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15.04.2025 à 17:37
Plongée dans le quotidien des humains de la Préhistoire, il y a 40 000 ans
Texte intégral (2928 mots)
Ces dernières années, de fulgurantes avancées technologiques et méthodologiques ont permis de profondément renouveler la connaissance du quotidien des Homo sapiens du Paléolithique. Nomades, vivant en groupe, capables de créer outils et peintures et dotés du même cerveau que nous, les humains de l’époque étaient déjà des êtres complexes qui vivaient au sein de sociétés connectées.
Combien de visions caricaturales parsèment les représentations sur la Préhistoire ? Des groupes errant au gré du hasard, poursuivis par des hordes d’animaux tous plus dangereux les uns que les autres ; un climat hostile et des territoires inhospitaliers au sein desquels se déplaceraient des humains pas vraiment adaptés, vaguement recouverts de morceaux de peaux informes et que l’on voit parfois marcher les pieds nus dans la neige… Et que dire encore de leurs onomatopées si éloignées d’un véritable langage ? Une véritable survie en terre hostile !
Ces représentations sont à des années-lumière de ce que la communauté des sciences du passé construit patiemment depuis des décennies. Science jeune, la préhistoire s’est construite depuis la fin du XIXᵉ siècle, moment où est entérinée l’ancienneté de l’être humain, de ses outils, mais aussi, déjà ! de sa pensée puisqu’on lui attribue alors, après moult controverses, la réalisation de représentations graphiques figuratives sur les parois des cavernes.
Depuis, d’autres tournants ont eu lieu ; notamment dans les années 1950, avec la mise au point révolutionnaire de la méthode de datation par carbone 14 permettant enfin de situer dans le temps des phénomènes. Et que dire des fulgurantes avancées technologiques et méthodologiques qui scandent les sciences ce dernier quart de siècle et qui ont transformé en profondeur ma discipline ?
Aujourd’hui, le scientifique préhistorien est comme le chef d’orchestre d’une vaste enquête policière, mettant en rythme et en musique toute la gamme des spécialités, construisant instrument après instrument les savoirs sur les sociétés du passé. Car, désormais, on séquence l’ADN de Néandertal et de Sapiens et on réfléchit à la façon dont ces humains si dissemblables anatomiquement se sont métissés et ont laissé une descendance féconde ; on reconstruit les saisons de chasse et les environnements au sein desquels chasseurs et proies se rencontrent ; les instruments microscopiques ont de longue date remplacé l’œil nu pour identifier la fonction des outils en pierre, en os ou en ivoire. Enfin, car la liste est trop longue pour être énumérée ici, on utilise toutes les technologies d’imagerie 3D pour inventorier dans le moindre détail les squelettes.
Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !
Les Sapiens de la culture de l’Aurignacien
Ce que ces avancées permettent, c’est une vision profondément renouvelée du quotidien de la Préhistoire. Remontons donc le temps et installons-nous dans le sud-ouest de la France, il y a 40 000 ans.
Des groupes d’Homo sapiens initialement originaires d’Afrique, avec la peau foncée adaptée au fort rayonnement UV des milieux tropicaux et équatoriaux, sont installés là depuis quelques générations.
D’un point de vue anatomique, les Sapiens du Paléolithique récent nous ressemblent beaucoup, au point qu’ils passeraient sans doute inaperçus s’ils étaient déguisés en humains du XXIe siècle. Ils ont aussi la même conformation cérébrale que nous et sont donc pareillement intelligents. Des êtres complexes en somme.
Ce sont aussi des nomades, qui déplacent régulièrement leurs campements selon les saisons et les activités qu’ils souhaitent réaliser. En Dordogne, là où nous connaissons bien ces Sapiens de la culture de l’Aurignacien (l’Aurignacien est la première culture paneuropéenne d’Homo sapiens, elle tire son nom du petit abri d’Aurignac, en Haute-Garonne où elle a été définie pour la première fois au début du XXᵉ siècle), les groupes humains ne vivent pas en grotte, mais s’installent en plein air, souvent dans des emplacements stratégiques facilitant une bonne acuité visuelle sur les troupeaux de rennes et de chevaux progressant dans les environs.
À cette époque, la démographie est sans doute faible, les derniers modèles proposent une densité autour de 5 individus tous les 100 km2 ! Autant dire qu’il devrait être plus fréquent d’apercevoir un renne que les membres d’un groupe voisin. Nous savons pourtant que ces groupes disposent de réseaux sociaux denses et entretenus.
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Comment le sait-on ? Eh bien, pour cela, intéressons-nous à un matériau privilégié des Aurignaciens : le silex. Nos Sapiens étaient des experts de la taille qui demande un long apprentissage pour disposer des compétences et savoir-faire indispensables à la réussite du projet. Ils taillent avec dextérité de longues lames régulières, aux bords bien parallèles, dont la forme et la taille sont conçues à l’avance en aménageant soigneusement le bloc à tailler.
Une fois l’outil obtenu – une lame tranchante pour découper, un grattoir pour épiler et dégraisser les peaux –, il est en général placé et fixé dans un manche en bois, à l’aide de colles végétales et de liens en cuir. Ces technologies demandent donc des outils en silex standardisés qui peuvent être facilement remplacés quand ils sont usés ou cassés.

Échanges d’outils
Les silex ont ceci de remarquable qu’on peut aussi identifier leur lieu d’origine. Et en observant la trousse à outil d’un Aurignacien périgourdin, occupant un abri du vallon de Castel-Merle (Dordogne), on constate aisément la pluralité des origines des silex qui la composent. On y trouve évidemment des silex disponibles localement, mais aussi en plus faible proportion des silex d’origine régionale, de la région de Bergerac à une cinquantaine de kilomètres.
Plus surprenant, on retrouve de beaux outils dans des variétés qui ne sont connues qu’à plusieurs centaines de kilomètres du site et qui ont été acquis de proche en proche, sans doute par échange, lorsque des groupes éloignés se rencontrent. Là, ce ne sont pas des blocs de silex qui s’échangent mais bel et bien des lames ou des outils prêts à l’emploi selon des réseaux qui relient la vallée de la Vézère à la région de Saintes en Charente, à quelques 150 km au nord-ouest ou à la Chalosse (Landes) au sud-ouest à plus de 250 km.
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Ces observations conduisent à concevoir des groupes mobiles sur de vastes territoires, établissant des rencontres saisonnières avec d’autres clans qui exploitent des niches écologiques différentes.

Des parures qui indiquent le statut social
Ces interconnexions sociales ont conduit les Aurignaciens à concevoir et fabriquer des objets capables de diffuser des informations sur leur statut individuel et collectif. À Castel-Merle, ils ont fabriqué par milliers de toutes petites perles en ivoire, en forme de panier, qui viennent orner des coiffes, des vêtements, ou sont assemblées en colliers.
