15.04.2025 à 17:32
Thomas Boullu, Maître de conférences en histoire du droit, université de Strasbourg, Université de Strasbourg
Avec le scandale de Notre-Dame de Bétharram, la question des violences sexuelles au sein de l’Église et des établissements d’enseignement catholiques est à nouveau au cœur de l’actualité. Le rapport Sauvé (2021) estimait à 330 000 le nombre de victimes depuis les années 1950 (un tiers des abus auraient été commis dans les établissements scolaires). L’Église, qui a multiplié les dispositifs et communications depuis les années 2000, agit-elle efficacement contre ces crimes ? L’État et la justice civile ont-ils changé de posture face à une institution religieuse très autonome qui a longtemps dissimulé ces violences ? Quid du cas particulier de Bétharram et de François Bayrou ? Entretien avec Thomas Boullu, historien du droit, qui a enquêté au sein des diocèses et des communautés afin de comprendre l’évolution du phénomène.
The Conversation : Comment avez-vous mené votre enquête historique sur les violences sexuelles commises par des prêtres, dans le cadre du rapport Sauvé finalisé en octobre 2021 ?
Thomas Boullu : La commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), dirigée par Jean-Marc Sauvé, a proposé à plusieurs équipes de chercheurs d’enquêter sur les abus sexuels sur mineurs et sur les personnes vulnérables au sein de l’Église catholique depuis les années 1950. Une équipe a proposé une méthode d’analyse quantitative aboutissant à une estimation de 330 000 victimes. L’équipe à laquelle j’appartenais a fait un travail historique et qualitatif fondé sur l’étude d’archives.
Pendant deux ans, avec Philippe Portier, Anne Lancien et Paul Airiau, nous avons fouillé 30 archives diocésaines et 14 archives de congrégations de communautés et d’associations de fidèles pour essayer de comprendre ce qui explique la grande occurrence de ces violences sexuelles. Nous avons également utilisé les signalements faits par l'intermédiaire d’une cellule d’appel. Au total, nous avons identifié 1 789 individus auteurs condamnés ou accusés de violences sexuelles.
Sur place, lors de nos visites, l’accueil n’était pas toujours le même. Il était parfois très bon et la collaboration sincère. Dans d’autres cas, on nous a refusé tout accès, comme à Bayonne, dont dépend Notre-Dame de Bétharram. Il est également arrivé que les évêques nous accueillent, mais taisent volontairement l’existence de certaines archives compromettantes. Dans les congrégations et les communautés, l’expérience était toujours particulière. Certaines donnent le sentiment de vivre un peu hors du monde, comme chez les frères de Saint-Jean où mon arrivée coïncidait avec un jour de silence pour l’ensemble des frères. Ce qui n’est pas toujours pratique lorsqu’on enquête…
T. C. : Qu’a fait l’Église pour agir contre les violences sexuelles depuis le rapport Sauvé, il y a plus de trois ans ?
T. B. : La principale réforme est celle de la mise en place de l'Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr) pour les victimes. Cette dernière permet notamment de pallier l'impossibilité pour les victimes de se présenter devant la justice des hommes lorsque les faits sont prescrits ou lorsque l'auteur est décédé.
Au-delà de cette instance, la plupart des diocèses se sont engagés auprès de la justice en concluant des protocoles avec les parquets. Ces accords précisent que l’évêque s’engage à dénoncer ceux des prêtres placés sous son autorité qui sont suspectés d’avoir commis des violences sexuelles. Cette pratique avait commencé avant notre enquête, mais il y a eu une généralisation. Ces accords sont des accords particuliers entre l’Église et l’État. Comme si la dénonciation n’allait pas de soi. Ces protocoles – dont la valeur juridique peut largement être interrogée – sont assez surprenants et semblent, parfois, être un stigmate d’un ancien monde où l’Église fonctionnait à l’écart de la société civile.
Outre ces protocoles, des cellules d’écoute des victimes sont présentes presque partout maintenant dans les diocèses. Elles associent parfois des juristes, des procureurs, des psychologues, représentants d’associations et des membres de l’administration diocésaine. Mais, là encore, cela est piloté par l’Église qui se présente, au regard de ses paroissiens, comme apte à réagir en mettant en place des institutions nouvelles.
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Dans sa relation avec les tribunaux laïques (il existe des tribunaux canoniques), comme pour les cellules d’écoute, l’Église reste en partie pensée comme une « société parfaite », capable de gérer ces questions toute seule.
Dans l’ensemble, depuis les années 1950, un nombre important d’instances sur les problématiques sexuelles sont mises en place par l’Église, bien avant la commission Sauvé. Cette dernière réagit, comme elle le fait depuis des siècles, en traitant le problème en interne par la mise en place d’institutions, de politiques, de sanctions, de déplacements. La logique des sanctions prises par l’Église emprunte beaucoup au droit canonique et à son évolution. Il faut rappeler que si l’État limite la juridiction de l’Église à partir du XIVe siècle, cette dernière dispose au cours du Moyen Âge d’une vaste compétence en droit pénal. Contrairement au droit laïque, essentiellement répressif, le droit pénal canonique met en avant la repentance, le pardon, la réinsertion, le salut de l’âme.
Le prêtre fautif peut être amené à faire le jeûne, ou « tenir prison », c’est-à-dire se retirer dans une abbaye ou dans une trappe pour méditer sur ses fautes. On peut également faire l’objet d’un déplacement ou être placé dans des cliniques – réservées aux « prêtres dans la brume ». Ces dernières se multiplient à compter des années 1950 pour soigner les clercs souffrant d’alcoolisme, de maladies psychiatriques ou des auteurs d’agressions sexuelles.
Dans le diocèse de Bayonne, le même que celui de Bétharram, une clinique particulière s’installe à Cambo-les-Bains, entre 1956 et 1962. Elle sera ensuite déplacée à Bruges, près de Bordeaux.
Si sauver l’âme de l’auteur est impossible, reste la sanction ultime : l’excommunication, mais elle est rare.
T. C. : L’Église, qui possède une culture de sanctions propre, se soumet-elle désormais à la justice civile ?
T. B. : L’Église peine à se départir de son propre mode de fonctionnement qui a régi sa politique pendant plusieurs siècles, mais il faut toutefois noter une récente évolution et un rapprochement avec la justice des hommes.
