Outside Dana Hilliot

Le blog de Dana Hilliot

Publié le 21.11.2024 à 13:18

L’expérience vécue de la racialisation

En guise d’introduction, je citerai deux textes que Sarah Ahmed commente son essai de phénoménologie politique, The Cultural Politics of Emotion (2004, réédition 2014)

D’abord, un souvenir (décisif et déterminant) rapporté par la grande féministe black Audrey Lorde dans son livre Sister Outsider: Essays and Speeches, Trumansburg, NY: The Crossing Press, 1984. La rencontre, alors qu’enfant, elle se trouvait dans le métro en compagnie sa mère, avec une femme blanche.

Sarah Ahmed en donne un long commentaire génial sur lequel je reviendrais. Elle se réfère à Audrey Lorde (mais aussi à Franz Fanon, l’extrait que je cite ci-dessous) pour explorer le racisme en tant qu’expérience vécue, certes fort différemment, aussi bien par le raciste que le racisé – car on est “racisé”, ce qui suppose une forme d’action, a minima la projection à la surface de l’autre d’un récit, de signifiants, qui font du corps de l’autre un “autre autre” (the other other) – c’est-à-dire un autre sur lequel se trouvent comme elle le dit, “collés” (stick), ou sont accolés, un récit, des émotions (le dégoût, la haine, la peur), ce par quoi cet autre corps devient, comme le dit une autre philosophe féministe queer, Laurent Berlant, un “inconvenient other“.

Voici le texte d’Audrey Lorde (ma traduction)

“Le métro AA pour Harlem. Je serre la manche de ma mère, les bras chargés de lourds sacs de courses pour Noël. L’odeur humide des vêtements d’hiver, les soubresauts du train. Ma mère repère un siège libre, pousse mon petit corps couvert de neige vers le bas. À côté de moi, un homme lit un journal. De l’autre côté, une femme coiffée d’un bonnet de fourrure me regarde. Sa bouche tressaille, puis son regard s’abaisse, entraînant le mien. Sa main gantée de cuir s’accroche à la ligne de démarcation entre mon nouveau pantalon de neige bleu et son manteau de fourrure lisse. Elle rapproche son manteau d’elle. Je regarde. Je ne vois pas la chose terrible qu’elle voit sur le siège entre nous – probablement un cafard. Mais elle m’a communiqué son horreur. Vu la façon dont elle regarde, ce doit être quelque chose de très mauvais, alors je rapproche mon habit de neige de moi pour m’en éloigner aussi. Lorsque je lève les yeux, la femme me regarde toujours, le nez troué et les yeux immenses. Soudain, je réalise que rien ne rampe sur le siège qui nous sépare : c’est moi qu’elle ne veut pas que son manteau touche. La fourrure frôle mon visage tandis qu’elle se lève en frissonnant et s’accroche à une sangle dans le train qui file à toute allure. Née et élevée dans la ville de New York, je me glisse rapidement pour laisser la place à ma mère. Aucun mot n’a été prononcé. J’ai peur de dire quoi que ce soit à ma mère parce que je ne sais pas ce que j’ai fait. Je regarde secrètement les bords de mon pantalon de neige. Y a-t-il quelque chose dessus ? Il se passe quelque chose ici que je ne comprends pas, mais que je n’oublierai jamais. Ici, oui. Les narines dilatées. La haine.”

Dans la langue originale pour celles et ceux qui lisent l’anglais :

“The AA subway train to Harlem. I clutch my mother’s sleeve, her arms full of shopping bags, christmas-heavy. The wet smell of winter clothes, the train’s lurching. My mother spots an almost seat, pushes my little snow-suited body down. On one side of me a man reading a paper. On the other, a woman in a fur hat staring at me. Her mouth twitches as she stares and then her gaze drops down, pulling mine with it. Her leather-gloved hand plucks at the line where my new blue snowpants and her sleek fur coat meet. She jerks her coat closer to her. I look. I do not see whatever terrible thing she is seeing on the seat between us – probably a roach. But she has communicated her horror to me. It must be something very bad from the way she’s looking, so I pull my snowsuit closer to me away from it, too. When I look up the woman is still staring at me, her nose holes and eyes huge. And suddenly I realise there is nothing crawling up the seat between us ; it is me she doesn’t want her coat to touch. The fur brushes past my face as she stands with a shudder and holds on to a strap in the speeding train. Born and bred a New York City child, I quickly slide over to make room for my mother to sit down. No word has been spoken. I’m afraid to say anything to my mother because I don’t know what I’ve done. I look at the sides of my snowpants secretly. Is there something on them ? Some-thing’s going on here I do not understand, but I will never forget it. Here yes. The flared nostrils. The hate.”

(Audrey Lorde, op. cit. p. 147–8)

J’ajoute ici ce texte célèbre de Franz Fanon, qui nourrit lui aussi la réflexion de Sarah Ahmed élaborant une phénoménologie du racisme – à même la peau pourrait-on dire (comment les signifiants de l’homme blanc viennent redessiner les contours de l’homme noir) : cet extrait est tiré de Peau Noire, Masques blancs (1952)

« Tiens, un nègre ! » C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire.
« Tiens, un nègre ! » C’était vrai. Je m’amusai.
« Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement.
« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible.
Je ne pouvais plus, car je savais déjà qu’existaient des légendes, des histoires, l’histoire, et surtout l’historicité, que m’avait enseignée Jaspers. Alors le schéma corporel, attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial. Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième personne, mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux, trois places. Déjà je ne m’amusais plus. Je ne découvrais point de coordonnées fébriles du monde. J’existais en triple : j’occupais de la place. J’allais à l’autre… et l’autre évanescent, hostile mais non opaque, transparent, absent, disparaissait. La nausée…
J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a bon banania. »
Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon être-là, très loin, me constituant objet. Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? Pourtant, je ne voulais pas cette reconsidération, cette thématisation. Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. J’aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble édifier.”

L’expérience vécue du racisme

Ce n’est pas pour rien que les transports en commun sont un des espaces privilégiés de l’expérience vécue du racisme, comme en témoigne le récit d’Audrey Lorde, ou la remarque de Franz Fanon : le blanc qui s’écarte précautionneusement de la personne racisée à côté de laquelle il s’est assis, se lève, change de place. Cet écart institue une frontière affective et émotionnelle, mais tout aussi chargée de fantasmes, d’idéologie – la « séparation des races », pour reprendre un titre de C.F. Ramuz –, frontière qui se dessine dans la relation de promiscuité des corps, et s’incarne dans des pratiques, des rituels, des rictus, des grimaces, des paroles, des insultes, et parfois des crachats, voire le viol, le lynchage, le meurtre. La rencontre des corps se trouve investie, et pré-investie, par des signes projetés sur le corps de « l’autre/autre », qui n’est pas n’importe quel autre, mais un autre altérisé, redoublé dans sa différence d’avec soi. Et pas tant qu’avec soi, qu’avec un nous, un « nous » produit et reproduit, renforcé, par cette altérisation : le raciste qui s’écarte du corps racisé, se réfère (et produit en s’y référant) dans le même temps à un « nous » – celui de la « White Nation » par exemple (ou de l’ethnie racialement déterminée). Ce « nous », que revendiquent et défendent contre la « menace » qu’incarne ce corps altérisé les suprématistes raciaux, se matérialise dans l’expérience individuelle de l’écart, du refus de la promiscuité, de la mise à distance, et confirme « des légendes, des histoires, l’Histoire », qu’évoque Franz Fanon, inscrivant sur la peau même du corps noir la responsabilité « de ma race, de mes ancêtres », l’instituant dès lors comme « peuple noir ». La personne blanche qui fait un pas de côté rejoint, comme le dit Sarah Ahmed, le cercle de celles et ceux qui se reconnaissent dans ce « nous » : elle rejoint ses « semblables » en se détachant de ces dissemblables.

Checkpoints.

Ce n’est pas pour rien non plus que les régimes d’apartheid (institutionnalisés ou implicites) interdisent l’accès, préviennent la promiscuité, limitent les frictions, et régulent la mobilité, selon des critères raciaux. Je prendrais ici l’exemple des topographies urbaines (et rurales) organisées autour des checkpoints, lesquels sont rarement figurés sur les cartes de géographie. Cette absence est symptomatique de l’état d’esprit du cartographe, de sa participation au projet d’une construction d’un espace dépolitisé, fluidifié, réservé aux usagers privilégiés, abstrait donc. Étudiez les cartes du Kashmir par exemple, une des zones les plus militarisées au monde : vous n’y verrez pas les innombrables checkpoints qui parsèment l’espace – de même les plans d’Ürümqi destinés aux touristes, dans le Xinjiang Chinois, ressemblent à ceux de n’importe quelle aire urbaine moderne. En réalité, dans la vie quotidienne des autochtones Kashmiri, comme dans celle des Ouïghours, ces checkpoints marquent autant d’interruptions dans la mobilité. Si vous faites partie de l’ethnie pour la régulation de laquelle ces checkpoints ont été mis en place, alors ils signifient l’arrêt, le contrôle d’identité, et le risque de l’interrogatoire et de l’arrestation, voire de la torture, du viol et parfois de la mort. Ils sont des points d’exception à la loi, des lieux d’impunité de l’exercice du pouvoir, des manifestations omniprésentes de « l’État d’Urgence » permanent. Les figures emblématiques de la nécroplitique (pour rependre le concept d’Achille Mbembé). Ils recouvrent la ville d’une couche d’angoisse pour les subalternes visés par les politiques de ségrégation. Les Huan au Xingiang ou les Hindous au Kashmir, devant ces mêmes checkpoints, ne courent aucun risque : c’est même pour leur sécurité, c’est-à-dire pour garantir la non-promiscuité d’avec le corps suspect des musulmans, et leur propre liberté de mouvement, pour confirmer leur privilège en tant qu’ethnie dominante, que les checkpoints sont installés à tous les coins de rue. Empêchement des uns. Fluidité pour les autres. Ou, mieux encore, l’empêchement des uns garantit la fluidité des autres. Le checkpoint opère comme un filtre racial. Il (ethno-)racialise l’espace et les corps – encore une fois, gardons à l’esprit le sens actif de « racialisé ». Il politise l’espace, le découpe selon des lignes idéologiques et fantasmatiques. Il exclut en même temps qu’il inclut (selon une logique à l’œuvre aussi dans les réaménagements qu’on décrit sous le terme de « gentrification »).

Apartheids

Ces espaces d’apartheid institutionnels ou larvés ne sont pas l’apanage des régimes explicitement racistes ou des zones militarisés. Les démocraties n’en sont pas exemptes. On connaît les discriminations à l’entrée de certains espaces publics, à l’embauche, au logement, etc. Ces filtrages aux entrées fonctionnent tout à fait comme les checkpoints : ils autorisent ou refusent, empêchent ou facilitent. Il faut montrer « patte blanche » (« Montrez-moi patte blanche, ou je n’ouvrirai point » écrivait Jean de la Fontaine dans la fable « Le Loup, la chèvre et le chevreau »), refouler l’indésirable, l’ « inconvenient other » dont parle Lauren Berlant dans son ultime ouvrage (On the Inconvenience of Other People, 2022). La liste des indésirables, ou des « inconvenient », dont la seule présence suscite peur, dégoût, haine, ne se limite pas aux racisés : toutes celles et ceux dont le corps, le vêtement, la langue, le prénom, le nom, rendent suspect‧e‧s, auxquels s’attachent, se collent, comme le dit Sarah Ahmed (« stick »), et viennent adhérer les signes de la stigmatisation, vivent ce quotidien d’être perçu comme « embarrassants ». Votre corps dérange, non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’un autre en perçoit, qui « se sent perturbé et dérangé ». Et c’est précisément dans la répétition sociale de cette expérience de « dérangement » que s’opère comme le dit Franz Fanon, cette modification du « schéma corporel » qui, « attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial »

Répétition

J’insiste sur l’importance de la répétition de l’expérience quotidienne vécue de la racialisation (et des autres stigmatisations, qui affectent les « corps qui dérangent »), dans le courant des théories féministes queer, et notamment de ce qu’on appelle les Affects Studies, parce que le racisme n’est pas seulement une affaire de discours. S’il ne s’agissait que de cela, on pourrait comme tente de s’en convaincre l’enfant évoqué par Franz Fanon, « s’en amuser ». Le racisme n’est pas une abstraction, mais il s’incarne. C’est précisément la stratégie des promoteurs de la société post-raciale (quelles qu’aient été leur intention, bonne ou mauvaise) d’avoir abstrait de la question du racisme les récits de ses incarnations quotidiennes (ou de les avoir relégués dans la marge des témoignages, juste bons à émouvoir et indigner, comme des « fictions »). Les corps, les âmes, les sujets eux-mêmes, dans leur plus profonde intimité, sont affectés, pas seulement les idées. Pour autant, ces idées s’incarnent et fabriquent l’expérience vécue, en se répandant comme signes, stigmates, émotions, affects, à la surface même des corps. Formant comme un écran qui s’interpose dans la relation et la détermine, l’appauvrit, voire l’interdit : la couleur, l’odeur, le bruit, ne viennent pas des corps mais de l’appareil épistémique qui enveloppe ces corps soumis à la perception du raciste.

Le récit vient d’ailleurs, de la White Nation, du Suprématisme Blanc (conscient ou inconscient, revendiqué ou pas), il est importé dans l’expérience et assigne le corps à cette différence a priori par la projection sans cesse répétée des signes, affects et émotions devenus le véhicule des idées racistes dans le monde sensible. Sarah Ahmed insiste sur cette répétition. Une expérience isolée ne suffit pas à « devenir noir ou musulman » (vous compléterez la liste, fort longue : elle ne suffit pas à non plus, ont dit et répété les féministes, à « devenir une femme » au sens où ce « une femme » est « conçu » par les masculinistes et structurellement inscrit dans l’organisation sociale, économique, morale et politique, etc.)

Ceux qui croient, ou continuent de croire à cette fable de la société post-raciale, où le racisme ne serait plus qu’une idée abstraite, une lubie d’extrémistes, et les « actes racistes » que les anomalies déplorables, mais exceptionnelles, émanant de quelques individus incorrigibles, cette fable instaurée précisément par les biopolitiques et les nécropolitiques, pour passer sous silence, refouler et minimiser, la dimension structurelle du racisme dans l’organisation capitaliste du monde, ceux-là ne vivent certainement pas dans la peau d’un‧e racisé‧e.

 

NB : on pourrait aller plus loin, en faisant écho aux réflexions de Laurent Berlant notamment en décrivant comment, même celle ou celui qui n’est pas raciste, c’est-à-dire qui n’est pas dérangé par le corps de l’autre, n’en est pas moins épargné, bien souvent, par les signifiants racistes – il ou elle ne peut s’empêcher d’être hanté par le récit “qui s’accole” à la surface de la rencontre des corps. Cela peut se traduire, à l’inverse du rejet ou de l’écart du raciste, par une affection ostentatoire, plus marquée en tous cas, que s’il s’agissait d’un autre sans la surdétermination raciale.


Publié le 15.11.2024 à 21:28

Note aux médias anti-Trump et anti-Musk qui ne quittent pas Twitter

(Coup de calcaire daté du 15 novembre 2024 : j’espère que ces médias que je cite auront déserté X/Twitter après un temps de réflexion, disons, dans les semaines à venir)

Alors, comme je suis un garçon perfide.. je constate que la plupart des médias ont (bien timidement) relayé l’information comme quoi The Guardian ou Vanguardia, NPR aux States depuis déjà avril 2023, désertaient Twitter.

Parmi lesquels bien des médias de “gauche” et/ou qui crachent sur Trump et son idéologie depuis des lustres.

Et qui sont encore, à l’heure où je vous parle, encore sur Twitter.

Qui publient donc gentiment des messages anti-Trump sur une plate-forme dirigée par Elon Musk et ses copain masculinistes suprématistes blancs.

Aux tendances fascistes assumées.

ALORS QUOI ???
On se réveille ?
Ou pas.

Je vais vous dire, jusqu’à ce que les choses aient changé, je décide de ne plus relayer d’articles de ces médias de gauche qui n’ont pas encore quitté Twitter (vous aurez votre liste mais, au hasard : salut Libé, salut Blast, salut Basta !, salut le Monde Diplomatique, l’Humanité, Mediapart, Politis, et j’en passe et des meilleurs, ou des moins pires !). Et de les boycotter.

La dissonance cognitive, ça les empêche pas de dormir en tous cas.