Ces parures sont ainsi un moyen d’encoder de l’information pour la transmettre à d’autres individus. Et pas n’importe lesquels ! Inutile de le faire pour les membres de votre propre groupe qui connaissent tout de votre statut social. Il en va de même pour des individus d’une autre culture qui ne comprendraient pas votre message. Non, à l’Aurignacien, les parures sont des vecteurs pour communiquer des informations d’ordre social avec des individus de votre culture mais qui ne sont pas des connaissances proches.
Cela explique aussi que selon les régions européennes où l’Aurignacien s’épanouit, des types de parures spécifiques s’individualisent et rendent compte de groupes régionaux, mettant possiblement en scène des ethnies parlant des langues différentes.
Ces sociétés s’épanouissent donc au sein de réseaux de relations à longue distance et les équipements en pierre comme les parures circulent sur de vastes territoires, suggérant des déplacements de personnes, des échanges et sans doute le développement de nouvelles règles de parentés régies par l’exogamie. Ces changements proprement anthropologiques, qui se manifestent si puissamment lors de l’Aurignacien, rendent compte du succès que connut cette culture qui accompagna le développement des Sapiens sur toute l’Eurasie occidentale, concomitamment à la dilution progressive du pool génétique néandertalien jusqu’à l’extinction totale de cette anatomie ancestrale. On peut ainsi penser que la démographie des Aurignaciens et leur organisation sociale favorisant la circulation des biens et des personnes ont nettement contribué à l’extinction de Néandertal.
Les premiers artistes
Après quelques millénaires de développement de la culture aurignacienne, ces mutations sociales vont donner lieu à l’apparition, sur le continent européen, du phénomène sans doute le plus marquant que nous ont laissé ces sociétés. Je veux ici parler de l’explosion artistique à laquelle on assiste à partir de 36 000 ans avant le présent. Ce premier art figuratif revêt des formes variées : des animaux réalistes sont sculptés dans de l’ivoire, des dessins sont tracés sur des équipements techniques et, surtout, des fresques sont peintes comme c’est le cas dans l’emblématique grotte Chauvet (Ardèche).
Cet art du dessin, réalisé à coup sûr par des spécialistes, inaugure une nouvelle manière d’appréhender le monde et de retranscrire des éléments de compréhension dans une grammaire artistique. Il s’agit là sans doute de la signature archéologique très probable d’un grand mythe d’origine au monde, originaire d’Afrique et que les Aurignaciens de Chauvet avaient en tête au moment de réaliser leurs sensationnelles peintures.
Ce tableau vivant révèle des sociétés aurignaciennes pleinement entrées dans l’Histoire. Loin des caricatures souvent proposées, il présente une vision renouvelée du quotidien de nos ancêtres il y a 40 000 ans, régi par un haut degré de technicité, des savoir-faire appris et partagés et une structure sociale évidente. Un temps où il y avait des spécialistes et sans doute des hommes et des femmes dépositaires de savoirs, et donc d’un statut, auquel tous les membres du groupe ne pouvaient prétendre.
Des groupes nomades régnant dans des steppes froides et giboyeuses, parfaitement adaptés à cet environnement glaciaire et développant des moyens de communication illustrant des réseaux de relations à grandes distances faits d’objet et d’individus circulant au sein d’immenses espaces. On le voit, on est bien loin de l’image d’individus errant au hasard puisque l’on est ici en face de sociétés complexes et pleinement modernes.
L’auteur de cet article a récemment publié Dans l’intimité de Sapiens. Vivre, il y a 40 000 ans (éditions Alisio).
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

Nicolas Teyssandier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.04.2025 à 17:36
« Fort Knox numérique » : le pari risqué du bitcoin en réserve stratégique des États-Unis
Texte intégral (2128 mots)

Le plan de Donald Trump d’ajouter le bitcoin au bilan de la Réserve fédérale est sans précédent. Audace visionnaire ou pari risqué ? Côté audace : Trump. Côté prudence : la Réserve fédérale des États-Unis.
En mars 2025, Trump signe un décret exécutif (« executive order ») établissant une réserve stratégique de bitcoins. Il vise à reconnaître officiellement le bitcoin comme un actif de réserve. Il prévoit aussi d’inclure dans cette réserve d’autres cryptoactifs : l’éther, le XRP, le solana et le cardano. Ce qui avait alors fait grimper leur valeur sur les marchés. Concrètement, la banque centrale des États-Unis – la Réserve fédérale (communément nommée la Fed) – pourra utiliser la cryptomonnaie pour prêter à des banques ou pour intervenir sur le marché des changes.
Cette réserve sera initialement financée par les bitcoins que le gouvernement américain possède déjà, principalement issus de saisies judiciaires dans des affaires de cybercriminalité ou de blanchiment d’argent. Par exemple, en novembre 2021, le ministère de la justice a annoncé la saisie de plus de 50 676 bitcoins liés à des activités illégales sur le marché du Darknet, Silk Road. Plutôt que de les revendre, ces actifs sont conservés dans une logique de placement à long terme. Le décret de Trump demande également aux agences concernées d’explorer des moyens « budgétairement neutres » pour acquérir du bitcoin, c’est-à-dire sans coûts nouveaux pour les contribuables.
En positionnant le bitcoin comme de « l’or numérique », l’administration Trump présente cette mesure comme une innovation audacieuse. Ce pari suscite un scepticisme important de la part des banquiers centraux et des régulateurs. Ces derniers alertent sur les obstacles juridiques et les risques pour la stabilité financière. Dans cet article, nous examinons le pari de Trump sur le bitcoin, ainsi que la réponse des institutions américaines, des régulateurs et des autorités financières mondiales, pour en évaluer la faisabilité et les implications.
Réserve stratégique de bitcoin
La note de la Maison Blanche souligne que le gouvernement crée une Réserve stratégique avec les bitcoins qu’il possède déjà, principalement issue de saisies judiciaires. Si, jusqu’à présent, ces bitcoins étaient vendus aux enchères sans véritable stratégie, ces avoirs seront dorénavant consolidés comme une réserve de valeur à long terme, à l’image d’un « Fort Knox numérique ». Le décret autorise même les secrétaires du Trésor et du commerce à élaborer des moyens d’acquérir du bitcoin supplémentaire, sans frais pour les contribuables, laissant la porte ouverte à des achats futurs en fonction des conditions du marché.
