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17.04.2025 à 16:27
Covid, chikungunya : à La Réunion, une gestion des crises sanitaires entre héritages coloniaux et volonté de participation citoyenne
Texte intégral (1711 mots)
Emmanuel Macron se rendra sur l’île de La Réunion dans la semaine du 21 avril. Les crises sanitaires récentes – Covid, chikungunya – ont signalé l’approche verticale et autoritaire du pouvoir hexagonal. Une étude post-Covid montre pourquoi ces politiques de santé, imposées sans concertation avec les populations locales, ont suscité méfiance et colère. Partager la responsabilité avec les communautés s’avère indispensable pour une gestion de crise efficace.
Les débats contemporains mettent en évidence l’héritage colonial persistant dans les politiques coercitives de santé publique. Dans les territoires ultramarins, la gestion centralisée des crises sanitaires a souvent montré ses limites. La situation sanitaire à Mayotte après le passage du cyclone Chido en est une nouvelle illustration, entre frustrations et colères des populations concernées.
Le cas de la crise du chikungunya à La Réunion en 2006
Sur l’île de La Réunion, la réponse de la santé publique contre le chikungunya, virus transmis par un moustique, a été marquée par une intervention tardive, un manque de moyens adaptés et une coordination jugée insuffisante. Ces carences ont été particulièrement mal vécues sur place, donnant le sentiment que La Réunion était un « sous territoire ».
Face à la pandémie de Covid-19 en 2020, la France a-t-elle appris de ses erreurs ? Manifestement, non. Certaines analyses montrent que l’approche relevait davantage de l’infantilisation des populations – à coups de communications fondées sur la menace et sur la peur, s’accompagnant de moyens répressifs – plutôt que sur une démarche de renforcement de leur pouvoir d’agir (empowerment).
Cette politique autoritaire est en contradiction, notamment, avec le mouvement de promotion de la santé réaffirmé lors de l’adoption de la Charte d’Ottawa, en 1986. Celle-ci insiste sur la nécessité de permettre aux individus et aux communautés d’exercer un contrôle effectif sur les déterminants de leur santé, afin de pouvoir l’améliorer de manière autonome et durable.
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Si la centralisation des décisions présente l’avantage de favoriser une coordination rapide et cohérente des mesures de riposte, elle comporte le risque de passer à côté des spécificités et des besoins propres à chaque territoire. C’est pourquoi ces directives suscitent souvent des réticences. À La Réunion, des contestations publiques ont démontré la méfiance vis-à-vis de la vaccination contre le Covid ou des restrictions de déplacement.
Enquête sur les Réunionnais au moment de la crise du Covid
À partir de 53 entretiens qualitatifs réalisés entre février et mai 2021, nous avons observé une grande variabilité dans les perceptions à l’égard du virus et des mesures sanitaires prises par les autorités.
Pour une partie des personnes interrogées, le Covid-19 était une menace réelle et dangereuse, justifiant des règles strictes, tandis que d’autres minimisaient son impact, voire remettaient en cause son existence, une posture repérée dans 42 % des discours analysés.
Indépendamment de ces divergences d’opinions, notre étude montre que l’usage d’une communication anxiogène a contribué à renforcer certaines croyances conspirationnistes, présentes dans 42,2 % des discours, en particulier celles mettant en doute l’existence même de la maladie ou la véracité du nombre de cas déclarés. L’adhésion aux consignes émises par les autorités de santé en fut amoindrie, réduisant l’efficacité des préconisations sanitaires.
Un État autoritaire et défaillant
Par ailleurs, 28 % des discours analysés reflètent une perception des mesures comme imposées « d’en haut ». Comme le dit un participant : « Je pense que le préfet est obligé de suivre le gouvernement. »
En outre, face à des prescriptions telles que la fermeture tardive de l’aéroport ou l’instauration de couvre-feux partiels, les éléments de discours suggèrent un scepticisme marqué, en particulier dans un territoire ultramarin où les frustrations historiques liées aux inégalités sociales restent vives. L’exemple de la crise du chikungunya en 2005-2006 en est une illustration frappante : la mobilisation effective de l’État ne s’est intensifiée qu’au début de l’année 2006, soit près d’un an plus tard, laissant une trace indélébile dans la mémoire collective réunionnaise.
L’étude révèle que la vie sociale, familiale et communautaire occupe une place centrale dans le quotidien des Réunionnais, et que certaines mesures – telles que les couvre-feux ou l’interdiction des pique-niques du dimanche – ont été vécues comme des atteintes directes à leur mode de vie traditionnel.
Dans ce contexte, une co-construction des décisions avec les acteurs locaux aurait permis de mieux concilier les impératifs de santé publique et les formes de sociabilité propres au territoire. Même lorsque des structures régionales comme l’Agence régionale de santé (ARS) sont présentes, leur dépendance aux cadres nationaux crée une rupture face à des stratégies jugées pénibles et inadaptées.
Le rôle crucial de la science et des populations locales
L’étude menée à La Réunion est un exemple probant bien que des activités de courtage en connaissances – c’est-à-dire la transmission utile des savoirs scientifiques vers les décideurs et acteurs de terrain – s’avèrent indispensables. En mettant en lumière la pluralité des représentations du Covid-19 – de la remise en question de son existence à la dénonciation des gestions politiques –, cette étude montre que les réactions face aux mesures sanitaires sont étroitement liées aux expériences passées, aux pratiques sociales et aux imaginaires collectifs.