L’Église se transforme du fait de plusieurs dynamiques profondes qui la dépassent, notamment en raison d’une évolution des mentalités collectives vis-à-vis des violences sexuelles. Au XVIIIe ou au XIXe siècles, ce n’est pas l’agresseur sexuel qu’on craint en premier. La société a davantage peur du voleur de nuit qui rôde et qui s’introduit dans les maisons et égorge ses habitants. La figure du criminel « pédophile » comme image du mal absolu est relativement récente. Les écrits de Tony Duvert ou de Gabriel Matzneff sont encore tolérés dans les années 1970-1980. Avec l’affaire Dutroux de 1996, le monde occidental connaît toutefois une nette évolution qui pénètre aussi l’Église : les paroissiens comme les prélats acceptent de plus en plus mal ces infractions.
La deuxième raison qui fait évoluer l’institution, c’est la question de la gestion des risques. En 2001, on a la première condamnation d’un évêque – l’évêque de Bayeux, Monseigneur Pican. Elle donne lieu à de très nombreux courriers au sein de l’épiscopat entre les prêtres eux-mêmes, au sein de la Conférence des évêques de France et même avec le Vatican. Ces courriers montrent bien qu’il y a une inquiétude. Le monde de l’Église se rend compte qu’il s’expose à des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à la prison.
En conséquence, les évêques commencent à consulter des avocats qui leur expliquent que les anciennes pratiques ne sont plus acceptables et les exposent à des condamnations. Une lettre rédigée par un avocat retrouvée dans les archives conseille, par exemple, aux évêques de supprimer les documents compromettants et de changer leur mode de gouvernance.
À partir de 2001, des réunions se tiennent au 106, rue du Bac, à Paris. Elles seront fréquentes et réunissent des évêques, des théologiens et des juristes réputés proches de l’Église. Des documents compromettants y circulent. Ce « groupe du 106 » envisage une communication plus large pour lutter contre ces abus, sans que la justice pénale ne s’en mêle. En 2001, une brochure est distribuée dans l’intégralité des paroisses pour lutter contre la pédophilie. C’est une première initiative qui traduit une évolution.
T. C. : L’Église a-t-elle couvert des crimes sexuels avec la tolérance de la justice ou d’institutions civiles ?
T. B. : Jusque dans les années 1960-1970, de nombreux procureurs acceptent de ne pas engager des poursuites contre un prêtre, voire de ne pas les arrêter, afin de permettre l’extraction du suspect. Les courriers entre les procureurs et les évêques, retrouvés dans les archives, montrent que ces derniers s’engageaient à retirer leur prêtre dans une logique de gestion interne et afin d’interrompre le trouble à l’ordre public. La plupart de ces lettres datent des années 1950.
Par la suite, ces pratiques tendent à reculer. Dans les années 1970, puis encore davantage dans les années 1980, les affaires sont plus difficiles à étouffer pour ces procureurs. La magistrature d’influence catholique recule au profit de nouveaux juges laïcs ou athées. J’ai pu découvrir des archives récentes où les procureurs sollicitent des entretiens avec les évêques pour faire le point comme ils s’adresseraient à des autorités au sein de leur territoire.
Dans ces écrits, il n’y a plus de place pour la dissimulation, mais pour une collaboration au service de la justice civile. C’est ainsi que ces protocoles parquet/diocèse doivent être compris. Des relations particulières entre les procureurs et les évêques peuvent subsister, mais la justice civile domine celle de l’Église. Concrètement, les prêtres et les évêques doivent donc dénoncer les leurs lorsqu’ils ont eu vent d’une agression sexuelle.
T. C. : Qu’avez-vous découvert dans vos archives concernant les relations entre médias et institution religieuse ?
T. B. : Pour que l’Église fonctionne en « société parfaite », elle a longtemps eu besoin de relais. Ces relais se trouvaient dans la magistrature, dans le monde politique et, globalement, dans la plupart des milieux influents. Nos archives nous montrent l’existence de ces relais dans les médias des années 1950, 1960 et 1970.
Des années 1950 aux années 1970, on trouve des lettres de responsables de journaux qui s’adressent à leurs évêques en leur disant : « Cher ami, Monseigneur, j’ai l’information sur notre territoire de plusieurs agressions sexuelles. Bien entendu, je ne ferai pas de papiers, mais, attention, le bruit pourrait s’ébruiter. »
Dans l’autre sens, nous avons trouvé des archives d’évêques qui écrivent au journal local sur le mode « Cher ami, le prêtre X est passé en jugement. Nous vous serions gré de ne pas rédiger d’articles sur ce sujet afin qu’un scandale n’éclabousse pas davantage notre institution ». Et les journaux – dans une logique de bonne collaboration au sein du territoire – acceptent les doléances de l’évêque et ne publient aucune information sur le sujet.
Désormais, l’Église ne bénéficie plus de ces relais. Les médias publient beaucoup sur le sujet des violences sexuelles et n’épargnent plus l’Église.
T. C. : Qu’en est-il des violences sexuelles dans les établissements scolaires à la suite du scandale de Bétharram ? François Bayrou est soupçonné d’avoir protégé cette institution…
T. B. : François Bayrou assume une certaine proximité avec des courants catholiques conservateurs ou faisant l’objet de nombreuses critiques. Il reconnaît en particulier être proche de la communauté des Béatitudes, fondée dans les années 1970 au lendemain du concile Vatican II et qui fait l’objet de très nombreuses plaintes pour phénomène sectaire et pour diverses agressions sexuelles.
Je crois que la question de Bétharram – entendue sous un angle politique – dépasse la simple question de la responsabilité de François Bayrou en matière de non-dénonciation. Elle pose également la question de la pertinence pour un premier ministre d’être proche de cette communauté. Cette dernière procédait à des séances de guérisons collectives et traverse des scandales de manière presque ininterrompue depuis sa fondation. De manière plus large, c’est aussi la question de la frontière entre la foi d’un homme politique et ses actions pour le bien de la nation qui est posée.
T. C. : Dans le rapport Sauvé, un tiers des violences sexuelles dénombrées a lieu dans des établissements catholiques. Élisabeth Borne a déclaré qu’il y aurait un plus grand nombre de contrôles désormais, ils étaient extrêmement faibles jusqu’à présent…
T. B. : Notre étude pointe du doigt les violences sexuelles commises dans les établissements scolaires catholiques. Les violences perpétrées dans les années 1950-1960 ou 1970 sont légion. Elles sont souvent commises en milieu scolaire ou dans le cadre du « petit séminaire » qui, éventuellement, prépare ensuite à une carrière ecclésiale. Dans bon nombre de ces institutions, les enfants dorment alors sur place. Il y a des dortoirs avec des individus chargés de les surveiller, de la promiscuité.
Ce sont les FEC, les Frères des Écoles chrétiennes, qui arrivent en tête des congrégations en termes du nombre d’agresseurs sexuels. D’autres congrégations suivent, comme les Frères maristes ou les Frères de l’instruction de Ploërmel. Si on ajoute les jésuites – qui assurent également des missions d’enseignement –, il y a une nette prévalence de ces institutions par rapport aux autres.