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Cette initiative concrétise la promesse de campagne de Trump de faire de l’Amérique « la capitale mondiale de la cryptomonnaie ». Trump présente cette réserve comme la partie d’une stratégie plus large pour exploiter les actifs numériques en faveur de la prospérité nationale. Les partisans de cette initiative affirment qu’en centralisant et en conservant (holding) le stock de bitcoins détenu par le gouvernement, les États-Unis pourraient bénéficier d’une appréciation de valeur à long terme. L’idée : contribuer à la réduction de la dette nationale et des déficits.
Le Bitcoin Act vise à codifier la vision de Trump en loi. Ses défenseurs affirment qu’une réserve de bitcoins permettra de « renforcer le bilan financier de l’Amérique et d’alléger notre dette nationale ».
« Nous n’avons pas le droit de détenir du bitcoin »
Malgré cette ambition, le pari audacieux de Trump doit faire face à une réalité préoccupante : la Réserve fédérale des États-Unis (ou Fed) est légalement interdite de détenir du bitcoin. Elle est limitée dans la détention d’actifs, de titres du Trésor américain et de titres adossés à des créances hypothécaires, conformément au Federal Reserve Act. L’indépendance de la Fed et les statuts existants limitent la portée de ce plan sans changements législatifs. Ce conflit entre une vision exécutive et des limites institutionnelles constitue le cœur du débat.

La Fed gère la politique monétaire d’Oncle Sam. Elle détient des actifs de réserve comme les bons du Trésor et les certificats en or. Elle a accueilli l’idée d’intégrer le bitcoin à son bilan avec une grande retenue. Le président de la Fed, Jerome Powell, a déclaré sans équivoque :
« Nous n’avons pas le droit de détenir du bitcoin [… et] nous ne cherchons pas à modifier la loi. »
Cette résistance institutionnelle met en évidence un obstacle majeur. Le décret présidentiel s’applique à l’exécutif, ce qui permet à des agences comme le département du Trésor de créer une réserve en bitcoins. Le Trésor, en tant que branche exécutive, gère les revenus du gouvernement. Il administre également des fonds tels que le Treasury Forfeiture Fund, qui s’occupe des actifs saisis par des agences comme l’Internal Revenue Service (IRS) et le département de la sécurité intérieure (DHS).
Alors que le Trésor peut gérer des réserves fiscales, la Fed gère les réserves monétaires servant à la politique économique. Leurs rôles et contraintes sont profondément différents.
Volatilité et stabilité
La volatilité notoire du bitcoin est au cœur de la prudence exprimée par les autorités monétaires. Un actif de réserve monétaire est généralement censé être un stock de valeur stable et très liquide en cas de crise – des qualités que possèdent les actifs tels que le dollar américain, les bons du Trésor ou l’or.
Les cryptomonnaies, en revanche, ont affiché des fluctuations de prix extrêmes. Les responsables de la Réserve fédérale ont souligné que la cryptomonnaie est « rarement utilisée comme de l’argent réel » et est plutôt largement spéculative. Le Fonds monétaire international (FMI) a mis en garde contre le fait que l’adoption rapide des cryptomonnaies peut nuire à la stabilité monétaire. Début 2023, le conseil d’administration du FMI a exhorté les pays à « protéger leur souveraineté monétaire et à ne pas accorder aux cryptoactifs le statut de monnaie officielle ou de monnaie légale ».
Les États-Unis seuls au monde
L’initiative audacieuse du président Trump d’établir une réserve stratégique de bitcoins a sans conteste accéléré le débat sur l’intégration des actifs numériques dans les réserves gouvernementales. Ce projet novateur soulève des questions cruciales sur la légalité, sur la sécurité et sur l’avenir de la monnaie.
Aucun autre pays du G7 n’inclut actuellement les cryptomonnaies parmi ses actifs de réserve. Des institutions, telles que la Réserve fédérale et le Fonds monétaire international, demeurent profondément sceptiques quant à leur intégration. Les cryptomonnaies comme le bitcoin ne sont pas incluses dans ces actifs autorisés, ce qui signifie que leur intégration nécessiterait des amendements législatifs. En conséquence, la gestion de cette réserve de cryptoactifs incomberait probablement au département du Trésor des États-Unis, par l’intermédiaire du Fonds de confiscation du Trésor.
Le pari de Trump sur le bitcoin confronte une idée novatrice face aux principes fondamentaux de gestion conservatrice des réserves. Ce pari est à haut risque : une réussite pourrait placer les États-Unis à l’avant-garde de la révolution financière technologique, tandis qu’un échec pourrait entraîner des pertes financières ou nuire à la réputation économique du pays.

Suwan Long ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.04.2025 à 17:35
Choisir un prénom : les références aux saints en voie de disparition ?
Texte intégral (1806 mots)
Vers 1900, la quasi-totalité des bébés recevait un prénom dérivé ou proche de celui d’un saint catholique. Ils ne sont plus qu’un quart aujourd’hui dans ce cas.
Quelle que soit la source consultée, du calendrier des Postes à la liste des saints de la Conférence des évêques de France, on constate que la proportion de bébés nés en France et recevant un prénom de saint catholique diminue au cours du dernier siècle.
La chute a commencé plus tôt pour les bébés filles. Vers 1900, la quasi-totalité des bébés recevait un prénom dérivé ou proche de celui d’un saint catholique (la ligne pointillée du graphique ci-dessous compare les quatre premières lettres des prénoms – où Marinette et Louison sont associés à Marie et Louis). La loi obligeait à ce choix : il fallait donner un prénom « en usage dans les différents calendriers » ou un prénom inspiré de l’histoire antique.
Aujourd’hui, environ un quart des bébés, au grand maximum, reçoivent le prénom d’un saint catholique. Une fille sur dix reçoit l’un des prénoms du calendrier de la Poste.

Une référence aux calendriers qui décroît
On peut expliquer cette diminution de différentes manières. En faisant référence à la sécularisation de la société française dans laquelle l’Église romaine joue un rôle moindre, concurrencée par d’autres institutions. Rappelons qu’en 2019-2020, 25% des Français se déclaraient catholiques contre 43% en 2008-2009. Mais on peut faire référence aussi au goût parental pour la nouveauté : or les prénoms des Saints ont de grande chance d’être des prénoms démodés, puisqu’ils étaient donnés par les générations précédentes.
On peut enfin insister sur la libéralisation du choix (effective depuis 1993 mais en gestation depuis plusieurs décennies), qui permet aux parents de sortir de la référence aux « usages des différents calendriers ». La diversification religieuse joue sans doute un rôle, aussi : il est évident que le répertoire catholique n’est pas celui de l’islam ou du bouddhisme.
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On peut aborder cette diminution autrement, en s’intéressant au jour de naissance : est-ce que les parents dont l’enfant naît le jour de la Saint-X donnaient souvent le nom du Saint du jour à leur enfant ? Y avait-il beaucoup de Marie le 15 août et de Valentin le 14 février, de Xavier le jour de la saint Xavier ?