Dans ce cadre, la science a un rôle essentiel à jouer, non seulement pour comprendre ces perceptions, mais également pour s’appuyer sur des approches qualitatives, participatives et inclusives. La recherche permet ainsi aux populations de devenir non de simples destinataires des décisions, mais des acteurs de la santé communautaire.
Une communication transparente, insistant sur le choix de mots précis, non alarmistes, favorise la compréhension du public. C’est tout l’inverse d’expressions comme « confinement obligatoire » ou « danger imminent », utilisées à l’excès par les autorités.
Des formulations telles que « protection collective » ou « mesure de précaution solidaire » véhiculent, au contraire, une dimension plus positive et engageante de responsabilité partagée.
Ebola en Afrique de l’Ouest : une gestion impliquant les acteurs locaux
Impliquer les acteurs locaux fonctionne. Ainsi, lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, face à l’hostilité initiale des populations, les autorités ont revu leur approche en s’appuyant sur les leaders religieux, les chefs de village et les relais communautaires pour construire des messages de prévention culturellement adaptés. Des relais communautaires ont été utilisés pour faire passer les messages dans les langues locales. Les protocoles funéraires étaient pensés pour respecter les règles sanitaires, mais aussi les rites religieux des locaux.
Comme vient de le confirmer Santé publique France, la pandémie de Covid-19 a été une nouvelle occasion manquée de lutte contre les inégalités sociales de santé.
Au-delà de la seule efficience des mesures sanitaires, c’est la capacité à reconnaître les savoirs, les expériences et les voix des territoires qui constitue un levier primordial pour construire une relation de confiance durable. En ce sens, les crises sanitaires deviennent des occasions non seulement de protéger, mais aussi d’émanciper les populations face aux incertitudes à venir.

Amandine Payet-Junot est membre de l'association de psychologie positive de l'océan indien.
Pascale Chabanet a reçu des financements de l'Europe, Etat Français, Région Réunion
Valery Ridde a reçu des financements de l'ANR, de la FRM, de l'INSERM, Enabel, OMS, Banque Mondiale
17.04.2025 à 12:53
Les premières images d’un calamar colossal dans les fonds marins prises par des scientifiques
Texte intégral (1404 mots)
Les premières images attestées d’un calamar colossal juvénile dans son habitat naturel montrent un animal délicat et gracieux, aux antipodes du cliché de « monstre », trop répandu.
Le calamar colossal (Mesonychoteuthis hamiltoni) est une espèce qui a été décrite pour la première fois en 1925 à partir de restes de spécimens trouvés dans l’estomac d’un cachalot pêché à des fins commerciales. Un siècle plus tard, une expédition a permis de capturer les premières images attestées de cette espèce dans son habitat naturel. Elle nous montre un spécimen juvénile de 30 centimètres, à une profondeur de 600 mètres, près des îles Sandwich du Sud, à mi-chemin entre l’Argentine et l’Antarctique.
Une fois adultes, les calamars colossaux peuvent cependant atteindre jusqu’à sept mètres et peser jusqu’à 500 kilogrammes, ce qui en fait les invertébrés les plus lourds de la planète. Mais l’on sait encore très peu de choses sur leur cycle de vie.
Ces images inédites d’un jeune calamar colossal dans une colonne d’eau sont le fruit d’un heureux hasard, comme c’est souvent le cas dans l’étude de ces calamars d’eau profonde.
Elles sont apparues lors de la diffusion en direct d’un véhicule télécommandé dans le cadre de l’expédition de la Schmidt Ocean Institute et d’Ocean Census, partie à la recherche de nouvelles espèces et de nouveaux habitats en eaux profondes dans l’Atlantique sud, principalement sur les fonds marins.
Ceux qui étaient derrière l’écran ont alors eu la chance de voir un calamar colossal vivant dans son habitat en eaux profondes, bien que son identité n’ait été confirmée qu’ultérieurement, lorsque des images en haute définition ont pu être visionnées.
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Jusque-là, notre meilleure source d’information sur les calamars colossaux était les baleines et les oiseaux marins car ils sont bien plus doués que nous pour les trouver.
De fait, il faut avoir en tête que les calamars colossaux, qui vivent dans un immense environnement sombre et tridimensionnel, nous évitent sans doute activement, ce qui explique en partie pourquoi nous venons seulement de filmer cette espèce dans son habitat naturel.
Car la plupart de nos équipements d’exploration des grands fonds sont volumineux, bruyants et utilisent des lumières vives lorsque nous essayons de filmer ces animaux. Or, le calamar colossal peut, lui, détecter et éviter jusqu’aux cachalots en plongée, qui produisent probablement un signal lumineux puissant lorsqu’ils descendent dans les eaux profondes et dérangent les animaux bioluminescents, comme notre colosse des abysses.
Les calamars les plus habiles à esquiver ces prédateurs ont pu se reproduire et transmettre leurs gènes depuis des millions d’années. Leur population actuelle est donc constituée d’animaux dotés d’une grande acuité visuelle, qui évitent probablement la lumière et sont capables de détecter un signal lumineux à plusieurs mètres de distance.
La beauté délicate de ces animaux des grands fonds
Le calamar colossal fait partie de la famille des calamars de verre (Cranchiidae), un nom qui fait référence à la transparence de la plupart des espèces. L’océan Antarctique compte trois espèces connues de calamars de verre, mais il peut être difficile de les distinguer sur des images vidéos.