PS : je m’en tape le coquillard qu’ils ouvrent ou pas un compte ailleurs ou sur Mastodon, mais Twitter, non. Là c’est pas possible.

Et ça vaut aussi pour les mouvements politiques de gauche, les mouvements antifascistes, féministes, etc… Et leurs militants !

J’arrive même pas à imaginer comment ils font dans les salles de rédac ou dans les officines des partis pour continuer à publier leur entrefilets sur Twitter. Je comprends pas. Dénoncer le Diable sur le réseau qui appartient au Diable. Et si les USA sombrent dans le fascisme, ils seront encore là à écrire sur Twitter : “o la la, regardez, les USA sombrent dans le fascisme !” Y’aurait eu Twitter dans l’Allemagne ou l’Italie des années 30, les mecs seraient encore inscrits ?? (enfin non, tout les gens de gauche étaient soit mort, soit emprisonné, soit en exil, soit se cachaient, c’est vrai..)

C’est juste débile.

Les mêmes zigopuces qui te publient de longs articles sur la résistance au fascisme, la révolution anticapitaliste, la lutte contre les idées d’extrême droite, et qui sont incapables de commencer eux-mêmes pas RENONCER – ô !! quel drame, renoncer, quel sacrifice, quel héroïsme !!, à ces plates-formes qui incarnent précisément la puissance des ennemis qu’ils prétendent combattre..

Ben je vous dis, la résistance, la révolution, la lutte, faudra pas trop compter sur eux quand même hein…

Alors je suis sans doute vieux jeu, et trop influencé par la philosophie grecque antique (“le sage se voit à la manière dont il mène sa vie, en accord avec ses pensées) ou les philosophes engagé.e.s du siècle dernier, mais joindre la parole aux actes, considérer que ce qu’on dit a du sens et doit se traduire dans le réel, pour moi, ça compte voyez-vous. Et vos putains de xxxxx followers sur twitter, Facebook et toutes ces merdes, qu’ils les gardent : ce sera désormais sans moi.

NB :

Et vous croyez que les suprématistes blancs en ont quelque chose à cirer de la présence de médias de gauche sur Twitter ? Ou que la présence de ces médias de gauche sur Twitter (le supposé “contre-pouvoir qui agit de l’intérieur des enfers) change quoi que ce soit au succès des extrêmes droites partout dans le monde ? Si tel était le cas, comment ça se fait que Trump vient d’être élu triomphalement, en partie grâce à ses soutiens sur les réseaux ?

Comme disait un vieux professeur de philosophie : la preuve du pudding, c’est qu’on le mange. Quand bien même certains illuminés ont été assez naïfs (ou malhonnêtes) pour se raconter cette jolie histoire de “la résistance à l’intérieur du système”, et y croire !, ben ils peuvent aujourd’hui reconnaître qu’ils avaient tort, que ça n’a pas marché, qu’il est grand temps de faire autre chose.

Mais là je m’en branle en fait de ces stratégies pourraves et ces justifications de lâches : parce que, la preuve, c’est que ça n’a pas marché, c’est le moins qu’on puisse dire. Demain, l’AfD va taper dans les 30% aux légilsatives en Allemagne, en 2027, le Rn aura un président en France, et on sera encore là à se toucher la nouille en se disant : oui, mais peut-on abandonner Twitter ?

J’imagine des gens comme Sartre et Beauvoir, Adorno, Foucault, Baudrillard, etc.. dans une telle situation ! ça n’aurait pas fait un pli, y’a longtemps qu’ils auraient publié des tribunes bien plus dures que celle que je publie ci-dessus.

On s’est fait nické, mais alors gravement. Et on est ridicule. Les mecs, là, à l’extrême droite, les Musk, les TRump, ils doivent se fendre la poire en voyant tous ces soi-disant opposants poster des messages sur Twitter.

C’est quand même pas compliqué (parfois, pas toujours) de s’accorder avec ses idées. Certains, et pas des moindres (The Guardian, c’est pas n’importe quel média quand même !) l’ont fait.


Publié le 14.11.2024 à 19:43

Some thoughts on the (speculative) political significance of the 4B movement’s slogans.

Two remarks on the American post-Trump version of the 4B movement (I’m leaving aside the “original” South Korean version, which takes place in a different – and very interesting – context).

You might want to read for starters (among many other gateways) @emmiehine’s very thought-provoking piece on her blog:

https://dair-community.social/@emmiehine/113475534341120269

https://ethicalreckoner.substack.com/p/er-32-on-womens-communes-and-the

In particular, Emmie looks back at the experiences of lesbian separatism in the 60s and 70s, and what she calls a “communal” movement – this “boycott of men” resulted in exile “outside men’s society”. Obviously, the current movement, in reaction to Trump’s election, but, long before that event, to the now-mainstream masculinist discourses in the US (and elsewhere), is unfolding above all on the internet. which Emmie Hine sees as an advantage:

“4B has an advantage over the commune movement because it is virtual, and that means it will stay with us. A movement that exists online rather than in isolated rural communes can simmer unnoticed by most for a long time until the algorithm resurfaces it and brings it back into the public consciousness. And as a form of virtual separatism, a way to cope via meme, it’s likely to persist.”

I’ve read quite a few texts and messages from activist circles: inevitably, a lot of issues emerge, sometimes leading to aporias that I feel are crucial at a time when identities and sexualities – what we might call worlds of desire – are being recomposed. They are part of an already long and complex history (on this subject, I always recommend reading this text by Sarah Ahmed, and her books!, on the relevance of feminist reflections from the “past”: https://feministkilljoys.com/2014/04/08/dated-feminists/  ), but also respond to the current context: the violence that is not only verbal, but also physical, social, economic and political, unfolding in the promises of American white supremacists (and not only them). Admittedly, as I often say, Trump and his clique are merely making explicit the structural violence on which patriarchal capitalist society rests (the model of the “middle-aged white man” as Senator J. Howard in 1866: https://outsiderland.com/danahilliot/le-type-representatif-de-la-race-humaine/), but this now unabashed affirmation increases the threat to all subalterns and the “already oppressed”, and women in the first instance.

I’d just like to add two reflections, which appear in filigree in the comments I’ve read here and there, and which make this movement, at least in theory, or from a speculative political perspective, a brilliant and truly incisive offensive against both the capitalist machine and white supremacism. It touches them at the heart, if we can speak of heart here, at the very heart of the ideology that structures them.

1. Let’s start with white supremacist ideology. One of the obsessions of white supremacists (in the United States, but also in Europe: Anders Breivik and Renaud Camus are sinister examples of this, inspiring American theorists as Alexander Laban Hinton reminded us in It can happen here, White Power and the Rising Threat of Genocide in the US, NYU, 2021, a work that resonates terribly today: https://outsiderland. com/danahilliot/suprematisme-blanc/) is the reproduction of the white race, which they address through themes such as the birth rate (and its corollary, abortion rights), demographics, “migratory submersion”, the celibacy of white males, the loss of male hegemony, “deviant” sexualities, the invocation of a “natural” order of things, etc., etc., etc. The future of the white race is threatened by the sexual power attributed to racialized others – this theme of irrepressible (and irresistible) impulses attributed to black bodies is a cliché of slave literature – and, as Saidiya Hartman has shown in her masterpiece Scenes of Subjection, it legitimizes both the “threat” to the damaged reproductive capacity of white bodies, but also the systemic rape of black women by plantation owners (Cf. my presentation: https://outsiderland.com/danahilliot/saidiya-hartman-scenes-of-subjection-extraits-traduits/).

Note that this anxiety about the animal/desirable body of the other, which translates into its inverted projection (or “projective identification”, in Melanie Klein and W.R. Bion’s theory) as a radically “undesirable” body (“inconvenient other”, as Laurent Berlant would say), now focuses not only on the black body, but also on that of other racialized people (designated as Muslims, Latinos, etc.). It’s easy to see why Incels, those single men who can’t find a “woman”, find their place on the list of racial supremacist martyrs: they are the victims of both women’s indifference towards them and a rival seductive power: that of racialized bodies. These others with their irresistible sexuality threaten, as we can read explicitly in certain texts, not only white women who “allow themselves to be seduced” (no doubt because of their “lustful nature”), but also white men, condemned to solitude, that is, to renounce contributing to the reproduction of the race (to be understood here in the sense of a reinforcement of a genetic heritage – admittedly completely fantasized, like everything the supremacists say). I won’t go any further in describing the fabulous narrative (in the sense of a myth) of racial supremacism. But these few aspects are enough to understand why the slogans of the 4B movement constitute a particularly pertinent response, both brutal and ironic, to the sexualist delusions of the white nation. Beyond the refusal to procreate with males (in general, of course), the refusal to enter into relationships with all males, as a matter of principle, directly affects the narcissism of the white supremacist male, which has already been wounded to the quick: it’s not even rivalry with other, more attractive males that’s at stake, but a renunciation of entering into this narrative of the reproduction of the species, which is not just natalistic, but, even more profoundly, cultural. We need to be able to live, say activists, apart from masculinist culture. It’s an intensely deceptive motion: we women are no longer interested in playing the roles you, males, expect of us: the functions of care, generally speaking – taking care of you, your useless penises and worried souls, your children, your culture, consoling you, reassuring you, giving you pleasure and so on. This is exactly what terrifies the white supremacist male: that we no longer love them, that we prefer another man, or, even worse, another woman !

2. How does this offensive by the 4B movement also touch on a crucial point, and even the Achilles’ heel, of the capitalist system? Because it undermines that hidden part of the capitalist machinery, the part of “reproduction”, i.e. women’s unpaid work, the care they take of their offspring – which is destined, in fine, to supply the workforce needed by the capitalist Leviathan, but not only: all the work that can be grouped under the concept of “care”, which I won’t go into here, but which has been a central theme of the feminist perspective since at least the 1980s. The first outline of the revelation of “reproductive labor” can be found in Marx’s Capital, and you can read a remarkable synthesis of these issues in the little book by eco-feminist Stefania Barca that I mentioned here:

https://outsiderland.com/danahilliot/repenser-le-materialisme-historique-en-termes-eco-feministes-stefania-barca/

Refusing to have children, and to participate more broadly in the “society of men”, to the point of not associating with them, for example, in the world of work, no longer taking care of them (and, very concretely, no longer providing them with the “narcissistic consolation” without which he risks sinking into depression, for example, and no longer be in a position to take their place socially and economically), undoubtedly “ruins” many men, leaving them helpless in the face of tasks they avoid performing within the gendered division of labor. And, even more profoundly, it would jeopardize that secret and carefully concealed spring of capitalist accumulation, one of the resources that capitalists monopolize without paying a penny: women’s unpaid work (which, as we all know, goes far beyond caring for the future exploited). Here again, the radical program of the 4B movement (or Lysistrata, as it’s also known in the USA, in reference to Aristophanes’ comedy) hits the nail on the head (consciously or unconsciously, depending on the feminist culture of the activists).

(NB: the logic of racial suprematism, I would point out, is not specific to “white-skinned” populations – it can be found at work in India with the politics of Hindutva (nationalist Hinduism) – the violence of which can be seen, for example, in the oppressive regime to which Muslims are subjected, in Kashmir, in China with the primacy given to the Hans, and the racialization of Muslim populations, notably the Uyghurs, in Xinjiang, or in Israel, where a terrifying genocide is being carried out in the name of racial hierarchy. And in other parts of the world).

(NB 2: the refusal to participate in the great game of reproduction is at the very principle of the queer “position” (or “non-position”, deliberately mobile and precarious). I learned this by reading queer feminists, Lauren Berlant, Sarah Ahmed and many others. I summarized my point of view in an article here:

“when I speak of non-reproduction here, it’s not just about embarrassing the distribution of gendered identities, or disrupting sexual crispations, but also, for example, the refusal to integrate into the system of wage exploitation, the refusal to become a disposable, disposable commodity, like the precarious worker of the neoliberal wage system, the refusal of social and racial hierarchies, the desire to de-familiarize what seems to be taken for granted, the sacredness of the family, of patriarchy, of spaces of apartheid. It means making one’s life a work designed to undermine norms, to create uncertainty and doubt, but also new joys, surprising interruptions that suspend the course of social time, opening up other paths, other possible ways of inhabiting the world, deploying other sources of wealth, more and better desiring.

This is what I call the refusal of reproduction (for example, it’s not so much a question of “not having children”, as of refusing to increase the herd exploitable by capitalism)”.

https://outsiderland.com/danahilliot/paradoxe-du-spectacle-queer/


Publié le 14.11.2024 à 18:33

Quelques réflexions sur la portée politique (spéculative) des slogans du mouvement 4B.

Deux remarques sur le mouvement 4B version américaine post-trump (je laisse de côté la version “originale” sud-coréenne, qui s’inscrit dans un contexte différent – et très intéressant).

Vous pourriez lire pour commencer (parmi beaucoup d’autres portes d’entrée) le texte très stimulant de @emmiehine sur son blog :

https://dair-community.social/@emmiehine/113475534341120269

https://ethicalreckoner.substack.com/p/er-32-on-womens-communes-and-the

Emmie revient notamment sur les expériences de séparatisme lesbien dans les années 60/70, et ce qu’elle appelle un mouvement « communal » – ce « boycott des hommes » s’est traduit par un exil « hors de la société des hommes ». Évidemment, le mouvement actuel, en réaction à l’élection de Trump, mais, bien avant cet évènement, aux discours masculinistes désormais mainstream aux États-Unis (et ailleurs), se déploie avant tout sur internet. ce qu’Emmie Hine considère comme un avantage :

« 4B has an advantage over the commune movement because it is virtual, and that means it will stay with us. A movement that exists online rather than in isolated rural communes can simmer unnoticed by most for a long time until the algorithm resurfaces it and brings it back into the public consciousness. And as a form of virtual separatism, a way to cope via meme, it’s likely to persist. »

J’ai lu pas mal de textes ou de messages provenant des groupes activistes militantes : inévitablement, beaucoup de problématiques émergent, qui débouchent parfois sur des apories à mon sens cruciales à l’époque où se recomposent les identités et les sexualités – ce qu’on pourrait appeler les mondes du désir. Elles s’inscrivent à la fois dans une histoire déjà longue et complexe (je conseille toujours à ce sujet de lire ce texte de Sarah Ahmed, et ses livres !, sur la pertinence des réflexions féministes du “passé” : https://feministkilljoys.com/2014/04/08/dated-feminists/), mais répondent aussi au contexte actuel : la violence non seulement verbale, mais aussi physique, sociale, économique et politique qui se déploie dans les promesses des suprématistes blancs américains (et pas qu’eux). Certes, comme je le dis souvent, Trump et sa clique ne font que rendre explicite la violence structurelle sur laquelle repose la société capitaliste patriarcale (le modèle de « l’homme blanc d’âge mûr » comme disait le Sénateur J. Howard en 1866 : https://outsiderland.com/danahilliot/le-type-representatif-de-la-race-humaine/), mais cette affirmation désormais décomplexée accroît la menace qui pèse sur tous les subalternes, les « déjà opprimé.e.s », et les femmes en premier lieu.

Je voudrais juste ajouter deux réflexions, qui apparaissent d’ailleurs en filigrane dans les propos que j’ai lus ici et là, et qui font de ce mouvement, au moins en théorie (dans une perspective politique “spéculative “), une offensive géniale et réellement incisive portée à la fois contre la machine capitaliste et le suprématisme blanc. Il les touche au cœur, si l’on peut parler de cœur ici, au cœur même de l’idéologie qui les structure.

1. Commençons par l’idéologie suprématiste blanche. Une des obsessions des suprématistes blancs (aux États-Unis, mais aussi en Europe : Anders Breivik ou Renaud Camus en sont de sinistres exemples, qui inspirent d’ailleurs les théoriciens américains comme le rappelait Alexander Laban Hinton, It can happen here, White Power and the Rising Threat of Genocide in the US, NYU, 2021, ouvrage qui résonne aujourd’hui d’une manière terrible : https://outsiderland.com/danahilliot/suprematisme-blanc/), c’est la reproduction de la race blanche, qu’ils déclinent sous l’angle de thèmes comme la natalité (et son corollaire, le droit à l’avortement), la démographie, la « submersion migratoire », le célibat des mâles blancs, la perte de l’hégémonie masculine, les sexualités « déviantes », l’invocation d’un ordre « naturel » des choses, etc, etc. Le futur de la race blanche est menacé par la puissance sexuelle attribuée aux autres racisés – cette thématique des pulsions irrépressibles (et irrésistibles) attribuées aux corps noirs est un cliché de la littérature esclavagiste – et, comme l’a montré Saidiya Hartman dans son chef-d’œuvre, Scenes of Subjection, il légitime à la fois la « menace » qui pèse sur la capacité lésée de reproduction des corps blancs, mais aussi le viol systémique des femmes noires par les propriétaires de plantations (Cf ma présentation : https://outsiderland.com/danahilliot/saidiya-hartman-scenes-of-subjection-extraits-traduits/).

