LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues Médias
CYBERNETRUC
Souscrire à ce FLUX

CYBERNETRUC

François HOUSTE

Réflexions gratuites, éparses et irrégulières autour de nos imaginaires numériques et technologiques.

▸ les 20 dernières parutions

17.05.2024 à 07:25

📖 Une Autre Histoire | Cybernetruc #18

François Houste

On parle d'imaginaires, et du besoin de les réinventer. On parle d'Aristote, d'Alice Zeniter, d'Ursula K. Le Guin, de loups et de vers de terre, d'hommes préhistoriques et de paniers. Vous venez ?
Texte intégral (7218 mots)

Cybernetruc explore nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque édition, on divague, on digresse et… on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes désormais plus de trois cents – wahoo! –à lire cette aventure écrite. Bonne lecture ! 

La plus ancienne scène de chasse a 44.000 ans - Sciences et ...

Cela commence, comme souvent, en lisant quelques lignes d’un livre, et cela part ensuite dans beaucoup de directions. Ce n’est pas grave. Et si au passage vous souhaitez lire cette lettre en écoutant du Jean-Jacques Goldman, ne vous gênez surtout pas. 😉

🧺 Fiction

Cela commence donc, comme je le disais, avec une lecture. Celle du Je suis une fille sans histoire d’Alice Zeniter, conseillée par je ne sais plus qui – par @norev, j’ai retrouvé entre deux relectures de ce brouillon – sur Mastodon suite au partage de quelques autres extraits et conseils de lecture. Le texte – c’est un texte plus qu’un livre – d’Alice Zeniter est riche et érudit, bourré de notes de bas de page, de monologues intérieurs et de références croisées. Bref, tout ce que j’aime. Un texte plus qu’un livre, puisqu’Alice Zeniter nous y parle et converse clairement avec nous sur une centaine de pages.

Alice Zeniter parle, dans une grande partie de son texte, de la structure du récit. C’est à dire de l’ensemble des règles qui définissent ce qu’est une bonne – captivante, passionnante, intrigante – histoire et ce qu’est une mauvaise – maladroite, bancale, ennuyeuse – histoire. Et ça tombe bien, parce que les manuels de construction d’histoires ont été l’une de mes principales lectures sur ce début d’année, pour plein de raisons. Et la grande majorité de ces manuels l’explique, la structure idéale d’un récit n’a pas changé depuis, pfff, au moins Aristote : une situation initiale, un élément déclencheur, une quête, un climax, une situation finale (remplacez ces mots par les vôtres en fonction de votre école de pensée ou de la dernière méthode que vous avez lue). À pas mal de variations près, à mesure que chacun des auteurs de méthode apporte sa touche personnelle à la Tragédie aristotélicienne, c’est toujours plus ou moins la même chose…

Alice Zeniter cherche l’origine de cette structure active du récit. Qu’est-ce qui fait que depuis si longtemps, on privilégie cette action à tout autre forme d’histoire ?

Enfin, elle ne la cherche pas longtemps car elle a déniché une réponse à sa question bien avant d’entamer sa propre écriture : chez Ursula K. Le Guin, dans un article datant de 1986, The Carrier Bag Theory of Fictionla Théorie de la Fiction-Panier en bon français. Ursula Le Guin y évoque l’origine des récits humains.

Tentons de faire court, même si l’article évoqué ici n’est pas bien long – vous pourrez toujours le lire en intégralité quand vous le souhaiterez : On peut faire remonter les premières traces de récit à la préhistoire. L’art pariétal est un récit, une histoire, une fiction… même s’il peut dépeindre une action qui s’est réellement déroulée. C’est d’ailleurs en partie l’introduction d’Anne Zeniter : ce que nous ne vivons pas directement est fiction. Donc, même les souvenirs de vacances de votre Directeur bien aimé sont, pour vous, une fiction. Une histoire. Un récit. Ursula K. Le Guin le constate, ces fictions préhistoriques sont marquées par la chasse. La chasse au mammouth ou à d’autres animaux. On en retrouve maints témoignages dans les grottes de par le monde.


Subscribe now


La pré-histoire selon Kubrick (analyse de 8mn30 - prologue de "2001,  l'Odyssée de l'espace") - fredericgrolleau.com
Attention, l’os va devenir vaisseau spatial !

Or, la majorité des scientifiques spécialistes des débuts de l’ère humaine s’accordent sur un point : 65% à 80% de la nourriture des hominidés préhistoriques devait être constituée de végétaux, de graines, de racines, de baies, de feuilles, etc. Dans ce cas, alors que cet être humain émergeant se nourrissait majoritairement de graines et de fruits, pourquoi ne garde-t-on dans notre imaginaire que la chasse au mammouth ? Et, collatéral, pourquoi Hollywood associe-t-il la naissance de l’humanité – au sens apparition des caractéristiques qui font de nous des humains – à cet os qui vole dans le ciel et devient un arme ?

Cette seconde question étant coquinement formulée par Ursula K. Le Guin elle-même dans son article.

  • 🔄 Aparté. On ne va pas faire un article entier sur la préhistoire, rassurez-vous. Mais on clôturera cette discussion sur la vision fictionnelle de l’homme préhistorique par deux transgressions :
    1️⃣ - les premiers “inventeurs” de l’humanité ont sans doute été des “inventrices”. Ursula K. Le Guin se base pour expliquer cela sur les écrits d’Elizabeth Fisher et sa constatation que la première invention humaine n’est certainement pas une arme, mais plutôt un “panier” permettant de rapporter graines et fruits au camp. Mais de cette invention, et de ces inventrices, nulle trace sur les murs des grottes...
    2️⃣ - cette citation, non totalement confirmée mais attribuée à Margaret Mead : “Le premier signe de civilisation dans une culture ancienne était un fémur cassé puis guéri.” [📰].

❓ Questions

Retour au présent. Des propos d’Alice Zeniter, on retient donc deux questions.

  1. La première pourrait être formulée de la façon suivante : Comment sortir des imaginaires violents et conflictuels du chasseur ?

  2. La seconde, complémentaire, serait : Comment assurer une diversité, ou plutôt une représentativité des récits ?

La première question aurait trait à ce que l’on raconte, et la seconde à qui le raconte.

Que dit-on et qui parle ?

Vaste débat.

🗿 Représentation

On va commencer par la seconde question si vous voulez bien. Qui parle ? donc.

Cette question de la prise de parole dans la fiction – ou plutôt de la représentation, puisque seul l’humain peut prendre directement la parole par la fiction, à notre niveau de symbiose actuel en tout cas – on va donc l’aborder sous l’angle du non-humain. Avec un enjeu est de taille : celui de définir, d’instaurer, d’initier de nouveaux imaginaires et de nouveaux types de récit au-delà de la traditionnelle représentation humaine. Faire parler les animaux, les écosystèmes, la planète, la nature…

  • 🔄 Aparté. Pour ce qui est de la représentativité de cette même nature dans le débat public, on se tournera vers l’excellent Qui Parle ? (pour les non-humains) signé Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, paru en 2022 et qui pose bien des bases à cette réflexion. Pour la suite de cette lettre, on restera dans le domaine de la fiction.

Pourquoi initier ces nouveaux types de récits ? Parce qu’on voit bien que la vision anthropo- et techno-centrée des récits actuels, pour distrayante qu’elle reste, pose problème et ne répond plus forcément aux défis planétaires à venir.

On l’évoquait dans la dernière lettre Cybernetruc, [🚀 Nostalgie] en janvier dernier, en abordant les limites des genres solar- et hope-punk. À quelques exceptions près, ces récits ne font bien souvent pas leur deuil de la technologie ou de la violence, même s’ils s’y essaient souvent. Ils masquent le moment de bascule entre notre monde actuel – capitaliste et technotrophié – et le monde idéal et plus naturel qu’ils entendent dépeindre. Une bascule faite en général de conquête spatial et d’exil du capitalisme, à l’image de celle décrite dans les romans de l’âge d’or de la SF américaine.

On réagira en arguant que la littérature n’a pas à trouver des solutions aux problèmes du monde. Et c’est vrai. Mais le trou d’air d’imaginaires reste-là et par de nombreux aspects, les écrits les plus transgressifs de la littérature positive gardent une foi très forte en la technologie et une teinte, disons, assez nostalgique. Et surtout, s’ils présentent un univers tenté par la préservation de l’environnement, ils ne donnent jamais la parole à l’autre. Le non-humain, l’animal, le végétal, la nature. Et ne renouvellent pas totalement nos imaginaires, notre façon de penser, de raconter, d’écrire.

  • 🔄 Aparté. Petite précision : vous l’avez compris, je n’aborderai pas ici la question de la prise de parole féminine, ou de celle des minorités, dans la fiction. Pourtant, dans les deux textes évoqués plus haut, Alice Zeniter de Ursula K. le Guin s’emparent très bien du problème de la surreprésentation masculine dans le récit traditionnel : à quel point la surpondération du conflit – mais ça on va y revenir – permet de faire vivre les récits dans un imaginaire quasi-exclusivement masculin. Indépendamment, finalement, du genre des personnages.
    Si vous êtes en mal de lecture sur ces sujets, penchez-vous au passage sur
    Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction de Ketty Steward paru en 2023 qui lui aussi aborde la question de la représentativité.

🐺 Animal

Mais revenons à la nature.

Croc-Blanc, le retour sur grand écran du canidé en 3D
Croc-Blanc, dans sa version animée de 2018

Ma culture générale n’allant pas assez loin pour identifier des récits transposant la vie d’un végétal – même si j’imagine bien que quelques histoires d’arbres doivent exister – j’ai cherché quelques histoires mettant en scène des animaux, en laissant de coté pour l’instant les livres pour enfant et les documentaires. Les premier récits écrits qui viennent en tête, on les trouve du côté des classiques : du côté de Jack LondonCroc Blanc, L’Appel de la Forêt –, sans doute un peu de Ruyard Kipling et de son Livre de la Jungle ou encore de Bernard Werber et de ses Fourmisoui, mes imaginaires datent peut-être un peu.

On pensera également, du côté de la science-fiction, à Vernor Vinge, décédé récemment, et à ses loups à l’esprit de meute dans Un Feu sur l’abîme. Des récits qui, sans trop de mal, nous transposent dans cet univers animal que nous recherchons et ouvrent – ouvraient en tout cas au moment de leur première publication – à de nouvelles représentations.

Ils gardent toutefois le défaut de tirer parfois un peu la corde de l’anthropomorphisme, et de conserver, souvent, cette structure de récit classique et conflictuelle : oui, les chiens et les loups de Jack London nous semblent réalistes et nous projettent dans une réalité animale. Mais dans une réalité façonnée autour du conflit et de la survie qui n’est pas sans rappeler l’imaginaire du chasseur que l’on évoquait plus haut. Encore une fois, une réalité tragique.

Attention, je ne dis pas qu’il n’y a pas de conflits dans la nature. Je dis que ceux-ci sont surreprésentés dans la fiction, y compris quand celle-ci est inspirée de la nature !