Des chercheurs de l’organisation Kolossal, dont l’objectif était de filmer le calamar colossal, ont ainsi pu observer en 2023 un calamar de verre de taille similaire lors de leur quatrième mission en Antarctique. Mais comme les éléments caractéristiques permettant d’identifier un calamar colossal – des crochets à l’extrémité des deux longs tentacules et au milieu de chacun des huit bras plus courts – n’étaient pas clairement visibles, son identité exacte n’a donc pas été confirmée.
Cependant, sur les dernières images produites par l’Institut Schmidt de l’océan, les crochets du milieu du bras sont visibles sur le jeune spécimen immortalisé par les images. Celui-ci ressemble malgré tout beaucoup aux autres calamars de verre. En grandissant cependant, on suppose que les calamars colossaux perdent probablement leur apparence transparente et deviennent une anomalie au sein de la famille.
Si l’idée paradoxale d’un « petit calamar colossal » en amusera plus d’un, ces images mettent également en évidence la grâce méconnue de nombreux animaux des grands fonds, aux antipodes des préjugés que l’on peut avoir trop souvent sur les supposés monstres des profondeurs et les contenus en ligne racoleurs sur ces derniers qui seraient une simple « matière à cauchemars ».
Ce calamar colossal ressemble plutôt à une délicate sculpture de verre, avec des nageoires d’une musculature si fine qu’elles sont à peine visibles. Ses yeux iridescents brillent et ses bras gracieux s’étendent en éventail à partir de la tête.
À l’âge adulte, le calamar colossal peut certes être un prédateur redoutable, avec ses bras robustes et sa panoplie de crochets acérés, capable de s’attaquer à des poissons de deux mètres de long. Mais la première observation attestée que nous avons de ce calamar dans les profondeurs de la mer nous donne surtout matière à s’émerveiller en voyant cet animal élégant, qui prospère dans un environnement où l’homme a besoin de tant de technologie, ne serait-ce que pour le voir à distance.
Plus étrange que la science-fiction
Jusqu’à récemment, peu de gens pouvaient participer à l’exploration des grands fonds marins. Aujourd’hui, toute personne disposant d’une connexion Internet peut être derrière l’écran pendant que nous explorons ces habitats et observons ces animaux pour la première fois.
On ne saurait trop insister sur l’importance des grands fonds marins. Ils abritent des centaines de milliers d’espèces non découvertes, c’est probablement là que la vie sur Terre est apparue et ils représentent 95 % de l’espace vital disponible sur notre planète.
On y trouve des animaux plus splendides et plus étranges que nos imaginations les plus créatives en matière de science-fiction. Des calamars qui, au début de leur vie, ressemblent à de petites ampoules électriques avant de devenir de véritables géants ; des colonies d’individus où chacun contribue au succès du groupe ; des animaux dont les mâles (souvent parasites) sont exceptionnellement plus petits que les femelles.
Cette première observation attestée d’un calamar colossal peut en cela nous inspirer en nous rappelant tout ce qu’il nous reste à apprendre.
L’expédition qui a filmé le calamar colossal est le fruit d’une collaboration entre l’Institut Schmidt de l’océan, la Nippon Foundation-NEKTON Ocean Census et GoSouth (un projet commun entre l’université de Plymouth, le GEOMAR Helmholtz Centre for Ocean Research et le British Antarctic Survey).

Kat Bolstad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.04.2025 à 11:52
La réalité diverse du vélo à la campagne, derrière les clichés de grands sportifs ou de néo-ruraux militants
Texte intégral (3153 mots)

Jadis omniprésent dans la ruralité, le vélo hors la ville a du mal à s’implanter dans nos imaginaires. Qui sont donc les cyclistes des routes de campagne ? Pas seulement des sportifs ou des néo-ruraux montre une nouvelle recherche, qui pointe également le fort potentiel cyclable de nos campagnes.
Mais qui sont donc les cyclistes s’aventurant sur les routes de campagne ? Les forçats du Tour de France, évidemment ! Et les touristes, de plus en plus nombreux à sillonner les véloroutes. Ces images s’imposent instantanément. Mais lorsque l’on pense aux déplacements du quotidien, l’imaginaire se grippe.
Y a-t-il seulement des cyclistes « de tous les jours » dans le rural, en dehors de stakhanovistes de la petite reine ou de militants convaincus ?
Une pratique rurale longtemps en perte de vitesse
Pédaler dans les territoires ruraux n’est certes pas une évidence. Le vélo était pourtant omniprésent dans les villages jusque dans les années 1970. Depuis, sa présence n’a fait que s’étioler. S’il est difficile d’obtenir des données aussi précises que pour les métropoles, les chiffres généraux sur la fréquentation vélo tendent à montrer que la dynamique peine à s’inverser.
Alors qu’en ville, le vélo, pratique et rapide, représente un avantage comparatif vis-à-vis de la voiture, les contraintes rencontrées dans les territoires ruraux semblent barrer la voie à la bicyclette.
Le territoire y est en effet organisé par et pour la voiture : non seulement les ruraux parcourent au quotidien des distances deux fois plus importantes qu’en ville, mais les routes comme l’urbanisme des bourgs sont pensés pour l’automobile. De fait, 80 % des déplacements s’y effectuent en voiture.
Les ruraux sont ainsi pris en étau par un modèle fondé sur l’automobile, à la fois préjudiciable écologiquement et excluant socialement, mais nécessaire pour pouvoir habiter ces territoires.