On notera que cette angoisse du corps animal/désirable de l’autre, qui se traduit par sa projection inversée (ou « identification projective” pour reprendre la terminologie de Melanie Klein et W.R. Bion) dans un corps éprouvé comme radicalement « indésirable » (« inconvenient other », dirait Laurent Berlant), se porte désormais non pas seulement sur le corps noir, mais aussi celui des autres racisés (désignés comme musulmans, latinos, etc.). On comprend pourquoi les Incels, ces hommes célibataires qui ne trouvent pas de « femmes », ont pris place dans la liste des martyrs du suprématisme racial : ils sont les victimes à la fois de l’indifférence des femmes à leur égard et d’une puissance séductrice rivale : celles des corps racialisés. Ces “autres” à la sexualité irrésistible menacent, comme on peut le lire explicitement dans certains textes, non seulement les femmes blanches qui se « laissent séduire » (en raison sans doute de la « nature lascive »), mais aussi les hommes blancs, condamnés à la solitude, c’est-à-dire, à renoncer à contribuer à la reproduction de la race (qu’il faut entendre ici au sens d’un renforcement d’un patrimoine génétique – certes complètement fantasmé, comme tout ce que racontent les suprématistes). Je n’irai pas plus loin dans la description du récit fabuleux (au sens d’un mythe) du suprématisme racial. Mais ces quelques aspects suffisent à comprendre pourquoi les slogans du mouvement 4B constituent une réponse particulièrement pertinente, à la fois brutale et ironique, aux délires sexualistes des Thuriféraires de la white nation (les suprématistes sont littéralement obsédés par la sexualité, comme les puritains). Au-delà du refus de procréer, le refus d’entrer en relation avec tous les mâles, par principe, touche directement le narcissisme, déjà largement blessé à vif, du mâle blanc suprématiste : ce n’est même plus la rivalité avec d’autres mâles plus séduisants qui est en jeu, mais le fait que les femmes blanches puissent renoncer à entrer dans ce narratif de la reproduction de l’espèce, narratif pas seulement nataliste, mais, plus profondément encore, culturel. On doit pouvoir vivre, affirment les militantes, à l’écart de la culture masculiniste. C’est une motion déceptive intense : nous, les femmes, ne sommes plus intéressées pour jouer les rôles que vous les mâles voulez nous faire jouer : assumer les fonctions du care – prendre soin de vous, de vos pénis inutiles et de vos âmes inquiètes, de vos enfants, de votre culture, vous consoler, vous rassurer, vous donner du plaisir, etc. C’est exactement ce qui terrifie le mâle suprématiste blanc : qu’on ne les aime plus, qu’on leur préfère un autre, ou, pire encore, une autre !

2. En quoi cette offensive du mouvement 4B touche-t-elle aussi un point crucial, et même le talon d’Achille, du système capitaliste ? Parce qu’il révèle l’importance cette part occultée de la machinerie capitaliste, la part de la « reproduction », c’est-à-dire le travail non payé des femmes, le soin qu’elle prenne à leur progéniture – laquelle est destinée, in fine, à alimenter la main d’œuvre dont a besoin le Leviathan capitaliste, mais pas seulement : tout le travail qu’on peut ranger sous le concept de « care » que je ne détaillerai pas ici, mais qui constitue un thème central de la perspective féministe depuis au moins les années 80. On trouve la première ébauche de la révélation du « travail de reproduction » dans le Capital de Marx, et vous pourrez lire une remarquable synthèse sur ces questions dans le petit livre de l’éco-féministe Stefania Barca dont j’ai parlé ici :

https://outsiderland.com/danahilliot/repenser-le-materialisme-historique-en-termes-eco-feministes-stefania-barca/

Refuser de faire des enfants, et de participer plus largement à la « société des hommes », jusqu’à ne pas les fréquenter par exemple dans le monde du travail, ne plus prendre soin d’eux (et, très concrètement, ne plus leur fournir la « consolation narcissique » sans laquelle il risque de sombrer dans la dépression par exemple, et ne plus être en mesure de tenir leur place socialement et économiquement), c’est « ruiner » sans doute beaucoup d’hommes, les laisser désemparés devant des tâches qu’ils évitent d’accomplir dans le cadre de la division du travail sexué (ce qui mettrait en danger leur virilité déjà fort précarisée). Et, plus profondément encore, mettre en péril ce ressort secret et soigneusement occulté de l’accumulation capitaliste, une des ressources que s’accapare sans rien débourser le capitaliste, le travail non payé des femmes (qui va bien au-delà, on l’aura compris, du fait de prendre soin des futurs exploités). Là encore, le programme radical du mouvement 4B (ou Lysistrata, comme on l’appelle aussi aux USA, en référence à la comédie d’Aristophane) touche juste (consciemment ou inconsciemment, selon la culture féministe des militantes).

(NB : la logique du suprématisme racial, je le signale, n’est pas spécifique aux populations « blanches de peau » – on la trouve à l’œuvre en Inde avec la politique de l’hindutva (l’hindouité) – dont la violence se manifeste par exemple dans le régime d’oppression auxquels sont soumis les musulmans, notamment au Kashmir, en Chine avec la primauté accordée notamment aux Hans, et la nécropolitique appliquée aux populations musulmanes, notamment les Ouïghours, au Xinjiang, ou encore en Israël, où se déploie au nom de la hiérarchie raciale un génocide terrifiant. Et en d’autres endroits du monde.)

(NB 2 : le refus de participer au grand jeu de la reproduction est au principe même de la position (ou de la non-position, délibérément mobile et précaire) du queer. Je l’ai appris en lisant les féministes queer, Lauren Berlant, Sarah Ahmed et bien d’autres. J’avais résumé mon point de vue dans un article ici :

« quand je parle de non-reproduction ici, il ne s’agit pas seulement d’embarrasser la distribution des identités genrées, ou de perturber les crispations sexuelles, mais aussi, par exemple, le refus de s’intégrer dans le système de l’exploitation salariale, le refus de devenir une marchandise, disposable, jetable, comme le travailleur précaire du salariat néolibéral, le refus des hiérarchies sociales et raciales, la volonté de dé-familiariser ce qui semble aller de soi, la sacralité de la famille, du patriarcat, les espaces d’apartheid. C’est faire de sa vie une œuvre destinée à saper les normes, fabriquer de l’incertitude, du doute, mais aussi des joies nouvelles, des interruptions surprenantes, qui suspendent le cours du temps social en ouvrant d’autres sentiers, d’autres manières possibles d’habiter le monde, déployer d’autres sources de richesses, plus et mieux désirantes.

C’est ce que j’appelle le refus de la reproduction (par exemple, il ne s’agit pas tant « de ne pas faire d’enfants », que de refuser d’augmenter le cheptel exploitable par le capitalisme) »

https://outsiderland.com/danahilliot/paradoxe-du-spectacle-queer/

)

 


Publié le 12.11.2024 à 15:25

Nécropolitiques

Necropolitiques

Je n’arrête pas de penser aux livres d’Omer Bartov aujourd’hui. (mais c’est chez moi un très vieux cauchemar. Enfant déjà, j’étais terrifié par la possibilité du lynchage : dans la cité HLM où j’ai grandi, je vivais dans la crainte – et cette angoisse ne m’a jamais quitté : “quite an experience to leave in fear isn’t it ?”)

Comme beaucoup d’autres ici, chaque jour que le diable fait, j’essaie de démonter la structure du capitalisme global, d’en extraire l’idéologie sous-jacente, qu’un Trump et que les leaders d’extrême droite nationaux populistes ne font que rendre explicite.

Ce qui est toujours occulté dans le narratif mainstream des capitalistes (démocrates ou pas) : ses articulations racistes, masculinistes, coloniales, sans laquelle il n’y aurait jamais eu d’accumulation possible (et comme les eco-feministes, j’ajoute à la liste des exploités : les non-humains).

Encore occultée (et plus que jamais !) son Histoire, des plantations esclavagistes aux génocides coloniaux, à la déshumanisation délibérée des racisés, les accaparements, les spoliations, la longue et interminable, et certainement pas achevée, toujours présente, histoire de la violence, du viol, du massacre de masse, des bombardements et de la destruction.

Occulté toujours l’avidité extractiviste, et son pendant toxique, les déchets éternels, des mines antipersonnelles aux déchets radioactifs. Et la catastrophe climatique comme l’apogée de cette politique de la mort.

La logique profondément nécropolitique (expression que nous devons à Achille Mbembé) qui est au cœur du capitalisme : séparer soigneusement (par des barbelés, des forteresses, des zones d’apartheid) ceux qui seront sauvés, de ceux qui seront sacrifiés (précisément pour que les premiers soient sauvés) – le suprématisme banc n’est pas une lubie d’Anders Breivik, et la forteresse européenne n’a pas été fabriquée par des régimes fascistes, mais par des démocrates propres sur eux.

L’arrogance de l’universalisme moral dont se targuent les élites blanches, la vertu de l’homme blanc d’âge mûr multi-propriétaire, celui POUR QUI ce monde est conçu – rien d’étonnant puisqu’il l’a formé à son image.

Comme beaucoup d’autres, je m’efforce d’extraire du narratif lénifiant des élites ce sinistre récit.

Et j’essaie de comprendre pourquoi une partie croissante de la population (pas seulement en Occident) répond à cette politique de la mort en adoubant des leaders qui la rendent explicite – cette nécropolitique qui, dans le narratif mainstream, est soigneusement occultée.

Je vous passe ici les hypothèses (elles sont plurielles et vous les connaissez toutes, et surtout, elles s’inscrivent dans des histoires locales, des expériences régionales, et sont difficilement généralisables – oubliez la sempiternelle influence des médias s’il vous plait : je connais des tas de subalternes et de précaires qui regardent la télévision, mais ont toujours eu en horreur le racisme et le masculinisme, merci pour eux)

MAIS
Arrive un moment où ceux là-même qu’on s’efforçait de comprendre, et qu’avec une certaine arrogance il faut bien l’admettre, on dépouillait de leur “agency” (leur agentivité si vous voulez), et tout au moins de la possibilité d’une adhésion consciente et réfléchie à ces politiques de la haine (en la ramenant aux problèmes de structures), arrive un moment donc où cette compréhension prend fin. Parce qu’il faut juste les fuir. Ou les combattre. Ou succomber sous leur haine.

Quand les voisins soudain sont pris d’un accès de violence et s’en vont molester, détruire, lyncher. Quand vous êtes agressés sans prévenir dans la rue, devant vos gosses, et que personne ne lève le petit doigt pour vous défendre. Quand à l’aube, les policiers que vous saluiez hier encore dans la rue, viennent fracasser la porte d’entrée de votre appartement. Quand ils vous arrêtent pour un oui ou pou un non au checkpoint installé à l’entrée du quartier. Quand vous êtes convoqués au commissariat pour vous expliquer sur certains messages que vous avez publiés sur les réseaux ou votre blog. Quand presque partout on vous regarde comme un suspect, une menace, un être “inconvenient” comme dirait Lauren Berlant. Quand le simple fait d’aller d’un point A à un point B ressemble à une course d’obstacles, une série d’empêchements. Quand il faut toujours faire la preuve de je ne sais quelle loyauté envers je ne sais qui. Et surtout quand il faut se méfier de tout le monde, parce qu’ils sont vigilants, vous surveillent, et vous dénonceront dès qu’ils en auront l’occasion.

J’avais traduit ici un extrait d’un livre de Bartov sur ce qu’il appelle les “massacres communautaires” en Europe de l’Est, dans les années 30 et 40. Si vous avez le cœur un peu trop sensible, ne lisez pas cet extrait. Mais il dit bien ce que je veux dire. Et il ne s’agit pas là de divagations paranoïaques. Mais de faits. Historiques. Attestés.

 


Publié le 11.11.2024 à 15:48

Terror Capitalism : sur un livre de Darren Byler au sujet des Ouïghours au Xinjiang

 Darren Byler, Terror Capitalism, Uyghur Dispossession and Masculinity in a Chinese City, Duke University Press 2022Il existe une littérature désormais abondante sur la situation dramatique des Ouighours dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, la plus vaste de Chine : enquêtes journalistiques, témoignages, textes littéraires, travaux de chercheuses et de chercheuses. Le livre de l’anthropologue Darren Byler, Terror Capitalism, Uyghur Dispossession and Masculinity in a Chinese City, Duke University Press 2022, fera date pour au moins deux raisons. La première, c’est qu’il révèle l’ampleur du projet Chinois de re-colonisation du Xinjiang, le narratif qui l’accompagne, ses méthodes radicales et ses finalités. La seconde, c’est qu’il constitue une des études les plus intéressantes dans le domaine anthropologique sur l’importance de l’amitié (ici, l’amitié masculine entre les jeunes hommes ouïghours qui sont la cible principale de la violence de l’État) comme lien vital sous des régimes d’oppression.

Le système de gouvernance qui s’applique aux populations Ouïghours (et les autres minorités musulmanes originaires d’Asie Centrale) depuis une quinzaine d’années a toutes les caractéristiques d’une système totalitaire. Darren Byler le qualifie ainsi : une entreprise coloniale de repeuplement d’abord, qui incite les Hans à s’installer au Xinjiang pour contribuer à l’essor économique, extractiviste et industriel de la région, en échange d’avantages et de privilèges, à commencer par la mise à disposition d’une main d’œuvre corvéable à merci, à très bas salaire (voire sans salaire du tout quand il s’agit de travailleurs internés dans les camps). Ce repeuplement, qui s’accompagne de processus d’accaparement de l’espace et de gentrification (notamment dans la capitale, Ürümqi, et les grandes villes) se fonde sur un ethno-racisme institutionnalisé, qui cible les Ouïghours. Cette politique de ségrégation, d’exclusion et même d’enfermement des populations “natives”, qui se distingue fortement de ce qu’on observe dans d’autres contextes de “settler colonialism” (colonialisme de peuplement), où les “natives” sont ou bien tout bonnement exterminés, ou bien assimilés et déculturés (parfois les deux stratégies se succèdent dans le temps), vise à créer un réservoir de travailleurs dociles pour garantir le processus d’accumulation capitaliste. Le Xinjiang, de ce point de vue, est une incarnation de ce capitalisme des frontières (frontier capitalism), qui a pour originalité de se déployer au sein même de l’État Chinois.

L’autre aspect frappant de ce système d’oppression, c’est qu’il s’appuie sur une infrastructure non seulement policière, militaire et économique, mais aussi  numérique. Comme on le lira dans les extraits suivants, le Xinjiang constitue un véritable laboratoire grandeur nature pour le déploiement des technologies de contrôle des populations et de surveillance généralisée. Je cite Darren Byler :

En Chine, l’introduction de discours sur le terrorisme mondial et la surveillance numérique a catalysé une nouvelle séquence de racialisation de l’ethnicité, rendant les corps et les biens des musulmans non chinois susceptibles de faire l’objet de formes intensifiées d’expropriation allant de l’occupation des terres et du déplacement à la détention de masse et à la collecte de données, en passant par la reconfiguration de la reproduction sociale dans des conditions de surveillance automatisée.

Le recours par la propagande chinoise au récit de la “guerre contre le terrorisme” ne doit pas nous étonner. Depuis la déclaration de cette guerre (potentiellement universelle) par G.W. Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, ce récit s’est répandu chez la plupart des gouvernements dans le monde (puisque c’est dans l’actualité, je rappelle que c’est au nom de la “war on terror“, que l’autocrate azerbaïdjanais Ilham Aliyev justifie l’annexion du Haut-Karabagh). La menace à détruire peut varier selon les contextes géographiques et historiques (sans parler des intérêts économiques), mais, dans une très large majorité de cas, les populations musulmanes sont visées, et pas seulement les minorités (c’est vrai même dans certains pays où l’Islam est la religion dominante). Dans le narratif de justification chinois, l’opportunité aura été fournie par des manifestation ayant dégénéré en émeutes de la part de certains groupes ouïghours en juillet 2009 (l’étincelle ayant été le lynchage de deux ouvriers à Shaoguan – mais la sinisation de la Province était déjà largement à l’œuvre à l’époque, marqué par la stigmatisation ethno-raciale, avec la précarisation de l’existence des familles ouïghours, forcées à la relégation spatiale par des politiques de gentrification croissante).

