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DISSIDENCES


Recensions et éclairages critiques sur les mouvements révolutionnaires, les gauches radicales et les dissidences artistiques et culturelles.

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18.02.2024 à 18:21

Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun (Jean Paul Marat : tribune of the French Revolution), Paris, La Fabrique éditions, traduction d’Etienne Dobenesque, 2021 (2012 pour l’édition en langue anglaise), 232 pages, 15 €.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Clifford D. Conner s’était fait connaître en France par sa passionnante Histoire populaire des sciences, éditée chez L’Echappée[1]. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’est aussi intéressé à Jean-Paul Marat, par le biais de deux biographies : une première dans les années 1990, plutôt centrée sur sa carrière scientifique, une seconde dans les années 2010, davantage axée sur les dimensions politique et journalistique du personnage. C’est ce second travail qui a été traduit par les éditions de La […]
Texte intégral (1306 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Clifford D. Conner s’était fait connaître en France par sa passionnante Histoire populaire des sciences, éditée chez L’Echappée[1]. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’est aussi intéressé à Jean-Paul Marat, par le biais de deux biographies : une première dans les années 1990, plutôt centrée sur sa carrière scientifique, une seconde dans les années 2010, davantage axée sur les dimensions politique et journalistique du personnage. C’est ce second travail qui a été traduit par les éditions de La Fabrique. L’occasion de dissiper la légende noire de Marat, que l’on résume souvent à des clichés, un homme obsédé par les exécutions, quand n’est pas valorisée la figure de sa meurtrière (voir par exemple l’essai de Michel Onfray sur Charlotte Corday).

D’emblée, Clifford Conner le présente comme un meneur révolutionnaire majeur. Suivant un plan classiquement chronologique, il rappelle ses origines suisses, son enfance paisible également. Marat poursuivit ses études en France, à Bordeaux puis à Paris, avant de partir une dizaine d’années à l’étranger (en Angleterre, principalement). Devenu médecin, il écrivit d’abord des écrits philosophiques, puis politiques : Les chaînes de l’esclavage est son plus célèbre pamphlet, dans lequel il critique les inégalités sociales et défend déjà la nécessité de l’action révolutionnaire. De retour en France, il se constitue une clientèle surtout aristocratique, et finit même par intégrer la Maison du Comte d’Artois (le futur Charles X) de 1777 à 1783. Parallèlement, il mène des expériences de science physique, sur lesquelles la biographie ne s’approfondit malheureusement pas. Tout juste sait-on qu’elles concernent surtout l’optique, dans une approche critique de Newton. C’est d’ailleurs une des causes du fossé croissant entre Marat et l’Académie des sciences, plus orthodoxe et conservatrice en la matière. La pertinence de l’approche de Marat a pourtant ultérieurement été reconnue.

Au début de 1789, il publie un pamphlet réformiste, dans lequel il exprime sa confiance dans le roi tout en manifestant un vif intérêt pour le peuple, mélange de modérantisme politique et de radicalisme social qui lui vaut d’être inquiété par la police. Selon Conner, « Si Marat a cette place unique dans l’histoire, c’est parce qu’il a été le défenseur le plus opiniâtre et résolu de l’égalité sociale dans la Révolution française. » (p. 73), ce que l’on peut d’ailleurs discuter en mettant en perspective un autre personnage clef, Jacques Roux (voir la biographie de Walter Markov publiée par Libertalia[2]). C’est en septembre de la même année que débute la parution de L’Ami du peuple, le journal qui allait le rendre célèbre en tant que porte-parole des petites gens, « l’œil du peuple » ainsi que Marat se qualifiait lui-même. Clifford Conner explique d’ailleurs que le journal a eu un effet direct sur la mobilisation des femmes parisiennes lors des journées d’octobre. S’ensuit d’ailleurs une tentative d’arrestation à l’initiative des autorités municipales, la première d’une longue série, ce qui pousse Marat à opter pour la clandestinité. Les réseaux qu’il s’était constitués lui furent à cet égard d’une aide précieuse. Il finit par s’exiler un temps en Angleterre jusqu’en mai 1790, la suspension de son journal étant remplacée par l’écriture d’un pamphlet où il appelait à la venue d’un dictateur public afin de relancer le processus révolutionnaire.

Ce qui caractérise les articles de L’Ami du peuple, c’est un esprit critique incisif, qui n’hésite pas à tancer le peuple et à manier une écriture incendiaire pour le faire réagir, non sans succomber parfois à des phases de découragement. Il s’en prend ainsi et successivement à la Fête de la fédération et sa fausse harmonie sociale, aux officiers responsables de la répression des mutinés de Nancy, à Mirabeau qu’il accuse d’être employé par le roi au moment de sa mort, au roi lui-même dont il soupçonne la fuite à venir. Ces quelques exemples permettent de comprendre la réputation de prophète dont on l’a parfois doté – quand bien même il conviendrait de recenser la totalité de ses avertissements afin de voir si la proportion de ceux qui se sont révélés justes est si conséquente. Face à la marche à la guerre de 1792, il avertit sur les dangers de celle-ci et sur les trahisons à venir des généraux. Ce n’est que la victoire insurrectionnelle du 10 août qui lui permet de sortir enfin de la clandestinité, le ton de son journal se faisant plus confiant à l’égard du nouveau pouvoir. Élu à la Convention, Marat manifeste un réel souci de légalité révolutionnaire, changeant le titre de sa publication en Journal de la République française. Il n’en demeure pas moins un député indépendant, mais s’allie avec la Montagne, front uni entre les sans-culottes et la petite bourgeoisie, selon Clifford Conner.

En butte à des offensives répétées des Girondins dans l’enceinte même de l’assemblée, il finit par être accusé devant le tout jeune Tribunal révolutionnaire qu’il appelait de ses vœux, mais en sort sous les acclamations ! Plus étonnant, face aux revendications exprimées par les Enragés, il s’y oppose par souci d’unité et parce qu’il considère que la Convention peut être l’instrument de la révolution sociale, pour peu qu’elle soit purgée des Girondins. Il est d’ailleurs à la manœuvre pour l’insurrection de mai-juin, mais sa démission de la Convention, qu’il présente comme un moyen de ne pas braquer la province contre Paris, s’accompagne d’un retrait de la vie politique. Il passe les dernières semaines de sa vie chez lui, à travailler pour son journal. Prenant et passionnant, le récit de Clifford Conner souffre toutefois d’une faiblesse, celle de s’appuyer quasi exclusivement sur une bibliographie datée (Georges Lefebvre et George Rudé en particulier).

[1] Voir la critique sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/474

[2] Voir la critique sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/9248

18.02.2024 à 18:11

Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Paris, Fayard, collection « Raison de plus », 2021, 208 pages, 18 € pour l’édition papier / 12,99 € pour l’édition numérique.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Le titre choisi pour le dernier essai de Frédérique Matonti vaut profession de foi. Elle se penche en effet sur la « droitisation » de la société, ou disons d’une partie de ses « élites », pour mieux la critiquer. Son objectif : retracer certaines étapes clef ayant mené à la victoire d’une hégémonie (au sens gramscien du terme) conservatrice, sensible selon elle dans la campagne gouvernementale contre l’islamo-gauchisme ou dans les invités récurrents de la plupart des chaines […]
Texte intégral (1113 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Le titre choisi pour le dernier essai de Frédérique Matonti vaut profession de foi. Elle se penche en effet sur la « droitisation » de la société, ou disons d’une partie de ses « élites », pour mieux la critiquer. Son objectif : retracer certaines étapes clef ayant mené à la victoire d’une hégémonie (au sens gramscien du terme) conservatrice, sensible selon elle dans la campagne gouvernementale contre l’islamo-gauchisme ou dans les invités récurrents de la plupart des chaines d’information en continu (Charlotte d’Ornellas, Eugénie Bastié, Barbara Lefebvre…). Pour cela, Frédérique Matonti effectue plusieurs carottages dans les dernières décennies, pour mieux souligner le contraste avec les années 1960 et 1970, où prédominait assez largement dans les sphères intellectuelles un discours du social.

Ainsi, sur la question de l’immigration, elle oppose les choix de la gauche au pouvoir – non-respect de la promesse mitterrandienne du droit de vote accordé aux immigrés pour les élections municipales, contrôle accru de l’immigration allant à rebours de la volonté d’intégration – et les luttes parties de la base, SOS Racisme ou la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Dans ce contexte, La Défaite de la pensée, d’Alain Finkielkraut, paru en 1987, est un repère crucial : il y dresse une opposition rigide entre les Lumières et leur universalisme d’un côté, le multiculturalisme et le relativisme de l’autre ; entre la culture populaire, illégitime, et la culture noble et légitime. Partant, c’est le “jeunisme” et le métissage qui sont aussi dans sa ligne de mire. Moins connu, Voyage au centre du malaise français de Paul Yonnet en 1993 postule un racisme et un antisémitisme nourris par ceux qui le combattent.

Autre parution marquante et significative, La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut, exemple paradigmatique de la haine à l’égard de 68. Frédérique Matonti rappelle à cette occasion que contrairement à ce qu’avance l’ouvrage en s’en prenant aux sciences humaines et sociales de l’époque, les idées ne font pas les événements, ni pour la Révolution française, ni pour les Années 68. De même, l’accent mis sur le « gauchisme » culturel au détriment du Mai ouvrier aura une longue postérité, en particulier lors de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Un des développements les plus intéressants a trait à la construction d’une dichotomie entre deux gauches, l’une plus « sociétale » et déconnectée des classes populaires, l’autre plus sensible aux revendications de cette dernière… en particulier sur la lutte contre l’immigration. Frédérique Matonti démontre bien que cette dichotomie résulte de la construction d’un épouvantail étatsunien, celui du « politiquement correct » et du « sexuellement correct » par le camp conservateur, relayé en France au début des années 1990 par des personnalités comme François Furet, Annie Kriegel, Pascal Bruckner ou Philippe Raynaud, puis par Elisabeth Badinter, Mona Ozouf ou Claude Habib. Elle y voit, outre une manifestation de l’anti-féminisme, une peur des minorités d’origine étrangère vis-à-vis de la culture occidentale. Cela lui permet également de souligner les timidités de la gauche plurielle d’alors, que ce soit sur le PACS ou la loi sur la parité, tous deux fort limités (voir à cet égard L’incroyable histoire du PACS).

Chapitre particulièrement sensible, celui qui débute avec l’affaire du voile de Creil en 1989. Frédérique Matonti replace utilement ce sujet dans l’histoire de la laïcité, estimant que la position du ministre Jospin à l’époque se situe dans la tradition de Jaurès et Briand, concepteurs de la loi de 1905 et adversaires d’un anticléricalisme républicain. Elle rappelle également que jadis avec le catholicisme, aujourd’hui avec l’islam, une tendance à inférioriser les femmes existe, à ne les voir qu’instrumentalisées par des hommes religieux. Toutefois, sa perception d’une laïcité dure dont la plupart (mais pas tous, loin de là, ce qu’elle omet …) des défenseurs actuels visent l’islam, pour être juste, n’en néglige pas moins la possibilité d’une laïcité radicale, visant par exemple l’ensemble des écoles religieuses…

Pour expliciter ce basculement conservateur ou réactionnaire dans son ensemble, une pluralité de phénomènes sont invoqués : l’apparition d’intellectuels médiatiques dont les premiers représentants seraient les « nouveaux philosophes » ; l’évolution de l’université, aboutissant à une réduction des postes encourageant l’investissement de certains diplômés dans des essais éditoriaux et désarmant dans le même temps les universitaires, de plus en plus mobilisés par les projets et les demandes de financement ; la concurrence croissante des chaines de télévision, stimulant la provocation, et le contrôle croissant des groupes industriels sur les médias ; sans oublier l’action de certains réseaux, celui constitué autour de la revue Le Débat étant particulièrement ciblé avec Marcel Gauchet.

Spécialiste des intellectuels communistes, Frédérique Matonti a explicitement fait le choix de centrer son essai sur les évolutions des idées, ce qui mériterait bien sûr d’être complété par d’autres approches : l’évolution du contexte géopolitique et économique (l’offensive dite néo-libérale), les mutations démographiques de la population française, le rôle du cadre de l’Union européenne, sans oublier un angle mort de son approche, celui des évolutions contrastées de l’extrême gauche ou de la gauche radicale, plus ou moins poreuse à certaines tendances de fond (je pense entre autres à la place de la religion). De même, sa conclusion manque quelque peu d’audace, espérant une victoire d’une nouvelle gauche unie ressuscitant un État providence…

18.02.2024 à 17:55

Hentzgen Jean, Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste jusqu’en 1963, Thèse d’histoire, sous la direction de John Barzman, Université du Havre, 2019, 538 pages.

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Un compte-rendu de Georges Ubbiali Commencée sous la direction de Michel Dreyfus à l’Université Paris I, cette thèse a été achevée en Normandie avec John Barzman comme directeur. Nul doute que ce travail vient éclairer une partie fort méconnue de l’histoire d’un pan de l’extrême-gauche, celle du courant « lambertiste », du pseudonyme de celui qui allait devenir son principal dirigeant, Pierre Lambert (Pierre Boussel). Classiquement, Jean Hentzgen débute son propos par une présentation de la littérature disponible puis des sources archivistiques, complétée par […]
Texte intégral (3729 mots)

Un compte-rendu de Georges Ubbiali

Commencée sous la direction de Michel Dreyfus à l’Université Paris I, cette thèse a été achevée en Normandie avec John Barzman comme directeur. Nul doute que ce travail vient éclairer une partie fort méconnue de l’histoire d’un pan de l’extrême-gauche, celle du courant « lambertiste », du pseudonyme de celui qui allait devenir son principal dirigeant, Pierre Lambert (Pierre Boussel). Classiquement, Jean Hentzgen débute son propos par une présentation de la littérature disponible puis des sources archivistiques, complétée par quelques sources orales. La thèse soutenue est présentée dès l’introduction : l’analyse ne repose pas sur l’histoire de la naissance d’une “secte” politique, mais connote fortement un penchant de cette fraction du trotskysme pour la social-démocratie. Notons au passage, aspect plutôt inédit, que l’auteur inclut de manière systématique la dimension internationale de ce courant, le Comité international.

S’ensuivent douze chapitres, présentés par ordre chronologique depuis 1952, année de la scission de la Quatrième Internationale (QI). Auparavant, dans un premier chapitre, Hentzgen revient sur la période de la guerre, la coexistence de deux courants, le CCI (Comité communiste internationaliste,” moliniériste”, du nom de son principal responsable, Henri Molinier) et le POI (Parti Ouvrier Internationaliste). Ces deux organisations fusionnent pour donner naissance, dans la clandestinité, en 1944 au Parti Communiste Internationaliste. Pierre Lambert dirige la commission syndicale du PCI et le travail de fraction dans la CGT, développant une identité de syndicaliste révolutionnaire. Ce réseau trouve dans L’École Émancipée (EE) et dans le regroupement Front Ouvrier un milieu syndical où s’investissent Lambert, mais aussi Louis Eemans, Jean Lefevre ou encore René Dumont, qui constitueront le noyau du courant syndical du “lambertisme”. L’année 1947 marque un tournant avec le début de la guerre froide, la scission FO-CGT, l’exclusion des Jeunesses socialistes, la scission du PCI et la création du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), emportant une partie du parti.

Le second chapitre, portant sur la période d’avril 1948 à juin 1952, correspond à la naissance du “pablisme” (du pseudonyme Pablo, dirigeant de la IVe Internationale). L’expérience yougoslave entraine le soutien de la IVe qui y organise des brigades de jeunes, dont le bilan est pour le moins mitigé. Au niveau français, Lambert s’associe à la création d’un nouveau journal oppositionnel, L’Unité syndicale, qui remplace Front Ouvrier, rapidement dénommé L’Unité. Autour de cette publication syndicale se regroupent quelques réformistes de gauche (implantés dans la nouvelle centrale FO). Mais rapidement ce rassemblement éclate, sous l’impulsion des tendances clairement anticommunistes et anti-CGT. En parallèle à cette activité syndicale, les thèses de Pablo sur l’entrisme sui generis entrainent la scission dans l’Internationale. Si le courant “pabliste” est majoritaire au sein de l’Internationale, il est au contraire minoritaire dans la section française, le PCI. D’où la situation, durant quelques années, de deux PCI, l’un majoritaire, l’autre minoritaire.

Le troisième chapitre (juillet 52-mars 53) décrit la manière dont Lambert va construire son hégémonie dans le PCI majoritaire (ne nous payons pas de mot cependant, le PCI majoritaire compte moins de 100 militants, les minoritaires rassemblant tout juste deux ou trois dizaines). Deux sensibilités coexistent au sein de ce courant majoritaire, les « syndicalistes » (autour de Lambert et la commission syndicale) et les « politiques » (Marcel Bleibtreu, Michel Lequenne), tournés vers le PCF et le bloc communiste. L’isolement du PCI majoritaire au sein de l’Internationale n’empêche pas le redémarrage de l’activité, autour de six cellules (Renault, Postiers, Instituteurs, Employés, Cheminots, RATP). Une importante activité est déployée au sein de la FEN (Fédération de l’Éducation nationale), dans le courant EE avec Robert Cheramy et la douzaine de militants qui l’accompagnent, qui noue des contacts au SNET (Syndicat des enseignants, ancêtre du SNES). La sensibilité politique est affaiblie par ses difficultés de regroupement d’une opposition à partir du mouvement communiste (CRC), après l’exclusion d’André Marty du PCF. Au congrès du PCI de 1953, le courant syndicaliste, derrière Lambert, affirme son hégémonie. « P. Lambert a enfin conquis la direction d’une organisation. Celle-ci changera de nom plusieurs fois, mais il en demeurera le chef jusqu’à son décès, en 2008 », constate l’auteur p. 161.

Poursuivant sa démarche quasiment d’entomologiste, Jean Hentzgen aborde la séquence du semestre mars-décembre 53, dans la section suivante, celle de l’affirmation du courant désormais reconnu par le nom de son leader. Ce chapitre s’ouvre par un portrait de Lambert et de sa personnalité. L’échec définitif de la tentative du CRC et la rupture avec A. Marty confirment la prééminence de l’activité syndicale sur le travail politique. La grève des postiers de l’été 53 suscite le lancement des Assises pour l’unité d’action syndicale et la création d’un CUA (Comité d’unité d’action), structure organisant les dites assises (le lecteur intéressé se reportera aux pages 190 et suivantes où cette organisation est détaillée pour les PTT). Ces assises et leur conception constituent la marque de fabrique des pratiques “lambertistes” en matière syndicale et bien au-delà. Au niveau international, le PCI sort de son relatif isolement avec la constitution d’un bloc (Comité International) après la rupture du SWP américain d’avec la QI.