Près de la moitié des trajets font moins de 5 km
Pourtant, il existe un potentiel cyclable dans le rural, où près de la moitié des trajets concernent des distances de moins de 5 km. De fait, les observations et la soixantaine d’entretiens menés dans trois territoires ruraux, le Puy-de-Dôme, la Saône-et-Loire et l’Ardèche, dans le cadre de ma thèse de géographie, montrent qu’il y a bel et bien des cyclistes dans le rural, utilisant leur vélo pour aller au travail, faire les courses ou tout autre activité du quotidien.
Croisés sur les marchés, dans les cafés ou dans des associations pro-vélo, les profils rencontrés sont variés : autant d’hommes que de femmes, des retraités, des cadres comme des employés. Se pencher sur leurs pratiques et sur leurs engagements, c’est aussi s’intéresser à la complexité des territoires ruraux qu’ils parcourent et aux nouvelles façons d’habiter ces espaces, au-delà des images d’Épinal.

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Au-delà des seuls sportifs, des manières de rendre le vélo envisageable pour le plus grand nombre
L’émergence du vélo électrique (dont le nom complet demeure « vélo à assistance électrique », dit VAE) a grandement contribué à rendre les déplacements cyclistes envisageables par le plus grand nombre, tempérant les distances et les reliefs parfois prononcés. Dans des espaces ruraux souvent concernés par le vieillissement de la population, le déploiement de cette technologie n’a rien d’anodin. Le vélo électrique est d’ailleurs particulièrement valorisé par les retraités actifs.
Fabrice (65 ans, retraité, Saône-et-Loire) a ainsi fait coïncider son passage à la retraite avec l’achat d’un vélo électrique et repris une pratique cycliste abandonnée depuis l’adolescence. Le vélo électrique, en modulant les efforts, permet aussi à un public plus jeune d’effectuer plus régulièrement des trajets jugés exigeants. Cet outil ne peut toutefois pas porter à lui seul l’espoir d’un développement du vélo dans le rural. D’abord, parce qu’il reste coûteux ; ensuite, parce qu’il faut le penser en regard du contexte de pratique.
La sécurité et le manque d’aménagement sont souvent les premiers arguments opposés à la pratique du vélo à la campagne.
De fait, certaines routes départementales s’avèrent inhospitalières pour la plupart des cyclistes. Pourtant limiter le rural à ce réseau de « grandes routes » serait oblitérer sa richesse en routes secondaires et en chemins agricoles. Ceux-ci représentent un vivier d’alternatives, ne nécessitant pas toujours d’aménagement supplémentaire, si ce n’est un effort de jalonnement et d’information de la part des collectivités.
Cela peut passer par l’indication d’un itinéraire conseillé par un panneau, ou par une carte des itinéraires, parfois assortie des temps estimés pour les trajets, comme cela a été fait dans le Clunisois. La connaissance des itinéraires alternatifs permet d’envisager le rural au-delà du seul prisme automobile.
Les cyclistes valorisent d’ailleurs le sentiment de découverte lié à cette façon différente de s’approprier leur territoire.
Se déplacer à vélo dans le rural, ce n’est pas que faire de longues distances
Au gré des stratégies mises en place par chaque cycliste, différentes stratégies se dessinent. Une part des cyclistes, souvent des hommes jeunes ayant une pratique sportive par ailleurs, affrontent de longues distances et les routes passantes sans trop d’appréhension. Mais la majorité des cyclistes rencontrés, dont les profils sont variés, roule en utilisant le réseau secondaire, évitant les situations anxiogènes, sur des distances plus courtes. Ce sont ces pratiques qui gagnent le plus à être accompagnées par des politiques publiques.
Enfin, une dernière partie des enquêtés cantonne sa pratique du vélo aux centres-bourgs, n’investissant quasiment jamais l’espace interurbain. Les petites centralités constituent un maillage essentiel de l’espace rural, polarisant les services de proximité. Se déploient en leur sein de nombreux déplacements, facilement effectués à vélo. Or, ces mobilités cyclistes, loin d’être rares, sont parfois banalisées par les cyclistes eux-mêmes.
Pourtant, elles participent à nourrir les sociabilités locales particulièrement valorisées par les habitants de ces territoires. Jeanne, septuagénaire et secrétaire de mairie à la retraite, rencontrée dans un petit bourg auvergnat, expliquait ainsi qu’elle habitait là « depuis toujours », se déplaçant invariablement à vélo, et que tout le monde la connaissait ainsi. Si le fait de pouvoir s’arrêter et discuter est le propre des déplacements cyclistes en général, dans les espaces ruraux, cela nourrit également un idéal de « vie villageoise ».
Pédaler dans le rural, c’est donc aussi investir la proximité, tant spatiale que sociale.
Choisir le vélo contre la voiture… mais aussi par plaisir
La mobilité ne se définit pas seulement par ses dimensions matérielles et fonctionnelles : elle est toujours porteuse de sens et de valeurs. Dans les discours, trois justifications reviennent très régulièrement pour expliquer le choix du vélo : il est économique, écologique et bon pour la santé. Pour Madeleine (60 ans, fonctionnaire territoriale, Puy-de-Dôme),
« C’est le côté économique, et aussi écologique. Je regarde les deux. Je n’ai pas plus de priorités sur l’un ou sur l’autre. »
Nathanaël (42 ans, ouvrier intérimaire, Puy-de-Dôme) explique que « vendredi, je suis venu avec le vélo. C’est qu’en faire, me permet de ne plus avoir mal au genou ». Certes ces raisons se retrouvent aussi chez les cyclistes urbains. Toutefois, dans le rural, elles s’expriment tout particulièrement en référence à l’omniprésence de la voiture et à son poids dans les modes de vie.