Pour cela, il nous faut une grande liste nominative, comprenant le prénom et le jour de naissance. On dispose du Fichier des personnes décédées, qui nous donne l’identité des personnes décédées en France depuis 1970, qui sont près de 29 millions. Ce fichier n’est pas une source parfaite : il est sans doute assez représentatif pour les naissances des générations 1910-1960 mais il ne contient que les décès très précoces des générations plus récentes.
Comme le montre le graphique suivant, certains prénoms sont plus souvent donnés le jour de la fête du Saint (ou de l’équivalent, comme Noël), d’autres échappent à cet attracteur. Dans le Fichier des personnes décédées, on trouve environ 4 000 Marie nées un 15 janvier ou un 2 juin. Mais près de 9 000 nées un 15 août, jour aussi visible pour les Marie en deuxième prénom.
Il va naître beaucoup plus de Joseph le jour de la Saint Joseph (et tout au long du mois de mars) que lors d’un jour quelconque de l’année. Si dans le Fichier des personnes décédées il nait environ 25 Valentin un 3 juillet, c’est 200 le 14 février.
Les Victoire sont visibles le jour de la Sainte-Victoire, mais aussi, pour une raison historique précise, le 11 novembre 1918 : les quelque 230 bébés filles nés un 11 novembre et ayant reçu le prénom Victoire que l’on trouve dans le Fichier des personnes décédées sont nés le 11 novembre 1918.
Des choix de prénoms de plus en plus libres
En explorant la distribution d’autres prénoms, comme Stéphane ou Arnaud, nous serions bien en peine de déceler quel est le jour de leur fête. Ce jour n’attire pas plus les parents qu’un autre jour de l’année. C’est peut-être parce que les parents qui choisissent ces prénoms sont éloignés des références catholiques (ils choisissent, au milieu du XXe siècle, un prénom qui est alors un prénom « neuf »). Mais pourquoi alors le prénom Stéphanie est-il largement plus attribué le jour de la Saint-Étienne (Étienne étant une version latinisée du Stéphane grec) quand ce n’est pas le cas de Stéphane ?
Dans le graphique précédent, j’ai calculé le nombre de naissances par jour, en faisant abstraction de l’année de naissance. J’agrège des individus nés en 1910 et d’autres nés en 1947 ou en 1972 : la seule chose qui m’intéresse, c’est le jour, 1e avril ou 15 juin…
Ensuite, si l’on s’intéresse à l’évolution dans le temps et que l’on considère l’ensemble des prénoms, que se passe-t-il ? À mesure que les parents cessent de nommer leurs enfants d’après les saints catholiques, la pratique consistant à choisir beaucoup plus fréquemment le prénom du saint du jour de la naissance disparaît.

Les personnes nées au début du XXe siècle avaient entre 4 et 5 fois plus de chance d’être nommées « Z » si elles naissaient le jour de la Saint-Z qu’un autre jour de l’année. Pour les personnes nées dans les années 1980 (et déjà décédées) il n’y a plus d’effet « Saint du jour ».
La disparition a été plus lente sur les seconds prénoms, ces prénoms invisibles, connus du seul entourage proche : ces prénoms sont souvent des prénoms d’une génération plus âgée (cousines et cousins, grands-parents, oncles et tantes) et de plus associés au parrainage et donc à un saint protecteur.
On peut même penser qu’aujourd’hui naître le jour de la Saint-Z conduit les parents à éviter ce prénom : le choix du prénom se vit parfois comme un choix libre, entièrement libre.

Baptiste Coulmont ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.04.2025 à 17:34
Fin de l’ARENH : comment l’électricité nucléaire française a basculé dans le marché
Texte intégral (2686 mots)
L’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), particularité du marché français de l’électricité introduite en 2010 suite à l’intégration de la France aux marchés européens de l’énergie, doit prendre fin courant 2025. Retour sur l’histoire d’un dispositif controversé, mais trop souvent mal compris.
Le 31 décembre 2025, prendra fin une disposition spécifique au marché français de l’électricité, l’Accès régulé au nucléaire historique (ARENH). Cette disposition, mise en place en 2011, permettait aux fournisseurs concurrents de EDF d’accéder à un volume total d’électricité nucléaire de 100 TWh à un prix fixe de 42 euros par mégawatt-heure (MWh).
Régulièrement présentée par ses détracteurs soit comme une injonction autoritaire des autorités européennes, soit comme une spoliation d’EDF, les objectifs et les modalités de cette disposition sont souvent mal connus et incompris. Revenons sur l’histoire de ce dispositif.
Aux origines de l’ARENH
L’intégration de la France aux marchés de l’énergie européens après leur libéralisation a entraîné une hausse des prix à partir de 2004. Les clients industriels français se sont fortement mobilisés pour être protégés de cette hausse, suite à quoi l’État a mis en place un nouveau tarif réglementé pour les entreprises en 2006. La même logique a prévalu lors de l’ouverture des marchés pour les particuliers en 2007, l’État a décidé de maintenir un tarif réglementé calculé sur la base des coûts de production.
Or, la hausse des prix sur les marchés de gros a produit un effet de « ciseau tarifaire ». Il empêchait les fournisseurs alternatifs, qui achetaient l’électricité sur le marché de gros, de se développer. En effet, ces derniers n’avaient pas la capacité de rivaliser avec le tarif réglementé et les offres de EDF, fondés sur les coûts plus compétitifs du nucléaire historique.
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Ainsi, la volonté politique de protéger les entreprises et les consommateurs par le tarif a alors entraîné un blocage de l’ouverture à la concurrence. L’ARENH a été créé dans ce contexte : il permettait de respecter l’engagement européen de développer la concurrence, tout en permettant de restituer aux consommateurs français l’avantage économique du nucléaire historique.
Un mécanisme utile, mais progressivement fragilisé
Le choix du mécanisme a été motivé par un souci de continuité avec les équilibres économiques qui existaient avant la libéralisation. Il a effectivement permis aux consommateurs français de bénéficier de l’avantage économique du nucléaire existant, tout en leur évitant d’être exposés aux variations du prix de marché de gros européen, quels que soient l’offre tarifaire et le fournisseur. La distribution du volume ARENH aux fournisseurs alternatifs est très encadrée en amont et en aval, pour éviter qu’ils tirent un bénéfice immédiat en revendant l’électricité sur le marché de gros. Elle ouvre à des règlements financiers en cas d’écart avec les besoins du portefeuille de clients.