Dans l’année et demie qui suit (janvier 54 – avril 55), les derniers soubresauts entre les « politiques » et les « syndicalistes » irriguent les débats internes, avec constitution d’une nouvelle sensibilité autour de Raoul et son groupe. Rassemblant une vingtaine de militants, ce dernier souhaiterait dépasser l’affrontement Lambert/Bleibtreu. Ces débats portent sur le fonctionnement interne, l’intervention du parti, l’URSS, l’Algérie ou encore l’Internationale. Ils se soldent par la scission en mars 55 du groupe Bleibtreu qui constitue aussitôt le GBL (Groupe bolchevik-léniniste), avec une douzaine de membres. « Désormais, le PCI majoritaire se confond avec le courant lambertiste », note Hentzgen. Cependant, aussi bien l’enlisement du CI et les dissensions avec le SWP que le début de la guerre d’Algérie accélèrent une nouvelle crise interne. En effet, tandis que le PCI minoritaire s’engage auprès du FLN, le PCI lambertiste va s’engager auprès du MNA de Messali Hadj.

Les “lambertistes” créent un comité Messali. Le succès est très limité, car mis à part la FEN (elle-même timorée, car sa fédération d’Algérie est hostile à l’indépendance), Jean Hentzgen constate que « Le PCI constitue le flanc gauche d’une coalition réformiste appuyant les messalistes et désireuse de rallier le PS à ses vues » (p. 263). C’est donc une organisation affaiblie par le départ du courant Bleibtreu, comptant une grosse cinquantaine de membres qui déploie une activité intense. Le journal La Vérité devient hebdomadaire et une revue théorique, Les Cahiers rouges, est lancée. L’auteur se penche d’ailleurs (cf. p. 270 et suivantes) sur les « rétributions du militantisme », ainsi que sur la sociologie (globalement, les ouvriers sont très présents, même si la direction ne les inclut pas). Le niveau d’exigence est particulièrement élevé. Bref, autour du PCI, se développe un très mince noyau, constitué d’une élite ouvrière. Les grèves en Loire-Atlantique permettent au groupe Lambert de se rapprocher à l’été 55 d’Alexandre Hebert et du syndicalisme révolutionnaire au sein de FO. Ce rapprochement permet la création du CLADO (Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière), qui se dote d’un journal, La Commune. Hors des rangs trotskystes, le rapport Khrouchtchev entraine une crise dans le mouvement communiste et suscite chez quelques intellectuels (dont Edgard Morin, également impliqué dans le CLADO) le lancement de la revue Arguments. Le PCI soutient cette revue (Pierre Broué publiera son premier livre, La révolution et la guerre d’Espagne, dans ce cadre), considérée comme un coin dans l’hégémonie intellectuelle du PCF. L’année 57 est celle de la tenue du premier congrès du PCI. Le groupe Raoul, toléré jusqu’alors, intègre la majorité.

La séquence suivante (avril 57 – juin 58, chap. 9) se traduit par une série de déconvenues pour le PCI. En effet, au niveau international le SWP se rapproche de la majorité internationale en vue d’une réunification du courant trotskyste. Au niveau national, le travail ouvrier est à la peine. Cela se traduit par l’interruption de la publication de L’Unité syndicale. L’influence du PCI est au minimum. Cela n’empêche pas le lancement d’un travail conjoint avec Socialisme ou Barbarie à travers le journal mensuel Tribune ouvrière. Mais la construction du PCI, globalement, est laborieuse. Le CLADO périclite, tandis que quelques militants (dont Raoul) adhèrent à l’UGS, dans une perspective entriste. Si le développement du PCI patine, ce dernier parvient néanmoins à s’impliquer dans le Pumsud, tentative de regroupement de forces réformistes FO-FEN-CGT. Mais le coup le plus dur provient de la guerre d’Algérie. En effet, suite à la reddition du maquis Bellounis, le MNA s’effiloche (son syndicat USTA est décimé par la guerre intestine avec le FLN) ce qui a des conséquences sur les comptes de La Vérité, soutenu financièrement par les messalistes. Le coup de massue provient du revirement de Messali qui se déclare prêt à négocier avec le nouveau pouvoir gaulliste, sans faire de l’indépendance un préalable. C’est l’effondrement du MNA. Le soutien du PCI se révèle un fiasco politique complet.

Avec l’avènement de la Ve République, c’est un contexte politique totalement inédit qui s’impose. Le PCI vit une crise ouverte, ses effectifs passent sous le seuil des cinquante militants. Si aucun bilan sérieux n’est tiré du soutien au MNA, que plus aucune activité concrète n’est menée en faveur de l’Algérie, le PCI développe cependant une analyse catastrophiste de la situation politique. L’avènement de la Ve République est interprété sur un ton apocalyptique. Une série de mesures organisationnelles sont prises pour « réarmer » l’organisation : l’appellation PCI est abandonnée au profit de groupe La Vérité (ou encore, groupe Lambert) ; la périodicité de La Vérité passe d’hebdomadaire à mensuelle, mais commence la publication d’une feuille régulière ronéotypée, Informations ouvrières, qui ne se revendique pas du trotskysme.

A l’occasion du débat sur la nouvelle classe ouvrière, développé par des sociologues proches de la CFTC (Serge Mallet ou Pierre Belleville), le groupe Lambert s’oppose à ces thèses modernistes, ce qui conduit à une rupture avec Arguments et Edgard Morin. Lors du congrès de FO en 59, Hebert vote le rapport proposé par la majorité réformiste. Les délégués du groupe Lambert expriment leur satisfaction que FO demeure une organisation syndicale indépendante (opposée à l’association capital/travail portée par le projet gaulliste), mais ne vont pas jusqu’à voter avec leurs alliés syndicalistes révolutionnaires (Lambert s’abstient). Cet accord des lambertistes avec la direction réformiste de FO est destiné à un grand avenir dans les décennies suivantes. Lambert n’évoquera jamais ce premier pas d’un accord avec les réformistes, avant que celui-ci ne devienne public à l’occasion du Xe congrès de FO en 1969 (Appel au Non au référendum de 69, comme les dirigeants de la confédération).

Après avoir pratiqué à son échelle l’entrisme dans l’UGS, entre 20 et 30 militants du groupe Lambert adhérent au PSA de Depreux. Robert Cheramy est le chef de file de cette fraction clandestine. A l’occasion de la fusion entre PSA et UGS, Cheramy mène la bataille contre l’adhésion de Pierre Mendès France et de son courant (CAP), ce qui l’amène d’ailleurs à rompre avec son groupe originel pour intégrer la direction du PSA. Jean-Jacques Marie de son côté développe une activité en direction de la jeunesse (en particulier les JSA) et l’Ajisme. La publication de Révoltes permet au groupe Lambert une timide implantation dans ce milieu. Finalement, un accord est passé avec Voix Ouvrière (ancêtre de Lutte ouvrière) pour diffuser des feuilles de boites communes sur quelques entreprises. Au bout d’un an, ce « réarmement » commence à produire des résultats, à savoir recruter de nouveaux militants (c’est le cas par exemple de Boris Fraenkel, avec quelques contacts). Lambert apparaît comme le dirigeant incontesté de cette organisation de 53 cotisants à la fin 59 (chiffres évoqués p. 401). Finalement, l’arrivée des mendésistes au sein du PSA marque la fin de la période entriste, même si quelques militants demeurent à la création du PSU.

Le journal Correspondance socialiste (CS), édité par Marceau Pivert au tout début des années 60, prolonge les contacts avec les milieux de la gauche socialiste. Cinq “lambertistes” y côtoient en effet des socialistes de gauche (provenant de l’UGS ou du PSA), en particulier de la minorité, qui ont refusé l’entrée des mendesistes lors de la création du PSU. C’est Jean-Jacques Marie qui est au comité de rédaction de CS. Les entristes de l’UGS accompagnent la création de l’Union pour le Socialisme (UPS), éphémère groupe des minoritaires de l’UGS, avant de rejoindre leur organisation lambertiste de départ. C’est que la priorité politique apparaît désormais être le renforcement du groupe. La mise sur pied des GER (Groupe d’études révolutionnaires), apparait comme le pivot du fonctionnement et du recrutement. Ce dispositif de formation des recrues perdure jusqu’en 1981. Après un séjour permettant aux contacts de se familiariser avec la doctrine et le répertoire d’action du groupe, le nouveau militant est affecté à une cellule. Les GER vont devenir la matrice d’une culture militante spécifique. Cette formation théorique et pratique est d’autant plus nécessaire que la répression du pouvoir gaulliste ne désarme pas, la guerre d’Algérie se poursuivant. Pierre Lambert, Daniel Renard, Gérard Bloch ou encore Stéphane Just, seront ainsi l’objet d’inculpations, suscitant des campagnes de solidarité.

Au début des années 60, un nouvel équilibre semble avoir été atteint. Le recrutement de nouveaux jeunes militants permet un accroissement des effectifs : 135 militants en 62, 439 en 67, 4 429 en 79. Si l’implantation repose essentiellement sur Paris, quelques pôles provinciaux se renforcent (Lyon, Nantes…). Le groupe se tient à l’écart de la guerre d’Algérie, s’opposant par exemple de manière ferme à l’appel des 121 à l’insoumission en septembre 1960 : « Irresponsabilité criminelle et orientation petite-bourgeoise » proclame La Vérité, cet appel se situant hors du mouvement ouvrier. Sur un autre plan, l’orientation laïque du groupe l’amène à dénoncer l’orientation du FLN. À l’automne 61, décision est prise de mettre fin à la collaboration avec VO pour poursuivre, seul, la diffusion de Correspondance ouvrière sur les quelques usines où le groupe est implanté. Par ailleurs, le développement au sein de la jeunesse se révèle particulièrement fécond, Boris Fraenkel gagnant à lui seul plusieurs dizaines de recrues. Le même phénomène se manifeste au sein des Auberges de Jeunesse, avec la création d’une fraction au sein de la FUAJ. Au printemps 61, la création du CLER (Comité de liaison des étudiants révolutionnaires) manifeste la volonté de s’implanter au sein de la jeunesse universitaire, en premier lieu au sein de l’UNEF où une quinzaine de militants interviennent à l’occasion de son XIe congrès en 61.

L’ultime période analysée court de novembre 61 à novembre 63 (chapitre 12). Elle s’amorce par une campagne pour la démocratie ouvrière. Le 14 février 60, à la Saviem Saint-Ouen, la diffusion d’un bulletin commun avec VO est physiquement perturbée par le PCF. Une pétition est initiée, prolongée par la publication d’une brochure. Les transformations du monde syndical sont observées avec un œil pour le moins critique. L’accession de Eugène Descamps, de la minorité Reconstruction, à la direction de la CFTC est analysée comme une manifestation du corporatisme et de la menace d’intégration des organisations ouvrières. La création de la CFDT, quelques mois plus tard, en novembre 64, est perçue comme « l’annonce d’une nouvelle offensive pour désintégrer le mouvement ouvrier » (p. 445). Au sein de FO, les “lambertistes” participent à la publication d’un bulletin interne, Le militant, qui s’oppose avec virulence au courant « moderniste » incarné par le secrétaire de la Chimie Maurice Labi. Contre cette menace, l’alliance avec la direction de FO, emmenée par André Bergeron à partir de 63, permet de développer une opposition systématique à toute pratique unitaire avec la CFTC. C’est la même hostilité qui se manifeste, au niveau politique, à l’égard du PSU, tout en pratiquant néanmoins une politique entriste au sein des ESU. Au congrès de novembre 63, une quarantaine de “lambertistes” reviennent au groupe La Vérité.

Au niveau international, la révolution cubaine entraine l’éclatement du regroupement du CI auquel appartient le groupe Lambert. La IVe internationale connaît un processus de réunification partielle avec le SWP. Seuls le groupe Lambert en France et les Anglais de la SLL de Healy demeurent hors du nouveau Secrétariat Unifié ainsi créé. Au sein de la jeunesse, le groupe Lambert connaît un développement heurté. Si le CLER se développe et permet de nombreux contacts en province via l’UNEF, les “lambertistes” sont exclus de la gauche de l’UNEF. Le CLER entreprend alors de créer sa propre tendance au sein du syndicat étudiant. A la FUAJ, scénario similaire puisque la fraction “lambertiste” est exclue, tout en conservant la direction du journal Révoltes. En revanche, les jeunes “lambertistes” assistent, impuissants, à la crise de l’UEC. Malgré toutes les difficultés rencontrées, l’organisation “lambertiste” connaît une croissance permanente de ses effectifs, comptant 350 militants début 65. C’est alors qu’est fait le choix de proclamer la création de l’OCI (Organisation communiste internationaliste). Une page de l’histoire du courant lambertiste se ferme. La démonstration de Jean Hentzgen se clôt de manière un peu brutale sur une évocation du vote par Lambert du rapport moral au congrès de FO de cette année là (vote qui n’avait pas été soumis ni débattu auparavant). Ce qui amène notre auteur à évoquer « un devenir bureaucratique de l’organisation où les militants sont muselés » (p. 479).

Dans ses pages de conclusion, Jean Hentzgen s’interroge pour savoir si l’histoire du groupe, dont il s’est fait le minutieux analyste, tend vers un avenir social-démocrate ? Sa réponse est positive : « Des nombreux exemples de connivence ou d’accords entre ce groupe et les réformistes l’attestent », argumente-t-il p. 481. Comment expliquer cette pente évolutive ? Selon lui, c’est l’isolement des trotskystes et la persistance d’un ensemble composite de syndicalistes révolutionnaires, de libertaires, de socialistes de gauche, rassemblé par un anticommunisme (déguisé sous l’antistalinisme) qui constitue le milieu de développement social du “lambertisme”. Cette nébuleuse aurait ainsi déteint sur le groupe Lambert. Cet argument sociologique mériterait de plus amples développements pour convaincre réellement. D’autant que s’y ajoute une opinion pour le moins hasardeuse : « A cette époque, le PCI a plus de difficulté pour résister aux sirènes social-démocrates car il ne dispose plus des avis de Trotsky pour le guider » (p. 483). Trotsky deus ex machina du développement d’un courant se réclamant de sa personne, l’argument apparait assez peu convaincant.

Apparaît plus assuré le fait que c’est par le biais de la pratique syndicale que Lambert se laisse entraîner dans les pratiques social-démocrates. Hebert et M. Pivert constituent les deux personnages clés du panorama (avec, en arrière-fond, mais plus marginal, Maurice Joyeux) de cette nébuleuse. Ces fréquentations seraient à l’origine d’une mutation des conceptions politiques développées par le “lambertisme” ; ainsi qu’il l’écrit, « Nous avons mis en valeur, dans notre texte d’autres occasions où ils adoptent une attitude compréhensive envers le camp atlantique » (p. 485). Sans verser dans un matérialisme grossier, Hentzgen évoque également, sans le développer, l’idée que la composition sociale de leur organisation se rapproche de celles des socialistes (p. 486).

On l’aura compris, Jean Hentzgen livre avec cette thèse une somme de connaissances sur l’évolution d’une composante ultra-minoritaire du mouvement ouvrier hexagonal. Car, faut-il le rappeler, le “lambertisme”, malgré sa volonté, n’a connu qu’un développement limité hors de France. Ses développements pointilleux, voire parfois pointillistes tant les milieux explorés relèvent d’une micro-histoire, mettent en lumière la variabilité des cultures politiques qui se dissimulent derrière l’identité générique de trotskyste

18.02.2024 à 17:23

Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante. Suivi d’un choix de textes de Lénine, Paris, les éditions sociales, collection « Les parallèles / 1917 + cent », 2017, 176 pages, 14 €.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Lucien Sève est un intellectuel communiste émérite, qui à quatre-vingt-dix ans (il est décédé en 2020), poursuivait son travail de réflexion. Lors de l’année du centenaire des révolutions russes, il livra une critique de deux historiens actuels de l’histoire soviétique, Andrea Graziosi (auteur d’une Histoire de l’URSS dans la collection Nouvelle Clio des PUF) et surtout Nicolas Werth, pour ses manuels sur l’histoire de l’URSS aux PUF (et en abrégé dans la collection « Que sais-je ? »[1]). Son propos porte en […]
Texte intégral (1002 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Lucien Sève est un intellectuel communiste émérite, qui à quatre-vingt-dix ans (il est décédé en 2020), poursuivait son travail de réflexion. Lors de l’année du centenaire des révolutions russes, il livra une critique de deux historiens actuels de l’histoire soviétique, Andrea Graziosi (auteur d’une Histoire de l’URSS dans la collection Nouvelle Clio des PUF) et surtout Nicolas Werth, pour ses manuels sur l’histoire de l’URSS aux PUF (et en abrégé dans la collection « Que sais-je ? »[1]). Son propos porte en réalité sur les premières années de la Russie soviétique, du vivant de Lénine, et là où sa critique porte avec efficacité, c’est lorsqu’il met en cause le principe d’une histoire désidéologisée. Il semble en effet impossible d’aborder en toute neutralité l’exposition et surtout l’interprétation des années révolutionnaires s’ouvrant en 1917, tant celles-ci interpellent chacun, historiens compris, sur ce qu’il pense du marxisme, du socialisme et surtout de sa faisabilité.

Lucien Sève défend donc Lénine, face aux accusations portées contre lui, celle d’un partisan indifférencié et permanent de la terreur et de la guerre civile ; il estime par ailleurs périmé le léninisme quant aux combats d’aujourd’hui pour renverser et remplacer le capitalisme. Pour ce faire, il s’appuie principalement sur les propres écrits de Lénine, ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse. Force, car la prise en compte du positionnement idéologique du leader bolchevique est une condition sine qua non de toute appréhension de la révolution russe. Faiblesse, car les textes de Lénine ne sont en aucune manière l’alpha et l’oméga de l’exercice du pouvoir bolchevique. Lucien Sève insiste par conséquent sur la violence bolchevique comme réponse à la violence exercée au préalable par les classes dominantes[2], et sur la double pratique de la dictature du prolétariat telle que défendue par Lénine, pratique de la violence de classe, et/ou organisation d’un nouvel ordre social[3]. Parmi les exemples concrets invoqués à l’appui de sa défense, il développe particulièrement le cas de l’année 1917, au cours de laquelle les positions de Lénine évoluèrent, loin de toute obsession permanente de l’insurrection (telle que défendue dans le documentaire télévisé de Cédric Tourbe), entre évolution pacifique, acceptation du compromis et nécessité de la prise de pouvoir. Il regrette également, de la part d’Andrea Graziosi et Nicolas Werth, une prise en compte insuffisante ou déficiente des références bibliographiques marxistes (en dehors de l’histoire soviétique officielle), et délégitime également les travaux sur Lénine d’Hélène Carrère d’Encausse et Dominique Colas.

Lucien Sève conclue ainsi en opposant Lénine et Staline, sans pour autant nier les éléments préparatoires au stalinisme qui pouvaient exister du vivant même de Lénine, à savoir le déficit démocratique (y compris théorique, chez Lénine ou Marx et Engels quant à son exercice pratique sous la dictature du prolétariat) comblé par la bureaucratie, et surtout, plus étonnant, ce qu’il diagnostique comme la prématurité générale du passage du communisme en ce début de XXe siècle (il ne l’estime mûr qu’en ce début de XXIe siècle). Une sélection de textes de Lénine, portant principalement sur l’année 1917 (des Thèses d’avril jusqu’à la proclamation du nouveau pouvoir en octobre) et sur le Testament, complètent cet exposé critique. Comme Olivier Besancenot dans la famille trotskyste, Lucien Sève relit l’expérience révolutionnaire russe en défendant l’action des bolcheviques (avec plus de fermeté que le premier), tout en s’efforçant de réactualiser la lutte communiste loin de cet héritage.