Prendre le vélo, c’est aussi faire le choix d’échapper à la norme automobile, chère et polluante, dominante dans ces territoires. Néanmoins, rares sont les cyclistes ruraux à ne pas avoir de voiture, souvent perçue comme une nécessité. Le vélo doit ainsi trouver sa place dans des organisations quotidiennes plus ou moins remaniées. Pour certains, le vélo n’est qu’une mobilité adjuvante, seulement utilisé lorsque les conditions sont jugées favorables : une météo clémente, un temps disponible suffisant… D’autres engagent une réflexion plus radicale sur leur mode de vie, choisissant de « ralentir » et de réduire le nombre de leurs déplacements pour les effectuer essentiellement en vélo.
Limiter les raisons de faire du vélo à ces justifications rationalisées serait toutefois oublier que le plaisir constitue une motivation centrale.
On roule aussi et surtout pour soi. Bien sûr, cette dimension affective du vélo n’est pas l’apanage des ruraux. Néanmoins, l’environnement rural colore tout particulièrement la pratique : la relation à la nature et aux paysages est largement plébiscitée par les cyclistes rencontrés. L’une évoquera les biches croisées de bon matin, l’autre le plaisir de passer par des chemins habituellement réservés aux vététistes. Le vélo du quotidien dans le rural incarne parfaitement la porosité grandissante entre les loisirs et les activités « utilitaires » qui caractérise la société contemporaine.
Le vélo à la campagne n’est pas qu’une pratique importée de la ville
Si certains territoires continuent de perdre des habitants, le rural a globalement renoué avec l’attractivité résidentielle. Il serait tentant de voir dans cette dynamique démographique le vecteur de développement du vélo du quotidien dans le rural. Des néo-ruraux fraîchement arrivés importeraient ainsi leurs habitudes acquises en ville, où l’on assiste à un retour des déplacements cyclistes. Ce type de profil existe, mais n’épuise pas la diversité des trajectoires des cyclistes rencontrés. Quelques nuances méritent ainsi d’être évoquées.
D’une part, jusque dans les années 1990, on pratiquait davantage le vélo dans les territoires ruraux qu’en ville. Certains cyclistes, la cinquantaine passée et ayant toujours habité le rural, ont ainsi connu une pratique ininterrompue tout au long de leur vie et roulent parfois encore avec des vélos dotés eux-mêmes d’une certaine longévité (photo 2).
D’autre part, les parcours des cyclistes croisés amènent à considérer la complexité des liens qui s’établissent entre pratiques urbaines et rurales du vélo. Les trajectoires résidentielles ne sont pas linéaires et se composent souvent d’allers-retours entre ville et campagne, ce qui colore la pratique.
Mariette, retraitée de 65 ans, a par exemple grandi et appris à pédaler dans un village de Saône-et-Loire. L’acquisition d’une voiture lui fait arrêter le vélo. Elle ne le reprendra que vingt ans plus tard, arrivée à Grenoble, motivée par la dynamique cyclable de la ville. À la retraite, elle retourne dans son village d’enfance mais continue le vélo, électrique cette fois, poussée par la rencontre avec d’autres cyclistes locaux.
Souvent le passage en ville, les socialisations qui s’y jouent, marquent un jalon pour la pratique du quotidien. Mais il s’inscrit dans un ensemble d’autres temps d’apprentissage et de rencontres. Le prisme du vélo permet donc d’insister sur les circulations qui s’établissent entre urbain et rural, plutôt que sur leur opposition tranchée.
Il existe de multiples façons de se déplacer à vélo dans le rural, des plus banalisées aux plus engagées, en fonction des stratégies et des motivations de chacun. Elles s’inscrivent toutefois dans une organisation globale de la ruralité et des mobilités qui la constituent. L’accompagnement de ces pratiques repose donc sur la prise en compte de leur diversité, ainsi que sur une réflexion collective des transitions possibles et souhaitables dans ces territoires.

Alice Peycheraud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.04.2025 à 17:16
Promenade dans les romans de Mario Vargas Llosa, l’un des grands auteurs de la littérature hispanophone
Texte intégral (2224 mots)
Reconnu comme l’un des grands romanciers de la littérature hispanophone, l’académicien Mario Vargas Llosa s’est éteint le 13 avril 2025. Né au Pérou, en 1936, il était le dernier représentant encore en vie du « boom » latino-américain. Sa carrière prolifique s’est étendue sur plus de six décennies. C’était un « écrivain total », capable d’écrire avec la même habileté des romans, des essais, des pièces de théâtre et des articles journalistiques.
Il a reçu le prix Prince des Asturies en 1986, le prix Cervantès en 1994 et le prix Nobel de littérature en 2010, pour n’en citer que quelques-uns. Il a été récompensé pour une œuvre narrative monumentale qui a évolué en termes de sujets et de style, du réalisme social brut de ses débuts aux expérimentations formelles et aux réflexions historiques et morales de ses créations les plus récentes.
Un début « total »
Mario Vargas Llosa a fait irruption sur la scène littéraire dans les années 1960, au plus fort du « boom », avec des romans d’un réalisme social marqué et d’une ambition totalisante.
Le premier, la Ville et les Chiens (1963, ndlr : les dates indiquées sont celles de première publication en espagnol), est un portrait cru de la vie dans un collège militaire péruvien, dans lequel il explore la violence, la hiérarchie militaire et la fracture morale de la société de Lima. La narration innovante de cette œuvre, avec ses multiples points de vue et ses sauts dans le temps, témoignait déjà de l’esprit expérimental de l’auteur.