  • 🔄 Aparté. Un parallèle, au passage : rares également sont les récits de science-fiction dans lesquels les robots s’incarnent sans prendre les travers humains d’agressivité et de goût du conflit. C’est qu’on garde en tête que les robots ne veulent qu’une seule chose : devenir humain.
    Bon, blague à part, on gardera peut-être en tête quelques écrits de
    Becky Chambers (encore) et de Roger Zelazny, à relire et à confronter à cette idée.

🎭 Tragédie

On en revient à ce qu’évoquait Romain Lucazeau dans le n°9 de Metal Hurlant à propos des futurs désirables et du rôle distrayant de la science-fiction :

« Ce qu’on cherche dans la littérature, de mon point de vue, c’est d’être bousculé, chamboulé, transformé, toucher des choses qui sont hors de notre cadre conceptuel. Et si on entend, par la description d’une utopie dans un texte littéraire, être rassuré ou se sentir bien, je pense qu’on loupe complètement ce qui fait l’intérêt de la littérature. C’est autre chose que de la littérature : c’est le « feel good », le confort, le fait d’être détendu, le fait d’être relaxé. Il y a l’ostéopathie pour ça. » – Romain Lucazeau

Romain Lucazeau est caricatural dans cette interview, mais on peut considérer qu’il s’agit aussi pour lui d’un exercice de style : incarner le bad-guy de la SF française dans un numéro du magazine qui pose clairement la question de l’utopie et de la dystopie. Il pointe toutefois un fait qui semble établi pour nombre scénaristes depuis… Aristote : pas d’histoire sans combat ni douleur. Et l’utopie, désirable par essence, ne véhicule malheureusement aucune douleur.

Le ver de terre, un paradoxe vivant | Radio-Canada
Tragique, la vie des vers de terre ?

Et ce “travers” – je prends des pincettes – semble universellement établi. Pour démonstration, j’ai demandé à ChatGPT, grand révélateur des travers universels, de me conter la journée d’un pie, d’un ver de terre ou d’un brin d’herbe. L’exercice vaut ce qu’il vaut, mais il est intrigant, et il répond à la première question du Qui parle ? que l’on se posait plus tôt. Le résultat est sommes toutes assez banal.

Voici pour le ver de terre. Je vous épargne la journée entière, ainsi que celle des autres animaux :

La nuit tire à sa fin et le sol se réchauffe doucement sous les premiers rayons du soleil. C'est le moment pour moi de commencer ma journée. Je quitte ma galerie souterraine, remontant à la surface pour me nourrir et accomplir mes tâches quotidiennes. […]

Aujourd'hui, je me sens chanceux. Les conditions météorologiques sont idéales, la terre est souple et facile à creuser. Je m'active donc à la recherche de nourriture, me nourrissant de matière végétale en décomposition, contribuant ainsi au cycle naturel des nutriments.

Tout en me déplaçant sous terre, je ressens les vibrations du monde au-dessus de moi. Les pas des animaux qui parcourent la surface, le doux bruissement des feuilles agitées par le vent... Ces sensations me tiennent informé de ce qui se passe dans mon environnement. […]

ChatGPT s’excuse d’ailleurs de la mièvrerie et de la banalité du récit, le temps d’une simple phrase de conclusion. Les mêmes excuses sont formulées à la fin de l’histoire du brin d’herbe :

Ma vie peut sembler simple, mais elle est essentielle à l'équilibre de cet écosystème. En tant que humble ver de terre, je joue un rôle crucial dans le maintien de la fertilité du sol et la santé des plantes qui s'y enracinent. 

Mais, poussant le vice un peu plus loin, j’ai voulu savoir comment réagirait mon ver de terre ou mon brin d’herbe face à la pollution engendrée par l’activité humaine. Bien entendu, la vie est plus dure, mais… :

Pourtant, malgré tous ces obstacles, je refuse de baisser les bras. Je suis un combattant né, une créature de la terre, et je suis déterminé à survivre. Je creuse, je me faufile à travers la terre empoisonnée, à la recherche du moindre fragment de matière organique.

Je suis conscient que ma survie est menacée, mais je refuse de céder à la fatalité. Je suis un humble ver de terre, mais je suis aussi un symbole de résistance, un rappel de la force de la vie même dans les conditions les plus hostiles. Tant qu'il me restera un souffle de vie, je continuerai à me battre, à creuser, à survivre.

On passera rapidement sur le fait qu’un ver de terre ne baisse pas les bras – oui, bon, voilà… – pour se dire qu’on retombe tout de même bien vite dans les travers du récit que l’on évoquait plus haut : le combat, le conflit, la résilience.

Le ver de terre ne meurt pas quand le sol est pollué et que la sécheresse s’abat sur son territoire. Non, non. Il se bat, il affronte cette adversité et compte bien survivre. Inconsciemment – oui, ChatGPT n’a pas de conscience – reproduit bien les schémas du récit traditionnel. C’est dire si le modèle du récit-chasseur est établi.

On n’en sortira pas si facilement semble-t-il, si demain les intelligences artificielles nous racontent des histoires pour nous endormir.

  • 🔄 Aparté. Les documentaires n’échappent pas non plus à ce besoin de drama, loin de là. Rares sont les documentaires animaliers dans lesquels l’animal-star ne risque pas sa vie. Yves Lavandier, dans son Construire un récit applique au documentaire les mêmes règles de construction et d’écriture qu’à n’importe quelle fiction : un protagoniste, des obstacles, etc.

🌳 Imaginaires

Il en existe pourtant des récits sans conflits. Sans conflits ne voulant pas dire sans évolutions, sans voyages ou sans histoires. Loin de là.

Ursula K. Le Guin (1929-2018) – SCRiiiPT
Ursula K. Le Guin (1929-2018), parce que c’est une belle photo pour finir une lettre.

« J’ai dit qu’il était difficile de faire un récit captivant en racontant comment nous avons arraché les graines d’avoine sauvage de leurs enveloppes, je n’ai pas dit que c’était impossible. Qui a jamais dit qu’il était facile d’écrire un roman ? » – Ursula K. Le Guin

On repense à Becky Chambers et à son Psaume pour les recyclés sauvages, ou on vous conseille l’Horizon de Didier Lesaffre, une nouvelle parue dans le septième volume du toujours très bon Novelliste et qui, si elle n’est pas centrée sur la vie animale, ne raconte ni le combat, ni le renoncement. Seulement la vie. Des récits par ailleurs passionnants, agrippants, qui se contentent – oui, le terme est malheureux – de suivre leur cours sans y ajouter de drama ou en surpondérer les combats. Des récits qui changent nos horizons, nos idées, nos imaginaires.

  • 🔄 Dernier aparté. Depuis quelques semaines, la Cité Européenne des Scénaristes se penche sur la façon dont l’écriture peut influer sur les imaginaires et la politique. Une série d’articles signée Pauline Mauroux (Tchik-Tchak sur Substack) que je recommande tout particulièrement.

Des récits qui répondent aussi, parfois, à notre besoin de plus en plus flagrant d’horizons, de diversité, de solutions et d’espoir. À notre besoin de ré-imaginer le monde et de sortir de l’imaginaire du combat et de l’appropriation.

Qu’est-ce qu’on attend, bordel, pour les écrire et les transmettre ?

Je vous laisse gamberger là-dessus ?

22.01.2024 à 07:25

🚀 Nostalgie | Cybernetruc #17

François Houste

Si on parlait de nostalgie et de la façon dont elle irrigue nos imaginaires technologiques ? En invoquant cette fois Peter Fonda, Claude Sautet, André Courrèges et encore Metal Hurlant.
Texte intégral (7594 mots)

Cybernetruc continue d’explorer nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes désormais plus de deux cents vingt à lire cette aventure. Bonne lecture ! 

We're Really Into the The Jetsons's Space Age Style Right Now |  Architectural Digest

Des [🎥], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers de petites madeleines ou des compléments d’information.

🌄 Utopie

Tout cela démarre par une lecture : Solarpunk [📗]. Un recueil de quelques nouvelles, premier ouvrage édité par Copie Gauche [💻], un éditeur normand qui entend défendre une approche raisonnée et responsable du monde de l’édition. Solarpunk entre dans la mouvance récente du Hopepunk, de l’utopie, de la science-fiction positive : un courant littéraire qui s’oppose ouvertement aux dystopies traditionnelles de la SF – et de son composant le plus emblématique, le Cyberpunk [🎥] – pour dépeindre un monde dans lequel les relations entre l’homme et son écosystème, sa planète, sont apaisées. Si vous souhaitez des exemples concrets de romans qualifiables d’Hopepunk, allez donc voir du côté des Becky Chambers [📄] – dont, oui, le Psaume pour les recyclés sauvages [📙] fait un bien fou – et Kim Stanley Robinson [📄] – dont vous aborderez alors Le Ministère du Futur [📗].

La mouvance Hopepunk a fait énormément parler d’elle ces derniers mois. Simple effet de mode ou tendance de fond, ce type d’imaginaire positif ne laisse pas grand monde indifférent. À titre d’illustration, Metal Hurlant – le magazine de bandes dessinées et d’imaginaire français ressuscité il y a quelques années – y consacre son dernier numéro [📘] en posant cette question : le futur était-il mieux avant ?

Entre de nombreux récits illustrés, on trouve là une interview de Kim Stanley Robinson himself qui insiste sur la nécessité de faire émerger des imaginaires positifs, un dossier de Charles Knappek qui fait le tour des récentes publications du genre et une autre interview poil-à-gratter de Romain Lucazeau [📄] qui joue le rôle du bad cop de service. Pour lui, l’utopie est un pis-aller, la seule émotion littéraire/imaginaire possible passant par la description du cauchemar cyberpunk, dystopique, dérangeant et déroutant. C’est caricatural, oui. Mais Romain Lucazeau est manifestement au sommaire de Metal Hurlant pour ça.

Entre le besoin d’espoir et le besoin d’émotions, chacun choisira donc son camp.


Subscribe now


🚀 Berceau

Mais revenons à Solarpunk. Parmi les cinq nouvelles du recueil, on retiendra tout d’abord la très belle description d’un Bangkok sous les eaux dans le Entre les décombres de Lucie Heiligenstein [📄], un aperçu humain et vibrant de ce que c’est de vivre, simplement vivre, dans le monde d’après le dérèglement climatique. Mais on s’interrogera surtout sur deux nouvelles : Révolution permanente, signée Loïc Buczkowicz et Transmissions de Colin Vettier [📄] ont un point commun. Elle décrivent un monde duquel la technologie n’a pas disparu mais où celle-ci sert désormais l’humanité et la préservation de nature de manière juste et équitable.