Le gouvernement chinois, comme on ne le sait que trop, maîtrise à merveille l’art de l’euphémisation. La mise en place du régime de terreur auquel sont soumis les populations musulmanes non-chinoises se traduit par exemple dans un récit de “réduction de la pauvreté”, qui prétend “améliorer” le sort de ces populations forcément arriérées – parce que musulmanes, parce que turcophones, parce qu’ethniquement et racialement différentes. La métaphore “médicale et thérapeutique” fait aussi partie du panel de la propagande et de l’euphémisation : les camps d’internement, où s’entassent dans des conditions abominables des prisonnier.es qui, dans leur immense majorité, n’ont aucune idée de la raison pour laquelle ils/elles ont été incarcéré.es, où il s’agit de briser littéralement l’esprit et le corps, sont décrits comme des camps de “ré-éducation”, de sinisation.

La réalité, c’est que sous couvert d’une biopolitique de mise au pas et de conversion forcée aux valeurs de la “culture chinoise”, l’objectif est de fabriquer un nouveau lumpenprolétariat, une masse de travailleurs précaires disponibles pour les capitalistes chinois : du travail non-libre et peu payé (dont, soit-dit en passant, les consommateurs du monde entier bénéficieront en achetant sur internet tel ou tel produit textile fabriqué au Xinjiang pour un prix extrêmement bas). C’est la raison pour laquelle, comme souvent, il vaudrait mieux parler ici de nécropolitique (avec Achille Mbembe) que de biopolitique (avec Michel Foucault), ou bien, comme le disent les géographes du capitalisme global, d’une zone de sacrifice (qui touche des millions de personnes !). Une destruction systématique du tissu social, des attachements religieux et culturels, de toute une communauté, autrement dit un génocide culturel (à tout le moins – et vu le nombre de disparus, on ne devrait pas hésiter à parler de génocide au sens létal du terme)

Extrait 1 (Ch. 1) : Technologies politiques du génocide culturel (l’art de la propagande par euphémisation)

En 2017, les autorités de l’État et les entreprises technologiques ont intensifié cette stratégie. Plutôt que de doubler simplement la sécurité, le bannissement et la détention sélective – ce que l’on a appelé une politique de « coups durs » (Ch : yanda) –, un nouveau secrétaire régional du parti nommé Chen Quanguo a généralisé l’approche de la « rééducation » (Ch : zai jiaoyu) des cœurs et des esprits des Ouïghours. Comme le montrent les documents théoriques sur la police chinoise (Byler, 2019), cette approche s’inspire en partie d’une version de ce que le général américain David Petraeus (Petraeus, Amos et McClure, 2009) a décrit comme « gagner les cœurs et les esprits » de ceux dont la société a été détruite. Cette transformation devait être réalisée en détenant les segments indignes de confiance de la population et en les formant à l’idéologie chinoise et politique, tout en affectant de force le reste de la population à des emplois faiblement rémunérés dans des usines. Dans une forme ethno-raciale et coloniale d’« assistance répressive » utilisée ailleurs en Chine (Pan 2020), ces efforts de « désextrémisation » (Ch : qu’jiduanhua) et ces projets de « réduction de la pauvreté » (Ch : fupin) ont tenté d’enfermer la population, en éliminant les éléments religieux et culturels indésirables de leur vie sociale. Dans le même temps, le système a introduit des formes de dépendance en forçant de nombreux Ouïghours à signer des contrats de travail ou à s’exposer à l’internement dans des camps. Dans le tristement célèbre manuel de terrain de Petraeus, la contre-insurrection est présentée comme une transformation essentiellement politique, ou un changement de régime, qui s’accompagne de renseignements à spectre complet et de détentions systématiques et, parfois, d’assassinats. Pour Chen, le projet Petraeus a été considérablement facilité par le fait qu’il n’y avait pas d’insurrection armée statistiquement significative parmi les insurgés supposés, les Ouïghours, et qu’il disposait d’une réserve permanente de millions de colons Han et d’Ouïghours que les mandataires de l’État et des entreprises pouvaient mobiliser en tant que travailleurs du renseignement et rééducateurs.

Fait important, les autorités de l’État chinois et les théoriciens du maintien de l’ordre ont imaginé que la contre-insurrection pouvait être poussée beaucoup plus loin dans ce contexte (Brophy 2019 ; Byler 2019). Elle pouvait produire non seulement un changement de loyauté politique, mais aussi une transformation épistémique de la socialité ouïghoure elle-même. Les autorités de l’État et les entrepreneurs qualifiaient continuellement les Ouïghours de « séparatistes, extrémistes, terroristes » et exigeaient que les travailleurs de l’État et les membres de la communauté fournissent des « renseignements sur l’ennemi » (Ch : diren qingbao) au sujet des Ouïghours qu’ils rencontraient. Pourtant, contrairement à la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis, en Chine, l’ennemi n’avait pas d’armes, n’avait pas d’organisation formelle et ne bénéficiait que d’un faible soutien international. Dans une large mesure, les Ouïghours étaient l’ennemi simplement en raison de leur différence inassimilable – leur allégeance à l’islam, leur attachement à des identifications turques fondées sur la terre, l’altérité de leur physionomie – et de la peur que tout cela inspirait.

Au Xinjiang, les fonctionnaires ont utilisé des euphémismes de santé publique pour tenter d’atteindre leurs objectifs de transformation. Les autorités locales ont commencé à décrire le séparatisme, l’extrémisme et le terrorisme comme trois maladies idéologiques interdépendantes nécessitant un traitement (Roberts, 2018). Afin de détecter la propagation de la maladie et d’exciser les cellules cancéreuses, elles ont déclaré avoir besoin d’une précision chirurgicale (Grose 2019). La propagation virale de l’islam turc étant si profonde et enracinée, ils ont réalisé qu’ils avaient besoin d’un système d’enceintes numériques spécialement conçues pour détecter la croissance de l’islam et de l’identité politique ouïghours et diagnostiquer le niveau de traitement nécessaire, qui allait de l’emprisonnement à la rééducation. Plutôt que de se contenter de surveiller et de prévenir le terrorisme potentiel, les autorités ont tenté de transformer les Ouïghours eux-mêmes en éliminant ce que les fonctionnaires ont appelé les « tumeurs » des éléments « indignes de confiance » (Ch : bu fangxin) par le biais d’un processus de recyclage et de rééducation.

Ce virage vers la transformation a coïncidé avec l’essor des percées technologiques chinoises dans le domaine des systèmes de surveillance par ordinateur assistés par l’IA. S’appuyant sur des recherches soutenues par l’État, la startup chinoise Meiya Pico a commencé à commercialiser auprès des gouvernements locaux et régionaux des programmes et des équipements capables de détecter des textes en langue ouïghoure et des symboles islamiques incrustés dans des images. Elle a également mis au point des programmes permettant d’automatiser la transcription et la traduction des messages vocaux en ouïghour. D’autres entreprises, telles que Dahua, Hikvision, Yitu, Sensetime et Cloudwalk, ont fait de la publicité pour des logiciels et des équipements destinés aux gouvernements et aux entreprises de sécurité, qui tentaient d’automatiser l’identification des visages ouïghours sur la base de phénotypes physiologiques. La technologie assistée par l’IA qui a été introduite en 2017 visait à la fois à intensifier le système de clôture numérique et à libérer le personnel de sécurité pour d’autres tâches : le travail de transformation. Selon un porte-parole de Leon Technology, ces systèmes d’IA pouvaient, « à l’échelle de quelques secondes », signaler automatiquement des comportements suspects tels que des tenues islamiques illégales ou des personnes figurant sur des listes de surveillance spéciales. Ces systèmes permettaient d’effectuer des recherches dans les historiques Internet des Ouïghours à la recherche d’éléments signalés tels que le mot Allah, des images d’une personne en train de prier ou des messages envoyés à une personne dont un membre de la famille vivait à l’étranger. Ils ont rapproché ces données sur le comportement personnel des dossiers bancaires et scolaires, des antécédents professionnels, des antécédents médicaux et des antécédents en matière de planification familiale, à la recherche de prédicteurs de comportements aberrants allant du fait d’avoir trop d’enfants à celui de quitter sa maison par la porte de derrière. Ces technologies recherchaient des modèles inhabituels de consommation d’électricité ou de conduite d’une voiture immatriculée au nom de quelqu’un d’autre. La plateforme s’est nourrie du comportement personnel et des archives des vies individuelles, les transformant en données biométriques et en code numérique, afin de continuer à apprendre les modèles et les variations de la vie des Ouïghours et de devenir plus robuste en tant que système de sécurité universel fonctionnant au niveau de la vie sociale d’une population entière.

Les politiques d’incarcération systématique des Ouïghours par les autorités chinoises s’appuient sur un réseau de surveillance hyper sophistiqué : on dit de la région qu’elle est un laboratoire du capitalisme de surveillance, dans lequel se sont investies, avec les encouragements du PCC, des entreprises high-tech florissantes. Les Ouïghours constituent évidemment les cobayes de ces technologies d’oppression – qui, j’en parlerais plus longuement dans mon papier, relèvent du génocide culturel (pour ne pas dire plus).

Le smartphone est l’objet fétiche ambivalent et emblématique de ces techno-necro-politiques. Ne pas avoir de smartphone suffit à faire de vous un suspect – et il est de toutes façons indispensable dans la vie quotidienne ne serait-ce que pour les déplacements les plus habituels : il faut montrer patte blanche (et la connotation raciale ici doit être entendue !) au nombreux checkpoints qui empêchent, entravent et compliquent l’existence des Ouïghours (alors que, pour les Hans, ces même checkpoints facilitent et fluidifient au contraire l’existence). Mais il est aussi ce qui a permis, jusqu’à l’aggravation de la répression au milieu des années 2010, de développer un réseau de relations personnelles, pour ne pas dire de résistance, au système coercitif chinois. Les données accumulées dans la période antérieure au déploiement de l’empire de la surveillance deviennent autant de preuves à charge : ce pourquoi il est d’usage d’enterrer sa carte SIM dans le désert, ou de la détruire, afin d’éviter qu’elle soit analysée par la police. Ce qui ne suffit pas toujours. Lors des interrogatoires, on vous incite à révéler où vous avez caché vos anciennes données : le fait d’enterrer sa carte SIM fait de vous un suspect.

Pour vous donner une idée de la manière dont les compagnies de techno-surveillance utilisent les données qu’elles siphonnent littéralement sur les smartphones des Ouïghours, sachez qu’il existe un algorithme riche de pas moins de 53 000 signes spécifiques “d’extrémisme” :
(extrait traduit 🙂

Extrait 2 (Ch. 1) : Piégé  dans l’enclos numérique

Au centre où il fut envoyé, Alim – dont j’ai raconté l’histoire dans l’introduction de ce chapitre – a été privé de sommeil et de nourriture, et soumis à des heures d’interrogatoire et de violence verbale. « J’étais tellement affaibli par ce processus qu’à un moment donné de mon interrogatoire, je me suis mis à rire de façon hystérique », a-t-il déclaré lors de notre entretien. D’autres détenus rapportent avoir été placés dans des positions de stress, torturés avec des décharges électriques et soumis à de longues périodes d’isolement. Lorsqu’il n’était pas interrogé, Alim était enfermé dans une cellule de quatorze mètres carrés avec vingt autres hommes ouïghours, alors que les cellules de certains centres de détention peuvent accueillir plus de soixante personnes. D’anciens détenus ont déclaré qu’ils devaient dormir par roulement, car il n’y avait pas assez d’espace pour que tout le monde puisse s’allonger en même temps. « Ils n’éteignent jamais la lumière », m’a dit Mihrigul Tursun, une femme ouïghoure qui a passé plusieurs mois en détention.

Les transgressions religieuses et politiques de ces détenus ont souvent été découvertes grâce aux applications de médias sociaux de leurs smartphones. Leur numéro de contact figurait peut-être dans la liste des abonnés à WeChat du téléphone d’un autre détenu. Peut-être avaient-ils publié, sur leur mur WeChat, une image d’un musulman en prière. Il se peut qu’au cours des années passées, ils aient envoyé ou reçu des enregistrements d’enseignements islamiques correspondant aux indicateurs de 53 000 signes spécifiques d’extrémisme que les algorithmes ont tenté de détecter (Byler 2020b). Peut-être qu’un membre de leur famille a déménagé en Turquie ou dans un autre pays à majorité musulmane et les a ajoutés à leur compte WeChat à l’aide d’un numéro étranger. Le simple fait d’avoir un membre de la famille à l’étranger ou de voyager en dehors de la Chine, comme l’avait fait Alim, entraînait souvent une détention.

Une autre de ces anciennes détenues, Gulbahar Jelilova, une commerçante de navettes transfrontalières d’origine ouïghoure du Kazakhstan, a déclaré dans une série d’entretiens que, dans les cellules où elle était détenue dans la capitale de la région ouïghoure, Ürümchi, les femmes étaient âgées de quatorze à soixante-dix-huit ans (Byler, 2018c). Alors que les femmes d’âge moyen de sa cellule, comme elle-même, étaient souvent déclarées coupables d’avoir leur numéro WeChat inscrit sur les téléphones d’autres détenus, les femmes plus jeunes étaient souvent déclarées coupables de partager des images de pratiques islamiques ou des versets du Coran sur les médias sociaux. Une jeune femme a expliqué à Gulbahar qu’elle avait été arrêtée parce qu’elle avait posté une photo d’une personne en train de prier. Elle lui a dit : « J’ai juste aimé cette photo et je l’ai mise sur mon WeChat ». Une jeune femme de vingt-cinq ans a déclaré que ses interrogateurs lui avaient montré qu’ils avaient trouvé quatre images extrémistes sur son compte WeChat. Elle a déclaré à Gulbahar : « Je les ai supprimées il y a longtemps, mais ils les ont rétablies d’une manière ou d’une autre. Il ne s’agissait que de photos de femmes voilées. Sur l’une d’entre elles, une petite fille lève les mains pour prier. Cette femme se trouve maintenant dans un centre de détention pour avoir été associée à des images qu’elle pensait avoir supprimées des années avant que la traque des images religieuses assistée par l’IA ne devienne une possibilité.

Extrait 3 (ch. 1) : Avoir ou ne pas avoir de smartphone

Le simple fait de ne pas utiliser son smartphone et de ne pas utiliser les réseaux sociaux était également signalé lors des contrôles aux points de contrôle. Il en était de même pour le fait de tenter de détruire une carte SIM ou de ne pas avoir de smartphone sur soi. En désespoir de cause, certains Ouïghours enterraient leur téléphone dans le désert ; d’autres attachaient de petits sacs de cartes SIM pour téléphones qu’ils avaient utilisés dans le passé en haut des arbres et mettaient des cartes SD contenant des textes et des enseignements islamiques dans des boulettes de pâte et les congelaient, en espérant qu’elles ne seraient pas retrouvées et qu’elles pourraient éventuellement être récupérées. D’autres renonçaient à préserver les connaissances islamiques et brûlaient secrètement des cartes de données. Il n’était pas possible de se contenter de jeter des appareils numériques. Ils pouvaient être retrouvés et remonter jusqu’à leur utilisateur. Les détenus étaient souvent obligés de révéler les noms des extrémistes répertoriés dans leurs téléphones et de révéler l’emplacement des cartes SD ou des smartphones cachés. Comme dans les processus de restitution de la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis, l’objectif de cette phase du processus n’était pas tant de déterminer la culpabilité du détenu que d’isoler les individus, de briser toutes les formes de soutien restantes et de recueillir autant d’informations que possible sur le réseau social du détenu. Beaucoup ont tout simplement disparu ou ont été psychologiquement brisés au cours de cette phase du processus. Les jeunes hommes en âge de servir dans l’armée étaient particulièrement susceptibles de disparaître. Compte tenu de la ségrégation entre les sexes dans les camps eux-mêmes, il est clair que plus des deux tiers des personnes capturées étaient des hommes. L’encerclement qui visait Mihrigul, Gulbahar, Alim et les nombreux suspects de terrorisme qu’ils rencontraient dans les centres de détention les a éloignés, ainsi que les entrepreneurs musulmans qui mettaient en œuvre le système, des formes librement choisies de relations sociales.