Néanmoins, le mécanisme a rencontré plusieurs configurations inattendues qui l’ont fragilisé. En 2015, le prix du marché de gros européen, en baisse, est passé en dessous du prix fixé pour l’ARENH. Dans cette situation, l’ARENH a perdu de son intérêt pour les fournisseurs alternatifs.
Cette alternative a révélé le caractère asymétrique du dispositif : il ne garantit pas la couverture des coûts d’EDF en cas de baisse des prix de marché en dessous du tarif de l’ARENH. En novembre 2016, des fluctuations des prix des contrats à terme, ont permis aux fournisseurs alternatifs de réaliser des arbitrages financiers impliquant l’ARENH.
Cette période de prix bas sur les marchés de gros a aussi permis aux fournisseurs alternatifs de développer leurs parts de marché, qu’ils ont conservées quand les prix ont remonté à partir de 2018.
En 2019, le volume de 100 TWh prévu par la loi ne permettait pas de couvrir tous les besoins en nucléaire des fournisseurs alternatifs (130 TWh). Un écrêtement de l’ARENH a alors été mis en place. Ce rationnement a eu pour effet de renchérir les coûts d’approvisionnement des fournisseurs alternatifs, dans la mesure où une partie de l’électricité d’origine nucléaire de EDF devait être achetée au prix du marché de gros pour compléter le volume d’ARENH manquant.
Ces derniers ont dû ajuster leurs contrats de fourniture en conséquence. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) a augmenté en 2019 les tarifs réglementés de l’électricité pour refléter ces nouveaux coûts d’approvisionnement, pour que le tarif réglementé reste « contestable » (qu’il puisse être concurrencé) par les fournisseurs alternatifs. Un des effets de l’écrêtement est de revaloriser l’énergie nucléaire, dont une partie est désormais vendue par EDF au niveau du prix de marché, supérieur au tarif de l’ARENH.
Un avantage pour EDF face à la concurrence
La loi énergie-climat de 2019 prévoyait une augmentation du volume d’ARENH à 150 MWh de façon à mettre fin à l’écrêtement. En parallèle, il était envisagé d’augmenter son prix de façon à suivre la hausse des coûts du parc nucléaire. Le projet HERCULE de restructuration de l’entreprise, initié pour améliorer la valorisation financière de l’entreprise, était aussi une opportunité pour repenser le mécanisme ARENH et le rendre symétrique, garantissant à EDF un niveau de revenu minimal en cas de baisse des prix.
Or le projet HERCULE a été abandonné face à la mobilisation syndicale car il portait atteinte à la cohérence de l’entreprise. Les modifications de l’ARENH ont été aussi abandonnées à cette occasion. Constatant que le prix de marché de gros suivait une tendance à la hausse, EDF avait plus à gagner à ce que l’ARENH ne soit pas modifié : elle pouvait gagner davantage grâce à l’écrêtement qu’avec une hypothétique réévaluation du prix de l’ARENH.
C’est donc avec un dispositif déséquilibré et asymétrique que le secteur électrique français a abordé la crise européenne de l’énergie en 2022. Du fait de la hausse des prix du gaz, une hausse des prix des contrats d’électricité à terme pour l’année 2022 a été observée dès le début de l’automne 2021.
Le gouvernement a alors décidé de mettre en place un bouclier tarifaire pour éviter que cette hausse n’affecte trop les consommateurs finaux – et éviter une crise politique dans un contexte préélectoral.
De la crise énergétique à l’« ARENH+ »
Pour réduire les surcoûts pour l’État et pour protéger les entreprises, il a aussi envisagé d’augmenter le volume d’ARENH pour répondre à une demande de 160 TWh. Réduire l’écrêtement de l’ARENH, permet de réduire l’achat d’électricité sur le marché de gros, ce qui réduit d’autant les factures de tous les clients, et donc le coût du bouclier tarifaire. Les négociations avec EDF ont retardé la décision.
Un « ARENH+ » a finalement été acté par le gouvernement en janvier 2022 pour la période de mars à décembre 2022. Au final, cette réduction d’écrêtement de l’ARENH a bien eu l’effet recherché par l’État, qui était de réduire le niveau des factures pour l’ensemble des consommateurs.
Néanmoins, compte tenu de son déploiement tardif, cette extension de l’ARENH à hauteur de 20 TWh supplémentaires a obligé EDF à racheter l’électricité nécessaire au prix de marché pour la revendre à un prix de 46 euros par MWh. Pour EDF, le coût direct était d’environ 4 milliards d’euros.
Un contexte critique pour le nucléaire d’EDF
Cette extension de l’ARENH est intervenue dans un contexte critique pour EDF. De nombreuses centrales nucléaires étaient indisponibles. La maintenance des centrales nucléaires a été retardée par la crise du Covid-19, la détection de problèmes inédits de corrosion sous contrainte ayant entraîné l’arrêt de nombreux réacteurs.
S’ajoute à cela la sécheresse des étés 2021 et 2022, qui a réduit les réserves d’eau dans les barrages et la production d’électricité d’origine hydroélectrique et nucléaire. Au cours de l’année 2022, EDF a dû importer de l’électricité aux pays européens voisins à des prix extrêmement élevés.
A l’automne 2022, le mécanisme de formation des prix sur le marché de gros européen s’est trouvé au cœur des débats en Europe et en France : il était question de limiter son influence sur la facture du consommateur. Paradoxalement, en France, le débat s’est alors focalisé sur l’ARENH. La commission d’enquête parlementaire « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France » a alors été l’occasion, pour les anciens dirigeants d’EDF, de condamner l’ARENH, accusé d’avoir appauvri EDF et d’être responsable de la dépendance énergétique de la France.
L’extension de l’ARENH n’a pas été renouvelée pour 2023 et 2024, même si la demande d’ARENH est restée élevée, s’élevant alors à 148 TWh. De ce fait, les clients français ont acheté, directement ou indirectement, une large partie de l’électricité nucléaire de EDF au prix de marché de gros européen, exceptionnellement élevé. Ces deux années se sont donc avérées très profitables pour EDF, dont la disponibilité des centrales nucléaires s’est améliorée.
Un nouveau mécanisme qui expose davantage les acteurs aux aléas du prix de marché
Dans l’intervalle, le ministère de la transition a travaillé au remplacement de l’ARENH par un autre mécanisme symétrique. L’idée était de transposer au nucléaire historique les « contrats pour différence (CFD) symétriques », utilisés en Europe pour les énergies renouvelables.
Ce mécanisme devait permettre de garantir un complément de prix par rapport au marché de l’électricité, sécurisant ainsi la rémunération du producteur. Inversement, si le prix du marché augmente, l’État récupère l’écart, qu’il peut redistribuer aux consommateurs.