Avec la Maison verte (1966), un roman à la structure complexe entrelaçant différentes intrigues, d’un bordel sur le sable de Piura à la jungle amazonienne, et défiant la linéarité temporelle, il s’est imposé comme un maître dans l’art de construire des récits pluriels. Avec Conversation dans la cathédrale (1969), il pousse l’expérimentation à son paroxysme. Il y réalise une fresque monumentale du Pérou, sous la dictature de Manuel Odría, à travers une polyphonie de voix et un contrepoint temporel élaboré.
Bien que divers par leur intrigue et leur ton, ces premiers romans ont en commun une vision panoramique et critique de la société péruvienne, ainsi qu’une structure complexe. En raison de ces caractéristiques, les critiques les ont regroupés sous l’appellation de « romans totaux », faisant allusion à une œuvre qui aspire à englober la réalité dans toute sa complexité. Vargas Llosa, à l’instar d’autres auteurs du « boom », a poursuivi cette ambition.
Le Péruvien a également souligné l’influence de William Faulkner (la multiplicité des narrateurs, les sauts temporels) et celle de Gustave Flaubert (la construction rigoureuse, le narrateur impassible) :
« Flaubert m’a appris que le talent est une discipline tenace et une longue patience. Faulkner, que c’est la forme – l’écriture et la structure – qui élargit ou appauvrit les thèmes. »
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Le « vrai mensonge »
À partir des années 1970, il diversifie ses registres narratifs et atténue partiellement la vocation totalisante de ses premiers romans.
Dans Pantaleón et les visiteuses (1973), il s’aventure dans la satire humoristique en racontant l’histoire d’un capitaine de l’armée chargé d’organiser un service de prostituées pour les garnisons de l’Amazonie. Parodique, critique voilée du militarisme et de la bureaucratie, il adopte un style plus léger et plus linéaire. Malgré l’apparente simplicité, il ne renonce pas à construire plusieurs intrigues parallèles en « contrepoint » et à changer de perspective.
Les œuvres suivantes entrent dans le domaine de la métalittérature et de l’autoréférence, ainsi que dans l’exploration des genres populaires. Un exemple remarquable est la Tante Julia et le scribouillard (1977), qui a une forte base autobiographique. Le jeune protagoniste, l’alter ego de l’auteur, y alterne son histoire d’initiation littéraire et amoureuse avec les histoires loufoques écrites par un scénariste excentrique diffusées à la radio. Ces deux plans narratifs diffèrent par le style et le ton : le premier est conversationnel et à la première personne, tandis que le second est folklorique et à la troisième personne.
Il s’est également attaqué à des récits à connotation politique et historique. Dans la Guerre de la fin du monde (1981), il se place dans le Brésil du XIXe siècle pour recréer l’insurrection de Canudos à l’aide d’une documentation historique méticuleuse. De son côté, Histoire de Mayta (1984), structuré comme une enquête sur un soulèvement trotskiste raté au Pérou, présente de multiples témoignages contradictoires sur un protagoniste fictif.
La technique consistant à présenter des versions divergentes d’un même événement réel dans une fiction renforce l’idée de l’auteur selon laquelle le roman est un « vrai mensonge ». Vargas Llosa avait déjà réfléchi à la « vérité du mensonge » dans des essais antérieurs. Il y soulignait comment la littérature crée un monde propre, avec ses propres règles et une authenticité différente, mais non moins valable que la réalité objective. Dans Pantaleón et les visiteuses (1973), il s’aventure dans la satire humoristique en racontant la mission insolite d’un capitaine de l’armée chargé d’organiser un service de prostituées pour les garnisons de l’Amazonie. Parodique et critique voilée du militarisme et de la bureaucratie, il adopte un style plus léger et plus linéaire. Malgré l’apparente simplicité, il ne renonce pas à construire plusieurs intrigues parallèles en « contrepoint » et à changer de perspective.
Jouer avec les genres
Qui a tué Palomino Molero ? (1986) est un court roman policier qui se déroule dans le Pérou rural des années 1950. Malgré son apparence de simple roman policier, il incorpore une critique sociale et un courant de dénonciation sous-jacent. Dans l’Homme qui parle (1987), deux fils narratifs alternent – l’un essayiste, raconté par un alter ego de Vargas Llosa, et l’autre fictionnel, raconté à partir de la culture Machiguenga de l’Amazonie – pour questionner l’acte de narration et l’appropriation culturelle.
À travers la figure du conteur oral, il explore le pouvoir et les limites de la narration en tant que vecteur d’identité. Il s’est aventuré dans la narration érotique avec l’Éloge de la marâtre (1988), un court roman au ton badin et provocateur qui, à travers les jeux sexuels d’un noyau familial bourgeois, expérimente la sensualité et l’esthétique de l’art pictural.
Ces explorations dans différents sous-genres révèlent un Vargas Llosa aux multiples facettes, prêt à « jouer » avec différentes conventions littéraires. Il l’a toujours fait en conservant un style reconnaissable : une prose sobre et précise, une construction rigoureuse et une réflexion subtile sur la société péruvienne ou la nature de la fiction.
Après la politique
Après son aventure politique, au cours de laquelle il fut candidat à la présidence péruvienne et perdit face à Alberto Fujimori, il poursuivit sa carrière littéraire. Ces romans montrent, d’une part, un certain retour à un réalisme plus classique et, d’autre part, une prédilection pour l’histoire et la dénonciation politique.
