12.05.2025 à 13:46
F.G.
■ S'il fallait démontrer que nous avons les admirations fidèles, l'attesterait sans nul doute celle que nous nourrissons pour l'écrivain vagabond et libertaire Georges Navel (1904-1993), qui a fait l'objet, en 2003, à l'époque où nous paraissions en revue (papier), d'un double numéro spécial d'À contretemps, publication reprise en volume en 2011 . Dans un excellent article qu'elle lui avait consacré – « Le travail de la main à plume » –, Arlette Grumo y écrivait : « Auteur d'un seul livre (…)
- En lisière■ S'il fallait démontrer que nous avons les admirations fidèles, l'attesterait sans nul doute celle que nous nourrissons pour l'écrivain vagabond et libertaire Georges Navel (1904-1993), qui a fait l'objet, en 2003, à l'époque où nous paraissions en revue (papier), d'un double numéro spécial d'À contretemps, publication reprise en volume en 2011 [1]. Dans un excellent article qu'elle lui avait consacré – « Le travail de la main à plume » –, Arlette Grumo y écrivait : « Auteur d'un seul livre sans cesse remis sur l'ouvrage – Chacun son royaume, Parcours et Passages n'étant finalement que d'admirables variations de Travaux, son premier livre –, Navel, écrivain de la “vie ordinaire”, inscrivit avec constance ses pas dans ceux de sa classe – dont il s'affirmait “moralement” solidaire. Mais, au-delà, de cette belle fidélité, ce “Navel, du Syndicat des terrassiers” – comme il l'écrivit à un juré du Goncourt – était d'abord un insoumis définitif, un réfractaire à tout enfermement, un franc-tireur de l'écriture. »
Datant d'avril-mai 1975, l'entretien de Georges Navel que nous reprenons ici fut originellement publié dans le premier numéro de la revue Les Révoltes logiques, paru au quatrième trimestre de 1975.
Retranscrire fidèlement du Navel est tâche impossible. Quiconque l'a entendu parler sait que le charme de son oralité, faite de silences suspensifs, d'hésitations réflexives, de quêtes des mots justes, d'allers et retours continuels, ne résiste pas à sa transcription. Lui-même le disait d'ailleurs : « L'enregistrement vocal exige la même voie de transmission. Il se fait par rapport aux gens auxquels on parle. On voit leurs yeux, ils ont compris, on ne s'étend pas. » Cette difficulté, nous l'avions déjà affrontée, en 2003, dans la transcription d'un entretien qu'il avait accordé à Phil Casoar sur son « aventure espagnole » au temps de la révolution sociale et dénouée en n'hésitant pas à retravailler l'entretien transcrit pour lui donner une forme écrite simplement lisible. C'est le même choix que nous avons opéré ici, en partant de sa version parue dans Les Révoltes logiques. Nous ne pensons pas nous être trompés, mais nous devions en avertir nos lecteurs. Et conclure en les incitant à lire Georges Navel, et notamment les dernières éditions ou rééditions qui ont récemment paru : Passages (L'échappée), Contact avec les guerriers (Plein Chant), Parcours et Près des abeilles (Gallimard). Ils ne le regretteront pas.– À contretemps.
À dix ans, dans les années 1914-1915, j'ai vécu près du front. Ma famille habitait aux environs de Pont-à-Mousson, un petit village qui s'appelait Maidières. C'était à 2 km du Bois-le-Prêtre ; Bois-le-Prêtre, eh bien, c'était les tranchées, ça ne se battait pas férocement, mais enfin il y avait des attaques, des obus, la vie près du front, quoi… Et la rencontre, une rencontre qui pour moi a été très heureuse, des marins, des gars du génie. Ce qui fait que quand j'avais dix ans, les bleus de la classe 16 se sont amenés. J'aurais pu leur parler comme d'égal à égal parce que j'avais plus d'expérience... Bon voilà. Mais j'ai quand même connu la guerre, j'en ai un souvenir. J'ai retrouvé parmi les soldats des gars qui ressemblaient un peu à mon frère Lucien par les idées, j'ai connu des socialistes. Une escouade de la Territoriale qui logeait chez nous, qui dormait par terre, sur des matelas ; eh bien j'entendais leurs discussions, je savais ceux qui étaient socialistes et ceux-là nous étaient sympathiques. Il y avait un gars barbu qui était auvergnat, je l'entendais dire : « Ces patriotes à la graisse de chevaux de bois, ils commencent à me plaire. »
Lucien était libertaire...
Oui c'est ça… Ils étaient assez rares, les libertaires. Il en avait fréquentés. Premièrement, il était allé à Paris. C'était un révolté. Par la vie des usines, par l'exploitation. Il avait participé à des grèves, même s'il n'y en avait pas beaucoup en Lorraine. Jeune, il avait donc fréquenté les groupes libertaires de Nancy ; fallait qu'il aille à Nancy pour rencontrer des copains, et puis à Paris. Quand il avait été adolescent, ramassé sur le trimard, il avait vu la misère de près. Et puis il recevait les canards. De temps en temps chez nous, les gendarmes apparaissaient pour fouiller sa valise, pour perquisitionner. Alors, après la guerre, quand il revient...
Votre frère avant-guerre était contre la guerre...
... et puis il s'est engagé, oui…
Comment vous expliquez ça ?
II ne faut pas oublier que dans le mouvement, les « grands » – Kropotkine, Jean Grave… – ont signé le « Manifeste des Seize ». Ce manifeste soutenait le bien-fondé de la position de la France. Nombreux d'ailleurs étaient ceux qui considéraient que la cause du droit et de la civilisation était de ce côté-là. À l'envers du Marx de 1870, en somme, qui, lui, préférait le triomphe de la Prusse avec l'idée que, si les Français prenaient une déculottée, ça rabattrait le caquet aux ouvriers parisiens. Là, les signataires du manifeste souhaitaient que la cause alliée triomphe ; ils ont peut-être, probablement, fait une erreur – elle leur a été reprochée –, mais ils l'ont faite au nom de certains principes, d'un attrait historique pour la France. C'est le cas pour le père Kropotkine. Il n'était pas le seul, c'était un mouvement : Sarajevo, l'attitude de l'Allemagne… Beaucoup ont perdu les pédales, mais les ont récupérées assez vite, dans les premiers mois ou dans l'année. Monatte, lui, et quelques autres, ne les ont pas perdues, mais pour des raisons qui m'échappaient alors. J'avais dix ans, je le rappelle. Moi, je suis surtout marqué par le retour de Lucien, mon frère. Après Maidières, nous nous sommes réfugiés à Lyon, en 1917 ou 1918. C'est par mon frère que je fréquente le groupe des syndicalistes ; et puis il y a tout ce qu'il me raconte, tout ce qu'il me dévoile.
Je l'ai dit, c'est un bouleversement que je ne souhaite pas aux adolescents de connaître. Je faisais confiance au monde des adultes, à leur sagesse, je croyais au respect. Et puis tout d'un coup, mon frère – c'était un frondeur, mon frangin – me dit en parlant des patriotes : « Ce sont des abrutis, des inconscients, on leur bourre le crâne ». Et il me révèle qu'il y a les marchands d'armes, l'exploitation industrielle, qu'on est de la chair à canon, etc. Ça tombe comme un couperet. J'ai fait, dans Parcours, un portrait des militants syndicalistes, de ces hommes bien, de ces militants de la première CGT. Ces gens qui lisaient, c'était des syndicalistes révolutionnaires – ou anarcho-syndicalistes. Ils avaient de la trempe. D'origine paysanne pour la plupart, ils étaient devenus ouvriers. Ils avaient de l'esprit, du bagout, de la force...
Ils étaient ouvriers qualifiés ?
Oui, ouvriers qualifiés, et pleins de ressources. Je suis de ceux qui pensent que les idées de révolte confèrent un certain génie. On peut les perdre, certes, ces idées, mais elles prédisposent à passer au crible de la critique un peu tout. De temps en temps, quand il y avait des discussions entre militants sur la société future, ça ne manquait pas d'humour. Ils se rendaient compte qu'il y aurait beaucoup de difficultés. Là où ils étaient positifs, c'était dans la lutte contre la guerre, leur action pour les lendemains qui chantent. À l'époque toute leur sympathie allait à la révolution russe...
Comment a-t-elle été perçue dans le milieu où vous viviez ?
Le milieu, c'était les copains, une petite société. Là, on la voyait comme une grande espérance, cette révolution. Lénine, Trotski, on connaissait leurs noms. Les soviets… On ne savait pas exactement ce que c'était que ces conseils d'ouvriers et de paysans – la forme de la dictature du prolétariat, nous disait-on –, mais on les regardait avec sympathie. J'avais assisté à un petit échange entre mon frère Lucien et le père Bécirard – dont j'ai fait le portrait dans Parcours –, qui était le type même de l'ouvrier-tribun. Il avait de l'allure, Bécirard, il parlait bien. « Tu sais, disait-il à Lucien, les masses sont indécrottables. Quand elles rentreront de la guerre, elles reprendront leurs pantoufles. » C'était des militants qui avaient le sens du tragique, mais ça ne les empêchait pas de lutter. Sans se créer de fausses espérances. Ils étaient défaitistes, ils étaient contre la guerre. Mon frangin, lui, avait participé aux manifestations défaitistes, en 17. Je connaissais déjà, quant à moi, des déserteurs. Dans le groupe de la Jeunesse syndicaliste, il y avait un gars dont je me souviens si bien que je pourrais en faire le portrait. C'était un ajusteur, très porté sur l'humour, à l'accent très parigot. On l'appelait « Mémoire chancelante », il était « désert' » – mais il n'était pas le seul, il y en avait deux ou trois parmi les mobilisés. Il avait trouvé un truc : il achetait du lait pour que sa logeuse soit convaincue qu'il était malade. En entrant chez sa logeuse, il toussait. Au boulot, il ne toussait pas. Pour expliquer sa présence à l'usine à ceux qui s'inquiétaient des embusqués qui échappaient à la mobilisation, « Mémoire chancelante » prétendait qu'il risquait une rupture d'anévrisme et qu'il ne lui fallait surtout pas soulever de fardeaux. Il y avait une sorte de chaleur entre nous. Nous faisions famille, en somme. Quant aux premières rencontres avec les aînés, ce fut, pour moi, comme un éblouissement. Ils avaient de belles gueules. Certains ressemblaient à Jésus-Christ ou à des penseurs. Ils lisaient. Ils vouvoyaient. Ils incarnaient la sympathie et la force. Parce que, parmi la classe ouvrière, les gars au boulot, il y a aussi de bonnes brutes.
J'ai commencé à travailler très tôt, à douze ans et de mon propre gré, chez le père Durand. C'était un gars de Montélimar. La guerre avait permis la création de beaucoup d'entreprises. Durand avait loué un terrain vague, monté quelques baraques et il y retapait du bidon de soldat et des casques bosselés : on faisait de l'étamage. Moi, je travaillais à côté de l'étameur, les pattes dans l'acide, dix heures par jour. Plus tard, j'ai bossé, à Lyon, avec des femmes et dans une meilleure ambiance. J'avais plaisir au boulot. J'étais réactif. Comme chez nous on est obligé, en somme, d'aimer le boulot, j'aimais le boulot. C'était avant le dévoilement, avant que je commence à comprendre quelque chose à la vie et à la société. Des conversations que j'avais, gamin, avec mon frère, tout ce que j'ai compris, c'est qu'on était une classe inférieure, parquée et méprisée. Du bétail en somme. Il ne s'est pas passé longtemps pour que je le comprenne. À quatorze ans, j'ai décidé que je ne passerais pas ma vie dans ce monde-là. C'est à ce moment qu'à peine converti aux idées avancées j'ai essayé de foutre le camp en Algérie, pays où, môme, j'avais vécu quelques mois comme réfugié. Je me suis dit : plutôt le pays du soleil que l'usine et ses règlements. Mais je crois que ce dévoilement fut un peu brusque. Mon frangin y allait un peu à coups de maillet. En plus, il n'y avait pas que mon frangin. J'avais lu La Vie tragique des travailleurs des frères Bonneff sur les conseils des gens de la Jeunesse syndicaliste, qui n'étaient pas des jeunes – ceux-là étaient mobilisés à Lyon –, et venaient d'un peu toutes les régions de France, avec des idées syndicalistes en tête et des livres dans leurs besaces.
Et les grèves de 1917 ?
Les grèves de 17 ont eu lieu dans les grandes boîtes. Nous, on était dans une petite boîte. Il faut bien se dire qu'en général, les gens sont passifs et que la guerre n'arrange rien. En 17, quand je voyais passer un drapeau rouge et des grévistes dans la rue, pour moi c'était la révolution. J'allais à la Bourse du travail, il n'y avait pas de bagarres, les orateurs parlaient de leur rencontre avec le ministre – je crois que c'était Albert Thomas [2] – à qui ils demandaient une augmentation. Il y avait des grèves, évidemment, mais aussi des courants d'idées, des émeutes, l'insurrection, la révolution en Russie, les mutineries au Chemin des Dames, tout cela se rejoignait. C'était comme un tissu, mais qui n'existait que pour les plus conscients, les militants. Ces idées passaient dans les discours et se communiquaient. Y'en a marre de la guerre, par exemple. Les gens qui n'y pensaient pas à ces idées se trouvaient donc entraînés, simplement parce qu'ils étaient là, qu'ils bossaient à tourner des obus. Quand mon frère était présent, j'avais des explications. L'amélioration du monde, la société future, on en parlait. Il me disait : « Tu comprends, quand il n'y aura plus de douaniers, plus de flics, plus d'armée, tout le monde travaillera ; il n'y aura que les malades qui ne travailleront pas. » Dans son esprit, tout s'organisait. En attendant, les gens qui développaient une sorte de pensée, il fallait qu'ils se retrouvent – comme dans une Église, en somme, même s'ils sont libres –, il fallait qu'ils voient leurs copains, qu'ils parlent des même choses, qu'ils se fortifient ensemble. J'allais avec mon frère à la Libre Pensée. On y rencontrait des socialistes. Il y avait des réunions fréquentes. En tout cas, je sais qu'à quatorze ans j'étais capable de faire le procès de l'action de Clémenceau.
Par la suite, il y eut la période des grands cortèges, des grèves, des occupations d'usine – de 1918 à 1920. Tout ça on le suivait, mais aussi les événements de Hongrie [3]. On s'exaltait de mots. Puis vint la retombée, l'échec de la grève des cheminots, le lock-out. La chambre patronale faisait le tri et n'embauchait plus les militants. Mon frère Lucien avait été assez violent, il s'était colleté avec un officier de police à la porte de son usine. On est venu à son domicile et il a foutu le camp à Paris. Après être revenu, il ne trouvait plus de travail et fut obligé de devenir manœuvre. Il a toujours dit qu'il avait un ange gardien. Par exemple, ce flic qui est venu le voir pour lui proposer… d'être mouchard. Au-delà de l'anecdote, ce fut la répression pour quelques années.
Vous avez travaillé chez Berliet, comment ça se passait ?