Ainsi, dans Révolution permanente, des zones interdites de la Terre dans lesquelles la nature reprend doucement ses droits sont surveillées par des robots et des intelligences artificielles chargés de veiller à leur équilibre. Dans Transmissions, la technologie est plus discrète et la vie décrite ressemble plus à celle d’une communauté hippie de la fin des années 1960 [🎥] – tiens, on y reviendra. Dans ces deux nouvelles, aux univers assez proches, le recours – retour ? – à une technologie responsable n’est dû qu’à seule raison : le départ pour l’espace de l’élite capitaliste de la planète. Celle-ci s’est embarquée à bord de fusées que l’on imagine gigantesques pour, au choix, aller exploiter les autres planètes et leurs richesses minières, ou échapper à la catastrophe climatique et attendre un temps que la Terre se régénère.

  • 🔄 Aparté. L’élite qui s’isole pour échapper au chaos ? Décidément, on y revient souvent : Michel Jeury toujours dans ses Écumeurs du Silence dont on parlait dans le dernier numéro de Cybernetruc, ou Michael Moorcock dans son Navire des glaces [📘].

Les robots et l'empire

Un imaginaire de la fuite qui n’est pas sans rappeler – et je suis bien obligé d’y revenir – l’âge d’or de la SF américaine et les différents cycles d’Isaac Asimov, et notamment cette transition mise en scène dans Les Robots et l’Empire [📙] pour laquelle la destinée de l’Homme est de partir à la conquête de l’univers et d’y continuer son expansion, et pour cela de sacrifier lentement la Terre et toutes ses possibilités de vie. Tous les joueurs de Civilization [🎮] le savent bien : “La Terre est le berceau de l'humanité, mais on ne passe pas sa vie entière dans un berceau” (Constantin E. Tsiolkovski [📄]).

L’une des bases de ce Solarpunk est donc là : non pas dans l’abandon ou la modération de la technologie comme on pourrait le croire – encore, que chez Becky Chambers la notion de modération est plus présente – mais plutôt dans une conquête sans fin du progrès qui permettrait, fort heureusement, de finalement laisser un répit à la planète Terre, voire d’en faire un laboratoire d’expérimentation politique pendant que le progrès continue son chemin à travers les étoiles. Une sorte de version positive du futur long-termiste – et oui, de celui d’Asimov à quelques différences près – dans lequel la Terre doit périr pour que l’Humain perde enfin ses attaches et s’épanouisse dans la conquête de l’Univers. Ajoutez ici un air symphonique [🎺].

Ici, par le biais de cette technologie heureuse, on en arrive à se demander si ce Solarpunk ne serait pas, quelque part, la première incarnation d’une sorte de nostalgie du progrès.

Et cette idée de nostalgie mérite qu’on s’y attarde un peu plus.

🕶 Nostalgie

Pour parler un peu plus de Nostalgie, nous allons nous tourner vers Simon Reynolds [📄], journaliste et critique musical britannique, auteur d’une jolie petite bible nommée Retromania [📘]

Rétromania

Difficile de résumer tout le propos de Retromania en quelques lignes. Et pourtant, on va tenter le coup… Dans les plus des 400 pages de ce pavé, Simon Reynolds ne se pose qu’une seule question : au tournant des années 2000, est-ce que la musique a perdu toute créativité et n’est plus qu’un éternel regard nostalgique sur le passé ? Pour démarrer ce constat, il se base notamment sur différents mouvements technologiques autour de la musique : le piratage [💻] du début des années 2000 et à sa suite le streaming qui a mis à disposition de tout un chacun des sommes musicales colossales. Est-ce qu’aujourd’hui notre consommation musicale s’est détournée de la créativité ? Et est-ce l’industrie musicale elle-même a tournée le dos à cette même créativité pour ne voir que les bénéfices faciles de compilations à outrance ?

Courrèges Le révolutionnaire de la mode
André Courrèges dans son atelier de création en 1966 | Photo Manuel Litran

C’est bien entendu plus compliqué que cela. Dans le chapitre 6 de Retromania, Simon Reynolds essaie par exemple de savoir quand les mondes de la musique et de la mode ont cessé d’innover et à commencer à recycler, maladivement, les tendances du passé. Il situe cela à la charnière des années 1966-67, quand dans les rues de Londres les robes Courrèges et Paco Rabanne ont laissé la place aux vêtements chinés dans les marchés de Soho et de Carnaby Street. Citation :

« Au fil de l’exposition, je décelai une transition survenant vers 1966-67. Presque du jour au lendemain, la dimension futuriste s’évanouit intégralement. Ce tournant paraissait d’abord subtil, comme ce modèle de Mary Quant inspiré des tenues des gouvernantes de l’entre-deux-guerres. Mais l’avènement du psychédélisme vit les jeunes adopter un style étranger à la modernité et au monde occidental industrialisé. La grammaire de la mode de la fin des années soixante relevait soit de l’exotisme temporel (influences victoriennes, édouardiennes, des années vingt et trente), soit de l’exotisme géographique (idées prélevées au Moyen-Orient, en Inde ou en Afrique). »

À partir de cette date, l’auteur se livre à un voyage dans le temps pour identifier l’ensemble des signes de cette nostalgie qui va envahir petit à petit l’ensemble du paysage musical anglo-saxon : du Trad Jazz au Rare Soul, jusqu’à la vague rétro des années 80 et les reprises des morceaux sixties par Softcell [💿]. Et cetera. Et cetera.

L’ouvrage mérite largement d’être parcouru pour l’exploration sans faille de la musique qu’il est, et pour ce voyage à travers la nostalgie musicale qui évoque bien des choses.

  • 🔄 Aparté. Tiens, pour compléter la question de la nostalgie musicale et de son marché, on pourra s’atteler à la lecture des derniers chapitres de l’histoire des Beatles par Frédéric Granier [📙]. L’auteur y détaille la façon dont s’est construit l’héritage, et surtout l’histoire désormais officielle des Fab’Four, gommant petit à petit Pete Best [📄] et Stuart Sutcliffe [📄] de l’iconographie officielle, et lissant les conflits et dissentions internes du groupes.

🏜 Espaces

Mais c’est quoi au juste la Nostalgie ? Le plus simple, c’est d’ouvrir un dictionnaire. Au hasard les Trésors de la Langue Française Informatisée [💻] disponible en ligne qui entre de multiples interprétations du terme nous lâche :

Regret mélancolique d'une chose, d'un état, d'une existence que l'on n'a pas eu(e) ou pas connu(e).

Et c’est là que cela devient intéressant : on peut très bien être nostalgique d’une chose que l’on n’a jamais éprouvé. D’un fantasme, d’une idée, d’un rêve ou d’une époque. La publicité par exemple le démontre très bien, faisant de la nostalgie un levier fort de sa narration. Un exemple : l’une des dernières campagnes du constructeur automobile Renault, pour son modèle Megane E-Tech.

Le film, assez long et qui a dû coûter son poids de lithium en droits divers, met en scène le conducteur d’une Megane E-Tech. Rien de bien fou. Mais attendez… Dans son périple de quelques minutes, ce conducteur va tout d’abord dépasser Peter Fonda et Denis Hopper, tous droits sortis d’une scène d’Easy Rider [🎥] – j’avais promis d’y revenir – et faire quelques kilomètres avec eux. Jusqu’à ce que ceux-ci s’arrêtent à une station-service pour faire le plein de leurs bécanes. Le conducteur Renault, lui, n’a pas besoin de faire le plein. Il roule en électrique, malin qu’il est. Ce qui lui permet de continuer sa route et de croiser un peu plus loin le chemin de Thelma et Louise [🎥], autres fameux personnages de road-movie américain. Elles aussi feront le plein plus loin, laissant Jean-Michel Renault profiter de cette liberté que seule une Renault Mégane E-Tech peut lui offrir. Grand espace. Désert. Packshot. Sourire nostalgique sur le visage du téléspectateur.

En séquence, cela donne cela :

Voilà donc à quoi ressemble la nostalgie publicitaire aujourd’hui. Et elle colle parfaitement à la définition retrouvée dans le TLFi : le regret mélancolique d'une chose, d'un état, d'une existence que l'on n'a pas eu(e) ou pas connu(e).

Car, convenons-en, peu des conducteurs actuels - et mêmes futurs - de Renault Megane E-Tech doivent avoir connu les grands espaces américains, les trips au LSD [🎥] ou Brad Pitt dans sa prime jeunesse [📰].

  • 🔄 Aparté. De toutes façons, pour la publicité, les vieux, cela n’existe pas. Il n’y a que des Nolds [📰] ! Na !

💻 Internet

De là à se dire que l’on peut avoir de la nostalgie pour quelque chose qui n’a finalement jamais existé, il n’y a pas énormément de pas à franchir. Et c’est avec Lucie Ronfaut – toujours incroyablement pertinente – que nous allons franchir ces quelques pas.

Dans un numéro de sa lettre #Règle30 daté de l’automne dernier, Lucie Ronfaut évoque, entre autre, les fermetures successives des vieux services du Net (Omegle, Skyblog [💻], etc.) et la nostalgie qui accompagne souvent ces fermetures []. Vous partagez certainement ces mêmes sentiments : le Web, quand même, c’était mieux avant, plus libre, plus drôle, moins politique, moins polémique etc.

La lettre alerte tout de même sur les déformations de la réalité dont nous pourrions être les victimes :

« À une époque où plusieurs sites que l'on a connus et aimés ferment ou se détériorent, il est logique de regretter un temps où l'on s'amusait davantage en ligne. Quitte à oublier les nuances de nos quotidiens connectés d'alors. Je pense beaucoup à ce sujet depuis mon enquête sur les Skyblogs, il y a quelques années. À cette occasion, on m'a raconté des histoires tendres d'adolescence faite de GIFs pailletés et de police arc-en-ciel. J'ai aussi (re)découvert des affaires de cyberharcèlement et de violence en ligne, à peine modérées par la plateforme. »

C’est le double problème de la nostalgie : elle est à la fois un miroir déformant – qui peut garantir que ses souvenirs sont d’une exactitude exemplaire ? pas même un ministre de l’Éducation Nationale [📰] – et est forcément partiale et subjective. Notre nostalgie est peut-être le reflet déformé d’une réalité qui n’a jamais existé, et qui n’a jamais été vécue par la majorité des personnes. Et de conclure de manière implacable :

« Dans tous les cas, la question n'est pas de se demander si c'était mieux avant, ou même si c'était pire, mais ce qu'on regrette vraiment. Un web plus petit et moins dominé par les grandes entreprises n'est pas une protection magique contre la toxicité. Un web étrange où l'on riait davantage implique de réfléchir à qui appréciait cet humour, et qui en était éventuellement victime. Un web plus libre, mais pour qui ? On peut reconnaître que la violence s'est aggravée et a muté avec les outils technologiques, et aussi qu'elle a toujours existé sous d'autres formes. Peut-être que ce qui nous manque, finalement, c'est une époque où personne ne nous demandait de réfléchir à ces sujets difficiles. »

Voilà en tout cas de quoi réfléchir aux pièges tendues par la nostalgie.