Un exemple précoce est Lituma dans les Andes (1993). Il y reprend le personnage du garde Lituma, présent dans les romans précédents, pour développer une histoire policière dans une communauté andine isolée, dévastée par la violence de la guérilla. L’écrivain combine des éléments de mystère avec la tension politique de la période terroriste du Sentier lumineux, ajoutant une nuance mythique en évoquant la légende des « pishtacos » ou êtres mangeurs d’hommes.
La Fête au bouc (2000) traite de l’histoire de la dictature de Rafael Leónidas Trujillo en République dominicaine, avec une narration polyphonique qui se déroule en deux périodes. Alors qu’en 1961, l’action se concentre sur les derniers jours et l’assassinat du tyran, en 1996, une Dominicaine, Urania Cabral, retourne dans son pays et affronte ses traumatismes personnels. L’œuvre allie un travail documentaire historique rigoureux à une exploration psychologique pénétrante du pouvoir et de ses abus.
Tours et détours de la vilaine fille (2006) est une autre incursion dans la narration sentimentale contemporaine qui se déroule dans différentes villes du monde sur plusieurs décennies. L’histoire suit la relation intermittente entre Ricardo Somocurcio – un Péruvien rêveur – et la « vilaine fille », une femme énigmatique aux multiples identités.
Lauréat du prix Nobel de littérature
Dans ses œuvres les plus récentes, Vargas Llosa a continué à explorer l’histoire et la politique, avec la présence de personnages historiques ou exemplaires qui incarnent des idées et des valeurs.
Le Rêve du Celte (2010) s’inspire de la vie de Roger Casement, diplomate irlandais qui a dénoncé les atrocités du colonialisme au Congo et en Amazonie au début du XXe siècle. Dans le Héros discret (2013) et Aux Cinq Rues, Lima (2016), il voyage dans le Pérou contemporain. Dans Temps sauvages (2019), il récupère certains personnages de la Fête au bouc pour raconter l’histoire convulsive du Guatemala des années 1950. Et dans Je vous dédie mon silence (2023), dernier roman écrit sur le ton de l’héritage personnel, de la musique et de l’utopie artistique, il revisite l’identité nationale et l’utopie sociale.
Vargas Llosa a également écrit des pièces de théâtre, des essais, des articles et d’autres textes. On peut citer la pièce de théâtre la Demoiselle de Tacna (1981), l’essai l’Orgie perpétuelle (1975), sur Madame Bovary, de Flaubert, et la Vérité par le mensonge (1990), un recueil d’essais sur les romans universels dans lequel Vargas Llosa analyse le pouvoir de la fiction pour construire des vérités alternatives.
L’évolution créative et esthétique de Mario Vargas Llosa témoigne de la capacité d’un écrivain à se réinventer sans jamais trahir son essence.

Carmen Márquez Montes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.04.2025 à 17:15
De l’Elysée à la Société générale : ce que le départ d’Alexis Kohler dit des liens entre public et privé
Texte intégral (1871 mots)
Le secrétaire général de la présidence de la République a rejoint la Société générale. Au-delà des rituelles accusations de pantouflage, que dit ce départ des liens entre les sphères publique et privée en France ?
Que va faire Alexis Kohler à la Société générale ? L’annonce du départ du secrétaire général de l’Élysée vers la troisième plus grande banque française pose la question des logiques qui sous-tendent de telles circulations professionnelles. Certes, la pratique du « pantouflage », ou « revolving door », n’est pas nouvelle. En revanche, elle met en lumière et questionne les multiples facteurs de copénétration des sphères publique et privée.
Pour prendre la mesure du départ du secrétaire général de la présidence de la République vers la Société générale, il n’est pas inutile de rappeler que le recrutement de transfuges de l’État par de grandes entreprises, en particulier pour représenter leurs intérêts auprès des institutions publiques, est une pratique ancrée dans le fonctionnement de ces firmes.
Un phénomène de plus en plus courant…
En France, le pantouflage a pris une forme « quasi institutionnelle » à partir de la fin du XIXe siècle. D’abord circonscrit aux polytechniciens, il se diffuse et intervient de plus en plus tôt dans la carrière des hauts fonctionnaires. Ainsi, en 2012, près de 15 % des comités exécutifs du CAC 40 étaient composés d’anciens membres de cabinets ministériels ou présidentiels. Bien sûr, les revolving doors varient selon les positions occupées et les secteurs de l’État. Le phénomène concerne ainsi 62 % des inspecteurs des finances, entre 1958 et 2008. Dans la vaste enquête quantitative qu’il a conduite dans le Lobbying en France (2018), Guillaume Courty note qu’un quart environ des lobbyistes en activité sont d’anciens assistants parlementaires et/ou d’anciens membres d’un cabinet ministériel.
Dans un dossier récemment publié par la revue Politix, Sébastien Michon et Cécile Robert identifient quatre types de déterminants des revolving doors liés aux trajectoires politiques et professionnelles : ils se situent plutôt à droite du champ politique, concernent des individus occupant une position de direction ou dotés d’une reconnaissance sur un secteur d’action publique spécifique ; ce sont plutôt des hommes jeunes ayant suivi un cursus économique et étant passés par Bercy au cours de leur carrière.
Brouillage de la frontière public-privé…
Ce type de parcours n’est donc pas inédit, tant s’en faut. Et Alexis Kohler n’est pas non plus le premier haut fonctionnaire à avoir été recruté par la Société générale ; que l’on pense à Daniel Bouton, inspecteur général des finances, ex-PDG et désormais président d’honneur de la Société générale, ou, plus récemment, à Francis Donnat, conseiller d’État passé par la direction des affaires publiques de Google France, avant de devenir secrétaire général de la même banque.