Avant Berliet, j'ai été manœuvre sur un chantier du bâtiment, je bossais 11 heures par jour, je gagnais autant que mon père et j'étais content de me faire une bonne paye. Un peu sur le modèle des sportifs, j'étais dur à la tâche et, comme chez tous les gamins, j'aspirais à la croissance, à devenir un homme. Vers quinze ans, j'étais donc manœuvre. Je tirais ma carriole. Là, j'ai rencontré un militant que j'avais connu à la Jeunesse syndicaliste. Lyon, ce n'était pas une ville où les hommes étaient atomisés. Ils se voyaient, les gars. Il y avait des liens de camaraderie. Pas de voitures, à l'époque, pas de trucs pour aller à la campagne, ils se rencontraient. C'était une tribu, les copains... Je rencontre donc Nury, un ajusteur, un Ardéchois, qui me dit : « Écoute, si tu veux, viens, tu pourrais embaucher à ma boîte. » Son patron, c'était Ladouard, ancien secrétaire de la métallurgie devenu petit patron qui travaillait derrière son tour. C'était l'exemple même du petit patron qui a toujours des relations d'estime professionnelle avec ses copains, qui n'est pas devenu un jaune. J'ai fait un apprentissage rapide d'ajusteur, j'ai tenu le balai pendant assez longtemps et j'ai fait des trucs plus difficiles.
Quand j'ai commencé chez Berliet, j'avais dix-huit ans. Là, c'était la grande boîte, l'usine de Vénissieux. Pour moi, enfin pour les outilleurs, c'était pas mal – même si on appelait la boîte « le bagne Berliet ». L'usine en hiver, le même train-train tous les jours : objectivement, je n'étais pas trop mal, j'avais un bon contremaître qui ne m'embêtait pas. Mais j'avais des crises. Des choses s'entrecroisaient, en somme. J'étais plutôt végétarien et buveur d'eau. Être végétarien, bouffer peu, en hiver et en pleine croissance, ce n'était pas simple. En plus je n'habitais plus avec ma famille et l'époque – 1922 – ne portait plus d'espérance. Comme j'étais un peu trop lucide sur moi-même, il me fallait un contrepoids de vie physique à mon existence.
Quels étaient les rapports entre les outilleurs et les autres ouvriers ?
Les rapports qu'on peut avoir en usine, c'est-à-dire aucun. D'autant que les outilleurs travaillaient derrière leur grillage, sans contact avec l'atelier. Par ailleurs, ce n'était pas une période d'agitation. Il n'y avait aucun mouvement. Le syndicat… néant ! En même temps, en 1922, j'ai croisé des gars parmi les outilleurs, des copains italiens qui avaient fait les combats de rue, je savais qu'ils étaient antifascistes, qu'ils avaient combattu. À cette période, c'était le grand reflux des gars qui avaient passé la frontière et avec lesquels on se retrouvait au boulot. Ça ne faisait pas beaucoup d'échanges sur les conditions de travail. Dans Travaux, j'ai parlé d'un copain, un aîné, Vacheron, qui avait 26 ans à l'époque et une sorte de gravité, de maturité. Bon ouvrier, il avait été syndicaliste, puis était devenu anarchiste individualiste. Il avait l'impression qu'il n'arriverait à la culture qu'en changeant de situation. Fallait faire son boulot, disait-il. Ce serait trop long de définir cet état d'esprit, une croyance dans la perfectibilité individuelle. On avait de la sympathie pour lui parce qu'il avait été délégué, on se connaissait. Nous étions marqués comme peuvent l'être des copains au sens où nous l'entendions, des copains qui lisent, des copains philosophes au fond, qui réfléchissent, qui critiquent, qui ont des idées, qui gardent les yeux ouverts, des copains conscients, en somme.
Où avaient lieu ces échanges d'idées, cette fraternisation ?
Dans les groupes. À Lyon, par exemple, il y avait, rue Marignan, le groupe libertaire, mais aussi le groupe des anarchistes individualistes, dit du Libre Examen. Le groupe libertaire était formé de compagnons d'un peu tous les métiers : des terrassiers, des peintres, des mécanos. Il y avait aussi des causeries, des polémiques aussi, par exemple sur Clérambault, le livre de Romain Rolland. En 1921, Million, secrétaire de l'Union des syndicats du Rhône, tenta de fonder une petite université populaire. On l'a appelée l'Université syndicale. Million, qui était réformiste, cherchait à former des militants préparés, mais tout ça n'a pas été suivi d'effets. Ça manquait d'éléments conscients de la tâche. Tout se faisait au petit bonheur la chance. Au même moment se créa un groupe qui aurait dû s'appeler « Jeunesse syndicaliste », mais prit le nom de « Jeunesse ouvrière ». À travers les influences exercées sur nous, les journaux que nous lisions, nous étions plutôt libertaires. Je me souviens du Réveil de l'esclave, de La Mêlée, de L'En-dehors. La cogitation intellectuelle allait très vite. Paraissait aussi un petit canard, créé par un armateur de Paris, qui s'appelait L'Ordre naturel, et qui défendait les thèses de l'École de Manchester, de Bastiat, de Spencer : il était antiétatique et antinationaliste et sa doctrine c'était le laissez-faire absolu. Pas de coalitions ouvrières, pas de trusts, pas d'interventions de l'État – ou suppression de l'État –, supra-nation. Ça imbiba très rapidement certains d'entre nous, dont un copain qui ne jurait plus que par Bastiat. En fait, ça contribua à démolir le groupe. Quand je discutais avec ce copain qu'on appelait Marcel, je lui disais : « Mais, Marcel, les hommes, c'est pas des boîtes d'allumettes ». Moi je me sentais très faible sur la théorie de la valeur, les lois de l'offre et de la demande, l'économie politique. Mon père travailla quarante ans à l'usine de Pont-à-Mousson. J'ai toujours eu un sentiment très vif, viscéral, d'appartenir au monde des serfs. Je l'avais en moi, ce sentiment. Je l'ai senti, à Lyon en octobre 1915, en revenant d'Algérie où j'avais passé six mois comme réfugié. Quand j'ai retrouvé ma famille à Lyon, j'ai eu le sentiment qu'on était mieux, qu'on avait échappé à la domination de la grande boîte, aux jetons pour aller à la coopérative, à la paye insuffisante.
J'ai en tête une discussion au sein du groupe lyonnais auquel j'appartenais – j'avais 19-20 ans. Appartenir à un groupe, c'était vivre la même aventure : quand les copains se dispersaient ou étaient bouffés par une sorte de disponibilité, ils n'entretenaient pas la foi, mais la critique ; ils s'ouvraient à justement ce qui pourrait nous démolir… On appelait ça la liberté d'esprit !
Je voulais voyager pour voir. À cette époque, je me sentais assez bien armé. Il y avait encore des groupes, je savais que dans telle ou telle ville où je pourrais aller, je retrouverais des copains. En 1925, j'ai repris mon projet, je suis parti vers l'Espagne : je me suis confronté à des travaux un peu au hasard de ma route, des travaux physiques. J'avais besoin de vivre au grand air. J'ai compris que ça m'équilibrait, que la critique aurait fini par ronger mon sentiment vital. À l'automne, je suis revenu vers les livres, les copains, l'usine à Lyon. J'ai eu l'occasion, à la fin de l'année 1926, d'être encore à Paris, mais le chômage venant, j'ai dû repartir dans le Midi bosser. Puis est arrivée l'année 1927 : j'avais été ajourné deux fois pour l'armée. J'étais passé deux fois devant le conseil de révision, avec des certificats. J'avais pas du tout l'intention d'être militaire, c'est la marque que m'avaient laissée les idées libertaires, l'idée que l'individu n'est pas le sujet de l'État ni même celui de la société. Ce contrat-là, je n'en voulais pas. Je n'étais pas sûr, moi, que le communisme soit possible, mais ne pas être militaire c'était mon bout de certitude. Et puis je ne pouvais pas, quoi, physiquement, enfin, totalement, je ne pouvais pas être militaire. J'avais été très accommodant, je n'ai pas été objecteur de conscience, je suis allé à l'armée pour être réformé. J'avais que six mois à faire parce que j'avais été déjà ajourné deux fois, et j'allais dans un corps d'armes assez privilégié : la DCA. Je suis allé à Toul, j'ai fait ce que je pouvais pour être réformé. J'avais 23 ans et l'impression que j'allais perdre six mois d'un temps extrêmement précieux. J'y ai passé trois semaines et je suis parti, je suis revenu à Paris.
La situation à Paris n'était pas très facile, j'ai pu embaucher chez Citroën avec les papiers d'un copain qui était lui-même insoumis. À l'époque, les bureaux d'embauche ne regardaient pas, ils avaient besoin d'outilleurs. C'était chez Citroën à Saint-Ouen. J'ai commencé dans un service d'entretien général, il y avait un certain désordre, ça cafouillait, je travaillais de nuit, on ne foutait pas grand-chose... Mais enfin, c'est dur le boulot, j'ai travaillé quelques mois et j'ai pris des vacances ; j'ai dit à mon chef que j'étais malade, que j'avais besoin de me reposer, que je reviendrais. Quand je suis revenu, j'ai repris dans une autre équipe où le boulot était extrêmement dur. Ça tenait aux conditions : quand, à la chaudronnerie, tous les ateliers se trouvaient réunis et qu'on devait faire un boulot de précision... (c'est le point qui m'a déterminé un peu à écrire Travaux), là, j'ai eu l'impression de vivre l'expérience des hommes primitifs quand ils étaient en face des diplodocus ou des dinosaures. Les monstres avaient changé. Désormais, c'étaient des machines. Alors, la vie vous dépasse, le sentiment naît d'être dans la société sans avoir droit à la vie. Quand on est dans la condition ouvrière, on est soumis, on peut râler mais on se plie aux conditions faite aux ouvriers, on est comme les autres, quoi, égaux dans l'exploitation, on ne lâche pas le peloton, car si on le lâche, on est dans la faiblesse. À cette époque, j'ai été blessé à la main : pour la première fois, je n'ai pas pris de feuille d'assurances, je suis resté avec un gros pansement à l'index, puis j'ai bossé. Ça m'avait d'ailleurs valu la sympathie du docteur ! Plus tard, le boulot est devenu plus difficile encore : la fatigue, le bruit, j'en avais ma claque. Je suis retourné voir le docteur, qui m'a facilité une embauche chez Citroën à Levallois : là, pas de vacarme, pas de grosses machines, du bruit mais normal... Mais commença une pratique de contrôle qui n'avait jamais sévi chez les ajusteurs-outilleurs, dont le travail restait artisanal. Pour la première fois, j'ai été chronométré par des gens qui n'y connaissaient que couic, des jeunes gens qui n'avaient jamais travaillé. Ça obligeait à une sorte d'intensité dans l'effort, comme s'il fallait être le champion ! Ce n'était pas la chaîne, ce n'était pas du travail en série qu'on faisait. Tout le contraire : on faisait des instruments de précision qui devaient servir à mesurer des pièces pour des ouvriers spécialisés sur leurs machines. Ce sont des pièces isolées, mais si on avait besoin de quinze heures et qu'on nous en donnait huit, on avait des bons. Quand les bureaux avaient cafouillé, le contremaître, le chef d'équipe, prenait sur lui : « Je t'arrangerai ça sur un autre bon »…
Comme je ne sortais pas à midi... parce que les petits bistrots c'est la zizique, le joueur d'accordéon, le coude-à-coude, ça gueule, je bouffais quelquefois sur mon étau... Mes neuf heures, ça se traduisait par onze heures de présence : alors le soir, je marchais à petits pas. Quand je me retrouvais à l'hôtel, si ma femme froissait un journal, je commençais à chialer. J'avais le sentiment que je ne tenais pas le coup, que j'étais à la limite de l'effort, que je frisais l'hystérie. À un moment donné, sentant que je ne pourrais plus tenir, je suis allé revoir le toubib, je lui ai présenté ma main et mon index, je voulais une feuille d'assurances pour une opération qui rétablirait mon tendon. J'ai un peu insisté, mais il me l'a refusée et il a appelé le gardien de service. Je me suis servi de cet exemple, dans Travaux, je ne faisais que défendre la nécessité du syndicat, de l'union. Là, il n'y avait pas d'entraide, il n'y avait rien, pas de délégués, pas de recours...
Il n'y avait rien comme syndicat chez Citroën ?
Ils existaient peut-être, les syndicats, mais il n'y avait pas de syndiqués dans la boîte, pas de syndiqués qui se faisaient connaître, du moins…
Y avait-il des accrochages avec les chronométreurs ?
Nous, on ne les voyait pas, les chronométreurs, ce n'était pas le même système. C'était les manœuvres spécialisés travaillant sur des machines et qui faisaient des gestes répétitifs qui étaient chronométrés. Il y avait le démonstrateur, le régleur, habile à la machine, qui faisait le geste, il avait 150 pièces à faire ou 1 000, il avait calculé tant de temps, tu les gagnais ou tu les perdais, tu perdais ton bon... Mais nous, il ne pouvait pas y avoir d'accrocs, c'était simplement un temps fixé par quelqu'un qu'on ne connaissait pas – et depuis son bureau. Dans l'atelier où j'ai bossé quand j'étais à Saint-Ouen, les chefs étaient sympas : on faisait un dur boulot, à partir de lecture de dessins, dans de rudes conditions de bruit, sans outillage. Un atelier de mécanique de précision lié à un atelier de chaudronnerie et d'emboutissage où les machines font quatre mètres de haut, ça n'allait pas ! On ne voit pas un chimiste travailler parmi l'éclatement des obus !
J'ai été très réactif à la pollution, aux bruits, au malaise que produisent ces trucs-là. Il pouvait y avoir des incidents, de temps en temps, avec les gardiens, mais ce n'était pas à proprement parler des accrochages, des mouvements organisés.
Muni d'une feuille d'assurances, je suis allé à la clinique de la CGTU. La CGTU existait en tant qu'organisation, mais elle était faible. À cette époque, il devait y avoir de 25 000 à 35 000 gars au Parti. On en voyait, de temps en temps, qui vendaient L'Avant-Garde à la sortie de Renault et à qui on pouvait serrer la main, mais des gars un peu ouverts ou réactifs, on n'en voyait pas, même si on sentait parfois une certaine forme d'assentiment à certains propos chez ceux qui avaient des souvenirs. Le mouvement syndical s'est noyé. On en a d'ailleurs ressenti les retombées un peu partout : moins de fêtes populaires, moins de groupes, moins de trucs partout. Sur le chemin de Paris, en 1923, je me suis arrêté à la colonie de Bascons pour y retrouver des copains, des libertaires. C'était comme une secte qui se distinguait par un style de vie et la pratique du végétalisme. À Paris, il y avait le foyer végétalien de la rue Mathis, créé par Buteau, un gars qui avait connu Lénine. Il était sur la lancée tolstoïenne, si on veut, et faisait sien le principe épicurien de liberté par la limitation des besoins. Au foyer, il y avait des Italiens, chassés par le fascisme, des Russes, des Bulgares, pas beaucoup de main-d'œuvre immigrée proprement dite. Il y avait aussi une effervescence parisienne d'après-guerre. Au Dôme, notamment, c'étaient les peintres d'origine scandinave qui dominaient. Il y avait beaucoup de curiosité, un mouvement de vie intellectuelle, spirituelle, dont on retrouvait la réplique dans ce restaurant végétalien où ça remuait comme à l'Odéon en 1968, avec les mêmes interventions drolatiques !