  • 🔄 Aparté. On avait déjà abordé cette question, décidément passionnante, de la pluralité des Web, et de ce que vos souvenirs d’expériences en ligne peuvent ne pas être mes propres souvenirs, simplement parce que le Net n’est pas un tout mais une juxtaposition de multiples micro-communautés. C’était dans Il n'y a pas un web, il y a des Webs.

Mais revenons Solarpunk.

🚀 Fusées

La question des fusées dans une nouvelle de science-fiction est triviale. La SF se nourrit d’imaginaires, et l’exploration spatiale est un imaginaire populaire, vieux comme… au moins tout ça [📘]. Mais son utilisation dans un genre comme le Solarpunk ou le Hopepunk qui se veut porteur d’espoir est symptomatique. Symptomatique de la place qu’occupe toujours la technologie dans nos imaginaires.

En l'an 2000, Jean-Marc Côté – Florilèges
En l’an 2000”, imagier futuriste diffusé dans des boîtes de cigarettes à partir de 1899.

On voit régulièrement ressortir sur le Web cette série de cartes illustrées des années 1900 mettant en scène ce qu’on imaginait alors être l’An 2000 : des aéronefs individuels, des téléphones augmentés du cinématographe, des robots jardiniers ou encore des femmes de ménage automatisées [🖼]. Des visuels accompagnés soit d’un commentaire sarcastique – du style On nous avait promis des voitures volantes… [📰] – soit d’une remarque candide sur l’inventivité humaine et son envie intarissable de progrès.

La vérité révélée par ces images est peut-être un peu plus triste que cela. Comme on fantasme toujours Claude Sautet [🎥] et sa société de copains, de fumeurs et e voitures sans ceinture – et pourtant, j’adore les films de Claude Sautet –, on continue de fantasmer les voitures volantes et les fusées. On continue en fait de fantasmer un progrès et une technologie qui n’a pas évoluée depuis les nouvelles d’Asimov, d’Arthur C. Clarke et l’âge d’or de le SF américaine, celle des années 1950. Regardez donc les derniers postes des ambassadeurs du métaverse, de l’intelligence artificielle ou de la conquête spatiale sur LinkedIn. Ne fleurent-ils pas bon l’atomic-age ?

Mais… comment appelle-t-on des personnes qui n’ont pas changé de rêves depuis plus de 70 ans ? Comment appellent-on des personnes qui ne savent pas adapter leurs espérances à la réalité qui les entoure, aux changements du monde, de notre environnement, de notre société, de notre planète ? Comment appelle-t-on des gens qui veulent toujours coloniser Mars en dépit des limites planétaires ?

Quel autre mot utiliser que : nostalgiques ?

Peut-être serait-il temps de réaliser que les nostalgiques, ceux qui vantent le retour à un modèle passé et refusent d’évoluer, ne sont pas ceux que l’on croit.

Je vous laisse gamberger là-dessus ?

Thanks for reading CYBERNETRUC! Subscribe for free to receive new posts and support my work.

09.01.2024 à 07:45

🏭 Infrastructure | Cybernetruc #16

François Houste

Fin du Net, où on commence par parler d'infrastructure et où on invoque William Gibson, François Truffaut et Genpei Akasegawa. Mais surtout, on s'entretient avec Sylvain Grisot, urbaniste circulaire.
Texte intégral (7811 mots)

Cybernetruc continue d’explorer nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes pratiquement deux cents à suivre cette aventure. Bonne lecture ! 

Vue nocturne du San Francisco Bay bridge de San Francisco
Vue nocturne du San Francisco Bay bridge de San Francisco

Des [🎥], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

🌉 San Francisco Bay Bridge

Dans Lumière Virtuelle [📘] – Virtual Light dans sa version originale sortie en 1993 – l’inventeur du Cyberpunk William Gibson [📄] décrit l’un des futurs possibles de la ville. Que ce soit une ville totalement livrée aux intérêts privés et à l’appétit sans-fin des multinationales, comme le sont Tokyo ou Los Angeles dans le roman, ou la ville livrée à elle-même entre ghettos et quartiers auto-gérés comme il imagine San Francisco quelques années après un grand tremblement de terre.

undefined

C’est à San Francisco que se déroule la plus grande partie du roman, et plus précisément autour du San Francisco Bay Bridge [📄]. Faisant écho au tremblement de terre de 1989 [📄], Gibson imagine un univers dans lequel ce pont est devenu impropre à la circulation, remplacé par une série de tunnels construits en un temps record par des robots. Ayant perdu son usage premier, le San Francisco Bay Bridge n’est pas détruit pour autant : il sert de refuge à de multiples populations de la ville, démunis et précaires pour la plupart, qui y établissent leur logement à la façon d’un bidonville suspendu. On retrouve là l’imaginaire des ponts bâtis du moyen-âge européen [🖼]. Gibson l’explique : le pont est devenu un thomasson.

Mais qu’est-ce exactement qu’un thomasson ?

Le mot dérive du nom d’un joueur de baseball américain : Gary Thomasson [📄]. Joueur star des ligues américaines dans les années 1970, il quitte les États-Unis pour le Japon en 1981, recruté à prix d’or par les Yomiuri Giants. Mais voilà, Thomasson s’adapte mal au style de jeu japonais. En une saison, ses statistiques s’effondrent et malgré l’argent investi par le club pour son recrutement, le joueur star reste la plupart du temps sur le banc des remplaçants. Gary Thomasson devient une sorte de décoration de luxe, et s’il porte encore le maillot de son équipe, il ne joue plus.

Il a, comme le San Francisco Bay Bridge de William Gibson, perdu son usage.

On doit l’usage du terme thomasson à l’écrivain japonais Genpei Akasegawa [📄] qui l’utilisera pour désigner tous ces petits bouts de bâti urbain qui ont perdu leur fonction lors d’un réaménagement de la ville : escalier ne menant plus à aucune porte, portail placé dans une rue ouverte, bretelle d’accès ne menant à aucune route.

Pont ne permettant plus de traverser la moindre baie.

Un escalier abandonné. Inspiration pour les thomassons de Genpei Akasegawa.
Un escalier abandonné. L’un des thomassons-types de Genpei Akasegawa.
  • 🔄 Aparté. Tiens, on se poserait la question : est-ce qu’un mot désignant un objet qui n’existe plus, qui n’est plus en usage, est lui aussi une sorte de thomasson verbal ?

    Je vous laisse réfléchir à ça.


Subscribe now


⚒ Démantèlement

Cette métaphore du thomasson ouvre de nombreuses questions dans la persperctive d’une fin des outils numériques. Et notamment : que deviendraient alors les vestiges de nos infrastructures numériques actuelles ? Pour envisager un début de réponse, on pourrait étudier la question sous deux angles. Le premier, c’est d’observer la façon dont sont préservées, recyclées ou démantelées nos anciens systèmes de communication. Les exemples ne manquent pas…

Courrier pneumatique, dans le film Baisers volés de François Truffaut.
Courrier pneumatique, image volée au film “Baisers volés” de François Truffaut.

Le réseau de la poste pneumatique de Paris [📄] – magnifiquement filmé par François Truffaut dans Baisers Volés [🎥] soit dit en passant – couvrait à son apogée plus de 427km et permettait d’envoyer en mode express un pli d’un bout à l’autre de la capitale. Mal entretenu et finalement assez désuet, son exploitation a cessé en 1984, remplacé par d’autres services proposés par La Poste. Mais son infrastructure physique existe toujours, du moins en grande partie. Si les postes de départ ou de réception des plis ont été démontés, les tubes eux-mêmes sont toujours présents dans les égouts de Paris. Où, il est vrai, ils ne gênent finalement pas grand monde.

Parce que c’est finalement rare qu’on démonte une infrastructure quand celle-ci est invisible, et surtout que son démantèlement représente un coût supérieur à son non-entretien. Un autre exemple ? La voie d’essai de l’aérotrain qui surplombe encore sur quelques kilomètres la plaine de la Beauce [📄], et qui, en dehors de l’emprise d’un chantier d’autoroute en 2007, est aujourd’hui quasiment-intacte.

L'urbex de centres commerciaux abandonnés américains selon Seph Lawless
Rolling Acres Mall dans l’Ohio

Nos Data Centers et antennes 5G pourraient donc bien, en cas d’abandon des technologies numériques, ne devenir que de superbes ruines livrées à l’Urbex comme le sont de nombreuses usines ou les centres commerciaux des villes moyennes américaines [📰].

Pourtant, des infrastructures de communication qui disparaissent, il y en a. Deux exemples récents ? Allons-y. D’abord, les cabines téléphoniques [🎥]. En 1998, il y en avait 241 000 opérationnelles en France, que l’essor du téléphone mobile a peu à peu rendu obsolètes. Elles ne seraient plus que 4 aujourd’hui (en octobre 2023), suite à différentes réformes, lois et directives les excluant des contraintes imposées à France Télécom/Orange quant à l’accès universel aux télécommunications [📄]. Mais que devient une cabine téléphonique en fin de vie ? Hors quelques spécimens réutilisées comme bibliothèque publique ou exposés dans des musées des télécommunications, ces cabines sont en général envoyées à la casse et recyclées pour servir à la fabrication d’autres infrastructures.

Deuxième exemple, le réseau cuivré d’Orange (ou Boucle Locale [📄]), et là… c’est plus compliqué. Théoriquement, le réseau doit être entièrement désactivé à l’horizon 2030, date à laquelle il devrait être intégralement remplacé par un réseau fibre-optique. Rien n’empêchera donc Orange d’en opérer un démontage physique complet, ne serait-ce que pour en recycler le cuivre. Une estimation rapide ? Ses plus de 900 000 tonnes de cuivre représentent – les études varient – environs 9 milliards d’euros de matière première [📰]…

Mais l’exercice n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît : il reste bien entendu quelques lignes aériennes que l’on peut simplement décrocher, mais que faire du réseau souterrain quand il passe sous une autoroute ou une LGV, quand il traverse des zones protégées ? Orange récupérera bien entendu une partie de son trésor cuivré, mais de nombreux vestiges en subsisteront…

  • 🔄 Aparté. Tiens, il faudrait relire et revoir ces quelques classiques de la science-fiction dans lesquels subsistent de grands vestiges des civilisations technologiques. Même si au final, les monuments symboliques ont bien plus d’impact dans nos imaginaires. Nous avons tous été marqués par l’apparition de la Statue de la Liberté à la fin La Planète des Singes [🎥]. Oups, spoiler.

♻ Recyclage

Alors, si on ne démonte pas – trop cher ou pas écolo – et si on n’est pas décidé à laisser derrière-soi un champ de ruines, que peut-on faire ? On peut toujours recycler, c’est à dire réutiliser les vestiges de notre civilisation numérique pour d’autres usages.

MareNostrum 4 : le " plus beau Data Center " est caché dans une église
la chapelle Torre Girona de l’Université Polytechnique de Catalogne à Barcelone, convertie en data center.

