Outside Dana Hilliot

Le blog de Dana Hilliot

Publié le 20.04.2024 à 21:06

Village-Vacances

En me baladant ce matin autour du village de Fournols, petite bourgade sur les hauteurs du Livradois, cernée de vastes et denses forêts (à perte de vue, littéralement, car on s’y perd facilement), j’ai débarqué, au sortir d’un sous-bois, dans un village de vacances : une série de petits maisonnées, en pierre ou en bois, avec jardinets, des allées goudronnées qui les relient, des panneaux indiquant : “Bibliothèque”, « Espace Enfant », « Aire de jeu », « Ateliers créatifs », “cuisine”, “accueil”, etc.

Quelques familles marchaient sur les allées, sans me regarder (moi, avec mon petit sac à dos, mon bâton, mon imperméable – j’avais l’impression d’être un Sans Domicile Fixe, et parfaitement invisible). J’ai voulu, par instinct, dire “bonjour” – mais j’ai renoncé. Ma présence devait sembler trop incongrue pour être perceptible je crois. Et je ne souhaitais pas les déranger. (je pense ici au livre de Lauren Berlant : On the Inconvenience of Other People.

Mais surtout, cette brève traversée du Village Vacances m’a immédiatement ramené à mon enfance. Quand j’étais gosse, dans les années 70, nous passions quelques semaines en été dans un village de ce genre (en moins “chic” sans doute). C’était l’époque où les Comités d’entreprise et les Syndicats prenaient en charge bien plus que la défense des salariés, mais aussi une partie de leur vie. Nous étions une famille “nombreuse” (4 enfants, ce qui fait 6 avec les parents), mon père bossait à l’usine, nous faisions encore partie du prolétariat (dans les années, la famille avait plus ou moins accédé à la « classe moyenne » – descendue du HLM à la maison individuelle – sauf qu’on n’en a pas joui très longtemps, vu que c’est à ce moment-là que le couple parental a explosé).

Bref, nous allions en vacances avec des gens « comme nous » – de la même classe. Autant dire que ça ne se mélangeait pas, socialement. Pas de cadres ici, mais des ouvriers qualifiés pour dire vite.

Ces villages vacances de mon enfance, tout comme le village que j’ai traversé ce matin, un peu sonné (je ne m’attendais à éprouver ce genre de sentiment), constituent de véritables communautés autonomes – du moins est-ce l’illusion qui en structure l’organisation et fixe le fil directeur (les “activités” et l’agenda d’une vie qui, finalement, ressemble assez à la vie habituelle du travailleur, avec ses horaires de lever, de coucher, et des repas, ces plages de délassement, entre deux “activités” donc (atelier poterie, jardinage, promenade guidée, etc.). Il y a de l’ordre. Tout est très bien ordonné. (mais, rassurez-vous, il y a quelque part dans un bureau au sous-sol un comptable qui compte ! )

Un entre-soi utopique pour le prolétariat (mais sans patron, sans contremaître ! Ce qui n’est pas rien !)

Une réalisation remarquable des « congés payés ».

Mais, bizarrement, le village vacances a des allures de secte. Ses habitants (provisoires) ne se mélangent pas aux autochtones : par exemple les habitants du village voisin, lequel village “permanent”, est situé à bonne distance du village « de vacances ».

Les vacanciers de ce matin, s’ils s’avisent, pour une raison étrange (car tout est fait pour qu’ici, dans le village vacances, ils ne manquent de rien), d’aller au village (Fournols), doivent grimper par un chemin pentu durant une bonne quinzaine de minutes. Il faut admettre qu’ils n’y trouveront pas grand-chose à faire : il y a bien un café, avec terrasse, mais la boulangerie était fermée quand je suis passé, et la bibliothèque, bien qu’ouverte, n’accueillait aucun lecteur.

Là où nous allions le plus souvent quand j’étais enfant, c’était : « à Laruns », dans la vallée d’Ossau. Mais le bourg de Laruns, je ne l’ai découvert en réalité que bien plus tard, quand je retournais sur les lieux en randonnée solitaire, alors qu’à l’époque de ces « vacances familiales », nous ne descendions quasiment jamais au village. Il faut dire que le centre de vacances était juché sur un bout de montagne surplombant Laruns et la vallée, si bien qu’à pied, il fallait bien trente minutes à l’aller et une bonne heure au retour, en montée qui plus est, pour faire le trajet d’un village à l’autre.

 

Oui, quand j’y repense aujourd’hui, et en traversant telle une ombre un peu triste le village vacances de ce matin à Fournols, il me semble que ces lieux, avec leur ambition d’autonomie et d’alternative au « monde du travail » (l’aliénante usine) – toutes deux en partie illusoires, ressemblent un peu à des sectes.

D’un autre côté, dans mon souvenir en tous cas, ces villages de familles ouvrières en vacances témoignent aussi d’une époque passée, où le prolétariat existait bel et bien, structuré par des organisations et des ordres collectifs, des idéologies, des luttes, une époque où l’on pouvait encore croire que des améliorations de la vie et du travail étaient possibles, où l’on s’apprêtait à renverser les rapports de classe en votant à gauche.


Publié le 18.04.2024 à 21:31

Une déclaration de guerre raciale

Je me suis farci in extenso et verbatim (et vaguement stupéfait au moins durant la première minute) le discours de Gabriel Attal sur le nécessaire et vital (pour la cohésion nationale : Maréchal nous (re)voilà) rétablissement de l’autorité : discipliner les adolescents, la gouvernance des subalternes, tout cela appuyé sur des “expertises” (“les études montrent que..”) dont je reparlerais plus bas.

Ce sont des remarques en vrac, publiées à la va vite sur l’excellent réseau social Mastodon. On m’excusera (ou pas, peu importe) pour leur aspect bordélique.

1. L’explicitation du projet racial néolibéral

C’est magnifique. Qu’on ne s’y trompe pas : ce qui est magnifique, c’est qu’Attal explicite sans aucune réserve de langage les politiques mises en œuvre depuis maintenant deux décennies. Il dit tout haut et dévoile ce qui se pratique de manière continue depuis des lustres. Et comme toujours, ce qui est précisément nié (et c’est le but de la chose), ce sont toutes les violences du néolibéralisme, le racisme structurel, les inégalités cultivées délibérément, la fabrication du précariat, les empêchements bureaucratiques et policiers réservées aux classes subalternes. Bref, on nage en plein régime post-politique (la dépolitisation, la des-historicisation).

Tout cela (ce que ce petit con appelle « des excuses »), doit être balayé devant la défaillance de la responsabilité de ces parents, les géniteurs irresponsables des adolescents ingouvernables.

On croit rêver tellement c’est limpide. Mention spéciale pour la dénonciation de « l’individualisme » de ces jeunes, pour ne pas dire leur égoïsme (coupable évidemment). C’est extraordinaire de dénoncer précisément le caractère propre de cet homme qu’a modelé l’anthropologie néolibérale depuis des décennies.

J’ai tout de suite pensé à mes amis Foucaldiens (avec lesquels je ne suis pas toujours d’accord mais là, faut admettre que leurs grilles d’analyse s’imposent) : la biopolitique néolibérale (la gouvernance disciplinaire, la manière dont l’État déploie son empire au sein même des intimités, la famille comme objet politique, etc.) exposée au grand jour, sans fioriture. Si Foucault était encore de ce monde, il ajouterait une chapitre exprès pour commenter point par point ce discours à son séminaire.

Bon. Pour les adeptes des « bascules et des tournants » (petit pique à F. Lordon), nul doute que ce discours est à marquer d’une pierre blanche.

Alors quelles seront les réactions ?

À gauche on s’indignera, certains tomberont des nues – comme si le discours sortait de nulle part, alors qu’il ne fait que rendre explicite ce qui structure la gouvernance néolibérale.

Mais surtout, ce discours va prendre. Il va prendre en masse. La plupart des gens tomberont d’accord avec lui : parce que c’est la faute des parents (racisés, musulmans, subalternes), comme chacun sait. Parce que, précisément, la plupart des habitants de ce pays (et c’est pas mieux ailleurs) ont parfaitement intégré, et sont même attachés, à cette logique d’assignation de la responsabilité individuelle (et donc de la défaillance “personnelle” par rapport à la norme), et ont accepté aussi cette dépolitisation des relations sociales, séparer l’individu et sa destinée de toute rationalité politique, de toute analyse structurelle.

ON Y VA TOUT DROIT, et AU GALOP.

2. Une guerre (post-)raciale

Concernant le discours de Gabriel Attal aujourd’hui : en fait, il ne s’agit pas d’une « guerre contre la jeunesse de ce pays ». Croire cela, c’est d’une certaine manière gober une partie (même de manière critique) du grand récit gouvernemental.

Mais d’un nouvel épisode de la guerre menée par l’État contre les habitants des zones précarisées, les “quartiers” ou les “banlieues” comme on dit, et très directement contre les personnes dont la couleur de peau et la (souvent supposée) religion les excluent de ce qu’on appelle la “whiteness” (pour parler comme les militants des racial studies), de la “blancheur” ou de la “blanchitude” si vous préférez. On peut être noir de peau, et même être né dans ces quartiers, mais faire totalement partie de la whiteness (être ministre de l’éducation ou le footballeur le mieux payé au monde).

Ce qui est frappant dans ce discours et les critères de stigmatisation qui en effleurent à chaque phrase, c’est qu’il se garde bien d’employer une seule fois le mot “race” (mais il ne peut s’empêcher d’évoquer le danger de l’entrisme de l’Islam dans les établissements scolaires, la menace préférée de toutes les droites européennes). On est typiquement dans un récit post-racial, au sens de David Théo Goldberg ou Ghassan Hage, c’est-un discours qui prétend tenir pour acquis non seulement l’effacement de la race dans les institutions publiques, mais qui considère aussi que cet effacement a fait disparaître, comme par magie, le racisme en général. On parle aussi de “colorblindness” (cécité à la couleur »). Évidemment, tout cela est d’une énorme hypocrisie – mais, plus fondamentalement, ce discours hypocrite permet justement de rendre acceptable le racisme institutionnel aussi bien que le racisme ordinaire en se cachant derrière des soi-disant statistiques, des soi-disant “études”. J’y reviendrais car c’est important ce recours aux “sciences”.

Les suprématistes blancs, eux, n’ont pas ces scrupules verbaux. Et quand ils parlent de “whiteness”, ils indiquent très littéralement la couleur de la peau (et donc excluent le ministre de l’éducation ou le footballeur le mieux payé au monde des populations qui doivent être sauvées). Au final, pas sûr que ça fasse une énorme différence : les effets des politiques raciales seront à juste titre vécues comme des manifestations de racisme (bureaucratique ou policier) par les gens qui en seront les victimes : suspectes “statistiquement” avant d’avoir descendu leur cage d’escalier.

Des populations (fabriquées statistiquement) encore plus empêchées, embarrassées, entravées – précisément pour permettre aux populations les plus aisées de circuler encore plus librement, de mener une vie encore plus sécurisée, plus fluide, plus apaisée : car, ne nous cachons non plus cette articulation – cette guerre quotidienne est censée garantir la paix des ménages aisés. Tout comme la précarisation d’une masse de plus en plus considérable de gens est le prix à payer pour soutenir la prospérité d’une part de plus en plus réduite de la population. C’est la même articulation. La stigmatisation, la dégradation et la dégradation des uns conditionnent le maintien des privilèges des autres. Une autre forme de la guerre généralisée menée par les États Européens contre la menace qu’incarnent les racisés, a fortiori s’ils sont musulmans, qui se traduit ici dans nos quartiers, et partout en Europe, jusqu’à ses périphéries, dans les camps d’internement (pour ne pas dire pire) qu’on réserve aux migrants.

3. La subordination des sciences au pouvoir

Dernier point, et pas des moindres à mon avis, concernant le discours de Gabriel Attal sur la restauration de l’autorité sur « les jeunes déviants » (corrigez plutôt en : « sur les arabes, les blacks et les musulmans des zones précarisées »).

