Outside Dana Hilliot

Le blog de Dana Hilliot

Publié le 31.05.2025 à 12:11

Bla Cinema, de Lamine Ammar-Khodja : une ode à la parole vive.

« Un film sur le cinéma qui parle de toute autre chose. »

Voici quelques notes prises après la projection de Bla Cinéma, un film de Lamine Ammar-Khodja réalisé en 2014. (merci à Marouchka et Schahrazed d’avoir invité le réalisateur durant ce week-end de mai à Thiers ainsi que Maya Ouabadi, la fondatrice des éditions Motifs à Alger – Lasmine et Maya sont deux personnes absolument lumineuses)

La place Meissonier à Alger bruit des mouvements de la ville, déploie une énergie formidable : on la traverse pour aller autre part, on y fait une pause, on tente d’y commercer un peu, on s’y installe pour la journée. On plaisante, on râle, on radote, on porte des jugements, on crie, on joue, on s’appelle, on s’invective, on se bouscule, on s’évite, on se retrouve, on entretient l’amitié, on s’y aime aussi. Le cinéma fraîchement restauré, ne semble pas attirer grand monde, mais sa réouverture « fait parler » : il fournit en tous cas l’amorce des flux de paroles que Lamine Ammar-Khodja, muni de son microphone, et Sylvie Petit, la camera(wo)man, captent et enregistrent, et qui deviennent la matière même du film. Ce dispositif fort simple repose sur le caractère affable de Lamine, vite repéré d’ailleurs comme un « étranger » (ou du moins « un qui n’est pas d’ici »), ou, pire encore, un journaliste de la télévision, vaguement suspect, dont on a tout lieu de se méfier. Les rencontres se succèdent, la fin d’une conversation avec untel offrant l’opportunité d’une nouvelle conversation avec une autre personne abordée quelques mètres plus loin, comme si, par association d’idées, chaque occupant de la place prenait part à une discussion collective, pleine de vie et de rebondissements – une part de cette impression de continuité revient au montage évidemment, mais le génie spontané des gens qui passent et qui s’arrêtent, et le talent du duo de cinéastes prompt à saisir et susciter ces performances spontanées, y est aussi pour beaucoup.

Le rythme du film épouse le hasard des rencontres et repose sur le bon vouloir des personnes à parler. Ce qui ne va pas toujours de soi : on hésite parfois, on se refuse. Des règles non écrites limitent ce qu’on peut s’autoriser à dire, règles qu’on peut deviner, mais pas toujours : certes, on s’auto-censure, ici comme ailleurs, et comme le dit Thomas Chen dans son excellente étude de la censure en Chine (Made in Censorship : The Tiananmen Movement in Chinese Literature and Film, 2022), il existe aussi une créativité sous le régime de la censure, qui se manifeste par des métaphores subtiles, des allusions voilées, des inventions verbales ou non verbales, des signes codés, des sourires entendus, de l’ironie. Et il y a la pudeur, laquelle appartient à chacun‧e – parler, c’est toujours d’une certaine manière dévoiler quelque chose d’intime, une part de soi.

Le dispositif cinématographique est on ne peut plus ouvert : chaque « prise de paroles » suscitée par Lamine et Sylvie inspire le commencement possible d’un nouveau récit. La salle de cinéma rénovée fournit le point d’entrée le plus évident, même si elle paraît rapidement n’être qu’un prétexte, l’amorce de « tout autre chose ». Mais elle est en réalité bien plus que cela.

Le plus étonnant, c’est qu’on n’y entre pas, du moins pas avant la fin du film. On évoque et on ressent sa présence, comme une hantise, chargée du passé (c’est un cinéma de l’époque coloniale), du présent (sa rénovation discutable et discutée, décidée par les pouvoirs publics), et du futur (il est un lieu d’attentes ambivalentes, comme nous le verrons). On finit par y pénétrer brièvement, certes, à quelques scènes de la fin du film, pour assister à ce qui n’est précisément pas un film, mais une opérette nationaliste chantée, ou plutôt récitée et ânonnée, par des enfants (ce qui confirme le soupçon latent selon lequel cette rénovation n’est pas tant destinée au divertissement de la population qu’à leur (ré-)alignement symbolique sous le régime de la propagande – les pouvoirs publics, s’ils se souciaient des gens, déclare en substance un passant, auraient aisément trouvé meilleur emploi à cet argent). On n’y entre pas, mais on en parle et on s’en approche depuis ses abords, comme quand le réalisateur s’efforce (en vain) de nouer une conversation avec un employé du cinéma qui semble être là pour gérer la sécurité des alentours ou faciliter l’accès au cinéma. Ou bien quand un excentrique habitué des lieux se lance dans une imitation hilarante et fort réussie d’Alain Delon, dont il mime certaines attitudes, hommage furtif rendu au cinéma des années coloniales. Où que vous posiez votre camera, à Alger comme dans n’importe quelle autre ville, vous trouverez toujours quelques-uns pour frimer, faire les beaux, jouer les mystérieux et se faire désirer. C’est la magie du microphone et de la caméra – transformer chacun‧e en personnage.

On part donc du cinéma, et on parlera « de tout autre chose ». C’est toutefois parce qu’il est ambivalent que le cinéma fournit l’impulsion aux conversations qui suivent. Le cinéma, et particulièrement cette salle de cinéma-là, en tant que lieu, incarne l’État, sa puissance symbolique si l’on peut dire, le bâtiment que la puissance publique s’approprie en le restaurant. Son contenu, sa programmation, suppose aussi des choix : la mode est au cinéma turc, sans surprise – un cinéma de divertissement qui s’aligne sans trop de peine sur les « valeurs algériennes » dont se réclament certains hommes de la place Meissonier. J’y reviendrais. Mais le cinéma est aussi ce lieu où s’exposent sur la toile les histoires d’amour les plus édifiantes, et où se nouent dans la salle, protégées des regards par la pénombre, des relations amoureuses, plus secrètes. La proximité des corps attise le désir et c’est là toute l’ambivalence du cinéma : un espace public, un espace de discours, qui, paradoxalement, favorise l’intimité, les relations possiblement coupables, les aveux murmurés, les promiscuités tactiles. Ce qui le rend embarrassant pour les puritains qui hantent la place Meissonier, lesquels ne sont pas avares de fantasmes relatifs à ce qui est censé se passer dans l’obscurité de la salle de cinéma. La sexualité les embarrasse (et comme tout puritain, elle les obsède).

Ce qui m’a le plus touché dans ce film, c’est la tension palpable, et parfois comique, entre la parole et le discours. On pourrait prendre comme autre point de départ la réflexion que fait un passant manifestement cultivé au sujet de « l’arabe classique » dont il répète qu’elle est une langue faite « pour les discours ». C’est la langue du Coran, la langue des grands récits nationalistes, des déclarations officielles, avec ses scansions particulières, l’allure des corps qui déclament, les performances crispées des discoureurs trop soucieux de produire leur effet. Et, sous entendu, ce n’est pas une langue pour parler, ou si l’on préfère, ce n’est pas la langue avec laquelle on se confie, on s’émeut, celle avec laquelle on rêve et on désire. Le puritanisme, le nationalisme, l’islam (le bon islam, le mauvais islam), voilà les valeurs qui prétendent poser un voile sur le langage, sur les mots, au cœur même de la langue.

Qu’on s’en revendique ou qu’on s’en distancie, parfois avec ironie, le discours sur « les valeurs algériennes » semble fournir la toile de fond de toutes les conversations. Toutefois, même ceux qui adhèrent à ce discours, sont mal à l’aise quand Lamine leur demande de faire la liste de ces « valeurs ». Va pour la « pudeur », laquelle après tout n’est pas l’apanage d’une nationalité ou d’une religion en particulier. Mais on manque un peu d’assurance au moment d’invoquer la Nation ou la Religion. Le ton change et l’attitude. On se redresse, on relève la tête. On cherche à retrouver de mémoire un discours qu’on a appris par cœur. On hésite, on bafouille. On ne parle plus, on récite. Non pas que l’adhésion soit feinte, mais il s’agit de faire allégeance au discours d’un autre (avec un A majuscule, cet Autre qui profère depuis les hauteurs, loin au-dessus des têtes de nous autres, pauvres mortels). On perd toute spontanéité. Les émotions, les affects, la subjectivité, le récit de sa propre histoire, menacent l’autorité de celui qui discourt et du discours lui-même. Le projet d’unification (la performance « identitaire ») de cette « société algérienne » fantasmée par les grands discours nationalistes et religieux, ne résiste pas en réalité à la pluralité réelle des existences et des désirs qui se croisent ici, sur cette petite place.

Les inégalités socio-économique, la matérialité de la vie quotidienne, la crise du logement, le coût de la vie, la pauvreté dont on ne voit pas comment sortir (ce « mur » dont parle Lamine dans une interview), viennent aussi mettre à l’épreuve ces utopies nationalistes et religieuses. Ces exhortations morales et patriotiques ne résistent guère au réel. Les habitant‧es de la place Meissonier persistent à désirer et à désespérer, ce qui est déjà une forme de résistance. On n’est pas dupe de ces discours, dont on perçoit la violence.