[1] Lucien Sève salue à l’inverse le dernier « Que sais-je ? » de Nicolas Werth, Les Révolutions russes, qu’il juge bien plus solide et juste.

[2] Sur un plan bibliographique, il met d’ailleurs en cause la validité du livre de Sergueï Melgounov, La Terreur rouge en Russie, 1918-1924, adversaire résolu des bolcheviques, lui préférant les ouvrages de Jean-Jacques Marie (La Guerre civile russe) et Arno Mayer (Les Furies). C’est ainsi qu’il valide la thèse d’une guerre civile débutant dès l’été 1917, par la vague de jacqueries et les premières menées concrètes des officiers et d’une partie de la droite et des classes possédantes afin de reprendre l’initiative.

[3] Lucien Sève insiste à cet égard sur la volonté manifestée par Lénine, au début des années 1920, d’adoucir le rôle répressif de la Tcheka et de se rapprocher d’un État de droit.

10.11.2023 à 18:33

Henri Garric, Jean Vigreux (dir.), Pif le chien. Esthétique, politique et société, Dijon, Editions universitaires de Dijon, collection « Sociétés », 2022, 128 pages, 12 €.

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 Un compte rendu de Christian Beuvain Ce livre sur Pif le chien, personnage animalier devenu fétiche, né dans la presse communiste en mars 1948 sous le crayon de José Cabrero Arnal (1909-1982), est l’aboutissement d’un travail soutenu par les MSH (Maison des Sciences de l’Homme) de Dijon et Besançon. Ce projet PIFERAI, (Pif dans tous ses états : recherches, archives, interdisciplinarité) a donné naissance à un corpus numérisé de « l’ensemble des strips quotidiens parus dans l’Humanité de 1948 à 1969 » (p. 9) auxquels il faut […]
Texte intégral (1458 mots)

 Un compte rendu de Christian Beuvain

Ce livre sur Pif le chien, personnage animalier devenu fétiche, né dans la presse communiste en mars 1948 sous le crayon de José Cabrero Arnal (1909-1982), est l’aboutissement d’un travail soutenu par les MSH (Maison des Sciences de l’Homme) de Dijon et Besançon. Ce projet PIFERAI, (Pif dans tous ses états : recherches, archives, interdisciplinarité) a donné naissance à un corpus numérisé de « l’ensemble des strips quotidiens parus dans l’Humanité de 1948 à 1969 » (p. 9) auxquels il faut en ajouter d’autres parus ailleurs – dans L’Almanach ouvrier et paysan par exemple – soit pas moins de 7 000 clichés qui ont servi de base de données aux différents chercheurs, sous la direction de Henri Garric et Jean Vigreux.

Sous leur direction, l’objectif de ce livre est de sortir Pif de la « relégation mémorielle » (contribution de Sylvain Lesage, p. 14) au sein des études sur la bande dessinée – champ culturel encore relativement peu fréquenté par les historiens – en explorant ses « dimensions éditoriales, sociales et politiques, sans oublier les enjeux littéraires et artistiques. » (conclusion, p. 126). Il est divisé en deux parties, « Pif le chien : éditions et politique » et « Poétique, origines et enfance de Pif », avec onze auteurs – que nous ne pouvons citer tous, néanmoins Henri Garric, Maël Rannou, Jean Vigreux, Vincent Chambarlhac, Bertrand Tillier – s’attaquant avec érudition aux multiples facettes (dessins, strips, mots, thèmes) de cet « objet parcouru de tensions multiples » (p. 126).

Le premier strip de Pif le chien apparait dans L’Humanité du 28 mars 1948. Nous sommes au cœur des « années chaudes » de la guerre froide. Toutes les professions artistiques voient surgir en leur sein des regroupements, pilotés par des militants communistes, pour la défense de la culture française – comme ce Comité de défense du Music-Hall pour « sauver la chanson française » lancé le 24 mars, soit quatre jours avant l’apparition de Pif le chien. Communistes et « compagnons de route » sont vent debout contre « le gangstérisme, stade suprême de l’impérialisme américain », suivant la forte et jdanovienne expression de Pierre Courtade dans L’Humanité du 9 mars 1948. Dans ces conditions, impossible pour le quotidien de continuer à publier Félix le chat, d’origine étasunienne, dont les strips sont distribué par l’agence Harmonia Mundi …[1] Félix le chat, « l’avers graphique de la souris capitaliste, du chat américain » (Vincent Chambarlhac, p. 97) disparait donc du quotidien communiste le 29 février 1948. Pour autant, il faut attendre le 14 juin 1951 pour que le chien communiste de Cabrero Arnal peigne sur les murs de la ville Les Américains en Amérique !

Pif le chien, bien que communiste, est-il néanmoins le défenseur « d’une certaine culture républicaine de la propriété », suivant le questionnement iconoclaste de Arnaud-Dominique Houte ? Une assertion osée qui mériterait sans doute de plus amples développements … Les gags, étudiés par Henri Garric, sont-ils désactivés de leur charge sociale par un « glissement vers un monde de fantaisie » (p. 123) puisqu’après tout ces vignettes sont pour des enfants ? Là aussi, à notre sens, c’est oublier que très tôt[2] le PCF a voulu politiser à sa manière le monde de l’enfance populaire. Ce que remarque d’ailleurs Jean Vigreux, pour qui « Pif permet de saisir au mieux l’histoire d’une République sociale et émancipatrice » (p. 79).

Pif chien domestique ou chien anthropomorphe ? Si l’on suit la logique de Bertrand Tillier, en officiant comme peintre ou bûcheron, « il s’extirpe ainsi de sa condition animale » et parvient alors à « conquérir sans relâche sa part d’humanité » (p. 111). Pif le chien peintre, justement. Selon Vincent Chambarlhac, il apparaît ainsi « comme la mise en abyme de la condition du dessinateur de presse » (p. 99) dans un corpus dont le pic se situe autour de 1955-56, pic correspondant pour cet auteur à « la querelle ouverte dans les Lettres françaises sur le portrait de Staline par Picasso » (p. 98).

Dans cette courte recension qui ne saurait rendre compte de toute la richesse (et des questionnements) de cet ouvrage, un regret, pourtant. L’absence d’une contribution consacrée au dessinateur, José Cabrero Arnal lui-même (ci-dessous photographié avec sa création de papier pour le magazine communiste illustré Regards, du 5 novembre 1948, page 14).

Bien qu’il existe ici ou là des biographies de cet illustrateur[3], une recherche approfondie sur celui qui croqua, entre autres, des caricatures anticléricales (ci-dessous, le 22 mai 1931, en Une) dans Solidaridad Obrera, le journal de la CNT (Confédération nationale du travail), la grande centrale libertaire espagnole, aurait permis, entre autres, de corriger le portrait d’un militant espagnol trop souvent présenté comme seulement républicain dans ces années trente.

In fine, un excellent travail de recherches sur un personnage emblématique des bandes dessinées de la presse des années cinquante.

[1] Félix le chat est une vieille connaissance des lecteurs de L’Humanité puisqu’il parait du 19 décembre 1937 au 27 novembre 1938. Après la Libération, il y figure du 10 mars 1946 et jusqu’au 29 février 1948.

[2] Lire Rachel Mazuy, Mon Camarade – Une revue communiste pour enfants (1933-1939). Circulations et transferts avec l’URSS. | Circulations, transferts et engagements politiques (hypotheses.org)

[3] Par exemple celle de Philippe Guillen, José Cabrero Arnal, de la république espagnole aux pages de Vaillant, la vie du créateur de Pif le Chien, Toulouse, Nouvelles Éditions Loubatières, 2011, ou celle du site comiclopedia, José Cabrero Arnal – Lambiek Comiclopedia

 

11.10.2023 à 17:33

Philippe Videlier, Rendez-vous à Kiev, Paris, Gallimard, collection NRF, 2023, 176 pages, 18 € pour l’édition papier / 12,99 € pour l’édition numérique.

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    Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque De prime abord, le dernier livre de Philippe Videlier semble ancré dans l’actualité, celle de la guerre qui sévit en Ukraine depuis le début de l’année 2022. Mais c’est là une illusion d’optique. Rendez-vous à Kiev invite en effet à effectuer un pas de côté, un retour au XXe siècle dans une autre ambiance belliciste (mais aux enjeux sociaux autrement plus ambitieux). La narration plurielle se concentre sur des personnages ayant un lien plus ou moins […]
Texte intégral (3450 mots)

 

 

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

De prime abord, le dernier livre de Philippe Videlier semble ancré dans l’actualité, celle de la guerre qui sévit en Ukraine depuis le début de l’année 2022. Mais c’est là une illusion d’optique. Rendez-vous à Kiev invite en effet à effectuer un pas de côté, un retour au XXe siècle dans une autre ambiance belliciste (mais aux enjeux sociaux autrement plus ambitieux). La narration plurielle se concentre sur des personnages ayant un lien plus ou moins étroit avec l’Ukraine : Trotsky, Rakovsky (sur lesquels on ne peut que renvoyer aux biographies de Pierre Broué), Antonov-Ovseenko, Angelica Balabanoff, Evguenia Bosch, Alexandra Kollontaï, Pavel Dybenko ou Makhno. Autant de figures révolutionnaires, autant d’identités alternatives également, ce qui renvoie aux changements d’appartenance nationale ou aux changements de noms tout court des villes citées. Un moyen, aussi, d’insister sur le cosmopolitisme de ces milieux militants, comme pour mieux souligner l’actualité – je dirais même la nécessité – de l’internationalisme, bien oublié de nos jours.

Si c’est d’abord la « Belle Époque » qui est évoquée, elle l’est, comme toujours avec Philippe Videlier, via une prose prolixe en multiples détails, qui peuvent sembler parfois anecdotiques (recettes de cuisine, prix, 78 tours de « La Marseillaise ») mais participent à brosser un tableau d’ensemble terriblement authentique et immersif. La géographie de la cité, l’importance de l’architecture religieuse, l’assassinat de Stolypine, ou la Grande Porte de Kiev, projet non réalisé qui mène l’auteur jusqu’à Moussorgski (il aurait pu poursuivre jusqu’à Emerson, Lake and Palmer et leurs Pictures Of An Exhibition !), sont quelques-uns des thèmes traités. L’ironie est aussi régulièrement présente, subtile mais efficace, que ce soit pour Nicolas Ier (« (…) tsar et autocrate de toutes les Russies selon son titre exact mais raccourci. », p. 15) ou la bêtise de la police (capable page 34 d’interdire l’interprétation d’une pièce de Beethoven confondue avec un livre de Tolstoï). La Pensée de Kiev, publication progressiste ukrainienne, est un des nombreux fils rouges de l’ensemble, Trotsky ayant livré nombre d’articles pour cette publication, en particulier lorsqu’il partit rendre compte sur place des guerres balkaniques, prélude à la Première Guerre mondiale. Mais ce que l’on peut considérer comme le cœur du récit, c’est la Révolution russe et la guerre civile qui eut cours en Ukraine, d’une complexité et d’une volatilité extrêmes. Ainsi qu’il est écrit, « Tout le monde lorgnait sur Kiev. Les Rouges, les Blancs, le général Denikine à tête de chat, apôtre de la Russie éternelle, Petliura l’Ataman suprême à l’autorité effritée, et les Français qui avaient remplacé les Allemands et occupaient Odessa, Mykolaïv, Kherson et les côtes de la mer Noire. Les Français avaient leurs méthodes, brutales, carnassières. Ils se considéraient en terrain conquis. Leur vint l’idée de s’acoquiner avec Petliura, de lui extorquer en échange de leur appui militaire la concession pour cinquante années des chemins de fer et le remboursement de la quote-part ukrainienne des emprunts russes qui faisaient flageoler les agioteurs parisiens. » (p. 91). Là encore, et comme pour ajouter au cosmopolitisme déjà évoqué, c’est une « auberge espagnole » que l’on traverse, faite d’œuvres d’art plus ou moins éphémères, de pogroms perpétrés par les Blancs, de diagonales tracées avec diverses fictions (qui sait par exemple que Merian C. Cooper, réalisateur du célèbre King Kong de 1933, fut aviateur au service des Polonais lors de leur invasion de l’Ukraine en 1920, prisonnier des soviétiques et interrogé par nul autre qu’Isaac Babel ?). Rendez-vous avec Kiev complète ainsi parfaitement Dernières nouvelles des bolcheviks.

Une nouvelle, « L’escalier d’Odessa », précédemment publiée dans la revue allemande Lettre International en 2022, a été agrégée à l’ouvrage. Comme son titre l’indique, elle se concentre sur le grand escalier construit à Odessa en 1841, rendu célèbre dans le monde entier par Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. On y retrouve l’ironie froide de l’auteur (l’architecte à qui on doit le fameux escalier a également bâti la prison et le siège de la police, typiques de la Russie tsariste) et l’insistance sur le caractère cosmopolite de la ville, y compris dans sa dimension tragique (les retours des déportés de camps de concentration nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale). Si le film proprement dit et son rayonnement international sont au cœur du texte (sa diffusion aux États-Unis a subi les foudres de la censure et il fut longtemps interdit en France), il se conclut par une généalogie des tyrans russes et de leur fin souvent brutale, un caillou dans le jardin de Poutine…

Jean-Guillaume Lanuque

 

« Cinq questions à… Philippe Videlier »

                                                  (Entretien réalisé fin août 2023)

Dissidences : Le cadre géographique de votre nouveau livre n’a rien pour nous surprendre, en cette période marquée depuis plus d’un an et demi maintenant par la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine. Toutefois, le Rendez-vous à Kiev que vous donnez se situe un large siècle en amont. Ce choix a-t-il été pour vous une évidence, ou s’est-il imposé parmi d’autres options chronologiques ? Je pense à ce qu’on nomme souvent l’Holodomor ou la période de la Seconde Guerre mondiale, par exemple…

Philippe Videlier : En premier lieu, je dois vous dire que ce livre, Rendez-vous à Kiev, est entièrement dû à l’initiative criminelle de Vladimir Poutine, ex-agent du KGB parvenu au faîte de la Fédération de Russie par la grâce de Boris Eltsine, l’amateur de vodka liquidateur judiciaire de l’URSS. C’est à ce genre de personnages que l’on doit l’état présent du monde. Comme beaucoup de gens, j’ai été extrêmement surpris par l’invasion russe de l’Ukraine le jeudi 24 février 2022. À 6 heures du matin, les sirènes d’alerte aérienne résonnaient à Kiev. Cela me paraissait inouï. J’ai voulu « faire quelque chose » en solidarité avec le peuple agressé. Pour moi, aujourd’hui, « faire quelque chose », ce ne peut être qu’avec ma plume.

Je travaillais sur un tout autre thème. J’ai laissé mon ouvrage en plan pour écrire, d’abord « L’Escalier d’Odessa » (qui vient en second dans le livre). Si l’on veut, c’était de ma part un geste militant. L’invasion a eu lieu le 24 février, et à la mi-mars, j’ai proposé « L’Escalier d’Odessa » en prépublication à une revue littéraire berlinoise avec laquelle je travaille depuis très longtemps : Lettre International. Le texte est donc paru en allemand à Berlin, puis en roumain à Bucarest au plus près du conflit. Ensuite seulement est venu le texte principal intitulé Rendez-vous à Kiev, dont l’orientation m’a été dictée par le discours de déclaration de guerre de Vladimir Poutine, et dont j’ai placé un extrait en exergue du livre. Se posant en hériter des tsars, Poutine alléguait en somme que Lénine et ses camarades avaient démembré l’empire russe et fabriqué l’Ukraine de toutes pièces. C’est ainsi que s’est opéré mon choix chronologique, comme une évidence effectivement.

Et puis, aussi, on voyait surgir dans les médias, surtout dans les premiers moments de la guerre, des avocats plus ou moins habiles du Kremlin, pas seulement ceux qui bâfraient dans la gamelle moscovite, comme l’Allemand Gerhard Schröder ou l’ex-Premier ministre français dont le rêve est de vendre des rillettes sur la Place Rouge, mais aussi des responsables politiques sagaces, des universitaires suffisants, des militaires zélés de plateaux télé. Dans les années 30, un journaliste des plus prisés, le correspondant à Moscou du New York Times Walter Duranty, expliquait à qui voulait le lire et l’entendre que « la Russie d’aujourd’hui ne devait pas être jugée selon les critères occidentaux ou interprétée en termes occidentaux » (cet article figure dans le corpus qui valut à Walter Duranty le Prix Pulitzer 1932). C’est un discours qui fait florès, remis à la mode, et qu’on entend beaucoup de nos jours où l’universalisme est battu en brèche. Ce Walter Duranty se faisait le relais du pire. Ainsi, en une du quotidien newyorkais, le 24 août 1933, écrivait-il : « L’excellente récolte sur le point d’être engrangée montre que tous les rapports alléguant une famine en Russie aujourd’hui sont une exagération ou de la propagande maligne. » Depuis, le New York Times a fait son autocritique – en 2003 ! – d’un air outré et en tordant le nez (cela me remet en mémoire que l’un des personnages de mon Rendez-vous à Kiev, Léon Trotsky, qualifiait Duranty de « petit trafiquant de mensonge » et de « sycophante de l’oligarchie soviétique », ceci en 1938).

Dissidences : Les personnages sur lesquels vous centrez votre propos sont pour beaucoup des révolutionnaires liés de près ou de loin aux bolcheviques. De ce fait, on est tenté de lire Rendez-vous à Kiev comme un prolongement des Dernières nouvelles des bolcheviks. En faisant le portrait de ces personnalités internationalistes, cherchiez-vous à faire un pas de côté par rapport aux logiques nationales actuellement en lutte en Ukraine ?

Philippe Videlier : D’une certaine manière, en effet, Rendez-vous à Kiev se situe dans la continuité de Dernières nouvelles des bolcheviks, comme le serait un épisode à suivre. Je me suis moi-même fait la réflexion en l’écrivant. Mais Dernières nouvelles des bolcheviks est, précisément, un recueil de nouvelles écrites sur plusieurs années et, comme presque toujours pour les nouvelles, déterminées par leur chute (il s’apparente d’ailleurs, en ce sens, au Jardin de Bakounine, mon premier travail littéraire). Rendez-vous à Kiev a un ressort différent. Dans mon esprit, il relève de la même démarche que Nuit turque : écrire contre une injustice flagrante.

Un écrivain que j’aime beaucoup et que je lis depuis très longtemps, George Orwell, expliquait ceci en 1946 dans un texte Why I WritePourquoi j’écris : « Mon point de départ est toujours un besoin de prendre parti, un sentiment d’injustice. (…) J’écris ce livre parce que je voudrais dénoncer un mensonge, je voudrais attirer l’attention sur un problème, et mon premier souci est de me faire entendre. Mais il me serait impossible de poursuivre la rédaction d’un livre, ou même simplement d’un long article, si cette tâche ne constituait aussi une expérience esthétique. » Je partage ce point de vue.