À partir des années 1970, avec un net mouvement de laïcisation et le recul de l’enseignement catholique, les violences sexuelles au sein de ces institutions tendent à diminuer. Ces congrégations enseignantes ont une activité très résiduelle voire nulle aujourd’hui. Les collèges et les lycées privés actuels ne sont guère comparables avec les anciennes institutions et les agressions y sont assurément moins nombreuses.
T. C. : Les violences contemporaines sont plutôt situées dans les diocèses désormais ?
T. B. : Absolument. Si les violences sexuelles au sein des établissements scolaires catholiques continuent à exister, la plupart des agressions ont surtout lieu dans les diocèses, au cœur des paroisses désormais.
Cette évolution se mesure d’ailleurs si l’on observe le profil des victimes et des agresseurs. Dans les années 1950-1960 ou 1970, la victime type identifiée par les archives est un garçon placé auprès des congrégations enseignantes et qui, en moyenne, a entre 7 et 10 ans. Désormais, le profil premier des personnes abusées, ce sont des jeunes filles de 13, 14, 15 ans. Des paroissiennes qui sont au contact du curé et qui ont des liens privilégiés avec lui.
Cas typique : les parents de la victime sont amis avec le curé, fréquemment invité à manger ou à dormir à la maison. Dans d’autres cas, les parents ne s’occupent pas de l’enfant, et le prêtre se considère comme responsable de son éducation. Un rapport de domination s’installe, susceptible de dériver vers une agression.
Le troisième modèle, fréquemment rencontré, est celui mieux connu des centres de vacances ou du scoutisme. C’est le cas dans l’affaire Preynat qui a dérivé sur l’affaire du cardinal Barbarin que les journaux ont largement relayé et dont le scandale est à l’origine de la formation de la commission Sauvé.
T. C. : Quid des violences sexuelles dans les « communautés nouvelles » ?
T. B. : Les communautés nouvelles naissent au cours des années 1970. Elles s'inscrivent dans un mouvement désigné sous le terme de renouveau charismatique qui suppose un rapport particulier avec la grâce et une relation repensée avec Jésus-Christ. J’ai cité les Béatitudes, mais on peut également évoquer le Chemin neuf ou les Puits de Jacob. De manière générale, les années 1970 donnent lieu à la création de nombreuses nouvelles structures ou communautés qui – même si elles se détachent parfois du mouvement charismatique – vont être sévèrement touchées par la question des violences sexuelles.
Dans nombre de ces structures, on note la fréquence de grappes d’agresseurs sexuels. Ces foyers sont souvent à l’écart des villes, dans des endroits un peu reclus, où l’on vit en totale synergie et communauté. À compter des années 1970, les archives montrent que de nombreuses agressions ont lieu dans ces nouvelles communautés. Par exemple, 40 individus ont ainsi été identifiés dans la communauté des Frères de Saint-Jean. En outre, les agresseurs de ces communautés sont davantage multirécidivistes que dans les congrégations enseignantes.
T. C. : Quelle est la sociologie des auteurs de violences sexuelles dans l’Église ?
T. B. : Comme pour les victimes, il y a une évolution du profil des auteurs au cours du siècle. Dans les années 2020, le prêtre agresseur a 58 ans en moyenne alors qu’il n’a que 38 ans en moyenne dans les années 1950. Cette évolution s’explique principalement par le vieillissement progressif de la population cléricale en France. Les jeunes sont également moins concernés actuellement en raison de la qualité de la formation au grand séminaire qui évolue entre les années 1950 et 2020. Sans être absolument centrale, la problématique de la sexualité est un peu mieux appréhendée – ce qui pourrait expliquer le recul des agresseurs jeunes dans nos statistiques.
Propos recueillis par David Bornstein.
Thomas Boullu a reçu des financements de l’Anr (projet fermegé), de la CEF (Ciase).
15.04.2025 à 17:30
Patrice Cailleba, Professeur de Management, PSB Paris School of Business
Nicolas Dufour, Professeur affilié, PSB Paris School of Business
Les hackers éthiques se font embaucher par des entreprises ou des collectivités pour tester la résistance aux cyberattaques de leurs systèmes informatiques. Leur guerre silencieuse protège ceux et celles qui doivent protéger nos données.
Experts dans la lutte contre la cybercriminalité, les hackers éthiques travaillent à protéger et renforcer la sécurité informatique des entreprises et des États qui font appel à eux. Selon le site communautaire HackerOne, qui regroupe plus de 600 000 hackers éthiques à travers le monde, le premier dispositif qui a consisté à récompenser des hackers pour identifier les problèmes d’un programme informatique ou d’un système d’exploitation remonte à 1983 : on parle alors de bug bounty programme, ou « programme de prime aux bogues » en français.
Depuis lors, ces bug bounty programmes se sont multipliés. En 2020, les hackers éthiques de la plate-forme hackerone auraient résolu plus de 300 000 défaillances et vulnérabilités informatiques en échange de plus de 200 millions de dollars de primes, ou bounties.
En matière de sécurité et de défense, l’emploi de ruses, quelles qu’elles soient, ne se fait ni au grand jour ni avec grand bruit. Dans une étude pionnière sur ce thème, nous avons examiné ce qui constitue l’éthique silencieuse des hackers éthiques dans la guerre qu’ils et elles mènent aux cybercriminels.
De manière générale, les hackers éthiques se spécialisent dans les tests d’intrusion informatique auprès d’entreprises consentantes, afin d’en explorer les vulnérabilités et de proposer des actions correctrices le cas échéant.
Leur silence assure tout à la fois la transmission des connaissances (par imitation, seul devant l’écran), la formation et l’acquisition des compétences, mais aussi la socialisation au sein d’une communauté et d’un métier ainsi que la promotion de leur expérience et de leur réputation. Toutes ces dimensions sont concrètement liées et se répartissent en fait autour de trois moments : avant, pendant et après la mission de hacking éthique.
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Tout d’abord, les hackers éthiques doivent acquérir et développer les compétences techniques nécessaires pour devenir de véritables testeurs capables de détecter des vulnérabilités, plus globalement des failles de sécurité, à savoir des professionnels diplômés et légitimes. Or, leur formation commence souvent dès l’adolescence, de manière isolée, bien avant d’entrer dans l’enseignement supérieur. Par la suite, l’accès à une formation de hacker éthique est longtemps resté difficile en raison du faible nombre de l’offre en tant que telle. Cependant, ces formations ont considérablement crû récemment et gagné en visibilité en France et surtout aux États-Unis.