Ce n'est plus le mouvement ouvrier à proprement parler, en fait, ce sont des échappées. Avec des retombées, des moments où l'on ne croit plus, n'espère plus, où l'on prête l'oreille à d'autres voix : la libération par l'illégalisme, la révolte ouverte, et peut-être même la révolte à tombeau ouvert. Le père Buteau, lui, croyait avoir trouvé une autre forme d'évasion de la lutte de classes, une libération par la limitation des besoins : vous êtes libres, vous n'êtes plus dans le carcan de l'usine, vous pouvez même rejoindre les champs ou la nature. Ces petites aventures dont je parle, ça aurait pu éclore autour du syndicalisme, de la révolte ouvrière. Je me souviens de mon vieux copain Nury, dont j'avais été l'apprenti. À quarante-cinq ans, il a dû laisser tomber la boîte de Ladouard. Sa femme a travaillé dans une coopérative de chaussures. Il me disait : « Oh, tu comprends, nous maintenant, on décroche… » Il y avait quelque chose qui s'était passé dans la génération de ceux qui ont eu vingt, vingt-cinq ou trente ans en 1914. Ils avaient cru à la grève générale, à la solidarité ouvrière, à la révolution russe. Ils avaient été dans de grands espoirs. Tout ça, d'un coup, c'était retombé. Alors ils se disaient : « Les masses sont indécrottables, ce sont tous des abrutis... ». Ceux qui le pouvaient, ils décrochaient... Mon frangin Lucien a décroché après les grèves de 1920, d'abord parce que les gars de sa boîte n'avaient pas été solidaires. Il avait ressenti comme une défection ouvrière. Quand Lucien fut menacé de poursuites, c'est le directeur de l'usine Zénith de Lyon où il travaillait qui, adepte des théories fordiennes – qu'il avait déjà appliquées à ses managers avancés –, s'était mis en tête de créer le bien-être par le fordisme en s'annexant les syndicalistes les plus militants. Il suffisait, pensait-il, de leur filer de bonnes places. Si Lucien avait été minimalement opportuniste, il serait devenu chef d'atelier.
Pendant un certain temps, j'ai éprouvé le sentiment qu'il n'y aurait peut-être pas la révolution, mais qu'un état d'esprit persisterait, fondé sur le refus d'entrer dans les rouages, sur le grignotage du système. C'était aussi un courant, le courant de la société future l' « ici et maintenant » des individualistes anarchistes qui faisaient petite société close, entre copains.
En 1928, je me retrouve chez Renault, dans un petit atelier très agréable, sans bruit ni temps compté. J'avais une blouse blanche. Il y avait là un gars assez intelligent, le père Calflèche, qui avait travaillé avec les Voisin, les premiers créateurs de l'automobile. Il avait connu les ouvriers de la première automobile. Calflèche, c'était une sorte d'autorité morale. Il ressemblait à Paul Valéry, petites moustaches, façon élégante de rouler sa cigarette, un côté parigot, fin. Dans l'équipe, il y avait des gars qui roulaient les épaules, qui parlaient argot un peu fortement. Pour le père Calflèche, j'étais le gars qui lisait, et ça, ça faisait une amitié. Je n'y étais pas mal dans ce monde, mais je pensais à un retour vers la vie, vers le Midi. Alors je suis parti. J'ai quitté ma compagne. À cette époque, je lisais une petite nouvelle de Gobineau, insérée dans Les Nouvelles asiatiques, avec un côté amour chevaleresque. Au fond, me disais-je, moi, si j'écrivais, ce ne serait pas autour de l'homo œconomicus, l'ouvrier. Si j'écrivais, je ferais passer l'homme dans beaucoup de trucs que la société ne peut pas satisfaire et que la révolution ne satisfait pas non plus, tout ce qui est relatif à la vie dans les profondeurs, au courant des aspirations. Toute société aspire à donner à tout un chacun ses 11 à 15 m2 de logement ou un peu de verdure ; elle a de la vie une définition purement matérielle. Moi, toute la vie qui m'est passée dans le carafon, c'est un peu grâce à la littérature que c'est venu, car ça ne vient pas tout seul.
En 1925, avant de partir vers les Pyrénées, j'avais expliqué mon projet à Malespine [4] : partir en Espagne, m'engager dans le Tercio [5], puis déserter et rejoindre le Rif pour me battre avec les Marocains. Ce n'était pas la cause marocaine en soi qui m'importait, mais j'étais porté par une sorte de vision stendhalienne, j'avais compris des trucs, je voulais vivre pour l'énergie, le développement physique. De toute façon je ne voulais pas être du côté impérialiste. Heureusement, je n'ai pas pu réaliser mon projet. Je suis arrivé à la frontière, je ne l'ai pas traversée ; le voyage avait un peu trop duré et la griserie du rêve s'en était un peu allée. Un copain m'a dit : « Surtout, ne va pas en Espagne, y a pas de boulot. Je ne lui avais pas parlé de mes projets… Reste ici, tu pourras t'embaucher, et effectivement, j'ai embauché. Une fois que j'ai travaillé physiquement, j'ai compris. Je me suis dit : tiens, les rêves ce sont des rêves où la volonté de faire ceci ou cela relève de l'instinct. C'est comme un langage qui envoie une sorte de message sur la vie physique, le besoin et l'emballement qu'elle procure… En réalité j'avais besoin de soleil et de grand air.
À Perpignan, je me suis rapproché de la tribu. Il y avait de très beaux arbres à l'époque dans cette ville, des platanes, c'étaient comme des fûts, une chose unique en Europe, ils ont été coupés, probablement à cause du vent. Là, j'ai rencontré un gars avec des cheveux un petit peu longs et des sandales ; il n'y avait que les anars qui portaient des sandales – un peu à l'imitation d'Isadora Duncan. Je me suis approché de lui, mais je ne savais pas parler l'espagnol. Alors je lui dis : « Anarchiste ? », ce qui était facile à deviner vu qu'il avait des brochures plein ses poches un peu flottantes. Le gars devait appartenir à la catégorie végétarienne et individualiste. Il me dit : « L'anarchisme est la perfección individual », puis il me présente ses copains, des copains qui travaillaient, des Catalans, des gars de la Fédération anarchiste ibérique (FAI). L'après-midi, je les ai suivis. Ils avaient une organisation un peu clandestine qui tenait réunion à la campagne, en petits cercles. Un peu plus tard, il m'a mis en relation avec l'unique libertaire de Perpignan, un copain dont j'ai oublié le nom, père de famille de deux enfants – sa fille s'appelait Vérité et son fils Spartacus. Lui, c'était un anarchiste œcuménique. Il plaçait dans les kiosques de Perpignan la presse anarchiste : L'En-dehors, journal d'Armand, qui avait succédé à La Mêlée, L'Idée libre, d'André Lorulot, petit feuille d'éducation populaire et sans doute aussi Le Libertaire.
En me rapprochant des copains catalans, j'ai rencontré Carlos, un maçon andalou qui avait vécu les années de répression qui précédèrent la dictature de Primo de Rivera, le temps des pistoleros. Enchaîné, il avait été baladé à travers l'Espagne. C'était un gars à l'aspect un peu arabe qui avait pas mal lu, mais avec qui on ne pouvait guère parler, car c'était un type froid. Quand il entendait les copains libertaires discuter, il disait : « Ce sont des enfants... ». Il en était revenu, en somme, de l'idée que les choses pourraient changer, il avait acquis une sorte de sagesse intérieure qui l'avait plongé dans la solitude, l'isolement. Ses seuls camarades, cela dit, c'était des révolutionnaires, des libertaires. Chef de chantier, il construisait une église de briques. C'était un beau chantier, le chantier de Carlos... Il est vrai que, quand on a vingt-et-un ans, on développe une sorte d'imagination poétique. Derrière les gars du chantier, je voyais des Velasquez. Il faut avouer que c'était une belle race, l'espagnole, elle n'était bouffée ni par l'alcoolisme, ni par le cynisme gaulois français.
C'est en 1932 que vous vous manifestez aux autorités militaires ?
Non, en 33… Ça n'a pas beaucoup d'importance, d'ailleurs. À l'époque, c'était difficile pour moi. Sans être réellement informé de ce qui se passait en Russie, je manifestais une vague sympathie à l'égard de la révolution russe. Si j'avais bossé chez un employeur bourgeois, il aurait dit que j'étais rouge. Dans le Midi, j'ai fait une expérience marquante : quand je travaillais sur les chantiers, j'existais physiquement. Par comparaison, quand j'ai bossé en usine, je me sentais diminué, je ne ressentais pas le même influx.
En somme, j'éprouvais que ce rapport qu'il pouvait y avoir entre une sorte de santé physique et le lyrisme – et même l'appétit pour la vie – n'opposait pas la vie physique à la vie mentale. Avant de quitter Renault, j'avais bien réfléchi à cela. Je m'étais dit que je n'étais pas disposé, pour être un bon ouvrier, à vendre ma cervelle. Car, en effet, pour être un bon ouvrier, il faut y mettre beaucoup de soi, ce qui signifie ne pas trop lire – et je lisais beaucoup – ou ne pas trop aller au théâtre – et je trouvais ma respiration au Vieux-Colombier à l'époque des Pitoëff et de Copeau. Je ne pensais pas qu'au boulot, je n'étais pas disponible que pour l'usine. Partant de cette réflexion, j'en suis vite arrivé à la conclusion qu'en devenant terrassier je ne vendrais ni mon intelligence ni cette part profonde de moi-même qui m'inclinait à rêver, à remuer, à aimer la vie. En fait, je n'étais peut-être pas doué pour être un as du travail en usine. Je me débrouillais pas mal chez Renault, mais je n'étais pas le compagnon le mieux payé ; ce n'était pas à moi qu'on donnait le boulot le plus difficile à faire. Il m'arrivait d'ajuster très bien une pièce au 1/100e, mais c'était parce que je m'étais trompé de 1 cm dans le tracé.
En 32, on avait ce sentiment – que certains « marginaux » peuvent encore éprouver aujourd'hui – qu'il fallait grignoter du temps au travail, ne pas être militaire, ne pas se marier, ne pas se prêter à l'exploitation. En attendant mieux, il fallait vivre. Fin 29-30 je suis entré chez Mossekoust, une société d'import-export qui avait un magasin de produits soviétiques : des dentelles d'Orenbourg, des poupées d'ici ou là, des étuis à cigarettes en bouleau, etc. L'affaire était sous la dépendance de la délégation commerciale soviétique. À l'époque, j'habitais Auteuil. Moi ce truc de la grande ville, même pas mal, ça ne m'allait pas, je ne m'y sentais pas bien. Je suis donc retourné dans le Midi. J'ai pris la pioche. C'était dans la région de Cavalaire ; je revenais pour trouver une petite propriété à louer et finalement je l'ai eue. Pendant deux ans et même si la vie n'a pas toujours été facile j'étais – poétiquement, je veux dire – dans une sorte d'accord, j'éprouvais un sentiment lyrique de la vie, je travaillais avec un certain plaisir, je n'étais ni dans l'ennui ni dans le regret. C'était une sorte d'existence des plus agréables, mais qui, à la fin, au bout de deux ans, me parut limitée. Ça tombait bien parce qu'il s'est trouvé que mon propriétaire avait besoin de reprendre le domaine qu'il m'avait loué pas cher.
De là, je suis parti pour Nice où j'ai retrouvé un pote, Isaac Fresco. Il était venu me visiter dans mon petit domaine. Il était végétalien, Fresco, il m'a donné à manger quelques petites salades et des cacahuètes le soir, 10 balles de temps en temps. J'ai fini par trouver un boulot, mais j'étais quand même passé près de la cloche. C'était une expérience… Quand je me suis retrouvé à Paris, c'était le Paris des clochards, le Paris des soupes populaires, du chômage, y avait pas de boulot. Au fond, à l'époque, c'est comme si j'avais dû réviser mes principes. Je n'ai pas touché au marxisme, mais je m'intéressais au parti des bolchos, des vestes de cuir, je lisais L'Huma. Il faut dire que je ressentais un grand malaise dans les quartiers d'Auteuil, le grand bourgeois entrant dans son auto, tout ça... Mieux vaut pas trop ressentir les choses en prolo révolté, quoi, mais enfin, à l'époque, c'était un peu comme si j'étais battu... Pas par l'objection de conscience mais par le grignotage, qui ne prévoyait pas les crises cycliques ! Apparemment, donc, il n'y avait que l'action révolutionnaire. À l'époque, j'avais retrouvé à Lyon, dans l'entourage de Malespine, Pierre Laurent Darnar, journaliste à L'Huma du temps de Gabriel Péri. Il était devenu bolcho. Je sentais que je me rapprochais. Et puis j'en avais marre, j'avais sept ans d'illégalité, ça devenait gênant. Alors j'avais décidé qu'un jour je me rendrais aux autorités et que j'apprendrais à me servir d'une mitrailleuse...
Il y avait les meetings, il y avait L'Huma. Quand je suis rentré à Paris, j'ai retrouvé ma compagne. Elle était chômeuse et vivait dans un petit meublé où je ne pouvais pas rester parce que le concierge m'aurait repéré. Le copain qui m'avait préparé des papiers vivait aussi à Paris ; j'avais donc une double identité à la même adresse. Comme il fréquentait un cours à la CGT, un cours sur le marxisme, il y rencontra un gars qui s'appelait Bertholet, un Suisse qui appartenait à un mouvement à part, un petit mouvement socialiste. Il habitait Bourg-la-Reine dans l'atelier d'un sculpteur allemand qui s'appelait Ilmari. En 1933, Ilmari était parti faire la révolution en Allemagne. Un soir, Bertholet m'annonça qu'Hitler venait d'être élu chancelier. Deux mois plus tard, il y avait une forte campagne pour exiger la libération de Thälmann, le chef communiste.
Mais enfin, tout ça ne change pas mon truc. À Nice, j'avais fait une sorte d'expérience de rêve éveillé, de marches nocturnes, des tas de trucs, je rêvais... Quand je me suis retrouvé à Paris, je bossais mais je vivais aussi un moment de dépassement, une illumination, tout d'un coup. C'est comme si j'avais été rattrapé par la marche de l'histoire. En même temps, à Paris, petit à petit, je sentais que je me ratatinais, que je rentrais dans la tristesse. Un jour, j'ai décidé d'aller me promener : j'ai fait un tour à pied des champs de bataille de Verdun ; je cherchais toujours l'équilibre, les raisons d'être, les raccords. Le sentiment de la vie, c'est le sentiment d'un manque. Je pourrais dire que j'étais très malheureux, en tout cas que je n'étais pas heureux… Il y avait la vie dans ce qu'on pourrait appeler le rapport aux choses profondes et la vie ordinaire : le chômage, l'évolution idéologique. Un jour j'ai décidé que ce serait en hiver que je me rendrais de préférence. Pour être franc, je ne me suis pas rendu pour des raisons idéologiques. Avec ma compagne, la vie était devenue un peu difficile. Un soir de paye, je rentrais et il n'y avait ni haricots ni carottes cuites ; j'ai dit des mots, ce fut une scène de ménage. J'ai foutu tous mes poèmes au feu ; tout ce que j'avais, je l'ai foutu au feu. Et je me suis dit qu'en taule je deviendrais fou, mais que j'échapperais au reste. Enfin, il se passa toujours autre chose que ce qu'on avait prévu, mais c'est comme ça que je me suis rendu.
Entretien avec Georges NAVEL, avril-mai 1975
[Source : Les Révoltes logiques, n° 1, quatrième trimestre 1975].