Le recyclage urbain, ce n’est pas nouveau. Les usines sont devenues des bureaux depuis de nombreuses années [📄], quand elles ne se transforment pas en école ou en logement [📄]. D’ailleurs, notre société numérique n’a pas attendu pour se réapproprier nos anciens bâtiments et les transformer en artefacts technologiques. Même si la démarche reste anecdotique – contraintes techniques obligent bien souvent – on trouve des églises [📄], des abris antiatomiques [📄], des silos à sucre [📄] ou encore des bunkers [📄] transformés en data center. Preuve que le recyclage est possible.


Subscribe now


🚧 Maintenance

Réutiliser les infrastructures pour d’autres usages, c’est l’une des bonnes pratiques de ce que Sylvain Grisot – urbaniste et fondateur de dixit.net [💻], une agence de conseil et de recherche urbaine – nomme l’urbanisme circulaire : un principe de fabrique de la ville qui permet de limiter l’étalement et l’impact écologique de celle-ci [📄].

Sylvain Grisot, dixit.net
Sylvain Grisot, Dixit.net
  • 🔄 Aparté. Au passage, le dernier livre de Sylvain sur l’adaptation des territoires et de la ville – Redirection Urbaine [📕] – vient de sortir.

Alors, une question : si demain notre architecture numérique s’effondre, que deviendra son empreinte : des ruines ou de nouveaux lieux de vie, des carrières ou des symboles ? Et plutôt que de m’interroger seul, j’en ai discuté avec Sylvain Grisot, justement.

Et l’entretien a pris une tournure… inattendue.


🎙 On passe donc en mode interview…

Cybernetruc : Qu’est-ce que ça t’inspire tout ça ?

Sylvain Grisot : Tout de suite, j'ai envie de me décaler un peu en lisant tes réflexions.

Ce dont tu parles, l’infrastructure numérique, ce n’est jamais qu'une infrastructure urbaine. Et aujourd’hui, on associe souvent ces infrastructures à une logique de permanence. C'est à dire que dans notre imaginaire, elles sont là, elles ne bougent pas jusqu'à leur obsolescence. Mais ce que l'on ne réalise pas, c'est l'impermanence de ces infrastructures.
On les considère comme mortes. Or les infrastructures ont une vie. Elles ont à la fois une naissance, elles vieillissent, donc elles se dégradent, et elles meurent. Et tout ça parfois très vite.

Cybernetruc : Très vite, ça veut dire quoi ? L’image du vieux datacenter intact dans la jungle, comme une pyramide inca, ça n’a pas de sens pour nos infrastructures actuelles ?

Sylvain Grisot : Aujourd’hui, à partir du moment où on décide d'abandonner une infrastructure, vingt ans plus tard il n’y a plus rien.
Je caricature peut-être un peu, mais on ne doit pas en être loin pour les bâtiments les plus récents. Il y a l’eau déjà, tout simplement, qui s’infiltre par le toit. Si on les abandonne, les bâtiments les plus récents vont s'effondrer très vite. Et c’est normal : les choses ont une vie et naturellement, les infrastructures se dégradent.

Cybernetruc : D’où l’importance de la maintenance, même si elle est souvent invisible pour les utilisateurs ?

Sylvain Grisot : Oui, nos infrastructures demandent un entretien régulier. On parle bien sûr des ouvrages d'art, mais également des infrastructures numériques : réseaux, enrobés… Et même au-delà de la fibre et du câble, il y a également tous les équipements techniques qui permettent les connexions et interconnexions qui eux aussi vieillissent. Cela demande des réparation, des transformations, des modifications. De la maintenance.

Cybernetruc : La dégradation rapide des infrastructures dont tu parlais, elle ne va pas s’arranger du fait du changement des conditions climatiques, c’est ça ?

Sylvain Grisot : Effectivement, le changement climatique est lui aussi un facteur d’accélération de cette dégradation.Un exemple parlant, c’est celui de New-York.

Après l’ouragan Sandy, la ville s’est organisée et a investi des centaines de milliards de dollars pour faire face aux risques d’ouragan, avec des pluies importantes, brèves et soudaines. Sandy n’était que la deuxième forte inondation que subissait New-York. La précédente devait dater de 2, 3 ans auparavant. C’est à ce moment qu’on a pris conscience de la fragilité de la ville par rapport à l'eau. Et qu’on a pris conscience également que tout cela ne pouvait pas toujours être prévu.

De telles précipitations n’étaient pas listées dans les abaques – les tables de calcul utilisées pour estimer l’impact des précipitations. Elles étaient en dehors des référentiels et se sont abattues sur un territoire en fait complètement imperméabilisé. On sait gérer les afflux d’eau, même si c’est une ingénierie complexe. Sauf que là, l'événement de référence utilisé datait de plus d’un siècle. L’infrastructure n’était plus adaptée.

Le changement climatique, ça veut dire cela : plus d’évènements imprévus, extrêmes et des référentiels qui changent énormément. Et donc une maintenance, une adaptation forcément plus complexe des infrastructures, quelles qu’elles soient.

Cybernetruc : Si on aborde un autre point, il y a la question du recyclage des infrastructures numériques…

Sylvain Grisot : Là aussi, la question est complexe. On parle de “mines urbaines”, et je trouve le terme très bien choisi. Aujourd’hui, dans les mines traditionnelles, il commence à y avoir des difficultés d'extraction, c'est à dire que les taux de dilution sont plus importants qu’il y a 20 ans. En extraire des métaux comme le cuivre, à quantité égale, demande de plus en plus d’énergie.
C’est la même chose pour le recyclage. On peut rêver de la “mine urbaine”. Mais il y a là aussi un tel niveau de dilution des matériaux, de complexité d'accès, qu’à un moment cela n'a aucun sens d'un point de vue économique, mais sans doute aussi d'un point de vue environnemental. Les dégâts causés par l’extraction des matériaux souterrains, en ville par exemple, seraient par trop considérables.

Cybernetruc : Et du côté des bâtiments ?

Sylvain Grisot : Pour les bâtiments, on a deux solutions connues, maîtrisées. La première, c’est de faire du réversible, c'est à dire faire aujourd'hui des bâtiments qui demain pourront changer d'usage, se transformer en entrepôt, en logement, en autre chose. Aujourd'hui, ce n’est pas vraiment la voie qu'on prend. On préfère souvent faire de l’hyper spécifiques.

Sinon, on peut aussi faire du démontable. Ce qui n’est pas malsain. On fait par exemple des parkings silos qui ont des structures en acier démontables. Mais aujourd'hui, on préfère souvent construire du lourd, alors qu'on va souvent constater une obsolescence rapide des bâtiments.


OK. On oublie donc ces grands symboles de notre société numérique, tels que pouvait les rêver une certaine science-fiction, mais également – en l’état actuel du monde le recyclage de nos infrastructures actuelles pour la société technologique du futur.

Reste quoi ?

🌘 En veille

Une troisième voie, évoquée en filigrane tout au long des échanges avec Sylvain Grisot : la maintenance. Une troisième voie qui rejoint, elle aussi, un certain imaginaire. Celui, non pas d’un effondrement mais plutôt d’une décroissance choisie et d’un abandon volontaire de certaines technologies. On rejoint par là l’imaginaire Solarpunk [📗] qui fait beaucoup parler de lui en ce début d’année. Et une certaine science-fiction des années 70 également, comme celle de Michel Jeury [📄].

Les écumeurs du silence - Michel Jeury - Fleuve Noir Anticipation 1980 [BE]  | eBay

On ressortira par exemple ce vieux classique de la SF française que l’on aime particulièrement : Les Écumeurs du Silence [📘] dans lequel la technologie abandonnée temporairement, le temps de laisser une Terre surexploitée pendant des siècles se reconstituer. Sur cette version de la Terre où les élites se sont réfugiées, endormies, dans les profondeurs, une partie du peuple est restée à la surface avec pour mission de veiller sur les anciennes infrastructures technologiques, jusqu’aux jours où le progrès humain pourra reprendre son cours.
Je ne spoile pas.

Laisser la planète se reposer, mais également préserver la technologie d’hier pour mieux préparer l’avenir. Et après tout, pourquoi pas.

Je vous laisse gamberger là-dessus ?

05.09.2023 à 07:15

Saison #2 : 🌳 Repartir à zéro...

François Houste

Cybernetruc, Saison 2. Changement de sujet, après avoir exploré les imaginaires de l'intelligence artificielle, on va se pencher sur ceux qui gravitent autour de l'abandon de la technologie.
Texte intégral (5868 mots)

Cybernetruc continue d’explorer nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes un peu plus de cent-soixante-dix à suivre cette aventure. Bonne lecture ! 

Rose Quartz Eroded Desktop Computer par Daniel Arsham sur artnet

Des [🎥], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

🪐 Crash

Est-ce que vous connaissez La Planète aux vents de folie [📕] de Marion Zimmer Bradley [📄] ? Écrit en 1972, ce roman entame le cycle de Ténébreuse, l’une de ces longues sagas mêlant science-fiction et fantasy que les américains aiment tant. Ce premier volume, trouvé au hasard d’une boîte à livres, aura été l’une de mes lectures de l’été. Et ça tombe bien, puisqu’il permet ainsi de démarrer ce premier billet de la saison…

Un mot sur l’autrice avant de débuter ? Marion Zimmer Bradley, décédée en 1999, a laissé derrière elle de nombreuses productions, des romans, des nouvelles et un univers riche – Ténébreuse justement – repris et développé par d’autres à sa suite. Sa science-fiction, assez innovante à sa sortie, est emprunte de véritables questionnements féministes – on y reviendra – même si sa vie personnelle est plus, comment dire, polémique. Un œil à la fiche Wikipedia la concernant et citée plus haut vous en dira plus.

Mais revenons à La Planète aux vents de folie.

Cette histoire est avant tout l’histoire d’un naufrage. Un vaisseau peuplé de terriens en route vers une nouvelle colonie spatiale est dévié de sa route par une tempête cosmique et s’écrase sur une planète inconnue. Le vaisseau est rapidement diagnostiqué hors d’usage, la planète semble sauvage et déserte… mais habitable pour des humains. Alors que les survivants s’organisent comme ils le peuvent, d’étranges phénomènes surviennent bientôt. Je vous laisse trouver le livre pour vous plonger plus avant sur la nature de ces phénomènes, ce n’est pas l’aspect de l’histoire qui m’intéresse ici.

Les Vents de folie décrivent une société forcée à redémarrer – presque – de zéro. Impossible pour les colons survivants de repartir. Même si certains possèdent la connaissance théorique ou pratique des vols interstellaires, celle-ci est désormais inutile, faute d’un vaisseau en état de voler. Et même si les connaissances technologiques restent nombreuses, stockées dans un ordinateur, au sein de la communauté, les ressources offertes par la nouvelle planète ne permettent bien souvent pas leur utilisation. Ne serait-ce que pour des questions d’énergie disponible.

Les colons issus de la Terre-technologique doivent donc redémarrer une société à ses presque-débuts, conservant quelques connaissances sociales, sociétales et théoriques mais laissant de côté les technologies les plus avancées au profit de l’agriculture, de l’élevage, etc.