L’appel à la prière qui retentit sur la ville, constitue à la fois un appel spirituel, suscite un arrêt dans le flux des activités, des mobilités, des pensées, invite à l’approfondissement, et un rappel à l’ordre, une scansion répétée visant à l’alignement ou au réalignement, adressée aux croyants comme aux incroyants.

La police passe elle aussi. Forcément. La caméra enregistre prudemment un pan d’uniforme : les forces de l’ordre viennent expulser quelques marchands à la sauvette. Qui reviendront le lendemain ou dans les heures qui suivent.

On devine de la fébrilité, de la nervosité, une société au bord de la crise de nerfs. La chape des discours de mise en ordre et d’alignement qui pèse sur elle ne semble pas bien épaisse. Le film date de 2014 : il faudra attendre encore quelques années avant l’Hirak, cette « mise en mouvement collective ». Mais déjà, un homme lâche : « Il faudrait une révolution, comme en Lybie » (et un autre ajoute : « les riches vont vivre nos vies, et vice-versa »).

Ce microphone et cette caméra, errant soi-disant au hasard sur la place, deviennent alors des instruments délicatement subversifs, parce qu’en suscitant la parole vive, ils menacent l’ordre des discours. Inversement, la parole, quand elle advient, doit aussi tenir compte des discours environnants. Aucun discours proféré par une voix d’homme (ou de femme, plus rarement dans le film, il est vrai) n’est exempt d’affects, de désirs et d’émotions que traduisent les hésitations, les tremblements (les barbus aussi tombent amoureux, ou aspirent à l’amour). Et nulle parole, aussi sincère soit-elle, n’échappe tout à fait à l’ordre des discours – le récit de soi emprunte, consciemment ou pas, à d’autres récits produits par ceux qui nous ont précédé, qu’il s’en démarque ou les épouse.

Un très bel exemple est fourni par cette vieille femme qui passe devant la caméra : elle raconte qu’elle endurait, quand elle était jeune fille, des souffrances atroces, et que ces souffrances étaient, selon certain‧es, le fait des djinns qui la contraignaient à embrasser sa destinée de guérisseuse. À ce récit « enchanté » s’opposait les jugements de ceux qui la tenaient pour folle, l’assignant dès lors à un autre univers de discours, celui de la psychiatrie. Vignette à peine esquissée dont on entend d’innombrables échos dans bien des endroits du monde où s’imbriquent non sans violence les mondes animistes et les mondes de la science – la place toujours inconfortable, entre deux mondes, des sorcières, des chamanes et des guérisseuses.

On pourrait dire que c’est la personne (le sujet, si l’on préfère) qui parle, et que c’est un autre qui tient un discours, qui se fait porte-parole. Et c’est parfois la même personne qui parle et qui discourt, comme cet homme qui assène de manière caricaturale son point de vue puritain sur la place Meissonier, incarnation selon lui de Sodome et Gomorrhe, où circulent sans entrave les corps désirables, ceux des femmes, et les corps désirants, ceux des hommes (et inversement sans doute). Ah ! L’intolérable mobilité des corps sexués, toujours susceptibles de dévier des voies de l’alignement, la vie elle-même devenue suspecte que les garants de la moralité scrutent d’un œil accusateur, comme le font ces caméras de surveillance vouées à signaler tout comportement « déviant » (Relayant ainsi d’autres inquiétudes puritaines, notamment celles suscitées par le cinéma). Mais, finalement, dans un retournement burlesque, c’est le même homme qu’on voit « partir en chasse » à son tour, se laissant porter par sa fascination si mal refoulée du corps des femmes. La scène est à la fois touchante et comique (et, a posteriori, les propos de l’homme ne sont sans doute pas dénués d’ironie).

Les deux dernières scènes du film récapitulent d’une manière géniale cette tension entre le discours et la parole. On entre enfin dans la salle de cinéma. Pas pour voir un film, mais pour assister à un spectacle de propagande, une opérette nationaliste, jouée, ou plutôt récitée, par des enfants sous la férule de quelques adultes : « Les symboles de la souveraineté nationale ». Il s’agit là sans doute de la scène la plus violente du film – radicalement étrangère à toute parole. Tous les discours de propagande sont immanquablement grossiers, crispés dans des raideurs patriotiques, saturés d’exhortations à l’alignement. La salle de cinéma apparaît alors comme une sorte de mausolée sinistre, où se manifestent les fantômes du pouvoir, en la personne de ces gamins instrumentalisés comme des marionnettes.

On sort de la salle. La vie reprend. On respire à nouveau. On rencontre des personnes réelles, vivantes. Et là, sur un banc, sont assises deux jeunes filles. L’une d’elle prend la parole et raconte. Elle fait allusion avec pudeur à la dureté de son existence. La pauvreté. Elle a dû arrêter ses études. Elle s’excuse à l’avance de ce qu’elle va confier (« tu vas te moquer de moi »), ses rêves, ses désirs : elle voudrait habiter une maison, et voyager, découvrir l’Europe (et pourquoi pas, songe-t-on, devenir cinéaste ? Poète, elle l’est déjà). Ses yeux brillent. Puis un voile de tristesse retombe sur son visage. Le réel plombe les rêves, transforme le désir en douleur. « Je veux juste que le temps passe vite », dit-elle. « Je voudrais ne pas sentir le temps. »


Publié le 26.05.2025 à 19:16

Simplifier/compliquer : de la bureaucratie

Quelques notes à partir d’un texte de Florence Maraninchi : De la paperasse à la numérasse. Des outils de notre domination académique

« La bureaucratie ne disparaît pas miraculeusement par l’intervention divine du numérique. Tout au contraire, tout se passe comme si la fluidité tant vantée du numérique supprimait tout frein naturel à la croissance incontrôlée de la bureaucratie. »

On pense très fort à la naïveté du fantasme de « simplification administrative »Cette tendance inhérente à la complexité de tout système bureaucratique (au niveau des institutions, des entreprises, et bien évidemment de l’État de manière générale) reste assez ambivalente.

On connaît les critiques classiques (déjà au XIXè siècle) de la violence « silencieuse et anonyme) de la bureaucratie (au passage, je signale un livre remarquable sur le sujet, parmi des milliers, celui d’Akhil Gupta, Red Tape. Bureaucracy, Structural Violence, and Poverty in India, Duke University Press). À gauche, sur le versant disons « critique et libertaire », la bureaucratie est considérée comme un instrument de contrôle, on pense au concept de « biopolitique » de Foucault, etc.. (et aujourd’hui, l’accent mis sur le contrôle numérique des populations, avec les systèmes de ségrégation et d’apartheid qui s’appuient sur des outils d’identification et de régulation qui servent des idéologies raciales, stigmatisantes etc..)

À droite, ou dans les milieux économiques libéraux, la bureaucratie constitue un frein aux business, et incarne le fantasme d’une puissance publique ennemie de la libre entreprise (fantasme nourri pendant des décennies de « guerre froide » par l’hyper-bureaucratisme de l’URSS, alors que bon, la bureaucratie s’est toujours très bien portée aussi dans les démocraties libérales, et dans les régimes autoritaires)

Mais, sur un versant plus « positif », on peut aussi considérer que la complexité apparemment infinie des rouages bureaucratiques répond à la tendance (au moins dans les régimes démocratiques) à l’individualisation des droits, la prise en compte de situations particulières. Ou bien à l’amélioration des systèmes de protection des identités à l’ère du numérique (je pense par exemple aux protocoles techniques d’acquisition d’une « identité numérique » certifiée – j’ai testé pour vous récemment, c’est purement délirant, ça demande des compétences et des dispositions d’esprit très singulières pour venir à bout des étapes qui permettent d’accéder au Saint Graal de l’identité numérique certifiée par l’État, et ça demande aussi d’avoir un smartphone dernière génération – ce qui pose quand même de sacrés problèmes éthiques à mon avis.

Ce qui est évident, c’est que la promesse de bonheur et de fluidité et l’horizon de la « simplification administrative » ne sont pas pour demain, IA génératives ou pas.
Et que l’ambivalence de la bureaucratie n’est pas prête d’être clarifiée : je suis toujours épaté par le double discours (ou l’abîme entre la promesse et les actes) des thuriféraires libéraux de la « simplification administrative » : chaque nouveau gouvernement (libéral) s’engage avec cette promesse, mais, dans les faits, dès qu’il accède au pouvoir, on voit au contraire des systèmes de plus en plus sophistiqués (et donc potentiellement défaillants : plus on complique, plus il y a de risques que ça plante quelque part), notamment en ce qui concerne les populations qu’on souhaite non pas « libérer », ou « fluidifier », mais au contraire contrôler, empêcher, confiner. (la bureaucratie n’est pas neutre de ce point de vue : les plus riches peuvent toujours se payer le luxe d’embaucher des experts, grassement rémunérés, pour se charger des basses besognes administratives – les plus pauvres sont accablées au contraire, et ressentent, souvent à juste titre, ces « outils » censées leur vouloir du bien comme des instruments d’oppression)


Publié le 05.05.2025 à 14:17

Islam with a female face (Anna Cieślewska)

Je traduis ici un extrait du livre d’Anna Cieślewska, Islam with a Female Face: How Women Are Changing the Religious Landscape in Tajikistan and Kyrgyzstan, 2019, dont la lecture m’a intéressé à ben des titres. Anna Cieślewska est une chercheuse polonaise qui travaille en Asie Centrale. La thèse dont ce livre est l’émanation porte sur le rôle que jouent les femmes dans l’évolution des pratiques religieuses islamiques au Kyrgyzstan et au Tajikistan. Elle décrit les réseaux plus ou moins informels, les organisations rituelles qui scandent la vie des musulmanes (qui se déroulent dans les maisons privées ou certaines Madrasa) et dresse le portrait de quelques leaders spirituelles (notamment les bibi-otun et lesotyncha).