En parallèle, EDF a défendu un autre mécanisme, qui consistait à supprimer l’ARENH et à taxer les profits d’EDF quand ils dépassent un certain niveau. Bruno Le Maire a officialisé, en novembre 2023, l’arbitrage en faveur de ce second mécanisme, désormais validé dans le cadre de la Loi de Finance 2025.
L’électricité nucléaire sera donc vendue sur le marché et l’État pourra taxer EDF à hauteur de 50 % si les prix de marché dépassent un premier seuil calculé à partir des coûts complets de EDF – avec une marge non encore fixée – puis d’écrêter ses revenus en cas dépassement d’un second seuil. Les revenus issus de ce prélèvement devraient alors être redistribués de façon équitable entre les consommateurs.
Au-delà des incertitudes liées à la définition des seuils et des modalités de redistribution, le nouveau mécanisme valorise l’énergie nucléaire au prix de marché. EDF reste exposée au marché, mais conserve la possibilité de bénéficier des rentes générées par le nucléaire historique, pour financer ses investissements, en particulier dans le nucléaire futur. La préférence d’EDF pour ce second mécanisme tient aussi au fait qu’il permet d’accroître l’autonomie stratégique de l’entreprise tout en préservant sa cohésion organisationnelle.
Les clients industriels, les associations de consommateurs soulignent à l’inverse qu’il conforte l’entreprise dans sa position dominante et les prive d’une sécurité économique. Le mécanisme redistributif proposé risque d’introduire d’importantes inégalités dues à la diversité des formes d’approvisionnement. Ces consommateurs anticipent aussi des hausses des prix en janvier 2026, qui pourraient mettre en danger la dynamique d’électrification, clef de voûte de la décarbonation.
Ainsi, l’ARENH a joué un rôle essentiel dans la stabilité des prix de l’électricité pendant 15 ans, y compris pendant la crise énergétique, même si l’écrêtement en a limité les effets protecteurs. Sa complexité, ses fragilités techniques, et son statut ambivalent ont été autant de faiblesses mises en valeur dans le débat public pour affaiblir sa légitimité. L’abandon de l’ARENH a pour effet d’accroître la place du marché dans la formation du prix, et donc d’accroître les incertitudes économiques pour l’ensemble des acteurs.
L’auteur remercie Ilyas Hanine pour sa relecture.

Thomas Reverdy n’a pas reçu de financement de recherche en relation avec le thème de cet article. Par ailleurs, il a reçu des financements de l’État, de l’Ademe et de producteurs d’énergie pour diverses recherches sur les politiques énergétiques et le pilotage de projet.
15.04.2025 à 17:33
Arménie-Azerbaïdjan : les nombreuses limites d’un accord « historique »
Texte intégral (3971 mots)
En position de force depuis sa victoire décisive au Haut-Karabakh en septembre 2023, l’Azerbaïdjan a ajouté au dernier moment deux conditions à la signature de l’accord de paix avec l’Arménie dont les deux parties avaient annoncé la finalisation le 13 mars dernier. L’entrée en vigueur d’un tel texte freinerait, en effet, les ambitions militaires du régime de Bakou…
Le 13 mars dernier, les chancelleries occidentales, russe et iranienne, ainsi que de nombreux grands médias internationaux saluaient l’annonce de la finalisation d’un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Après plus de trois décennies de conflit et plusieurs guerres meurtrières, on avait envie d’y croire.
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Citant une source occidentale anonyme, au fait du contenu des négociations, qui se tiennent toujours à huis clos, OC media révélait que le document en 17 points avait pu être finalisé grâce aux concessions faites par l’Arménie sur les deux derniers articles qui restaient en suspens : l’abandon mutuel de toutes les poursuites judiciaires auprès des instances internationales, et le retrait de toute force tierce aux frontières interétatiques, référence faite à la mission d’observation de l’UE actuellement déployée en Arménie.
Mais le soufflé est vite retombé : quelques heures plus tard, le pouvoir de Bakou s’est empressé d’ajouter deux préconditions à la signature du traité : l’Arménie doit amender sa Constitution pour en retirer toute référence au Haut-Karabakh ; et le groupe de Minsk de l’OSCE doit être dissous.
Face à Erevan, qui a signifié sa volonté de signer l’accord sans conditions, Bakou renvoie ainsi aux calendes grecques l’échéance d’une normalisation entre les deux pays.
Un contexte très tendu
Tout observateur des relations arméno-azerbaïdjanaises aura pu constater le contexte particulièrement tendu dans lequel était survenue l’annonce de la finalisation du traité de paix. En effet, les récents développements semblaient indiquer la préparation d’une attaque imminente de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie.
Des mois durant, Bakou avait accusé Erevan de violer le cessez-le-feu tout en exerçant une pression militaire continue à la frontière, appuyée par une rhétorique belliqueuse vis-à-vis du gouvernement de Nikol Pachinian, que le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, n’hésite pas à traiter de fasciste. À peine quelques heures avant l’annonce du 13 mars, Aliev tenait un discours plein d’amer ressentiment contre l’Arménie et accusait les Européens et des figures de l’administration Biden, qui venait de quitter le pouvoir à Washington, de parti pris anti-azerbaïdjanais. Il est vrai que l’Azerbaïdjan tente d’amadouer l’administration Trump, dont il se préparait à recevoir l’envoyé spécial, Steve Witkoff, en mission diplomatique dans la région.
Depuis le 13 mars, les tensions n’ont pas tari. L’Azerbaïdjan continue d’affirmer que l’Arménie viole le cessez-le-feu, accusations que l’Arménie réfute systématiquement. Le 31 mars, des tirs azerbaïdjanais ont causé des dégâts dans le village arménien frontalier de Khnatsakh, situé dans la région du Syunik, où les populations vivent dans la crainte permanente d’une invasion militaire azerbaïdjanaise.
Alors que ces informations contradictoires peuvent prêter à confusion, il convient de rappeler que, d’une part, toute signature d’un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sera tributaire de la volonté politique des parties d’agir concrètement pour la paix et, d’autre part, que le document, s’il est un jour signé et ratifié, ne sera qu’un accord-cadre énonçant des principes de la relation bilatérale, sans toucher aux enjeux fondamentaux. S’il permet de donner une impulsion positive au processus de normalisation, il ne sera pas en lui-même une garantie de stabilité et de paix.
Contexte historique
L’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux anciennes républiques soviétiques, ont acquis leur indépendance vis-à-vis de l’URSS au moment de l’effondrement de celle-ci alors qu’elles étaient en guerre : entre 1988 et 1994, les deux pays ont combattu pour la région disputée du Haut-Karabakh, une enclave autonome majoritairement arménienne, placée au sein de la RSS d’Azerbaïdjan par le pouvoir soviétique dans les années 1920.