Marion Zimmer Bradley pose deux questions dans ce contexte de retour aux origines : La première est le fardeau que peut constituer l’héritage technologique. La question est ouvertement posée, est-il souhaitable de conserver une trace, une archive, d’un âge d’or technologique quand cette même technologie n’est plus applicable ? Cet âge d’or ne constitue-t-il pas un leurre qui détournerait des problématiques de survie immédiate (tout parallèle avec le long-termisme [📄] est bienvenue) ? Ou ne représente-t-il pas un chemin illusoire empêchant l’adoption de technologies inédites, l’adaptation à un environnement lui aussi entièrement nouveau.

La seconde question soulevée est plus sociétale et mériterait bien plus qu’un aparté. C’est celle de la place des femmes dans une société obligée de redémarrer : celles-ci sont elles condamnées à n’être que des procréatrices assurant la survie de l’espèce ? On l’avait dit, Marion Zimmer Bradley est aussi une autrice féministe.

Je ne vous dévoile pas les décisions et les péripéties de ce groupe de survivants. On va plutôt explorer la question sous deux ou trois autres angles.


Subscribe now


🏙 Ravages

Difficile de ne pas commencer en faisant un parallèle avec un autre roman du retour aux origines : Ravage [📕] de René Barjavel [📄]. Peut-être même en a-t-on déjà parlé dans quelques billets précédents.

Image illustrative de l’article Ravage (roman)

Ravage, c’est aussi l’histoire d’un abandon forcé de la technologie. Une société humaine basée sur l’électricité – comme on pouvait aisément l’imaginer au milieu du XXe siècle, le livre datant de 1942 – s’écroule suite à une tempête solaire la privant de son énergie. S’en suit, pour les héros du roman, un exode forcé loin des villes soumises au chaos. Et un questionnement sur la façon de “refaire civilisation” quand tous les repères de celle-ci semblent avoir disparu.

Ravage est un roman de son temps. Là ou La Planètes aux vents de folie laisse facilement transparaître la culture hippie du début des seventies, Ravage reprend un son compte les valeurs de retour à la terre qui trouvent un large écho sous le gouvernement de Vichy. Nous sommes, en Europe, dans une période de doute quant au bien-fondé du progrès et de la technologie, qui prend racine dans le décadentisme [📄] de la fin du XIXe siècle, dans le traumatisme de la Première Guerre Mondiale et s’accorde particulièrement aux idéologies réactionnaires de cette extrême-droite qui prend le pouvoir un peu partout entre les deux guerres.

Aussi, la thématique principale du roman est l’abandon de la technologie, celle-là même qui a amolli l’homme, l’a éloigné de la nature et de sa véritable nature. Loin d’être un vecteur de progrès, la technologie ici entrave le développement réel de la société, tout comme la science. Les survivants de Ravage, devenus une communauté agricole dans le sud des Alpes, refusent radicalement tout progrès technique. Le héro, devenu patriarche, allant jusqu’à menacer et bannir l’homme qui aura eu l’audace d’inventer à nouveau une machine pour les travaux des champs.

On retrouvera ce genre de rejet du progrès dans de nombreux autres écrits par la suite. On ne citera, pour ne pas se perdre, que L’Holocauste de James Gunn dont on a déjà parlé ici [📧].

📅 30 ans

Alors, à l’aube d’une catastrophe, la technologie est-elle un frein ou une chance ? On va prendre le problème par un autre bout et faire appel cette fois à Corinne Morel Darleux [📄] qui a publié au printemps dernier un petit Être heureux avec moins [📕] aux éditions La Martinière.

Revoir les lucioles | Le blog de Corinne Morel Darleux
  • 🔄 Aparté. On avait déjà parlé de Corinne Morel Darleux dans ses colonnes il y a quelques mois à propos de son très bon Mieux vous couler en beauté que flotter sans grâce [📕], et de notre rapport à l’instantanéité induit par le Net. Si vous voulez vous y replonger, c’est ici : Asyncrhone.

Elle répond également à quelques questions autour de la sobriété et de la place du numérique dans un article récent d’Usbek & Rica [📰]. Avec elle, on va résumer tout ce qui nous amène jusqu’ici en trois questions :

  1. La technologie permet-elle d’empêcher la catastrophe ?

    Pour faire court, c’est plutôt mal parti. Corinne Morel Darleux invoque pour cela les seuils de contre-productivité établis par le penseur allemand Ivan Illich [📄]. En gros, toute technologie qui dépasse un certain seuil produit les effets inverses de ce pour quoi elle était conçue. L’exemple le plus parlant de cette théorie est sans conteste l’automobile. Imaginée au départ pour accélérer les déplacements, sa saturation, notamment en ville, provoque finalement un allongement des temps de trajet dû aux embouteillages urbains ou aux difficultés de parking. L’effet inverse de celui recherché. La contre-productivité.

    La théorie s’adapte très vite au modèle écologique. La démocratisation de n’importe quelle technologie qui se voudrait écologique provoque très rapidement des effets négatifs sur la planète : consommation en métaux rares, besoin en eau des data-centers, consommation énergétique… qui sont finalement source de plus de dégâts que ce que la technologie initiale était censé soigner.

  2. La technologie peut-elle survivre à la catastrophe ?

    C’est mal parti également… On listerait bien les multiples romans de SF qui démontrent que la civilisation humaine – telle que nous l’entendons – ne peut survivre à une catastrophe écologique majeure. En vrac, La Mort de la Terre [📗] de Rosny l’Ainé ou encore Les Écumeurs du silence [📗] de Michel Jeury, et puis un peu de Michael Moorcock [📘] aussi. On reviendra sans doute sur tout ça.
    On restera rationnel également quand à notre train de vie en tant qu’espèce : chaque année, le Jour du dépassement de la Terre [📄] (cette année, c’était le 2 août) marque la date à laquelle la population mondiale a épuisé ses ressources naturelles disponibles (renouvelables) sur un an. Comme on le disait déjà plus haut, les crises successives sur les métaux rares et les sécheresses qui frappent désormais régulièrement l’Europe ou l’ouest des États-Unis montrent bien que l’escalade technologique est difficilement durable. La planète ne peut supporter le développement à marche forcée de la technologie et celle-ci devra certainement, à un moment, céder son règne ou s’éteindre.

    Pour Corinne Morel Darleux, il nous reste 30 ans à tout casser pour profiter de la technologie. Peut-être moins.

  3. La technologie (ou plutôt sa connaissance théorique) doit-elle être conservée pour le long terme ?

    La c’est plus compliqué, et… ça mérite l’ouverture d’un nouveau paragraphe.

  • 🔄 Aparté. Sur la question de la croissance technologique et de la course au progrès, pour rester dans le thème, on lira également la jolie tribune de Tristan Nitot qui propose d’abolir la célèbre Loi de Moore [📄] (celle qui spécifie que la puissance de calcul des processeurs double tous les dix-huit mois) et propose à sa place un principe d’optimisation visant à contrer l’obsolescence matérielle. C’est ici : [📄].

🚮 Déchets nucléaires

Prenons cette troisième question sous un angle différent et penchons-nous quelques instants sur la question des déchets nucléaires.

Containment' Envisions Nuclear Waste Storage 10,000 Years In The Future |  KPBS Public Media

Les déchets nucléaires ont une durée de vite extrêmement longue et restent dangereux pour quiconque s’en approche pendant plusieurs milliers d’années. Comment donc expliquer à des humains vivant sur Terre à une échéance aussi lointaine la dangerosité des lieux de dépôt de ces déchets ? Ce problème occupe de nombreux scientifiques et designers depuis les années 1970, et soulève des questions d’ordres extrêmement divers. Par exemple :

  • L’invisibilité du danger. Les radiations constituent un danger invisible. Impossible à visualiser pour les populations.

  • La nature du danger. Le danger n’est pas physique et immédiat. Il s’agit de prévenir, par exemple, l’exploitation du sol contaminé ou l’installation de population à cet endroit… alors que les conséquences de cette installation ne sont perceptibles immédiatement.

  • La résistance physique. Comment concevoir un dispositif d’avertissement capable de supporter plus de 10 000 ans de vents, de mouvements de terrain, d’érosion ?

  • Le langage. Il y a 10 000 ans, l’homme préhistorique ne connaissait pas encore l’écriture. Qui peut dire si les contenus que nous produisons aujourd’hui seront encore compréhensibles dans 10 000 ans ?

  • La mémoire et la culture humaine. On peut compter pendant encore quelques centaines d’années sur les imaginaires qu’évoque le terme ‘nucléaire’ pour les populations humaines. Mais quel souvenir en restera-t-il dans 1 000 ans, 5 000 ans, 10 000 ans ?

Ce n’est qu’une partie des questionnements que se posent donc les scientifiques, et les ébauches de solutions sont nombreuses, depuis les inscriptions sur du saphir aux gigantesques aiguilles de granit sortant du sol, en passant par les systèmes sonores transformant les vents en avertissements lugubres.

L’abandon de la technologie, qu’on évoque depuis le début de ce billet, pose le même type de questions. Qu’il s’agisse de décommissionner des pans entiers d’Internet ou d’abandonner l’application pratique de procédés scientifiques faute de ressources, comment s’assure-t-on que la connaissance, la culture, la science accumulée jusqu’ici par l’humanité reste lisible dans un futur incertain ? Et accessoirement, de notre époque proposant une débauche de contenu, de connaissance, de support, que vaut la peine d’être conservé ?

  • 🔄 Aparté. Au passage, sur la conservation à long terme du Net, si vous (re)lisiez la nouvelle Défragmentés [💻] imaginée par Julie Girardot [💻] dans le cadre du projet Climatopie de la CNIL ?

❓ Et après ?

Abandonner la technologie soulève donc énormément de questions et d’imaginaires, entre projection à long terme et impacts sur notre quotidien. Voilà donc la thématique que je vous propose de creuser pour cette toute nouvelle saison de Cybernetruc!

  • 🔄 Aparté. Dernier aparté, l’image d’entête de cette newsletter est une oeuvre de l’artiste américain Daniel Arsham [📄]. On y reviendra dans la saison. Promis !

Alors, ça vous dit ?


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est Digital Stuff Manager au sein de la bien belle agence Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies chez C&F Éditions. On se retrouve sur Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Vous avez aimé cette newsletter ? Alors n’hésitez pas à la partager :

Share

PS2. Vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ? N’hésitez pas à vous abonner :

31.05.2023 à 12:31

🦄 Imaginaires | Cybernetruc #14

François Houste

#IA, ép. 14. Et si les intelligences artificielles bouleversaient nos imaginaires ? On se pose gravement la question en compagnie de James Joyce, de Skynet, de Wall-E et de Mucha... rien que ça.
Texte intégral (5401 mots)

CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes environs cent-cinquante à suivre cette aventure. Bonne lecture ! 😉

James Joyce Statue in City Centre Dublin | Expedia.co.uk

Des [🎥], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

📖 Lecture

Après plusieurs tentatives infructueuses au cours des vingt dernières années, j’ai donc retenté de plonger dans ce roman-ville qu’est le Ulysse [📗] de James Joyce. Livre à peu près impossible à spoiler, tant il est avant tout un jeu d’écriture et une réflexion sur la vi(ll)e avant d’être une quelconque intrigue. Je laisse la Wikipedia [📄] en faire le résumé, avec une concision et un talent que je n’aurais de toute façon pas.