Le recours à « l’expertise scientifique ». En effet, au milieu de son laïus, il lâche un remarquable « comme presque toutes les études l’ont montré ».. J’ai failli m’étrangler en entendant cette formule. Et surtout ce qu’il en déduit. (le “presque” mériterait à lui seul tout un développement).

C’est un trait assez récurrent des gouvernances désormais, de faire appel à « des études ». Oui il y a des psychologues, et des psycho-sociologues, et même des sociologues (Bourdieu se retournerait dans sa tombe) qui vendent leur âme au diable, c’est-à-dire répondent à des commandes de l’État (car il faut bien vivre n’est-ce pas, et se plaignent un peu quand même quand leurs “études” sont caviardées, ou censurées, ou ignorées). Mais aussi bien entendu des cabinets d’études, des think tank, des « laboratoires d’idées, des McKinsey, qui vous transformeront tous ces braves habitants en statistiques, tableaux et graphiques lumineux (et qui se plaignent beaucoup plus rarement par contre

Tous ces braves cerveaux cogitent (pas très longtemps et avec très peu d’intensité faut admettre, même si certains se font payer très cher le service rendu) pour servir la soupe (pseudo-)scientifique dont a besoin le pouvoir pour “objectiver” (et naturaliser) ces saloperies (racistes).

D’un point de vue scientifique, ce « presque toutes les études ont montré que » me fait irrésistiblement penser au « ils disent » de Donald Trump (« ils disent que les vents venus du Pacifique apportent jusqu’aux rivages purs des États-Unis les miasmes produits par ces milliards de Chinois toxiques », ou : « ils disent que le bruit des éoliennes provoque le cancer”‘ (si et re-sic). C’est à peu près de cet acabit. Mais peu importe.

Ce qui est important, c’est cette relation du pouvoir aux sciences (et au savoir de manière plus générale). Car en vérité, le pouvoir produit son propre savoir (en finançant telle ou telle recherche et en coupant les subsides à telle ou telle autre : demandez aux facultés de sciences humaines ou « social et critical studies » ce qu’elles en pensent).

Et ce faisant, il s’accapare la science, tant qu’elle lui convient, la fait sienne, et la rend positivement INOFFENSIVE. Il la dépolitise, en annulant sa portée critique, et la re-politise, comme outil subordonné à la propagande (inutile de préciser que, pour le pouvoir, ce qui importe n’est pas d’apprendre quelque chose de nouveau – il existe des services de renseignement pour ça – mais d’orienter la recherche, ou plutôt la désorienter, vers le récit dont lui, le pouvoir, a besoin, aussi irrationnel soit-il)

4. Une certaine coloration fasciste ?

Je me rends compte que j’ai un peu cédé (dans un élan rhétorique dont habituellement j’essaie de me garder) à cette tendance à qualifier de fasciste tout et n’importe quoi.

Je pensais au discours sur la restauration de l’autorité de Attal aujourd’hui. Sans doute n’est-il pas en soi fasciste (il est assez typique du discours conservateur et réactionnaire – on l’entend déjà au XIXème siècle ou par exemple dans ce texte extraordinaire (et abominable) qu’était The Negro Family: The Case For National Action de Daniel Patrick Moynihan (en 1965, connu comme le Moynihan Report) – dont je parlerai un de ces jours.
Mais la référence réitérée, insistante, permanente, pas seulement dans ce discours, mais quasiment à chaque fois qu’un membre du gouvernement prend la parole à la “cohésion nationale” supposément menacée (fantasmée comme telle en tous cas), colore d’un je ne sais quoi de fasciste la propagande ministérielle. Bon. Reconnaissons qu’il ne suffit pas d’être nationaliste pour être fasciste, loin de là (et, mon dieu, on va s’en farcir de la référence à la glorieuse nation avec les JO qui arrivent)

De même les politiques racistes d’internement et de refoulement des migrants et réfugiés ne relèvent pas spécifiquement du fascisme – ou alors il faudrait qualifier de fascistes la quasi-totalité des pays occidentaux (et même la plupart des autres pays). Les démocraties en sont les instigatrices après tout.

Comme je m’intéresse de près à ce qui se passe en Italie, et notamment aux “expérimentations” du gouvernement Meloni (laquelle, pour le coup, assume une influence fasciste explicite dans la mesure où elle peut se le permettre dans le débat public), il me semble que l’élément décisif qui n’a pas encore été “explicitement” verbalisé par le gouvernement français, c’est la fameuse question de la “natalité” – ou plutôt la crise de la natalité sous-entendu “nationale” – c’est-à-dire la reproduction de la nation (sous-entendu, les blancs pour ce qui est de l’Italie). Ce pas a été franchi depuis un bout de temps dans la plupart des pays des Balkans, de la Serbie à la Bulgarie. Il se manifeste par l’obsession du contrôle des forces reproductrices, c’est-à-dire de la sexualité, et, bien évidemment, avant tout du corps des femmes. Ces biopolitiques de la natalité obsèdent littéralement les fascistes, parce que c’est précisément le cœur de la doctrine : gouverner les corps, assujettir les individus à la nation, le fantasme d’une nation qui “fait corps”, une conversion quasiment biologique et spirituelle de tous les corps et les esprits à l’idéal national.
(le fascisme d’ailleurs, ne se conjugue pas forcément avec le racisme, même si le projet totalitaire finit toujours par adopter au moins des mesures de ségrégation, voire pire – Mussolini a attendu 1937 pour promulguer une loi criminalisant le mariage et le concubinage entre Italiens et “sujets” des colonies africaines et 1938 pour déclamer ses “lois raciales” (visant les juifs évidemment, mais aussi d’autres communautés)

Et je me demande : est-ce que ce gouvernement, ou le prochain gouvernement Macron, franchira ce pas, des politiques natalistes nationales ? Peut-être pas.

Nul doute par contre que si le RN arrive au pouvoir, par contre, il s’empressera d’aller sur ce terrain.


Publié le 17.04.2024 à 20:30

“un moment de réaction passagère” (du racisme dans les sociétés post-raciales)

Un exemple flagrant de la manière dont est considéré le racisme dans une société “post-raciale” – au sens de David Theo Goldberg.

Article publié dans l’excellent magazine Afrofeminas :

La Audiencia de Cantabria no considera delito de odio llamar a una mujer negra «Gentuza», «negra de mierda» o «sudaca de mierda»

(traduction Deepl d’un extrait de l’article 🙂

***

“Incroyablement, pour le tribunal, des expressions telles que “Gentuza, va contaminer ton putain de pays, espèce de merde noire, tu tues la faim en Espagne” sont des expressions qui “sont occasionnelles, dans un moment de réaction passagère, et ne constituent donc pas le comportement criminel qui fait l’objet des poursuites”. Mais pour mieux se moquer de la victime, le tribunal a déclaré que cela “ne signifie pas que le comportement consistant à manquer de respect à une autre personne, à l’humilier en raison de la couleur de sa peau ou de son origine, doit rester impuni, car il est clair que la victime s’est sentie insultée, humiliée et offensée”. Par conséquent, en raison de ces conclusions surréalistes, “si l’on élimine l’intention de discrimination et de haine du comportement des accusés, ce qui rend le crime de haine inopérant, il est clair que le comportement poursuivi devrait être inclus dans le crime d’insulte”. En d’autres termes, si l’on élimine le crime, il n’y a pas de crime.

“En résumé, ce qui est puni dans ces crimes de haine n’est pas la simple manifestation d’une insulte qui porte atteinte à la dignité d’une personne, mais plutôt qu’elle soit faite d’une manière qui incorpore une provocation à la haine, à la discrimination ou à la violence ; et pour évaluer la concomitance de tout cela, il est nécessaire de procéder à une analyse contextuelle qui, dans le cas présent, ne nous permet pas d’en identifier l’existence”, conclut le jugement.”

***

Je vous renvoie aux remarques que j’avais faite sur mon blog sur le “régime post-racial” (dans lequel nous sommes évidemment immergés) développé notamment par David Theo Goldberg :

“Ce colorblindness, cette cécité vis-à-vis de la couleur, a permis paradoxalement (en apparence) de “décomplexer”, comme disait Sarkozy, qui avait très bien compris ce qui était en jeu ici, la parole et l’expression raciste. Les réseaux sociaux, mais aussi les médias de masse, débordent de propos qu’on aurait condamnés sans hésitation, même dans les milieux conservateurs, dans les années 80 et 90. Mais cela ne saurait faire débat dans la mesure où, ayant pris soin de rendre innommable toute référence raciale, et donc les “racisés” en tant que groupe (discriminé, violenté, victime d’injustices économiques, sociales, environnementales, etc.), ces manifestations de racisme explicites ne peuvent être que des phénomènes individuels, de « bad apples », comme disent les Anglais. Des exceptions. Dont les auteurs ne risquent pas grand-chose. Rien de structurel.”

Comme le dit l’attendu du jugement du tribunal de Cantabrie, rapporté par le magazine Afrofeminas, ces insultes ne sont qu’ “occasionnelles, (proférées) dans un moment de réaction passagère, etc.. Même pas “the bad apple”, mais un excès de manifestation émotionnel sans signification particulière – et surtout pas la manifestation d’un racisme institutionnel ou structurel évidemment !

Mais le pire dans cet attendu, selon moi, c’est cette manière de “naturaliser” la réaction de la victime : “il est clair que la victime s’est sentie insultée, humiliée et offensée”. Elle s’est sentie humiliée – elle n’a pas été humiliée. Vous percevez l’immense différence ? Autrement dit, ce n’est pas une affaire politique, mais juste une affaire de “sentiment”, d’affects privés, intimes. Au point qu’on pourrait se demander si le ressenti de la victime n’est pas lui-même “exagéré”. C’était sans doute à elle de conserver son “self-control”, de ne pas en faire tant de cas, de ne pas laisser les émotions l’emporter, de ne pas répondre.

Autre question qui brûle les lèvres : Et si la “victime” avait été un homme ? Est-ce que le fait que ce soit une femme, dans l’esprit des juges, ne joue pas en faveur d’une interprétation en terme de “sentimentalité”, d’excès émotionnel ? (car comme chacun croit savoir, les femmes, à commencer par les femmes noires n’est-ce pas… etc etc..)

Ainsi va le monde dans le régime post-racial néolibéral. Il ne va pas mieux qu’autrefois, société prétendument post-raciale ou pas.


Publié le 17.04.2024 à 20:26

Petites expérimentations avec la démocratie (Italie)

Meloni et ses amis s’efforcent à petite touches, de manière pour ainsi dire exploratoire, de remettre au goût du jour des lois qui permettent de raffermir leur pouvoir, de brider la liberté d’expression, et de faire taire les oppositions (en les criminalisant).

Vous avez peut-être suivi ses projets de réforme de la constitution (qui sont une spécialité italienne, rarement suivie d’effets du reste), par exemple celui assurant au Parti arrivé en tête aux législatives (quel que soit son score !! ???? ) d’obtenir 55% des sièges à l’Assemblée (Les Macronistes en rêvent, le RN aussi cela dit : certes nous disposons du 49.3, une bien géniale invention, mais c’est pas très populaire paraît-il). La gouvernabilité n’a pas de prix hein !

Cette-fois ci, c’est un projet qui vise à augmenter la durée des peines d’emprisonnement contre les journalistes considérés comme ayant commis un délit de diffamation.

“Les amendements de Berrino au projet de loi sur la diffamation – initialement signé par Alberto Balboni – prévoient une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans et une amende pouvant aller jusqu’à 120 000 euros en cas de “comportement répété et coordonné” de diffusion de fausses nouvelles. L’amendement ajoute un paragraphe au projet de loi Balboni, qui punit la “diffusion de fausses nouvelles par voie de presse”. Il prévoit également la peine accessoire d’interdiction d’exercer la profession de journaliste pour une période de trois mois à trois ans. “Quiconque, par un comportement répété et coordonné, visant à porter gravement atteinte à la réputation d’autrui, attribue à quelqu’un, par voie de presse ou d’autres produits éditoriaux enregistrés visés à l’article 1er, paragraphe 2, des faits qu’il sait même partiellement faux, est puni, si le fait se produit, d’une peine d’emprisonnement d’un à trois ans et d’une amende de 50 000 à 120 000 euros”. En outre, “lorsque le comportement visé au premier alinéa consiste à imputer à une personne que l’on sait innocente des faits constitutifs d’un délit, la peine est augmentée d’un tiers à la moitié”. La peine peut donc aller jusqu’à quatre ans.”