[1] À contretemps, L'Écriture et la Vie. Trois écrivains de l'éveil libertaire : Stig Dagerman, Georges Navel, Armand Robin, Les Éditions libertaires, Chaucre, 2011, 336 p.
[2] Le socialiste Albert Thomas (1878-1932), partisan de l'Union sacrée, était, depuis septembre 1914, en charge de coordonner les chemins de fer, l'État-Major et le ministère des Travaux publics. Il démissionnera de sa fonction en septembre 1917.
[3] Le 21 mars 1919 fut proclamée la République hongroise des conseils, qui s'effondra le 6 août.
[4] Émile Malespine (1892-1952), médecin psychiatre et fondateur, en 1925, de Manomètre, revue surréalisto-dadaïsante lyonnaise, noua une relation d'amitié avec Navel et lui publia son premier poème. Le jeune Navel suivait avec beaucoup de constance et d'intérêt les cours que Malespine donnait à l'Université syndicale de Lyon sur « Esthétique et psychologie ».
[5] Équivalent de la Légion étrangère.
05.05.2025 à 07:32
F.G.
Anselme Plisnier n'aimait pas attendre. J'avais été prévenu : le moindre retard, même minime, le mettait hors de lui. Or, ce jour, malgré la grande marge que je m'étais octroyée, je me perdis lamentablement dans le dédale banlieusard avant de trouver ce coin paumé où il créchait. Il faisait de surcroît un temps de chien et le trajet sur ma bécane m'avait réservé quelques mauvaises surprises. C'est vrai que l'engin tenait de l'antiquité. Quand j'avais appris d'un anarchiste espagnol de (…)
- Passage des fantômesAnselme Plisnier n'aimait pas attendre. J'avais été prévenu : le moindre retard, même minime, le mettait hors de lui. Or, ce jour, malgré la grande marge que je m'étais octroyée, je me perdis lamentablement dans le dédale banlieusard avant de trouver ce coin paumé où il créchait. Il faisait de surcroît un temps de chien et le trajet sur ma bécane m'avait réservé quelques mauvaises surprises. C'est vrai que l'engin tenait de l'antiquité.
Quand j'avais appris d'un anarchiste espagnol de l'armée des ombres que l'Anselme habitait Deuil-la-Barre, ça m'avait fait sourire. Drôle de nom pour quelqu'un qui, aux dires de notre ami commun – Juanel, l'anarchiste en question – avait risqué cent fois sa vie du temps de la Résistance, qu'il avait faite dans les rangs de la Main-d'œuvre immigrée (MOI).
À ma montre, j'avais une bonne demi-heure de retard quand j'agitai la clochette de la « Villa des cyprès », ça ne s'invente pas. Pour sûr, ça sentait vraiment le cimetière, ici ! Du perron, son hôte, gapette vissée sur le crâne, me fit signe de pousser le portail. Je lui trouvai la mine peu avenante. À mes excuses pour le retard, la réplique fusa : « L'heure, c'est l'heure, mon petit camarade. Il fut un temps où ça se jouait à la seconde près. » La suite fut encore plus nette : « Oui, gamin, la vie exigeait, pour ne pas la perdre, d'être ponctuel aux rendez-vous. » J'étais bien chez Anselme Plisnier, nom de résistance de Max Minczelez, casquettier de profession.
À l'intérieur, le bordel frisait le génie. « Fais pas attention, avait lancé l'Anselme en poussant la porte d'entrée du château, je vis en vieux garçon depuis belle lurette. » La cuisine relevait du plus parfait capharnaüm. La visite n'était pas prévue, mais le vieux terroriste à la retraite me fit faire halte pour activer sa bouilloire. « Tu comprends, on va monter à l'étage et, une fois calé dans mon fauteuil, j'ai la flemme de redescendre. Or le thé, petit, c'est ma drogue, j'en bois plus d'un litre par jour, comme Bakounine. Ça me réchauffe le corps et l'âme. » Du coup, je pouvais profiter du point de vue, et c'était pathétique : des assiettes sales en pile, des bouteilles vides encombrant une table branlante, une gazinière d'avant le déluge. Même dans les communautés les plus cradingues que j'avais fréquentées du temps de la grande migration campagnarde de l'après-68, je n'avais jamais connu ça. Et mon étonnement devait être visible puisque l'Anselme se crut obligé de me rassurer : « Te bile pas, c'est mieux rangé ailleurs. » À condition de fermer les yeux, n'allais-je pas tarder à constater… Quand la bouilloire siffla, mon hôte versa sans trembler son contenu dans une thermos, chercha sa boîte à thé noir, deux verres à anse, un paquet de gâteaux secs entamé et carra le tout sur un plateau décoré de foireux motifs japonais. Il me mit le tout dans les mains et organisa la manœuvre. « Tu prends l'escalier à droite et tu montes au premier. C'est la porte en face. Tu entres et tu t'installes. Deux trois choses à terminer et je te rejoins. » J'obtempérai aux ordres de l'Anselme.
Sur la porte, un carton punaisé indiquait « Atelier ». Et ça y ressemblait. Au sens fourre-tout. L'espace était tellement encombré que je ne voyais pas où poser le plateau. Par bonheur, il restait une place. Une vingtaine de minutes plus tard, c'est la voix d'Anselme qui m'arriva en premier : « Mais merde, t'es où ? », claironnait-elle. La porte fut ouverte avec vigueur : « Je t'ai dit en face, pas à droite. En face, c'est à côté. » La situation avait quelque chose de surréaliste. L'Anselme s'empara du plateau et, d'un signe de tête, me désigna la sortie, non sans ajouter un commentaire de son cru :
– Finalement, t'es aussi mauvais dans la ponctualité que dans le repérage, pas vrai ?
– Vrai, camarade, j'ai beaucoup de choses à apprendre. C'est d'ailleurs pour ça que je suis ici.
Ma réponse fit mouche.
– Te bile pas, gamin, tout s'apprend, même le pire.
À côté, c'était mieux, mais spartiate. Un fauteuil, une table basse et des étagères croulant sous le poids des livres. Anselme posa le plateau sur la table et se cala dans son fauteuil à oreilles. Je cherchais en vain une chaise.
– Y'en a une à côté, me dit l'Anselme.
– Par terre, ce sera bien.
– C'est bien de vivre un peu à la dure, ça forge le caractère. Alors, c'est Juanel qui t'a rancardé sur moi ?
– Oui, il m'a dit que tu aurais peut-être des choses à me raconter…
– Dans quel cadre ?
– Disons que je recueille des témoignages sur les combats passés et que je les collectionne avec l'idée d'en faire quelque chose.
– Un mémorial ?
– Non pas vraiment, ce n'est pas mon genre.
– Et ça t'est venu comment d'archiver la mémoire des défaites ?
– D'une passion pour les combats les plus beaux, ceux qu'on perd.
La réplique plut à l'Anselme. Ce coup-ci, son sourire était différent, plus tendre.
Cette première rencontre avec Anselme Plisnier devait me permettre d'établir le contact. C'était ma méthode. Il me fallait d'abord faire lien, tisser une relation de confiance. C'est à cela que je pensais quand l'Anselme me harponna :
– Alors, que sais-tu de moi si ce n'est pas indiscret, que t'as raconté Juanel ?
J'avoue que je fus déstabilisé par la hardiesse de l'Anselme. En général, on laisse venir. Lui prenait les devants. Je compris vite que je n'étais pas le seul à tester l'autre.
– En vrac, je sais que, dès le début de la guerre d'Espagne, tu as rejoint le bataillon international de la Colonne Durruti sur le front d'Aragon ; que tu as été rapatrié en 1937 en France à la suite d'une blessure grave ; que, contre toute attente, tu as adhéré par la suite au PC et, plus précisément, à la MOI ; que tu as eu une intense activité de résistance dans Paris occupé ; que, pour échapper aux nazis et aux staliniens qui, les premiers, te traquaient comme juif communiste et, les seconds, comme renégat trotskiste, tu eus la chance de te sortir de ce double piège en quittant Paris et, après bien des aventures dont j'ignore les détails, de rencontrer Juanel qui te cacha dans sa cabane ariégeoise de berger, qui elle-même servait de refuge et de base arrière aux guérilleros anarchistes espagnols qui luttaient contre Franco. Voilà, c'est tout.
– C'est déjà pas mal, constata l'Anselme, la mine réjouie.
– Oui, mais pas assez pour qui s'intéresse aux détails ?
– Oh ! les détails, c'est ce qui part en premier. Après tout, une vie n'est qu'une vie. Ça tient en peu de lignes sur un faire-part. Je parle des vies ordinaires, celles des « bas de casse », comme on dit en typographie pour désigner le casier des lettres minuscules. Le tableau que t'a fait Juanel est assez juste, mais – hésita-t-il avant de poursuivre –, entre les faits, au cœur des décisions, il y a des nœuds, des mystères qui font effectivement détails, si précisément détails que le passage du temps rend leur remémoration, et a fortiori, leur élucidation difficile, voire impossible.
Sa réponse me déconcerta :
– Alors, on fait quoi ?
– On fait connaissance, camarade, on parle… On parle, ça veut dire qu'on échange, qu'on ouvre un chemin. Je commence, si tu veux : ça te vient d'où cette manie de traquer les vieux et les dernières vérités qui leur restent ? Hein ? Tu peux brancher ta machine, si tu veux…
L'Anselme avait marqué un point. J'étais pris à mon propre piège. Touche « on » enfoncée, je n'avais plus qu'à me lancer à l'eau :
– C'est la première fois qu'on me demande mes motivations. Je vois ça comme un retournement de situation, mais je ne m'y dérobe pas. J'ai vingt-quatre ans, je suis fils d'anarchistes espagnols, j'ai fait quelques études d'histoire et je préfère fréquenter les vieux de ton âge que les jeunes du mien… Ils m'apprennent davantage.
– J'espère que ce n'est pas une règle générale, que tu t'accordes des exceptions, parce que les vieux c'est chiant, ça radote, ça pontifie. Moi, c'est exactement le contraire : les vieux m'emmerdent tous. Ils puent la mort. Alors, si j'ai bien compris, c'est la défaite qui te fascine. La double défaite des vieux révolutionnaires, en particulier, qui ont connu le ravage de leurs idéaux et qui éprouvent, pour finir, celui du temps qui passe…
– Je ne le dirais pas comme ça…
– Comment, alors ?
– Je dirais qu'il y a des défaites préférables aux victoires et des combats perdus qui maintiennent vivante la flamme de la révolte nécessaire contre l'ordre du monde. Je sais, c'est un peu grandiloquent, mais c'est ainsi que je vois les choses. Vous, vous êtes des passeurs d'histoires. Nous, nous les enregistrons. C'est une manière de maintenir la mémoire vivante, de ne pas en perdre le fil…
– Et ce « nous », c'est qui ?
– Au choix, un groupe affinitaire ou une bande organisée.
– Les deux me conviennent. Commençons…
– Par quoi ?
– Le début, le milieu, la fin, comme tu veux…
– Qu'est-ce qui fait sens, à tes yeux, dans cette aventure ?
– Quelle aventure ? Ma vie ou ce que je suis disposé à t'en raconter ?
– L'aventure de l'enregistrement, dans un premier temps. Je connais des témoins qui hésitent longtemps, qui tournent en rond, d'autres qui posent des conditions, qui souhaitent décider de ce qui est utilisable ou pas, qui exigent un droit de regard. Là, on discute tous les deux à bâtons rompus. Tu cherches d'abord à comprendre ce que je fabrique, quelles sont mes intentions et, d'un coup, tu te lances. C'est inhabituel, original, inattendu. J'aimerais comprendre…
– Disons que je suis un personnage singulier et que, l'âge venant, j'ai commencé à voir ma vie comme un tout, avec des cohérences et des contradictions, des fidélités et des ruptures, toutes choses que j'assume entièrement. Qu'on s'intéresse à mon parcours, c'est flatteur, mais je ne souhaite pas te faciliter la tâche en te donnant un fil à saisir. C'est à toi de le trouver. Et, pour ce faire, il te faudra te fier à ta seule boussole. Si elle te mène à des fausses pistes, tu t'en rendras vite compte… Quant à la raison de mon acquiescement à ton offre, elle est simple : ma vie m'emmerde, ma vie actuelle je veux dire, celle de la longue attente d'une fin qui, à coup sûr, ne sera pas brillante. Voilà, c'est pas plus compliqué que cela. Pour un temps, me suis-je dit, il se passera quelque chose dans mon existence, ce qui n'est pas rien. Et puis, étant d'un naturel curieux, il n'est pas exagéré de te dire que, n'ayant pas eu beaucoup d'occasions de vérifier ce que la nouvelle génération de révolutionnaires soixante-huitards a dans le crâne, c'eût été lamentable de rater celle que tu m'offrais, mon jeune camarade. À toi, donc, de m'instruire sur tes capacités à démêler mes embrouilles militantes…
– C'était quoi la révolution pour toi quand tu avais mon âge ?
– D'abord, j'étais plus jeune que toi et, ensuite, ça dépendait du moment et des circonstances. Sur le front d'Aragon, à l'été et à l'automne 1936, c'était du palpable, un devenir présent. Du Paris occupé de 1942, le souvenir qui me reste, c'est la sensation d'extrême bonheur intérieur que je ressentais après chaque action armée contre les nazis, un bonheur concret, tangible. Il n'y avait rien de commun, bien sûr, entre ces deux moments d'histoire, sauf précisément ce sentiment et l'idée que nous étions dans le vrai – ou dans le sens de l'histoire, comme on disait alors. Et nous l'étions sans doute, même si, aujourd'hui comme hier, des démocrates nous disent qu'on ne construit rien à partir de la violence. En clair, ils cherchent surtout à nous effacer de leur histoire pacifiée. À vrai dire, je ne sais pas si une révolution est encore possible, mais ce dont je suis sûr c'est qu'il faut toujours situer l'espoir révolutionnaire en dehors des idéologies qui l'alimentent, mais qui toujours s'arrangent pour le contrarier au nom du principe de réalité…
Je n'eus pas l'occasion de commenter. L'Anselme s'était levé de son fauteuil. Déjà sur le seuil de la porte, il se contenta d'exprimer son intuition du moment : « C'est l'heure de la graille, camarade, je commence à avoir les crocs. Je vais nous préparer un petit fricot. »
Cette première rencontre avec Anselme Plisnier fut suivie de beaucoup d'autres, à rythme rapproché, puis plus espacé. Quand j'étais indisponible, il m'appelait pour m'engueuler. « Alors, lassé, camarade ? » J'avais beau lui expliquer qu'il y avait des impondérables, des charges dans la vie. L'Anselme ne voulait rien comprendre. « L'impondérable pour moi, c'est le temps qui passe, gamin, et la mémoire qui part en quenouille. » Au vrai il exagérait, il avait plus de mémoire que moi. « Mais toi, on se fout, disait-il, à ton âge c'est normal, les souvenirs encombrent peu. » Sur ce point il avait raison, c'est même pour ça qu'on s'intéresse à ceux des autres, pour s'en nourrir, pour se les approprier.
Chaque rencontre avec lui avait quelque chose de singulier, de troublant, de suspensif. Ça tenait à sa méthode discursive, à sa capacité de déstabilisation, à la manière dont il savait ne répondre qu'aux questions que lui-même se posait. Un jour, je le lui ai fait remarquer.