Lorsqu’une entreprise fait appel à des hackers éthiques, elle le fait sans trop de publicité. Les appels d’offres sont rares. Des plates-formes spécialisées américaines comme HackerOne mettent en relation des entreprises demandeuses et des hackers volontaires. Toutefois, les contrats ne sont pas rendus publics : ni sur les missions, ni sur le montant de la prime, ni sur les résultats…
Les termes du contrat relèvent par définition du secret professionnel : avant de procéder à un test d’intrusion, il est important d’obtenir le consentement des propriétaires du système sur ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire.
Lors des tests d’intrusion, les hackers éthiques ont accès à des informations sensibles ou confidentielles sur l’organisation (données informatiques mais aussi financières, logistiques… sans oublier les brevets) et sur ses employés (données fiscales, administratives, etc.). Le secret professionnel autour des informations collectées directement ou indirectement est essentiel.
De même, les vulnérabilités et les failles découvertes pendant la mission doivent toutes être signalées uniquement au commanditaire, sans les rendre publiques ou s’en servir par la suite.
Le hacking éthique n’a pas le même cadre juridique de pays à pays : les lois et les réglementations locales correspondent rarement, que ce soit en Europe ou au sein d’États fédéraux, par exemple en Inde ou aux États-Unis. Le cadre légal changeant oblige ainsi les hackers à la plus grande discrétion, à la demande et pour le bien de leur employeur.
À la fin d’une mission, les obligations des hackers éthiques ne s’arrêtent pas pour autant. Contractuellement, ils n’ont plus le droit de s’introduire dans le système de l’organisation cliente. En même temps, ils doivent effacer toute trace de leur passage et de leur activité et cesser toute forme de tests.
En outre, les hackers éthiques ne doivent divulguer ni ce qui a été vu (informations stratégiques, données privées, défaillances et vulnérabilités identifiées, etc.), ni ce qui a été fait, ni stocker les données collectées. Ils ne doivent pas non plus vendre ces données collectées. Le secret professionnel est de rigueur, autant que le maintien des relations avec chaque client est rendu nécessaire pour assurer le bon suivi des opérations réalisées.
La difficulté pour les hackers éthiques tient au fait de se prévaloir de leur expérience pour des missions à venir auprès de potentiels clients. Ceci doit être fait de manière modérée, à savoir en respectant les règles de confidentialité et sans être identifié à leur tour comme une cible par des concurrents potentiels, voire, surtout, par des hackers criminels.
On retrouve à chaque étape de la mission les règles de confidentialité ayant trait au secret professionnel. Concrètement, les hackers éthiques peuvent être soumis au secret professionnel par mission (en tant que prestataire pour un organisme public de santé par exemple) ou par fonction (en tant que fonctionnaire). Toutefois, pour le moment, ils ne sont pas soumis au secret professionnel en tant que profession.
À mesure de la numérisation grandissante des activités humaines et professionnelles, la cybersécurité phagocyte une grande partie des problématiques sécuritaires, qu’elles soient intérieures et extérieures, publiques et privées. Il ne s’agit plus de travailler à une synergie opérationnelle entre services au sein des organisations, mais plutôt à intégrer de manière systémique la menace cyber et sa prise en charge pour l’ensemble de l’organisation et ses parties prenantes (employés, clients, fournisseurs et société civile en général).
Le silence est l’élément fondamental de la formation (avant la mission), la socialisation (avant et pendant la mission) et la réputation (après la mission) des hackers éthiques. Ce silence transmet et enjoint, socialise et promeut, mais aussi protège ceux qui doivent protéger les données de tout un chacun.
Être hacker éthique constitue au final un engagement opérationnel mais aussi civique, voire politique, qui oblige les organisations publiques et privées à aligner davantage stratégie et éthique, au risque de se mettre en danger.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
15.04.2025 à 12:21
Marie Buscatto, Professeure de sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Que se passe-t-il pour nos auteurs après la parution d’un article ? Depuis janvier 2025, The Conversation France répertorie les impacts de ses publications sur la société. Voici l’exemple de Marie Buscatto, professeure de sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, co-autrice d’un article sur les violences sexistes et sexuelles à l’Opéra, paru en mars 2024. Le 16 décembre 2024, la chercheuse a été convoquée pour être auditionnée par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les violences dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité.
Le 9 avril 2025, le rapport très sévère de cette commission d’enquête a été présenté par ses deux rapporteurs, Sandrine Rousseau et Erwan Balanant. L’occasion de revenir sur les événements qui ont amené Marie Buscatto jusqu’au Parlement, pour y présenter les conclusions de ses travaux de recherches.
The Conversation : Que s’est-il passé après la publication de votre article sur notre site, en mars 2024 ?
Marie Buscatto : En collaboration avec mes collègues Ionela Roharik (EHESS) et la chanteuse lyrique Soline Helbert (pseudonyme), nous avons mené une enquête empirique dans le monde de l’opéra, dont les principaux résultats ont été relayés par The Conversation. L’article, publié le 6 mars 2024, a eu un fort impact médiatique : j’ai été interviewée sur France Musique et Radio Classique, ainsi que par l’AFP, par la Croix, par 20 Minutes ou encore par le Canard enchaîné. Notre objectif principal était alors de rendre les résultats de notre recherche accessibles au grand public afin de nourrir le débat sur un sujet difficile et brûlant. Et même si je n’en ai aucune preuve, je pense que l’écho médiatique suscité par cet article paru dans The Conversation a été premier dans l’invitation que j’ai reçue.
Cela est d’autant plus remarquable que l’audition à laquelle j’ai participé était la seule où figuraient des universitaires, toutes les autres auditions étant consacrées à des personnes évoluant dans les secteurs concernés.
T. C. : Quelle était la teneur de cet article, dont vous avez rendu compte lors de votre audition ?
M. B. : Lors de notre enquête, l’Opéra est apparu comme un monde professionnel propice à la mise en œuvre de violences sexistes et sexuelles, où règnent à la fois une forte précarité, beaucoup d’incertitude professionnelles, une hypersexualisation des chanteuses, la prépondérance des capacités de séduction physique dans les critères de recrutement et dans les interactions sociales et une tolérance des personnels vis-à-vis de ce qu’on a appelé les dérives des grands noms du spectacle.
Nombreux sont les éléments structurels participant ainsi à produire et à légitimer « un continuum » de violences sexistes et sexuelles récurrentes. En outre, ces violences font l’objet de faibles niveaux de dénonciation et affectent les carrières des femmes artistes, techniciennes et gestionnaires.
T. C. : Estimez-vous, comme la commission d’enquête, qu’il manque des statistiques fiables dans les secteurs visés, depuis l’enquête Virage de 2015 sur les violences et rapports de genre (Ined) ?