Pour le moment, cela relève plus du test que de la réalité – la démocratie italienne a des ressources qui n’ont pas encore été trop massacrées comme c’est le cas en Hongrie par exemple (un des modèles flagrants de Meloni). Mais, si les institutions européennes et la cour constitutionnelle alertent sur le caractère anti-démocratique de cette loi, je suis persuadé que les droites européennes (qu’on ne distingue plus qu’avec peine des extrêmes droites) observent avec attention ces expériences qui visent l’instauration d’un régime intermédiaire entre la “démocratie à peu près pluraliste” et ces régimes qu’on qualifiera au choix (je vous le laisse) de “démocratie illibérale”, “autoritarisme majoritaire”, “autocratie électorale” (à la Orban, Poutine, Erdogan, avec toutes les nuances qui s’imposent).

https://www.ilfattoquotidiano.it/2024/04/11/diffamazione-carcere-giornalisti-destra-accelera-rivolta-ordine-fnsi-pulsioni-autoritarie-pd-m5s-deriva-pericolosa/7509775/

à lire aussi :

https://fr.boell.org/fr/2023/10/20/un-de-gouvernement-meloni-un-bilan

Meloni a eu aussi la brillante idée d’instaurer un test psychologique (??) pour les juges et les procureurs – lesquels, comme chacun sait, sont un poil trop à gauche (et tendent à faire obstacle aux politiques migratoires gouvernementales par exemple), et donc ne disposent probablement pas de toutes les dispositions cognitives requises.

https://www.lto.de/recht/justiz/j/italien-justiz-psychotest-meloni-rechtsstaat-psyche-test-richter-staatsanwaltschaft/

Concernant les “accusations de diffamation”, voir le message précédent, on ne peut s’empêcher de penser à cet apisode réczent, où Meloni assigne carrément elle-même en justice l’historien Luciano Canfora (qui aurait qualifié il y a deux ans Meloni de “néo-nazi dans l’âme”…

https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/giorgia-meloni-assigne-lhistorien-luciano-canfora-en-justice-pour-diffamation-une-aberration-20240409_Z5SG4XVWAVEI5F6DLKQOYRDGPE/

Un des points de tension j’allais dire : “consubstantiel” à toute “démocratie pluraliste”, c’est celui entre l’indépendance de la justice et la tentation de se doter d’un appareil judiciaire favorable au pouvoir en place. Il y a en gros deux manières de remettre en cause l’indépendance des juges et des procureurs : 1. intervenir dans les procédures de nomination (voir les nommer tout simplement) 2. promulguer des lois (que les juges sont censés appliquer).
On sent bien, rien qu’en énonçant ces deux principes à quel point l’indépendance de la justice a tout d’un mythe, ou, du moins, qu’elle est toujours intrinsèquement menacée : 1. pour éviter que tous les juges adhèrent à la même “tendance politique”, il faut d’abord qu’il existe une véritable alternance politique “au pouvoir” – et pas seulement pendant les campagnes électorales : un parti qui gagnerait les élections depuis des décennies finirait logiquement par disposer d’une institution judiciaire entièrement à son service. 2. Les lois sont très majoritairement vouées à défendre avant tout les intérêts des propriétaires et consacrer les états de force (et de domination) actuels et passés, à commencer par la propriété. C’est évidemment encore plus flagrant de nos jours en France, où l’État ne se distingue guère d’un instrument monstrueux au service des intérêts des classes dominantes.

Bref : les démocraties, même celles qui semblent a priori les plus solides, sont vulnérables dans la mesure où le vers est dans le fruit : elles sont toujours à construire contre des menaces non pas tant “extérieures”, qu'”intérieures” (à quoi bon le pluralisme si c’est toujours les mêmes qui gagnent au final ?). Un gouvernement qui traduirait par exemple “à la lettre” le pluralisme politique en matière de nomination des juges, risquerait de se tirer une balle dans le pied.

(NB : c’est très important de suivre ce qui se passe chez nos voisins les plus proches, notamment en Italie, mais aussi en Grande-Bretagne… On y va tout droit – et on me dit dans l’oreillette qu’il n’y même pas besoin d’élire Marine Le pen pour y aller : le brave peuple de France n’y voit pas d’inconvénients – à quelques gauchistes près évidemment)

Addendum ! (ça n’arrête pas du côté de Meloni en ce moment)

Dans la série, les expérimentations néofascistes de Méloni (énième épisode) voici :

huffingtonpost.fr/internationa

Les fascistes sont obsédés par les bio(necro-)politiques de la natalité, le ventre des femmes, la reproduction du cheptel blanc. Autoriser (c’est-à-dire INVITER) les militants anti-IVG à entrer dans les cliniques, c’est juste… terrifiant.


Publié le 30.03.2024 à 11:01

Mélancolie techno-animiste à l’ère nucléaire

En lisant le livre bouleversant d’Anne Allison, Beign Dead Otherwise, sur le devenir incertain des morts dans le Japon contemporain (et des vivants qui les pensent, et qui pensent à leur propre mort), je tombe sur la référence qu’elle donne d’un article du chercheur Grant June Otsuki, dans lequel il relate une performance à laquelle il a assistée. L’artiste s’appelle Oriza Hirata, un dramaturge qui met en scène ce qu’il appelle des contemporary colloquial theater, ou, comme les critiques le disent de lui, des quiet drama (dans lesquels il recrée des situations “colloquiales” de la vie quotidienne, “avec des phrases sont dites si doucement qu’elles sont parfois à peine entendues, de multiples conversations se passent simultanément et des acteurs qui tournent le dos au public”, comme le dit l’auteur de l’article sur Wikipedia. Certains textes d’Oriza Hirata ont été traduits aux éditions Les Solitaires Intempestifs et un autre volume à l’Arche).

 

Grant Jun Otsuki (2019) : « Frame, Game, and Circuit: Truth and the Human in Japanese Human-machine Interface Research », Ethnos, DOI: 10.1080/00141844.2019.1686047

Au début de l’année 2012, j’étais assis dans une salle obscure d’un campus universitaire de l’ouest du Japon et je regardais un robot humanoïde assis sur scène sous un faible projecteur. Un homme agenouillé à côté d’elle lui adressa une requête : il lui demanda de s’asseoir sur une plage de la ville de Futaba, à six kilomètres à peine de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Aucun être humain n’est autorisé à pénétrer aussi loin dans la zone irradiée. Elle y ferait face à la mer et lirait des poèmes pour réconforter ceux qui ont été emportés par les catastrophes du 11 mars 2011. L’homme s’est levé et lui a demandé « Allez-vous faire cela pour nous ? » Après un moment, elle répondit finalement : « Oui, si je peux encore être utile. Cela me ferait plaisir ». Lorsque les lumières se sont éteintes, le petit public a applaudi à tout rompre. J’ai imaginé une jeune femme seule sur une plage abandonnée, ses mots maintenant le lien entre les vivants et les morts. Je la voyais entourée de débris sableux, sur fond de maisons abandonnées à la hâte par des gens incapables de supporter les polluants invisibles qu’elle tolère si aisément.

La réponse du robot souligne le potentiel d’une machine à reconnecter un pays fracturé par des technologies qui furent autrefois les emblèmes du progrès moderne. Les centrales nucléaires en ruine et les premiers robots qui n’ont pas réussi à les surveiller ont été très présents dans l’esprit du dramaturge Oriza Hirata, ce qui l’a incité à ajouter cette scène à sa pièce de théâtre robotique, “Sayo-nara”, pour cette première représentation après le 3.11. Lors de la discussion qui suivait la représentation, il expliquait que la pièce avait pour but de montrer que les robots pouvaient faire plus qu’essayer de gérer les effets matériels de la catastrophe. Ils pourraient simplement lire des poèmes pour les morts dans un endroit où les humains ne peuvent plus aller.


Publié le 24.03.2024 à 11:56

Culpabilité collective : la généalogie funeste de Ahn

Je voudrais ici partager quelques réflexions sur la notion de “culpabilité et punition collectives”, et proposer en lecture un récit admirable de l’anthropologue Heonik Kwon, d’un épisode qui permet de prendre la mesure de la logique radicale (et qui confine à l’absurde) qui sous-tend l’extension de la culpabilité au-delà des “acteurs” (plus ou moins) coupables des faits qu’on leur reproche.

Avant de présenter ce texte d’Heonik Kwon, il est important de dire quelques mots sur ce thème de « culpabilité collective », d’en rappeler l’extension, la diversité et l’actualité. Je m’appuierai notamment sur la lecture de l’ouvrage très important de Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020), dans lequel l’historienne américaine analyse la manière dont les historiens britanniques, durant la période impériale et postcoloniale, ont non seulement interprété les événements politiques majeurs de leur époque, mais les ont aussi rendu sinon possibles, du moins “pensables”, “justifiables”, et somme toute “tolérables” pour la conscience libérale.

Nous avons tous en tête cette scène où, suite à un méfait commis par un élève dans une salle de cours, c’est tout la classe qui se trouve punie – à défaut que le coupable ait pu être identifié. Bien souvent, d’autres épisodes sont attachés à cette scène (« primordiale », si l’on peut dire) : la dénonciation (secrète ou publique, anonyme ou assumée), le sentiment d’injustice (pourquoi devrais-je être puni pour un crime que je n’ai pas commis ?), le sens de l’honneur (je ne dénoncerais pas un.e camarade, etc.). Se jouent déjà ici, à l’échelle réduite d’une salle de classe, quelques déclinaisons des états de conscience relatifs à cette dénonciation collective, à commencer par la menace qu’elle fait peser sur la cohésion des groupes, les liens sociaux, affectifs, communautaires, et, au niveau personnel, les dilemmes posés à la conscience. La perspective du représentant de l’autorité qui décrète la « culpabilité collective » repose sur le pouvoir dont il dispose : celui de tracer la limite entre le bien et le mal, le coupable et l’innocent.

Vous n’aurez aucune peine à transposer cette situation à l’échelle du pouvoir dont dispose un État, à travers sa police ou sa bureaucratie, a fortiori dans le cas d’une armée en temps de guerre et imaginer l’extension possible de la « culpabilité collective ». On s’indigne parfois que des pays en guerre s’en prennent aux populations civiles – comme s’il était possible de mener une guerre « propre », soigneusement limitée à des objectifs purement militaires : les belligérants contemporains, notamment les puissances occidentales, désignent avec pudeurs les dégâts causés aux populations civiles comme des « dommages collatéraux ». D’autres n’ont pas ce scrupule, car ils ne sont aps dupes sur le fait que la guerre, particulièrement dans le contexte des États-Nations, suppose cette assignation « collective » de culpabilité : distinguer les coupables des innocents, par exemple les dirigeants d’un État de la population qu’ils gouvernent, n’est qu’un jeu de l’esprit. Que soient bafouées de manière quasiment systématique les règles du droit international qui prétendre proscrire le bombardement des villes et des villages et le massacre de civils, ne dit pas seulement que cet idéal d’une guerre éthique est sans fondement réel, mais que la guerre réelle repose, à quelques rares exceptions près, sur cette assignation collective de culpabilité : l’ennemi, c’est l’État tout entier, ses représentants comme les individus gouvernés (ou les habitants d’un territoire réduits à leur identité nationale : la logique nationaliste prend ici le pas sur les autres affiliations possibles, idéologiques ou communautaires. Le seul fait de se trouver là, maintenant, au mauvais endroit, suffit à vous assigner le statut d’ennemi). L’apocalypse atomique d’Hiroshima et Nagasaki, pas plus les bombardements de Dresde, Londres, Gaza, ou les nappes de napalm larguées au Vietnam ou en Corée, ne font de différence entre les personnes qui en sont victimes. Leur sympathie ou leur antipathie envers leurs gouvernants, leur degré d’adhésion à la cause qui leur vaut ce déferlement d’horreur, n’entre pas en ligne de compte. Churchil assumera à sa manière habituelle les bombardements sur l’Allemagne de 1945, avec le cynisme et la mégalomanie qu’on lui connaît (je cite Priya Satia) :

Arthur Harris applied his experiences bombing Iraq and the Indian frontier as head of Bomber Command—he was the man behind the firestorms of Hamburg and Dresden that killed half a million people. Churchill was prime minister and, under Harris’s influence, warded off pangs of conscience about bombing Germany with faith in the higher poetic justice that « those who have loosed these horrors upon mankind will now in their homes and persons feel the shattering stroke of retribution. »

Arthur Harris mit à profit son expérience des bombardements en Irak et sur la frontière indienne en tant que chef du Bomber Command – c’est lui qui est à l’origine des incendies de Hambourg et de Dresde qui ont tué un demi-million de personnes. Churchill était Premier ministre et, sous l’influence de Harris, il écartera les remords de conscience liés aux bombardements sur l’Allemagne en invoquant la justice poétique supérieure selon laquelle « ceux qui ont lâché ces horreurs sur l’humanité vont maintenant ressentir dans leurs foyers et leurs personnes le choc du châtiment ».

Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)

Priya Satia décortique dans le chapitre 4 (« Redemption of progress ») les récits qui permettent aux Britanniques de justifier (ou de rendre tolérables intellectuellement et moralement) les bombardements sur la Mésopotamie Irakienne entre les deux guerres mondiales. La « punition collective » constitue, ici comme ailleurs, dans les territoires coloniaux, une étape regrettable mais nécessaire de l’œuvre civilisatrice des colonisateurs : la finalité du bombardement est pédagogique, la terreur n’est qu’un jalon vers la pacification.

But these hopes apart, in that moment, the “pacification” of Iraq was proving horrifically costly in Iraqi lives—a hundred casualties were not unusual in a single operation, besides those lost to starvation and the burning of villages. Witness this 1924 report by Arthur Harris, a squadron officer in Iraq : “The Arab and Kurd… now know what real bombing means, in casualties and damage ; they now know that within 45 minutes a full sized village… can be practically wiped out and a third of its inhabitants killed or injured by four or five machines which offer them no real target, no opportunity for glory as warriors, no effective means of escape.” Whether attacking British communications, refusing to pay taxes at crushing rates, or harboring rebels, many tribes and villages were being bombed into submission.

Mais ces espoirs mis à part, à ce moment-là, la “pacification” de l’Irak s’avérait horriblement coûteuse en vies irakiennes – il n’était pas rare qu’une opération fasse une centaine de victimes, sans compter celles dues à la famine et à l’incendie des villages. En témoigne ce rapport de 1924 d’Arthur Harris, officier d’escadron en Irak : « Les Arabes et les Kurdes… savent maintenant ce que signifie un vrai bombardement, en termes de pertes et de dégâts ; ils savent maintenant qu’en 45 minutes, un village de taille normale… peut être pratiquement anéanti et un tiers de ses habitants tués ou blessés par quatre ou cinq machines qui ne leur offrent aucune cible réelle, aucune occasion de se glorifier en tant que guerriers, aucun moyen efficace de s’échapper. » Qu’il s’agisse d’attaquer les communications britanniques, de refuser de payer les impôts à des taux écrasants ou d’héberger des rebelles, de nombreuses tribus et de nombreux villages sont bombardés jusqu’à ce qu’ils se soumettent.

Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)

Ce récit s’appuie, comme le montre Priya Satia, sur une mythologie du « monde arabe » complexe, qui tient à la fois d’une lecture héroïque de l’histoire et du romantisme post-Byronien réactivé notamment par un Lawrence d’Arabie. On notera que ce qui justifie en dernier ressort ici la punition collective qu’est le bombardement, c’est le fantasme selon lequel les « arabes » eux-mêmes ne font aucune distinction sentimentale entre les combattants et les non-combattants.

Arnold Wilson echoed that Iraqis were used to constant warfare, expected harsh justice, had no patience with sentimental distinctions between combatants and noncombatants, and viewed air action as “legitimate and proper.” Having served as chief of the Air Staff during the establishment of air control, Hugh Trenchard assured Parliament in 1930, “The natives of a lot of these tribes love fighting for fighting’s sake… They have no objection to being killed.” In this view, it would be a cultural offense not to bomb them. The British were certain that Bedouin retained their dignity under bombardment and did not need the condescension of pity. They possessed the “gallant humanity which thrills us in the pages of Homer,” explained Glubb.

Arnold Wilson rappelait que les Irakiens étaient habitués à une guerre constante, qu’ils attendaient une justice sévère, qu’ils n’avaient aucune patience pour les distinctions sentimentales entre combattants et non-combattants et qu’ils considéraient l’action aérienne comme « légitime et appropriée ». Après avoir été chef de l’état-major de l’armée de l’air lors de la mise en place du contrôle aérien, Hugh Trenchard assure au Parlement, en 1930, que « les indigènes d’un grand nombre de ces tribus aiment se battre pour se battre… Ils n’ont aucune objection à être tués ». De ce point de vue, ne pas les bombarder serait une offense culturelle. Les Britanniques sont convaincus que les Bédouins conservent leur dignité sous les bombardements et n’ont pas besoin de la condescendance de la pitié. Ils possédaient la « vaillante humanité qui nous fait vibrer dans les pages d’Homère », explique Glubb

Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)

La menace que représentent les populations ennemies s’étend, selon cette logique, au-delà des rebelles avérés. La culpabilité est contagieuse et se répand à travers les générations : les enfants sont de futurs rebelles, et les mères conçoivent et élèvent des menaces à venir. L’ironie sinistre de ces punitions collectives, c’est qu’elles fonctionnent comme des prophéties auto-réalisatrices : les générations qui ont grandi sous la terreur et les bombardements risquent fort de s’en souvenir et de prendre les armes à l’avenir.

Cette indistinction dans la définition de l’ennemi nous indigne précisément dans la mesure où nous ne sommes jamais seulement des individus composant l’État-Nation, mais aussi des personnes (j’emploie ce terme dans son acception morale) ou bien des sujets, doté d’une certaine indépendance d’esprit : nous pouvons être Palestiniens sans pour autant adhérer aux stratégies militaires du Hamas, tout comme il est possible d’être Israélien tout en s’opposant aux politiques menées par le gouvernement en place. Et ce peut être au nom des liens sociaux par lesquels nous nous sentons liés les uns autres, nos affinités communautaires pour ainsi dire, la famille, le voisinage, la lignée, telle ou telle communauté soudée par la tradition, l’amitié, ou le partage de conceptions communes, que nous ne nous reconnaissons pas dans les récits, inévitablement grossiers, par lesquels les belligérants justifient la guerre : « c’est leur guerre, pas la nôtre ». Dans toute guerre, les premières victimes collatérales sont bien ces « communautés », et c’est encore plus flagrant dans les guerres « civiles » qui ponctuent l’histoire.

Ces assignations de culpabilité collective s’avèrent être d’une grande diversité, mais reposent toujours sur la stigmatisation d’une partie de la population, voire d’une population toute entière (indistinctement, dans le cas de la guerre entre nations, comme on vient de le rappeler). Elles reposent invariablement sur des motifs de stigmatisation : la partition de l’Inde en 1947 selon des lignes « religieuses », entre le Pakistan à majorité musulmane et l’Inde à majorité hindoue, suite au départ de l’occupant colonial Britannique, suscitera une véritable catastrophe démographique : probablement plusieurs centaines de milliers de morts, et 12,5 millions de déplacés (le plus grand déplacement de population de l’histoire. La plupart des partitions décrétées par les anciens empires à l’heure des décolonisations, en Asie, au proche et moyen-Orient et en Afrique, qu’elles se réclament de différences ethniques, religieuses, raciales, de classes, liées à l’activité (paysan, intellectuel, etc) ou ou encore idéologiques (et parfois plusieurs motifs en même temps), auront abouti à des catastrophes. Aveuglés par l’idéal de l’État-Nation, les puissances occidentales découpent le monde en ne prêtant quasiment aucune attention aux communautés pré-existantes, ou bien en ayant pris soin durant la colonisation d’attiser la haine au sein de communautés qui vivaient parfois ensemble depuis de longues périodes dans des situations de paix relatives (c’est le cas en Inde ou en Palestine par exemple). Ces guerres civiles postcoloniales qui ont rythmé l’abominable vingtième siècle, auront non seulement fait des centaines de milliers de victimes, mais, pire encore, transformé d’innombrables citoyens en assassins de masse et souvent en délateurs, parfois au sein de leurs propres communautés. Sur ce point, je vous conseille vivement le chapitre 5 de l’ouvrage magistral de l’historienne américaine Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020) ainsi que l’ouvrage collectif édité par Arie M. Dubnov and Laura Robson, Partitions : A Transnational History of Twentieth-Century Territorial Separatism, Stanfort University Press, 2019.

« The modern era is one in which men (and I mean men) increasingly conscious of their own agency as historical actors tried to shape world events according to certain historical scripts, whether as revolutionaries or conquerors or industrialists or settlers. The notions of “progress” that drove the spread of industrial capitalism, imperialism, and nationalism depended on an ability to suppress conscience by recourse to assumptions about race, religion, and culture ; dreams of utopic ends again and again justified horrific means. Modern history has been one of marginalization and uprooting on a massive scale ; split selfhoods are typical—in South Asia, but also in Germany, the Balkans, Cyprus, Palestine/Israel, Ireland, Vietnam, Korea, the United States (including what W. E. B. Du Bois called “double consciousness”), and elsewhere—much of this traceable to colonial rule. These events, however, also crucially reshaped the historical discipline and the imagination behind it in ways that leave open possibilities for alternative ways of acting and being in time. »

« L’ère moderne est celle où les hommes (et je dis bien les “hommes”), de plus en plus conscients de leur propre pouvoir en tant qu’acteurs historiques, ont tenté de façonner les événements mondiaux selon certains scénarios historiques, que ce soit en tant que révolutionnaires, conquérants, industriels ou colons. Les notions de “progrès” qui ont conduit à l’expansion du capitalisme industriel, de l’impérialisme et du nationalisme dépendaient de la capacité à supprimer la conscience en recourant à des hypothèses sur la race, la religion et la culture ; les rêves de fins utopiques justifiaient encore et toujours des moyens horribles. L’histoire moderne est celle d’une marginalisation et d’un déracinement à grande échelle ; le dédoublement des identités est typique – en Asie du Sud, mais aussi en Allemagne, dans les Balkans, à Chypre, en Palestine/Israël, en Irlande, au Vietnam, en Corée, aux États-Unis (y compris ce que W. E. B. Du Bois appelait la « double conscience »), et ailleurs – dont une grande partie peut être attribuée à la domination coloniale. Cependant, ces événements ont également remodelé de manière cruciale la discipline historique et l’imagination qui la sous-tend, de telle sorte que d’autres façons d’agir et d’être dans le temps restent possibles. »

Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)

Aujourd’hui, l’usage systématique et l’extension du concept de “terrorisme” (surtout depuis le 11 septembre 2001) justifie le bombardement de civils au seul prétexte de leur « proximité géographique » avec l’ennemi : le tort des palestiniens bombardés à Gaza, c’est d’habiter là d’où sont partis les missiles du Hamas sur la Palestine – mais, comment pourraient-ils habiter ailleurs qu’à cet endroit, puisqu’ils y sont précisément confinés par l’État Israélien ? Et que c’est en raison de ce confinement, de cette séparation, qu’une partie de la population de Gaza se soulève ?