– Bah, oui, camarade, c'est toujours la question manquante que je traque, celle qui ne vient pas ou qu'on n'ose pas énoncer. Sans doute parce que la poser pourrait avoir des conséquences et que tenter d'y répondre engagerait trop de ce qu'on a été ou pas été. Tu n'y es pour rien, d'ailleurs, tes questions sont excellentes. C'est dans ma tête que ça se joue, et pas parce qu'elle serait devenue une passoire, mais parce que l'exercice de remémoration auquel tu me soumets a, chez moi, des effets prolongés.
– Tu peux me dire lesquels ?
– Non, à question manquante, réponse manquante… Te bile pas, je rigole. Ce que je peux te dire, c'est que, depuis qu'on se connaît, depuis que Juanel a eu l'idée de te mettre dans mes pattes, ce sont précisément ces questions qui me taraudent et qui me font passer quelques nuits blanches, moi qui dormais comme un bébé. Alors, j'écris. Je noircis des pages, je m'auto-analyse comme on dit, ce qui n'est pas de tout repos quand on essaye de jouer le jeu. Tu dois savoir que l'image que renvoient les vieux révolutionnaires est toujours fausse, car retouchée par la mémoire collective des défaites et les mythes qu'elles fondent. Sur le front d'Aragon, j'ai vu un compagnon éclater en sanglot parce que Durruti l'avait chargé de garder, durant la nuit, un jeune prisonnier fasciste, un gamin de seize ans, qui devait être fusillé le lendemain. Ce sont les larmes du môme, ses implorations, qui l'ont fait craquer. Il a ouvert la porte et lui a dit de se casser. La question manquante, c'est comment on agit, en révolutionnaire je veux dire, dans ce cas-là. Avant de libérer le gamin, le compagnon m'a demandé mon avis. Je lui ai conseillé de ne pas prendre cette responsabilité. Il n'en a pas tenu compte. Aujourd'hui je crois qu'il a eu raison, mais je ne suis pas sûr d'avoir raison de le croire. Car rien ne dit que le môme, quinze jours plus tard, n'a pas repris les armes contre nous. La question manquante, c'est souvent une question éthique.
– Et comment a réagi Durruti ?
– Comme il fallait, en sermonnant le gardien défaillant et en lui demandant de quitter la colonne. Sans plus. Autrement dit en anarchiste discipliné, mais pas en chef de guerre. J'ai compris là, moi le bundiste de formation, que la qualité morale de l'anarchisme espagnol lui conférait sa force, mais aussi sa limite. Parce qu' « une révolution n'est pas un dîner de gala », comme disait Mao, qui s'y connaissait en immoralité.
– J'imagine que tu as été particulièrement exposé à cette question manquante – celle de ce qu'on peut faire ou ne pas faire – pendant ton expérience résistante à Paris dans les rangs de la MOI ?
– Non, pas une seule fois. D'abord parce que nous ne décidions pas des actions à exécuter et, ensuite, parce que nous étions en guerre totale contre les nazis. Je te l'ai déjà dit, et je le répète : j'éprouvais un sentiment de bonheur personnel à tuer le maximum de nazis et de collabos. La cause était claire, limpide. Elle ne suscitait aucun état d'âme, aucun remords, jamais. De la peur, oui ; du doute, jamais. À la fin de la guerre, la MOI me proposa de me mettre au vert quelque part à travers un réseau du Parti. C'était juste après les exécutions de Manouchian et de ses camarades. Pour moi, le Parti c'était fini. Il nous avait non seulement envoyé au casse-pipe, mais trahi. C'est là que Juanel, que j'avais connu à Barcelone, me proposa de le rejoindre à Boussenac, village ariégeois où il avait sa base. « Tu seras mieux avec nous », m'avait-il dit. Il avait raison. Nous, c'était un groupe de maquisards anarchistes espagnols. En août 1944, des éléments d'un bataillon de marche allemand, formé à Saint-Gaudens et se dirigeant vers la vallée du Rhône, incendièrent le village de Rimont et se livrèrent, le 21, à un véritable carnage. Il est vrai que, sur le chemin, le maquis FTP de La Crouzette en avait dézingué quelques-uns. À Rimont, je connaissais un type admirable, Jean Alio, un instituteur d'une trentaine d'années, qui était devenu mon ami. Il fut dans la liste des fusillés d'office et sa femme fut violée par la soldatesque. Deux jours après, avec Juanel et quelques maquisards espagnols, nous nous sommes rendus au village pour constater les dégâts. Tout était brûlé. Au retour, dans un fossé, à l'orée d'un petit bois, nous avons entendu crier « Hilfe ! » (Au secours !). C'était un très jeune gars que la troupe avait abandonné dans le fossé. Je l'ai regardé, j'ai armé mon flingue et je l'ai abattu. « T'as raison, m'a dit Juanel, il était en train de se vider de son sang. » « Non, je ne l'ai pas achevé pour ça, par bienveillance, mais parce qu'un bon nazi est un nazi mort », ai-je répliqué. « Mais qui te dit qu'il était nazi ? La colonne, c'était une colonne de la Wehrmacht, pas de la Waffen-SS… » Voilà un bon exemple de ce qu'est une question manquante.
Nos rencontres se poursuivirent pendant presque deux ans, toujours à Deuil-la-Barre. Jusqu'au jour où l'Anselme me fit savoir qu'il en avait assez dit. « Trop, même », ajouta-t-il. C'était un jour sans âme, d'hiver sans lumière, de neige sale. Je manifestais mon désaccord, mais en sachant d'avance que je ne le convaincrais pas. Quelque chose s'était passé que je n'avais pas prévu. Nous nous séparâmes sur un silence suspensif. Je lui demandais de réfléchir. Il acquiesça à ma proposition, même si j'étais sûr que sa décision était prise. Et puis rien.
Quelques mois plus tard, Juanel m'appris sa mort. « Il se savait malade, m'a-t-il dit, très malade. Il n'en avait parlé qu'à moi et ne voulait pas que ça se sache. » Il ajouta qu'il avait quelque chose à me transmettre de sa part, un paquet que lui avait confié l'Anselme la dernière fois qu'ils s'étaient vus, deux jours avant son décès. Ce quelque chose, c'était une liasse de quinze cahiers d'écolier entièrement noircis, marges comprises où, d'une écriture nette, méticuleuse, expressive et sans rature, il y consignait les réflexions, les interrogations et les repentirs que nos discussions lui avaient suggérés.
C'est lui – Max Minczelez, alias Anselme Plisnier – qui parle, désormais :
« Il y eut quelque chose de bouleversant à avoir face à soi comme interlocuteur un jeune gars qui se consacre à recueillir des bribes de mémoire des anciens combats. Non pour les glorifier, mais pour en révéler l'essentielle vérité : il existe des moments dans l'histoire où un processus révolutionnaire – comme celui que j'ai connu en Espagne à l'été 1936, dans le cadre d'une guerre civile entre fascistes et républicains – et une résistance antifasciste armée – comme celle que mena la MOI, où j'ai apporté ma part, contre les occupants nazis –, tissent des liens de fraternité si intenses qu'ils fondent en eux-mêmes une autre manière d'appréhender le genre humain. Dans la défaite – comme celle que subirent les républicains espagnols –, il reste l'idée que le jour viendra de la revanche. Dans celui de la victoire – celle des Alliés contre Hitler –, le retour à une normalité de paix civile efface plus ou moins vite des mémoires les raisons du combat. On s'y fait, bien sûr. On oublie même, le temps passant, ce qui s'est joué d'authentique du temps de la lutte à mort contre le nazi-fascisme et pour la révolution sociale. Quand Juanel, mon compagnon de toujours, mon ombre tutélaire, m'incita à répondre à la sollicitation de ce jeune gars, fils d'anarchiste espagnol, qu'il connaissait, je n'ai pas hésité longtemps. Je savais qu'il ne fallait pas tarder. Aujourd'hui, c'est à lui que je dédie ces notes écrites à la va-vite. »
C'est sur ses mots que se concluait le quinzième cahier de La Part du sable. Car tel était le titre que l'Anselme avait choisi pour ces notes et commentaires. « Peut-être parce que tout finit par s'ensabler dans l'oubli », avança son indéfectible Juanel alors que, un jour sans ciel, lui et moi revenions du cimetière municipal de Deuil-la-Barre où l'Anselme fut enterré. « Peut-être, dis-je à Juanel, mais moi j'ai une autre explication et elle me semble évidente. Je vois dans ce titre un hommage à Georges Henein, dont l'une des revues qu'il anima portait ce titre. La « part du sable », pour lui, c'était celle de l'instant, de la rencontre, de la connivence et de la conversation. Et c'est exactement, je crois, ce que l'Anselme et moi avons vécu ensemble : des instants, des rencontres et des conversations conniventes. Juanel avait une moue dubitative.
– C'est une explication d'intellectuel…
– Peut-être, mais je n'en démords pas.
Quelques semaines plus tard, je reçus de lui un appel téléphonique.
– Tu as peut-être raison, compañero. Je viens de m'acquitter d'une mission que m'avait confiée l'Anselme : vider sa bibliothèque et la distribuer à tout-vent à qui lisait encore. Et dans ses piles de livres, je suis tombé sur une plaquette sur ton Georges Henein. Je te la mets de côté ?
Freddy GOMEZ
28.04.2025 à 09:06
F.G.
■ Jérôme LEROY LA PETITE FASCISTE La Manufacture de livres, 2025, 190 p. En mars 2018, le Front national tient son XVIe congrès à Lille. La fille du Borgne est réélue à la présidence du parti avec un score poutinien : 97,1% des voix. Dans la foulée, le Front devient Rassemblement un peu comme le crotale se débarrasse de son enveloppe. Histoire de tromper les imbéciles et les éditocrates, qui souvent sont les mêmes. En mars de la même année, le romancier Jérôme Leroy publie La Petite (…)
- Recensions et études critiques
■ Jérôme LEROY
LA PETITE FASCISTE
La Manufacture de livres, 2025, 190 p.
En mars 2018, le Front national tient son XVIe congrès à Lille. La fille du Borgne est réélue à la présidence du parti avec un score poutinien : 97,1% des voix. Dans la foulée, le Front devient Rassemblement un peu comme le crotale se débarrasse de son enveloppe. Histoire de tromper les imbéciles et les éditocrates, qui souvent sont les mêmes.
En mars de la même année, le romancier Jérôme Leroy publie La Petite Gauloise [1], un noir ristretto qui se déroule dans une « grande ville portuaire de l'Ouest » tombée dans l'escarcelle du Bloc Patriotique – émanation fictionnelle du FN/RN. La scène inaugurale où un flic arabe se fait dessouder par un képi facho de la municipale ne manque pas de sel – sur la plaie. Surtout qu'elle se déroule rue Jean-Pierre-Stirbois anciennement rue Émile-Pouget. C'est avec ce genre de clin d'œil topographique que Jérôme Leroy annonce la couleur de ses obsessions : la gangrène brune, la flétrissure démocratique, les nihilismes flingueurs et comme dernier refuge : le romantisme des poètes oubliés et des amours inachevés.
Sept ans plus tard, le romancier signe La Petite Fasciste qui n'est en rien la frangine de La Petite Gauloise, même si entre les deux paumées un genre de continuum sociologique pourrait être tracé. À treize ans, la Gauloise avait lu Rimbaud et depuis la prose du « petit pédé ardennais lui coul[ait] dans le sang ». Las, la comète aux semelles de vent l'avait laissée orpheline et désemparée face au bestiaire du monde. Si Rimbaud avait fini trafiquant d'armes dans le golfe d'Aden, la Gauloise signera l'épilogue de sa brève vie dans un Algéco de son lycée, une ceinture d'explosifs autour de la taille. Victoire de la barbarie ? Leroy affinait le legs de son personnage : son acoquinement avec des cramés du djihad n'était en rien le produit d'une adhésion à une quelconque martyrologie mais le précipité d'un chaos intérieur commandant une seule issue : celle de « partir en beauté » fleur de carnage sur un monde désenchanté.
Passant du « fascisme » des barbus à celui des crânes rasés, Leroy continue de pétrir sa pâte polareuse avec comme unique toile de fond un banquet où des chacals opportunistes se partagent les derniers lambeaux de la social-démocratie. Saturne dévorant son fils, voyez Goya. Pour les profanes, rappelons que le genre littéraire qui nous intéresse ici est avant tout « instrument de critique sociale » [2]. Polysémique et argument commercial, l'étiquette « polar » entendue ici accuse toujours la société quand son pastiche conservateur (« thriller » ou « roman policier ») cherche à encabaner le ou la coupable. La matière première de la littérature noire, pour parler comme Manchette, ce sont les rapports de production, les appareils idéologiques et les charniers fumants du darwinisme social. Dans cette atomisation tous azimuts, les personnages font ce qu'ils peuvent. Comprendre : ils trimballent au mieux les nœuds de contradiction leur tenant lieu de squelette.
« Interdit aux non-blancs et aux chiens »
Ainsi, de même que la Gauloise kamikazée faisait semblant d'adhérer aux sourates massacreuses, Francesca Crommelynck, surnommée affectueusement par les siens « la petite fasciste », fait semblant d'adhérer au crédo paranoïaque et débilitant de l'extrême droite. C'est d'un œil dubitatif qu'elle évalue le bazar néo-païen de cette Nouvelle Droite, née dans le ressac des années 1970, « qui croit à la race aryenne indo-européenne, aux nymphes dans les fontaines, à l'énergie des menhirs autour desquels il convient de faire danser nues des vierges coiffées de couronnes de fleurs, aux légendes celtes et aux dieux de l'Olympe. Des genres de beatniks cryptonazis, si vous voulez ». L'héroïne de La Petite Fasciste est à l'image de l'époque : déracinée d'elle-même et charriée par une Histoire réduite à un présent obsidional. Elle fume du shit et lit Laforgue, cet autre poète du spleen. Elle a des lettres, une année passée en khâgne, mais surtout elle garde comme une blessure vivante la perte de son amour d'enfance : une gueule de Caucasien au sang pas très net, un certain Jugurtha Aït-Ahmed, un « joli garçon nourri de folklore communiste par son père docker, secrétaire de la section PCF de Frise ».
Frise est cette ville fictive du Nord où se passe l'action de La Petite Fasciste. À Frise va se jouer une « affaire » qui va entraîner « la chute de notre République ». À Frise, comme partout ailleurs dans un Hexagone au bord de la crise de nerfs et de la guerre civile, se profilent des élections où gauche molle et droite dure se tirent la bourre, tandis que l'extrême droite fait chauffer sa cote sondagière. Si l'Hexagone est sous haute tension, c'est qu'il est piloté par un avatar macronien dont on ne saura pas grand-chose à part qu'il est surnommé « Le Dingue » et qu'il multiplie les dissolutions comme Jésus les petits pains. Aucune portion du territoire n'est épargnée par la colère sociale : émeutes en banlieue, manifs dans les rues, ZAD dans les champs. Au-dessus de cette mêlée incandescente, le Bloc patriotique tend ses palangres et ses ZID (« zones identitaires à défendre »). La famille de Francesca Crommelynck est du sérail. Côté paternel, ça puise même jusqu'au fascisme historique de l'éphémère république de Salò. Quant à la mère, elle est secrétaire du Bloc patriotique de Frise. « Petite fasciste », Francesca l'est d'abord par le bain familial où seyants sont les bubons de la peste brune. Ainsi, quand elle ne s'embrume pas les neurones à coup de THC afghan, elle fait le coup de poing avec les Lions des Flandres, une bande de nervis dont le QG – « Le Bouclier » – est un bar identitaire « interdit aux non-blancs et aux chiens ».