Le conflit, qui mena à l’expulsion de tous les Arméniens d’Azerbaïdjan et de tous les Azéris d’Arménie et du Haut-Karabakh, se solda en 1994 par une victoire militaire des forces arméniennes. Celles-ci avaient non seulement réussi à assurer le contrôle du Haut-Karabakh, qui proclama son indépendance, mais également occupé sept districts adjacents qui ne faisaient pas l’objet du contentieux initial.
À partir du cessez-le-feu de 1994, les négociations visant à résoudre le conflit se sont déroulées dans le cadre multilatéral de l’OSCE, par le biais d’un groupe de médiation, le groupe de Minsk, co-présidé par la Russie, les États-Unis et la France, devant accompagner l’Arménie et l’Azerbaïdjan vers un réglement pacifique. À plusieurs reprises, les parties s’étaient rapprochées d’un accord, notamment en 2001, lors des pourparlers de Key West, en 2007, lors de l’adoption des Principes de Madrid et à l’occasion du sommet de Kazan en 2011. Tous avaient été considérés en leur temps comme « historiques ». Ces tentatives diplomatiques ont toutes échoué.
Le 27 septembre 2020, l’Azerbaïdjan, ayant acquis une prédominance militaire sur l’Arménie et profitant d’une conjoncture internationale propice, marquée par la pandémie du Covid-19 et la campagne présidentielle aux États-Unis, attaquait le Haut-Karabakh. Dans une guerre fulgurante de 44 jours, Bakou obtint une victoire décisive.
En vertu de l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020, négocié sous les auspices de la Russie, l’Arménie perdait les trois quarts des territoires contrôlés jusqu’alors par ses forces dans la région et était contrainte de retirer ses soldats de l’enclave, au profit d’une force de maintien de la paix russe, laissant la région encerclée par l’armée azerbaïdjanaise. Le nouveau statu quo reconfigurait complètement l’architecture de sécurité sur le terrain.
Fragilisé militairement et politiquement, le gouvernement arménien se voyait incapable de défendre le statut des Arméniens du Haut-Karabakh dans les négociations avec l’Azerbaïdjan. La Russie, son alliée stratégique, ayant fait défaut dans la dissuasion des menaces et attaques azerbaïdjanaises, l’Arménie n’avait d’autre option que d’accepter des concessions douloureuses.
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Fort de sa victoire militaire, Bakou resserrait l’étau sur ce qui restait du Haut-Karabakh arménien, rendant la vie de la population locale intenable. À partir de décembre 2022, l’Azerbaïdjan assiégea le Haut-Karabakh. Le 19 septembre 2023, au bout d’un blocus de neuf mois, Bakou lançait une offensive éclair sur l’enclave, poussant à l’exode toute la population restante, soit plus de 100 000 Arméniens (sur les 150 000 qui y habitaient avant la guerre de 2020).
Portant un coup dévastateur aux Arméniens, ces développements ouvraient néanmoins, paradoxalement, une voie pour la normalisation des relations bilatérales. En effet, Bakou ayant obtenu tout ce qu’il désirait et bien plus encore, il ne restait plus d’obstacle objectif pour signer un accord de paix avec l’Arménie. Cette dernière avait été contrainte d’abandonner toute revendication sur le Haut-Karabakh, ce qui engagea le gouvernement arménien dans un virage géopolitique et idéologique considérable, le gouvernement de Nikol Pachinian tentant de se dégager de l’influence russe et de rétablir des relations diplomatiques avec la Turquie, un soutien inconditionnel de l’Azerbaïdjan qui avait fermé sa frontière avec l’Arménie en 1993 et avait été déterminant dans la victoire de Bakou en 2020.
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Force est de constater que plus d’un an et demi après la disparition du Haut-Karabakh arménien, les parties n’ont pas résorbé le conflit qui les oppose. Celui-ci s’est en effet déplacé sur le terrain arménien. Vulnérable aux menaces et attaques de l’Azerbaïdjan, dont les incursions en mai 2021 et en septembre 2022 ont résulté en l’occupation de plus de 200 km2 de territoire souverain de l’Arménie, Erevan est, des deux parties, celle qui a le plus intérêt à un traité de paix dans lequel elle voit un possible pare-feu à de nouvelles violations de son intégrité territoriale.
Face aux demandes de Bakou d’ouvrir ce qu’il appelle le « corridor de Zanguezour », un corridor extraterritorial devant relier l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan, séparée par l’Arménie, Erevan a tracé une ligne rouge : toute circulation sur son territoire devra être soumise au contrôle par ses propres forces de sécurité (excluant par la même occasion toute implication des forces de sécurité russes ou d’un quelconque régime d’exemption extraterritorial).

Bakou, de son côté, tire un avantage de la situation actuelle et de sa prédominance face à l’Arménie. En exigeant de l’Arménie qu’elle amende sa Constitution, l’Azerbaïdjan rend la signature de l’accord incertaine. De ce fait, il peut maintenir l’ambiguïté sur son respect des frontières de l’Arménie, justifiant sa présence militaire sur le territoire arménien par l’absence d’un tracé de frontières qui ferait autorité.
Deux préconditions pour un texte d’accord réduit à peau de chagrin
Si la dissolution du groupe de Minsk peut être décidée sans grande difficulté, l’amendement de la Constitution arménienne n’est pas une mince affaire.
Toute démarche en ce sens devra se faire après les élections parlementaires de 2026, quand Nikol Pachinian cherchera à se faire réélire. Alors qu’il l’a mis à l’agenda après sa possible réélection, il sera extrêmement périlleux pour Pachinian de faire campagne sur un projet si ouvertement associé à une demande explicite de Bakou. Par ailleurs, un tel amendement demanderait la tenue d’un référendum national dont les exigences légales sont extrêmement strictes (25 % de tous les électeurs inscrits devraient voter oui) et dont rien ne garantit l’issue.
Le préambule de la Constitution arménienne mentionne la Déclaration d’indépendance de l’Arménie, adoptée en 1990, qui à son tour renvoie à l’acte d’unification décidé en 1989 par les autorités soviétiques arméniennes et celles du Haut-Karabakh. Celui-ci a en réalité été caduc dès les années 1990 puisque l’Union soviétique s’est effondrée et que le Haut-Karabakh a proclamé son indépendance, et non son intégration à l’Arménie. Une indépendance qu’Erevan n’a d’ailleurs jamais reconnue, afin de ne pas compromettre les négociations établies avec Bakou. Il n’en demeure pas moins que Bakou considère qu’en l’état le document constitue un défi à son intégrité territoriale.