Rappelons ici cette remarque du grand historien du Proche et Moyen-Orient Rashid Khalidi, méditant sur les blessures jamais guéries de la première guerre mondiale en Arménie, au Kurdistan et en Palestine :

« Par un tour de passe-passe légitimant rendu possible par la souveraineté, les États ne sont jamais décrits comme étant engagés dans le terrorisme, qu’ils tuent des civils innocents en utilisant du phosphore, du gaz toxique, des armes nucléaires ou tout autre moyen de destruction massive. En revanche, des peuples entiers peuvent être condamnés et traités comme des parias, exclus de fait de la communauté humaine et soumis à toute forme de traitement inhumain si l’on parvient à accoler cette étiquette à certains d’entre eux »

By some legitimating sleight of hand made possible by sovereignty, states are never described as engaged in terrorism, whether they are killing innocent civilians by using phosphorus, poison gas, nuclear weapons, or any other means of mass destruction. Meanwhile, entire peoples can be condemned and treated as pariahs, effectively excluded from the human community, and subject to any form of inhuman treatment if this label can be successfully attached to some of them”

Rashid Khalidi, “Unhealed Wounds of World War I : Armenia, Kurdistan, and Palestine”, in Jacqueline Bhabha, Margareta Matache,
and Caroline Elkins (eds), Time for Reparations. A Global Perspective, University of Pennsylvania Press, 2021.

J’en viens maintenant à cet extrait du livre passionnant et bouleversant d’Heonik Kwon, After the Korean War. An Intimate History, Cambridge University Press 2020. La guerre de Corée (1950-1953), épisode tragique d’un siècle au cours duquel la péninsule n’aura guère connu de répit (colonisation japonaise, occupation américaine, succession de régimes dictatoriaux), qui aura coûté la vie à 750 000 militaires et 800 000 civils, et engendré des déplacements de population considérables, piégeant, après l’établissement de la frontière nord-sud, des centaines de milliers d’habitants selon une séparation idéologique radicale, constitue pour Heonik Kwon une « guerre civile mondiale » – s’y conjugue dans une déflagration de violence inouïe un processus de décolonisation et le déploiement d’un conflit typique de la « guerre froide ». Durant le conflit qui oppose les forces communistes soutenues par la Chine au nord et les « libéraux » du sud soutenus par les Américains (et plus tard l’ONU), la frontière ne cesse de se mouvoir, au gré des avancées et des reculs des forces armées, et, avec elle, la pression et la répression des populations civiles. Les habitants d’un même quartier de Séoul se voient successivement sommés de soutenir les puissances du nord, puis celles du sud, et de répondre aux soupçons d’avoir effectivement soutenu tel ou tel parti durant l’occupation. La violence qui s’exercera durant le conflit, mais aussi après l’armistice, sur les civils ballottés d’un côté ou de l’autre de la frontière idéologique, se traduit aussi bien par des mesures d’empêchements, de harcèlements de la part des autorités en place, que par des exécutions massives. L’ouvrage d’Heonik Kwon porte précisément sur les séquelles de ces violences sur les communautés liées par des relations de parenté, perpétrées par l’État au nom d’une politique de culpabilisation collective, qui prend pour cible ce qu’on pourrait appeler la « civilité », superposant aux affinités « traditionnelles » (le village, la famille, les ancêtres, etc.) une conception abstraite de citoyenneté politique, d’une « fraternité » idéologique nationaliste.

Le texte ci-dessous évoque un épisode tardif de cette histoire sinistre : l’arrestation et l’interrogatoire mené par des agents de la sécurité de l’État d’un riziculteur sommé de « compléter son arbre généalogique ». Ici, de manière presque emblématique se trouve exposé la logique à l’œuvre dans l’assignation de la « culpabilité collective ».

“Généalogie d’une famille bicolore

En novembre 1978, l’aîné des descendants de la lignée Anh, dans un village au nord d’Andong, dans la province septentrionale de Kyungsang, fit une rencontre inoubliable avec l’histoire de sa lignée. Arrêté chez lui la veille au soir, Anh avait été conduit dans la salle d’interrogatoire du sous-sol de ce qu’il découvrit plus tard être le bureau de l’agence de sécurité de l’État de la province.

Dans cette salle, le riziculteur, alors âgé de 45 ans, fut placé face à un grand dessin accroché au mur. Tremblant de peur, Anh se rendit compte que le dessin représentait un tableau généalogique familial. Le dessin énumérait un certain nombre de noms qui se ramifient de gauche à droite, reliés par un ensemble de lignes horizontales et verticales qui s’étendent progressivement. En tant que descendant le plus âgé de sa lignée, Anh conservait chez lui une collection de documents comportant des dessins généalogiques similaires. Il fallut cependant du temps à Anh pour réaliser que les deux douzaines de noms inscrits sur le papier accroché au mur étaient ceux de sa famille. Ce n’est que bien plus tard qu’il remarqua également que les noms étaient écrits en deux couleurs différentes – la plupart en noir et quelques-uns en rouge vif. Finalement, Anh reconnut les noms rouges introduits au centre du tableau généalogique comme étant ceux de ses deux oncles paternels, qui avaient été des membres importants du mouvement communiste coréen pendant l’ère coloniale.

Au cours des cinq jours suivants, Anh était censé aider ses interrogateurs à mettre de l’ordre dans l’histoire généalogique de sa famille. Ce que les enquêteurs attendaient de lui n’était pas clair pour Anh au départ. On répétait à Anh qu’il devait dire honnêtement et sans rien cacher tout ce qu’il savait sur le passé et le présent de sa famille, et ce dans les moindres détails. Cependant, il ne savait pas ce qu’il pouvait faire pour répondre à cette demande, car les interrogateurs ne lui disaient pas ce qu’ils recherchaient dans l’histoire de sa famille. Il recevait des coups, parfois sévères, chaque fois qu’il ne racontait pas « tout ». Après chaque coup, on lui ordonnait de regarder à nouveau et d’examiner le dessin sur le mur. Au fur et à mesure que les heures passaient dans cette affreuse pièce du sous-sol, les choses commençaient à devenir plus claires pour lui. Il a lentement commencé à comprendre ce que ses interrogateurs attendaient de lui, ce que le dessin sur le mur signifiait pour lui et pourquoi il avait été amené dans la pièce en premier lieu : son travail consistait à expliquer la relation entre les deux noms de couleur rouge et les lignes généalogiques présentées sur le dessin.

L’objectif de l’interrogatoire était de superposer une structure de liens politiques et idéologiques à la structure des liens de sang représentée sur le dessin mural. Il s’agissait d’établir un réseau de relations politiques de collaboration entre, d’une part, les noms de couleur rouge figurant sur le tableau et, d’autre part, les autres noms, qui étaient reliés aux noms de couleur rouge par des lignes indiquant des liens de descendance et des liens collatéraux. Anh devait fournir des informations détaillées sur la manière dont son groupe d’ascendance partageait l’ « idéologie rouge » (c’est-à-dire le communisme) au-delà des deux noms marqué en rouge, ses deux oncles paternels. Les interrogateurs voulaient également qu’il fournisse des informations biographiques et historiques détaillées sur la manière dont l’engagement en faveur de l’idéologie rouge se serait propagé de ses oncles paternels à d’autres lignées collatérales au sein de sa lignée. Chaque fois qu’une séance d’interrogatoire se terminait et qu’Anh avait quelques instants pour reprendre ses esprits, il remarquait que de nouvelles lignes rouges avaient été ajoutées au diagramme généalogique. Et chaque fois qu’Anh protestait contre la propagation des lignes rouges à ses parents proches et éloignés, il subissait une nouvelle série de violences physiques. À la fin de l’interrogatoire, le tableau généalogique avait changé de couleur. Les éléments rouges du tableau étaient passés d’une petite à une grande proportion, et de nombreuses nouvelles lignes rouges avaient été ajoutées aux lignes noires. En regardant ce tableau, Anh dit qu’il avait l’impression que la quasi-totalité de son groupe généalogique baignait dans la couleur rouge vif du communisme.

L’expérience d’Anh témoigne de l’idée largement répandue dans la société sud-coréenne d’après-guerre que le registre généalogique familial, symbole important de l’intégrité et de la continuité de la communauté, pouvait se transformer en arme contre le bien-être et la survie de la communauté. L’importance culturelle et morale des archives généalogiques est bien illustrée par un épisode relaté dans un récit biographique de la guerre de Corée : une maison avait été incendiée au cours d’une action de contre-insurrection, et le grand-père de la famille avait tenté de sauver les trésors de la maison au toit de chaume en flammes. Après le vieil homme eut échappé de justesse à l’effondrement d’une poutre et mis en sécurité par ses voisins, les gens avaient été surpris de voir que le trésor pour lequel le grand-père de la famille avait risqué sa vie était un vieux livre défraîchi – le jokbo ou livre de généalogie de la famille. L’importance de ce livre de généalogie a cependant pris une autre dimension. Dans cette histoire, le groupe de contre-insurrection avait mis le feu à la maison de la famille pour punir le fils aîné du vieil homme, qu’il soupçonnait d’être un intellectuel de gauche. Après l’arrestation et l’exécution du fils, le livre, que le grand-père considérait comme l’objet le plus précieux de la famille, est devenu la source d’un cauchemar pour la famille, en particulier pour l’aîné et unique petit-fils du grand-père, qui est le narrateur de cette histoire. Enfant, le petit-fils a vécu l’expérience stigmatisante d’entendre les villageois chuchoter que lui et sa famille étaient « une famille qui a des lignes rouges dans le registre généalogique ».

L’expression « lignes rouges dans les archives généalogiques » était une expression idiomatique puissante dans la Corée du Sud de l’après-guerre. Ces lignes indiquaient, selon la compréhension populaire, qu’il y avait au moins un membre de la famille dont la loyauté envers la société politique en place était mise en doute. La présence de ces lignes dans le dossier familial signifiait que la famille dans son ensemble avait des antécédents politiques douteux. Dans ce contexte, le dossier familial ne fait pas référence aux documents privés de l’histoire généalogique, comme celui qui apparaît dans l’histoire qui vient d’être racontée, mais aux registres généalogiques familiaux (hojŏk) conservés dans les bureaux publics.

(…)

En ce qui concerne l’expérience d’après-guerre des familles séparées qui avaient des parents en Corée du Nord, (Sung-mi Cho et Gwi-ok Kim) observent :

« La surveillance de ces familles, en dehors des occasions de contrôle direct par le personnel de sécurité de la police, était quotidienne. La plupart des autres personnes rencontrent le pouvoir de l’État lorsqu’elles ont enfreint la loi, alors que ces familles ont rencontré le pouvoir d’exclusion de l’État dans leur vie quotidienne et de manière diffuse, à des occasions aussi diverses que la candidature à un emploi ou à une école, le choix d’un conjoint ou l’obtention d’un permis de voyager à l’étranger. Étant donné que leur expérience de l’exclusion et de la discrimination se déroule dans l’espace de la vie quotidienne, comme à l’école, plutôt que dans l’espace public approprié, comme au poste de police ou au tribunal, ces familles ont tendance à parler de ces expériences comme d’affaires privées [plutôt que comme d’un phénomène public et systémique]. »

En effet, les récentes histoires testimoniales de la guerre de Corée compilées par des historiens et des anthropologues sud-coréens montrent amplement que le yŏnjwaje était une technique punitive et disciplinaire largement appliquée. Les personnes qui firent l’expérience de ce système disciplinaire particulier et extraordinaire la compare à celle d’être placé dans « une prison sans barreaux ». Une famille apparentée aux personnes enterrées dans le cimetière de Jeju présenté plus haut, « Cent ancêtres et un seul descendant », évoque sa rencontre avec le système pénal : « Ce qui était plus difficile à digérer que la profanation des tombes familiales et la destruction des pierres ancestrales, c’était ce qu’on appelle le yŏnjwaje, qui caressait nos vies comme un spectre menaçant. » Le yŏnjwaje s’appliquait à divers aspects de la vie civique de l’après-guerre, mais n’était toutefois pas régi par des règles clairement définies. Un point de vue largement répandu comprenait la règle de la responsabilité collective en termes de cercle concentrique. Selon ce point de vue, illustré par de nombreuses histoires racontées par des personnes qui affirment avoir été victimes de la règle, le yŏnjwaje trace un cercle autour des institutions publiques vitales qui constituent le pouvoir de l’État, et les groupes sociaux dont l’État doute de la loyauté politique n’ont pas le droit de rejoindre l’espace situé à l’intérieur du cercle concentrique. Les nombreux exemples où l’État refuse l’intégration dans la fonction publique, la profession juridique, la police nationale ou le corps des officiers militaires, des enfants issus de familles ayant des « lignes rouges » illustrent l’existence de la règle du yŏnjwaje sous cette forme concentrique politique.