Les revolving doors sont avant tout la marque d’un champ du pouvoir économique « structuré par la proximité avec l’État ». Les grandes entreprises qui évoluent sur le marché français, fussent-elles étrangères, ont intégré cette variable.
Dans ma thèse récemment soutenue, j’ai montré que, sur les 28 lobbyistes en poste chez Google France entre 2012 et 2023, 25 ont évolué dans le secteur public, dont 18 au sein de l’État ou du secgteur paraétatique (organes exécutifs et législatifs, administrations centrales, autorités administratives indépendantes ou établissements publics). Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à cette firme. Sur les 87 représentants d’intérêts des multinationales du numérique en poste en 2022 (Amazon, Apple, Facebook, Google, IBM, Microsoft, Oracle, Snap, TikTok, Twitter et Uber), 46 ont évolué au sein de l’État au cours de leur carrière (53 %).
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Ces circulations professionnelles mettent en lumière ce qu’Antoine Vauchez et Pierre France qualifient de « brouillage » de la frontière public-privé. Ces trajectoires se trouvent légitimées au sein de l’État, tant par la diffusion de pratiques gestionnaires issues du privé dans les administrations (new public management) que par la promotion de nouvelles formes de gouvernement au plus près des acteurs privés (régulation), telles que pratiquées par les autorités administratives indépendantes (Cnil, Arcom, Arcep…), par exemple.
À tel point que d’anciens hauts fonctionnaires, élus ou collaborateurs peuvent se sentir justifiés à franchir cette frontière sans rien renier de leur ethos public. Ainsi de ce haut fonctionnaire français recruté au début des années 2010 par Google, entreprise pâtissant pourtant d’une réputation sulfureuse d’antiétatisme farouche. Or, ce transfuge justifiait sa nouvelle activité par une forme de continuité avec le service de l’État, la multinationale du numérique devenant un moyen légitime, à ses yeux, de servir l’intérêt général par d’autres voies que celles de la puissance publique, en incitant, par exemple, son entreprise à accroître ses investissements en France et à participer de cette façon à la richesse nationale.
De l’accumulation privée d’un capital public
Mais que cherchent les grandes entreprises en recrutant de tels profils ? Le débat scientifique oscille entre deux réponses : ou bien, en priorité, des ressources relationnelles et un carnet d’adresses, ou bien, plutôt un savoir-faire, notamment une connaissance et une capacité techniques de participation au processus de prises de décisions publiques.
Ces deux types de ressources ne sont d’ailleurs pas incompatibles. C’est tout l’intérêt de l’usage des concepts bourdieusiens de « capital politique » et de « capital bureaucratique » que de rendre compte d’un travail de valorisation des atouts des transfuges au cours de leur reconversion et dans leurs nouvelles fonctions. Les recrutements s’insèrent ainsi dans une stratégie d’« appropriation privée d’un capital bureaucratique » qui, comme le souligne Sylvain Laurens, met en exergue le pouvoir de structuration des marchés économiques par les institutions publiques.
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Ces recrutements révèlent aussi, comme l’a montré Guillaume Courty, que l’« influence » – concept par bien des aspects insaisissable – n’est jamais aussi nette que lorsque acteurs publics et privés se trouvent en situation d’« homologie sociale », qu’ils partagent une même vision du monde et sont, par conséquent, susceptibles de poser un diagnostic et d’élaborer des solutions convergentes à un même problème.
Un écheveau d’interdépendances
Si l’on pousse le raisonnement un cran plus loin, la multiplication des revolving doors accentue l’interpénétration des logiques d’action, des principes de perception et d’appréciation du monde, bref, des « intérêts » entre sphères publique et privée. Plutôt que de « capture » des gouvernants et des législateurs par des intérêts privés, il vaudrait donc mieux voir dans ces circulations professionnelles le signe d’un dense écheveau d’interdépendances entre l’État et le marché, le champ politico-bureaucratique et le champ économique.
Et puis, par ces recrutements, les entreprises ne s’approprient pas seulement des savoir-faire ou un carnet d’adresses. Elles accrochent à leur « façade institutionnelle » une symbolique qui les délie de l’image traditionnelle de l’entreprise (intéressée uniquement par le profit, mue par des intérêts particuliers) et qui, à l’inverse, les inscrit dans l’universel, le désintéressement (au sens du refus de l’intérêt économique), le souci de l’intérêt général et la recherche du bien commun. Autant de principes valorisés dans et par l’État… et qu’incarnent ces transfuges.
Finalement, une revolving door comme celle d’Alexis Kohler met tout aussi bien en lumière le « déplacement du champ du pouvoir vers le pôle du pouvoir économique » que la force de gravité, toujours présente, de l’État. L’État et ses administrations sont toujours au cœur des circuits de légitimation des entreprises ; ils en « rationalisent les mises en récit […], et ce, faisant actualisent la façon dont se légitime leur inscription dans l’ordre social ».
Certes, bien des indices de privatisation de l’État alimentent l’actualité, et ces trajectoires du public vers le privé en sont un témoignage. Pour autant, comment ne pas voir dans le recrutement du secrétaire général de la présidence de la République par la Société générale, le pouvoir, toujours ressuscité, de l’État sur la structuration du champ économique ; de la puissance publique sur le marché ?

Charles Thibout ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.