Quant au pas de côté, l’expression est justifiée : je souhaite, par le Rendez-vous à Kiev, éclairer différemment le présent, donner à voir ce que la plupart des lecteurs sensibilisés à l’actualité ignorent : l’Ukraine a un passé, un passé que, pour diverses raisons opposées et conflictuelles, on tend à occulter, gommer ou distordre. Rendez-vous à Kiev est un récit dont j’espère qu’il pourrait avoir une fonction analogue à Hommage à la Catalogne de George Orwell ou à Ceux de Barcelone de H. E. Kaminski. Je suis convaincu que la littérature peut toucher plus profondément et durablement que des manifestes ou des essais.

Dissidences : Rendez-vous à Kiev regorge de détails, d’anecdotes savoureuses (je pense à la confusion de la censure policière entre une pièce de Beethoven et un livre de Tolstoï) et de faits méconnus, dont l’agencement finit par faire sens : la participation de Merian C. Cooper à la guerre entre la Russie bolchevique et la Pologne m’a par exemple surpris. Comment faites-vous pour savoir jusqu’où aller, ne pas vous noyer dans une accumulation de données et réussir à livrer une prose qui reste digeste pour le lecteur ?

Philippe Videlier : Ah ! Merian C. Cooper ! King Kong fait partie de mes films préférés ! J’ai été tout aussi surpris en découvrant ses sources d’inspiration ! J’écris comme on peint un tableau. J’utilise mes pinceaux, mes couleurs, je me recule pour avoir une vue d’ensemble, je reviens sur un élément, j’ajoute, je retranche, je cherche un équilibre du récit jusqu’à ce que je me dise : le voilà tel que je le voulais, rien de plus, rien de moins. Parfois je regrette de ne pas avoir ajouté un détail, par exemple que Lénine s’est acheté un pantalon dans un grand magasin de Stockholm en rentrant en Russie et que c’est ce pantalon qu’il portait le jour de la révolution. Mais, bon, j’essaie de ne rien omettre d’important. Pour user d’une métaphore autre que celle du peintre, je dirais que je recherche une composition alchimique, dans laquelle tous les ingrédients sont nécessaires, se pèsent, et concourent à la transmutation et au précipité final.

Dissidences : De manière plus générale, qu’est-ce que cette période de la « Belle époque », de la Première Guerre mondiale et des révolutions russes a à nous apporter, en notre nouveau siècle marqué sans doute davantage par l’horreur que l’espoir, pour paraphraser le titre d’un essai de Chris Harman ?

Philippe Videlier : Je pars, bien sûr, du principe que la connaissance de l’Histoire contribue à notre intelligence du présent. Mais elle n’a pas davantage de vertu. Je suis, si l’on veut, un partisan de l’art pour l’art. Je ne crois pas trop aux « leçons de l’Histoire », et je dirais : malheureusement, car ce serait signe d’espoir. Or nous traversons une époque historique qui ne laisse plus trop de place à l’espérance. Le dérèglement climatique et la question écologique le montrent. Alors qu’il y a péril, à court terme, pour le genre humain, le monde ubuesque des dictateurs prospère et se permet même d’entrer en guerre comme aux temps jadis, que l’on pensait révolus. J’imagine qu’il faut s’en remettre à Alfred Jarry et à son Ubu roi (la mère Ubu dit au père Ubu : « Comment ! Après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ? »). Voilà où nous en sommes. Nous voyons s’épanouir, plastronner, rouler des mécaniques et dicter leurs lois (ou comme on dit en diplomatie : imposer leur agenda), les Poutine, les Erdogan, les Modi, les émirs et mollahs, les Xi Jinping, les Ortega, de quoi révulser l’estomac.

Poutine fait tourner à rebours la roue de l’Histoire. On en jugera par ce passage d’un livre anglais de 1591, traduit en Français sous le titre : La Russie au XVIe siècle : Chapitre VII – « De l’État, ou de la forme de leur gouvernement » : « Le gouvernement est à peu près à la turque. Les Russes semblent imiter les Turcs autant que le leur permettent, et la nature du pays, et leur capacité politique. Ce gouvernement est une tyrannie pure et simple, car il subordonne toutes choses à l’intérêt du prince, et cela, de la manière la plus barbare et la plus ouverte. » C’était au temps de Fédor Ier, fils d’Ivan le Terrible. Saisissant, n’est-ce pas ?

Dissidences : La nouvelle « L’escalier d’Odessa », pleine de malice, est une pierre dans le jardin de Poutine. Comment l’idée vous en est-elle venue ? Pour pénétrer un peu plus en profondeur dans votre processus créatif, de quelle manière préparez-vous vos textes ? On imagine que le travail de recherche historique doit être plus chronophage que la mise en forme proprement dite ?

Philippe Videlier : Comme je le disais plus haut, « L’escalier d’Odessa » a été écrit tout de suite après l’invasion poutinienne de l’Ukraine. En un mois. On a vu, un moment, la flotte russe de la mer Noire aligner ses canons au large d’Odessa, c’est ce qui a été mon point de départ. Comment, dans les conditions de l’invasion, ne pas songer au film d’Eisenstein ? Dans Le Cuirassé Potemkine, la scène de l’escalier d’Odessa est un chef d’œuvre dans le chef d’œuvre. Je l’ai revue plan par plan et c’est véritablement une figure allégorique parfaite, puissante et indépassable, de l’oppression despotique et assassine. Odessa devient aujourd’hui, dans ces images même, un symbole de l’Ukraine résistante.

Ainsi, de par l’aventure poutinesque mortifère, voit-on différemment les hommes et les événements. Assez curieusement et paradoxalement, l’opération insensée dans laquelle Poutine s’est lancé, en héritier des despotes moscovites, fait ressortir et met en valeur une réalité ukrainienne oubliée. Le maréchal soviétique Rodion Malinovski, par exemple, natif d’Odessa et commandant de l’armée qui a libéré la ville en 1944, devient symbole du sacrifice des Ukrainiens face au joug nazi. Pareillement, Trotsky que l’on n’aurait jamais pensé « ukrainien » (et lui non plus d’ailleurs – bien que la politique stalinienne « impériale » l’ait fait évoluer sur le sujet) est renvoyé à sa condition première : sa naissance, sa jeunesse rebelle, et sa situation d’exilé collaborateur du journal La Pensée de Kiev ne relèvent pas de l’épiphénomène. Il en va ainsi de nombre de mes personnages : Piatakov le « Kievski » et Evguenia Bosch « la Kievskaya », ou encore Antonov-Ovseenko, l’organisateur de la prise du palais d’Hiver, sans parler même de Nestor Makhno, l’anarchiste débridé de Gouliaï-Polié.

Pour revenir à l’idée du « pas de côté », je suis très attaché à la figure plus que romanesque de Christian Rakovsky, médecin polyglotte mi-roumain, mi-bulgare, formé à la Faculté de Montpellier, qui présida aux destinées de l’Ukraine entre 1919 et 1923 et qui tient une grande place dans le Rendez-vous à Kiev. Tous mes livres sont, d’une manière ou d’une autre, de long temps, liés à mon histoire personnelle. Cela détermine mon approche, mes choix critiques et facilite grandement ma documentation. Je suis tombé dans la marmite-68 à l’âge de 14 ans juste passé. J’ai été nourri de cette époque, et dans cette culture, riche en sources rares, j’ai formé mon bagage. Je peux dire que ma documentation est vaste et que les assemblages se font par expérience. Le militantisme est aussi un acte de connaissance. J’étais plus tourné vers l’engagement que vers la ratiocination. J’étais en quelque sorte internationaliste-universaliste. Il ne faisait aucun doute, pour moi, qu’à travers le monde nombreux étaient ceux qui partageaient les mêmes idéaux et que l’Internationale serait le genre humain. C’est pourquoi je peux, même avec retard, raconter l’histoire de Charu Mazumdar, ou celle de David Aronovitch Gutman qui voulut couper les oreilles à Staline (mais n’y parvint pas). Ce sera peut-être pour une autre fois. En tout cas, je l’espère.

28.03.2023 à 18:02

Francesco Giliani, “Troisième Camp” ou nouvel “Octobre” ? Socialistes de gauche, trotskistes et Deuxième Guerre mondiale (1938-1948), Université Lumière Lyon 2, décembre 2020, thèse d’histoire, sous la direction de Gilles Vergnon, 709 pages[1].

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  La Une de Socialist Appeal, hebdomadaire du SWP (QI) des Etats-Unis, 20 janvier 1940 [1] Le 19/8/2022 la version 1 (unique à cette date) a été copiée sur le site officiel theses.fr à l’adresse suivante : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03227424 Un compte-rendu de Jean Hentzgen (avec l’amicale participation de Jean-Guillaume Lanuque) Cette étude visait à comprendre les différences de programmes et d’orientations politiques séparant les socialistes de gauche et les trotskystes pendant la période 1938-1948. A cela s’ajoutait pour l’auteur l’objectif de continuer la thèse de Michel […]
Texte intégral (4523 mots)

 

La Une de Socialist Appeal, hebdomadaire du SWP (QI) des Etats-Unis, 20 janvier 1940

[1] Le 19/8/2022 la version 1 (unique à cette date) a été copiée sur le site officiel theses.fr à l’adresse suivante : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03227424

Un compte-rendu de Jean Hentzgen (avec l’amicale participation de Jean-Guillaume Lanuque)

Cette étude visait à comprendre les différences de programmes et d’orientations politiques séparant les socialistes de gauche et les trotskystes pendant la période 1938-1948. A cela s’ajoutait pour l’auteur l’objectif de continuer la thèse de Michel Dreyfus consacrée aux mêmes courants politiques mais de 1933 à 1940[1].

Certes, la période étudiée paraît lointaine. De plus, les socialistes de gauche et les trotskystes constituent alors des tendances ou des organisations marginales dans le mouvement ouvrier international. Malgré leurs efforts, la Seconde Guerre mondiale amène un affaiblissement du premier courant et une progression limitée du second. Pourtant, leurs analyses et débats demeurent d’actualité, comme nous le montre l’actuel conflit en Ukraine. De plus, les socialistes de gauche apparaissent particulièrement mal connus pour cette période. Quant à la IVe Internationale, ses partisans actuels ou passés expliquent mal son échec à s’implanter parmi les masses travailleuses à l’issue du conflit.

Une lecture attentive de cette thèse d’ampleur nous amène à formuler les remarques suivantes. Commençons par des points qui en rendent la lecture parfois difficile.

L’auteur a opté pour un plan chronologique, cela paraît un choix pertinent pour ce sujet. Par contre, les chapitres se succèdent de manière trop mécanique : les socialistes de gauche durant une période puis les trotskystes pendant la même séquence. En conséquence, le courant politique à étudier change d’un chapitre à l’autre, ce qui désoriente le lecteur. Le choix de traiter ces deux mouvements ensemble durant une décennie semble en outre contestable. Michel Dreyfus l’avait fait pour la période 1933-1940, mais socialistes de gauche et trotskystes n’étaient pas clairement séparés avant 1936-1937. Le divorce s’avère consommé pendant la décennie suivante, et il existe peu d’interactions entre les deux courants.

F. Giliani a décidé de ne pas traduire les citations en anglais mais de le faire pour les autres langues (p. 52). Pour l’anglais, cette décision nous semble contestable. De plus, certaines citations ont une taille excessive (23 lignes en p. 196-197) et l’auteur se dispense de les commenter ou de les expliquer. Par ailleurs, il mêle parfois deux langues dans une même phrase (exemple p. 61). Enfin, certaines citations en italien ou en espagnol se trouvent sans traduction (ex. p. 292 et p. 367).

L’absence de certaines informations ne contribue pas à une bonne compréhension du texte. Ainsi, F. Giliani décrit de manière sommaire les organisations citées. Cela se révèle gênant pour un parti comme l’Independent Labour Party (ILP) britannique, acteur majeur. Nous disposons de peu de renseignements (p. 57) sur sa ligne politique, ses mots d’ordre, sa structuration… Par contre, quand l’information existe, il faut constater des répétitions. Ainsi, l’auteur indique deux fois l’effectif du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) en 1938 (p. 57 et 64). Nous avons aussi remarqué des erreurs. Par exemple, la « Déclaration des Quatre » date de 1933 et non de 1934 (p. 336). Surtout, nous devons mentionner nombre de coquilles, fautes d’orthographe ou de conjugaison… La version mise en ligne sur thèses.fr est-elle la version soutenue ?

Néanmoins, il faut reconnaître d’incontestables qualités à cette thèse. Signalons d’abord la masse d’archives consultée par F. Giliani pour répondre aux attentes précédemment évoquées. De plus, les dépôts correspondants se trouvent dans plusieurs pays et concernent nombre d’organisations. D’abord, il a utilisé les archives digitalisées de la IVe Internationale, du Socialist Workers Party (SWP) américain et de la revue des trotskystes britanniques disponibles sur le site Encyclopedia of Trotskyism On-Line[2]. Ensuite, cet historien a consulté les fonds dans les dépôts de référence sur le sujet comme l’IISG d’Amsterdam, la Contemporaine de Nanterre, le CERMTRI… Il s’est aussi rendu aux Archives nationales britanniques et françaises. Enfin, F. Giliani a consulté des fonds personnels de militants aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France. Les informations collectées lui permettent de relater les interactions entre des groupes politiques appartenant à différents pays. Cela le conduit à rendre compte d’épisodes ignorés ou peu connus. Ainsi, il relate la tenue de « parlements » de soldats au sein de l’armée britannique en 1943-1944. Les trotskystes jouent un rôle important dans ces organismes où ils peuvent exprimer leurs idées et combattre la propagande des autorités militaires. Ces dernières s’inquiètent de ces « parlements » et entreprennent de les liquider (p. 381-388).

Un grand atout de cette thèse consiste à présenter les profondes divisions des socialistes de gauche face au conflit. Ils se partagent entre pacifistes intégraux, partisans d’une distinction entre les deux camps impérialistes mais hésitant sur la politique militaire à mener, et enfin bellicistes disposés à apporter un soutien critique aux Alliés. Ces divergences conduisent à une régression de ce courant politique au cours de la guerre. Seul l’ILP britannique parvient à se développer (p. 332). A l’issue du conflit, il n’existe plus d’organisation internationale de cette sensibilité. Surtout, ses membres évoluent d’un anti-stalinisme de gauche à un simple anticommunisme proche de celui du bloc atlantiste (p. 489).

Pour les trotskystes, F. Giliani a principalement mené ses travaux en suivant les pistes de recherche énoncées par Pierre Broué. De 1985 à 1998, cet historien (et ex-militant “lambertiste”[3]) a écrit sur cette période dans sa revue, les Cahiers Léon Trotsky[4]. Ainsi, P. Broué a signalé l’action des trotskystes britanniques dans les « parlements de soldats » précédemment évoqués[5]. A sa suite, F. Giliani raconte de manière détaillée leurs interventions.

Pour notre sujet, il s’avère donc indispensable de résumer le point de vue de P. Broué, amplement développé par F. Giliani dans sa thèse à l’aide de nombreux documents d’époque. Avant son assassinat, en août 1940, Trotsky constate aux États-Unis la haine de la majorité des ouvriers envers Hitler et leur volonté de lui faire la guerre. De même, dans les pays occupés par les nazis, les masses laborieuses et petites-bourgeoises se sentent opprimées et humiliées. Cela peut constituer le détonateur d’une révolution sociale. Ces phénomènes conduisent le dirigeant de la IVe Internationale à préconiser une Politique militaire prolétarienne (PMP) à la place du défaitisme révolutionnaire défendu pendant la Première Guerre mondiale. Condamnant toute forme de pacifisme, la PMP prône la participation des ouvriers à la lutte contre le fascisme mais avec leurs propres mots d’ordre et des officiers issus de leurs rangs. De plus, il n’y a pas de pause dans la lutte des classes : pour Trotsky les travailleurs sous les armes doivent continuer à lutter contre leur État capitaliste (p. 163-169). Le SWP, le parti trotskyste alors le plus important, se trouvait en contact avec le dirigeant de la IVe Internationale. Il entreprend donc d’appliquer la nouvelle stratégie (p. 214-215). Pourtant, à partir de 1943, il juge l’impérialisme anglo-saxon aussi prédateur que l’allemand, abandonnant la PMP et retournant au défaitisme révolutionnaire. Selon la direction du SWP, les Anglais et les Etatsuniens ne rétabliront pas de démocraties bourgeoises dans les pays libérés, mais y instaureront des dictatures militaires. Les trotskystes européens ne doivent donc pas prôner des revendications démocratiques mais annoncer et préparer la crise révolutionnaire qui, immanquablement, éclatera à la fin de la guerre. Les insurrections ouvrières à venir seront, malgré Staline, aidées par l’armée rouge qui va se déployer en Europe (p. 341-347). Menée par le très autoritaire James Patrick Cannon, la direction du parti étatsunien impose la nouvelle ligne au parti, marginalisant les opposants. Selon F. Giliani, « une tradition dogmatique et sectaire »[6] s’établit alors au SWP.

La nouvelle stratégie du parti étatsunien influence les sections européennes d’autant plus que la plupart de celles-ci ignorent la PMP ou se montrent réticentes à l’appliquer. Cela les amène à ne pas participer de manière organisée à la résistance ou à la lutte armée contre les nazis. Seulement quelques militants à titre individuel rejoignent un réseau clandestin voire un maquis. Les trotskystes se cantonnent à une action propagandiste quand de plus en plus de travailleurs européens rejoignent le combat contre le fascisme (p. 366-381). Aux lendemains de la Libération, la IVe se trouve dans une situation différente de celle prévue : les partis ouvriers – en particulier les partis communistes – se trouvent renforcés et la démocratie bourgeoise restaurée. Pourtant, cette Internationale conserve sa vision catastrophiste habituelle en prévoyant toujours une crise révolutionnaire prochaine.

Cette vaine attente provoque le découragement puis le départ de nombre de militants. Néanmoins, la direction du SWP maintient la même orientation. De plus, ses méthodes sectaires gagnent la IVe. Les sections nationales excluent des opposants. Le parti américain appuie la prise en main de la IVe par son allié Michel Raptis – pseudonyme Pablo, cadre trotskyste d’origine grecque et doté d’un caractère autoritaire. La grande scission de 1952-1953 se profile. Quand elle survient, les adversaires de Michel Pablo appartiennent principalement au SWP et à l’ancienne majorité du PCI français menée par Pierre Lambert et Marcel Bleibtreu. Ils dénoncent alors le « pablisme » caractérisé par la volonté de diriger la IVe de manière centralisée et la croyance dans les potentialités révolutionnaires de la bureaucratie soviétique[7]. Selon ses opposants, cette doctrine vient d’apparaître alors que pour P. Broué et F. Giliani elle était apparue au sein du SWP durant la guerre.