Extrait 4 (ch. 1) : Usines Carcérales

Depuis 2017, les usines se sont ruées vers le Xinjiang pour profiter des parcs industriels nouvellement construits dans le cadre du système de camps de rééducation, ainsi que de la main-d’œuvre bon marché et des subventions qui les accompagnent. En fait, comme décrit dans la préface, fin 2018, le principal ministère du développement de la région a diffusé une déclaration affirmant que les camps ou « centres d’éducation et de formation professionnelle » étaient devenus un « vecteur » (en chinois : zaiti) de stabilité économique (Xinjiang Reform and Development Commission 2018). Grâce à ce système, le Xinjiang a attiré « d’importants investissements et constructions de la part d’entreprises chinoises basées sur la côte ». C’était particulièrement le cas dans les industries chinoises liées au textile et à l’habillement, puisque la Chine s’approvisionne à plus de 80 % en coton au Xinjiang (Gro Intelligence 2019). Dans un effort motivé au moins en partie par la hausse des coûts de la main-d’œuvre chez les travailleurs migrants Han sur la côte est, l’État prévoit de transférer d’ici 2023 plus d’un million d’emplois dans l’industrie du textile et de l’habillement dans la région. S’ils y parviennent, cela signifiera qu’un emploi sur onze dans l’industrie du textile et de l’habillement en Chine se trouvera au Xinjiang.

Presque tous les gants fabriqués par les détenus dans l’usine satellite de la Luye Shuozidao Trading Company sont vendus à l’étranger. Le site de distribution Alibaba de l’entreprise vend les gants à des prix de gros allant de 1,50 $ à 24,00 $ la paire. Certains sont distribués par la boutique haut de gamme Bread n Butter basée à Hong Kong, qui a des points de vente dans toute l’Asie de l’Est où ils sont vendus beaucoup plus cher. Dans tous les cas, le prix auquel ces gants sont vendus est au moins dix fois supérieur au salaire que les travailleurs reçoivent par paire. Dans des louanges adressées au complexe industriel, un responsable du comté de Ghulja a écrit que, lorsque les agriculteurs et les éleveurs musulmans turcs sont arrivés à l’usine, ils « ont enlevé leurs chaussures en herbe, ont mis des chaussures en cuir et sont devenus des ouvriers industriels ». L’image contrefactuelle de la minorité « arriérée » (en chinois : luohou), à qui l’on a offert le « don » de la discipline d’usine par le biais de l’enclosure, capture précisément le processus de retrait des travailleurs des moyens de production, les rendant entièrement dépendants des usines carcérales.

Extrait 5 (Ch.4)  : Institutions racialisées

Les institutions que Ablikim a rencontrées étaient orientées autour de la Hanité. Comme le souligne Sara Ahmed, les institutions racialisées « prennent la forme de “ce” qui réside en elles » (2006, 132). Dans ce type d’espaces homogènes, les corps de la majorité sont des « normes somatiques » qui font que les corps non majoritaires se sentent « “hors de propos”, comme des étrangers » (Ahmed 2006, 133). Comme dans les espaces racialisés ailleurs, les corps des hommes minoritaires du Xinjiang étaient considérés comme à la fois dépendants et violents, incompétents et prédateurs (Kimmel 2004). Bien qu’Ablikim ne puisse jamais se faire passer pour Han, il était néanmoins appelé dans ces espaces construits autour du pouvoir et de l’influence des corps Han. Lorsqu’Ablikim est entré dans ces institutions, il m’a dit qu’il avait l’impression que son corps était arrêté et fouillé à maintes reprises, non seulement par les gardes de sécurité à l’entrée des institutions, mais aussi par tous les bureaucrates et autres travailleurs et étudiants Han qu’il a rencontrés. Beaucoup des histoires qu’il m’a racontées et à Batur portaient sur ce sujet. Il avait l’impression que chaque conversation, chaque rencontre dans les institutions chinoises était remplie de questions : Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Il avait l’impression d’être rejeté par les institutions et d’être forcé de retourner dans le sud du Xinjiang « là où il appartient ». Comme me l’a dit un étudiant en droit ouïghour d’origine rurale :

« J’ai très vite compris [après avoir commencé mes études de droit] que les Ouïghours étaient accusés beaucoup plus lourdement que les Han pour le même crime. Dans les hôpitaux et au tribunal, nous ne recevons souvent pas le même traitement que les Han. Souvent, ils nous escroquaient et nous faisaient payer plus cher. Nous avons donc toujours essayé d’éviter ces endroits. Tout le monde le sait. Le système juridique et le système de santé n’ont pas été faits pour nous. Nous l’acceptons tout simplement. »

Comme dans d’autres contextes de racialisation et d’appauvrissement, les Ouïghours considéraient l’État et les institutions à majorité Han comme des espaces indifférents, exploiteurs et violents (Gupta 2012).

Lauren Berlant utilise l’expression « mort lente » (slow death) pour décrire « l’usure physique d’une population et la détérioration de ses membres, laquelle devient presque une condition déterminante de leur expérience et de leur existence historique » (2011, 95). Pour elle, l’essentiel ici est la manière dont « l’atténuation physique massive » résulte de la vulnérabilité de la violence sociale et du déplacement. Pour les Ouïghours, ce sentiment n’est pas seulement une condition de l’exploitation et de l’expropriation capitalistes, comme c’était principalement le cas dans l’exemple de Berlant. Il s’agit aussi d’une relation de dépossession coloniale matérielle et épistémique plus profonde et plus large. Pour cette raison, une « mort lente » est vécue comme une « soustraction » – une usure physique et une disparition qui définissent leur existence historique – par les institutions et les entreprises dirigées par le capital d’État, et par les systèmes de surveillance mis en œuvre par les entrepreneurs de la police et les colons Han. Ces systèmes d’enfermement et de dévaluation les empêchent de trouver un emploi ou de travailler sur leurs propres terres ; les empêchent de se déplacer sauf sur ordre direct ; les obligent à regarder la télévision d’État, à censurer leur discours et à proclamer leur loyauté éternelle à l’État ; Les détenus sont soumis à des contrôles de sécurité permanent, on leur impose les vêtements qu’ils sont autorisés à porter, leur coupe de cheveux, et leur réseau social numérique est scruté pour déterminer qui doit être détenu. Le manque de fiabilité de la connaissance de la vérité sur ce qui se passe, les capacités des systèmes de surveillance qui les traquent et le caractère apparemment arbitraire du choix des personnes à détenir fait peser sur les épaules de l’individu la charge de raconter ce processus. Il n’existe aucune institution qui puissent les aider à évaluer la vérité sur le processus en cours. Les expériences d’Ablikim sont donc souvent symptomatiques des expériences de quelqu’un qui tente de vivre tout en étant soustrait à la vie sociale, un thème sur lequel je reviendrai dans le dernier chapitre de ce livre.

Extrait 6 (ch. 6) : Politiques de soustraction et précarité des politiques mineures (relationnelles) de résistance)

Les paramètres du système de surveillance étant programmés pour reconnaître les marqueurs raciaux et les signes de la socialité ouïghoure, presque tous les Ouïghours sont désormais considérés comme coupables de tendances extrémistes et vivent sous la menace de la détention et des camps de rééducation. En conséquence, des centaines de milliers de Ouïghours, en particulier des hommes de moins de cinquante-cinq ans, ont été placés en détention indéfinie ou « soustraits » : une forme de disparition forcée qui coexiste avec une vie sociale continue. Comme les familles ouïghoures ne sont la plupart du temps pas informées du lieu de détention de leur proche, des charges retenues contre lui, de la durée de sa détention ou de la possibilité de le revoir un jour, les Ouïghours décrivent souvent les personnes enlevées comme demeurant dans un état de « non-existence » (Uy : yoq) ou qu’elles ont été « soustraites » (Uy : kımeytti). Il est important de noter que ce processus de disparition diffère d’autres formes de violence génocidaire où les corps indésirables sont simplement tués et enterrés dans des fosses communes. Dans ce contexte, les autorités de l’État et les mandataires privés s’efforcent de rendre les Ouïghours productifs par soustraction en récoltant leurs données et en les soumettant à un travail forcé.

Comme je l’affirme tout au long de ce livre, la soustraction des Ouïghours a été calculée comme un élément stratégique de la frontière terroriste-capitaliste et coloniale de trois manières distinctes. Tout d’abord, un calcul numérique a été mis en place pour déterminer le pourcentage de la population à rééduquer. Dans toute la région, les autorités de l’État ont utilisé des subventions et des sanctions pour mettre en œuvre des quotas de renseignement et de détention numérotés qui visaient une proportion tirée de l’ensemble de la population adulte ouïghoure et d’autres minorités musulmanes de la région, avec un accent particulier sur les jeunes hommes ouïghours (Leibold, 2019). Deuxièmement, la soustraction a maintenu ceux qui n’avaient pas encore été physiquement soustraits dans un état de suspension et d’action non libre, une forme de dépossession qui s’est traduite par l’expropriation du travail et des données. L’absence des disparus organisait la vie des autres, les mobilisant dans le travail de la police et dans le travail performatif, motivé par la peur, visant à prouver son patriotisme et sa loyauté envers l’État. Troisièmement, la valeur incalculable de la vie des Ouïghours est convertie par un calcul numérique qui réduit leur vie à des données, à des formes de police racialisée, à la programmation d’une main-d’œuvre rééduquée dans les usines, et au travail affectif de gratitude envers leurs colonisateurs. Leurs vies ont été transformées en code, insérées dans le regard biaisé des caméras et des sous-traitants de la police. L’apprentissage automatique les a enfermés, les transformant en modèles comportementaux, et a fait d’eux une nouvelle frontière de l’accumulation capitaliste dirigée par l’État. La dynamique du capitalisme de la terreur a d’abord dévalorisé leurs connaissances et leurs pratiques et les a dépossédés de leur autonomie par l’utilisation de nouvelles technologies et infrastructures, puis a rapidement soustrait l’autonomie sociale de leurs corps en traçant cette utilisation.

Dans ce chapitre, j’ai décrit l’émergence d’une fragile autonomie relationnelle vers laquelle les migrants ouïghours se tournaient en s’identifiant comme musapir ou voyageurs. En s’identifiant comme de pieux musulmans sans foyer, ils se sont tournés vers un type d’islam quotidien favorisé par les réseaux sociaux numériques. Ces réseaux répondaient à la domination coloniale de leur vie, mais, paradoxalement, ils ont aussi fait d’eux des cibles de l’enfermement numérique. En fin de compte, l’autonomie des voyageurs est devenue la raison même de leur internement. L’appartenance à la communauté matérielle et virtuelle du « musapir » ouïghour a fourni les bases d’une politique temporaire de maintien de la vie alors même qu’elle était en train de leur être enlevée. Les deux exemples que j’ai évoqués dans ce chapitre, celui du couple âgé Emir et Bahar et celui du jeune homme Hasan, qui a été soustrait, se situent aux extrémités opposées du spectre de l’économie religieuse de la communauté musapir. Le couple plus âgé avait construit une maison en ville au cours des trente dernières années et n’était pas très investi dans les groupes de discussion en ligne. Pourtant, comme Hasan – qui n’était là que depuis cinq ans et avait une personnalité pieuse en ligne – dans le climat du capitalisme de la terreur, la communauté n’a pu maintenir son mode de vie que pendant un court laps de temps. Malgré l’échec final de la communauté à soutenir leur existence, les migrants ouïghours qui vivaient dans les décombres des bidonvilles d’Ürümchi jouissaient néanmoins d’une certaine forme d’autonomie.

Il est cependant important de noter que cette autonomie n’a pas émergé d’un projet politique choisi, comme ce fut le cas pour Chen Ye dans le chapitre 5. C’est en partie pour cette raison que le mot ouïghour « musapir » n’a pas la même signification que le terme chinois « mangliu » de Chen Ye. Les deux termes peuvent être traduits par « voyageur » ou « vagabond aveugle », mais ils sont issus de formes de pensée culturelle et de positions sociales très différentes au sein de la nation chinoise. Pour les ouïghours, le mode de vie d’un vagabond peut se traduire par une forme de stabilité économique à court terme suivie d’une soustraction sociale, comme dans le cas de Hasan, tandis que pour les han, un mode de vie tout à fait similaire peut se traduire par une stabilité économique à long terme, comme je l’ai indiqué au chapitre 2, et dans certains cas, par ce que j’ai décrit comme une « politique mineure » (minor politic) intentionnelle. Pour les migrants ouïghours, le fait de devenir un musapir découlait de leur manque d’accès à un logement permanent, à un emploi et à la liberté de religion ; en général, ce n’était pas le cas pour les migrants han. Cette distribution différentielle découle des formes coloniales d’enfermement et d’évaluation qui régissent leur vie à la ville comme à la campagne.

En même temps, l’autonomie de la communauté « musapir » était similaire à ce que la politique mineure a fait pour Chen Ye et ses compagnons Han « vagabonds aveugles » dans la mesure où, dans les deux cas, il y a eu une distanciation ou un retard du pouvoir direct du système de surveillance techno-politique pour déterminer comment les gens devraient vivre ensemble. Cette similitude démontre que, malgré les disjonctions en matière d’autonomie, les communautés de migrants ouïghours et han ont détourné leur attention de l’autorité de l’État chinois et des capacités de surveillance des entreprises technologiques privées chinoises pour se tourner vers d’autres formes de stabilité existentielle, d’autres façons de s’accommoder de la situation donnée. L’intérêt croissant de Hasan et d’Emir pour les formes pieuses de l’islam leur a permis de modifier leur statut au sein de la communauté et de prolonger leur séjour dans la ville. Dans les deux cas, bien qu’à des degrés différents, ils démontraient des exemples de ce que Millar (2014) décrit comme « un art de vivre à travers le présent précaire, comme ce qui rend possible une existence continue et partagée dans des temps délicats » (2014, 48).


Publié le 11.11.2024 à 15:45

“Le type représentatif de la race humaine”

“Everywhere mature manhood is the representative type of the human race.”

—Senator Jacob Howard, Congressional Globe, 39th Congress, 1st Session (1866)

Cité par Saidiya Hartman, Scenes of subjection. Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America.

(“En tous lieux, l’homme d’âge mûr est le type représentatif de la race humaine”. Le sénateur Howard aurait dû ajouter, mais c’était tellement évident qu’il s’en est abstenu : “blanc” – l’homme blanc d’âge mûr – et multi-propriétaire va également de soi)

Le début du commentaire de Saidiya Hartman :

***

“The congressional debates on the Civil Rights Act of 1866 and the Fourteenth Amendment document the union of exclusion and equality within the liberal order. The Act was intended to clarify the status of the freed and protect the forms of personal liberty regularly violated by the Black Codes and social custom. The Act declared that all persons “shall have the same right in every State and Territory of the United States to make and enforce contracts, to sue, to be parties and give evidence, to inherit, purchase, lease, sell, hold, and convey real and personal property, and to full and equal benefit of all laws and proceedings for the security of person and property, as is enjoyed by white citizens.” Of particular importance in the congressional debate on the Civil Rights Act and Fourteenth Amendment is the extent to which this new equality of rights depended upon the transformation of former slaves into responsible and reasonable men. The norms at issue were masculinity, rationality, industry and restraint, and they determined one’s ability to handle the duties and privileges of the citizen-subject and participate in the body politic. Ostensibly at stake in the question of manhood were the criteria for citizenship, yet it was apparent that espousals of responsible manhood and equality invariably aroused anxieties about the commingling of the races. In light of such fears, responsible manhood accrued undue gravity.”

“Les débats du Congrès portant sur le Civil Rights Act de 1866 et le Quatorzième Amendement témoignent de l’union de l’exclusion et de l’égalité au sein de l’ordre libéral. La loi vise à clarifier le statut des affranchis (les anciens esclaves) et à protéger les formes de liberté individuelle régulièrement violées par les codes noirs et les coutumes sociales. La loi déclarait que toutes les personnes « auront le même droit, dans chaque État et territoire des États-Unis, de conclure et d’exécuter des contrats, d’ester en justice, d’être parties et de témoigner, d’hériter, d’acheter, de louer, de vendre, de détenir et de transmettre des biens réels et personnels, et de bénéficier pleinement et de la même manière de toutes les lois et procédures visant à assurer la sécurité de la personne et de la propriété, que les citoyens blancs ». Le débat du Congrès sur la loi sur les droits civils et le quatorzième amendement est particulièrement important pour déterminer dans quelle mesure cette nouvelle égalité des droits dépendait de la transformation des anciens esclaves en hommes responsables et raisonnables. Les normes en question étaient la masculinité, la rationalité, l’industrie et la modération, et elles déterminaient la capacité d’un individu à assumer les devoirs et les privilèges du citoyen-sujet et à participer au corps politique. Les critères de la citoyenneté sont apparemment en jeu dans la question de la virilité, mais il est évident que l’adhésion à la virilité responsable et à l’égalité suscite invariablement des inquiétudes quant au mélange des races. À la lumière de ces craintes, la virilité responsable prenait une importance excessive.”