Le roman relate les pérégrinations de Leopold Bloom (Ulysse) et Stephen Dedalus (Télémaque) à travers la ville de Dublin lors d'une journée ordinaire. L'action commence le 16 juin 1904 à 8 heures pour se terminer dans la nuit aux alentours de 3 heures.

Dans la banalité du quotidien de ces deux hommes, Joyce explore le monologue intérieur où les sujets vont de la mort à la vie, en passant par le sexe, l'art, la religion ou encore la situation de l'Irlande. S'affranchissant des normes littéraires, le roman se distingue entre autres par l'utilisation de la technique du courant de conscience, qui consiste à décrire le point de vue des personnages en donnant le strict équivalent de leur processus de pensée.

J’ai affronté Proust, Conrad, Faulkner, Kerouac et pas mal d’autres. Alors Ulysses n’a aucune raison particulière de me faire peur. En tout cas, jusqu’ici, à un peu plus de la moitié de l’ouvrage, tout va bien, merci de vous en inquiéter 👍.

  • 🔄 Aparté. Vous connaissez le magnifique projet Ulysse par jour [💻] de Guillaume Vissac ? Chaque jour, une phrase du Ulysse de Joyce traduite, au quotidien, sur le Net. Ça tourne depuis longtemps déjà – depuis que Joyce est dans le domaine public pour tout dire – et c’est à suivre, entre autres, sur le compte Twitter de l’auteur [🐤].

Le dixième chapitre d’Ulysse a pour scène les rues de Dublin. S’y succèdent différentes situations du quotidien, le trajet d’un référent de rue en rue et de rencontre en rencontre, les discussions à la table d’un bistro, la visite d’une boutique, jusqu’au cortège final du comte Dudley [📄] de son palais d'été jusqu'à un faubourg de Dublin où il doit inaugurer une kermesse, croisant successivement les différents protagonistes déjà rencontrés au long des pages du chapitre. Joyce y décrit, comme dans tout Ulysse, le quotidien de Dublin. Et y crée des croisements, des rencontres, des coincidences, des hasards, des réflexions communes, des collisions. Dans une mise en scène qu’on qualifierait aujourd’hui, anachroniquement, de cinématographique.

À sa lecture, je me suis dit que ce chapitre aurait pu être un plan séquence. Qu’une caméra aurait pu suivre le père Conmee sortant de son presbytère dans les premières pages et s’accrocher à chacun des personnages croisés jusqu’à venir s’atteler au roues du carrosse du comte Dudley et le suivre encore dans les rues de Dublin. J’y aurais vu/lu une scène d’ouverture, ou de transition, d’un film d’Orson Welles [🎥] de Sergio Leone [🎥] ou de Martin Scorcese [🎥].

Ma lecture de ce chapitre a été hautement cinématographique.

  • 🔄 Aparté. C’est qu’on va reparler de liens dans les lignes qui vont suivre. Parce que des liens, on en fait partout, tout le temps. Alors, relisez peut-être l’article 🔗 Liens publié il y a quelques mois ici-même. Et vous y apprendrez, encore et toujours, que ce qu’on lit n’est jamais ce qui a été écrit.

Et puis, sorti de ce chapitre, mon anachronisme m’a sauté à la figure. J’ai donc lu ce chapitre d’Ulysse avec ma culture et mon bagage de liens du XXIe siècle. Pétri de références cinématographiques et d’une culture de l’image qui n’était qu’embryonnaire quand Joyce a imaginé cette scène entre 1914 et 1921. Je n’ai pas lu le texte que James Joyce a écrit, j’ai lu ma propre culture par le prisme de son texte, et son texte via le prisme de ma propre culture.

Qu'est-ce que le virtuel ? - Pierre Lévy

Rien de nouveau sous le soleil. On revient encore et toujours au Virtuel [📙] de Pierre Lévy :

Du texte lui-même, il ne reste bientôt plus rien. Au mieux, grâce à lui, nous aurons apporté quelque retouche à nos modèles du monde. Il nous a peut-être seulement service à faire entrer en résonnance quelques images, quelques mots, que nous possédions déjà. Parfois, nous aurons rapporté un de ses fragments, investit d’une intensité spéciale, à telle zone de notre architecture mnémonique, un autre à tel tronçon de nos réseaux intellectuels.

Il n’y a pas de textes, il n’y a que des actualisation de texte. Chaque lecture est différente, et chaque lecture est dépendante d’une culture personnelle et environnante. Nous ne pouvons plus lire Ulysse tel qu’il a été écrit, et ne pouvons plus comprendre Molière ou Pouchkine tel qu’ils ont été perçus, alourdis que nous sommes par les biais et la bagage culturel de notre époque.

Notre époque est faite d’images, et nos lectures deviennent, de fait, composées elles aussi d’images. Nos imaginaires sont aujourd’hui des images. Étaient-ils plus souvent des textes il y a deux cents ans ? Je l’ignore. Mais surtout, que seront-ils demain et est-ce que l’IA a déjà commencé à les modifier ?

Longue introduction, question ouverte.

🎸 Mythe

On va donc parler des imaginaires, forcément, et de ces images qui occupent nos têtes et alimentent nos réflexions et nos fantasmes au quotidien [📄]. Nos imaginaires – collectifs – évoluent à mesure que la culture populaire (ou la pop-culture, c’est plus chébran) change et que celle-ci se diffuse à large échelle. Un mythe ne devient pas instantanément un imaginaire, il dépend de sa diffusion, de sa capacité à toucher une large partie de la population pour devenir une sorte de pensée-réflexe.

De lien [📄]. D’imaginaire

How Close Are We to Skynet & Judgement Day | by Praveen Gnanaselvam | Medium

On peut par exemple parler de l’évolution de la culture SF et de notre vision des robots. Même si l’idée d’une possible domination de l’homme par ses créations/créatures est ancienne – on ressortira le mythe du Golem [📄] dans la tradition juive, et plus tard celui de Frankenstein [📘] qui n’en est jamais qu’une déclinaison – les images que nous en gardons aujourd’hui sont issus d’une culture populaire très récente et avant tout cinématographique : le H.A.L. 9000 [🎥] de 2001 l’odyssée de l’espace et le réseau Skynet [🐤] de la série des Terminator [🎥].

  • 🔄 Aparté. D’ailleurs, les robots veulent-ils réellement dominer les humains ? On se posait la question des 🕺 Humain il y a quelques mois.

Dès qu’une image, une histoire, un mythe est suffisamment fort, il devient un imaginaire commun. Quelque chose qui permet de, au choix, créer un lien entre différentes actualités, soit d’illustrer ces mêmes actualités pour les rendre plus facilement diffusable, soit de donner une forme à une crainte, une idée, une tension. Les idées ont besoin d’images, de représentations, positives ou négatives, pour se propager et croître.

C’est ainsi que la crainte de la singularité a longtemps été porté par l’image de Skynet dont ont parlait un peu plus haut. La révolte des machines. Image qui cède petit à petit sa place à d’autres narratifs car les craintes liées actuellement à l’émergence d’intelligences artificielles conscientes n’a plus grand chose à voir avec une révolte de robot. Elle est moins incarnée – car les ChatGPT et autres Midjourney n’ont pas d’incarnations physiques – et présente un risque plus économique/écologique que guerrier. On pensera dès lors à… Wall-E [📄] ? H.A.L. 9000 ? Des ordinateurs tout puissants en tout cas, plutôt que des robots.

🖼 Imagerie

D’ici, la réflexion peut prendre deux tournures, toutes deux liées aux capacités actuelles de production de contenu de ce que l’on nomme les intelligences artificielles génératives.

La première, c’est celle de l’émergence d’un nouvel imaginaire. Ce qu’on pourrait qualifier d’Imaginaire de l’IA. Émergence qui semble d’ailleurs assez inéluctable. L’effervescence autour des premiers modèles créés par Midjourney à l’automne dernier a déjà changé une partie de notre perception. Car oui, même si elle est inspirée - pillée ? - par la création de milliers d’artistes, il y a bien une “esthétique IA” qui se dégage de l’ensemble des créations générés par les différentes actuelles. Une esthétique peut-être difficilement qualifiable, peut-être moins facilement identifiable à mesure que les progrès techniques vont être nombreux, mais une esthétique qui existe et qui peut faire dire de certaines créations humaines qu’elles sont datées. Comme Mucha [🖼] a été l’esthétique de la Belle Époque, comme le néon est l’esthétique des eighties [🖼], peut-être les éclairages trop naturels et les portraits trop propres de l’IA seront l’esthétique des années 2020. Et peut-être les prochains lecteurs d’Ulysse verront des selfies et des panoramiques urbains là où j’ai lu des plan-séquences.

La seconde réflexion est plus inquiétante. C’est la déformation successive de nos imaginaires passés et leur remplacement par les propres imaginaires de l’intelligence artificielle. Vous les avez sans doute vues sur Facebook ou ailleurs, ces vidéos générées par les IA et qui retracent 4000 ans de création artistique ou 100 ans de mode féminine [🎞]. Elles reposent sur l’interprétation, l’assemblage, par une IA de centaines de clichés ou de représentations d’artistes et sur la compilation de ceux-ci en une synthèse vraisemblable. De la même façon, les IA imaginent de nouvelles vues du Festival de Woodstock [🐤] ou de la Seconde Guerre Mondiale [🖼], vraisemblables, et inspirées des clichés réels de l’époque. Avec le risque qu’avec leur prolifération, ces clichés remplacent à terme, dans nos imaginaires, les images réelles du festival ou du conflit. Et qu’à la lecture d’un évènement, nos imaginaires ne soient plus qu’un assemblage d’images inventées.

Et qu’à la prochaine lecture, là encore, nos liens ne reposent plus que sur des images inventées.

Je vous laisse gamberger là-dessus ?


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.

Retrouvez-moi sur Twitter ou Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Vous avez aimé cette lecture ? Alors n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :

Share

PS2. Vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ? N’hésitez pas à vous abonner :

01.05.2023 à 17:30

👀 Solipsisme | Cybernetruc #13

François Houste

#IA, ép. 13. Et si la multiplication des IA génératives voulait dire l'installation d'un doute permanent quant à la réalité du monde ? On invoque Ray Bradbury, le Pape et Elon Musk...
Texte intégral (5824 mots)

CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes aujourd’hui bientôt cent-cinquante à lire cette lettre. Bonne lecture ! 😉

Le premier astronaute à avoir flotté librement dans l'espace en jetpack est  décédé

Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

🔺 Confiance

Peut-on encore faire confiance ce que l’on voit sur les écrans ? Ne doit-on faire confiance qu’à ce que l’on voit réellement, physiquement, en présence ? Et aussi, peut-on encore faire confiance à ce que l’on a vu par le passé ? On va parler confiance, oui, et encore une fois réalité.