Ces pratiques s’inscrivent dans le contexte du renouveau islamique du monde musulman, dont les formes sont multiples et qui suscitent les tensions que l’on connaît. L’histoire religieuse de ces régions d’Asie Centrale complique encore le tableau : il est frappant, quand on lit les descriptions des rituels purement féminins, comme les Mushkil-Kusho et Bibi-Seshanbe, à quel point ils héritent de traditions multiples – les traditions shamaniques et animistes, quelques éléments qui évoquent le zoroastrisme (qu’on retrouve dans l’Avesta Mazdéen), la médecine populaire, les pratiques des guérisseurs, des voyantes, des exorcistes, etc. L’influence des maîtres Soufis, cruciale dans l’histoire de la région, est également marquante. Les récitations du Coran, l’explication et la méditation des sourates, si elles demeurent au cœur de ces enseignements et rassemblements, sont teintées d’une pluralité de spécificités locales. C’est là un monde où les esprits, les djinns, les ancêtres, sont présents et exercent une certaine agency : il importe donc de s’en méfier, de s’en protéger, de les rendre favorables ou d’écouter leurs conseil dans le cas des ancêtres. Évidemment, ces hybridations ne sont pas du goût d’une partie des musulmans, pas seulement d’ailleurs les théologiens, lesquels dénoncent ces éléments qui relèvent d’un « mauvais Islam », ou de croyances arriérées, préislamiques.

Ces activités ne se limitent pas à l’enseignement des rudiments de l’islam, ou aux pratiques traditionnelles populaires, mais assument également un rôle de conseil social, psychologique, voire de thérapies, visant à apaiser les tensions, accompagner les évènements de la vie des croyantes, souvent pauvres et dénuées d’avenir dans un contexte où la crise économique est endémique depuis la période post-soviétique et la conversion brutale au capitalisme.

Le portrait que donne Cieślewska d’une femme devenue « Biti-otun », et notamment du cheminement spirituel qui l’a conduit dans cette voie, ou, si l’on préfère, de sa vocation religieuse, est tout à fait caractéristique de cette atmosphère religieuse où se mêlent des motifs empruntés à plusieurs univers spirituels dont la coexistence est remise en question dans la perspective du renouveau islamique, certes elle aussi plurielle. D’une certaine manière, ces pratiques forment ce qu’on pourrait appeler une contre-culture – plus ou moins tolérée par les tenants d’un Islam orthodoxe, et souvent réprimée par un pouvoir qui a hérité de l’entreprise d’athéisation soviétique sa méfiance envers le religieux de manière générale (avec la volonté de le canaliser, d’en réduire la puissance revendicatrice), héritage auquel s’ajoutent les narratifs contemporains issus de la « war on terror », la guerre contre le terrorisme, qui rend suspecte toute manifestation d’adhésion à l’Islam.

 

Écoutons donc l’histoire de Kamila :

J’ai été diplômé d’une école secondaire de spécialisation économique, après quoi j’ai commencé à travailler dans une société commerciale, puis dans un hukumat de district en tant que comptable. C’était sous l’ère soviétique, j’ai toujours été musulmane, mais je ne pensais pas beaucoup à la religion et au Coran. J’étais jeune et je voulais poursuivre ma carrière. Mais peu à peu, il m’est arrivé quelque chose d’étrange qui m’a obligée à changer mes plans. J’ai fait 12 fausses couches. Lorsque je suis tombée enceinte de mon fils, j’ai décidé de vivre à côté du mazar (mausolée d’un Saint, lieu de prière) Suhr Ota dans le village d’Ist Pisor, chaque jour je me rendais au mazar, priant de nombreuses heures, demandant à Dieu de garder mon enfant en vie. Finalement, j’ai donné naissance à un fils et, quelques années plus tard, à une fille. À l’âge de 36 ans, j’ai commencé à faire des rêves : des hommes âgés à la barbe blanche me disaient que je devais pratiquer la religion, sinon quelque chose de mal m’arriverait ou arriverait à ma famille. Parfois, je perdais connaissance. Mon beau-père était un Mollah, sa famille a gardé le mazar susmentionné jusqu’en 1985. Finalement, il m’a convaincu de lire le Coran et d’apprendre la religion. J’ai rendu visite à une voyante locale, qui m’a également confirmé que la voie religieuse était ma destinée et que je devais l’accepter.”

D’autres signes indiquaient que Kamila devait devenir bibi-otun (leader sprituel féminine dans l’Islam d’Asie Centrale). Un jour, alors qu’elle achetait du lait à une femme qui le livrait chez elle, elle a remarqué un livre dans le sac de la femme. J’ai demandé : « Qu’est-ce que c’est ? « Qu’est-ce que c’est ? », et elle m’a répondu : « C’est Mushkil-Kusho (livre de rituel de guérison et d’initiation théologique), aujourd’hui nous sommes mercredi, un jour de Mushkil-Kusho. Je suis une bibi-otun, quelqu’un m’a invitée à participer au rituel performa ». À ce moment précis, Kamila a décidé d’inviter ce bibi-otun chez elle et d’organiser cette célébration. Simultanément, elle a commencé à rêver qu’elle réciterait elle-même le Mushkil-Kusho.

L’histoire présente le cas d’une femme religieuse professionnelle qui a commencé à pratiquer à la suite d’une vocation spirituelle précédée d’une maladie, d’une série de visions ou d’événements de vie inhabituels. Comme les chamans (bakhshy), les qasida-khon, les azani-khon, les polchi, etc. (une catégorie de guérisseurs, également exorcistes), les voyants (folbin), les kinachi (désenvoûteurs), les tabib (médecins populaires), les sages-femmes traditionnelles (momo-doya), refuser un nasiba (un don/une vocation) peut évoquer une série d’événements désagréables tels que des problèmes d’accouchement, la mort de proches, divers maux tels que la perte de conscience, le coma temporaire ou même la paralysie. La croyance veut que les personnes qui accomplissent des tâches liées au monde spirituel soient spécialement désignées par les esprits de leurs ancêtres. Nasiba signifie un don, mais aussi un destin qui doit être accompli. Une personne doit utiliser le don spécial qu’elle a reçu de Dieu pour le bien des autres. Kamila a déclaré : « Les gens au Tadjikistan acceptent ce que Dieu leur a donné. Il suffit de prier Dieu et de s’en remettre à sa miséricorde. Tout dépend de Dieu.” On croit que la nasiba est héritée des ancêtres.

Selon la tradition, une attention particulière était accordée au fait que les chefs religieux étaient issus de familles nobles, telles que sayyid, tura, eshon, khoja. Les bibi-otuns ne doivent pas toujours subir une transformation difficile pour devenir des professionnels de la religion. À l’heure actuelle, il existe également des personnalités religieuses qui n’ont pas d’origine noble et qui accomplissent des services religieux sur la base de leur connaissance de l’islam, de leur charisme et parfois d’un bon réseau de contacts personnels.

Dans le nord du Tadjikistan, les gens croient encore qu’un bibi-otun doit posséder un muakkal. La signification de ce terme est expliquée de différentes manières. En langue tadjike, il désigne un gardien/protecteur, ainsi qu’un confident/une personne de confiance, ce qui correspond au mot arabe muwakkil (responsable, en charge de quelque chose). Pour résumer les conversations avec un certain nombre de mes interlocuteurs, muakkal est compris comme un pouvoir spirituel/un ange qui protège une personne (un esprit tutélaire). Muakkal peut également être expliqué comme un don lié à un sentiment subconscient, ainsi qu’une prémonition permettant de voir un événement sans raisons conscientes. Muakkal est une sorte d’énergie subtile d’une âme à l’intérieur de l’esprit et des pensées qui permet de voir ou de sentir d’une manière qui n’est pas accessible à d’autres personnes. Muakkal peut être représenté par une énergie blanche ou noire associée au bien ou au mal. Les mauvaises personnes peuvent utiliser muakkal avec de mauvaises intentions contre les autres. Tout le monde est connecté à muakkal, mais tout le monde ne sait pas comment établir cette connexion. Murodov mentionne que muakkal est une catégorie d’esprits d’un saint ou d’ancêtres. Ces esprits peuvent prendre la forme de Qalandars (derviches) qui aident le chaman pendant l’exécution des rituels.