(Saidiya Hartman, Scenes of subjection. Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, chapitre 6 : Instinct and Injury. The just and perfect inequality of the color line)

***

Je cite souvent cette phrase de J. Howard parce qu’elle me paraît constituer le mantra constitutif du suprématiste blanc masculiniste sur lequel s’est fondé le capitalisme colonial – histoire qui n’est absolument pas terminée, comme on ne le sait que trop (et celui qui l’ignore peut aller se faire foutre à mon humble avis)

Senateur Jacob Howard, source : WikipediaLa photographie représente un homme blanc d’âge mûr représentatif de l’espèce humaine (le sénateur J. Howard himself)


Publié le 10.11.2024 à 18:07

Productions de la censure : sur un livre de Thomas Chen

Thomas Chen, professeur associé en Littérature comparée à l’Université de Lehig (Pennsylvania), a travaillé sur les effets de la censure en Chine sur les productions littéraires et cinématographiques. Son live, publié en 2022 aux Columbia University Press, Made in Censorship : The Tiananmen Movement in Chinese Literature and Film, se focalise sur les manifestations de la place Tiananmen en 1989 et leur répression violente, qui sont considérés comme un des sujets les plus tabous de la Chine contemporaine. La plupart du temps, les politiques de censure menées par les États sont pensées sous les modalités de l’interdiction, de la suppression, du filtrage ou de la purge (qui peut se traduire par des incarcérations physiques des personnes coupables d’avoir tenté de « déjouer la censure », ou de leur éventuel exil).

Thomas Chen montre que la réalité est beaucoup plus complexe que cela. Dans le cas de Tiananmen, la stratégie censoriale du pouvoir Chinois a évolué : durant les deux années qui suivirent les évènements, les organes du Parti dédié à la propagande se sont d’abord empressés de produire et diffuser (notamment à la télévision) des narratifs contre-insurrectionnels, dans lesquels les manifestants étaient présentés comme une minorité ignorante, des fauteurs de trouble et des agitateurs, et les soldats et les policiers, au contraire, comme des victimes, voire, des martyrs : durant cette période, en plus des films et des reportages diffusés sur les écrans chinois, des rituels de commémoration sont mis en place, rendant hommage aux forces de l’ordre et à leur retenue. Pour contrer l’image iconique de « l’homme de Tiananmen » affrontant, seul, un char sur la place, le pouvoir brode à satiété sur la vertu des soldats chinois, qui, malgré la violence à laquelle ils sont confrontés, se limitent à des tirs de sommation : leurs fusils pointent vers le ciel, pas en direction de la foule. Ce narratif contre-insurrectionnel s’accompagne d’une autre série d’actions, typiques des méthodes du PCC, qu’on pourrait appeler des rituels contraints de reconnaissance. Les anciens “activistes” de Tiananmen, éclairés par la vérité du narratif produit par le pouvoir, désormais soignés de leur ignorance, font pénitence, admettent leurs erreurs, et défilent avec le reste des habitants devant les lieux où l’on rend hommage aux soldats martyrs :

Auparavant « ignorants de la vérité », ils en sont maintenant éclairés et ils en font profiter le public de la télévision. À la fin des reportages des Chants des Gardiens de la République, les masses jouent aussi pour le lecteur un réveil. Ce n’est plus une « rivière noire » ou des « vagues noires », mais une file indienne : « Un groupe après l’autre, des milliers et des milliers de personnes ont assisté à la cérémonie commémorative du martyr Yanpo » (196). De tels rassemblements se forment naturellement à partir de la lourdeur de la reconnaissance : « Les voitures ralentissaient en passant par ici, passaient doucement ; de nombreux cyclistes descendaient volontairement de leur vélo ici, venant devant les portraits des martyrs pour pleurer en silence. Ici, un deuil massif spontané se poursuivait jour après jour » (p. 47)

Toutefois, deux années après les évènements, la production de la propagande cesse d’inonder l’espace public. Tiananmen disparaît des récits officiels : les évènements semblent être destinés à sombrer dans l’oubli. Ce n’est pas pour autant la fin de la « production sous la censure », loin de là. Thomas Chen explore au contraire comment, dans la littérature et le cinéma, des œuvres produites non seulement « malgré la censure », mais « sous » le régime de la censure, les références aux évènements sont encore présentes notamment dans les œuvres de création ou sur les réseaux sociaux et les blogs, et les discussions et les débats se poursuivent au sein de la société chinoise. Évidemment, ces évocations épousent la plupart du temps le mode de l’allusion, de la métaphore, du recours à la fiction, voire à la science-fiction, aux imaginaires dystopiques, de la ruse, voire de la cryptologie, selon les périodes et l’ambiance générale induite par les politiques en vigueur des officines chargées de la censure. Ces règles sont rarement édictées de manière claire et définitive : elles varient selon les périodes, et créent un climat d’incertitude et d’arbitraire. Ce climat fait à la fois partie de la stratégie des censeurs, mais témoigne aussi des évolutions politiques en cours – il se “détend” ou se “durcit”, en raison de contextes complexes – qui ne sont pas forcément uniquement liés à la situation politique intérieure, mais parfois aux intérêts du soft power international. Notons également que l’exercice de la censure par le pouvoir est de plus en plus délégué aux diffuseurs “intermédiaires”, les éditeurs littéraires ou les responsables de revues, les producteurs de cinéma ou de documentaires, les modérateurs des forums, des réseaux sociaux ou des services de blog, lesquels prennent en charge en anticipant (et donc en ayant “intériorisé” les règles non-écrites des organes de surveillance du PCC).

Les moyens d’expression malgré la censure ou “avec” la censure » (en anticipant donc les règles non-écrites de la censure) sont parfois extrêmement sophistiqués. L’auto-censure anticipe la censure, c’est-à-dire le caviardage d’un texte ou le remontage d’un film, voir son interdiction pure et simple dans l’espace public, mais elle fait plus que ça : elle peut aussi signifier (au sens de mettre en relief) et rendre visible la censure « à venir ». Thomas Chen analyse quelques exemples tirés de la littérature et du cinéma. Je donne ici un extrait très intéressant concernant l’usage de « carrés blancs » inscrits par l’auteur lui-même dans des passages dont il suppose qu’ils ne passeront pas les fourches caudines de la censure. Ces carrés blancs, utilisés par certains auteurs jusqu’en 2009 (avant leur interdiction), incitaient les lecteurs à imaginer ce qui ne pouvait pas être dit explicitement. Dans la réédition du livre de Jia Pingwa, Ruined City (d’abord interdit en 1994, mais publié « sous le manteau » avec des « carrés blancs », puis “autorisé” lors de réédition en 2009), les carrés blancs sont tout bonnement effacés. Mais le chapitre où Thomas Chen évoque ces typographies, qu’il appelle une « orthographe de la censure », est encore plus complexe. Une partie de ce chapitre est la reprise d’un article qui lui avait été demandé par une revue de recherches chinoise. L’article lui-même (portant donc sur d’autres textes censurés) fit l’objet d’une censure du comité de lecture de la revue, sous forme de caviardage.

Le texte que nous lisons aujourd’hui dans son étude, Made in Censorship: The Tiananmen Movement in Chinese Literature and Film, publié par une université américaine, rétablit les passages supprimés par les censeurs chinois. Il prend soin toutefois, comme on le verra dans l’extrait ci-dessous, de les encadrer à l’aide d’accolades {}. Évidemment, tous ces passages font allusion aux évènements du 4 juin 1989 à Tianamnen. On appréciera ici la mise en abyme assez typique des régimes de la censure !

Les carrés blancs constituent une orthographe de la censure, non seulement de la suppression mais aussi de la productivité. Avec leur retrait en 2009, {20 ans après Tiananmen}, il est devenu clair que le défi qu’ils posent réside dans leur politique de la possibilité. {Les carrés vierges s’ouvrent non seulement sur un passé éludé, mais aussi sur un avenir qui n’a pas encore été dévoilé.} Remplacer les carrés par des ellipses revient à supprimer la réceptivité des premiers. Ces petits carrés, qui ne mesurent pas plus de quelques millimètres carrés sur la page, sont des fenêtres sur des mondes de significations et de désirs. Et ils ont été fermés, réduits au véritable vide – par opposition au blanc – c’est-à-dire au point noir, non pas parce qu’ils étaient un « symbole et un code allant vers la consommation et le marché » – (la direction imposée par l’État pendant des décennies) – ni parce qu’ils permettaient à l’auteur de se soustraire à la responsabilité de ce qu’il écrivait, mais parce qu’ils appelaient le public lecteur à un réengagement et à une réponse qui n’étaient pas préétablis. Ils évoquaient les innombrables façons possibles de les remplir{, et aussi le passé, en désignant l’espace ouvert d’une place publique sur laquelle les gens s’étaient rassemblés à la fin du printemps, fonctionnant comme des repères visuels ou des signets retenant l’endroit dans les pages de l’histoire}. C’est pourquoi la réédition de 2009 n’est pas tant un relâchement de la censure, ni même une industrie qui l’emporte sur l’idéologie, qu’un reconditionnement de la stratégie visant à façonner le domaine public. {On ne pouvait pas laisser les cases vierges reposer en paix dans la clandestinité. Le livre interdit devait être ramené à la vie, seulement pour être soumis à une autre violence, l’effacement de ses cases étant une reconstitution de ce qui s’est passé une nuit de juin, ces ellipses sans compte comme autant de balles résonnant dans l’obscurité}.

Le projet de Thomas Chen vise donc à re-inscrire une créativité et une inventivité des auteurs sous régime de censure, plutôt que de penser uniquement la censure comme “régime de suppression”. Les censeurs eux-mêmes peuvent faire preuve de créativité, en produisant des œuvres et des narratifs de propagande — c’est là un fait bien connu dans les régimes autoritaires (mais les démocratie n’en sont pas exemptes !). Mais la société civile, à commencer par les auteurs, fait également appel à des procédures sophistiquées qui peuvent être assimilées à de véritables “styles” – cela va, surtout sur le réseau internet, jusqu’à l’invention de langages codés, de messages cryptés. Mieux encore, le public auquel s’adresse ces textes ou ces films devient lui-même ce que Thomas Chen appelle un “public censuré”, dans sa dimension positive si l’on peut parler ainsi, capable d’interpréter des signes complexes, de décrypter des messages codés, et d’y réagir en utilisant à son tour des artifices linguistiques de ce type. Les deux extraits suivants donnent un bon aperçu de cette collaboration des auteurs et des publics, et des interactions sur le net sous le régime de la censure chinoise, que Thomas Chen décrit comme un “atelier”.

Extrait 1 : p.151 (l’atelier de la censure)

Au lieu d’examiner ce que la censure efface et comment elle le fait, j’examine ce que la combinaison de la censure chinoise et de l’internet produit. L’accent n’est pas mis sur les techniques de résistance (alphabet romain, jeux de mots, etc.), mais sur le type de production. Les net-citoyens (netizens) persistent à faire connaître le SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère), en trouvant des moyens toujours plus créatifs de le faire. Leur codage ne fonctionne peut-être pas contre les censeurs individuels, mais il oblige précisément la production de la censure à devenir, au moins en partie, manuelle. Nous commençons à réaliser à quel point l’apport humain, à l’ère de la génération algorithmique, est nécessaire des deux côtés. Le scanner ne peut pas remplacer l’œil. Qui plus est, ni l’œil du net-citoyen (netizens) , ni l’œil du censeur ne sont « non enseignés », ou « non éduqués » aux méthodes de décryptage. Le codage et le décodage font l’objet d’une expérience commune. Ils ne s’enseignent pas directement, mais ils présupposent une intelligibilité publique des pratiques d’écriture et de lecture transmises à travers les âges. La collaboration est donc de nature synchronique et diachronique, s’appuyant à la fois sur le partage du présent et sur le partage du passé. Les fins diffèrent mais les moyens sont les mêmes, chacun – censeurs compris – apprenant et s’enrichissant mutuellement tout au long du processus de production.

Ce processus peut être conçu en termes d’« atelier ». L’atelier présente au moins trois caractéristiques : la participation, le travail créatif et l’expérience. Premièrement, la production peut commencer avec un individu, mais elle prend rapidement un caractère ouvert, impliquant les lecteurs (et les spectateurs) d’une manière qui brouille les frontières entre le créateur et le public. Deuxièmement, bien qu’elle ait lieu en ligne, la production n’est pas seulement le produit d’algorithmes, de robots et de l’apprentissage automatique. Des êtres humains sont activement derrière chaque acte, déployant leur ingéniosité et leur créativité. Enfin, la production repose sur l’expérience, l’action n’étant pas seulement affinée par les connaissances passées transmises collectivement, mais indiquant également la voie à suivre pour les participants. Ces trois attributs découlent à la fois de la censure et de l’internet. Grâce à ce dernier, les « barrières à l’entrée » dans le discours public n’ont jamais été aussi basses en Chine. Avec l’augmentation de l’accès en ligne, de plus en plus de personnes « publient » (textes, images, vidéos) et participent publiquement (en commentant, en transférant, en « aimant ») et, par conséquent, forment potentiellement des publics. Cette popularisation sans précédent de la création publique donne lieu à une popularisation sans précédent de l’expérience de la censure. Il ne s’agit pas de prétendre que la censure est devenue plus totalisante que jamais. C’est précisément parce qu’elle l’est beaucoup moins que pendant la période du haut socialisme qu’elle est d’autant plus ouverte à l’expérience. Dans la période postsocialiste et avant l’ère numérique, ne pas être publié pouvait être attribué aux barrières « naturelles » du mérite et du marché. Aujourd’hui, quand une publication en ligne est supprimée, c’est la censure (et non l’économie ou l’esthétique) qui est pointée du doigt. Un public se développe : le public censuré.

Extrait 2 : p. 157 (on suit les productions du bloggeur Hu Jintao)

Au milieu de l’année suivante, Hu Jintao fustige le silence imposé sur un autre événement mondial : « Yeemen, Yeegypt, Twonisia, Libbya, Cyria… ces nations qui ne sont pas souvent de notre ressort – en une seule nuit, elles ont fait paraître ce grand pays si misérable, ont terrifié une certaine puissance, au point qu’elle ne peut pas prononcer leurs noms. » Il fait ici référence au Printemps arabe, la série de manifestations révolutionnaires et de guerres civiles qui ont éclaté dans le monde arabe à partir de décembre 2010. Le jeu de mots auquel Hu Jintao recourt présente le témoignage visuel de ce qu’il atteste. Un mois plus tôt, il commentait déjà en code l’entrée « lby ». Lorsqu’un visiteur demande ce que signifie « lby », quelqu’un donne une réponse plus déchiffrable : « Li%by%a% ». Un autre blogueur, en revanche, propose une réflexion sur ce va-et-vient : « On peut dire entre les lignes de M. Hu que ce texte (qui ne contient qu’un certain nombre de mots) a subi de nombreux cycles de « protection » – des changements et des combinaisons incessants – afin de rester ici, et il est donc secret et abscons, comme une énigme que les gens doivent deviner. » Le blogueur reconnaît que cette forme d’écriture n’est que le résultat d’une expérience laborieuse. Mais le résultat risque de devenir « secret et abscons » jusqu’à l’incompréhension et l’incommunicabilité. Ce danger, toujours présent, appelle une réponse collective qui allie l’élucidation à l’ingéniosité.