Voilà pour le contexte narratif de cet « été brûlant », voilà pour une partie des protagonistes de ce texte court et rythmé, sublime et sans pitié. « Sans pitié » ne veut pas dire que le texte lorgne vers les giclées de raisiné – même si on meurt pas mal dans les romans de Leroy. « Sans pitié » signifie que Leroy, en digne continuateur des auteurs « behavioristes » (de Hammett à Manchette pour faire court), ne s'embarrasse pas de psychologie. Jamais esthétisées, violence et mort frappent comme dans la vraie vie : de manière sèche et imprévisible. Quant aux personnages, des plus troubles aux plus ignobles, ils ne sont que les acteurs involontaires de deux théâtres qui les dépassent : celui d'un moi intérieur inapaisable et celui d'une configuration sociale écrasante. S'ils ont des affres et des vieux rêves de gosse, c'est au lecteur d'en deviner les contours au gré de quelques-unes de leurs pensées distillées par l'auteur.
Briser les reins du fatal
Au lecteur, d'ailleurs, on souhaite bon courage car il se peut que rapidement il abandonne toute velléité de comprendre quoi que ce soit de la cartographie mentale des personnages. Les gens font l'histoire qui fait les gens. Il y a là un cycle fermé qui lie petits et grands ensembles, intimités blessées et prédations géopolitiques. Absence de fatalité, aussi, qui fait que même les salauds peuvent avoir leurs gestes de beauté dernière. Des fois ils calculent leur coup, des fois le démiurge Leroy le calcule pour eux et les fait bifurquer. Leroy souffle le froid et le chaud : maître dans l'art de l'ironie froide et distanciée, il peut quelques pages plus loin tout miser sur l'amour improbable d'un homme et d'une femme : « Ils sont aussi heureux l'un que l'autre dans ces chambres luxueuses, impersonnelles, où ils baisent sans être entravés par des preuves de leurs vies passées. » Historiquement, le polar croit à la puissance consolatrice du coup de foudre. Si ça ne fait pas une révolution, ça peut briser les reins du fatal et le lecteur, bluffé dans sa sombre prémonitoire, se tape la cuisse en s'exclamant : « L'amour, sans déconner ! »
Car des fois Leroy déconne. Comme quand il insère en épigraphe des strophes de variétés (« Besoin de rien, envie de toi ») ou qu'il modifie dans ses fictions quelques-unes des trognes de notre trombinoscope politicard. Une vieille habitude qu'il a prise depuis la publication du Bloc en 2011 [3] où la fille du Borgne était incarnée par l'ambitieuse Agnès Dorgelles, autre blonde déjà aux portes du pouvoir, dans un pays bordélisé par des émeutes de quartier. Par ces petits arrangements avec le réel, Leroy créé des points de tension qui décalent le lecteur dans l'appréciation de son environnement. Il pousse les curseurs de la radicalisation, l'uchronie hystérique c'est son truc. Son infernal talent. Alors, sous les arêtes soudain acérées de notre malheur collectif, craque le vernis d'un storytelling qui ne bluffe plus personne. Obligé de côtoyer les méprisables combinards de la chose publique et les mercenaires de la guerre civilisationnelle, le lecteur mesure tout ce qu'un « destin national » contient de viles contingences, de frustrations sexuelles et de blessures narcissiques. Avec parfois d'étonnantes progressions : dans Le Bloc, un des personnages tutoyés devient fasciste à cause « d'un sexe de fille » ; dans La Petite Fasciste, c'est la passion folle qui noie de ses sécrétions intimes les flambeaux de la rage ethnoraciale.
Chez Jérôme Leroy, l'abîme est une instabilité permanente : les choses tiennent jusqu'à ce qu'elles ne tiennent plus – ou bien elles tiennent juste grâce à la force brute des gardes prétoriennes et des loups aux portes de Paris. Ce qui revient au même. En contrepoids de ce clair-obscur gramscien où « surgissent les monstres », la mélancolie reste une inépuisable ressource. Il y a les vieux noms qui ont fait l'Histoire des vaincus : Louise Michel, Charles Delescluze, Victor Serge. Leroy les ressuscite et les colle à des couennes de tueurs ou de paillasses corrompues. Histoire de dire que même avilis et récupérés par les moches propagandes, ils sont toujours là, aux aguets de la prochaine brise qui viendra du grand large où s'écument les espérances. Après le noir des nuits, l'aube recommencée "telle une mer allée avec le soleil" [4]. Illumination rimbaldienne : « Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace. » Révélée à elle-même, Francesca Crommelynck largue les amarres : « Les dieux du réchauffement climatique sont indifférents à nos agitations microscopiques. Les dieux, dit Héraclite, considèrent comme jeux d'enfants les opinions des hommes. C'est ce que lit et relit la petite fasciste, qui est de moins en moins petite fasciste, dans son anthologie de la Pléiade consacrée aux présocratiques. »
Sébastien NAVARRO
21.04.2025 à 08:25
F.G.
On l'avait vue, la caste journalistique et sa cohorte d'éditorialistes, faire la fine bouche devant les massacres de la population civile de Gaza, s'aligner sur les éléments de langage de l'état-major de l'armée « la plus morale du monde », minorer systématiquement les chiffres des victimes palestiniennes au prétexte qu'ils venaient du ministère de la Santé gazaoui, censurer hystériquement le moindre intervenant de plateau qui osait évoquer un « génocide » possible ou, pour le moins, une « (…)
- Digressions...On l'avait vue, la caste journalistique et sa cohorte d'éditorialistes, faire la fine bouche devant les massacres de la population civile de Gaza, s'aligner sur les éléments de langage de l'état-major de l'armée « la plus morale du monde », minorer systématiquement les chiffres des victimes palestiniennes au prétexte qu'ils venaient du ministère de la Santé gazaoui, censurer hystériquement le moindre intervenant de plateau qui osait évoquer un « génocide » possible ou, pour le moins, une « intention » ou une « logique génocidaire » en action, s'embourber dans une indécente propagande pro-Netanyahu, jeter le discrédit sur les avis de la Cour pénale internationale, traiter d' « islamiste » quiconque s'éloignait de l'alignement obligatoire sur le camp du Bien israélien. Engluée dans sa bêtise propagandiste, soumise à son inculture colossale, aveuglée par ses partis pris civilisationnels, elle avait simplement oublié, la caste, d'ouvrir les yeux sur une évidence aveuglante : le crime, lui, se voyait. Sur la base de la bonne foi, mais surtout des nombreuses images relayées par les Gazaouis eux-mêmes.
Et puis la « trêve » est intervenue le 19 janvier 2025, sous la forme d'un cessez-le-feu censé ouvrir la première phase, en trois actes, d'un accord entre Israël et le Hamas. Plus ou moins imposée par Trump – mais l'administration Biden aurait fait la même chose –, elle a permis la libération de 30 otages israéliens vivants et le transfert de 8 dépouilles contre la libération de centaines de prisonniers palestiniens. Interrompue unilatéralement le 17 mars par Netanyahu, l'offensive israélienne a repris dans la nuit du 17 au 18 provoquant, à Gaza, la mort de 400 personnes, dont plus d'un tiers était des femmes et des enfants [1].
S'il fallait un exemple, un de plus mais sans doute le plus flagrant, du discrédit dans lequel a mérité de sombrer la caste journalistique, son traitement de la situation à Gaza depuis, comme elle dit, la « rupture de trêve » – sans préciser qui l'a rompue – fera cas d'école [2] : un traitement infamant d'une population gazaouie déshumanisée, voire animalisée, dont le sort semble importer bien moins aux chroniqueurs des radios et télés publiques et privées du PAF que celui des otages « mis en danger » – sans préciser là non plus la responsabilité de Netanyahu en la matière ; une hiérarchisation de « l'information » reléguant le sort des Palestiniens en queue de peloton au prétexte que mieux vaut ouvrir un journal radio ou télévisé sur un rendez-vous téléphonique entre Trump et Poutine sur lequel on ne saura rien que sur une énième destruction massive sur laquelle on sait tout puisque Tsahal s'en vante et que ses hauts faits sont relayés sur tous les réseaux sociaux ; un cadrage des points de vue, enfin, qui toujours part des Israéliens – et particulièrement de ceux qui expriment dans la rue leur inquiétude pour les derniers otages – pour, en dernier ressort, réalimenter infiniment la pompe à mensonges et à fantasmes qui tend à faire de chaque Palestinien un complice ou un sympathisant du Hamas. Une authentique indignité.
La question, dès lors, vient d'elle-même. Il faudra quoi, quoi de plus que les quelque 50 000 noms et visages de Gazaouis effacés du monde des vivants – dont plus de la moitié étaient des femmes et des enfants – et les quelque 100 000 blessés ou estropiés à vie pour que, en évoquant leur sort, Le Monde parle enfin de « massacres », caractérisation qu'il avait pourtant employée sans faillir, et justement, pour qualifier le crime de guerre commis par la branche militaire du Hamas le 7 octobre 2023 ayant provoqué la mort de 1 200 Israéliens, hommes, femmes et enfants, et faisant quelque 5 000 blessés. C'est ce mécanisme du « deux poids-deux mesures », de la « double pensée » comme disait Orwell, du « double standard » comme on dit désormais, qui est intolérable, immoral, insultant pour quiconque est doté de raison, non pas partisane, mais simplement humaine.
Il faudra quoi, de même, pour que la caste médiatique dominante se souvienne et revendique enfin comme leurs les 232 journalistes palestiniens ciblés par les logiciels d'Intelligence artificielle de Tsahal et assassinés pour avoir fait leur travail de journalistes depuis le début de l'offensive israélienne. Cinq fois plus qu'au Vietnam ou en Afghanistan sur toute la durée de ces sales guerres impérialistes !
Il faudra quoi, enfin, pour que pointe sous les claviers ou dans les reportages médiatiques un chouïa d'indignation au vu des ambulances mitraillées, des « cuisines communautaires » bombardées, de la volonté clairement exterminatrice de l'État israélien sous capture fasciste d'affamer, en bloquant toute aide alimentaire, une population civile dans son entièreté. On me dira que c'est trop demander ou trop attendre. Possible, mais je ne me résigne pas à admettre que la décence ordinaire ait reculé à ce point dans les consciences soumises d'une profession qui, avant de devenir caste, avait su se ranger, au nom de la vérité simplement factuelle et en certaines occasions, dans le seul camp qui pouvait être le sien : celui de la critique des puissances massacreuses et d'une indépendance d'esprit revendiquée. Le naufrage, sur ce point, est total, ou presque, car il convient toujours, surtout au bord du gouffre, de saluer le courage des journalistes indépendants qui, individuellement ou collectivement, sauvent l'honneur en résistant encore à la dénaturation de la « vérité objective », celle qui atteste qu'un crime est un crime, un massacre un massacre et une logique génocidaire le fondement d'un génocide en cours.
C'est à l'esprit d'Orwell, celui de 1984, qu'il faut toujours revenir pour traquer les « vérités alternatives », en révéler les fondements, dévoiler les objectifs de la novlangue qui les soutient, celle qui postule que « la guerre c'est la paix », que « la liberté c'est l'esclavage » et « que l'ignorance c'est la force ». C'est encore à partir d'Orwell qu'il faut saisir les glissements sémantiques de notre dernier demi-siècle et ses nouvelles déclinaisons néo-libérales – « l'égalité, c'est l'inégalité », « le marché, c'est le monopole », « la réforme, c'est la contre-réforme » –, pour ne citer que quelques-unes de ses sentences validées par un esprit du temps tout acquis à un relativisme fondé sur l'idée que la « vérité objective » n'aurait jamais existé.
« La liberté est la liberté de dire, pointait Orwell, que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, tout le reste suit. » Or, c'est cela même, cette évidence, ce truisme, cet axiome que le discursif néo-libéral – sa novlangue – et la déconstruction postmoderne ont largement contribué à corroder. Vint un temps, en effet, dont nous sommes encore, où, émancipés d'une évidence mathématique, de nouveaux clercs attestèrent, du haut de leurs chaires, que deux et deux pouvait faire cinq, ou six, ou sept ou plus. Parce que la liberté, comme le théorisa Richard Rorty (1931-2007), philosophe, historien des idées, progressiste de gauche et héraut de ce relativisme en marche, ne serait rien d'autre, vue à partir de ce prisme, que « de croire ce qu'on [veut] croire sans qu'aucun critère absolu ne soit en mesure de normer le désir de croyance », comme le nota Renaud Garcia dans son Désert de la critique [3]. Partant de là, tout est possible, mais d'abord le pire : « le mensonge c'est la vérité », « l'émigré c'est un profiteur » et « le dérèglement climatique c'est un canular ».
Le moment Gaza, ce moment qui dure et conduit inexorablement à l'écrasement planifié d'un peuple abandonné et exténué, est révélateur de l'état déliquescent d'un monde naufragé où la barbarie progresse et où, de même que le doit international, tout sens commun semble en voie de disparition. Le séisme cognitif qui le caractérise est le signe évident d'un effondrement de la raison commune, celle qui fonde, sur la base de l'analyse du réel, la conviction que nous sommes confrontés – à Gaza comme en Cisjordanie – à une entreprise de destruction massive fondée sur une conviction mortifère : eux ou nous. Rarement sans doute, cette logique ne s'est exprimée dans l'histoire avec une telle clarté. Et pourtant, à de rares exceptions près, la caste médiatique a décidé de ne rien voir des enjeux que ce massacre méthodique des Palestiniens induit pour l'humanité entière à un moment de l'histoire où partout progressent le plus odieux suprématisme et la plus sauvage loi du plus fort.
Don't look up semble être devenu, désormais, le credo de ceux qui sont payés pour voir et pour révéler. Daniel Schneidermann évoqua, à propos de la couverture médiatique, en 1933, de l'arrivée au pouvoir des nazis , une « catastrophe professionnelle » où l'évitement était une manière de ne pas voir. Il y a de cela, évidemment, dans le naufrage informationnel dominant d'aujourd'hui, mais il y a pire : un alliage d'inculture majuscule, de médiocrité sans limites et de mauvaise foi avérée – celle-là même dont atteste, sur les plateaux du néant, la réitérante (et paralysante) accusation d'antisémitisme proférée ad nauseam, chaque fois qu'un intervenant s'insoumet au discours dominant, par des éditorialistes qu'on ne savait pas, jusqu'à des temps récents, si scrupuleux sur la question. Notamment dans les écuries bolloréennes.
Mais qu'a donc à voir l'antisémitisme avec la dénonciation d'une logique génocidaire visant à l'éradication des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ? Par quel processus confusionnel peut-on arriver à une telle conclusion absurde ? Par quel réductionnisme du cogito peut-on faire de Benjamin Netanyahu, Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir des représentants tout juste extrémistes d'une légitime cause juive et a contrario soupçonner d'antisémitisme les nombreux Juifs qui, de par le monde, sur les campus et dans les manifs, refusent qu'on les assimile de près ou de loin à ces criminels de guerre. Le seul espoir qui demeure, pour que recule l'antisémitisme que le philosémitisme colonial des partisans du Grand-Israël charrie plus que tout, c'est que ce trio finisse devant un Tribunal international et les falsificateurs qui les ont soutenus dans les poubelles de l'Histoire.