Publié le 27.04.2025 à 13:34

Effondrements (rêve cartharginois)

Pleine lune oblige, sommeil agité. Réveillé vers 5 heures par un rêve dont je m’empresse de noter ce qui en reste, la scène finale. Je me trouve avec mon plus jeune frère B. sur une colline. Avec nous quelques autres personnes. C’est un lieu de promenade qui surplombe ce que, dans mon rêve, j’appelle un temple. En réalité, une ville massive, faite de superpositions d’énormes plaques de béton gris, supportées par des piliers qui se dressent de travers (association d’idée : je dis souvent que la ville dans laquelle je viens de m’installer est tordue, qu’elle tient debout dieu sait par quel miracle). Des centaines de milliers de gens vivent dans cette espèce de bunker géant (que j’appelle donc un temple). À commencer par mes proches, le reste de ma famille.

Dans la scène finale du rêve, nous voyons les piliers vaciller. La structure pencher de droite à gauche. Les plaques de béton se détachent les unes après les autres et, dans un silence malgré tout cataclysmique, la totalité du temple-ville s’effondre. Avant même que quiconque ait pu seulement penser à faire quoi que ce soit pour l’en empêcher (et faire quoi, au juste ?).
Avant de me réveiller, nous discutons avec les « promeneurs et promeneuses » survivant‧es, du danger extrême que présenterait le fait de s’aventurer dans ces décombres.

Ce rêve me fait penser immédiatement à un autre rêve d’effondrement qui revenait régulièrement quand j’étais enfant et préadolescent. Là, c’était le quartier que nous habitions, les maisons, les immeubles, les barres HLM, qui se trouvait menacé (ou détruit) par des coulées de laves volcaniques, des tremblements de terre, des bombardements – au gré des savoirs “catastrophiques” dont je disposais à l’époque. Mais dans ce rêve d’enfance, je fuyais avec mon autre (jeune) frère, F., sur un tapis volant en général (on fait avec les moyens du bord, j’avais dû lire un livre sur le conte d’Aladin). Je suis beaucoup plus proche aujourd’hui de mon frère B. que de F. ce qui explique mon choix de sauver l’un et de sacrifier l’autre.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’image des décombres et des ruines, des immeubles qui s’effondrent hantent nos esprits (le mien en tous cas). La destruction de Gaza notamment, parmi d’autres destructions, sidère l’imaginaire. L’occasion du rêve est fournie par la lecture, juste avant de m’endormir, du livre d’Erich S. Gruen, Rethinking the other in antiquity, dans lequel est commentée la destruction de Carthage en 146 av JC, accompagnée d’un des plus grands massacre de population de l’antiquité, que l’on doit aux Romains.

Enfant, je vivais déjà dans l’angoisse : cette conscience précoce que les choses ne duraient pas éternellement – la biographie familiale et la précarité sociale et économique expliquent une partie de ce sentiment. Winnicott a écrit un bref texte qui a suscité beaucoup de commentaires sur la crainte de l’effondrement :

La crainte de l’effondrement – Donald Winnicott

En écoutant un‧e patient‧e, je suis attentif aux émotions associées à son enfance : elles peuvent être positives (le paradis perdu de l’enfance), négatives (comme dans le cas de ma propre enfance, anxieuse, déprimée, hanté par la possibilité de l’effondrement, l’imminence de la perte de monde), ou, et c’est le cas la plupart du temps, ambivalente. La « solution » adoptée dans l’imaginaire, typique des rêves que je viens d’évoquer, pourrait être décrite comme un mélange de fuite et de sacrifice (le patient se sauve lui-même, et, dans mon cas, embarque avec lui le frère dont il était chargé de prendre soin, mais sacrifie tout le reste, les autres figures familiales, mais aussi le monde si décevant, dans lequel il peine à se ménager une place viable). Il y a évidemment un vœu de meurtre. Mais aussi, de manière plus créative, l’ouverture d’autres chemins de vie possibles, un refus de se plier aux injonctions et aux déterminismes (morales, socio-économiques, et parfois sexuelles). Le tapis volant paraît constituer un véhicule fort adéquat pour prendre le large sur des chemins queer.


Publié le 27.04.2025 à 11:57

Isaac Baker Brown et le corps des femmes

En lisant un article de l’excellente Bonnie Honig, je tombe sur cette référence au livre désormais classique dans les études féministes d’Helen King : Hippocrates’ Woman Reading the Female Body in Ancient Greece, Routledge 1998 :

Autrement dit les origines grecques antiques de la gynécologie (la période classique notamment, Vè et IVè siècles).

C’est passionnant et au sens propre « fabuleux » – Helen King est une érudite dotée d’un esprit critique aiguisé.

Mais.. L’introduction, dans laquelle elle ouvre l’autre perspective du livre, la manière dont la médecine moderne se place sous le signe des écrits hippocratiques (en tirant une sorte d’autorité sans les comprendre vraiment), à partir de la renaissance et jusqu’à l’autonomisation de la gynécologie comme spécialité médicale au XIXè siècle est.. sidérante. Je ne connaissais pas du tout cette histoire-là. Même si j’ai pas mal étudié l’histoire de la psychiatrie, notamment la question de l’hystérie, comprise comme un désordre organique du désir, de la sexualité (forcément indisciplinée) – une étape à mon sens cruciale dans la naturalisation « scientifique »‘ des affects psychiques, de la plainte, de la frustration et de la souffrance sociale (à laquelle Freud et ses disciples vont s’opposer plus tard).

Évidemment, la médecine qui s’occupe du corps des femmes au siècle du progrès scientifique et médical est exclusivement masculine (prosternez-vous s’il vous plaît devant ces grands hommes, et crachez sur Freud et la psychanalyse – franchement, valait mieux être hystérique dans le cabinet de Freud que dans un asile psychiatrique ou dans la London Surgical Home for the Reception of Gentlewomen and Females of Respectability suffering from Curable Surgical Diseases. Freud n’a jamais torturé ni charcuté personne ce me semble)

Ce que reconnaît d’ailleurs un certain Francis Seymour Haden, celui là même qui proposa la motion d’expulsion de Brown de la Société obstétricale de Londres, en suggérant que l’établissement médical dans son ensemble était le tuteur approprié pour la femme victorienne : en tant qu’obstétriciens, a-t-il déclaré,

« we have constituted ourselves, as it were, a body who practise among women… we have constituted ourselves, as it were, the guardians of their interests, and in many cases, in spite of ourselves, we become the custodians of their honour [hear, hear]. We are the stronger, and they the weaker. They are obliged to believe all that we tell them. They are not in a position to dispute anything we say to them, and we, therefore, may be said to have them at our mercy. We, being men, have our patients, who are women, at our mercy. »

(traduction rapidos :

« Nous nous sommes institués, pour ainsi dire, comme un corps qui exerce parmi les femmes… nous nous sommes institués, pour ainsi dire, les gardiens de leurs intérêts, et dans de nombreux cas, malgré nous, nous devenons les gardiens de leur honneur. Nous sommes les plus forts et elles, les plus faibles. Elles sont obligées de croire tout ce que nous leur disons. Elles ne sont pas en mesure de contester ce que nous leur disons, et on peut donc dire que nous les tenons à notre merci. Nous, qui sommes des hommes, avons nos patientes, qui sont des femmes, à notre merci ».

Mais attendez un peu, avant de vous indigner (ou gardez un peu d’indignation en réserve), de savoir quel genre de chirurgie pratiquait le docteur Brown pour soigner aussi bien « l’incontinence urinaire, l’hémorragie utérine, l’hystérie, l’idiotie et la manie ».

Dans l’introduction du livre, Helen King mentionne ce fameux Isaac Baker Brown (1812–73) qui peut-être considéré comme un des inventeurs de la gynécologie moderne.. Du genre que l’histoire de la médecine se fait fort d’oublier, et qui fonda en 1858 the London Surgical Home for the Reception of Gentlewomen and Females of Respectability suffering from Curable Surgical Diseases (sic), traitant pas moins de 1300 patientes (sans doute respectables, et néanmoins considérées comme des ovaires sur pattes).

Je traduis le passage en question :

« Parmi les dizaines d’exemples d’utilisation du nom d’Hippocrate pour donner de l’autorité à une pratique médicale, mon préféré est celui du chirurgien Isaac Baker Brown (1812-73). Il est devenu membre du Collège des chirurgiens par examen en 1848, après quoi il a travaillé comme chirurgien-obstréticien, puis comme conférencier sur les sages-femmes et les maladies des femmes, au nouvel hôpital St Mary’s, à Paddington. Il acquiert une réputation internationale en tant qu’innovateur chirurgical, en développant de nouvelles méthodes de réparation vaginale et de traitement des kystes ovariens, et en expérimentant l’ovariotomie. En 1858, il crée sa propre clinique, le London Surgical Home for the Reception of Gentlewomen and Females of Respectability suffering from Curable Surgical Diseases (Maison chirurgicale de Londres pour l’accueil des femmes de bonne réputation souffrant de maladies chirurgicales curables). Sa mission était d’alléger « les nombreuses souffrances dont la partie la plus douce de l’humanité est victime » ; il s’agissait notamment d’une série de troubles de l’utérus, du vagin et des seins, mais aussi d’affections de la vessie et du rectum, d’hystérie et même de « maladies de l’articulation du genou ». Au cours des dix années d’ouverture de la maison, Brown a traité plus de 1 200 patients et a pratiqué la clitoridectomie sur des femmes pour soigner des affections aussi variées que l’incontinence urinaire, l’hémorragie utérine, l’hystérie, l’idiotie et la manie. Les trois dernières suggèrent qu’il est possible de guérir la folie par une intervention chirurgicale et sont interprétées comme un défi aux frontières établies entre les spécialités médicales. En 1865, la réputation de Brown dans la profession est telle qu’il est élu président de la Société médicale de Londres ; ses partisans louent ses compétences, son audace et sa gentillesse. Mais l’année suivante, il est exclu de la Société obstétrique de Londres, laissant sa carrière en ruine.