Un certain nombre de cas ont également été rapportés dans lesquels les enfants de ces familles ont été contraints de choisir des carrières alternatives dans le cercle dit « extérieur » du service public, comme la profession d’enseignant au sein du système éducatif national, où l’imposition de règles de sécurité était relativement moins sévère. Certains de ces épisodes mettent également en évidence les différences entre les écoles publiques (écoles dirigées par l’État) et les écoles privées (c’est-à-dire gérées par des groupes religieux chrétiens ou bouddhistes ou par d’autres secteurs privés) en ce qui concerne les perspectives de carrière des personnes ayant des antécédents familiaux politiquement non normatifs. En outre, il est suggéré que cet aspect de la règle yŏnjwaje explique la proportion relativement élevée de ces personnes dans le monde littéraire sud-coréen, qui, à leur tour, ont joué un rôle central dans les années 1990 en exposant l’histoire jusqu’alors inédite de la guerre de Corée sous des formes fictives et semi-fictives, s’écartant radicalement du récit national dominant existant.”

Heonik Kwon, After the Korean War. An intimate history, Cambridge University Press, 2020.


Publié le 10.03.2024 à 21:15

L’incertitude des acteurs politiques au tournant de l’histoire – sur “Ruling Oneself” d’Ivan Ermakoff

Cette étude fine, rigoureuse et serrée, porte sur les suicides politiques “collectifs”, quand des acteurs prennent la décision de se défaire de leurs prérogatives, renonçant ainsi, par des voies légales à leur pouvoir. Ce qu’Ermakoff appelle des « collectives abdications » (abdications collectives).

L’auteur décortique dans ce texte deux épisodes fameux de l’histoire du XXe siècle : l’adoption d’une loi d’habilitation accordant à Hitler le droit de modifier la constitution de Weimar sans contrôle parlementaire (mars 1933) et le transfert des pleins pouvoirs exécutifs, législatifs et constitutionnels au maréchal Pétain (Vichy, France, juillet 1940). Son trilinguisme lui permet de puiser dans une documentation et des archives en français et en allemand, tout en rédigeant son étude en anglais.

La lecture de l’ouvrage est exigeante : il s’agit d’interroger la validité des modèles plus ou moins intuitifs avec lesquels nous nous efforçons de penser de tels cataclysmes politiques, en croisant différentes outils d’analyse (recherche historique, modèles formels de la décision, phénoménologie des groupes, analyses quantitatives et qualitatives des témoignages collectés). Le résultat est bien souvent frustrant : ce qui frappe avant tout le lecteur, c’est l’incertitude majeure dans laquelle ont été plongés les acteurs de ces moments dramatiques, leurs oscillations, qui les font passer d’un état à un autre, le caractère vacillant de leurs croyances, les manières dont les uns et les autres semblent parfois victimes d’auto-illusions, voire, se mentent à eux-mêmes, s’abandonnent à un déni pur et simple, au détriment de la raison.

Ermakof montre que les justifications données après-coup par les acteurs eux-mêmes ne résistent guère à l’examen des faits : certes, les menaces qui pesaient sur les parlementaires au moment du vote étaient parfaitement explicites, notamment dans l’épisode allemand, quand les SA et les SS cernaient l’opéra Kroll où s’étaient installé l’Assemblée après l’incendie du Reichstag (lequel avait justifié de la part du gouvernement dirigé par Hitler un régime d’exception, et un déferlement de violence et de répression, notamment envers les représentants communistes). Pour autant, l’ensemble des députés du SPD (sur lesquels s’exerçaient pourtant  déjà une sévère répression) se prononça ouvertement contre le transfert des pleins pouvoirs à Hitler. Ce ne fut pas le cas des membres du parti du Centre, dont le vote était déterminant. La contrainte ne constitue donc pas un motif décisif.

Pas plus que l’argument de l’ignorance ou de la mésinformation. Hitler (et Göring), mais aussi Laval pour l’épisode français, s’étaient montré particulièrement clairs concernant leurs projets politiques. Laval parlait ouvertement dans les conférences précédant le vote, d’aligner le régime du Maréchal Pétain sur celui du régime Nazi, ou du fascisme italien. Les deux projets se voulaient explicitement anti-démocratiques, la démocratie étant responsable à leurs yeux (et pas seulement aux leurs : c’était une opinion très partagée dans la droite française notamment, après la défaite) de la “décadence” de la nation. Et les deux régimes souhaitaient s’installer de manière légale. L’état de choc dans lequel furent plongés la quasi-totalité des parlementaires quand le contenu de la loi transférant la totalité des pouvoirs à un seul homme fut connu ne laisse pas de place au doute : l’espoir, par exemple, qu’il aurait été possible de négocier en amont ou en aval de la décision des aménagements parlementaires atténuant l’aspect dictatorial des futurs régimes, relève plutôt d’une forme d’auto-illusion que de la mésinformation (“croire Hitler sur parole” quand il laissait entendre par exemple que l’Église Catholique ne serait pas réprimée).

La thèse d’une collusion idéologique, ou même d’un intérêt de classe, autrement dit, d’une forme d’adhésion plus ou moins consciente à l’abandon de la démocratie, ne tient pas vraiment la route non plus. Comment expliquer dans ce cas la litanie d’atermoiements, de doutes, les peurs, l’angoisse palpable, la conscience d’être engagé dans une décision historique, et surtout les dilemmes dont témoignent les témoignages des acteurs, notamment ceux qui furent produits « dans le feu de l’action » – lettres, récits, compte-rendu des débats. Au contraire, tout cette littérature recueillie avec soin par l’auteur laisse entendre que « les choses auraient pu se dérouler autrement ». C’est d’ailleurs ce qui rend la lecture du livre passionnante : ce qui nous apparaît souvent comme une tragédie, par un biais propre à la nature du récit historique lui-même, le fait que nous connaissons les évènements qui ont suivi les conséquences de ces décisions, se manifeste plutôt ici comme un drame : les renoncements collectifs, les procédures complexes d’alignement, ne sauraient occulter le fait qu’ils relèvent aussi d’un choix, et d’un choix en partie individuel.

…lorsque nous appréhendons ces moments de décision au plus près, dans leur processus d’élaboration, le portrait des acteurs qui se fait jour met en exergue leur indécision : face à une situation menaçant leurs droits, leur identité, leur pouvoir ou leurs intérêts, et qui comporte des risques, ils vacillent. La décision ne va pas de soi. Le groupe mis au défi se révèle être à la croisée des chemins. Il peut basculer dans l’un ou l’autre des scénarios inscrits dans la conjoncture : la désagrégation, le renoncement ou la résistance.

Rares sont en réalité les acteurs qui feront défection ou se singulariseront au sein du groupe auquel ils sont affiliés (c’est notamment le cas en Allemagne où les affiliations partisanes étaient beaucoup plus fermes et prégnantes que dans l’assemblée française après l’armistice). Le groupe de référence (le parti en Allemagne, l’Assemblée dans sa globalité en France) joue sa propre partition, et on peut parler d’une vulnérabilité collective. Comme le dit le président du parti du centre durant les débats internes qui précèdent le vote : « personne ne peut prendre la responsabilité d’un vote isolé. Cette responsabilité est trop lourde. Le vote ne peut qu’être dépersonnalisé. » Il faut une décision unanime. Certes, il s’agit de protéger le groupe, ou plutôt chacun des membres du groupe : un membre qui s’isolerait attirerait l’attention sur lui. Mais aussi et surtout de se protéger « à l’avenir » de ce qu’on pourrait appeler « le jugement de l’histoire ». Je pense très fort ici à un autre livre que je suis en train de lire en ce moment, Time’s Monster, How History Makes History, de l’historienne américaine Priya Satia, qui porte précisément sur cette « conscience de l’histoire comme juge ».

Les parlementaires sont en effet très conscients des conséquences de leur décision. Les suites politiques, voie géopolitiques dans le cas de la France, ne font guère de doute : il s’agit d’un renoncement à la démocratie et de la légalisation d’une dictature totalitaire. Mais aussi de conséquences morales : la perspective d’être jugé dans le futur est déjà présente dans l’esprit des parlementaires – ce sera d’ailleurs le cas en France après la libération, où l’on demandera des comptes aux participants. De facto, le plus grand nombre se pliera à la discipline collective, espérant sans doute diluer leur responsabilité individuelle dans l’anonymat du groupe. Comme l’écrit Ermakoff en analysant de manière détaillée les modalités de cet alignement collectif (alignement séquentiel, recherche de savoir local,, alignement tacite), l’alignement se fait en définitive « par anticipation ».

Pour les lecteurs français qui n’auraient pas accès au texte anglais, je conseille la lecture de cet article, « Renoncement et effondrement politique », qu’Ermakoff a publié dans l’excellente revue online Politika. L’intérêt de ce texte (largement illustré d’images d’archive) est double : non seulement il synthétise de manière claire les arguments développés dans Ruling Oneself, mais aussi (et surtout) il étudie un autre exemple de « renoncement collectif au pouvoir” : ce jour incroyable d’août 1789 où les membres des ordres privilégiés – noblesse et clergé – ont procédé à un acte général de renonciation : renonciation aux charges, aux statuts et aux droits constitutifs de leur raison d’être. Il s’agit ni plus ni moins d’une suppression du régime féodal par ceux-là mêmes qui en bénéficiaient (et l’incarnaient).

“La nuit du 4 août met ainsi en évidence et magnifie un fait que des événements moins dramatiques, moins spectaculaires, moins inattendus ou moins ramassés dans le temps, recouvrent de leur patine : les moments de renoncement collectif scandent les processus d’effondrement de régime. Ils en infléchissent la dynamique et, par contrecoup, l’issue. L’analyse des ruptures politiques manque son objet si elle ne se donne pas les moyens de penser le renoncement comme l’une des modalités de l’effondrement.”
Deux remarques plus personnelles pour conclure ce trop bref compte-rendu :

1. Le récit historique qui émerge au fil des pages du livre n’est certes pas un récit héroïque – l’histoire faite par les « grands hommes » (on pense à De Gaulle évidemment, qui a lancé son fameux appel depuis Londres un mois auparavant la séance de vote à Vichy : sauf qu’à l’époque, De Gaulle est un parfait inconnu pour le public français). En disséquant les processus de décision des députés et sénateurs français, ou celles de parlementaires allemands, nous ne nous sentons pas étrangers à leurs hésitations, leurs revirements, leurs dilemmes. Certes, il faut pour « se mettre à leur place » un effort de l’imagination, dans la mesure où, concernant les lecteurs français et allemands contemporains en tous cas, nous n’avons généralement pas à craindre une menace imminente du fait de notre expression politique. Nous pouvons nous projeter imaginairement sans éprouver le poids de la contrainte du réel pour ainsi dire. Autre différence cruciale : nous savons quelles furent les conséquences de ces plein pouvoirs accordés à Hitler et Pétain. Même s’il existe des néo-nazis et des nostalgiques du pétainisme, un large consensus s’est établi pour condamner ces régimes politiques. Le jugement moral, autrement dit, fruit du recul de l’histoire dont nous disposons, interfère inévitablement avec la manière dont nous nous représentons ces épisodes du passé. Pour autant, il reste possible de se poser la question de ce que nous aurions fait à leur place. Mais, et c’est une autre limite de l’exercice : quel personnage aurions-nous été dans ces scènes historiques ? Un membre du Parti centriste allemand ou un conservateur français ? Un socialiste ? Il faudrait aborder cette « question morale pure » en adoptant une technique semblable à celle préconisée par John Rawls dans la Théorie de la justice, celle du voile d’ignorance. Pas dit que cela ait un sens et mène fort loin. Il me semble pourtant qu’une méditation de ce genre, aussi honnête et sincère qu’elle puisse être, conduirait forcément à reconnaître l’importance, soulignée par Ivan Ermakoff, du groupe dans le processus de réflexion personnel. S’il y a bien un enseignement de ce livre ardu, c’est que le choix ne saurait se résoudre en un cheminement solitaire : la conscience seule avec soi-même. Parce que c’est une décision politique.