Cette interprétation de l’histoire de la IVe Internationale dans les années 1940 mérite d’être discutée. P. Broué était un grand historien mais sur ce sujet l’ancien militant “lambertiste” a pris le dessus, comme l’a constaté J-G. Lanuque[8]. Exclu de l’organisation lambertiste en 1989, P. Broué a néanmoins gardé une rancune “antipabliste”. Ce qui le conduit à expliquer l’échec des trotskystes à la Libération par des prémices du « pablisme » déjà présentes au SWP[9]. Certes, il y a des similitudes entre le J-P. Cannon de 1943 et le M. Pablo de 1952. Pourtant, faire du « pablisme » un courant politique pérenne, né durant le second conflit mondial et se perpétuant pendant des décennies semble exagéré. Il existe des exemples de comportements peu démocratiques adoptés par des dirigeants de sections avant le décès de Trotsky. Ainsi, en 1939-1940, la minorité du SWP se plaint du « conservatisme bureaucratique » de la « clique Cannon » et des « ragots » qu’elle répand[10]. Dans les années 1970, Pablo a quitté la IVe mais les “lambertistes” qualifient encore sa section française de « pabliste ». Pourtant, leur organisation – l’OCI – s’avère plus centralisée et hiérarchisée[11] que cette dernière – la Ligue communiste.  

Si cette thèse a pour point faible de trop s’inspirer de Pierre Broué, elle a le mérite d’évoquer la Politique militaire prolétarienne (PMP), encore peu connue des militants d’extrême gauche et des historiens. Pour Trotsky, elle aurait permis aux sections de la IVe de déclencher une révolution dans plusieurs pays européens[12]. Cela ne s’est pas produit, probablement pour plusieurs raisons, mais cette stratégie demeure-t-elle valable aujourd’hui ? En cas de conflit international, elle appelle les révolutionnaires à tenir compte de la nature des pays en conflit (capitalistes ou non) mais aussi de la dynamique sociale. Il s’agit de déterminer parmi les belligérants celui ou ceux où la masse des travailleurs s’engage dans la lutte. Ainsi du conflit actuel en Ukraine, qui pose un certain nombre de questions aux différentes organisations se réclamant peu ou prou du trotskysme.

PS : Sur les trotskystes durant le second conflit mondial, la PMP et la guerre en Ukraine, Vincent Présumey vient de rédiger une intéressante brochure à discuter. Synthétique, claire et bien informée elle peut être consultée en ligne https://aplutsoc.org/2022/08/21/politique-militaire-proletarienne-le-cadavre-sort-du-placard-tant-mieux-par-vincent-presumey/

 

« Cinq questions à… Francesco Giliani »

Dissidences : Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir un tel sujet de thèse, sur une thématique que l’on peut difficilement considérer actuellement comme « porteuse » ou « tendance » ? Pourquoi surtout avoir tenu à coupler socialistes de gauche et trotskystes, dans une période où leurs liens étaient pour le moins distendus ? Quels sont les historiens qui vous ont servi, sinon de modèle, au moins d’inspiration voire de boussoles quant à leur savoir-faire et leur méthodologie ?

Francesco Giliani : Je n’ai jamais choisi mes sujets de recherche à partir du fait qu’ils étaient « tendance ». Ni l’inverse, d’ailleurs. Mon premier doctorat, suivi entre 2003 et 2007 à l’Istituto Universario Orientale de Naples, portait sur l’histoire très peu connue de la Confederazione Generale del Lavoro « rossa » (CGL, Confédération Générale du Travail « rouge ») de 1943-1944, ses rapports avec les partis du mouvement ouvrier et sa relation contradictoire avec le Gouvernement militaire allié. Pour ce qui est de ma thèse sur les socialistes de gauche et les trotskistes face à la Deuxième Guerre mondiale, le choix vient de loin et s’explique avant tout par l’intérêt pour l’histoire politique des courants révolutionnaires du mouvement ouvrier. Deuxièmement, il faut ajouter que j’ai commencé à poursuivre des recherches sur l’histoire de la Quatrième Internationale (QI) pendant la Deuxième Guerre mondiale dès le début des années 2000, encouragé par des conversations à l’époque avec Pierre Broué. J’ai tenu à coupler socialistes de gauche et trotskistes afin d’étudier les deux courants internationaux qui avaient déclaré comme étant leur objectif de constituer une alternative au stalinisme sur la base du marxisme. L’un des propos de la recherche était bel et bien de vérifier jusqu’à quel point ces liens restèrent distendus. Le travail pionnier, sur ce terrain, a été celui de Michel Dreyfus. Sa thèse s’arrêtait juste à l’éclatement de la guerre mondiale. Pendant toutes ces années, les travaux et la méthode de Pierre Broué ont été ma boussole. Notamment, un certain nombre de Cahiers Léon Trotsky avaient posé les jalons d’une interprétation plus profonde de la trajectoire de la QI pendant et après la Deuxième Guerre mondiale et ces recueils de textes ont été une véritable source d’inspiration.

Dissidences : La Politique militaire prolétarienne (PMP) appelle les travailleurs à lutter les armes à la main contre les nazis. Pourtant, dans chaque pays, ce combat nécessite tôt ou tard des contacts voire des accords avec la bourgeoisie « nationale » et les armées alliées. Comment concilier cela avec la volonté de continuer partout la lutte contre le système capitaliste ? Votre thèse sous-entend d’ailleurs que la PMP aurait pu réussir dans quelques pays. Pourtant, cette stratégie naît à l’été 1940 et à partir de juin 1941, l’URSS et les PC s’allient aux Alliés et aux bourgeoisies « nationales » des pays occupés. Comment la PMP aurait-elle pu permettre à quelques milliers de trotskystes de vaincre une telle coalition, selon vous ? Pourquoi les socialistes de gauche ne l’ont pas envisagé ?

Francesco Giliani : Je ne partage pas l’idée que la PMP impliquait une collaboration politique ni avec un secteur de la bourgeoisie ni avec les Alliés. Pour ce qui est de ma thèse, je n’affirme nulle part que, grâce à l’adoption de la PMP, des sections de la QI auraient pu « hégémoniser » le mouvement ouvrier et vaincre la coalition entre les Alliés et l’URSS stalinienne. En fait, la bataille de Stalingrad et le tournant militaire de 1942-1943 sur le front oriental permettent à Staline et aux PC stalinisés de bénéficier politiquement du prestige des victoires de l’Armée Rouge. Ce facteur majeur repousse en avant la perspective élaborée par Trotsky en 1939-1940 de la Deuxième Guerre mondiale comme accélérateur de la crise finale du stalinisme, soit par une défaite militaire et la restauration du capitalisme soit par une révolution politique dirigée par les travailleurs soviétiques. Au sein de la QI, une minorité seulement de ses cadres internationaux et sections nationales (Jean van Hejienoort, la minorité du SWP dirigée par Felix Morrow, le RCP britannique et peu d’autres) saisirent à temps cette nécessaire révision du pronostic formulé par Trotsky au début de la guerre et avancèrent l’idée que le stalinisme et la social-démocratie garantissaient une « contre-révolution démocratique » (période 1943-1948) et ne furent pas aveugles face à la stabilisation, voire au renforcement, de la bureaucratie stalinienne en Union Soviétique et à l’échelle internationale.

En revanche, je crois que l’application de la PMP en Grande-Bretagne fut l’une des raisons, et non de moindres, qui assura la croissance de la Workers International League (WIL, Ligue Ouvrière Internationale) – force motrice de la réunification trotskiste en 1944 – et son refus aide à expliquer la désagrégation de la Revolutionary Socialist League (RSL, Ligue Socialiste Révolutionnaire), jusqu’en 1944 section officielle de la QI. À partir de ce constat, je considère que l’application de la PMP en Europe continentale (Belgique, Pays-Bas, Grèce, France etc.) aurait pu permettre à la QI de sortir de la guerre moins coupée des avant-gardes. Au contraire, une démarche attentiste vis-à-vis de la Résistance – comme si la seule forme d’armement des travailleurs susceptible de devenir un facteur positif dans la lutte des classes devait naître dans les usines – facilita la tâche des PC staliniens d’isoler et de réprimer les noyaux de la QI.

La question qui concerne les socialistes de gauche est plus simple. L’idéologie pacifiste exerce une influence majeure sur leur direction internationale, surtout à travers l’Independent Labour Party (ILP, Parti Travailliste Indépendant) de James Maxton et Fenner A. Brockway et le PSOP de Marceau Pivert. Encore en 1938-1939 ces forces, d’ailleurs, considèrent à divers moments que la guerre mondiale peut être évitée et que pour défendre la paix on peut même envisager des alliances avec des secteurs de la bourgeoisie. Donc, pour la majorité des forces qui constituent le « Bureau de Londres » la PMP n’est rien d’autre que le fruit d’une conception « militariste » de la révolution qu’il faut à tout prix rejeter.

Dissidences : Vous ne traduisez pas vos nombreuses et parfois longues citations en anglais. Cela nous paraît contestable. D’ailleurs Nicolas Sigoillot, qui vient de soutenir une thèse sur l’entrisme au parti travailliste, insère les textes traduits et les originaux. Pouvez-vous expliquer votre choix ?

Francesco Giliani : La thèse de doctorat est un texte qui s’adresse au public universitaire et ainsi il m’a paru raisonnable de laisser les citations en anglais dans leur langue originale. En revanche, le livre qui sera le résultat de la transformation de ma thèse présentera toutes les citations en traduction.

Dissidences : Vous reprenez les analyses de Pierre Broué allant chercher les origines du « pablisme » au SWP étatsunien. De plus, vous dressez un portrait très critique de Pierre Frank (p. 411, 416 et 533) traditionnellement vilipendé par le courant “lambertiste” (voir Quelques enseignements de notre histoire). Êtes-vous proche de ce mouvement trotskyste ?

Francesco Giliani : Question de méthode : au fil de ma thèse je n’utilise jamais la catégorie de « pablisme ». D’ailleurs, je crois qu’elle a brouillé pas mal les choses par le passé. À mon avis, la crise politique de la QI se manifeste pendant la Deuxième Guerre mondiale et en occasion du bilan de cette période et de l’élaboration de perspectives pour l’après-guerre (Conférence internationale de 1946, 2e Congrès Mondial de 1948, déviation « titiste »). Pour moi, donc, c’est 1945-1948 le tournant qui permet de comprendre la crise de la QI et à ce moment Mikhalis Raptis, alias Pablo, James P. Cannon, Pierre Frank, Ernest Mandel et Gerry Healy sont solidaires à la tête de la QI. À ce propos, je suis un peu surpris qu’on puisse juxtaposer mon « portrait très critique de Pierre Frank », que j’assume et j’espère avoir traité avec des arguments, à une opération d’injure ou l’associer quelque peu mécaniquement au “lambertisme”, courant dont je n’ai jamais été ni membre ni proche. Pour ma part, je milite depuis 1996 au sein de la Tendance marxiste internationale fondée par Ted Grant et Alan Woods en 1992.

Dissidences : En quoi, selon vous, se pencher sur une partie de l’histoire des socialistes de gauche et des trotskystes a-t-il une importance dans le monde d’aujourd’hui ? Avez-vous d’ores et déjà des perspectives de publication pour votre thèse ? Souhaitez-vous poursuivre vos recherches dans une direction similaire ?

Francesco Giliani : J’espère que ma recherche puisse être une contribution utile afin de mieux saisir le rapport entre guerre et révolution sur la base de la tradition marxiste. J’ai actuellement des perspectives de publication de ma thèse avec une maison d’édition en langue anglaise mais pas encore dans le monde francophone, ce à quoi je tiens beaucoup. En ce qui concerne mes recherches dans l’avenir, c’est peut-être trop tôt pour y songer car le travail de transformation d’une thèse en livre est assez épuisant. Mais, tôt ou tard, j’irais sans doute concevoir d’autres projets de recherche dans une direction similaire.

Entretien réalisé en décembre 2022 par Jean Hentzgen et Jean-Guillaume Lanuque

[1]  Michel Dreyfus, Bureau de Londres ou IVe Internationale ? Socialistes de gauche et trotskystes en Europe de 1933 à 1940, Nanterre, Université de Paris X (Paris-Nanterre), thèse 3e cycle, 1978, non publiée.

[2] L’adresse internet est https://www.marxists.org/history/etol/document/swp-us/idb/index.htm

[3] Sur ce courant politique, il est possible de consulter ma thèse : Hentzgen Jean, Du trotskysme à la socail-démocratie : le courant lambertiste en France jusqu’en 1963, disponible en ligne à cette adresse : https://www.theses.fr/2019NORMLH08

[4] En particulier dans les n° 39, septembre 1989, et 65 à 67,  mars à octobre 1999.

[5] Pierre Broué, « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode », Cahiers Léon Trotsky, n° 39, septembre 1989, p. 20.

[6] Francesco Giliani, « Troisième camp »…, op. cit., p. 636.

[7] Jean Hentzgen, Du trotskysme à la social-démocratie…, op. cit., p. 199.

[8] « Le supplice de Tantale ? », Dissidences, n° 11, mai 2012, p. 98-103.

[9] Dans les Cahiers Léon Trotsky : « Présentation », n° 63, p. 3-4, « La révolution n’a pas eu lieu », n° 65, p. 3-12 et « Le bilan post mortem », n° 67, p. 3-8.

[10] Jean-Jacques Marie, « Introduction » et James Burnham, « Science et style » dans Léon Trotsky, Défense du marxisme, Paris, EDI, 1976, p. 48 et 341.

[11] Archives de la Préfecture de police, GA br7, Le trotskysme en France, p. 14.

[12] Pierre Broué, « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode », Cahiers Léon Trotsky, n° 39, septembre 1989, p. 6.

09.03.2023 à 18:34

Jean-Jacques Marie, Des gamins contre Staline, Paris, Don Quichotte / Seuil, 2022, 304 pages, 20 € pour l’édition papier / 14,99 € pour l’édition numérique.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Le précédent livre de Jean-Jacques Marie, Vivre dans la Russie de Lénine, arborait déjà des enfants en couverture. Cette fois, c’est la question des opposants juvéniles à Staline qui a retenu toute son attention, à partir d’un travail sur documents d’archives en particulier. Au fil des chapitres, les exemples les plus divers se succèdent. Anna Khrabova, par exemple, écrivit à 15 ans, en 1935, une lettre à Staline (qui ne l’a probablement jamais lu) le comparant à un vampire. […]
Texte intégral (722 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Le précédent livre de Jean-Jacques Marie, Vivre dans la Russie de Lénine, arborait déjà des enfants en couverture. Cette fois, c’est la question des opposants juvéniles à Staline qui a retenu toute son attention, à partir d’un travail sur documents d’archives en particulier. Au fil des chapitres, les exemples les plus divers se succèdent. Anna Khrabova, par exemple, écrivit à 15 ans, en 1935, une lettre à Staline (qui ne l’a probablement jamais lu) le comparant à un vampire. Elle ne fut condamnée qu’à deux ans d’assignation à résidence, une peine relativement légère. À l’inverse, la jeune Engeslina Markyzova, fille d’un bureaucrate, qui servit largement la propagande stalinienne en offrant des fleurs au Guide suprême, subit finalement la répression, ses parents étant envoyés en camp durant la grande vague de la répression des années 30, où ils moururent.

L’un des grands intérêts de l’ouvrage est en effet d’offrir quelques déconstructions de mythes, ainsi de celui de Pavlik Morozov, utilisé pour vanter (ou vilipender !) la dénonciation de ses parents, censés être contre Staline, par un enfant : en réalité, le NKVD utilisa la séparation des parents du jeune Pavlik puis son assassinat jamais élucidé pour charger les koulaks. En se concentrant sur le thème des enfants sous Staline – mais sans proposer de développements spécifiques sur l’éducation, par exemple – Jean-Jacques Marie en use comme un prisme de la réalité stalinienne, un pouvoir mu par la peur, principalement, et la propagande, qui n’hésite pas à rendre la peine de mort possible pour les plus de douze ans à compter de 1935. Car Staline craint chez des enfants épris d’idéalisme et d’espoir, dont plusieurs sont d’ailleurs des enfants de condamnés, la montée en puissance de futures oppositions à son pouvoir. Des touches d’humour émaillent malgré tout le propos, ainsi du rendement de la justice durant les grandes purges (une minute par affaire jugée), ce qui alla jusqu’à mettre mal à l’aise Vychinski, ou de cette paysanne accusée d’être trotskyste, un mot qu’elle ne connaissait pas et qu’elle prit pour traktoriste, c’est-à-dire… conductrice de tracteur !

Pour autant, si certains groupes de jeunes opposants sont d’apparentes reconstructions, ainsi de celui des Quatre Matous (sic), et si des cercles de poésie se retrouvent aussi visés, d’autres révèlent un rejet bien réel du pouvoir autoritaire de Staline, perçu comme anti-communiste ; les difficultés de la vie quotidienne et le contraste avec les discours de la propagande expliquent aussi souvent le basculement dans l’opposition. La Société des jeunes révolutionnaires de Saratov, née en 1943 autour d’enfants de 11 à 13 ans, le Parti panrusse contre Staline, le Parti populaire léniniste, les Communistes authentiques, le Parti démocratique pansoviétique ou le Parti communiste de la jeunesse, qui émergea en 1947, en témoignent, sans emballement quantitatif : le dernier exemple cité, le plus massif, ne comprenait qu’une cinquantaine de membres… Quant à l’Union de lutte pour la cause de la révolution, constituée d’étudiants juifs, elle fut victime, à la charnière des années 40 et 50, du virage antisémite de la politique stalinienne (son principal fondateur étant même fusillé, un cas rare). Souvent victimes de l’accusation rituelle de terrorisme, leurs membres se cantonnaient à des actions isolées et limitées, finissant en prison ou en déportation.

Les plus éveillés politiquement renouaient avec les enseignements de Lénine, et qualifiaient l’URSS de Staline de “fascisme” ou de “capitalisme d’État”. Si l’ouvrage n’évite pas toujours certains développements annexes, ainsi de cette mention d’exécutions de masse dont furent victimes des civils tchétchènes – dont des enfants – pendant les déportations de peuples durant la Seconde Guerre mondiale, il demeure clair sur sa mise en accusation de Staline et de son appareil bureaucratique.

09.03.2023 à 18:28

Macha Ravine, Dimitri Manessis (ed.), Tout voir et ne rien oublier. Le témoignage retrouvé d’une résistance juive à Auschwitz, Monaco, Les Editions du Rocher, 2022, 207 pages, 18,90 €.