Au XVIIIe siècle, les saignements provenant de divers orifices étaient largement reconnus comme des « menstruations détournées ». Dans une longue section sur les voies inhabituelles empruntées par les menstruations, Martin Schurig (1729) mentionne la menstruation par les oreilles, la peau, les gencives, les doigts, les glandes salivaires et les canaux lacrymaux ; en 1953 encore, certaines de ces voies étaient répertoriées dans le Nursing Mirror, bien que l’auteur commente la menstruation par les larmes et la sueur, « on en doute ». L’année même où Brown publiait son livre promouvant la clitoridectomie, l’homéopathe John Pattison écrivait que, chez les femmes âgées de 15 à 25 ans, les saignements des poumons pouvaient être dus à une suppression menstruelle. La médecine orthodoxe est d’accord : le manuel de Fleetwood Churchill intitulé On the Diseases of Women (Les maladies des femmes), publié pour la première fois en 1850, autorise les « menstruations par procuration » provenant du nez, des yeux, des oreilles, des gencives, des poumons, de l’estomac, des bras, de la vessie, des mamelons, de l’extrémité des doigts et des orteils, des articulations, et ainsi de suite. Churchill cite le cas de Mary Murphy, âgée de 21 ans, qui n’a pas eu ses règles, a perdu entre 15 et 20 onces de sang par les oreilles, puis a commencé à vomir du sang et à saigner des oreilles ; le signe que ce sang était menstruel était qu’il ne coagulait pas. Tous les auteurs des XVIIIe et XIXe siècles n’acceptaient pas la menstruation par procuration ; Thomas Denman estimait que les saignements classés comme tels étaient plus souvent dus à une maladie, étant indépendants de la menstruation.

Mais tous les aspects de la gynécologie victorienne n’étaient pas aussi manifestement enracinés dans la médecine hippocratique. Comme beaucoup d’autres auteurs médicaux de son époque, Brown pensait que la masturbation féminine exerçait une pression excessive sur le système nerveux, provoquant notamment une « irritation périphérique du nerf pudique », affectant le clitoris et finalement le cerveau ; certains pensaient que l’utilisation de machines à coudre à pédale provoquait une « excitation vénérienne » excessive chez les ouvrières d’usine. L’ablation du clitoris, selon Brown, est une opération très ancienne qui ne désexualise en rien une femme ; en tombant enceintes par la suite, plusieurs de ses patientes ont fourni « la preuve indiscutable que le clitoris n’est pas une partie essentielle du système génératif ». Il est toutefois intéressant de noter que l’un des cas cités par Brown dans « On the Curability of Certain Forms of Insanity, Epilepsy, Catalepsy and Hysteria in Females » concerne une patiente qui se considérait effectivement comme « désexuée » par son opération et qui lui a dit que c’était ce qu’elle ressentait.

Et l’église ne peut pas s’empêcher d’y aller de son avis autorisé (en éclairant et justifiant la pratique de l’ablation du clitoris par un passage de la Bible – c’est ce qui est bien dans la Bible, on peut y trouver de quoi éclairer et justifier absolument n’importe quoi – une manne infine)

Le livre de Brown a fait l’objet d’une critique favorable dans le Church Times (avril 1866), le clergé étant encouragé à recommander la procédure à ses paroissiens. L’archevêque d’York était le patron du Home, et l’archevêque de Canterbury en était le vice-président. Un article sur Brown, publié l’année de son expulsion, suggère que Brown ne faisait que pousser jusqu’à ses limites logiques une forme de « chirurgie psychologique indiquée pour la première fois par le Christ », selon laquelle « si ta main droite t’offense, coupe-la ». L’un des cas où la clitoridectomie a été considérée comme une réussite est celui des femmes qui avaient demandé le divorce en vertu de la loi sur le divorce de 1857 – une action si scandaleuse qu’elle était un signe évident de maladie mentale – et qui sont retournées auprès de leur mari après l’opération. Brown cite le cas d’une femme qui « est devenue à tous égards une bonne épouse » après une clitoridectomie.

L’establishment médical londonien ne s’est pas retourné contre Brown en raison de la nature de cette intervention chirurgicale, qu’il décrivait souvent de manière possessive comme « mon opération », selon ses agresseurs. Pour l’auteur de l’éditorial du Lancet de 1866, l’opération de Brown était erronée parce qu’elle était basée sur la méthode empirique plutôt que sur la « méthode rationnelle d’étude de la médecine », qui était historiquement établie et éprouvée. Des doutes ont été exprimés quant à l’efficacité de la procédure au-delà de la période post-opératoire immédiate, au cours de laquelle la zone génitale était si inconfortable que la masturbation était trop douloureuse. En outre, d’importants problèmes éthiques ont été identifiés dans la pratique de Brown, comme le fait qu’il n’aurait pas obtenu le consentement des pères et des maris de ses patientes ; en termes grecs anciens, les hommes qui étaient les kyrioi ou les tuteurs légaux des patientes. »

(extrait de l’introduction d’Helen King : Hippocrates’ Woman Reading the Female Body in Ancient Greece, Routledge 1998)

Vous pouvez aller vomir le patriarcat et d’autres trucs maintenant.

(et vous demander, qui sont les barbares ? Les scientistes qui crachent sur la psychanalyse, et notamment sur Freud, feraient bien de remettre les choses dans leur contexte, et considérer comment on traitait les patients, et notamment les femmes, dans la psychiatrie et la médecine de l’époque. Certes, Freud est de son temps, et bien des aspects de sa pensée (qui s’étale sur des dizaines de milliers de pages dont la plupart des gens qui ont un avis là-dessus n’en ont en réalité rien lu du tout, ou alors quelques résumés vite fait par des abrutis style Onfray ou quelques zététistes pas moins abrutis), bien des aspects de sa pensée ne font certes pas parti de mon bagage intellectuel quand j’analyse mes patient‧es, c’est le moins qu’on puisse dire (si Freud ou ses premiers disciples m’espionnaient pendant les séances, ils seraient sans doute scandalisés – c’est moins sûr s’il s’agissait de Mélanie Klein par exemple, ou Joyce McDougall ). Mais tout bien considéré, dans le contexte de l’époque, Freud faisait figure de révolutionnaire en redonnant à la sexualité, et au désir, notamment féminin, sa légitimité, et en refusant toute naturalisation de ce désir dans des histoires d’ovaire ou de clitoris. De même pour la sexualité infantile. Bref.)


Publié le 27.04.2025 à 11:54

Une mégapole d’un million d’habitants sans forces de l’ordre.

 

En lisant le passionnant volume Mass and Elite in the Greek and Roman Worlds. From Sparta to Late Antiquity, Edited By Richard Evans, Routledge, London 2017, sur les relations des masses populaires avec les élites urbaines, et notamment en ce qui concerne leur agency, je tombe sur des remarques particulièrement intéressantes et riches d’enseignement (parce qu’elle dérange les modèles qui nous viennent en tête spontanément).

Ainsi, dans l’article de la chercheuse Lisa Marie Mignone, « Living in Republican Rome. ‘Shanty metropolis’ « , ces paragraphes que je m’empresse de traduire afin de livrer en pâture à vos propres réflexions !

***

« Les historiens romains se plaisent à rappeler que Rome fut la première ville occidentale à atteindre une population d’un million d’habitants, ce qu’elle avait déjà fait à la fin de la République. Ce qui est d’autant plus remarquable, c’est que cette mégapole unique n’avait pas de forces de police. Comment la tranquillité urbaine était-elle maintenue ? Des études récentes ont souligné que les forces de police en tant que telles sont un phénomène relativement moderne, apparu au XIXe siècle. Pourtant, Rome reste unique non seulement par son ampleur, mais aussi par l’interdiction formelle de l’entrée de forces militaires dans la ville pendant la République. Plusieurs villes de la Chine impériale pré-moderne avaient des populations équivalentes, mais dans ces villes orientales, la paix urbaine était préservée grâce à des recensements réguliers, à un découpage minutieux des quartiers et à la vigilance d’une police métropolitaine qui prévenait activement les délits par des patrouilles régulières et continues. Les données empiriques contemporaines ont suggéré aux spécialistes de l’urbanisme des années 1970 que le contrôle spatial (c’est-à-dire le zonage social) des sous-cultures urbaines permet la ségrégation des communautés en conflit et définit ainsi leur interaction. Pourtant, cette balkanisation sociale ne peut à elle seule empêcher la violence dans la ville – et l’a même parfois favorisée.