2. Autre réflexion qui revenait de manière insistante pendant ma lecture : une telle situation pourrait-elle se représenter à l’avenir (dans telle ou telle démocratie d’Europe) ? De fait, Ermakoff mentionne d’autres situations comparables de « renoncement au pouvoir » dans un contexte politique. L’affaiblissement des démocraties européennes contemporaines est patent : en témoignent non seulement la multiplication des régimes recourant à des techniques électorales et de gouvernement pseudo-démocratiques voire autoritaires (Hongrie, Serbie, Bulgarie, etc.), la militarisation des frontières (extérieures et intérieures – autour d’enclaves traitées par la police comme des zones d’exception, de sous-citoyenneté), l’omniprésence des forces de l’ordre dans l’espace public, l’élargissement de la gamme des délits d’opinion, et la criminalisation de certaines formes d’opposition – sans oublier les politiques d’immigration ouvertement raciales, avec la désignation fréquente de « boucs émissaires », et j’en passe. Une partie de la population européenne n’hésite plus à réclamer ici et là, brodant sur des motifs réactionnaires et un récit nationaliste radical, une mise en ordre plus marquée encore, au détriment des valeurs démocratiques. Certains partis d’extrêmes droites ne font plus mystères de leurs aspirations fascistes (et cumulent les succès électoraux). Cette crise de la démocratie ressemble sous bien des aspects à celle qu’ont connu des époques antérieurs, notamment les années 30. Ajoutez à cela la perspective de la guerre, d’un conflit militaire d’envergure avec la Russie de Poutine par exemple. Il me semble qu’il ne faudrait pas beaucoup plus pour qu’à l’avenir, et peut-être dans un avenir plus proche qu’on l’imagine, une assemblée de parlementaires soient invités à se saborder elle-même, c’est-à-dire renoncer à son pouvoir et aux institutions démocratiques, pour accorder les plein pouvoirs à quelque dictateur. On espère alors que de l’histoire passée, on aura su tirer quelques enseignements.

 


Publié le 28.02.2024 à 20:48

Notes rapides sur le précariat

TRANSFERT DE RISQUES ET PRÉCARISATION

Pensée avant de m’endormir hier, et notée sur un bout de papier.

La précarité c’est le transfert du risque des classes aisées vers les classes les plus pauvres.
Autrement dit, la “précarité” est toujours l’effet d’une précarisation, c’est-à-à-dire d’une série d’actes quasiment toujours délibérés. Quand il s’agit de la précarité économique, d’une « politique de précarisation ».

(c’est-à-dire d’un transfert de risque. Logique bien connue des compagnies qui investissent dans les zones extractivistes d’un pays tiers : les États hôtes, pour séduire les investisseurs étrangers, minimisent les risques pour les compagnies, en les transférant sur l’État lui-même, c’est-à-dire les citoyens – par exemple en promettant aux investisseurs les plus bas salaires, des exemptions de charges sociales, des subventions prises sur des budgets qui auraient pu servir à d’autres fins, etc.)

Naturaliser le précariat (voire le “psychologiser”, tendance qu’on observe à droite comme à gauche, comme s’il était naturel, dans « toute société », qu’il y ait des populations condamnées à la précarité, que des gens luttent pour leur survie pendant que d’autres jouissent d’une sécurité garantie par l’État), c’est passer sous silence les politiques de fabrication du précariat.

Cette fabrication du précariat va de pair avec des politiques de sécurisation des classes les plus aisées, c’est-à-dire visant à minimiser pour elles les risques de perdre leur monde – sécurisation qui est aussi à entendre littéralement comme mise à disposition des forces de l’ordre pour protéger ces classes aisées, et, plus largement, des forces armées, militaires notamment, pour assurer l’extraction et la circulation des marchandises et des capitaux dans le commerce mondial (en faisant la guerre par exemple, en militarisant les frontières, etc)

Les politiques néolibérales déployées actuellement dans le monde, malgré toute leur diversité, se rejoignent sur cette gestion « de classe » des risques. La précarisation croissante des prolétariats dans le monde se conjugue avec la sécurisation croissante des classes qui jouissent de la plus grande prospérité (y compris dans le transfert de la richesse de l’État vers les classes les plus aisées – la re-distribution a rarement été aussi peu équitable)

À l’horizon de la catastrophe climatique, considérée par les néolibéraux comme une “crise”, autrement dit, une opportunité pour le business, et non pas comme une catastrophe, il n’est pas étonnant que le processus d’accaparement des richesses de la part des classes les plus aisées, orchestrée par les gouvernements, s’accélère : on assiste bien à la mise en place d’une stratégie sécessionniste (« l’extractivisme total » d’Alexander Dunbar) d’un : « on prend tout et après nous le déluge ».

La prospérité des uns dépend de la précarisation des autres. Dit autrement, les populations précarisées finiront par n’habiter que des « zones de sacrifice » – des territoires d’extraction, de production, des zones toxiques, dévastées, des zones de guerre. D’une certaine manière, la bande de Gaza annonce le futur d’une part croissante de la population mondiale.

Considérer ce tableau comme une dystopie future, c’est oublier qu’il en est ainsi finalement depuis l’extension de la géographie et de l’histoire coloniale, c’est oublier ce que les populations des pays colonisés ont vécu durant plusieurs siècles.

(on peut tenir le même raisonnement concernant les populations dites “vulnérables” au changement climatique – là aussi, on naturalise leur condition de vulnérabilité, non sans appliquer une vision raciste et coloniale, et on passe sous silence les processus de vulnérabilisation qui se lisent aisément dans l’histoire pour peu qu’on s’y penche sérieusement : le livre de Kasia Paprocky, Threatening Dystopias : The Global Politics of Climate Change Adaptation in Bangladesh (2021, Cornell University Press), décrit avec beaucoup de soin cette histoire et ces politiques de vulnérabilisation qu’on eut à souffrir les populations paysannes du delta du Gange au Bangladesh (depuis les tous débuts de la colonisation britannique)

outsiderland.com/danahilliot/n

Bref : il faut, comme souvent, quand on utilise des expressions comme précarité ou vulnérabilité (mais aussi pauvreté, prospérité, etc..) s’obliger à penser à la forme “active” des verbes dont elles dépendent : pas étonnant du reste que des verbes comme “précariser” ou “vulnérabiliser” fassent figure de néologismes en français. La langue elle-même est sous-tendue par des logiques de naturalisation bourgeoise.

FABRICATION DU PRÉCARIAT

Le processus de destruction de ce qui reste des politiques sociales dans ce pays par les gouvernements qui se succèdent depuis, disons, Alain Juppé – Sarkozy et Hollande ont fait leur part, et sous Macron, la réalisation de l’idéal néolibéral est en voie d’achèvement –, ce processus se déploie de manière relativement lente : ce n’est pas à la manière de coup de force tel qu’on a pu le voir ailleurs. Un Milei par exemple, en Argentine, est beaucoup plus brutal qu’un Macron.

Les mesures de démantèlement des politiques sociales (c’est-à-dire tout ce qui se rapporte à l’amélioration de la vie quotidienne des gens, ce qu’on appelle les « services publics », y compris le soutien économique des perdants du capitalisme), ont été promulguées de la manière progressive, chaque année étant marquée une nouvelle dégradation – souvent peu spectaculaire en soi. L’exemple des conditions ouvrant droit aux allocations chômage est assez frappant : on les durcit chaque année un petit peu plus, mais, à chaque fois, la comparaison avec la situation immédiatement antérieure peut donner le sentiment que ce n’est « pas si grave » (sauf pour les principaux intéressés évidemment). On ne va pas augmenter la TVA sur les produits de première nécessité de 10 % par exemple, ce qui constituerait une déclaration de guerre contre le peuple (et tout gouvernant, aussi armé soit-il, craint les émeutes du pain). Mais de 0,5 %. « Pas si grave », donc (surtout si vous faites partie des classes les plus aisées, celles dont l’opinion compte et qui ne sera pas réellement affectée par ces augmentations).

Plus que jamais, en régime néolibéral, la loi est au service du capital : elle est conservatrice, défend la propriété (contre les biens communs), confirme et accentue les inégalités économiques. Un Bruno le Maire est l’incarnation de ces politiques néolibérales : ce n’est pas pour rien qu’il est le seul indéboulonnable à son poste depuis l’arrivée au pouvoir de Macron. Sa mission consiste à réorienter les flux de capitaux publics vers les entreprises et les plus fortunés au détriment des classes laborieuses et des plus pauvres. Et l’étape actuelle, que traduisent les politiques « sociales » (qu’on ferait mieux de qualifier d’ « a-sociales »), visent à élargir le précariat (en empêchant la formation d’un prolétariat). Le précariat résulte de l’atomisation des travailleurs, et de leur transformation en individus uniquement préoccupés de maximiser leur intérêt au mépris de toute considération éthique (et donc de projet collectif), et l’acceptation (plus ou moins contrainte) d’un régime de concurrence pour l’existence, dont les performances sont évaluées en permanence par un dispositif de surveillance généralisé, et qui, s’ils échouent (et comment pourrait-il ne pas échouer ?), est soumis à la stigmatisation et l’humiliation en tant que sujet qui ne doit son échec qu’à lui-même, etc.

Ce précariat ne tombe pas du ciel, n’est certainement pas le fruit d’une évolution « naturelle » et irrésistible du monde du travail : il a été délibérément fabriqué par les régimes au pouvoir pour le bien des entreprises transnationales à la recherche de bas salaire et de main d’œuvre corvéable à merci après les périodes décoloniales. On l’a vu se déployer en Asie, en Afrique, en Amérique Latine, puis dans le reste du monde et, depuis une vingtaine d’années en Europe (on renationalise le précariat en quelque sorte, vu qu’il ne se laisse plus faire dans les pays du Sud).

Cette violence globale, anthropologique, s’exerce donc par une succession de petites violences, qu’un discours bien rôdé (la dette publique, le déficit, l’inévitable austérité, etc.) rend acceptable pour les classes dominantes, mais aussi pour une bonne partie du précariat. Ce qui a totalement été perdu de vue, c’est l’abandon, depuis au moins une quinzaine d’années, si ce n’est plus, de tout idéal de progrès social – c’est-à-dire l’amélioration de la vie quotidienne des gens. Au contraire, ce que promeut le néolibéralisme (partout dans le monde), c’est l’incertitude. Ce qu’il instille dans les consciences des populations les moins aisées, c’est l’angoisse. Et, logiquement, ce qu’on récolte ainsi, c’est la montée en puissance des régimes autoritaires, voire fascisants.

Si je rapporte aujourd’hui toutes ces banalités, c’est aussi parce que j’en ai un peu ma claque de lire, à chaque nouvelle mesure visant à détruire un petit peu plus les politiques sociales, les mêmes indignations : comme si, cette fois, « c’en était trop » (sous-entendu : les précédentes pouvaient encore passer). Après quoi “on” (les classes aisées surtout) oublie. Le paysage un peu plus dévasté des politiques sociales devient la nouvelle norme avec laquelle “on” doit bien composer, n’est-ce pas ? Et un jour, on se réveille dans l’Argentine de Milei, sauf que chez nous, tout cela s’est fait à peu près en douceur, sans excès, dans les salons feutrés de Bruno le Maire (et ses prédécesseurs).