M. B. : C’est ce que j’ai indiqué au moment de l’audition, et cela a en effet été repris dans la recommandation 11 du rapport de la commission : nous manquons cruellement de recherches universitaires de qualité menées par des chercheurs, des chercheuses expérimentées sur ce sujet, et ce, faute de financement par les institutions publiques. Notre recherche sur l’Opéra est pionnière et devrait être suivie de recherches dans tous les secteurs artistiques pour nourrir l’analyse et l’action de manière appropriée. Ces recherches qualitatives devraient être complétées par des statistiques fiables menées par des organismes compétents.
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T. C. : Comment avez-vous vécu votre travail avec notre rédaction ?
M. B. : La collaboration a été très enrichissante et fructueuse. Nos échanges ont permis la rédaction d’un article qui, tout à la fois, préserve l’essentiel de notre démarche et de nos résultats et reste accessible aux personnes désireuses de prendre connaissance de nos travaux scientifiques.
T. C. : Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
M. B. : En lien avec cette première enquête empirique, et en collaboration avec mes collègues Mathilde Provansal (Université de Ludwig-Maximilians, Munich, Allemagne) et Sari Karttunen (Center for Cultural Policy Research-Cupore, Helsinki, Finlande), nous préparons la publication d’un ouvrage scientifique en anglais rassemblant des cas empiriques portant sur les violences de genre dans les arts et la culture en France, au Japon, aux États-Unis, en Finlande et en Angleterre.
Les principales conclusions tirées de ces travaux prolongent, approfondissent et généralisent les premiers résultats tirés de notre enquête à l’Opéra et feront peut-être l’objet d’une nouvelle publication dans The Conversation en juin 2025, au moment de la sortie de l’ouvrage.
Entretien réalisé par Tatiana Kalouguine.
Chez The Conversation, nous considérons que la recherche éclaire le monde et qu’elle peut aussi contribuer à le transformer. Pour cette raison, nous mesurons désormais les répercussions concrètes de nos publications sur la société, la politique, la recherche. En janvier 2025 est paru le premier rapport d’impact de The Conversation France.
Marie Buscatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.04.2025 à 11:12
Boris Cheval, Associate professor, École normale supérieure de Rennes
Neville Owen, Distinguished Professor, Swinburne University of Technology and Senior Scientist, Physical Activity Laboratory, Baker Heart and Diabetes Institute, Baker Heart and Diabetes Institute
Silvio Maltagliati, Maître de conférence , Université Bretagne Sud (UBS)
Le manque d’activité physique et la sédentarité sont souvent attribués à un manque de motivation individuelle. Réductrice et contre-productive, cette perspective minimise le rôle crucial des lieux de vie, de travail, de loisirs ou encore d’études, où les opportunités de bouger sont trop rares et celles de rester assis trop nombreuses.
Malgré la prise de conscience des bienfaits de l’activité physique pour la santé physique et mentale, les niveaux d’inactivité continuent d’augmenter dans le monde. L’inactivité physique est l’un des principaux problèmes de santé dans le monde. La France n’est pas épargnée.
En 2022, 31,3 % de la population mondiale était inactive, contre 23,4 % en 2000 et 26,4 % en 2010. Les adolescents sont particulièrement touchés, puisque, à travers le monde, 80 % des 11-17 ans ne pratiquent pas les soixante minutes d’activité modérée à vigoureuse quotidiennes. À l’échelle mondiale, l’inactivité physique serait responsable de 4 à 5 millions de décès chaque année, soit une vie perdue toutes les six à huit secondes.
En France, la situation est similaire. Un rapport de Santé publique France paru en septembre 2024 montre que les niveaux d’activité restent insuffisants, surtout chez les femmes, les enfants, les adolescents et les populations défavorisées. Selon l’Agence de sécurité sanitaire française (Anses), 95 % des adultes sont exposés à un risque pour la santé du fait d’un manque d’activité physique et d’un temps trop long passé assis (ou sédentarité).
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Pour lutter contre cette « pandémie » d’inactivité et atteindre l’objectif de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui vise à réduire l’inactivité de 15 % d’ici 2030, il est essentiel de mieux comprendre l’ensemble des facteurs qui influencent l’activité physique. Parmi eux, le rôle de l’environnement bâti et des facteurs sociaux mérite une attention particulière.
À noter que l’environnement bâti (ou built environment, en anglais) désigne l’ensemble des espaces construits ou modifiés par l’être humain, dans lesquels les gens vivent, travaillent, se déplacent et interagissent. Il comprend notamment les bâtiments (résidentiels, commerciaux, industriels, etc.), les infrastructures de transport (routes, trottoirs, pistes cyclables, transports en commun), ou encore les espaces publics aménagés (places, parcs urbains, installations sportives).
L’activité physique ne dépend pas uniquement de la motivation individuelle, mais résulte d’un ensemble d’influences, allant des caractéristiques personnelles aux politiques publiques.
Le modèle écologique, inspiré des travaux de Kurt Lewin, soutient que le comportement humain se construit à l’intersection de l’individu et de son environnement. Cette approche rejoint le concept d’« affordance » de Gibson (ou « opportunités d’action ») qui montre comment les propriétés d’un environnement peuvent faciliter ou freiner certaines actions.
Le modèle écologique moderne, souvent associé à Bronfenbrenner, précise cette idée en identifiant cinq niveaux d’influence interconnectés : le niveau intrapersonnel (les facteurs individuels tels que l’âge ou les motivations), le niveau interpersonnel (les relations sociales et le soutien familial), le niveau organisationnel (écoles, clubs sportifs), le niveau communautaire (urbanisme, infrastructures) et le niveau politique (réglementations, investissements publics).
Tel qu’il a été appliqué à l’activité physique, ce modèle met en évidence le rôle central de l’environnement bâti. Il est désormais soutenu par un ensemble de preuves internationales. Des infrastructures adéquates – telles que les pistes cyclables, les trottoirs, et les espaces verts – favorisent l’activité physique dans divers contextes (mobilité, loisirs, travail/école, domicile).
À l’inverse, l’absence d’équipements appropriés ou un environnement dominé par des infrastructures favorisant la sédentarité limite ces opportunités. Le modèle écologique souligne également les interactions entre les différents niveaux ; par exemple, un cycliste motivé peut être découragé si les pistes cyclables semblent dangereuses, ou une personne désireuse de nager peut renoncer à cette activité si la piscine la plus proche est trop éloignée.
Les inégalités sociales exacerbent ces disparités. Les quartiers privilégiés disposent généralement d’infrastructures sportives modernes, accessibles et sécurisées, tandis que les zones défavorisées sont confrontées à de nombreux obstacles : infrastructures vieillissantes, manque d’espaces dédiés et sentiment d’insécurité.