Des études récentes ont remis en question la ségrégation sociale en tant que moyen efficace de préserver la sécurité urbaine. Dans l’Amérique moderne, pour prendre un exemple, il a été démontré que la concentration et l’isolement des membres défavorisés de la communauté entraînaient une augmentation de la violence meurtrière. Le maintien de la « tolérance urbaine » nécessite une force de police métropolitaine pour renforcer ces frontières spatiales urbaines bien définies. Des études de cas portant sur le Pékin de la dynastie Qing (du milieu du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle), la Constantinople ottomane (surtout du XVIe au XVIIe siècle), Paris (du milieu du XVIIe au XVIIIe siècle) et Edo (du XVIIIe au XIXe siècle) démontrent qu’une force de police bureaucratisée, présente de manière visible et audible dans toute la ville, est essentielle à l’articulation, au maintien et à l’application de zones structurées dans ces plans urbains hautement différenciés. Il semblerait donc que le zonage urbain nécessite au moins la menace de la violence pour renforcer et maintenir la ségrégation et le confinement de la population.

La question demeure : comment la paix a-t-elle été maintenue, pour l’essentiel, dans la Rome républicaine, une mégapole dans laquelle les habitants comptaient principalement sur l’entraide mutuelle et le système de la clientélisme pour assurer leur sécurité et leur bien-être personnels ? La spatialisation des études de patronage, c’est-à-dire la combinaison d’un certain degré de reconstructions prosopographiques avec des recherches topographiques, peut améliorer notre compréhension des modèles de résidence dans la ville de Rome. Cependant, les limites des données semblent rédhibitoires. Il reste également à déterminer si l’intégration sociale transurbaine de Rome a favorisé les stratégies de prévention de la criminalité environnementale. D’autres études sur la sociologie de l’intégration de l’élite et de la non-élite à l’intérieur et à l’extérieur de la ville montreront dans quelle mesure l’absence de planification urbaine et de découpage des quartiers à Rome a pu dissuader la violence et fournir à la caput mundi (la capitale du monde) républicaine un modèle de stabilité civile transurbaine. »

(Lisa Marie Mignone est par ailleurs l’autrice d’un ouvrage intitulé autrice d’un ouvrage intitulé « The Republican Aventine and Rome’s Social Order » qui remonte sur la pile des livres à lire incessamment sous peu !muse‧jhu‧edu/book/47457

 

Je pense ici aux plans d’urbanisme et particulièrement aux politiques de gentrification (qui ne datent pas d’hier), qui sont aussi des politiques de ségrégation, de contrôle des populations, de mise à l’écart de certaines pour le bénéfice des autres, aux frontières raciales urbaines, qui confinent, même dans nos cités occidentales, avec des stratégies d’apartheid pure et simple (où l’on complique la vie des uns pour faciliter la vie des autres, où l’on entrave la mobilité des uns pour rendre la vie des autres plus fluide).

La plupart des temps, ces politiques sont justifiées par la dimension réputée incontrôlable (c’est-à-dire, traduisez : dangereuses pour les classes les plus aisées), des villes modernes. Ou sont mises sur le compte du libre marché de l’immobilier – comme si les pouvoirs publics n’avaient aucune prise sur ce « libre marché » – qui voit ceux qui se ressemblent s’assembler.

Le contre-exemple de la Rome antique républicaine est assez épatant : pas qu’elle ne connaisse pas son lot de violence, parmi lesquels des émeutes sporadiques, mais l’absence de plan d’urbanisation, et la mixité sociale qu’on devine en étudiant par exemple l’organisation de villes comme Pompéi ou Herculanum, semblent favoriser, ce qui est parfaitement contre-intuitif et en tous cas contraire à nos modèles modernes, la stabilité sur une longue durée.

Nous qualifions la Rome antique de chaos « urbanistique » (un peu comme ces bidonvilles qu’on décrit comme s’étendant de manière « anarchique » au fur et à mesure de l’afflux de populations), mais en réalité, en disant cela, nous projetons notre désir contemporain d’ordre et de hiérarchisation de l’espace, la centralité du pouvoir (ah quelle ville merveilleuse où rien n’échappe à ceux qui la gouvernent – vive les cameras de surveillance et la reconnaissance faciale !).

La Rome antique n’a peut-être rien d’un chaos. Elle serait plutôt l’agglomérat de « quartiers » (les vici, vicus au singulier, de la même famille que vicinus : voisin, qui a donné par exemple en français le chemin vicinal, un chemin de « voisinage » en quelque sorte), qui témoignent plutôt d’un haut degré d’intégration sociale (même dans les couches de population les plus subalternes, les esclaves par exemple). Les classes riches côtoient dans ces voisinage les classes moyennes et pauvres, chaque quartier possède ses propres commerces (souvent de très petites échoppes, dont le nombre est considérable), ce qui évite d’ailleurs des déplacements pénibles – le territoire de la ville est immense.

Il n’y a évidemment pas lieu d’idéaliser la Rome antique, fut-elle celle de la République ou du début de l’Empire, mais on peut se servir de ce modèle pour récuser les politiques de la ville contemporaines, si frileuses au moment d’évoquer la mixité sociale (et se lavant les mains assez facilement, en laissent le champ soit-disant libre au marché immobilier, quand des opérations de gentrification sont mises en place).


Publié le 27.04.2025 à 11:52

as ridiculous as a deodorant commercial

Je cherchais un passage de David Graeber (cité par Sara Ahmed) dans son recueil d’essai de 2007, Possibilities: Essays on Hierarchy, Rebellion, and Desire, à la toute fin du dernier essai, intitulé joliment : « On The Phenomenology of Giant Puppets: Broken Windows, Imaginary Jars of Urine, and the Cosmolgical Role of the Police in American Culture » (Sur la phénoménologie des marionnettes géantes : Fenêtres brisées, jarres d’urine imaginaires et rôle cosmologique de la police dans la culture américaine  )

La citation (concernant l’idéologie portée par la figure du flic dans l’imaginaire américain) est celle-ci :

« faced with anything that remotely resembles creative, nonalienated experience, it tends to look as ridiculous as a deodorant commercial during a time of national disaster »

On est bien avant Occupy Wall Street, notez bien !

Sara Ahmed la reprend dans un passage où elle pose la question : « Peut-on encore parler de conscience révolutionnaire aujourd’hui ? »

« Can we even speak of revolutionary consciousness today? Of course, it is a much-repeated assertion that history itself has made the very concept of a political revolution impossible: the failure of communism to deliver its promise of an alternative future has been read as evidence of the impossibility of any other future but global capitalism. But that’s too easy: there is too much evidence of the failure of global capitalism to deliver its own promise of the good life to the populations of the world for it to become evidence of the impossibility of alternatives. We learn much from how the very idea of alternatives to global capitalism comes across as silliness.4 David Graeber argues in his phenomenological anthropology of anarchism that “faced with anything that remotely resembles creative, nonalienated experience, it tends to look as ridiculous as a deodorant commercial during a time of national disaster” (2007: 410). The silly or ridiculous nature of alternatives teaches us not about the nature of those alternatives but about just how threatening it can be to imagine alternatives to a system that survives by grounding itself in inevitability. »

« Peut-on même parler de conscience révolutionnaire aujourd’hui ? Bien sûr, on répète souvent que l’histoire elle-même a rendu impossible le concept même de révolution politique : l’échec du communisme à tenir sa promesse d’un avenir alternatif a été lu comme une preuve de l’impossibilité de tout autre avenir que le capitalisme mondial. Mais c’est trop facile : il y a trop de preuves de l’échec du capitalisme mondial à tenir sa propre promesse de bonne vie aux populations du monde pour que cela devienne une preuve de l’impossibilité d’alternatives. David Graeber affirme dans son anthropologie phénoménologique de l’anarchisme que « face à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une expérience créative et non aliénée, cela tend à paraître aussi ridicule qu’une publicité pour un déodorant en période de désastre national » (2007 : 410). La nature idiote ou ridicule des alternatives nous enseigne non pas la nature de ces alternatives, mais à quel point il peut être menaçant d’imaginer des alternatives à un système qui survit en se fondant sur l’inévitabilité. »

Évidemment, je retiens cette histoire de publicité pour déodorant.

En relisant du coup Graeber (le texte date de 2007), je ne peux m’empêcher d’essayer d’imaginer ce qu’il aurait dit de l’élection de Trump version 2024 – et de ce qui se met en place aux États-Unis.

(je relis mes notes du matin sur l’expression « il est trop tard », une manière de reprendre de biais la question de l’espoir et du désespoir que j’avais laissée un peu de côté, quoique…)


Publié le 27.04.2025 à 11:50

Du devoir d’être heureux en oubliant le racisme

Il existe de multiples portes d’entrée dans l’œuvre pléthorique (et d’une qualité constante) de Sara Ahmed (que je tiens pour l’autrice d’une des philosophies les plus importantes de notre temps)

Dans son livre paru en 2010, The Promise of Happiness (Duke University Press), elle explore la question du bonheur considéré comme un impératif, qu’on entend par exemple dans les expressions familières : « Je veux juste que tu sois heureux » ; “Je suis heureux si tu es heureux” (typiques des formules « performatives » chères à J.L. Austin)

On peut ainsi parler d’un devoir de bonheur (Duty of happiness) assigné à tout un chacun, certes sous des formes et des intensités différentes, mais qui toutes supposent qu’on s’oriente « correctement » en suivant les chemins de vie qui « promettent » le bonheur, la vie bonne (et en évitant les chemins de traverse, les déviations queer, ou, comme on le verra dans l’extrait ci-dessous, les attachements « culturels » mélancoliques). Elle s’inspire ici des critiques féministes, antiracistes et queer qui ont montré comment le bonheur est utilisé pour justifier l’oppression sociale et comment la remise en question de l’oppression « provoque » le malheur. On voit déjà s’affirmer la figure qui la fera connaître auprès d’un plus large public : celle de la féministe rabat-joie (killjoys feminist).