L’EMPÊCHEMENT DES SUBLATERNES

La fluidité, l’existence facilitée, dont jouissent les classes les plus aisées des centres urbains – dont la smartcity est le modèle utopique en voie de réalisation, se paye par la surveillance technologique généralisée dont font l’objet les subalternes qui continuent, bon an mal an, de hanter ces milieux de vie optimisés, et la manière dont, au contraire, leur existence à eux se trouvent en permanence empêchée, embarrassée, empêtrée dans les filets kafkaïens de la bureaucratie. Aux subalternes, il faut toujours montrer « patte blanche » (et la couleur ici n’est pas anodine). La forme exemplaire de cette vie qui ne va pas de soi, cette présence dérangeante et pourtant nécessaire (car leur hyper-activité et leur bas salaire sont la condition de la vie confortable des classes aisées), c’est l’injonction faire aux migrants et aux réfugiés de justifier leur présence, jusqu’à faire la preuve encore et encore et ad nauseam des violences subies dans leur existence antérieure. Par extension, toutes les classes pauvres sont soumises à ce registre de la justification de l’existence (l’accès aux “droits” sociaux par exemple est conditionné par l’exposition administrative de sa biographie – parfois jusqu’aux épisodes les plus intimes). C’est précisément sur ce régime de surveillance et de contrôle des subalternes que reposent la fluidité et la facilité de l’existence des classes urbaines aisées. Là où ces gagnants du capitalisme se meuvent comme des poissons dans l’eau des cités modernes, les subalternes apparaissent plutôt comme des déchets encombrants, dérivants, toxiques, dangereux, qui doivent être canalisés et gouvernés.

(

Concernant le rapatriement d’un précariat “at home” : le capitalisme global s’est développé depuis les années 90 en incitant les États du “Global South” (notamment la Chine et l’Inde, mais aussi beaucoup d’autres, en Asie du Sud-Est par exemple) à fournir (c’est-à-dire produire et fabriquer, notamment à partir des masses de ruraux déplacés vers les centres de production urbains et côtiers) un précariat, pour soutenir la production et la consommation des pays riches. Ce qu’on a appelé la délocalisation des entreprises (le cas des technologies en Chine ou de la production de médicaments en Inde est bien connue). Mais comme ces précariats ne sont plus aussi “gouvernables”, que la situation géopolitique est pour le moins incertaine, que ces dépendances économiques ont montré leur limite, les états occidentaux fabriquent à domicile pour ainsi dire “une main d’œuvre corvéable à merci” susceptible de se substituer (en partie) à la main d’œuvre des pays du sud.

Mais il ne faut surtout pas que ce précariat devienne un “prolétariat” (c’est-à-dire une classe qui se reconnaîtrait “collectivement”, susceptible de résister et de revendiquer des droits etc..). D’ailleurs, dans les zones portuaires de production chinoise, la caractéristique de ce précariat, c’est qu’il ne jouissait pas de droits civiques, pas de couverture sociale etc.. Et c’est parce que les ouvriers et les ouvrières ont fini par multiplié ces dernières années les grèves et les actions de revendication (et obtenir ça et là certains droits) que les compagnies transnationales (bonjour Apple !!) tendent à se détourner progressivement de ces zones de production, allant voir en Inde par exemple, ou ailleurs, et pourquoi pas en Europe ?? Il leur faut des salaires les plus bas possible, une productivité la plus élevée possible, des travailleurs interchangeables et jetables, qui n’ont pas d’autres choix, n’ayant aucun avenir, que d’accepter les conditions de travail proposée. C’est comme ça qu’on fait du profit.

Il existe un livre synthétique à ce sujet, de Guy Standing, Le précariat – Les dangers dune nouvelle classe (la traduction est malheureusement, comme dire.. pas terrible 🙂 Préférez, si vous lisez l’anglais, la version originale :

https://www.bloomsbury.com/uk/precariat-9781849664561/

 

SIMPLIFIER/COMPLIQUER

Le gouvernement déborde de promesses pour simplifier la vie des entreprises, fluidifier la mobilité quotidienne des urbains des classes aisées, faciliter l’existence des gagnants du néolibéralisme..

et dans le même temps, il fait tout ce qu’il peut pour entraver, compliquer, ralentir, embarrasser, piéger, l’existence des précaires, des plus pauvres, des étrangers, des migrants, lesquels croulent et étouffent sous les dossiers administratifs, des documents rédigés en langage abscons, des pages et des pages à remplir, des preuves à fournir, si vous êtes au RSA ou demandeur d’asile, vous savez de quoi je parle.

Et ces deux mouvements inverses dépendent l’un de l’autre : car il faut pour fluidifier l’existence des uns entraver celle des autres. Si vous n’avez pas compris cette articulation fondamentale, vous n’avez rien compris au projet capitaliste (surtout sa version néolibérale).


Publié le 25.02.2024 à 10:57

Écho pour qui sait entendre (Hermann Broch, Les Irresponsables, Voix 3)

Hermann Broch, Les Irresponsables (DIE SCHULDLOSEN, 1950), Traduit de l’allemand par Andrée R. Picard, Gallimard, 1961.

Extrait de “Voix, 3. Mille neuf cent trente-trois” :

 

Mais aie le courage de dire merde à celui qui poussera les hommes

À massacrer leurs frères au nom d’une prétendue conviction.

L’assassin sans principes a plus de valeur en vérité.

Oh, l’appel au bourreau, abaissant et avilissant,

L’appel empreint de terreur secrète,

L’appel de tous les dogmes sans fondement,

Homme, découvre-toi et souviens-toi des victimes.

Le mal engendre le mal :

Qui a provoqué ce sacrifice humain fantasmagorique ?

Un fantôme.

Il est là, debout dans la chambre ;

Un élément immoral s’est introduit.

Il sifflote et chantonne,

C’est le spectre du petit bourgeois,

Le revenant habitué à l’ordre méticuleux.

Il a appris à lire et à écrire,

Se sert d’une brosse à dents,

Il va chez le docteur en cas de maladie,

Et il lui arrive d’honorer père et mère,

Mais il se préoccupe en général uniquement de lui-même,

Spectre en dépit de tout.

Issu du proche passé, attaché sentimentalement à ce que fut hier, mais flairant cependant les avantages que présente aujourd’hui et attentif à ne pas les laisser échapper, spectre qui n’est pas esprit, fantôme de chair et d’os, mais dépourvu de sang, ce qui le rend sanguinaire avec une objectivité sans passion, féru de dogmes, féru de formules frappantes, marionnette mue par eux, progrès compris, mais toujours lâche meurtrier, champion de vertu, de la tête aux pieds, voici le petit bourgeois : malédiction, oh malédiction !

Le petit bourgeois s’identifie au démoniaque. Il rêve d’une technique hautement développée et ultra-moderne, mais la dirige inexorablement vers des fins retardataires et dépassées. Il rêve de camelote arrivée au sommet de sa perfection technique. Dans son satanisme professionnel, il rêve d’un virtuose qui jouerait uniquement pour lui. Son rêve est la magie étincelante des feux de la rampe sous la gerbe de lumière d’un décor de théâtre. Son rêve à l’éclat sordide du clinquant.

La peur nous saisissait

Quand à travers Berlin sinistre,

Le Kaiser petit bourgeois.

Vêtu de pourpre et d’hermine,

Filait dans sa limousine.

V’laque, v’lan, flic, floc,

L’équipage motorisé sonne, corne,

Pétarade, pue le baroque,

Apocalypse de pacotille.

Nous nous poussions du coude, et notre terreur devint rire.

Mais ce n’était qu’un commencement.

Trente ans après, le monstre approchait

Et se gargarisait de discours glaireux.

Nous perdîmes alors le don de la parole.

Les mots se desséchèrent

Et nous furent ravis à tout jamais comme moyen d’entente.

Le poète qui continuait d’écrire

Était tenu pour un méprisable fou

Faisant fructifier des fleurs fanées.

L’envie de rire nous avait passé,

Et nous vîmes apparaître les masques de terreur

Tout l’attirail macabre appliqué sur le visage du bourreau, ce petit bourgeois.

Superposition de masques,

Objets monstrueux couvrant des traits dénaturés,

Aspect d’un visage qui ne connaissait plus les larmes.


Publié le 21.02.2024 à 20:40

Géographies des zones sacrifiés et laissées exsangues

Je songe au livre terrible qui pourrait s’écrire (peut-être (sans doute) a-t-il déjà été écrit) sur les zones abandonnées “après usage” du capitalisme global. Ces territoires consumés, dévastés, empoisonnés, dont tout ce qui pouvait s’extraire fut extrait, mais aussi ces territoires et ces corps travailleurs laissés exsangues, à nu, infirmes, après qu’on n’ait plus eu besoin d’eux, et ces maladies qui s’inscrivent dans les chairs des générations futures, ces paysages qui ne sont plus que déchets, ruines industrielles, saturés de substances toxiques visibles et invisibles, les radiations du capitalisme prédateur, ce monstre dont parle Alexander Dunlap, qui dévore, extrait et consume et consomme tout ce qui peut nourrir son ventre insatiable. Et qui rejette ses excréments infernaux pour parachever son œuvre – la politique de la terre brûlée de lui suffit pas – il faut que la terre soit rendue morbide et inculte pour les temps à venir, qu’on crève de soif et de faim à ses abords.

Ce ne sont pas seulement des paysages de ruines, des sols épuisés et excavés, des écosystèmes arasés, des espèces animales et végétales effacées de la surface de la planète, des climats devenus absurdes, mais aussi des sociétés, des êtres humains, laissés en plan dans ces espaces inhabitables.

Le capitalisme global est sans cesse à la recherche de nouvelles terres à accaparer, de nouvelles ressources à extraire, mais il lui faut aussi, ce que les environnementalistes oublient trop souvent, de la main d’œuvre disponible – et, comme on dit en anglais : “disposable” – qu’on peut jeter une fois malade, blessée, amputée, épuisée, trop vieille, plus assez performante, ou si elle se révolte, si elle ne se laisse pas domestiquer. Remplaçable (jusqu’à ce qu’on ne voit plus l’utilité de la remplacer).

Les compagnies transnationales, avec la bénédiction des États, et leur soutien sans faille, est toujours à la recherche de nouveaux précariats – et si elle ne les trouve pas, si l’État ne les lui offre pas sur un plateau (en s’empressant de précariser les travailleurs les plus pauvres), ces mêmes États n’hésitent pas à les fabriquer : s’il y a bien une politique “sociale”, ou, devrait-on dire, “anti-sociale”, typique du néolibéralisme (c’est même sa raison d’être), c’est de fabriquer des précariats (et de faire en sorte d’empêcher, par la police et par la loi, qui se conjuguent ici dans une même logique de violence, l’émergence d’un prolétariat – le prolétariat, par définition, porte en lui la possibilité de revendications, d’une pensée politique du travail – le précariat ne connaît pas ce luxe)

Puis, quand la main d’œuvre vient à manquer, des migrants le plus souvent, paysans expropriés de l’intérieur, ou travailleurs sans papier d’ailleurs, des racisés toujours, des un peu moins que blancs, ou des autres que blancs et pas tout à fait humains, que les ressources ont été extraites ou qu’il n’est plus assez rentable de les extraire ici (parce qu’il faudrait creuser encore plus profond), les compagnies vont voir ailleurs. Et ne se retournent pas. Laissant derrière elles des zones sacrifiées.

Et je me dis qu’il faudrait faire un jour la géographie mondiale de ces zones sacrifiées par le marché global (pour notre bonheur de consommateur ici, en Europe). Et de celles qui le seront bientôt.

(et par pitié qu’on évite le romantisme des ruines et l’exotisme et la mélancolie. Un peu de décence ferait pas de mal parfois : tout ne peut pas être objet de jouissance esthétique – que les “critiques artistes”, comme disait Boltanski et Thevenot, passent leur chemin)

(NB : ces réflexions me sont venues en lisant Chinese Labour in the Global Economy Capitalist Exploitation and Strategies of Resistance, Edited By Andreas Bieler, Chun-Yi Lee (Routledge 2017), mais aussi en pensant au sort de l’île de Nauru, qui fut littéralement excavée de toute part à l’époque glorieuse de l’extraction du phosphate – et plus tard vouée à “extraire” des demandeurs d’asile et des réfugiés pour le compte des politiques racistes australiennes – business is business – lire à ce sujet l’excellente étude de Julia Morris, Asylum and Extraction in the Republic of Nauru, Cornwell Un. Press, 2023. Et j’ai en tête ces anciennes cités balnéaires laissées à l’abandon par les Allemands en Namibie, désormais lieu de mémoire pour ceux qui en ont, d’un génocide commis ici même par les colonisateurs – et on en trouve partout évidemment où les colonisateurs ont déployé leur sadisme pervers)


 

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