Ces conditions découragent particulièrement les groupes qui se sentent davantage en insécurité, c’est-à-dire les femmes, les enfants et les personnes âgées. Par ailleurs, ces inégalités se manifestent aussi entre les milieux urbains et ruraux. Dans les territoires ruraux, bien que des espaces naturels existent, l’absence d’aménagements spécifiques et les longues distances jusqu’aux infrastructures limitent les opportunités de pratique physique.
La théorie de la minimisation de l’effort en activité physique (Tempa) postule que les êtres humains ont une tendance naturelle à éviter les efforts physiques non nécessaires. Ce mécanisme, profondément ancré au niveau biologique, influence la manière dont nous interagissons au sein de nos environnements.
Cette tendance a des racines évolutives : dans un passé lointain où la conservation de l’énergie était cruciale pour la survie, minimiser l’effort permettait d’optimiser les ressources disponibles, améliorant ainsi les chances de survie et de reproduction.
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Cependant, dans nos sociétés modernes où la sédentarité est omniprésente, ce mécanisme de minimisation de l’effort, autrefois avantageux, devient désormais un facteur de risque pour la santé. Nous avons tendance à être attirés par des activités peu exigeantes d’un point de vue énergétique, telles que l’utilisation de moyens de transport motorisés ou de loisirs sédentaires comme regarder la télévision.
L’aménagement de nos espaces de vie et de travail renforce cette tendance. Les technologies facilitent les tâches ménagères, réduisant ainsi les occasions de bouger, tandis que les transports motorisés encouragent l’inactivité, même pour de courtes distances.
Enfin, dans le cadre professionnel et scolaire, des environnements peu modulables, avec des bureaux fixes, ne favorisent pas l’activité physique. Par exemple, en France, selon nos calculs, un élève passerait l’équivalent d’une année entière (nuits incluses), en position assise. Ce constat interpelle. Les opportunités sédentaires sont omniprésentes, et ce legs de l’évolution nous incite à nous y adonner naturellement, ce qui rend le maintien d’une activité physique régulière difficile pour beaucoup.
En d’autres termes, il ne faut pas négliger le rôle crucial des environnements dans l’explication de nos comportements, lesquels ne sont pas uniquement régis par des processus rationnels, mais aussi par des mécanismes plus automatiques ou spontanés.
Dans des domaines autres que l’activité physique, la prolifération des fast-foods ou les crises financières aux États-Unis, par exemple, peuvent expliquer en grande partie, respectivement, l’augmentation des taux d’obésité ou les difficultés d’épargne des ménages, comme le rappelle Loewenstein. De même, il serait réducteur de considérer ces phénomènes uniquement comme des questions de motivation individuelle.
Le cadre théorique du moindre effort offre une approche novatrice pour concevoir des interventions de santé publique qui favorisent l’activité physique et réduisent le temps sédentaire, en adoptant une double stratégie : faire de l’activité physique l’option comportementale par défaut et garantir une expérience positive dès sa pratique. En réduisant l’accessibilité des équipements qui impliquent une faible dépense d’énergie, par exemple les escaliers mécaniques, on peut encourager des comportements plus actifs. Toutefois, cette approche seule ne suffit pas à assurer un engagement durable.
Et, par ailleurs, il est essentiel que les environnements restent pleinement adaptés aux personnes à mobilité réduite ou avec d’autres besoins spécifiques. Mais les options qui limitent l’activité physique ne doivent pas être celles qui sont rendues accessibles par défaut.
Il est également capital d’associer l’activité physique à des expériences agréables et motivantes, notamment par l’ajustement de l’intensité de l’effort ou l’intégration de stimuli positifs, tels que la musique et des environnements naturels plaisants, pour augmenter le plaisir perçu et diminuer la sensation d’effort.
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L’efficacité de ces stratégies dépend d’une approche contextuelle et adaptée aux spécificités des différents environnements de vie. De plus, il est indispensable de considérer les inégalités sociospatiales, car l’accès aux infrastructures, ainsi que la motivation des personnes à utiliser ces infrastructures varient selon les conditions de vie. Des interventions ciblées sont nécessaires pour garantir une équitable accessibilité et la promotion d’expériences affectives positives, notamment pour les populations vulnérables.
Il convient de dépasser l’idée selon laquelle l’inactivité physique résulte uniquement d’un manque de motivation individuelle. Repenser l’aménagement des espaces, réguler l’accessibilité aux infrastructures sportives et intégrer l’activité physique dans les politiques publiques constituent des leviers décisifs pour lutter contre l’inactivité physique et la sédentarité.
Ce changement de paradigme, qui intègre notre tendance au moindre effort et le modèle écologique, ouvre la voie à des interventions plus justes et efficaces, notamment auprès des populations les plus vulnérables.
Boris Cheval a reçu des financements de la Chaire de recherche Rennes Métropole et des financements européens (Horizon).
Neville Owen a bénéficié des National Health and Medical Research Council of Australia research grants and fellowships.
Silvio Maltagliati ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.04.2025 à 17:40
Jean-Luc Chappey, Professeur d'histoire des sciences, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En France, deux parenthèses historiques marquent un réel investissement financier de l’État dans la recherche scientifique et l’innovation technique : la Révolution française et les Trente Glorieuses.
Entre 1793 et 1794, le gouvernement révolutionnaire parvient à impulser une véritable politique nationale de recherche et développement. Sous la conduite du Comité de salut public où siègent les plus grandes figures scientifiques du moment, les chimistes Guyton-Morveau et Prieur de la Côte d’Or, cette politique de recherche permet aux armées de la République française de résister aux assauts des puissances coalisées, puis de conquérir de nouveaux territoires.
Ce moment particulier de la Révolution se caractérise par une augmentation des financements publics accordés aux activités scientifiques, dont les budgets sont désormais débattus sur les bancs des assemblées.
De la culture du salpêtre nécessaire à la fabrication des munitions à l’utilisation des aérostats comme outils de renseignement aériens, les savants et les ingénieurs bénéficient d’un soutien financier sans égal des autorités, en dépit des réelles difficultés économiques et financières que connaît alors la nation.
S’ils sont encore souvent mal payés et de manière irrégulière, les savants travaillent dans de nouveaux lieux de savoirs (Muséum national d’histoire naturelle ou Conservatoire national des arts et métiers) au sein desquels s’accumulent livres, collections de plantes, de minéraux ou d’instruments confisqués à l’Église et aux émigrés (aristocrates exilés, ndlr) ou spoliés par les armées révolutionnaires.