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Un compte-rendu de Morgan Poggioli L’ouvrage qui vient de paraître aux Editions du Rocher relève de ces miracles éditoriaux, à l’instar d’Une suite française. Si son parcours est différent de celui évoqué dans le roman d’Irène Némirovsky, le témoignage de Macha Ravine doit sa publication au hasard des recherches de Dimitri Manessis (bien connu de Dissidences[1]) et qui en assure ici l’édition scientifique. C’est en effet en 2021 que Dimitri Manessis découvre le tapuscrit dans les fonds du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) […]
Texte intégral (1434 mots)

Un compte-rendu de Morgan Poggioli

L’ouvrage qui vient de paraître aux Editions du Rocher relève de ces miracles éditoriaux, à l’instar d’Une suite française. Si son parcours est différent de celui évoqué dans le roman d’Irène Némirovsky, le témoignage de Macha Ravine doit sa publication au hasard des recherches de Dimitri Manessis (bien connu de Dissidences[1]) et qui en assure ici l’édition scientifique.

C’est en effet en 2021 que Dimitri Manessis découvre le tapuscrit dans les fonds du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) au Mémorial de la Shoah à Paris. Déposé en 1994, ce témoignage rédigé par Macha Ravine dans les années 1970, en se basant sur ses notes écrites dès son retour en France pour « ne rien oublier »,  n’avait donc pas vocation à être publié. Mais Dimitri Manessis, à sa lecture, en perçoit tout l’intérêt historique. Les témoignages de survivants des camps ne sont pas nombreux et celui de Macha est particulièrement puissant. C’est ainsi, en accord avec sa fille et ses petits-enfants, que le tapuscrit de Macha Ravine est aujourd’hui devenu livre.

L’introduction retrace la vie de Macha Ravine, de son vrai nom Zysla Wajser, juive communiste polonaise exilée à Paris en 1932-33 pour fuir la répression et l’antisémitisme du gouvernement Pilsudski.  Elle y rencontre son futur mari Jacob Szpejter, juif également et ancien responsable du PC polonais, avec qui elle a un premier enfant, Denise, née en août 1937. Militant tous deux à la section juive de la MOI du PCF, ils entrent en résistance en 1940, lui à la tête de la MOI parisienne puis de toute la zone « libre » à partir de 1941 ; elle, investie dans le sauvetage des enfants juifs au sein du Mouvement national contre le racisme.

Le témoignage de Macha, qui débute le 25 septembre 1942, jour de son arrestation suite à une trahison, est chronologique même s’il ne s’interdit pas quelques retours en arrière pour revenir sur son engagement antifasciste durant les années de Front populaire, ou sur la Rafle du Veld’Hiv à laquelle sa famille n’échappa que grâce à des « fuites » et qui la conduisent à placer Denise chez une « nourrice » pour sa sécurité.

S’ensuit le récit de son interrogatoire à la Préfecture de Paris (où un policier sort tout de même du lot), de ses conditions de détention à la prison de la Petite Roquette puis à Drancy, prélude à sa déportation. Car c’est à partir du 11 février 1943, date du départ vers Pitchipoï (destination inconnue), que le témoignage de Macha devient saisissant. Du voyage en wagon à bestiaux durant deux jours et deux nuits, sans pouvoir dormir et sans quasiment rien manger ni boire, à l’arrivée à Birkenau, à la sélection dès la descente du train, aux conditions de survie dans les baraquements, au travail de terrassement dans les « Kommandos », au sadisme des SS et des kapos, aux « sélections », en passant par la révélation des chambres à gaz et des fours crématoires, rien n’est épargné au lecteur de la réalité du camp (si tant est qu’elle soit véritablement appréhendable pour quiconque ne l’ayant pas vécue).

Macha y survit pourtant pendant six mois avant de devenir une morte-vivante que la prochaine « sélection » n’épargnera certainement pas. C’est à ce moment là qu’elle croise deux détenus français qui connaissent Alexandre (Lazare Aron), juif communiste roumain rencontré à Drancy, et qui réussit grâce à ses relations à l’intérieur du camp à faire rentrer Macha au Revier de Birkenau (baraquement destiné aux malades). D’abord patiente, Macha parvient à y rester, une fois rétablie, en tant que personnel. Désormais exemptée du travail dans les commandos, « privilégiée » par son affectation hospitalière, elle participe à la mise en place d’une résistance clandestine à l’intérieur du camp.

Cette forme de résistance, connue mais difficilement  imaginable et parfois traitée avec suspicion, y est ici décrite avec précision.  Il s’agit d’un réseau d’entraide fondé sur des critères d’affinités (politiques, religieuses, nationales, linguistiques ou tout simplement humaines). Elle consiste d’abord et avant tout en un soutien moral et à recréer du lien humain dans un environnement qui en est totalement privé. Ensuite, au fil des mois et des connections établies, cette résistance parvient à procurer des vêtements et de la nourriture aux internés, à en retirer certains des « Kommandos » les plus durs, à en faire soigner d’autres, voire à en retirer de la « sélection ». Mais cette résistance ne peut sauver tout le monde et Macha n’élude pas les cas de conscience qu’elle pose aux organisateurs et le sentiment d’injustice ressenti par ceux/celles qui ne peuvent bénéficier de leur concours.

Le cas de la « sélection » par Mengele des malades du Revier, à laquelle Macha assiste en janvier 1944, est de ce point de vue exceptionnel. Sur près de 5 000 femmes malades « sélectionnées » à travers tout le camp pour les chambres à gaz, le groupe de résistance parvient à en faire retirer 140. La scène décrite par Macha Ravine est alors déchirante : les « rescapées » sont transférées dans un autre block avant l’arrivée des camions. Quand les restantes comprennent que celles qui partent échappent (pour l’instant) à la mort, un vent de révolte, de désespoir et d’hystérie s’empare des malades, laissant Macha et ses amies face à un sentiment d’impuissance mêlée de culpabilité.

Nous ne pouvons résumer ici tous les épisodes relatés dans l’ouvrage, les tentatives d’évasions, les pendaisons publiques, le soulèvement du « Sonderkommando » ou les portraits d’internés distillés tout au long du récit. Nous terminerons donc par la libération du camp qui, là encore, nous éclaire sur un moment méconnu de la Shoah. En effet, suite à l’évacuation du camp et au départ des “marches de la mort”, les internés non « déplaçables » ou qui parviennent à échapper au transfert (c’est le cas de Macha) se retrouvent seuls  (et elles sont 3 000 pour le seul camp des femmes) pendant plusieurs jours. Sans eau ni électricité, ils doivent gérer le camp jusqu’à l’arrivée des troupes soviétiques dans des conditions dantesques et morbides ; sans compter les descentes-surprise de SS qui reviennent épisodiquement pour tenter de « finir le travail ». Une fois l’Armée Rouge arrivée, il fallut organiser le transfert des survivants au camp principal d’Auschwitz, enterrer les morts et soigner les malades. Macha resta ainsi encore deux mois, de son plein gré, au chevet des rescapés avant d’entamer à son tour son retour en France, qui passa par Odessa, Naples, Marseille puis finalement Paris où elle retrouve son mari et sa fille le 11 mai 1945.

L’ouvrage se termine par une postface de Denise, la fille de Macha, très sincère dans son rapport avec sa mère qu’elle considéra comme une étrangère à son retour en 1945. Aujourd’hui âgée de 85 ans, 38 ans après le suicide de Macha, Denise revient sur les séquelles de la séparation et de la déportation, et sur les conséquences qu’elles ont pu entraîner dans leur relation.

Cette postface, à la fois distante et à la fois déclaration d’amour d’une fille pour sa mère, finit de convaincre le lecteur du caractère exceptionnel de ce livre. Aussi, pour répondre à la question de Dimitri Manessis dans son introduction, nous pouvons dire : oui cette histoire méritait d’être publiée et elle mérite d’être lue.

[1] https://dissidences.hypotheses.org/15026

https://dissidences.hypotheses.org/14816

https://dissidences.hypotheses.org/13954

09.03.2023 à 18:15

Jean-Jacques Marie, Les Femmes dans la révolution russe, Paris, Seuil, collection « Documents », 2017, 384 pages, 21 €.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Jean-Jacques Marie, pour le centenaire des révolutions russes, a fait paraître pas moins de deux ouvrages : La Guerre des Russes blancs[1], sur la guerre civile, et une étude plus originale, centrée sur les femmes. Il a pour ce faire mobilisé une large bibliographie, témoignages divers, dont un grand nombre inédits en français, sources littéraires, etc… Après une ouverture évoquant les grévistes de l’industrie textile qui furent à l’origine de la révolution de février 1917, il revient sur une […]
Texte intégral (1337 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Jean-Jacques Marie, pour le centenaire des révolutions russes, a fait paraître pas moins de deux ouvrages : La Guerre des Russes blancs[1], sur la guerre civile, et une étude plus originale, centrée sur les femmes. Il a pour ce faire mobilisé une large bibliographie, témoignages divers, dont un grand nombre inédits en français, sources littéraires, etc… Après une ouverture évoquant les grévistes de l’industrie textile qui furent à l’origine de la révolution de février 1917, il revient sur une périodisation longue, se concentrant sur la seconde moitié du XIXe siècle (sans aborder les femmes des décabristes, donc, pourtant marquantes dans la geste de l’opposition au tsarisme). C’est l’occasion, comme avait pu également le faire Orlando Figes[2], de rappeler la situation de profonde infériorité vécue par les femmes, en proie en particulier à des violences physiques.

C’est toutefois dans cette même période que des femmes issues de milieux aisés manifestent un désir d’émancipation croissant, qui prit la forme entre autres du populisme et de son rêve d’aller vers le peuple, non sans goût du martyr parfois. Les personnages les plus connues, Sofia Perovskaïa, une des responsables de l’assassinat du tsar Alexandre II, ou Elisabeth Dmitrieff, combattante de la Commune de Paris[3], ne sont qu’un échantillon des nombreuses figures évoquées par Jean-Jacques Marie. Citons par exemple Vera Karelina, organisatrice des femmes dans l’organisation syndicale de Gapone, et adhérente active d’une nouvelle structure créée en 1905, l’Union des femmes pour l’égalité des droits (proche des Cadets), critiquée par Alexandra Kollontaï pour le caractère interclassiste et bourgeois de sa direction. Il aurait toutefois été intéressant de connaître la proportion exacte de femmes dans les divers mouvements révolutionnaires du temps, et de la mettre en perspective avec d’autres situations nationales. Sur toute cette période pré-1917, l’étude est également une bonne synthèse sur l’histoire des luttes et du mouvement ouvrier.

L’année 1917, justement, est celle d’une mobilisation massive des femmes[4], celle de la conquête du droit de vote également[5], mais Jean-Jacques Marie montre bien d’une part les résistances masculines, y compris au sein des milieux militants, d’autre part l’engagement en faveur de la guerre d’une bonne partie des femmes les plus actives, que ce soit Maria Botchkareva et ses bataillons de femmes combattantes, ou Ekaterina Brechko-Brechkovskaïa, SR surnommée « la grand-mère de la révolution ». La prise du pouvoir par les bolcheviques conduit à braquer le projecteur encore davantage sur cette éminente figure qu’est Alexandra Kollontaï[6], initiatrice d’une vaste législation en faveur des femmes – mariage civil, reconnaissance égale des enfants légitimes ou illégitimes, deux semaines de congés payés par an, etc… –, et qui fut pour cela excommuniée par l’Eglise orthodoxe. Toutefois, loin de se limiter à l’exaltation d’une œuvre incontestablement progressiste, Jean-Jacques Marie insiste sur sa difficile voire impossible mise en œuvre pratique, en raison du poids des mentalités traditionnelles (surtout dans les campagnes) et de la centralisation des énergies au profit de la guerre civile et de la simple survie des populations, ne laissant que de bien faibles moyens afin de mettre en place les équipements collectifs nécessaires (cantines, crèches, etc…). Il évoque également la lutte contre la prostitution, qui se résuma souvent à mettre les prostituées au travail et à les enfermer dans des camps. Sur la guerre civile, d’ailleurs, un chapitre est consacré aux femmes des deux camps impliquées dans la lutte politique et militaire, telle Larissa Reisner[7].

La période de la NEP ne permit pas d’améliorer substantiellement la situation des femmes, un véritable conflit de générations se faisant jour dans les campagnes avec des parents plus conservateurs. Les mœurs connurent néanmoins une profonde mutation, permise entre autres par l’autorisation de l’avortement en 1920. Les adhérentes féminines du Parti bolchevique, qui n’étaient que de 2% fin 1917, passèrent d’ailleurs à 7% en 1920, et à 15% en 1925. Mais le véritable tournant fut, selon Jean-Jacques Marie, le virage stalinien : les années 1930 furent ainsi marquées par la hausse constante du prix de l’avortement (jusqu’à son interdiction pure et simple) ou des frais du divorce, et par la suppression des sections féminines des partis communistes. L’auteur insiste également, pour la période stalinienne de l’après-guerre, sur la répression qui s’abattit particulièrement sur les femmes, dont nombre furent envoyées au goulag. La période postérieure à la mort de Staline est toutefois trop rapidement survolée, et sans doute l’ouvrage pêche-t-il un peu par sa tendance à insister de manière très (trop ?) appuyée sur le négatif. La conclusion reconnaît pourtant que le mariage civil, l’avortement, la facilité du divorce ou le congé maternité très protecteur dans la Russie de Poutine sont bien des héritages pérennes de la période soviétique.

[1] Nous en avons proposé une recension sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/8535

[2] Voir la recension de son maître livre : https://dissidences.hypotheses.org/8146

[3] Voir la recension de la BD qui lui a été récemment consacrée : https://dissidences.hypotheses.org/6738

[4] Un Congrès des musulmans de Russie, réuni au mois de mai, exprima également des demandes de revendications émancipatrices pour les femmes. Par la suite, en dehors d’une législation autorisant le mariage des filles à partir de 13 ans dans les Républiques à majorité musulmane (un progrès tout de même comparativement à la situation antérieure !), trop peu de choses sont dites sur le travail féministe en direction de ce public spécifique.

[5] Rien n’est toutefois dit des comités de ménagères, manifestation parmi tant d’autres de la vitalité auto-organisatrice de la population russe.

[6] Je me permets de renvoyer à mes deux articles sur sa postérité, l’un paru dans le volume 15 de Dissidences (« La seconde mort d’Alexandra Kollontaï ?), l’autre sur notre blog (« La résurrection d’Alexandra Kollontaï ? », https://dissidences.hypotheses.org/6896).

[7] Jean-Jacques Marie avait déjà abordé cette figure, comme celle de Maria Spiridonova, dans l’ouvrage collectif Des Vies en révolution. Ces destins saisis par octobre-17, Paris, Don Quichotte, 2017. Notons d’ailleurs une anecdote savoureuse concernant Larissa Reisner, qui se heurta aux résistances bureaucratiques de la Tchéka de Petrograd…

09.03.2023 à 18:11

Jean-Numa Ducange, La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Paris, Armand Colin, 2022, 258 pages, 24,90 € pour l’édition papier / 16,99 € pour l’édition numérique.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque C’est à un épisode crucial du début du « court XXe siècle » que Jean-Numa Ducange s’intéresse, afin d’en rappeler le déroulement mais également d’en proposer de nouvelles lectures : les années d’agitation révolutionnaire de 1918 à 1921 principalement. Une séquence refoulée par l’Allemagne de l’ouest devenue Allemagne réunifiée, à la fois parce qu’elle contredit le modèle social dominant et qu’elle est associée – injustement – à une RDA dont l’héritage est rejeté de manière unilatérale. Contrairement à d’autres […]
Texte intégral (3219 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

C’est à un épisode crucial du début du « court XXe siècle » que Jean-Numa Ducange s’intéresse, afin d’en rappeler le déroulement mais également d’en proposer de nouvelles lectures : les années d’agitation révolutionnaire de 1918 à 1921 principalement. Une séquence refoulée par l’Allemagne de l’ouest devenue Allemagne réunifiée, à la fois parce qu’elle contredit le modèle social dominant et qu’elle est associée – injustement – à une RDA dont l’héritage est rejeté de manière unilatérale. Contrairement à d’autres études antérieures sur la période révolutionnaire que connut l’Allemagne au sortir de la Première Guerre mondiale (citons en particulier les livres de Pierre Broué et Chris Harman), La République ensanglantée englobe dans son propos l’ensemble de la Mitteleuropa, incluant donc l’ancien empire austro-hongrois.

Après un rappel relativement classique sur l’importance prise avant guerre par la social-démocratie allemande, véritable modèle mais en voie de bureaucratisation et d’institutionnalisation, ou sur les spécificités de sa consoeur autrichienne, avec le courant de l’austro-marxisme et sa réflexion à l’égard de la question des nationalités multiples, vient le récit des événements eux-mêmes. D’abord la croissance de la contestation sociale dans les dernières années du conflit, avec les figures jumelles de Karl Liebknecht et Friedrich Adler, et la grève massive de début 1918 en Autriche, puis l’apparition de conseils ouvriers sur le modèle soviétique. À cet égard, Jean-Numa Ducange rappelle avec beaucoup de justesse l’importance de l’anniversaire des événements révolutionnaires de 1848 pour les militants ouvriers, tout comme le rapport paradoxal à la défaite de leurs pays, vue comme une victoire permettant justement de renouer avec les objectifs de 1848, une République allemande unitaire en particulier. L’éclatement des révolutions proprement dites voit en Allemagne et en Autriche les « socialistes d’empire » être associés au pouvoir contre les formes les plus radicales de contestation. C’est d’ailleurs à ce moment clef que furent signés les fameux accords Legien-Stinnes, base du dialogue social à l’allemande. Mais les avancées sociales sont autrement plus larges, réaction au moins partielle à l’influence bolchevique, faisant de la jeune nation autrichienne le pays européen le plus avancé en la matière. Autre élément important de l’analyse, l’opposition entre les militants les plus âgés et installés, support de la social-démocratie « raisonnable », et les plus jeunes, plus enclins au radicalisme.

Si en Autriche, le positionnement plus à gauche de la social-démocratie majoritaire entrave l’essor d’un Parti communiste embryonnaire, la vague révolutionnaire touche Berlin début 1919 (sous l’influences des éléments plus « gauchistes » du tout jeune KPD plutôt que des spartakistes), expliquant le transfert provisoire de la capitale à Weimar (et du même coup le nom de la nouvelle République « bourgeoise »), puis, de manière plus sérieuse, Budapest, Munich et même (brièvement) la Slovaquie. Autant d’événements qui font de cet été 1919 le moment où la révolution pouvait réellement embraser l’Europe. Un chapitre est spécifiquement consacré aux conseils, organismes qui, dans la pratique, sont loin d’avoir toujours eu la fonction politique que des théoriciens comme Anton Pannekoek, Karl Korsch ou Gustav Landauer (que l’on peut rapprocher d’un William Morris pour son inclinaison vers le passé pré-industriel) souhaitaient leur voir adopter. Leurs limites sont également abordées, que ce soit la faible présence des femmes ou le volontarisme difficile à maintenir intact qui sous-tend leur prétention à diriger. L’occasion, également, d’évoquer le KAPD et les courants les plus radicaux d’Allemagne, rejetant souvent parti comme syndicat, là où l’Autriche voyait ses conseils validés par une partie de la social-démocratie, mais au prix d’un affadissement de leurs potentialités.