L’autre camp est également un collectif, composé de censeurs du Parti-État et d’administrateurs web « internes » qui surveillent leurs propres sites. Hu fait précéder ses commentaires sur la révolution libyenne dans l’entrée ci-dessus d’un défi lancé à ces derniers : « Administrateurs web de Sina, vous avez travaillé dur ; je vous ai déjà fait travailler longtemps. En voici un autre ; continuez à travailler. L’histoire se souviendra de vous ». Ils ont dû faire des heures supplémentaires le Noël précédent : l’entrée “Le beau cadeau de Noël que m’ont offert les administrateurs web de Sina” contient une image de la suppression d’un essai posté deux ans plus tôt. Un blogueur anonyme ajoute : « Bonne année, administrateurs web ! Je vous souhaite de gagner plus et de travailler moins en cette nouvelle année. Soyez malins : quand quelqu’un vérifie, bloquez des choses ; quand cette personne s’en va, rétablissez tout. À l’avenir, nous vous reconnaîtrons certainement comme des héros sur le ‘front invisible’ ». La remarque est peut-être une plaisanterie, mais contrairement à celle de Hu Fayun, cette adresse directe lance un appel. Le message généré automatiquement après chaque suppression est le suivant : « Cher ami du blog Sina : Votre article “-” a été supprimé par l’administrateur. Nous regrettons profondément le désagrément qui vous a été causé ». Dans la section des commentaires d’un autre article, un autre posteur anonyme fait même preuve d’empathie : « La conduite des administrateurs du site est compréhensible, car c’est leur travail. Leurs excuses signifient qu’ils savent eux aussi que ce qu’ils font est mal, mais qu’ils ne peuvent qu’obéir aux ordres venus d’en haut ». C’est un point que Hu apprécie beaucoup. Dans un article publié en août 2008, il n’a blâmé personne après que son interview a été déformée dans un journal.Fondamentalement, il ne s’agit pas du problème d’un journaliste en particulier, ni même de celui du rédacteur en chef ou de l’éditeur décisionnaire, mais du problème de notre institution de la presse. Depuis de nombreuses années, nos journaux ne rendent pas compte de la réalité digne d’intérêt, mais poursuivent plutôt les objectifs de propagande imposés par certains ministères ou certaines personnes. Sous cette institution de la presse, nos nombreux journalistes qui aimaient et respectaient le journalisme sont en fin de compte « contraints à la prostitution ».

Je propose ci-dessous deux autres extraits (tirés de la conclusion), qui, je l’espère, vous donneront envie de lire cette fascinante étude. J’ajoute quelques réflexions tirées de mes propres recherches sur la censure, notamment dans la Russie communiste et post-communiste (sous le régime actuel de Vladimir Poutine). J’avais déjà évoqué dans un compte-rendu “Le théâtre aux bons désirs de Staline“, la récente et monumentale étude de Laurence Senelick et Sergei Ostrovsky, The Soviet Theater, (Yale University Press, 2024), qui réunit une documentation inédite qui permet de décrire les contorsions, les hésitations, les incertitudes, des auteurs et des metteurs en scène, voire des comédiens, qui, persistent à écrire et jouer  du théâtre, malgré et “avec” la censure. Censure à géométrie variable selon les périodes, mais absolument délirante notamment sous Staline, qui, par malheur pour les gens de théâtre s’était épris de cette forme de d’expression (et la régulait au gré de ses humeurs, avec les conséquences parfois tragiques pour celles et ceux qui lui déplaisaient).

La Russie contemporaine vaut bien, de ce point de vue, la période Soviétique. Il est certes périlleux d’évoquer en Chine les exactions raciales dont le régime se rend coupable dans le Xinjiang auprès des Ouïghours, ou les politiques de génocide culturel au Tibet. Mais sous le régime autocratique de Vladimir Poutine, s’opposer à la guerre en Ukraine ou dénoncer la figure du dictateur vous vaudra automatiquement une arrestation et un emprisonnement – et l’on sait que certains blogueurs ou opposants “se suicident en se jetant par la fenêtre”. Pour autant la création littéraire, musicale, ou cinématographique continue d’exister. Je pense à l’œuvre de Vladimir Sorokine, auteur qui n’est pas tendre avec le dictateur russe,  notamment son chef-d’œuvre intitulé Roman, dont j’ai parlé ailleurs sur ce blog, récit qui semble rendre hommage à la grande histoire de la littérature russe (l’action se situe au XIXè siècle) mais qui, d’une manière absolument géniale et terrifiante, dégénère dans les 100 dernières pages, laissant surgir une histoire de la violence qu’il considère comme consubstantielle à l’histoire russe. Depuis son exil à Berlin, il déclarait en « Un écrivain russe a deux possibilités : soit avoir peur, soit écrire. Moi, j’écris. ».

Dans le monde contemporain, il existe désormais plus de régimes autoritaires que de démocraties où la libre expression est (plus ou moins) permise. Dans les premiers sévit une censure à géométrie variable, et donc s’inventent autant de créateurs et de lecteurs/spectateurs, de publics censurés. La production sous le régime de la censure (ou la “production censurée”) n’est donc pas tant l’exception que la règle. Puisque c’est dans l’actualité, je signale qu’en Azerbaidjan, où se tient en ce moment la COP 29, les opposants, chercheurs, poètes, écrivains, etc… ont été pour la plupart arrêtés avant la tenue de l’évènement international. Et il est difficile de ne pas penser aux menaces qui pèsent sur celles et ceux qui osent prendre parti pour les Palestiniens actuellement, parler de génocide, même dans les régimes démocratiques – il est vrai que cette menace concerne uniquement pour le moment les personnalités les plus connues (notamment les opposants politiques). Inversement, il ne semble pas que tenir des propos explicitement racistes soit susceptible de vous causer beaucoup de tracas. Dernière remarque à ce sujet : il est possible que sous le deuxième mandat de Donald Trump, le régime de censure se durcisse énormément aux États-Unis : beaucoup de chercheurs, notamment dans les Critical Studies, s’en inquiètent sérieusement.

Destin de la mémoire et de l’oubli sous la censure (p.168)

Le 21 février 2020, M. Yan a donné une conférence en ligne à des étudiants de troisième cycle de l’université Renmin de Chine, à Pékin, et de l’université des sciences et technologies de Hong Kong. Dans sa conférence, intitulée « Après la pandémie, devenons des êtres humains dotés de mémoire », M. Yan exhorte son auditoire à avoir de la mémoire, c’est-à-dire la capacité de se souvenir. La mémoire, dans ce sens, sert de terreau aux mémoires au pluriel. Comme Fang Fang précédemment, Yan observe une tendance : parce que le nombre de cas de COVID-19 en Chine diminue, les « gongs et tambours de célébration » ont déjà commencé à retentir, ainsi que les chants de victoire en hommage à la grandeur et à la sagesse, suscités d’en haut. Pourtant, il s’oppose à ce courant et pose plutôt la question suivante : pourquoi les catastrophes causées par l’homme s’abattent-elles encore et toujours sur le peuple chinois ? Parce que les mémoires individuelles, affirme Yan, sont programmées, remplacées et effacées. Les gens n’oublient pas seulement ce qu’on leur dit d’oublier, mais ils se souviennent aussi de ce qu’on leur dit de se rappeler. Ils ne se taisent pas seulement quand on leur dit de se taire, mais ils chantent aussi quand on leur dit de chanter. Bref, ils sont enjoints, au double sens du terme.Le prohibitif est lié au propagatif. À la mémoire individuelle se substitue la mémoire nationale, que Yan conçoit non pas comme un lien organique entre un peuple, mais comme un compte-rendu manucuré qui élimine impitoyablement les souvenirs alternatifs du passé. C’est pourquoi, dix-sept ans après l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) de 2002-2003 dans le sud de la Chine (décrite dans le roman Such Is This World@sars.come de Hu Fayun et analysée au chapitre 4), la tragédie est rejouée sous la forme d’un nouveau coronavirus. Si cette tragédie est rejouée, qui en est le réalisateur ? Quelles sont les conditions de cette production ? Yan déclare explicitement qu’il ne faut pas s’interroger sur l’identité du metteur en scène. Il s’intéresse plutôt aux acteurs, ceux qui « emploient des tons purs et lyriques de la nation en lisant, en récitant et en répétant ». Ce ton nous est familier car, dans La Fugue de la mort de Sheng, nous avons rencontré un tel orateur, Jiawan, qui, au lendemain de ce que l’on a appelé l’Incident de la Tour – une allégorie de Tiananmen – a écrit des « paroles faisant l’éloge de l’appareil politique », ce qui lui a valu la gloire et la fortune.

Conclusion : extra-territorialité de la censure :

Même dans mon propre cas, l’extraterritorialité de la censure est évidente. Lorsque j’ai commencé mes études supérieures, des universitaires chevronnés m’ont déconseillé – avec les meilleures intentions du monde – d’écrire sur la censure chinoise, et encore moins sur la censure liée à Tiananmen, à un stade aussi précoce de ma carrière. Pourquoi ? Parce qu’en Chine, des portes qui auraient pu être ouvertes se seraient refermées sur moi. Pas d’invitations à des conférences. Pas d’attribution de bourses. Quelles que soient leurs convictions personnelles, les universitaires hésiteraient à collaborer avec moi. Je pourrais même me voir refuser mon visa, ce qui, pour un jeune chercheur, porterait un coup sévère à la recherche. Ces répercussions ne doivent pas être comprises uniquement dans un sens répressif. Elles constituent une force formatrice, déterminante pour les programmes de recherche des jeunes chercheurs, les orientant vers des sujets « apolitiques » ou d’une politique agréable ou indifférente au régime, s’éloignant des sujets non pas parce qu’ils sont sans importance ou usés, mais précisément parce qu’ils sont encore « sensibles ». Tels sont les effets réels de la censure d’État, qui non seulement façonne le domaine public chinois, mais empiète également sur l’académie américaine. En même temps, je sais que la censure orientale est un produit populaire en Occident, où je me trouve. Les récits de la répression chinoise, le genre littéraire auquel ce livre semble appartenir, trouvent ici un public réceptif, surtout en période de tensions géopolitiques. De plus, la critique de la censure chinoise est doublement productive pour l’universitaire américain que je suis. Tout d’abord, à l’instar de la figure de l’artiste opportuniste évoquée au chapitre 3, je capitalise moi aussi sur le fétichisme de la censure sur le plan professionnel. Deuxièmement, je profite du fait que mes collègues de Chine continentale ne sont pas en mesure d’écrire sur ce sujet, ce qui laisse un vide dans la recherche que je peux alors combler.

Telle est ma position. D’une part, sous la pression des conséquences de ma décision de recherche, d’autre part, exposée à la critique du bonimenteur académique. Mais c’est justement cette position qui me permet de me lancer dans cette entreprise. Je suis donc tenu par obligation de ne pas représenter mes collègues chinois ni de parler en leur nom, mais d’éviter de leur renvoyer la balle. S’ils ne peuvent pas s’atteler à ce projet, et si je le repousse aussi, nous résignons-nous au régime de la censure, qui n’implique pas seulement la suppression d’articles ou de paragraphes, ou l’interdiction de livres et de films, mais aussi le caviardage de l’histoire, le façonnage de la mémoire, le modelage du public ?Je suis loin. Mais les publics que je m’efforce d’assembler ne sont précisément pas fondés sur la présence physique. La littérature et les films sur lesquels je me suis concentrée dans ce livre cartographient le terrain de la contestation dans le temps et dans l’espace. Ils pointent vers un avenir où le mouvement de Tiananmen peut être reconfiguré là où se trouve la Chine. Bien qu’émergeant de contextes de censure, ils montrent que la création publique est en cours, qu’elle change avec le temps et qu’elle est compliquée par la multiplicité des médias. Ils contestent le « pas ici » et le « jamais ». Les frontières sont poreuses dans les deux sens. Tout comme la censure de l’État chinois peut être exportée, je transmets mes recherches à des adresses en Chine. Les habitants de ce pays et moi-même partageons au moins un espoir commun : récupérer une place publique pour le public. Cette fraternité nous lie dans un cercle qui, s’élargissant vers l’extérieur, trace une spirale orientée vers un nouvel horizon.


Publié le 09.11.2024 à 12:38

DROGUES ET LOGIQUE FÉTICHE

Note en passant après discussion avec petit frère qui vit dans le quartier des Couronneries à Poitiers, quartier qui fit la semaine dernière les choux gras de l’actu – suite au décès ignoble d’un gamin de 15 ans qui avait le malheur de se trouver au milieu d’un règlement de compte de narco.

Le Retailleau national lance un plan machin truc pour lutter contre le narco trafic (et teinte comme à l’habitude son récit de racisme anti-musulman – au jeune arabe venu des cités sont collées deux cibles sur la tronche : 1. en tant que terroriste (potentiel) 2. en tant que nacro-trafiquant. Et plus que jamais les Cités ressemblent à des zones d’apartheid).

Il s’attaque aussi, ai-je entendu, aux consommateurs.

Et là, c’est intéressant. Parce que bon, si personne n’achète de la drogue, le marché s’effondre.

Je ne vais pas me faire que des ami.e.s en le disant, mais allons-y, je m’en fous, j’ai bien assez d’ami.e.s comme ça. Le business de la drogue, du point de vue du consommateur, est un business à peu près comme les autres. La marchandise se présente sous une forme totalement fétichisée : ce qu’on achète, c’est un produit purifié de toutes les violences qui, dans son extraction, sa production et sa distribution, ont été occultées. La jouissance de la consommation est inversement proportionnelle à l’histoire sinistre passée sous silence.

En général, le consommateur lambda n’a affaire qu’à un commerçant de détail, en bout de chaîne. Je peux en parler d’autant plus facilement que j’ai vécu avec un petit dealer (un autre petit frère,) et qu’avec l’argent qu’il ramenait, nous pouvions mener une existence un peu moins misérable (il avait 16 ans, il était encore au lycée, et moi je venais de passer mon bac, on s’est retrouvé tous les deux dans cet appartement, pour des raisons que je n’expliquerai pas ici : j’avais trois petits jobs et mon père nous aidait comme il pouvait, mais le bénéfice du deal, sans conteste, faisait partie de notre économie quotidienne). Mon frangin, comme la plupart des vendeurs en « bout de chaîne », n’était pas un truand. Le business était plutôt tranquille. Même le dealer N+1, celui qui lui refilait la came, était un jeune homme qui vivait encore chez ses parents, un peu glandeur, classe moyenne. Nous n’avions jamais affaire aux dealers en amont dans la chaîne de distribution. Encore moins évidemment aux caïds et aux producteurs. On entendait parler de pays lointains, la Colombie, l’Afghanistan, la Birmanie, mais ça n’avait pas plus de réalité qu’un mythe. Les clients, souvent de jeunes bourgeois urbains – fallait déjà pouvoir se payer le produit ! – n’éprouvaient pas plus d’angoisse au moment de la transaction que lorsqu’ils allaient acheter du pain à la boulangerie.

(DE LA MÊME MANIÈRE QUE NOUS N’ÉPROUVONS AUCUN EMBARRAS NI AUCUNE ANGOISSE QUAND NOUS COMMANDONS SUR INTERNET UNE PAIRE DE GANTS FABRIQUÉE DANS LE XINJIANG PAR DES OUVRIER.E.S OUIGHOURS PAYÉ.E.S DES CLOPINETTES ET QUI N’ONT D’AUTRE CHOIX QUE DE TRAVAILLER DANS CES USINES CARCÉRALES – SINON RETOURNER CROUPIR DANS LES CAMPS OÙ LES AUTRES SONT INTERNÉS.)

J’entends parfois une sorte de.. comment dire… une sorte de « romance », qui ferait de la consommation de drogues un cas spécifique du commerce – qu’on redécore les yeux brillants de valeurs d’émancipation, de libération, de subversion : comme si, en achetant sa came et en la consommant, on marquait sa différence, son refus des normes.

PURE BULLSHIT.

Par contre. Par contre. Il y aurait beaucoup à écrire sur le besoin de drogues, sur la dépendance aux drogues, et j’entends par là non seulement les produits du narco trafic, mais aussi les médicaments, les psychotropes, l’alcool, le tabac… Tout autant de fétiches, dont la consommation « normale » tait non seulement l’histoire sinistre de leur extraction, de leur production et de leur distribution (on ne parle quasiment jamais des déchets toxiques déversés, loin des yeux loin du cœur, en Inde par exemple sur les lieux de production, par l’industrie pharmaceutique, et les populations voisines des usines qui en crèvent littéralement), mais aussi, en aval pour ainsi dire, ce que ça dit de la violence de la vie quotidienne sous le régime du capitalisme néolibéral : ces consolations, ces béquilles, la consommation de drogue comme un moyen de « prendre soin de soi », un “soi” qui n’en peut plus, un “soi” qui ne tiendrait pas sans ça.