Sous le Directoire (1795-1799), Paris s’impose comme une véritable capitale des sciences en Europe. La ville attire de nombreux visiteurs qui assistent aux enseignements dispensés dans les nouvelles institutions, comme l’éphémère École normale de l’an III ou la plus durable École polytechnique. Le rôle joué par l’État au cours de la Révolution française tranche nettement avec les régimes antérieurs et postérieurs.
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En effet, auparavant, en dépit de la volonté affichée depuis Jean-Baptiste Colbert de vouloir impulser les recherches scientifiques par le biais de l’Académie royale des sciences (1666), la prise en charge des recherches scientifiques par l’État reste largement insuffisante, même dans les domaines les plus stratégiques (navigation, cartographie, astronomie, physique).
Or, le développement des sciences fondé sur la culture expérimentale repose, dès le XVIIe siècle, sur l’innovation technique et le recours à des machines de plus en plus coûteuses, telle la pompe à air. Les académiciens manquent de moyens et, en dépit d’une augmentation des sommes accordées par Louis XV puis Louis XVI, ne cessent de revendiquer des financements durables.
Obligés de rechercher un deuxième emploi, la grande majorité des académiciens ont recours au patronage de quelques grands mécènes ou aux contributions de savants dont la richesse personnelle leur permet de s’imposer comme de véritables patrons. Le naturaliste-entrepreneur Buffon, directeur du Jardin du roi et propriétaire d’une forge à Montbard, ou le chimiste-directeur de l’Arsenal et fermier général Lavoisier, tous deux, grandes figures de l’aristocratie d’Ancien Régime, mobilisent leur fortune pour pallier les insuffisances du financement royal et consolider leur autorité au sein de l’espace scientifique français et européen.
L’endettement auquel fait face l’État tout au long du XVIIIe siècle empêche la mise en œuvre d’une réelle politique des sciences par la monarchie. Certes, l’expédition de La Pérouse (1785-1788) est une entreprise particulièrement coûteuse, mais elle constitue un simple coup médiatique de Louis XVI dans la lutte à distance que se livrent les puissances impériales, la France et l’Angleterre.
S’ensuit la parenthèse dorée pour la recherche de 1793 à 1799, évoquée plus haut, lors de la période révolutionnaire.
À son arrivée au pouvoir en novembre 1799, Napoléon Bonaparte confirme l’importance des recherches scientifiques, privilégiant les institutions formant les serviteurs de l’État aux dépens des académies qui restent néanmoins des espaces de débats importants.
Accompagné par l’État qui prend en charge la rémunération des professeurs, le développement des sciences physiques au début du XIXe siècle est indissociable de la construction d’instruments et de machines de plus en plus coûteux. Mais l’argent public ne peut pas suffire à répondre rapidement à ces nouveaux besoins.
La création, par Laplace et Berthollet en 1808, de la Société d’Arcueil, société savante financée par des capitaux privés, a valeur de symbole : devant l’incapacité de l’État à financer les machines nécessaires au développement de la nouvelle physique, les savants se rapprochent des industriels et des banquiers, acteurs du capitalisme naissant, scellant ainsi l’alliance étroite entre les développements des industries et des sciences qui se renforcent tout au long du XIXe siècle.
Sous le Second Empire, le directeur de l’Observatoire de Paris Urbain Le Verrier n’hésite pas à importer des méthodes de gestion des personnels venues de l’industrie et transforme l’établissement en une véritable usine où chaque astronome est payé en fonction du nombre d’étoiles qu’il découvre.
La question des sources de financement des sciences devient une question politique, l’État étant accusé de privilégier le financement des transports et de la rénovation urbaine aux dépens des activités scientifiques. Après le philosophe Charles Jourdain qui se plaint en 1857 des « vicissitudes » structurelles du budget de la recherche et de l’enseignement, Louis Pasteur, dont la carrière s’est construite au croisement des milieux scientifiques et des milieux économiques, met en garde contre la « misère » des laboratoires qui risque d’entraîner le retard de la recherche française.
Deux ans plus tard, la défaite des armées françaises semble lui donner raison. En dépit des mots d’ordre volontaristes du chimiste, devenu ministre de l’instruction publique (1886-1887), Marcellin Berthelot et du vote de subventions supplémentaires aux laboratoires (en particulier dans le domaine médical), les hommes de la IIIe République n’augmentent pas le budget de la science de manière significative. La grande réforme des universités françaises du philosophe et directeur de l’enseignement supérieur (1884-1902) Louis Liard, dans les années 1890, s’appuie largement sur la mobilisation des finances privées.
Le XIXe se caractérise par une réelle indifférence de l’État envers les recherches scientifiques, les efforts financiers étant le plus souvent limités dans le temps et réservés à certains domaines liés à des applications industrielles, agricoles ou médicales, jugées « utiles ». Ni les Lumières ni les républicains des années 1880 qui s’en réclament ne mettent en œuvre une réelle politique scientifique cohérente.
Il faut finalement attendre la seconde moitié du XXe siècle pour assister à un réengagement de l’État en matière de recherches scientifiques.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le financement massif accordé aux activités scientifiques constitue le cœur du redressement national et de la promotion de l’État providence. Impulsées par la création de nouvelles institutions scientifiques (du CNRS en octobre 1939 au CEA en octobre 1945), les sciences fondamentales sont alors considérées comme les supports du développement industriel et économique, des politiques de défense comme la dissuasion nucléaire ou de gestion des populations. L’essor des technosciences participe à la construction du mythe que le progrès sera la réponse à tous les maux.
Pourtant, dès les années 1990, et en dépit, une fois encore, des déclarations d’intention, les finances accordées aux projets scientifiques et techniques restent très en deçà des attentes. À cette période, de profondes transformations sont opérées. Les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher touchent progressivement la France et l’Union européenne à travers une série de réformes des institutions scientifiques et universitaires, dans le cadre du « processus de Bologne ». Celles-ci bouleversent les modalités de gestion de la recherche de la fin des années 1990 aux années 2010.
Parallèlement à la baisse progressive des budgets accordés aux laboratoires et aux unités de recherche, ces réformes valorisent un modèle de recherche sur contrat, souvent de trois ou quatre ans, qui, outre de faire émerger et de consolider la concurrence entre chercheurs et établissements, a pour conséquence de promouvoir l’individualisme et la surenchère de projets de courte durée. Finalement, la compétition scientifique prime sur une réelle politique de la recherche qui, lors de la récente pandémie mondiale, a particulièrement montré ses limites, la France étant incapable de produire un vaccin contre le Covid-19.
Dans ce contexte, l’annonce d’une baisse drastique du budget de la recherche française en 2025 doublée de l’idée, défendue par le président du CNRS d’une « loi vertueuse et darwinienne qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale » constitue une réelle rupture tant avec l’idéal des révolutionnaires de 1793-1794 qu'avec les ambitions des membres du Conseil national de la résistance, réaffirmé en 1954 lors du Colloque de Caen autour de Pierre Mendès-France et défendu, non sans mal, au cours des Trente Glorieuses.