Freddy GOMEZ
[1] Cette « trêve » fut par ailleurs rompue à diverses reprises par Israël, les bombardements – provoquant la mort de plus de 200 personnes – n'ayant jamais totalement cessé. En outre, à partir de 2 mars, fut décrété un blocage de toute entrée de nourriture et d'aide humanitaire.
[2] On lira, avec profit, à ce sujet, sur Lundi Matin « Massacres à Gaza : l'indécence des médias français ».
[3] Pour aggraver le cas de Rorty, on ajoutera que, dans Contingence, ironie et solidarité (1989), l'auteur ne semble retenir de la scène de 1984 où O'Brien torture Winston pour lui faire admettre que deux doigts plus deux doigts pouvaient faire cinq doigts, que « l'habileté d'O'Brien à mettre en lambeaux les esprits humains et à les reconstruire à neuf en les façonnant à sa guise » (p. 244 de l'édition Armand Colin de 1993). Commentant ce jugement de Rorty, Renaud Garcia note à juste titre, dans son Désert de la critique : déconstruction et politique (L'échappée, 2021, p. 122), qu'il livre « une définition correspondant assez bien au geste de la déconstruction ».
14.04.2025 à 09:00
F.G.
Il semble que l'on pourrait décrire la dynamique historique contemporaine, non plus comme cela se faisait jusque récemment sous une forme linéaire, mais comme une sorte de poupée russe dont les figurines les plus intérieures ont commencé à se dissoudre patiemment les unes après les autres depuis déjà pas mal de temps, même si ce processus n'est guère trop perceptible si l'on ne considère que la figurine la plus extérieure. Cette dynamique construit des poupées extérieures en même temps que (…)
- En lisièreIl semble que l'on pourrait décrire la dynamique historique contemporaine, non plus comme cela se faisait jusque récemment sous une forme linéaire, mais comme une sorte de poupée russe dont les figurines les plus intérieures ont commencé à se dissoudre patiemment les unes après les autres depuis déjà pas mal de temps, même si ce processus n'est guère trop perceptible si l'on ne considère que la figurine la plus extérieure. Cette dynamique construit des poupées extérieures en même temps que se fissurent, se lézardent, se dissolvent les poupées intérieures.
Ainsi lorsque l'on essaie de décrire le présent le plus immédiat comme une sorte de répétition des phénomènes totalitaires qui ont émergé dans la première moitié du XXe siècle, l'on s'enferme, s'enferre, dans une logique linéaire (même s'il s'agit ici d'une forme tout à fait régressive) de l'histoire, logique dont il s'agit précisément de sortir. Le problème, c'est que c'est justement cette forme téléologique de l'histoire qui nous interdit de comprendre les enjeux magistraux auxquels nous sommes désormais confrontés. Certes, à regarder dans le rétroviseur, ce qui semble se rapprocher analogiquement le plus des tensions fantastiques qui nous agressent fait quelque part penser à cette période charnière qui englobe les deux guerres mondiales [voir, par exemple Récidive 1938, de Michael Fœssel].
Ce parti-pris téléologique considère ainsi que l'histoire de la modernité est synonyme de renforcement linéaire de la domination capitaliste, renforcement qui constitue le mantra idéologique du temps, mais aussi le cadre de référence incontournable et obligatoire de toute compréhension du monde. Or il me semble que toute l'histoire de ce monde depuis le début du XXe siècle peut être lue comme un démenti cinglant de cette téléologie, comme un éloignement de plus en plus marqué de ce qui se révèle être l'utopie de la modernité classique, incarnée par la dynamique issue de la Révolution française.
Pour reprendre l'image de la poupée russe, chaque crise historique rajoute une figurine extérieure à la précédente (« institutionnalise » une nouvelle strate historique), mais, en même temps, fragilise les poupées les plus intérieures (augmentant les contradictions entre les différentes strates institutionnelles sur le temps long). Or, que peut-on remarquer ? C'est que, très généralement, les forces sociales et sociétales instituées cherchent à répondre à la crise en revendiquant une intangibilité et une intemporalité des poupées originelles quand bien même ce sont celles qui sont les plus fragilisées…
Ainsi, à la crise de la modernité classique s'est rajoutée la couche particulière des totalitarismes associant dirigismes économique et idéologique, puis la couche du keynésianisme associée à la social-démocratie et la couche du néolibéralisme associée au postmodernisme. Une nouvelle strate se constitue sous nos yeux. Chaque couche s'appuie sur une relation particulière entre les couches internes et les couches externes, chaque couche interne projetant une cohérence particulière sur les couches externes : depuis la crise majeure de la modernité classique au début du XXe siècle, la tension entre les niveaux internes et externes n'a fait que s'approfondir. C'est pourquoi faire référence à un « retour » d'une phase « fasciste » revient en fait à gommer l'approfondissement de la contradiction historique au profit d'un mouvement de type pendulaire qui a pour principale caractéristique de déhistoriciser, en la masquant, une dynamique infiniment plus large, plus profonde et plus grave.
En effet, les mouvements fondamentalistes – sous ma plume aussi bien religieux ou politiques que marchands – ne se contentent pas seulement de tenter de réactiver une couche plus profonde de la mémoire historique, ils articulent une fiction « originelle » avec une projection matérialiste techniquement équipée avec les dernières innovations en cours : la page du néolibéralisme est ainsi tournée en même temps que celle du postmodernisme, et s'incarne aussi bien dans les dystopies transhumanistes de l'homme augmenté que dans les délires néo-impérialistes activés par des Trump ou des Poutine. Ces derniers puisent certes aux références totalitaristes anciennes pour justifier leurs volontés de puissance – ou peut-être, plus précisément, pour masquer l'effondrement des outils institués de leur ancienne puissance –, mais cela ne veut pas dire pour autant que ces références anciennes soient des grilles de lecture tout à fait pertinentes pour décrire ce qui se passe vraiment (en particulier parce que ces approches invisibilisent les oppositions contemporaines à ces dynamiques, oppositions qui, dans leur forme contemporaine, ne pouvaient pas exister qualitativement dans leur format ancien, et qui doivent donc, pour le monde immédiat, être encore pour l'essentiel considérés comme relevant de l'informel).
Ce que nous avons sous les yeux n'est pas le dernier avatar d'un nouveau palier dans la domination capitaliste du monde : après l'effondrement de la modernité classique dans la dynamique des deux guerres mondiales et sa mutation en une postmodernité qui chercha ses marques durant la seconde moitié du XXe siècle, nous avons aujourd'hui à faire face à l'effondrement de la postmodernité elle-même. C'est une erreur manifeste de chercher à comprendre le moment présent comme l'expression d'un triomphe du néolibéralisme : bien au contraire, nous assistons à son échec manifeste, à l'effondrement de la croyance en une articulation nécessairement positive entre cohésion politique et cohésion économique, entre cohésion étatique et cohésion capitaliste (que même les néo-libéraux revendiquaient). La relativisation généralisée du réel qui caractérisait le postmodernisme s'effondre aujourd'hui sur lui-même dans une négation de la réalité elle-même. Quand vérités et mensonges ne relèvent plus que du régime aléatoire de l'opinion et que, par ailleurs, même la notion d'opinion publique s'est dissoute dans celle des seules opinions individuelles.
La crise contemporaine peut ainsi être comprise comme une désarticulation supplémentaire entre logique étatique et logique capitaliste : ce que nous avons sous les yeux, c'est en effet le constat que ces deux logiques ne tirent plus dans la même direction, ce qui ouvre un boulevard à une emprise majeure des logiques mafieuses sur fond de dérégulation conjointe des cohérences étatiques et économiques et de globalisation extra-étatique. Ce point est à souligner : la globalisation capitaliste ne relève désormais plus d'un inter-nationalisme – comme le suppose le postulat d'une gestion étatique des divers capitalismes nationaux –, mais bien d'une autonomisation anti-étatique. Ce processus se signale par un effondrement des cohérences nationales, effondrement qui se manifeste en premier lieu à travers le développement des fondamentalismes politiques, marchands et religieux, pour son versant visible, et par la recherche d'un nouveau rapport à une réalité (supra-étatique ?) devenue insaisissable par la perte de ses repères traditionnels hérités, pour son dialectique versant informel.
Ce qui explique d'abord la situation présente, ce n'est pas en premier lieu une efficacité idéologique, même techniquement suréquipée, de la part des oligarchies mafieuses, mais l'effondrement des référentiels historiques hérités qui ne sont plus en phase avec la réalité effectivement produite par le développement historique : la clé de lecture repose sur un retard manifeste des intelligences théorique et pratique telles qu'héritées des dynamiques passées et le monde qui aura été effectivement produit par elles et qui le débordent.
Ce que je veux souligner, c'est que la fonction idéologique des logiques mises en œuvre par ces nouvelles oligarchies n'est pas tant de mettre sous le boisseau des alternatives qui existeraient armées de pied en cap et qu'il suffirait de mettre en pratique « si tous les humains de bonne volonté voulaient bien se donner la main », mais seulement d'occuper, pour ainsi dire au moindre coût, le terrain historique qui se transforme en friche désarticulée et insalubre, malheureusement terreau principal de leur survie. Loin de moi l'idée de nier l'effarant suréquipement des forces de domination et de contrôle social, mais d'un autre côté il n'y a d'histoire humaine possible que parce que les représentations instituées du monde ont jusqu'à présent toujours fini par être en retard sur la réalité effective – ce qui n'est cela dit un gage de rien quant aux temps éventuellement à venir, et c'est bien pourquoi la passivité ne peut pas être une option.
Les totalitarismes anciens se sont construits sur le développement et le contrôle de la puissance de l'État, alors que les néo-totalitarismes qui se profilent cherchent à se construire sur le démantèlement néo-libertarien de l'État au profit de logiques de contrôles activées par des oligopoles déterritorialisés (privés par définition) : même les guerres sont en cours de privatisation au moins partielles, avec de plus en plus d'« armées privées » (cf. aux USA, en Russie, en Chine…).
Les totalitarismes anciens reposaient sur une « exportation » de la puissance des États concernés, quand les néo-totalitarismes récents reposent sur une logique territoriale de type mafieuse, considérée comme base arrière de repli dans l'optique d'une stratégie de prédation.
Autre point à souligner : les totalitarismes anciens étaient antireligieux, quand les néo-totalitarismes contemporains, que je préfère qualifier de fondamentalismes, se revendiquent ouvertement d'une divinité. Les similitudes ne doivent pas masquer les profondes différences ; je dirais même que l'accent mis sur ces similitudes est finalement un moyen de sous-évaluer la profonde originalité et spécificité historiques du développement des fondamentalismes. En effet, le fait d'essayer d'inscrire ces fondamentalismes dans la logique ancienne des fascismes revient surtout à s'interdire de comprendre le changement radical des contextes historiques ; c'est continuer à essayer de se revendiquer d'une continuité historique dont la remise en cause est pourtant au cœur de la redéfinition du présent. Ce qui se passe sous nos yeux est la conséquence d'une remise en question de l'ensemble de la dynamique historique caractéristique du XXe siècle, dont effectivement les totalitarismes sont un moment essentiel et incontournable : les dynamiques qui sous-tendaient le développement des totalitarismes au début du XXe siècle ne sont pas celles qui structurent le développement des fondamentalismes du début du XXIe siècle, quand bien même on pourrait déceler des similitudes superficielles : cela ne signifie aucunement que la situation présente n'est pas au moins aussi grave qu'alors, voir probablement bien pire. Et c'est bien parce que cette situation est potentiellement bien plus grave que la référence un peu trop facile aux totalitarismes d'antan devient problématique : paradoxalement, cela peut revenir à atténuer la gravité et l'intensité de la crise contemporaine, et à invisibiliser la bifurcation en cours hors des sentiers balisés et cartographiés.
Il a été souligné par maints observateurs que Poutine ou Trump, mais également leurs homologues turc, persan, israélien ou encore chinois (dans une moindre mesure) cherchaient à réactiver idéologiquement, au moins en partie, des logiques ressortissant aux impérialismes d'avant 1914 : cela signifie que tous ces acteurs, en particulier, mais ils ne sont évidemment pas les seuls, cherchent à s'abstraire des dynamiques historiques constitutives du siècle écoulé parce qu'ils ne les comprennent pas, en soulignant dans le même mouvement que chercher à contrer ces dynamiques américaine ou russe au nom des cohérences historiques qu'ils rejettent – c'est-à-dire maintenir une grille d'analyse qui repose sur une continuité du temps capitaliste relève également d'une forme de déni de ces dynamiques contemporaines qui, précisément parce qu'elles sont de facto en panne, permettent leur rejet antihistorique par certains acteurs. Pour le dire autrement, je pense que les fondamentalismes actent une rupture effective du temps historique, mais seulement négativement. C'est la raison pour laquelle ils sont si populaires, et également la raison pour laquelle les hérauts de la continuité historique sont, eux, devenus inaudibles, en particulier à gauche de l'échiquier politique puisque leur vision progressiste de l'histoire relève de leur ADN culturel.
Il est fondamental de noter que les réponses poutinienne ou trumpiste s'adressent à des problématiques les plus contemporaines, mais qui restent sans solutions dans le cadre des référentiels historiques hérités et institués : la montée généralisée des fondamentalismes politiques et religieux – qui est généralement traduite médiatiquement, et superficiellement, comme un développement des extrêmes droites – est d'abord la première face, la plus facile et la plus simpliste, d'une tentative de trouver des réponses aux impasses du présent en puisant au passé, un passé nécessairement mythifié, plutôt que d'emprunter la face inverse, dialectiquement plus exigeante et incertaine, d'un véritable dépassement. Le point central pour comprendre cette contradiction est bien de partir d'une situation bloquée par absence de perspectives encore rationnellement crédibles, d'une situation résultant d'un échec manifeste du cadre institué hérité (et ce, quelles qu'en soient les variantes). C'est parce que nous sommes devant un mur tout à fait manifeste d'incompréhensions de la situation réelle que les pseudo-solutions fondamentalistes peuvent s'exprimer. Je ne pense pas du tout que les fondamentalismes cherchent à « sauver le système » : au contraire ils sont une tentative de contournement de la problématique de son effondrement, en s'accrochant aux quelques branches idéologiques qui traînent encore…
Je dirais que les références activées par les fondamentalismes nous donnent indirectement la mesure de la période historique à reconsidérer : elles sont le thermomètre inversé des cohérences historiques en faillite. Par rapport au moment présent, le vertige négatif qu'incarnent les fondamentalismes (politiques, marchands et religieux) est l'envers du saut positif qu'il nous faut accomplir pour tenter de résoudre la crise qui secoue notre existence la plus immédiate et vis-à-vis de laquelle les solutions normalisées, et désormais éculées, sont disqualifiées.
De la même manière que les fondamentalismes nous permettent de définir en creux une échelle temporelle de la crise historique, leur développement rhizomique sur un plan spatial nous donne un indice de l'échelle géographique de l'espace en crise : on constate immédiatement que tant les découpages temporels que géographiques traditionnels qui structuraient nos sociétés sont concernés. À partir du même principe, on peut considérer que la diversité des milieux socio-culturels concernés par cette sensibilisation aux thèses fondamentalistes nous donne la profondeur de la désarticulation des rapports socio-économiques.