Le gouvernement arménien a tenté de résoudre ce problème en faisant appel à la Cour constitutionnelle de la République d’Arménie qui, dans une décision datant du 26 septembre 2024, jugeait que le préambule ne pouvait constituer un obstacle légal à la validité de la décision de l’Arménie de signer avec Bakou l’accord de paix où le Haut-Karabakh serait reconnu comme faisant partie intégrante de l’Azerbaïdjan. Mais cela non plus n’a pas satisfait Bakou.
Au-delà de ces préconditions, le contenu de l’accord, qui n’est à ce jour pas rendu public, est de toute évidence très limité. Les questions de l’ouverture des communications, du processus de délimitation et de démarcation des frontières, ainsi que le gros point clivant du « corridor du Zanguezour », que Bakou continue de demander hors le cadre du traité, ne sont pas abordés. Ils sont pourtant décisifs dans la poursuite des négociations. Il n’y est pas non plus fait mention du Haut-Karabakh ou du sort de sa population déplacée, ni d’un quelconque processus de réconciliation des deux sociétés.
Bref, le document se contente d’énoncer des principes cadres de la relation bilatérale - tels que la reconnaissance mutuelle des frontières, l’abandon de toutes revendications territoriales et l’établissement des relations diplomatiques - et contourne les principaux différends qui continuent d’opposer les parties. Même ainsi, et malgré les dernières concessions arméniennes, il demeure en suspens.
L’Azerbaïdjan veut-il réellement la paix ?
C’est peut-être la question fondamentale à se poser. Un État autocratique qui s’est construit sur, et avec la guerre, peut-il prendre le risque de la paix ?
Quel serait le projet politique alternatif au nationalisme ethnique et guerrier dont le gouvernement d’Ilham Aliev s’est fait le chantre et qui irrigue la société azerbaïdjanaise ? C’est ce dilemme que pointait dans un article le chercheur azerbaïdjanais et activiste pour la paix Bahruz Samadov quelques semaines avant de se faire arrêter et emprisonner par Bakou pour « haute trahison ». Il y soulignait que « pour la société azerbaïdjanaise, le conflit du Haut-Karabakh a été pendant des décennies la cause nationale, servant d’outil majeur de dépolitisation ».
La victoire définitive de 2023 et la « restauration de l’intégrité territoriale » du pays ont créé pour le pouvoir un vide idéologique que celui-ci a cherché à combler par un discours anti-occidental et anti-libéral. Mais ce discours ne fonctionne que s’il repose sur un sentiment anti-arménien. La dénonciation du soutien supposé (et fantasmé) des Occidentaux à l’Arménie est corrélée à la construction de l’Arménien comme figure absolue de l’altérité et la cause de tous les maux touchant les Azéris.
Erevan a beau multiplier les gages de bonne volonté — reconnaissance du Haut-Karabakh comme faisant partie intégrante de l’Azerbaïdjan, rétrocession unilatérale de quatre villages frontaliers à Bakou, concessions majeures sur le texte de l’accord de normalisation… —, Ilham Aliev avance toujours plus de griefs contre Erevan. Le discours public du leader azerbaïdjanais, repris par les médias du pays, totalement contrôlés par l’État, est saturé de références irrédentistes à l’« Azerbaïdjan occidental » – autrement dit l’Arménie actuelle – aux prétendus « génocides » perpétrés par les Arméniens contre les Azéris, puisant dans un renversement en miroir dans l’historiographie du génocide des Arméniens de 1915, dont l’Azerbaïdjan est le premier des négationnistes, et allant jusqu’à refuser à l’Arménie le droit de s’armer. Ces discours sont accompagnés, depuis la reprise violente du Haut-Karabakh en 2023, par une répression effrénée de toute voix indépendante à l’intérieur de l’Azerbaïdjan, qu’elle provienne de journalistes, de militants pour la paix ou d’activistes de la société civile.
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Malgré tout cela, l’Azerbaïdjan continue d’occuper un espace géopolitique important aussi bien pour la Russie que pour l’UE qui, ayant augmenté ses importations de gaz azerbaïdjanais, lui offre un traitement de faveur comparé à d’autres autocraties d’Europe orientale, comme le Bélarus. Les attaques contre les Arméniens en 2020, 2022, 2023 et les menaces répétées n’entraînent aucune conséquence matérielle pour Bakou, aucun début de sanction. Bien au contraire, le pays, riche en hydrocarbures, a accueilli la COP29 en novembre dernier. Les leaders et investisseurs européens continuent de visiter l’Azerbaïdjan et de signer des contrats avec ce régime corrompu et répressif qui emprisonne tous ceux qui dénoncent ces violations.
Si les Européens se montrent enthousiastes face à l’accord de paix du 13 mars et tentent par la même occasion de dissuader une agression contre l’Arménie, ils sont toutefois réticents à user d’un quelconque levier de pression. Prendront-ils des mesures de rétorsion concrètes si Bakou venait à envahir l’Arménie ?
Bakou devra peser le pour et le contre d’une attaque contre l’Arménie. Pourquoi attaquerait-il ? Parce qu’il le peut. Il a tous les moyens d’écraser les défenses arméniennes dans le sud du pays et de couper ainsi l’Arménie en deux. Depuis 2020, le régime Aliev prépare le terrain pour ce type d’opération, aussi bien militairement — l’occupation de positions stratégiques dans les régions arméniennes du Syunik et du Vayots Dzor est maintenue et consolidée — que domestiquement, en professant un « retour » sur les « terres historiques azerbaïdjanaises ». Il aura toutefois besoin de la justifier. C’est pourquoi un traité de paix pourrait encombrer une motivation légale de l’attaque. D’où les atermoiements de Bakou tandis que l’Arménie, au contraire, tente de déjouer cette stratégie en se montrant le plus complaisante possible, dans les discours et les actes.
C’est probablement à ce jeu-là que l’on a assisté mi-mars. La détermination de l’Iran, qui s’oppose catégoriquement à toute modification de sa frontière avec l’Arménie, qui plus est au profit d’une jonction territoriale turco-azerbaïdjanaise, est l’un des seuls éléments de dissuasion que l’Azerbaïdjan prend actuellement au sérieux. Mais au vu des transformations géopolitiques qui sont en cours avec la nouvelle administration de Washington, très hostile à l’Iran et cherchant à l’affaiblir, une fenêtre de possibilité s’est peut-être ouverte pour Bakou. Dans un monde devenu de plus en plus imprévisible et où la force fait loi, les régimes comme celui d’Ilham Aliev trouvent un terrain propice à leurs désirs les plus ambitieux.

Anita Khachaturova a reçu des financements de FNRS/FRASH (entre 2021 et 2023) et de l'ULB en 2024, ainsi que le prix Van Buuren