  • 🔄 Aparté : Ce billet, c’est la suite de 📸 Réalité, le dernier article publié il y a quelques temps déjà sur #Cybernetruc. On y évoquait l’altération de la réalité et un futur oscillant entre manipulation permanente et expérience psychédélique. Mais on n’avait pas abordé la fin totale de la réalité. L’illusion continue…

La première histoire, c’est une histoire d’Elon Musk et de Deepfakes. La justice américaine se penche actuellement sur les accidents de la route provoqués par des Tesla au cours des dernières années, et notamment certains, mortels [💻], survenus après que les conducteurs des dîtes Tesla aient laissé un peu trop de liberté à leurs véhicules. Responsabilité individuelle ? Inconscience des conducteurs ? C’est plus compliqué que ça.

La communauté technologique est divisée par la pétition d ...

La justice américaine souhaiterait en effet faire comparaître Elon Musk dans ces procès. La raison : depuis 2014, le patron de Tesla annonce sur tous les plateaux TV et dans toutes les interviews que ses véhicules sont équipés d’un programme de conduite autonome [🎥]. Avec sa réserve habituelle, Elon Musk a survendu les capacités de ses véhicules. L’avenir est déjà là, les voitures se conduisent toutes seules [🎥] et vous, conducteur devenu passager, pouvez désormais passer vos trajets tranquilles, à lire ou regardez vos séries Netflix préférées [📺] pendant que votre Tesla enquille les kilomètres.

Difficile de ne pas y croire tant Elon répète et répète le propos.

  • 🔄 Aparté : Soit dit en passant, sur Elon Musk, ses influences et sa propre influence, lisez et relisez Le Mythe de l’Entrepreneur d’Anthony Galluzzo [📗], paru en début d’année aux éditions Zones - La Découverte. Il ne dit pas tout du mythe d’Elon Musk, il oublie certaines imbrications (la science, le progrès…) en insistant sur les aspects économiques et capitaliste de la figure de l’innovateur made-in Silicon Valley. Mais il est d’une richesse déjà salutaire.

La propagande du patron de Tesla serait donc, pour la la justice américaine, une cause directe des accidents causés par ses véhicules, et donc de la mort d’automobilistes ou de piétons. La défense du génie de l’entrepreneuriat ? Les Deepfakes. Oui. Vous avez bien lu. Les avocats d’Elon Musk clament que rien ne permet de garantir que les vidéos relevées par la justice américaine ne sont pas des manipulation, des montages, des deepfakes et que rien ne garantit donc qu’Elon Musk ait bien tenu ces propos [📰]. S’il n’y a pas de certitude sur le fait qu’il les ait tenu, il ne peut en aucun cas être responsable de la manipulation dont les pauvres conducteurs de Tesla ont été victime.

C’est regrettable certes. Mais Elon Musk n’y est pour rien.

Deepfakes, partout.

Réalité ? Nulle part.

🖼 Faux

L’objection brandie par les avocats d’Elon Musk a l’immense inconvénient d’inverser la question essentielle que chacun de pose depuis l’émergence des outils de manipulation massive de l’image. En effet, celle-ci passe du Comment détecter si c’est faux ? au Comment prouver que c’est vrai ?

Ce qui, dans la société de l’illusion, devient… gênant.

https://www.mariefrance.fr/wp-content/uploads/sites/5/2023/03/pape-francois-doudoune-750x410.jpg

Depuis l’émergence massive des intelligences artificielles génératives – surtout graphiques – l’une des questions qui hante l’esprit des experts est bien la détection des fakes. Les tutoriaux ne manquent d’ailleurs pas à ce sujet [📰]. S’il s’agit d’une image, on comptera les doigts, on cherchera les écritures, on scrutera les arrière-plans en recherche d’incohérence, ou on étudiera attentivement la position des jambes et des chevilles. Ces quelques indices permettent de s’assurer que non, le Pape ne porte pas réellement une doudoune Balenciaga les jours de grand froid [📰], les CRS ne font pas réellement de câlins aux manifestants [📰] et Emmanuelle Macron ne sort pas non plus les poubelles, le soir, à Paris [📰].

Quelques astuces existent donc pour identifier les fausses images. Il en existe également pour identifier les faux textes – comme les références universitaires farfelues, les biographies de parfaits inconnues, etc. [📰]. Mais gageons que ces méthodes seront de moins en moins efficaces à mesure que les algorithmes des intelligences génératives deviendront plus malins.

Comment par exemple s’assurer que le faux duo entre Drake et The Weeknd [📰] diffusé il y a quelques semaines sur la toile est bien un faux ?

  • 🔄 Aparté : La manipulation sonore est souvent la plus simple, car oui, l’être humain doute moins du son que de l’image. Les exemples d’enregistrements truqués ne manquent pas dans la fiction. Et pour la culture générale, on ressortira la Révolution électronique [📕] du poète beat William S. Burroughs qui, à l’heure des bandes sonores, proposait déjà de faire tomber les mass-medias et les institutions à coup de fake news.

Sans la prise de parole d’Universal Music à ce sujet, et surtout l’aveux du créateur de cette pièce, impossible finalement de déclarer ce faux duo réellement… faux, tant sa véracité est troublante. L’avancée technologique sème le doute. Si bien que si émergeait demain un véritable duo entre Drake et The Weeknd, on serait en mesure de dire : “Mais prouvez-moi que ce duo a réellement été enregistré et n’est pas le fruit d’algorithmes.” [📄]

Prouvez-moi que c’est vrai.

La question posée par les avocats d’Elon Musk.

🤔 Doute

La question posée par l’invasion des intelligences artificielles, et surtout par l’invasion des médias créés par des intelligences artificielles, n’est pas nouvelle. Elle se résume en un Doit-on douter de tout ?

Illustrated man.jpg

On a beaucoup parlé d’Isaac Asimov dans les articles de #Cybernetruc! [📧], mais on n’a pas encore abordé la science-fiction de Ray Bradbury [📄]. Quand Asimov s’interroge sur l’avenir de l’humanité dans sa globalité, sur l’impact de la technologie sur la société à long terme, Bradbury se soucie bien plus de notre quotidien. Il explore nos réactions personnelles face à l’inconnu (la nouvelle The Rocket Man, ou The Long Rain dans le recueil The Illustrated Man [📕], paru en 1952), sur le destin de nos familles (The Veldt, The Last Night of the World ou Marionnettes, Inc. toujours dans le même recueil) voire sur notre spiritualité (The Man) ou notre culture (la magnifique The Exiles).

La science-fiction de Ray Bradbury questionne la place individuelle de l’homme face au progrès, et surtout ses pertes de repère… Une nouvelle pour illustrer cela ?

No Particular Night or Morning, toujours dans le recueil The Illustrated Man met en scène deux astronautes, Clemens et Hitchcock, le long voyage interstellaire. Leurs discussions, surtout guidées par Hitchcock, parlent de la réalité du monde. Pour Hitchcock, n’est réel que ce qui est tangible. Le reste n’existe pas. Et dans l’espace, si loin de la Terre, la réalité des autres humains existe-t-elle encore ? L’humanité est-elle réelle ? La Terre est-elle réelle ? Dans cette immensité noire où les étoiles sont si lointaines, qu’est-ce qui est encore vrai ?

Hitchcock finira, dérivant dans l’espace, convaincu que rien finalement n’existe que sa propre pensée.

🧠 Solipsisme

Hitchcock doute de l’existence de tout. De la vérité, la réalité de tout. Persuadé que le monde qui l’entoure, les images qu’il voit, les sons qu’il entend, les êtres qu’il touche, ne sont qu’illusion. La théorie philosophique à laquelle se raccroche son raisonnement se nomme le solipsisme. Je laisse la Wikipedia en faire une définition plus érudite que celle que je pourrais écrire :

Le solipsisme (du latin solus, « seul » et ipse, « soi-même ») est une théorie philosophique et métaphysique selon laquelle la seule chose dont l'existence est certaine est le sujet pensant. Forme extrême d'idéalisme, le solipsisme soutient qu'aucune autre réalité n'est certaine que celle du sujet qui pense. [📄]

Matrix » : des suites incomprises ou des séquelles toujours vives

Le solipsisme est en fait la philosophie du doute permanent. De la fin de la réalité. On peut en voir des expressions dans des classiques de la science-fiction comme Matrix [🎥] (forcément, dès qu’on parle de fin de la réalité) dans lequel le monde de la Matrice n’est qu’une illusion qui n’a rien à voir avec une réalité commune.

La question posée par les avocats d’Elon Musk sur la réalité de ses promesses ouvre la porte au monde d’illusion dépeint par les Wachowski, ou raconté par Ray Bradbury. Puisque… si l’on admet que tout document, toute photo, toute interview, tout expérience, peut-être fausse, alors on permet le doute permanent. Et on offre alors le droit à chacun de juger de la réalité de ce qu’il perçoit, du moins par voie électronique dans un premier temps.

Libre à moi de penser que Drake et The Weeknd ont réellement fait un duo, mais que cette intervention d’Emmanuel Macron n’est qu’un montage. Et libre à vous de penser l’inverse, ou de penser à 50% comme moi.

Si le doute s’installe de manière permanente sur la nature de tous les éléments que nous voyons. Et surtout, si nous ne nous posons plus la question d’identifier ce qui est faux - parce que tout doit être juger comme faux a priori, alors nous nions simplement une réalité commune.

Je vous laisse gamberger là-dessus.


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.

Retrouvez-moi sur Twitter ou Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Vous avez aimé cette lecture ? Alors n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :

Share

PS2. Vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ? N’hésitez pas à vous abonner :

6 / 20
 Persos A à L
Mona CHOLLET
Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
Michel GOYA
Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Frédéric LORDON
LePartisan.info
 
 Persos M à Z
Henri MALER
Christophe MASUTTI
Romain MIELCAREK
Richard MONVOISIN
Corinne MOREL-DARLEUX
Timothée PARRIQUE
Emmanuel PONT
Nicos SMYRNAIOS
VisionsCarto
Yannis YOULOUNTAS
Michaël ZEMMOUR
 
  Numérique
Binaire [Blogs Le Monde]
Christophe DESCHAMPS
Louis DERRAC
Olivier ERTZSCHEID
Olivier EZRATY
Framablog
Francis PISANI
Pixel de Tracking
Irénée RÉGNAULD
Nicolas VIVANT
 
  Collectifs
Arguments
Bondy Blog
Dérivation
Dissidences
Mr Mondialisation
Palim Psao
Paris-Luttes.info
ROJAVA Info
 
  Créatifs / Art / Fiction
Nicole ESTEROLLE
Julien HERVIEUX
Alessandro PIGNOCCHI
XKCD
🌓