Note avant lecture : Il faut comprendre l’emploi du mot « migrant » ici à la manière dont en parle Fatima El Tayeb, dans un livre qu’elle a publiée peu après celui de Sara Ahmed, European Others. Queering Ethnicity in Postnational Europe (University of Minesota Press, 2011) : « …des termes tels que « migrant de troisième génération », « intégration » et « xénophobie » suggèrent que ces populations restent en permanence des « étrangers venus d’ailleurs » »

outsiderland.com/danahilliot/l

Je traduis ici la conclusion du chapitre 4 de Sara Ahmed sur les « migrants mélancoliques' » (« Melancholic Migrants ») :

« Pourtant, l’intégration demeure un idéal national, une manière d’imaginer le bonheur national. Les migrants, en tant que citoyens potentiels, sont donc de plus en plus liés par le devoir de bonheur (the happiness duty) qui leur incombe « de ne pas parler du racisme » au présent, de ne pas parler du malheur des histoires coloniales, ou des attachements qui ne peuvent s’accommoder (be reconcilied) dans la diversité colorée de la nation multiculturelle. Pour les migrants, le devoir de bonheur consiste à raconter une certaine histoire sur leur arrivée en tant que bienfait, ou sur le bienfait de leur arrivée. Le devoir de bonheur est un devoir positif de parler de ce qui est bon, mais il peut également être considéré comme un devoir négatif de ne pas parler de ce qui n’est pas bon, de ne pas parler du malheur. C’est comme si vous deviez vous libérer de la douleur du racisme en vous libérant du racisme comme moyen de comprendre cette douleur. C’est comme si vous aviez le devoir de ne pas être blessé par la violence qui vous est faite, de ne même pas la remarquer, de la laisser passer, comme si elle passait à côté de vous. Parler en étant conscient de ces histoires, et en étant conscient du racisme, c’est devenir un étranger affectif (an affect alien). Les étrangers affectifs peuvent accomplir des choses avec des affects étrangers, et accomplir des choses que nous devons faire (do things we must).

En même temps, ma critique du devoir de bonheur est plutôt porteuse d’espoir. J’ai suggéré que les communautés affectives prennent forme grâce à une orientation commune vers certaines choses considérées comme bonnes. L’expérience de la migration rend explicite le fait que nous occupons toujours plus d’une communauté ; si la possibilité que nous occupions plus d’une communauté est structurelle, alors même une communauté implique l’expérience de plus d’une communauté. Pour ceux d’entre nous qui sont conscients d’être attachés à plus d’une communauté, il peut sembler que l’on puisse être pris en défaut, que l’on veuille des choses qui sont opposées les unes aux autres. Le test classique qui oppose les formes d’allégeance multiples (“more than one” forms of allegiance) est le test du cricket, qui est aussi un test de citoyenneté et un test de bonheur : qui soutiendriez-vous si l’équipe anglaise jouait contre la nation dont vous êtes originaire ? Ce test vous donne le choix et suppose que votre choix de bonheur révèle votre véritable identité, une sorte de récit de coming-out. Si la victoire de l’Angleterre me rend heureux, alors je serais anglais. Si la victoire de l’autre équipe me rend heureux, alors je serai autre (other), et non anglais.

« En réponse à ces tests d’identité, nous pourrions dire que le fait d’être rendu heureux par la mauvaise chose (par exemple, être heureux si l’équipe de cricket pakistanaise bat l’Angleterre) ne signifie pas qu’il faut soutenir l’Angleterre d’une autre manière, ne signifie pas qu’il ne faut pas aimer l’Angleterre d’une autre manière. Penser la culture à travers le prisme de la migration pourrait même nous aider à penser différemment le bonheur et l’identité. Si la migration est dévoilée (unfolding) comme faisant partie de l’histoire de la culture, plutôt que comme quelque chose qui arrive à la culture (rather than something that happens to culture), alors la culture devient ce qui se révèle au fil du temps (then culture becomes what unfolds over time). Si la culture est ce qui se révèle en se déployant, partager quelque chose ne dépendrait pas d’être forcément orienté vers les mêmes directions (on being directed in the same way). Nous pourrions construire à partir d’un sentiment d’appartenance plus lâche (a looser sense of being together), où nous ne serions pas obligés de placer nos espoirs de bonheur dans les mêmes choses.
Bien entendu, un tel modèle plus souple d’appartenance nationale peut facilement être décrit en termes de multiculturalisme libéral, qui autoriserait des différences idiosyncrasiques au niveau national. Nous devons faire plus que diversifier les choix d’objets heureux. Après tout, la lutte politique autour de l’appartenance nationale existe parce que certains objets heureux sont considérés comme trop compromettants, comme renonçant à l’idée même de qui ou de quoi est le sujet national. Certains objets heureux – on peut penser au turban ou à la burqa – deviennent la cause du malheur national non pas simplement parce qu’ils ne peuvent pas exister aux côtés des objets heureux de la nation, mais parce qu’ils sont saturés d’histoires malheureuses, comme des histoires d’empire qui ont été effacées au nom du bonheur (national). Les objets deviennent malheureux lorsqu’ils incarnent la persistance d’histoires que le bonheur ne peut effacer. Reconnaître le malheur, ce serait explorer comment la diversification du bonheur n’élimine pas et ne peut pas éliminer l’antagonisme de la mémoire politique, qui est à la fois le présent du temps national. Nous reconnaîtrons l’impossibilité de mettre certaines histoires derrière nous ; ces histoires persistent, et nous devons persister à déclarer notre malheur face à leur persistance. »


Publié le 27.04.2025 à 11:49

De la régulation des nuisances à la gestion de la pollution

Je vous conseille le chapitre 5 d’un bouquin qui vient de sortir, La Nature en révolution, premier volume d’une histoire environnementale de la France (aux éditions La Découverte), dans lequel on retrouve les spécialistes de la question, JB Fressoz, François Jarrige, Thomas Le Roux, Corinne Marache et Julien Vincent.

editionsladecouverte.fr/la_nat

Le livre est passionnant, et peut être complété par un autre livre qui sort également ce mois-ci, La Terre perdue. Une histoire de l’Occident et de la nature. XVIIIe-XXIe siècle , sous la direction de Steve Hagimont et Charles-François Mathis, chez Tallandier. (qui réunit les contribution d’une vingtaine d’auteurs, dont les auteurs du livre précédent)

je conseille donc le chapitre 5 de « La nature en révolution », qui porte sur les « Régulations environnementales :
la dynamique industrialiste » – il vaudrait mieux dire d’ailleurs, les « dérégulations » !

On se rend compte que le lobbying en faveur des activités industrielles et visant à limiter l’impact des régulations environnementales ne datent pas d’hier ! Dès le tout début du XIXè siècle, l’engouement des élites (y compris certains courants révolutionnaires) pour l’industrie, dans le contexte d’une rivalité qui court tout au long du siècle avec la Grande-Bretagne, sans parler des ressources nécessitées par la guerre, triomphe sans trop de peine des oppositions : à commencer par celle des riverains des usines ou des zones polluées. L’alliance des scientifiques, chimistes, ingénieurs, spécialistes des « nouvelles énergies » (notamment le charbon), de l’administration et des intérêts capitalistes industriels, est décisive.

Juste en guise d’avant-goût, voici ce paragraphe où l’on découvre que la création des préfectures est directement liée à la régulation environnementale, ou plutôt, donc, la dérégulation en faveur des entreprises polluantes. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les préfets d’aujourd’hui ont conservé cet héritage dans leur ADN

Un copié/collé donc :

« Lorsque Napoléon Bonaparte arrive au pouvoir en 1799, la diversité des possibles révolutionnaires laisse la place à une politique autoritaire et centralisée. La grandeur et la puissance de la nation imposent de lever les obstacles qui freinent l’essor économique. L’usine d’acide sulfurique et d’alun que Chaptal a établie aux portes de Paris en 1798 focalise particulièrement l’attention. Dès sa construction, elle suscite des craintes et des protestations à cause de ses vapeurs insalubres. Académicien, chimiste, entrepreneur, conseiller d’État, Chaptal est devenu, on l’a vu, ministre de l’Intérieur du Consulat. En 1803, les riverains de l’usine saisissent la Justice de paix, mais il empêche le procès de se tenir. Chaptal devient alors le symbole de l’alliance inédite nouée entre l’administration et la science. La création des préfectures sera d’ailleurs le pivot des nouvelles régulations des pollutions. Juste avant d’accéder au ministère, il avait écrit son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques, à la fois traité d’application industrielle des dernières découvertes chimiques et guide de conduite pour tout entrepreneur.