C’est justement parce que les défis actuels (climatologique, environnemental ou médical) obligent à penser de nouvelles formes d’interdisciplinarité que l’État devrait investir massivement dans les sciences et y reprendre un réel pouvoir d’impulsion et de direction.
Jean-Luc Chappey ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.04.2025 à 17:39
Catherine Bros, Professeur des universités en économie, Université de Tours - LEO, Université de Tours
Les droits de douane états-uniens sur les biens indiens passent de 17 % en 2023 à 26 % en 2025. Pourtant, le pays le plus peuplé du monde peut voir dans cette politique agressive des États-Unis une aubaine économique, ce pour trois raisons : sa faible intégration au marché mondial, sa politique d’autonomie stratégique « Atmanirbhar Bharat » et son positionnement d’alternative à la Chine.
Les États-Unis sont le premier client de l’Inde. Ils concentrent 19 % des exportations indiennes. L’Inde s’est considérée comme relativement épargnée par la nouvelle politique douanière américaine dévoilée le 2 avril dernier. Les droits de douane des États-Unis sur les biens indiens passeront de 17 % en 2023, à 26 % en 2025, si le président Trump n’en décale pas une nouvelle fois la prise d’effet…
Ce chiffre de 26 % est bien inférieur aux droits imposés aux autres nations du Sud-Est asiatique, qui, dans une certaine mesure, sont concurrentes de l’industrie indienne. Le Bangladesh, par exemple, se voit imposer des droits de douane à 37 %, le Vietnam 46 % et la Thaïlande 36 %. Certains secteurs clés de l’industrie indienne, comme l’industrie pharmaceutique, sont même exempts de droits supplémentaires. Cette exemption souligne l’importance stratégique des exportations de médicaments génériques de l’Inde vers les États-Unis. Une stratégie douanière à géométrie variable.
L’Inde, qui n’a pas prévu de riposter, a au contraire bon espoir de conclure un accord relativement avantageux grâce aux négociations bilatérales engagées dès février 2025, suite à la visite du premier ministre indien Narendra Modi aux États-Unis.
Certains voient dans cette nouvelle politique douanière une occasion pour l’Inde de se réindustrialiser, ce dont elle a grandement besoin pour le développement de son emploi. L’Inde a, au fil des ans, perdu son avantage comparatif dans certains secteurs au profit d’autres pays d’Asie du Sud et du Sud-Est comme le Bangladesh, la Thaïlande ou le Vietnam. Ces derniers font face à des droits de douane plus élevés que l’Inde, et en plus forte augmentation. De quoi susciter un regain de compétitivité pour ces industries indiennes ? Elles nécessiteraient cependant des investissements de long terme.
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La stratégie industrielle indienne a préféré se concentrer sur des secteurs plus avancés technologiquement, en instaurant, au travers du Production Linkes Incentive (PLI) Scheme, des subventions à la création de capacité de production. L’objectif : diminuer sa dépendance aux importations et stimuler ses exportations dans des secteurs prioritaires. Le secteur des semi-conducteurs, par exemple, en a largement bénéficié avec l’espoir, entre autres, de faire de l’Inde un hub manufacturier pour ces produits. Elle espère attirer 27 milliards d’euros d’investissements directs étrangers (IDE). La tâche sera certainement rendue plus ardue par la politique protectionniste états-unienne.
La réindustrialisation indienne doit passer par des réformes réglementaires et des investissements dans les infrastructures. En dépit des substantiels progrès réalisés dans ces domaines, il reste à faire. Dans tous les cas, pour que la politique protectionniste des États-Unis puisse encourager le développement de l’industrie indienne, il lui faudrait être stable ; ce qui ne semble pas être l’orientation première de l’actuelle administration Trump.
La participation de l’Inde au commerce mondial des biens est modeste compte tenu de la taille de son économie : la part de marché de l’Inde dans les échanges mondiaux était, en 2023, de 2 %. En dépit d’une balance commerciale de plus en plus excédentaire vis-à-vis des États-Unis, l’Inde a été relativement épargnée par la hausse des droits de douane, en raison, entre autres, de la faible part des importations indiennes (3 %) dans les importations totales américaines.
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Son économie, très peu intégrée dans les chaînes de valeur mondiales, sera de facto, moins durement secouée par la nouvelle politique douanière des États-Unis. Si son économie échange peu de biens avec le reste du monde, l’Inde dispose d’un avantage comparatif dans le secteur des services, qui constitue près de la moitié de ses exportations de biens et services. Or, les services sont peu concernés par les droits de douane et restent en dehors du périmètre de la nouvelle politique états-unienne.
Le tournant protectionniste des États-Unis peut venir renforcer la conviction du gouvernement indien du bien-fondé d’une faible intégration de son économie dans les échanges mondiaux de biens. L’économie indienne est peu ouverte et sa politique commerciale tend depuis longtemps vers le protectionnisme. Le dernier plan de politique industrielle « Atmanirbhar Bharat » (« Inde autosuffisante ») vise à la fois à la promotion des exportations, mais également à l’autonomie stratégique de l’économie indienne dans bon nombre de secteurs : pharmaceutique, solaire, électronique.
La politique industrielle indienne depuis le programme « Make in India » n’a pas cherché à créer de la croissance par les exportations, mais à attirer les capitaux étrangers pour la création sur le territoire indien de capacités de production à destination, principalement, du marché indien. Les investissements directs étrangers (IDE) ont largement progressé, tout en partant d'un niveau relativement faible : ils étaient à 45,15 milliards de dollars en 2013. En 2022, ils s'élevaient à 83,6 milliards de dollars.
L’Inde renforce sa position stratégique sur la scène internationale. Son économie attirait déjà les convoitises des investisseurs, grâce à son marché potentiel de 1,4 milliard de consommateurs et son positionnement d’alternative en Asie à la Chine. Le comportement erratique de l’administration Trump rend tout partenariat avec l’Inde encore plus désirable, en particulier pour les Européens.
Nul doute que les pourparlers commerciaux pour un accord entre l’Union européenne et l’Inde, entamés en 2022 et remis sur le devant de la scène par la visite de la présidente de la Commission européenne à New Delhi en février 2025, prendront une autre dimension aux yeux des Européens. L’actuel gouvernement nationaliste indien a considérablement œuvré pour que l’Inde devienne un acteur pivot dans la communauté internationale. Ce rôle de premier plan sur la scène internationale constitue un atout électoral significatif qui devrait renforcer l’influence de Narendra Modi au sein du pays.
Catherine Bros ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.