En amont, comme en aval, autour des drogues (et peut-être même au fond toute marchandise en tant que fétiche) s’articule l’inhabitabilité du monde forgé par les capitalistes (qui ne sont pas les derniers à se défoncer soit dit en passant). Car ce monde est fait pour elles, les classes aisées, privilégiées, (dont vous êtres peut-être cela dit : tant mieux pour vous !), et pour tous les autres, la seule place concédée est celle de l’être-exploité, mis sous pression, empêché, entravé, malade, embarrassé (ou : sacrifié, emprisonné, bombardé)

Pour mieux faire comprendre la dépendance des mondes capitalistes aux drogues (aux “stupéfiants” comme on dit joliment : avec ce qui ça induit de stupéfaction, de torpeur, de stupeur, de sidération – les programmes télévisés, la saturation de l’espace mentale et intime, par le biais des interfaces numériques, le smartphone lui-même, sont assimilables de ce point de vue à des drogues dures – pas seulement en raison de la dépendance qu’ils induisent, mais de l’état psychique dans lequel ils nous plongent : du pain béni pour le pouvoir, qui déploie une énergie formidable à tuer dans l’œuf toute émergence d’une pensée critique un tant soit peu articulée – avec un succès croissant, faut admettre),

Pour mieux faire comprendre la dépendance des mondes capitalistes aux drogues, il suffit d’imaginer que par un acte brutal de la divine providence, d’un coup d’un seul, toutes les drogues (y compris les psychotropes, l’alcool, le tabac, pourquoi pas le sucre !) disparaissent de la surface de la terre. Je ne sais pas si un auteur de Science Fiction a déjà exploré cette hypothèse (dites moi si ça vous rappelle quelque chose).

L’humanité sombrerait immédiatement dans l’angoisse la plus absolue. L’existence deviendrait invivable, le monde inhabitable. Je vous laisse broder sur ce thème.

Je voulais souligner à quel point l’existence sous régime capitaliste repose structurellement sur la dépendance.

NB : qu’on n’aille pas me raconter ici le lénifiant récit buccolique de l’auto-producteur qui cultive lui-même sa beuh : tant mieux pour lui mais y’a un moment, faut sortir de son petit paradis vertueux particulier et commencer à penser aux autres aussi.

NB (2) : Je n’ai aucune idée de “comment il faudrait lutter contre le trafic de drogues”. Qu’on légalise, certes, serait un début – à condition de “relocaliser” la production. Mais ça ne réglera certainement pas l’histoire de la violence ailleurs – c’est-à-dire dans la plupart des régions du monde. Y’a pas que les petits blancs européens dans le monde hein. Et puis vous allez légaliser le cannabis. Ok. Mais après ? Tout le reste ? Et ça ne permet pas de penser non plus la structure sidérante du capitalisme. Donc bon. je m’en fous en fait de ces “politiques de la drogue”.


Publié le 08.11.2024 à 20:16

Crise et Catastrophe (2) : deux modes de confrontation au changement climatique

Vous connaissez (peut-être) la distinction que je propose régulièrement (avec d’autres évidemment) entre la crise et la catastrophe, notamment dans la perspective du changement climatique. J’y reviens brièvement ici pour clarifier quelques points. Je suis conscient de ce que cette distinction conceptuelle a d’abstrait, et on trouvera de nombreux « cas limite » qui la rendrait discutable – j’ai moi-même tout un stock d’exemples qui la mettrait en péril. Mais je ne veux ici que tracer de grandes lignes générales : le sujet vaudrait un livre entier. Il pourrait s’y trouver un passionnant chapitre en reprenant à titre de modèle ce que les psychanalystes anglais (sous l’influence de W.R. Bion) appellent le « changement catastrophique » – remplacez dans les pages qui suivent le mot « système » par celui de « sujet » ou de « couple » ou de « communauté », et vous aurez sans doute une idée d’une extension possible de la distinction crise/catastrophe.

La crise est une manière de se confronter à un changement dont on présume qu’il n’est que transitoire : une fois la crise passée, tout redeviendra comme avant, à quelques détails près. Ses impacts, pense-t-on, pourront être contrôlés, limités. Le grand mot de la gestion des crises, c’est l’adaptation. Le sujet ou le système, confronté à ce changement, s’adapte, acceptant momentanément des modifications marginales (par exemple, certaines lois sont suspendues, un état d’urgence est proclamé, on décrète de nouvelles règles à caractère « exceptionnel », dont l’application dure le temps que dure la crise, et ainsi de suite). Le gestionnaire de crise est fondamentalement un conservateur. Il lui faut tout faire pour que rien ne change. Sa modalité d’action propre est celle de la résistance au changement. Il s’emploie donc à lutter contre un ennemi qui menace la situation présente. Dans la perspective eco-capitaliste, le climat, et, par extension, la nature, deviennent des agresseurs qui menacent ce qu’il appelle « la civilisation » (traduisez : le système capitaliste d’exploitation généralisée qui garantit la prospérité de quelques-uns aux dépens de tous les autres), ou bien « nous, l’humanité » (traduisez : prioritairement, les blancs occidentaux, et les classes aisées des pays du Global South), ou bien encore « le monde » (traduisez : les anciennes puissances coloniales, désormais néocoloniales, qui organisent la géographie à leur profit).

Envisager le changement comme une catastrophe implique au contraire un bouleversement du sujet ou du système lui-même. Sa structure et ses fondations doivent être transformées de fond en comble. L’effet du changement rend caduc et insoutenable la perpétuation de son être même. Les choses ne seront plus jamais comme avant. La perspective catastrophique s’adresse avant tout aux causes : parce que sa vision est en quelque sorte « holistique », elle ne peut pas se contenter de modifier les choses en surface. Elle implique forcément un retour sur soi, une approche critique. C’est ici que les sciences du climat, et plus globalement les sciences de la nature, n’ont plus grand-chose à nous dire et qu’il leur faut laisser le relais à d’autres narratifs : politiques, sociaux, économiques, historiques, géographiques, anthropologiques, féministes et queer, décoloniaux, philosophiques, etc. Ce moment critique ne se contente d’ailleurs pas d’analyser les causes des désastres passés, présents et à venir : il engage aussi une vision d’un futur alternatif, post-capitaliste. Il s’efforce, en mettant à jour la structure fondamentalement brutale du capitalisme, la logique nécropolitique (Achille Mbembe) qui le sous-tend, qui détermine ceux qui seront sauvés, et ceux qui seront sacrifiés (pour que les premiers soient sauvés), de faire apparaître des modes de résistance, des « politiques mineures » qui n’ont jamais cessé de s’inventer, fragiles et précaires, mais vitales. Ce qui n’est pas une mince affaire tant il est vrai qu’ « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme », comme disait Fredric Jameson.

La « catastrophe naturelle » peut être ici utilisée à titre de métaphore. Elle est en général appréhendée d’abord comme une crise : une fois la dévastation passée, on reconstruit sur le modèle antérieur. Mais elle peut être aussi l’occasion de transformer entièrement les règles de reconstruction : pour le meilleur et pour le pire soit dit en passant – je songe notamment à ces situations où le désastre peut être utilisé par les responsables politiques locaux et les promoteurs immobiliers pour gentrifier un espace urbain, et donc exclure les populations qui vivaient là auparavant. La catastrophe est souvent un effet d’aubaine pour le business de la reconstruction. Dans d’autres cas, quand les désastres se succèdent à intervalle trop rapproché, ce qui deviendra fréquent avec le changement climatique, reconstruire n’a plus de sens : on n’a plus d’autre choix que de relocaliser les habitants, ce qui, de mon point de vue, constitue bien alors un « changement catastrophique » : plus rien ne sera plus comme avant.

On aura compris que, la plupart du temps, sauf dans des cas exceptionnels, un évènement donné n’est, en soi, ni une crise, ni une catastrophe : il est appréhendé, pensé et géré ou bien comme une crise, ou bien comme une catastrophe. Dans la perspective du changement climatique, cette distinction s’avère évidemment centrale. Le narratif mainstream néolibéral persiste à envisager le changement climatique comme une crise, ou plutôt comme une succession de crises. Les soi-disant solutions qu’il apporte aux évènements, aussi spectaculaires soient-ils, qui scandent son avènement, ne sont, au mieux, que des techniques d’adaptation. Ce qui doit s’adapter ici, et donc ce qui doit être sauvé, c’est le système économique capitaliste – et j’ajouterai : les capitalistes eux-mêmes, pour commencer (les autres, les exploités, peuvent être sacrifiés : ils le sont déjà depuis quelques siècles au demeurant). C’est-à-dire ceux dont la prospérité s’est fondée sur l’accumulation, l’extraction, la production et le commerce mondial et sans entrave des marchandises durant près de trois siècles.

Au contraire, envisager le changement climatique comme une catastrophe obligerait à mettre fin au capitalisme, c’est-à-dire à changer le système lui-même. Tous les analystes sérieux le savent bien, sans qu’ils aient besoin d’en référer à Marx. Même les climatologues les moins politisés en viennent à cette idée. Comment freiner l’avènement d’un désastre quand la priorité des acteurs les plus puissantes, ceux qui disposent d’une agentivité (agency) fabuleuse, demeure de sauver la cause de ce désastre ? On ne saurait soigner une catastrophe comme on panse une plaie. La métaphore médicale trouve ici sa limite : si chaque désastre peut être fantasmé comme une plaie supplémentaire, et s’il est vrai que le changement climatique se manifeste comme une succession de désastres, il est absurde de se contenter d’ajouter à chaque fois un nouveau pansement, d’appliquer une nouvelle couche d’onguent. Il faut saisir le mal à la racine, c’est-à-dire révéler la pathologie du système capitaliste ou plutôt : décrire le système capitaliste comme une pathologie (ce n’est pas que le capitalisme soit « malade », comme s’il existait une forme de capitalisme sain, qui ne reposerait pas sur l’extraction, l’exploitation et l’accumulation, qui pourrait être plus juste, plus respectueux de l’environnement, des femmes, des racisés, des musulmans, des indigènes, et de tous ceux dont, pour parler comme Marx, il siphonne littéralement la vitalité. Le capitalisme est une maladie. Il n’est pas le seul dans ce cas : je n’ai aucune admiration pour le système soviétique, ni pour les monarchies du Golfe ou les structures féodales. Les cités antiques méditerranéennes n’étaient pas des paradis non plus. Le fait est que la plupart des êtres humains vivent ou survivent désormais sous l’empire du capitalisme néolibéral, que nous en dépendons, matériellement, physiquement, affectivement et psychiquement, et que nous n’avons d’autre choix que de nous y confronter)

Mais nous rencontrons ici un certain nombre de graves problèmes que je n’évoquerai que brièvement :

Bien souvent, on attend qu’un évènement désastreux se soit produit pour enfin se décider à prendre des mesures préventives. Il y a là une force d’inertie inhérente à l’agentivité politique (et plus généralement sans doute à la partie « conservatrice » de l’esprit humain, sans parler des attachements affectifs ou intéressés qui nous lient à ce qui est là, maintenant, et auquel on aimerait ne rien changer) auquel les responsables de la gestion des risques sont confrontés quotidiennement. Il faut persuader les décideurs et les acteurs impliqués de tenir compte dès aujourd’hui d’un désastre qui n’est que probable – quand bien même sa probabilité est très élevée, quand bien même la question n’est pas de savoir s’il va se produire mais quand, un responsable politique, qui garde un œil sur la durée limitée de son mandat, hésite à lancer des aménagements coûteux dont la pertinence repose sur quelque chose qui n’est pas encore. « Ce qui n’est pas encore » ne suscite que rarement un sentiment d’urgence : il semble qu’« on a toujours le temps de voir venir ».

Le problème, c’est que le changement climatique est, comme le disent certains spécialistes des « disaster studies », un « slow-onset disaster », un désastre à évolution lente. Il ne se produit pas tout à coup comme un tremblement de terre ou un tsunami. Il ressemble plutôt, de ce point de vue, à une guerre qui s’étalerait sur de longues années : « une guerre mondiale de cent ans » si l’on veut. Et encore : son histoire a commencé il y a sans doute plus d’un siècle (peu importe d’ailleurs à quelle période on situe ses débuts), et ses effets les plus nocifs sont sensibles depuis des décennies dans certaines régions du monde. Ils s’étendent de nos jours en beaucoup d’autres endroits, et se déploieront dans toute leur amplitude dévastatrice dans le futur. Toutefois, comme ce désastre ne se produit pas en une seule fois, massivement, et surtout de manière également répartie sur toute la surface du globe, il ne concerne jamais tout le monde à la fois, mais bien plutôt une petite part de la population à chaque fois. Autrement dit, partout ailleurs, là où le désastre n’est pas encore survenu, on peut se dire qu’« on a le temps de voir venir ». C’est d’autant plus vrai quand on analyse la situation du point de vue de la répartition du pouvoir (politique, culturel, économique, militaire). La géographie des sentiments d’urgence épouse aisément l’adage « loin des yeux, loin du cœur ». Pire encore, ce sentiment, bien souvent, naît de l’identification au semblable – le dissemblable ne suscitant au mieux qu’une indifférence. Il y aurait toute une histoire à écrire de la déclinaison des sentiments d’urgence au gré des fantaisies raciales : il suffit d’étudier la place respective qu’occupent dans les médias européens la couverture d’un désastre aux États-Unis, et le compte-rendu succinct d’un désastre semblable ou pire au Pakistan ou au Soudan.

On a beaucoup écrit sur l’inéquitable distribution des effets de la catastrophe climatique. Certains, en Occident, motivés par des intentions parfois louables (mais pas toujours louables quand on y regarde de plus près), tentent de corriger cette vision embarrassante (selon laquelle les populations les plus pauvres, notamment dans le Global South, sont plus affectées que les populations des pays riches occidentaux) : « nous n’y échapperons pas non plus », affirment-ils. Ils oublient de préciser que si par exemple les européens n’y échapperont pas, les moyens qui leur permettront de limiter les impacts du changement climatique, leur capacité d’adaptation, sont sans commune mesure avec ceux dont disposent les pays les plus pauvres (d’autant plus que l’immense majorité de ces pays sont dirigés par des autocrates ou des oligarques autoritaires, qui sont des partenaires commerciaux prisés par les puissances occidentales, en raison des ressources naturelles que leur terre recèle, sans parler de la main d’œuvre à bas prix qu’ils offrent au capitaliste occidental). Que le changement climatique affecte aussi les Européens, les Américains du nord ou les Australiens, nul doute là-dessus : les climatologues nous informent à ce sujet, et les évènements météorologiques qui se succèdent confirment leurs prévisions. Que cette réalité suffise à sauver le narratif lénifiant néolibéral comme quoi « nous (l’humanité) serions tous dans le même bateau » : certainement pas ! Du point de vue de la justice environnementale, et de la justice tout court, la catastrophe sera vécue très inégalement.

Du point de vue des capitalistes, il n’y a donc aucune raison de changer quoi que ce soit au système de production des inégalités mondiales, sur lequel repose leur prospérité. Ceux qui seront sacrifiés demain, qui sont à vrai dire d’ores et déjà condamnés (car le cours de la catastrophe, j’oubliais de le préciser, est désormais irréversible), sont les mêmes qui étaient déjà sacrifiés hier et le sont aujourd’hui. La perspective des capitalistes sur le changement climatique, loin d’être comme on le dit trop souvent, à tort, passive et inactive, les conduit au contraire à durcir et à radicaliser le système d’exploitation. Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en rendre compte (ou être un bourgeois blanc européen plongé dans le déni le plus absolu). Ce durcissement se traduit non seulement dans des politiques d’exclusions raciales désormais assumées sans aucun scrupule, au nom de la « guerre contre le terrorisme », le déploiement de zones d’apartheid et la multiplication des états d’urgence et d’exception partout où les intérêts des capitalistes sont menacés, partout où doivent être protégés les flux des marchandises, mais aussi par le sacrifice de la démocratie sur l’autel du business et de la sécurité. Il n’y a finalement rien de si étonnant qu’à l’heure du changement climatique triomphent sur les scènes politiques des leaders autoritaires ou fascisants : le capitalisme traite ce qu’il considère comme la « menace » climatique, de la même manière qu’il envisage tout ce qui le menace : en appliquant une logique nécropolitique (et au fond, sécessionniste : nous prendrons tout ce qu’il y a à prendre, travaillant à notre propre salut, et, « après nous le déluge »).


 

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