue comme une menace ou une défiance de l’ordre établi. Ces conditions d’exercice de la démocratie représente, à nos yeux, un réel danger pour nos avenirs communs, le droit individuel ayant pris le pas sur les libertés collectives. Face à cet autoritarisme, nous revendiquons une pédagogie de la délibération, de la confrontation et de l’entraide avec pour ambition de redonner du sens aux principes de démocratie vivante et permanente. Nous contestons la privatisation du débat public par les experts et technocrates déconnectés des réalités populaires et sociales. Notre pédagogie est donc celle de l’assemblée, du groupe, du débat d’idées et de la responsabilité, indispensables à l’exercice de l’autonomie individuelle et collective. Au-delà du « vivre ensemble », la pédagogie sociale vise à faire société par le choix du commun : ce que nous partageons et ce que nous vivons ensemble. L’interaction des âges et le refus du clivage des publics rompent avec une société actuelle poussant à la lutte générationnelle, des genres et des identités. La rue étant notre lieu commun, elle centralise les publics, les isolés, les invisibles, les précaires, les indociles. Notre choix est donc d’être là, parmi les communs. Dans une société qui se fragmente, se confine et se digitalise, la démarche de pédagogie sociale de s’affranchir des cloisons matérielles et mentales n’a jamais été autant d’actualité. Dans cette continuité, nous aspirons également à décloisonner les pratiques en tout genre, ne limitant pas nos actions au travail social ou éducatif. En pédagogie sociale, le travail de la culture [Maurel Christian, Éducation Populaire et travail de la culture, L’Harmattan, 2000] est central notamment via l’expression, la création et l’expérimentation artistique. C’est par ce travail rigoureux de la culture que peut se dessiner le chemin de l’émancipation et non par sa contemplation, car la culture sans visée émancipatrice n’est que divertissement et diversion aux services des puissants. Tel est le cas en pédagogie sociale : la culture est révolte parce que non-soumise aux codes et contraintes du dedans, de la cloison et de l’entre-soi.
4. Nous adressons un message
Dans certaines villes, certains quartiers, des associations se voient empêcher de travailler dans la rue. Dans d’autres cas et dans d’autres endroits, il se produit l’inverse : l’injonction des financeurs aux associations à pratiquer le « aller-vers »… Dans ce cas, il est important de poser quelques repères pour ne pas confondre « travail de rue » et « institutionnalisation de la rue » ou encore « colonisation de l’espace public par le pouvoir dominant » :
Le « aller vers » se construit pédagogiquement et fait écho à une ambition éducative et non à une démarche de visibilité et de communication, voire de racolage. C’est une construction collective qui doit répondre à une orientation politique claire de la part des structures organisatrices. Cette politique peut se traduire par la volonté d’agir dans le milieu de vie des enfants et des familles non pas dans une dynamique de participation mais dans une dynamique d’appropriation de l’espace. Le « aller vers » n’est pas de la « délocalisation » d’activités. L’idée n’est pas de transférer dans la rue une pratique qui existait auparavant dans les locaux de la structure. Le « aller vers » consiste à construire l’Activité et la pratique à partir des rencontres faites dans le milieu habité. Le « aller vers » ne suffit pas à transformer la réalité s’il n’est pas constitué d’une pratique pédagogique émancipatrice et de lien social. En pédagogie sociale, la place de l’activité est donc primordiale pour construire ensemble ce processus d’émancipation. Le « aller vers » est juste le premier pas, la suite appartenant au registre de la pédagogie. Le « hors les murs » n’empêche pas d’être « hors sol ». La pratique de la rue nécessite une connaissance de ce qui s’y passe et l’identification des besoins existants pour agir la où il se doit. La pédagogie sociale est une surface de contact avec les publics et les réalités sociales.En pédagogie sociale, nous ne considérons pas la rue comme un « marché » ou une « foire » vouée à reproduire les inégalités ou autres formes de domination que nous pouvons retrouver dans certains fonctionnements du travail social. La rue à elle seule ne protège pas des dynamiques de « conquête » et du hors-sol institutionnel hélas déconnecté des réalités populaires. La rue ne peut être garante à elle seule de la visée émancipatrice de l’activité car, animée de manière dirigée et autoritaire, celle-ci ne devient pas pour autant libre et emprunte d’émancipation… Cette action restera vectrice de non-choix, d’enfermement, de soumission et d’impuissance même pratiquée en plein air. Le « Hors les murs » n’est donc pas gage de liberté… Le « Aller vers », peut même être un piège quand il serait possible de transférer dans la rue le poison de la domination institutionnelle et les mécanismes d’exclusion issu des fonctionnements bureaucratiques. En pédagogie sociale, la rue doit être appréhendée comme un espace où le rapport de soumission est combattu par nos propres choix et positionnements pédagogiques.
En conclusion…
La pédagogie sociale n’est pas un dispositif. De ce fait, celle-ci n’est ni évaluable, ni quantifiable, ni transférable mais transmissible, mesurable et vivante. C’est une démarche de co-construction de l’intérêt général dans une perspective d’amélioration des conditions de vie.
Publié le 13.12.2024 à 14:45
L’éducation populaire va-t-elle changer le monde ? Podcast
Depuis l’automne 2024, le CEPES (collectif d’éducation populaire pour l’émancipation sociale) de Valence réalise une émission de radio sur l’éducation populaire, co-produite avec Radio BLV : « Educ Pop’ : l’éducation populaire va-t-elle changer le monde ? »
Une fois par mois pendant 30 minutes, Juliette et Valentine causent de leur passion pour l’éducation populaire et nous proposent d’en faire un tour d’horizon en découvrant l’histoire de ces pratiques, en découvrant des outils et en rencontrant des invités !
Pour écouter :
En direct sur Radio BLV (93.6) la deuxième quinzaine du mois : les lundis à 17h et les vendredis à 10h15 En replay sur le site internet du CEPES : https://cepes-asso.fr/ressources/ Bonne écoute !