Plus original, un autre chapitre se penche sur l’orientalisme, autrement dit la nature orientale de l’ennemi, ici les bolcheviques, un basculement par rapport à l’avant-guerre, où la menace socialiste était associée, dans la sphère germanophone, à la France. Les exemples pris sont nombreux, témoignant d’une lecture à influence coloniale – une tendance d’analyse récente déjà perceptible dans la répression de juin 1848 à Paris, par exemple – touchant aussi bien la droite et l’extrême droite nationaliste que la social-démocratie : les bolcheviques et leurs affidés sont perçus comme des barbares, des sauvages, et l’opposition Orient-Occident, y compris dans l’idée de deux marxismes différents voire opposés, se fait la part belle. Sans oublier l’invention du judéo-bolchévisme, créé dans les milieux russes blancs mais dont on connaît le succès au sein du nazisme alors naissant. Dans le dernier chapitre plus analytique, Jean-Numa Ducange prend à bras le corps le concept de révolution. S’appuyant entre autres sur les perceptions des contemporains, il ne fait aucun doute pour lui que la séquence 1918-1921 est bien révolutionnaire, avec des flux et reflux bien sûr. Il sépare par contre clairement l’année 1923, celle des derniers sursauts révolutionnaires, du fait de la place prise par la question nationale – l’Allemagne comme nation opprimée – loin de l’internationalisme de la séquence 1918-1919. On retiendra surtout de cette partie les réflexions sur la violence, mise à distance de la notion de brutalisation passée 1921, relativisation de l’acceptation de la violence par les minorités révolutionnaires (violence subie plus que désirée), déséquilibre du rapport de forces face à l’armée, et absence d’un réel transfert social de propriété.

Parmi les autres éléments précieux de l’ouvrage, l’insistance mise sur un SPD acceptant de co-diriger l’État « bourgeois » dès avant la guerre (impulsion donnée en particulier par la génération des successeurs de Bebel), une volonté de revaloriser la place de l’USPD, entre réformisme et révolution, tout comme l’accent mis sur la « Vienne rouge », autrement dit la gestion de la municipalité entre 1919 et 1934 par la social-démocratie, qui n’aurait pu exister sans la déflagration révolutionnaire de la fin de la guerre. Sans être aussi exhaustif dans son récit des événements que pouvait l’être le Révolution en Allemagne de Pierre Broué, et sans toujours approfondir certaines de ses idées ou thématiques (les terres protestantes d’Allemagne ou des Pays Bas plus enclines au radicalisme révolutionnaire, le courant du national-bolchevisme…), La République ensanglanté est une très utile remise en perspective et une revisitation stimulante d’une séquence clef de l’histoire contemporaine.

 

« Cinq questions à… Jean-Numa Ducange »

Dissidences : Ton livre s’inscrit dans une filiation bibliographique que tu rappelles, que penses-tu justement des livres respectifs de Pierre Broué et Chris Harman : quels sont selon toi leurs points forts et leurs limites ?

Jean-Numa Ducange : Leurs apports sont indéniables : dans les années 1970 le livre de Broué était le meilleur livre existant sur la révolution allemande en langue française, et a permis de faire en sorte que ces événements soient connus en France, au-delà d’une référence convenue et consensuelle à Rosa Luxemburg et quelques événements, souvent cités mais peu analysés dans le détail. La traduction relativement récente de Chris Harman a permis en 2015 de jouer un rôle similaire en offrant un outil à disposition pour ceux qui voulaient connaître mieux la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe à partir de 1917. Leur propos est clair et entraînant. Après, si j’ai beaucoup de respects pour ces travaux pionniers, ils sont avant tout centrés sur les débats stratégiques et directement politiques, avec en ligne de mire les insuffisances et les fautes de la direction du Parti communiste allemand au cours de la séquence 1917-1923. Il leur manque je crois des éléments qui les font passer à côté de l’épaisseur historique de la période (par exemple prendre au sérieux, fût-ce pour les condamner, les arguments des autres courants politiques, des sociaux-démocrates à la nébuleuse conservatrice). Je crois aussi que « l’orientalisme » (l’hostilité structurelle à la Russie, la question coloniale avec en arrière-plan la perte des colonies allemandes en Afrique) joue un grand rôle dans cette période, j’y consacre justement un développement assez long. Autre aspect important, j’intègre l’histoire austro-hongroise, notamment autrichienne. En Autriche il y a eu des expériences particulièrement intéressantes de conseils ouvriers avec une social-démocratie traversée par d’importantes contradictions. Le cadre mental de nombreux militants internationalistes de l’époque n’est pas « L’Allemagne » mais l’Europe centrale, avec des projets de « Mitteleuropa rouge ». Ajoutons enfin que le livre de Broué est une somme considérable de centaine de pages, peu lisible par un public non averti et qui n’a pas les prérequis pour comprendre l’histoire du mouvement ouvrier. Ainsi les deux premiers chapitres de mon livre n’ont pas d’autre prétention que de restituer les faits majeurs de cette période… Le niveau de connaissances de la vague révolutionnaire de 1917 et du début des années 1920, pour toute une série de raisons (baisse de la formation dans les organisations politiques, marginalisation des études révolutionnaires dans les structures scolaires et à l’université), n’a rien à avoir avec un lecteur des années 1970…

Dissidences : Tu évoques avec sympathie le passionnant essai de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Selon toi, quelles alternatives auraient pu s’offrir aux événements de la séquence 1918-1921, et à quelles conditions ?

Jean-Numa Ducange : Cela exigerait de longs développements, mais quelques éléments peuvent être évoqués. D’abord, ce livre entend restituer effectivement des expériences de conseils ouvriers et de soldats et de radicalisation politique en 1918-1922 qui dessinaient le projet d’une Allemagne (et donc des pays avoisinants) « rouge », qui aurait pu empêcher la montrée inexorable des courants conservateurs, particulièrement du national-socialisme. Même si c’est une thèse classique, je pense que l’idée selon laquelle la social-démocratie a préféré chercher un compromis jusqu’au bout avec les élites conservatrices plutôt qu’à ménager son aile gauche communiste et conseilliste l’a coupé de dynamiques militantes et politiques – certes minoritaires en 1919-1920 mais qui auraient pu permettre de constituer un front de résistance large aux moments les plus critiques. De même la politique sectaire de l’Internationale communiste à la fin des années 1920 a aggravé la propension des sociaux-démocrates à penser qu’il n’y avait rien à faire avec des communistes qui, après la crise de 1929, avaient gagné à eux un nombre important de militants et d’électeurs. Pour autant, il ne faut pas être naïf et penser que de simples accords d’appareil auraient permis d’éviter mécaniquement le pire. Un des éléments importants à avoir en tête est la question de la formation militante : celle-ci était particulièrement élevée et développée dans les organisations ouvrières, socialistes et communistes. Mais cette croyance dans la toute-puissance de la formation a eu tendance à éclipser l’action politique à proprement parler. Il a assurément manqué une articulation entre la politique immédiate et la formation sur la longue durée. Dans tous les cas il existait des ressources intellectuelles et politiques au début des années 1920 qui dessinaient une autre voie et qui auraient pu permettre, au moins temporairement, d’entraver la montée des courants nationalistes.

Dissidences : Le sous-titre de ton livre est un peu trompeur, car il met l’accent sur le nazisme, alors que ton étude s’intéresse avant tout au mouvement ouvrier. A-t-il été imposé par l’éditeur ? Pourquoi, d’ailleurs, n’as-tu pas davantage développé la thématique du national-bolchevisme ?

Jean-Numa Ducange : Je ne pense pas que le titre soit trompeur. Ce que tout le monde attend lorsque l’on s’intéresse à l’Allemagne et l’Autriche des années qui précèdent 1933 c’est : « Comment cela a été possible ? ». C’est d’autant plus troublant pour nombre de gens qui connaissent mal la période et qui, après avoir lu mon livre, me disent « mais donc le mouvement ouvrier était beaucoup plus fort qu’en France… et le résultat a été bien pire !!! ». Redoutable remarque… Ce à quoi il faut répondre que le nazisme c’est évidemment l’antisémitisme et l’extermination des juifs, la guerre mondiale mais aussi et chronologiquement en premier lieu la destruction méthodique du mouvement ouvrier. Si je devais résumer la chose de manière brutale, on pourrait dire : c’est d’une certaine manière parce que le mouvement ouvrier était si fort qu’il a fallu une telle violence politico-idéologique pour s’en débarrasser à tous les niveaux. Beaucoup expliquent l’histoire du nazisme jusque dans ces moindres détails, mais évoquent finalement peu cette réalité décisive. C’est pour cela que je discute – pour les critiquer mais en les lisant et en les prenant au sérieux – les thèses de Ernst Nolte, dont les conclusions sont hautement contestables, mais qui doivent être prises en compte car je crois que la dialectique révolution / contre-révolution est une des données clefs de la période. Le nazisme est incompréhensible sans la révolution russe et la force du mouvement ouvrier en Allemagne. Dans ce cadre, le national-bolchevisme aurait pu être en effet davantage développé, mais il ne me semble pas que le courant ait in fine beaucoup pesé. Il me paraissait plus intéressant de souligner par exemple la vivacité des courants conseillistes en 1919-1920, qui sont souvent oubliés dans de nombreuses synthèses de la période.

Dissidences : Ton étude s’avère originale par bien des aspects : la prise en compte de la Mitteleuropa et non de la seule Allemagne, l’accent mis sur l’orientalisme et l’influence de l’histoire coloniale, entre autres. Penses-tu qu’il reste encore des angles morts de la recherche à explorer sur cette vague révolutionnaire de l’après-guerre ? Quels sont d’ailleurs les terrains de recherche que tu as prochainement l’intention de privilégier ?

Jean-Numa Ducange : Il existe en allemand un nombre d’études considérable, et je n’ai pas la prétention d’avoir tout lu, même si j’ai essayé de rendre compte au mieux de cette richesse. Du patronat aux conseils ouvriers dans telle ou telle ville, des élites conservatrices aux organisations para-militaires du KPD, l’ensemble est très difficile à maîtriser, d’autant qu’il existe aussi une historiographie importante et autonome en Autriche ! Pour autant, ce grand éclatement ne doit pas dispenser de souligner qu’il existe encore quelques angles morts, ou trop peu explorés. Parmi ceux que je souhaite creuser, il y a cette question des conseils ouvriers et leur persistance dans les années 1920 jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Nous connaissons la fin de l’histoire après 1923 en Allemagne et 1924 en Autriche : il n’y aura plus de vague révolutionnaire avec des expériences de conseils ouvriers comme en 1918-1920. Mais nombre de militants de l’époque continuent à penser après que la démocratie ouvrière, sur la base des entreprises, doit renaître. Cet idéal traverse de nombreux courants syndicaux et politiques (avec toute une gamme de positions : certains veulent soumettre les conseils aux partis, d’autre les séparer radicalement etc.). Et il existe des tentatives et résurgences multiples dans les années 1920 qui, me semble-t-il, demeurent assez méconnues. C’est d’autant plus intéressant que, officiellement les anciens conseils ouvriers sont devenus dans les constitutions de 1919-1920 à Weimar et à Vienne des instruments de « dialogue social » dirions-nous aujourd’hui en français, autrement dit des éléments de cogestion. Pour le traduire dans des réalités françaises, en quelque sorte les militants investissent les organismes paritaires et les comités d’entreprises pour tenter de raviver l’expérience des conseils. Ils attendent qu’une crise économique ou politique ouvre la possibilité de faire renaître une démocratie par « en bas ». Tout cela mérite encore d’être mieux connu et étudié.

Dissidences : Avec La République ensanglantée comme d’ailleurs avec l’Histoire globale des socialismes que tu as co-dirigé, tu donnes l’impression d’œuvrer à la réappropriation d’un passé révolutionnaire souvent rejeté par l’idéologie dominante. Comment vois-tu justement l’avenir des idées communistes et socialistes ?

Jean-Numa Ducange : Tout à fait, je pense qu’il s’agit d’un patrimoine précieux, et qui n’est pas qu’à ranger dans les rayons d’une bibliothèque ou d’un musée. Il existe un enjeu à ne pas voir cette histoire disparaître ou être minimisée à outrance, de l’école primaire aux formations universitaires. D’où effectivement les initiatives éditoriales comme L’Histoire globale des socialismes (qui a connu une diffusion assez importante), qui ont permis à leur échelle de mieux faire connaître cette histoire, et les possibles réappropriations pour l’époque contemporaine. Notons aussi le rôle utile de revues pour mieux faire connaître cette histoire, comme la vôtre ou celle de la revue Mouvement ouvrier lancée il y a deux ans (molcer.fr) et dont l’écho est réel… et même à un certain niveau surprenant. En effet, la tendance actuelle est, au moins au niveau des appareils politiques (c’est plus compliqué à la « base » comme le montre le succès relatif mais réel de ces initiatives éditoriales) à considérer tout cela comme « vieux », pas très intéressant, et peu important, hors de quelques références mythiques (1789, 1936, etc.) souvent vidées de leur contenu. Pourtant dans cette histoire il existe des ressources sur le travail, la démocratie, la représentation politique, la question des alliances et la façon dont tout cela s’articule avec le monde social. L’histoire a un rôle social à jouer : d’ailleurs les courants les plus droitiers et réactionnaires l’ont quant à eux parfaitement compris ! À bon entendeur…

Entretien réalisé en décembre 2022

05.11.2022 à 22:23

Marc Ferro, Des Soviets au communisme bureaucratique. Les mécanismes d’une subversion, Paris, Gallimard / Julliard, collection « Archives », 1980, 272 pages, 6,20 €.

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Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque Tout au long de sa carrière d’historien, le regretté Marc Ferro (1924-2021) est revenu à plusieurs reprises sur le sujet de sa thèse, la révolution russe. Outre La Révolution de 1917, donc, paru au moment du cinquantenaire de l’événement, il y eut quelques livres sur les derniers Romanov et cet ouvrage de l’excellente collection « Archives », dont l’Omnibus sorti en 2011, 1917. Les Hommes de la révolution, prolonge et élargit en partie la démarche1. Devenu un classique, il s’agit […]
Texte intégral (1202 mots)

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Tout au long de sa carrière d’historien, le regretté Marc Ferro (1924-2021) est revenu à plusieurs reprises sur le sujet de sa thèse, la révolution russe. Outre La Révolution de 1917, donc, paru au moment du cinquantenaire de l’événement, il y eut quelques livres sur les derniers Romanov et cet ouvrage de l’excellente collection « Archives », dont l’Omnibus sorti en 2011, 1917. Les Hommes de la révolution, prolonge et élargit en partie la démarche1. Devenu un classique, il s’agit d’une grille de lecture de la révolution d’octobre, principalement, et de l’enchaînement d’événements ayant conduit à la mise en place d’un régime totalitaire (terme que Marc Ferro endosse), qui s’articule autour de trois idées centrales : l’abandon précoce de tout idéal démocratique « classique », l’absence d’une responsabilité unilatérale des bolcheviques, et le rôle joué par toutes les autres institutions concurrentes des partis, qui conduit à une superposition d’identités chez les individus. Un éloge de la complexité, donc, qui prend appui sur une sélection de documents relativement variés.

Dès la fondation du soviet de Petrograd, Marc Ferro souligne en effet la prédominance quasiment séminale des organisations, en lieu et place des masses anonymes et agissantes. Un des grands intérêts des documents choisis, c’est d’ouvrir à des situations locales, celle du soviet de Saratov en particulier. Ainsi, dans cette toile de comités de toutes sortes qui recouvre la Russie en cette année 1917, la formation de milices populaires suscite des discussions, sur la participation des femmes, le versement ou non d’une indemnité, ou le rejet des anciens membres de la police tsariste… De même, l’essor des mouvements coopératifs, des syndicats et des comités d’usine sont des caractéristiques fortes de la période, avec, tout au long de l’année 1917, une radicalisation de nombre de ces structures (comités d’usine, comités de quartier et gardes rouges) par rapport au soviet de Petrograd, devant le refus de concessions de la part des possédants, ce qui les pousse à incarner autant de « centres autonomes de pouvoir » (p. 80). Mais très vite, Marc Ferro souligne l’apparition d’un processus de bureaucratisation par en haut, du fait de l’action des partis, et par en bas, avec le choix de permanents rémunérés, qui accompagne (ou génère) l’étiolement de la vie démocratique dans ces structures de base. Un processus analysé et critiqué très tôt par certains, tels les communistes de gauche bolcheviques2, mais qui expliquerait en partie la victoire d’octobre, convergence entre les bolcheviques et ces comités divers en concurrence avec le gouvernement provisoire, et donc expression d’une majorité populaire.

Marc Ferro parle à ce sujet d’« un absolutisme à foyer double » (p. 138), présentant surtout des témoignages allant dans ce sens3, et n’illustrant pas suffisamment le positionnement bolchevique proprement dit ni le contexte allant dans le sens d’une dramatisation des événements. Absolutisme, en effet, dont la dimension moins connue concerne les soviets disséminés dans tout le pays. Le rapport fait par Georges Gurvitch, futur grand sociologue, devant le Comité exécutif du IIIe Congrès des soviets début 1918, est particulièrement passionnant pour comprendre le réseau des soviets qui couvre le territoire de l’ancien empire russe et les pratiques de chacun. Car ce sur quoi Marc Ferro insiste, c’est sur le manichéisme dont feraient preuve les prolétaires et paysans représentés dans ces soviets, favorables à un pouvoir absolu et parfois au rejet des socialistes-révolutionnaires et des mencheviques. Une fois les bolcheviques au pouvoir, apparaît un phénomène de dessaisissement progressif des comités d’usine au profit des syndicats, qui tient en grande partie au souci, de la part des nouveaux dirigeants, de rétablir un minimum d’efficience économique par le biais de la centralisation. Des poches d’autonomie peuvent toutefois subsister, ainsi que l’illustre le cas d’une usine de chevrotine et de cartouches de Moscou, dont un texte bilan de 1918 est reproduit (p. 201).

La dernière analyse d’importance du livre concerne l’évolution ultérieure du Parti bolchevique. Marc Ferro, en effet, privilégie une explication sociale au phénomène de bureaucratisation, qu’il attribue aux changements opérés dans le recrutement des membres du Parti : c’est la plébéianisation de ce dernier (allant de pair avec une ruralisation et une russification) qui aurait été la source principale d’une bureaucratisation conservatrice dans ses valeurs, loin de tout idéal socialiste. Il y a là, incontestablement, des réflexions stimulantes, incontournables afin de construire la compréhension la plus large qui soit de la révolution russe.

1Démarche qui est également reprise et résumée dans un de ses derniers livres, L’Aveuglement. Une autre histoire de notre monde, chroniqué sur notre blog : http://dissidences.hypotheses.org/6577

2Voir notre recension de Kommunist : https://dissidences.hypotheses.org/8877

3Conduisant parfois à quelques simplifications, ainsi de l’interdiction des menchéviques dès 1918, alors que la réalité est plus nuancée.

05.11.2022 à 22:18

Michel Eltchaninoff, Lénine a marché sur la Lune. La folle histoire des cosmistes et transhumanistes russes, Arles, Solin / Actes Sud, 2022, 256 pages, 21 € pour l’édition papier / 15,99 € pour l’édition numérique.