Partout en France, les procès à l’encontre des fabriques insalubres compromettent la marche de l’industrie. Après le remplacement de Chaptal au ministère de l’Intérieur, en août 1804, l’Académie des sciences est consultée « sur les fabriques qui exhalent une odeur désagréable, et sur le danger qu’elles peuvent avoir pour la santé publique ». Or le rapport est confié à Guyton et Chaptal, qui estiment que les plaintes à l’égard des usines de produits chimiques ne sont pas légitimes, et les distinguent des industries qui procèdent à des opérations de putréfaction organique, potentiellement insalubres. Renversant l’ordre des priorités, ils en appellent à une protection de l’industrie par les autorités centrales. Toute entrave à son existence devient « un acte à la fois injuste, vexatoire, nuisible au progrès des arts [qui] ne remédierait point au mal qu’entraîne l’opération ». Ils définissent un nouveau programme : face à l’« arbitraire » d’un « simple magistrat de police », face aux « préjugés » et à l’« ignorance » de l’opinion publique, il ne s’agit plus de protéger la santé publique, mais l’industrie chimique. Comment un entrepreneur pourrait-il accepter d’investir des capitaux importants s’il risquait de devoir arrêter sa production à la suite d’une plainte de voisinage et d’un arrêté de police ? »

Un des enseignements qui m’a le plus frappé, c’est qu’il existait avant la révolution une régulation vis-à-vis des « nuisances », qui protégeait avec une réelle efficacité les populations contre les activités toxiques (pour l’environnement et la santé).

En remplaçant, au XIXè siècle, le terme de « nuisance » par celui de « pollution », on déplace le critère d’examen de ce qu’éprouvent les populations (des « nuisances ») vers la nature « chimique » des substances rejetées, autrement dit, c’est à la science, notamment la chimie, d’évaluer la toxicité d’une substance, et non plus aux médecins d’évaluer leur impact sur la santé des populations. De la même manière, on remplace les inspections de police par les services de l’hygiénisme, d’abord sous le nom de Conseil de Salubrité, créé par ce fameux Chaptal (je cite) :

« En 1802, Chaptal vient de créer le Conseil de salubrité, instance d’expertise scientifique auprès du préfet de police de Paris. Y siègent principalement des académiciens ayant jusqu’alors promu les acides, le chlore et la soude artificielle, qui bien souvent sont aussi membres des Annales de chimie et de l’influente Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN). Très vite, le Conseil de salubrité est chargé de résoudre les pollutions des fabriques de soude artificielle qui, depuis 1800, se sont ouvertes à proximité immédiate de Paris, à Gentilly, Belleville, Saint-Denis ou Nanterre – la plupart étant dirigées par des membres du Conseil ou par leurs collègues chimistes de l’Académie. Après 1809, le rythme de production s’accroît brusquement sous l’effet du blocus continental mené par les Britanniques, qui coupe l’approvisionnement de la France en soude végétale. Autour de chaque fabrique, des dégâts irréversibles sont provoqués par les vapeurs d’acide chlorhydrique. La recrudescence des pollutions oblige le ministre à commander un second rapport à l’Académie. La composition de la nouvelle commission n’en change pas la physionomie manufacturière : à côté de Chaptal et Guyton, Fourcroy et Nicolas Vauquelin sont aussi entrepreneurs d’une fabrique de produits chimiques au centre de Paris »

Ce renversement lexical, de la nuisance à la pollution, symbolise à lui seul l’émergence d’un pouvoir scientifico-industriel au service de la guerre économique et de la valorisation du Capital. Et bien évidemment redéfinit la lutte pour la connaissance au profit des sciences « dures » et des économistes : les revendications des « intoxiqués » reposent sur leur ignorance des vérités scientifiques.

On retrouve des stratégies qui ont encore cours aujourd’hui : l’amélioration du traitement des rejets polluants (à commencer par les « fumées ») conduit inévitablement à ce qu’on appelle l’effet rebond – réputées moins toxiques, les usines se multiplient, et les rejets globaux augmentent, annulant l’impact des améliorations techniques.

Ou encore le recours à « l’éloignement » des usines, qu’on installe à l’écart des centres urbains, et notamment dans les périphéries, où vivent les ouvriers qui travaillent dans ces établissements – les « banlieues » deviennent des zones de sacrifice, pour emprunter un terme contemporain issu de l’environmental justice, ou, comme disent les américains, des « Brownfields ».


Publié le 27.04.2025 à 11:46

le double sens du mot « queer » (Sara Ahmed)

Un extrait de Queer Phenoménology de Sarah Ahmed, dans la conclusion du livre, où elle revient sur le double sens du mot « queer ». Ce peut être utile pour comprendre l’extension parfois troublante (queer  ) pour le lecteur francophone du mot dans les queer studies (lesquelles ne coïncident pas forcément avec ce qu’on appelle la queer theory d’ailleurs).

C’est une traduction « maison » (at home), qui ne prétend à aucune qualité littéraire. D’où le fait que je propose quelques expressions du texte original en anglais, histoire de faire entendre le lexique propre à Sara Ahmed (par exemple les concepts de reachable, out of place, orientation et desorientation, being at home, etc..)

Il existe une traduction française (par Laurence Brotier aux Éditions Le Manuscrit) que je n’ai pas lue.

« Il convient de noter que tout au long de ce livre, j’ai utilisé le terme « queer » dans au moins deux sens, et que j’ai parfois glissé d’un sens à l’autre. Tout d’abord, j’ai utilisé « queer » pour décrire ce qui est « oblique » ou « décalé » (“off line”). C’est pourquoi, dans le chapitre 3, j’ai décrit une orientation mixte (= métisse), qui se déploie entre la réception et la possession, comme offrant un angle queer sur la reproduction de la blancheur. Je décris également la présence de corps de couleur dans les espaces blancs comme désorientante : la proximité de ces corps « hors de leur place » (« out of place ») peut donner l’impression que les choses sont « hors normes » (« off line ») et peut donc même contribuer à « queer(er) » l’espace ; les gens « clignent des yeux » et font des « doubles tours » (« double turns » = se détournent) lorsqu’ils rencontrent de tels corps.

Deuxièmement, j’ai utilisé le terme « queer » pour décrire des pratiques sexuelles spécifiques. Dans ce sens, queer se réfère à ceux qui pratiquent des sexualités non normatives (Jagose 1996), ce qui, comme nous le savons, implique un engagement personnel et social à vivre dans un monde oblique, ou dans un monde qui a un angle oblique par rapport à ce qui est donné. Dans le chapitre 2, notamment, j’aborde le lesbianisme en tant que forme queer de contact social et sexuel, qui est queer peut-être même avant que le terme « queer » ne devienne une orientation politique. Je pense qu’il est important de conserver les deux sens du mot « queer » qui, après tout, sont historiquement liés même si nous ne les réduisons pas à cela. Cela signifie qu’il faut se rappeler ce qui fait que des sexualités spécifiques peuvent être qualifiées de queer en premier lieu : c’est-à-dire qu’elles sont considérées comme bizarres, tordues, torsadées (odd, bent, twisted). D’une certaine manière, si nous revenons à la racine du mot « queer » (du grec pour « croix », « oblique », « adverse »), nous pouvons voir que le mot lui-même « se tord », avec une torsion qui nous permet de passer d’un registre sexuel à un registre social, sans les aplatir ou les réduire à une seule ligne. Bien que cette approche risque de perdre la spécificité du queer en tant qu’engagement dans une vie de déviation sexuelle, elle maintient également l’importance de la « déviation » dans ce qui rend les vies queer queer.

Rendre les choses queer, c’est certainement perturber l’ordre des choses. Comme je l’ai suggéré, les effets d’une telle perturbation sont inégaux, précisément parce que le monde est déjà organisé autour de certaines formes de vie – certains moments, certains espaces et certaines directions. J’ai montré comment la reproduction des choses – ce qui est « devant nous » – concerne ce qui est supposé être accessible à la maison (« what is assumed to be reachable at home »), ce qui est collecté en tant qu’objets susceptibles d’étendre notre accès au monde (« what is gathered around as objects that can extend our reach »). L’hétérosexualité, en tant qu’orientation obligatoire, reproduit plus qu’elle-même : c’est un mécanisme de reproduction de la culture, ou même des « attributs » supposés se transmettre dans une lignée familiale, comme la blancheur. C’est pour cette raison que le queer en tant qu’orientation sexuelle « queer » plus que le sexe, tout comme d’autres types d’effets queer peuvent à leur tour finir par « queer » le sexe. Il est important de faire en sorte que l’angle oblique du queer fasse ce travail, même si cela risque de placer différents types d’effets queer les uns à côté des autres. L’approche de Michael Moon (1998 : 16) concernant la désorientation sexuelle en tant qu’« effets troublants » est un guide utile pour nous ici. Si le sexuel implique la contingence de corps entrant en contact avec d’autres corps, alors la désorientation sexuelle glisse rapidement vers la désorientation sociale, en tant que désorientation dans la manière dont les choses sont arrangées. Les effets sont en effet troublants : ce qui est familier, ce qui est passé sous le voile de la familiarité, devient plutôt étrange. »

Sara Ahmed, Queer Phenomenology, 2006.


 

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