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  Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque Dans Lénine a marché sur la Lune, Michel Eltchaninoff, auteur par le passé d’un fort intéressant Dans la tête de Vladimir Poutine, s’intéresse au courant du cosmisme russe, qui enjambe la révolution russe tout en s’y mêlant. Le parti pris n’est pas absent de son récit, lui qui qualifie les cosmistes de « petite secte » ou d’illuminés » (p. 15), mais les éléments factuels sont nombreux. Les sources du cosmisme, qui projette l’humanité dans une destinée forcément cosmique, il […]
Texte intégral (953 mots)

 

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Dans Lénine a marché sur la Lune, Michel Eltchaninoff, auteur par le passé d’un fort intéressant Dans la tête de Vladimir Poutine, s’intéresse au courant du cosmisme russe, qui enjambe la révolution russe tout en s’y mêlant. Le parti pris n’est pas absent de son récit, lui qui qualifie les cosmistes de « petite secte » ou d’illuminés » (p. 15), mais les éléments factuels sont nombreux. Les sources du cosmisme, qui projette l’humanité dans une destinée forcément cosmique, il les repère dans le christianisme orthodoxe, plus exactement sa tendance mystique, ainsi que dans la géographie russe elle-même, un espace infini poussant au nomadisme. Chez Dostoïevski et Soloviev, l’opposition à une modernité perçue comme aride conduit à retrouver une foi avec laquelle renouer. Mais c’est chez Fiodorov que le cosmisme trouve ses prolégomènes : il voit en effet la résurrection des morts non plus comme une attente, celle de l’apocalypse chrétienne, mais comme une action à mener en agissant sur les molécules afin de réunir fraternellement l’humanité, celle du présent comme celle du passé.

Il rattache également aux cosmistes les bolcheviques Bogdanov, Lounatcharski et Krassine, tout comme Gorki, ce qui nous semble quelque peu simplificateur. La dimension prométhéenne dont ils font preuve est en effet propre au marxisme sans besoin d’invoquer le cosmisme, la construction de dieu qui leur fut chère demeurant profondément laïcisée ; quant à l’embaumement de Lénine, sa motivation est avant tout politique – renforcer une forme de légitimité en se coulant dans les rites familiers à une population majoritairement paysanne – l’idée d’une possible résurrection du leader un jour n’étant présente qu’en arrière-plan lointain… Plus intéressant et convaincant est l’accent mis sur le courant certes marginal mais authentique du biocosmisme, apparu au début des années 1920 : des anarchistes individualistes épris de cosmisme – ils défendaient la liberté de ne pas mourir ou de rajeunir, ainsi que l’interplanétarisme (sic).

Pour la suite de l’histoire soviétique, il faut reconnaître que les exemples cités par l’auteur demeurent trop isolés pour réellement faire école. Le roman Tchevengour, d’Andreï Platonov, par exemple, contient bien des thèses cosmistes (émancipation de tous les êtres vivants conçus comme égaux, utilisation de l’énergie solaire), mais placés dans un livre volontairement ambigu. Le cas de Konstantin Tsiolkovski est également à part. Ce pionnier de l’astronautique défendait une philosophie atomiste propre, croisant le cosmisme par certains de ses thèmes, mais tenant aussi bien de Giordano Bruno que d’Auguste Blanqui. Citons entre autres l’idée que les combinaisons d’atomes, dans un univers marqué par l’infinité de l’espace et du temps, récréent inévitablement l’être que l’on a été à un moment donné, ou la volonté d’améliorer l’espèce humaine en appariant les combinaisons d’atomes les plus probantes…

Le cas de Vernadski est lui aussi tangent. L’inventeur de la biosphère plaçait la vie au centre de ses conceptions, insistant sur l’importance du soleil et des rayonnements cosmiques, mais il demeurait un scientifique éloigné du mysticisme d’un Fiodorov. Le chapitre consacré au cosmisme dans la Russie de Poutine s’avère plus intéressant, basé sur plusieurs entretiens directs. Si d’authentiques disciples de Fiodorov s’y rencontrent bien, ils s’inscrivent dans un contexte d’affirmation d’un nationalisme anti-occidental, irrigué d’idéologie eurasienne, faisant donc l’objet d’une récupération partielle et utilitaire de la part des sphères du pouvoir. Il n’est alors pas étonnant de voir certains cosmistes russes opposer leur cosmisme national, alliant science et foi dans une démarche collective, au transhumanisme étatsunien, marqué par la raison froide et l’individualisme.

Michel Eltchaninoff questionne d’ailleurs cette dichotomie supposée dans son ultime chapitre, dans lequel il s’efforce de lier cosmisme et transhumanisme : mais si certains rapprochements sont convaincants – l’influence cosmiste de Robert Ettinger, pionnier de la cryogénie, le rôle plus récent de Giulio Prisco et de son « modern cosmism » – d’autres sont nettement plus discutables – le parallèle entre l’esprit de la Sillicon Valley et l’effervescence des premières années de la Russie révolutionnaire, ou le new age vu comme passerelle entre États-Unis et URSS, voire même matrice de l’Internet.

L’essai de Michel Eltchaninoff apparaît au final comme discutable sur bien des points, s’autorisant des rapprochements abusifs ou appuyés sur de simples intuitions ou convergences superficielles ; au point de subsumer l’épisode bolchevique sous le cosmisme, entendu comme rêve de transformation du monde, sans qu’il ne tranche d’ailleurs entre son versant progressiste (radicalisation de l’humanisme technologique) ou réactionnaire (fourrier d’un nouveau totalitarisme).

05.11.2022 à 22:14

Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits (Sleep we have lost : pre-industrial slumber in the British Isles / The modernization of western sleep : or, does insomnia have a history ?), Paris, éditions Amsterdam, 2021 (édition originale des articles en 2001 et 2015), traduction et préface de Jérôme Vidal, postface de Matthew Wolf-Meyer, 200 pages, 17 €.

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  Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque Une découverte révolutionnaire : c’est par ces mots que Jérôme Vidal qualifie le résultat de l’enquête historique menée par l’historien britannique Roger Ekirch, jusqu’à présent peu connu chez nous. Et il est vrai que sa mise en évidence d’une dichotomie entre le sommeil pré-moderne, fractionné, et le sommeil de la modernité, plus resseré, a de quoi surprendre. Elle permet surtout de montrer que le sommeil, comme tout ce qui caractérise l’humain, est déterminé socialement. Cet ouvrage, inédit […]
Texte intégral (1041 mots)

 

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Une découverte révolutionnaire : c’est par ces mots que Jérôme Vidal qualifie le résultat de l’enquête historique menée par l’historien britannique Roger Ekirch, jusqu’à présent peu connu chez nous. Et il est vrai que sa mise en évidence d’une dichotomie entre le sommeil pré-moderne, fractionné, et le sommeil de la modernité, plus resseré, a de quoi surprendre. Elle permet surtout de montrer que le sommeil, comme tout ce qui caractérise l’humain, est déterminé socialement. Cet ouvrage, inédit dans sa forme, est constitué de deux articles publiés à des moments différents dans les revues The American Historical Review et Past & Present.

Le premier article essaye donc de cerner les critères du sommeil ayant précédé la révolution industrielle. Partant du souci exprimé d’un bon lit et d’un sommeil profond, de 7 à 8 heures, Roger Ekirch insiste sur tous les éléments qui allaient à rebours de cet idéal. Car contrairement à ce que certains imaginent, en évoquant un sommeil d’antan plus apaisé et réparateur, bien des obstacles se dressaient contre lui : douleurs des maladies physiques moins bien soignées, peur vis-à-vis des risques d’incendie ou de vol, manque de confort des plus pauvres… Autant de données qui généraient une probable fatigue chronique, particulièrement chez les exploités. Surtout, Roger Ekirch, en s’appuyant sur de multiples traces, passages de livres, tableaux, reconstitue le modèle type du sommeil qui, selon lui, a prévalu depuis au moins l’époque antique (le christianisme ne fit que se couler dans ce moule, en instituant la prière nocturne). Un premier sommeil, de 3 à 3,5 heures ; un état de veille après minuit, pouvant durer une heure environ ; un second sommeil, d’une durée équivalente au premier. Pour expliquer cette fragmentation, Roger Ekirch incrimine l’absence de lumière artificielle, ou tout au moins sa force moindre, qui poussait les individus à se coucher plus tôt, ouvrant à cette fragmentation de leur sommeil. Une réalité d’ailleurs moins sensible, selon les traces historiques, chez les représentants des catégories aisées, qui avaient justement les moyens de disposer d’une lumière artificielle plus soutenue. Ce temps de veille en milieu de nuit était mis à profit pour fumer, faire l’amour, réfléchir, discuter, voire même travailler (y compris pour des activités de délinquance). Il permettait aussi, apparemment, de se saisir davantage de ses rêves, un révélateur de soi durant ce temps plus libre et détendu que pendant la journée et ses multiples contraintes. Il y aurait certainement beaucoup à approfondir sur cette question des rêves, leur appréhension, leur appropriation, et le recul avancé de ces derniers à notre époque.

Le second article, justement, se penche plus particulièrement sur le passage de ce sommeil ancestral au sommeil qui est le nôtre aujourd’hui. S’appuyant sur des publications diverses, étatsuniennes et britanniques, datant aussi bien du XIXe que du XXe siècles, Roger Ekirch montre que l’heure du premier coucher fut progressivement repoussée, dans le même temps où la durée du premier sommeil allait croissante (atteignant 5 à 6 heures). Cette double évolution entraina une réduction subséquente du second sommeil et du temps de veille. Les causes de ce changement, urbain d’abord, sont à chercher dans la vie nocturne accrue des villes, le fonctionnement de certaines entreprises 24 heures sur 24, et surtout dans le développement de la lumière artificielle. Parallèlement, un souci hygiéniste se fit jour, recommandant de se passer de second sommeil au profit d’un lever matinal, accompagné d’exercices physiques, une préconisation associée à la valorisation économique promue par le capitalisme (« le temps c’est de l’argent »). L’exemple de certaines innovations apparues au milieu du XIXe siècle, comme le « lit réveil-matin » (p. 99), censées faciliter ce lever matinal, a de quoi laisser songeur ! Cette mise en perspective historique amène Roger Ekirch à percevoir différemment la question de l’insomnie contemporaine. Autrefois, seules les difficultés d’endormissement étaient évoquées, avant que l’insomnie comme problème de réveil en milieu de nuit ne s’impose… alors même que les conditions de sommeil ont été radicalement améliorées par la modernité. Peut-être faut-il simplement voir dans l’insomnie un reliquat, une réapparition de la forme précédente de sommeil, notre sommeil consolidé étant très récent à l’échelle de l’histoire humaine.

Il y a là un champ encore à explorer, mais qui suscite indéniablement la réflexion. Matthew Wolf-Meyer, dans sa postface, en dresse d’ailleurs un tableau partiel, insistant sur ce qu’il nomme l’« impérialisme temporel » que le capitalisme industriel aurait imposé à l’humanité soumise à ses règles. De quoi approfondir la discussion, complexifier également les enjeux mis en avant par un Jonathan Crary dans 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil1, livre d’ailleurs critiqué par Jérôme Vidal pour son simplisme…

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Il est chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/8438

05.11.2022 à 22:08

Laurence de Cock, Ecole publique et émancipation sociale, Marseille, Agone, collection « Contre-feux », 2021, 216 pages, 16 € pour l’édition papier.

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  Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque Au fil des ouvrages et des articles, Laurence de Cock apparaît comme une des spécialistes de l’histoire de l’éducation et de la pédagogie en France. Ce nouvel essai est aussi synthétique que roboratif, un excellent stimulant pour la réflexion. Son but ? Réfléchir à une école publique qui soit réellement démocratique et sociale, visant l’émancipation la plus large, et non seulement celle, individuelle, de certains. Prenant comme point de départ la situation singulière vécue suite à la pandémie […]
Texte intégral (1446 mots)

 

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Au fil des ouvrages et des articles, Laurence de Cock apparaît comme une des spécialistes de l’histoire de l’éducation et de la pédagogie en France. Ce nouvel essai est aussi synthétique que roboratif, un excellent stimulant pour la réflexion. Son but ? Réfléchir à une école publique qui soit réellement démocratique et sociale, visant l’émancipation la plus large, et non seulement celle, individuelle, de certains. Prenant comme point de départ la situation singulière vécue suite à la pandémie de Covid 19, elle souligne le non-sens de l’enseignement à distance. Elle ne rejette toutefois pas, par principe, l’utilisation du numérique, mais à condition de se l’approprier par la base, en somme. Sont donc mis en cause la surveillance que les espaces numériques de travail permettent, la marchandisation dont ils s’accompagnent, également, ainsi que leur idéalisation par l’institution. Les conséquences sociales de cet enseignement bancal vont jusqu’au décrochage, surtout sensible dans les zones d’éducation prioritaire.

La pandémie joue alors le rôle de révélateur des limites d’un système éducatif. Et sur ce point, les constats faits par Laurence de Cock touchent généralement justes : effets de l’austérité budgétaire, mode de fonctionnement vertical… et un ministère Blanquer analysé comme application d’une véritable contre-démocratisation de l’école. La mise en place de Parcoursup et la fin du baccalauréat égalitaire, l’accent mis sur les neurosciences et la psychologie cognitive écrasant le facteur social (sans d’ailleurs afficher de résultats réellement convaincants !), la poursuite des cadeaux divers accordés au privé, la répression accrue vis-à-vis de la contestation également (qu’elle provienne des élèves ou des enseignants), ou tout simplement l’intimidation usant du devoir de réserve agité comme un mantra, tels sont les grands axes de cette contre-réforme en actes, du « libéralisme autoritaire » cher au président Macron.

Laurence de Cock effectue ensuite un retour vers le passé, partant de la Révolution et de son exigence affirmée d’un enseignement public et gratuit, défendue en particulier par le député Lepeletier de Saint-Fargeau. Elle revient également sur la fameuse école de Ferry, aux objectifs affirmés de maintien de l’ordre social (la Commune jouant ici le rôle de repoussoir) et conservant une structure distincte entre école populaire / école bourgeoise, en rappelant néanmoins que plusieurs personnalités de son entourage étaient de vrais progressistes (citons Ferdinand Buisson). Loin d’un manichéisme dualiste, elle montre bien l’imbrication des conservateurs et des progressistes, que ce soit au niveau des personnes ou au niveau des mesures et des méthodes. Pour la suite de l’histoire de l’éducation en France, l’importance du moment Jean Zay est rappelée – c’est lui qui établit les trois degrés d’une école unique – tout comme le plan Langevin / Wallon de l’après-guerre, rapidement enterré (il prévoyait entre autres un maximum de 25 élèves par classe !).

Car les objectifs de démocratisation de l’école, au sens large, furent généralement corrélés aux besoins économiques, entravant toute approche globale ambitieuse, et laissant persister les inégalités dénoncées dans les années 1960 par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Plus original, Laurence de Cock retrace également l’histoire des pédagogies dites nouvelles au cours du XXe siècle, qui vit la création dans l’entre-deux-guerres de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle. Là encore, le caractère bigarré de ses membres domine, avec une tendance à considérer l’enfant d’abord comme individu (marginalisant le social) et une nette influence de la théosophie. Célestin Freinet, qui était membre de la Ligue, critiqua d’ailleurs son caractère bourgeois et apolitique – une Montessori ne cherchant pas à s’opposer au fascisme, par exemple. L’intérêt de leurs réflexions pédagogiques reste entier, mais ces pédagogies actives furent en tout ou partie récupérées par l’institution, enrôlées dans une logique du mérite individuel, mérite de l’élève comme de l’enseignant innovant.

Un des développements les plus précieux de Laurence de Cock concerne les écoles dites alternatives, Summerhill – en vogue dans les années 1970, axée sur la liberté de l’enfant sans lien avec le social – ou Sudbury et les écoles « démocratiques », respectueuses de l’orthodoxie sociale capitaliste. Ces écoles, selon elle, sont fondamentalement élitistes, non axées sur des savoirs que les élèves acquièrent par d’autres biais (familiaux en particulier), constituant le moyen de « préserver » leurs enfants et seulement les leurs, à rebours de toute réelle ambition de démocratisation scolaire. C’est là que Laurence de Cock s’attaque au processus de massification scolaire, accéléré à compter des années 70 et de la mise en place du « collège unique ». Car la crise de l’école a surtout porté sur la baisse du niveau liée à la présence plus forte d’élèves issus de milieux plus défavorisés, plutôt que sur la nécessaire remise en cause des pratiques pédagogiques. Elle critique en particulier les essais de Jean-Claude Milner (De l’école en 1984) et de Jean-Claude Michéa (L’enseignement de l’ignorance en 2006), qu’elle relie à la mouvance Blanquer dans leur idéalisation de la République et de la citoyenneté comme remède à la crise (une posture partagée par la majorité de la gauche à compter des années 1980, justement).

On ne peut malgré tout s’empêcher de trouver la réflexion trop partielle concernant cette fameuse « baisse de niveau ». Car finalement, cette tendance à réduire les exigences fut la combinaison d’une pression venue de l’institution (se présentant justement comme démocratique), des parents et des enseignants eux-mêmes (comment être exigeant sans efforts collectifs de l’ensemble d’une équipe d’établissement ?), s’accompagnant de nouveaux moyens de sélection sociale, dont Parcoursup est un des derniers avatars. C’est justement sur les solutions à apporter à cette crise que les propositions de Laurence de Cock apparaissent trop modérées ou manquant de mesures de transition permettant de les faire aboutir. Garantir l’utilisation de l’argent public pour l’école publique exclusivement ne remplace pas la suppression pure et simple de l’enseignement privé ; la séparation de l’école et du néolibéralisme (entreprises, type de management) ressemble également à un vœu pieux ; réformer l’élaboration des programmes par l’élection et une importance accrue donnée aux organisations ne remplace pas, à mon sens, le tirage au sort d’enseignants chargés d’une élaboration soumise dans un second temps à la validation électorale par les pairs ; repenser l’architecture des établissements est un projet stimulant, mais irréaliste dans le système économique actuel. Et quid de la nécessaire séparation entre enfants et religions, ou de l’utilité éventuelle d’internats pour les collégiens ?

On ne peut en tout cas qu’être d’accord avec l’autrice lorsqu’elle écrit « Maintenir un haut niveau d’exigence, surtout avec les enfants qui ont le plus besoin de soutien scolaire, est une condition pour ne pas brader leurs attentes et les assigner à résidence sociale. » (p. 165), la réflexion devant alors porter sur les méthodes pédagogiques à utiliser, sans programmes aussi directifs et corsetés qu’aujourd’hui. Francisco Ferrer, Paulo Freire, Célestin Freinet sont quelques-uns des noms qui sont mis en avant par Laurence de Cock. Il est alors nécessaire de poursuivre la réflexion, d’autant que cet essai, forcément contraint, se centre sur le cas français, sans mise en perspective internationale.

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