Pour utiliser le langage de Koselleck [1], l'espace d'expérience et l'horizon d'attente tels que le monde institué présent en a hérité sont devenus irréconciliables, et c'est leur antagonisme devenu désormais radical qui apporte la clé de lecture de la crise multiforme du présent. Cet antagonisme est traité sur le plan idéologique par les tentatives de réaligner soit l'un soit l'autre sur le terme restant, quand l'approche révolutionnaire consiste dans la nécessaire redéfinition simultanée des deux (avec ce que cela implique de part d'inconnu et d'indéfini, de jeu historique).
Nous ne pouvons pas sous-estimer que tout processus historique est de nature biface : il se lit toujours nécessairement, et contradictoirement, dans une dynamique de continuité et de rupture – ce qui ne veut pas dire qu'elles sont de même intensité. Cela signifie que toute interprétation qui s'appuie unilatéralement et exclusivement sur l'une ou l'autre se fourvoie. C'est cette double nature qui permet les basculements et les retournements de tendances.
Ainsi, il n'est pas possible de considérer que ce monde basculerait « simplement » dans une phase réactionnaire : l'intensification du développement des fondamentalismes n'exprime pas un processus historique au premier degré, mais doit être lue comme une réaction particulière à un processus historique global bien plus large qui suscite en retour ce moment fondamentaliste. Ce dernier n'est donc qu'un aspect de la problématique historique en cours. L'erreur à ne pas commettre est de chercher à comprendre ces fondamentalismes comme des réponses réactivées à des conflictualités politico-sociales déjà existantes, en sous-entendant que des forces instituées seraient alors « battues » dans le cadre d'une conflictualité balisée – du type « la guerre des classes existe, et c'est nous qui la gagnons »… Il me semble que l'essor des fondamentalismes exprime au contraire le revers d'une déréalisation des conditions héritées de la conflictualité historique. Les fondamentalismes répondent, du moins cherchent à répondre, à une bifurcation qui a déjà eu lieu, même si c'est finalement pour la nier.
On peut signaler également le dramatique appauvrissement intellectuel, conceptuel, culturel des fondamentalismes, et leur mise au ban de la complexité du réel qui se traduit par le rejet de toutes les ambiguïtés qui font le socle du vivant et de toutes ses diversités, rejet opéré à l'aune d'un prétendu « bon sens » toujours univoque, vidé de toute profondeur temporelle comme spatiale. Alors que la crise du capitalisme et de la société globalisée se manifeste par une uniformisation réductrice et un effondrement des diversités, tant culturelles que biologiques, c'est comme si les fondamentalismes politiques, marchands, religieux faisaient de la surenchère simplificatrice : ce n'est pas pour rien que la tronçonneuse est devenu l'outil symbolique de la négation du réel. Appauvrissement du monde et développement concomitant de l'intolérance vont ainsi de pair : l'intolérance est d'abord un mécanisme idéologique de défense contre le doute et le questionnement, une conjuration contre le foisonnement et l'ouverture du réel. Ce n'est pas non plus un hasard si la « sécurité » est devenue un concept idéologique cardinal pour les fondamentalismes, le sésame qui évacue par magie l'ambiguïté créatrice de l'altérité, la possibilité de se confronter positivement à l'inconnu, au non-maîtrisé, à la part aléatoire de toute existence.
L'IA (intelligence artificielle) et le transhumanisme tels qu'ils sont portés par les fondamentalistes pourraient passer pour contradictoires avec la charge progressiste que certains leur prêtent encore, mais un personnage comme Musk montre bien qu'il y a une identité profonde entre ces dérives technologistes et les fondamentalismes : la fiction d'une sécurité absolue par les machines, qui sont idéalement-idéologiquement appelées à fournir des réponses toutes prêtes et formatées à toutes les questions existentielles des humains, qu'elles concernent le corps ou l'intellect, en les libérant de ce qui devient pour eux le fardeau de donner un sens à leur vie, nécessairement faible, imparfaite, limitée, aléatoire, brouillonne, inexprimée, nuancée, contradictoire, indécidable, polysémique, impure, etc., toutes caractéristiques insupportables aux fondamentalismes.
Si une des conditions de la guerre est la simplification radicale des enjeux idéologiques, nous sommes effectivement mal barrés. Car, si un phénomène semble se développer, c'est bien celui d'une simplification drastique des enjeux de la diversité et de la complexité possiblement positive de l'existence générée par cette diversité. Les fondamentalismes sont ainsi devenus des monocultures idéologiques faisant écho aux monocultures agricoles et industrielles qui appauvrissent et laminent partout le vivant – dont la spécificité première est, du moins était, le foisonnement anarchique de la différenciation active. Ainsi, ce n'est pas la différence et la variété qui sont fondamentalement conflictuelles, mais au contraire le monolithisme, l'univoque, l'absolu, le dogme, la pureté, la perfection. Les sociétés humaines ont toujours cherché à codifier la gestion des ambiguïtés ; ce ne sont que les régimes autoritaires et totalitaires qui ont cherché à les extirper au maximum.
Les fondamentalismes contemporains ne font pas exception à ce constat. La différence avec les totalitarismes du début du XXe siècle, c'est que, quand ces derniers structuraient peu ou prou la conflictualité sociale autour de propositions autoritaires inversées, les fondamentalismes d'aujourd'hui s'élaborent face à une liquéfaction des rapports établis au monde. De plus, quand les totalitarismes anciens reposaient sur des excroissances du nationalisme, les fondamentalismes actuels sont une réponse particulière à l'inadéquation des espaces nationaux face à la mondialisation : rien d'étonnant, donc, si les fondamentalismes sont également des néo-impérialismes qui cherchent par un changement d'échelle à contrecarrer la tendance adverse positive qui réinterroge les fondamentaux d'un nouvel universalisme hors des carcans nationaux. Quand bien même cette tâche pourrait sembler insurmontable.
LOUIS
Colmar, mars 2025.
Texte repris du blog « En finir avec ce monde »
[1] Sur Reinhardt Koselleck, lire « Le passé futur, contribution à la sémantique des temps historiques ».
14.04.2025 à 08:59
F.G.
Les éditions L'échappée ont opportunément publié, à la suite de la disparition d'Annie Le Brun (1942-2024), un précieux ouvrage d'entretiens avec elle. Avec cette heureuse initiative – ce bel hommage, en vérité –, L'échappée nous permet de revenir sur « cette voix unique » qui ouvrit la perspective de n'être jamais prise pour un écrivain ni d'avoir jamais projeté de faire œuvre. « J'ai écrit, précise-t-elle, seulement pour savoir où j'allais ». Et perdus que nous sommes dans le brouillard (…)
- MarginaliaLes éditions L'échappée ont opportunément publié, à la suite de la disparition d'Annie Le Brun (1942-2024), un précieux ouvrage d'entretiens avec elle. Avec cette heureuse initiative – ce bel hommage, en vérité –, L'échappée nous permet de revenir sur « cette voix unique » qui ouvrit la perspective de n'être jamais prise pour un écrivain ni d'avoir jamais projeté de faire œuvre. « J'ai écrit, précise-t-elle, seulement pour savoir où j'allais ».
Et perdus que nous sommes dans le brouillard de plus en plus dense de cette très basse époque, il est bon de s'égarer en sa compagnie dans la lecture de Sade, de Jarry, d'Hugo ou de Breton. Ou encore dans celle du Trop de réalité (Gallimard, « Folio essais », 2005), son ouvrage sans doute le plus connu. Impérative lecture, oserais-je, quitte à se laisser prendre par le vertige de ses mots pour en ressortir ragaillardis et heureux d'avoir mis nos pas maladroits dans les siens. Car, disons-le, avec Annie Le Brun, nous sommes en présence d'un caractère singulier dont la force même nous console des turpitudes communes auxquelles nous nous plions bon an mal an. Pour survivre, y compris socialement.
L'équilibre précaire de notre progression sur une ligne de crête affutée comme une lame de rasoir, rend familier l'abîme ouvert par le désir qui fascine tant. D'un inconfort vivifiant, l'exploration de ce monde inconnu qui nous habite autant que nous l'habitons, gagne en vitalité et surtout stimule notre audace, dans le sens où se laisser inspirer par « cette force de séduction qui nous relie à l'altérité » nous emporte, de mots en images, vers des nécessités qui ne sont réductibles ni à l'une ni à l'autre, mais crée un mouvement, une dialectique pleine de mystères et si chère à notre coeur. Là où « notre respiration sensible se manifeste », ajoute Annie Le Brun.
« Les mots surgissant pour dire ce qui ne peut être montré et les images paraissant pour donner forme à ce qui ne peut être dit », de la toile à la page et inversement. Dans une intimité partagée, le petit miracle de la lecture et de la contemplation ne doit pas être pris à la légère et son invite négligée. Une divagation d'explorateur disponible pour toutes sortes d'aventures, visuelles, charnelles, olfactives, gustatives, en volume et en relief, d'imaginaire à imaginaire, comme on donne la main à un ami qui chemine à vos côtés lors d'un passage difficile particulièrement escarpé. Ce qui n'a pas de prix.
Il ne s'agit pas, vous l'aurez compris, d'avoir le dernier mot, contrairement au culte de la servitude et à la pratique familière des simulacres qui réduisent à rien ou presque rien « la soudaine et stupéfiante lumière » qui parfois éclaire l'ombre du désir. Cette ombre, elle nous fascine pour peu que l'on ne soit pas totalement décervelé, sans volonté et sans désir.
Avec la « culture » [sic] Power Point, l'écrasement de la signification et l'insensibilisation qui s'en suit se traduisent toujours par une banalisation de la forme et une neutralisation du fond. Face aux maillages très serrés qui, du marketing au management, se nourrissent d'injonctions et d'ignorance, est-il encore possible de se faufiler dans ces chemins de traverses, de s'abandonner à l'insistant désir de voir s'élargir l'horizon ? Il faut y croire car, pour nous évader, du « trop de réalité », il n'est d'autre moyen de transport que le « désir », cette lumière du désir qui « change tout ». Il y a quelque chose de vertigineux, dit Annie Le Brun, dans l'émulation des errants divagant entre les mots et les images.
En guerre contre les idéologies, Annie Le Brun nous réjouit, tant son cheminement nous prend résolument à rebrousse-poil. Le « monde de la culture », l' « art contemporain » sont désormais l'objet d'un culte aveugle qui privilégie la forme narcissique d'une volonté telle qu'elle s'inscrit dans un marché qui enrôle l'imaginaire dans un « process ».
Avec ses grands airs, l'art, qu'il soit ersatz d'imaginaire dans un monde qui s'enlaidit ou version adaptée à la nécrologie de la quête d'une créativité sans aura (Walter Benjamin), signe, par la conformité de ses ambitions, l'expression d'un échec éternellement réinventé.
Jean-Luc DEBRY
Collias, avril 2025.
07.04.2025 à 09:53
F.G.
■ Jorge VALADAS ITINÉRAIRES DU REFUS Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p. « Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l'on nomme, à défaut d'un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l'a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu'à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois (…)
- Recensions et études critiques
■ Jorge VALADAS
ITINÉRAIRES DU REFUS
Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p.
« Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l'on nomme, à défaut d'un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l'a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu'à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois est-il fait, ce bougre, pour exhumer des souvenirs de ce long et volatil temps de l'enfance avec une telle aisance et précision ? Car il semble se rappeler de tout, Valadas, de la couleur d'un ciel, d'un parfum de sa mère, d'une douceur pâtissière d'un jour de gloire, de sa lecture précoce de Walter Scott, de ses tout premiers refus, du Lisbonne des années 1950 et 1960 – dont il dresse un tableau pointilliste et saisissant de vérité à partir des souvenirs tenaces de ce qu'il percevait, enfant puis adolescent, de l'air oppressant qu'on y respirait.
Il est vrai que Jorge Valadas a visiblement intégré tout jeune cette tribu d'êtres têtus qui, dès qu'ils les ont entendus et assimilés, habitent « les mots de Liberté et de Révolution » comme pièces essentielles d'un puzzle en construction permanente. Dès lors, dans leurs imaginaires vagabonds, ils sont toujours là, prêts à servir, comme balises inspirantes. Le reste est affaire de ténacité, de culture, de pratique et de quête des lointains. « Les choses – écrit-il – cherch[aient] leur place dans mon esprit. » En 1956, c'est à Budapest que les mots « liberté » et « révolution » prennent forme et sens. Un peuple s'y soulève contre le Parti dit communiste, occupe les usines, crée des conseils ouvriers, ouvre la voie de sa propre émancipation. Les chars de l'Armée rouge la refermeront. Par anticommunisme, le pouvoir salazariste soutient les Hongrois. Le petit Jorge a onze ans quand il se rend, en compagnie de son père, un homme d'ordre et de morale plutôt favorable au régime, à sa première manifestation. Pour protester contre la tuerie de Budapest, précisément. C'est l'idée de « Liberté » – avec majuscule – qui anime le gamin, cette liberté que les chars russes ont écrasée. Cela dit, au fond de lui-même, il sent bien que les salazaristes qui ont organisé ce rassemblement, et qui se veulent, par anticommunisme, les porte-voix des insurgés, n'ont, en matière de liberté, aucune leçon à donner à personne. Son père semble le penser aussi, mais en silence.
De chapitre en chapitre, la plume alerte de Jorge Valadas nous entraîne dans un voyage au long cours relevant tout à la fois du parcours d'apprentissage, de la pérégrination esthétique, de l'aventure humaine, de l'expérimentation politique et de l'appel du large. Tout cela, avec la claire volonté de faire en sorte que ce road movie existentiel échappe aux effets négatifs du passage du temps, dont le plus ravageur est sans soute de figer l'ancienne mémoire dans le poncif, le convenu ou le nostalgique. Ce pari, car c'en est un, Jorge Valadas le tient du début à la fin de ces Itinéraires, ce qui ne l'empêche pas, au gré des pages, de manier la mélancolie comme elle doit l'être, c'est-à-dire comme un sentiment qui pense… À ce pèlerinage de Fatima, par exemple, où, enfant, il s'est senti « immergé dans un monde laid, terrible, méchant », un univers de « peur » forgeant à jamais en lui un « refus définitif des situations de masse, de cette dissolution de l'individu dans la foule, de l'irrationnel devenu force collective », mais aussi la conviction que cette « peur » majuscule de la religiosité ne pouvait « se surmonter que par le travail de l'imaginaire ». Il n'en manque pas d'imagination, le jeune Jorge. Il s'exerce à l'aiguiser lors de ses séjours d'été sur l'île d'Abódora (du Potiron), dans l'Algarve. Ce « temps d'un présent immobile où le futur n'a pas encore sa place », il le vit dans le bonheur de la découverte et du saisissement du sentiment du désir, mais aussi dans la lecture de livres d'histoire, forcément avalisés par la censure salazariste, où toujours le gamin s'identifie aux « infidèles pourchassés » plutôt qu'aux « chevaliers chrétiens » qui les traquent. Le pli est pris, en somme. « Hors des normes », et pour longtemps.
« Le sens de la vraie vie, note Jorge Valadas en se remémorant la sienne propre, est dans le pas de côté ». C'en est un, et comment, de s'inscrire, en septembre 1963, à l'École navale d'Alfeite, sur l'autre rive du Tage. L'appel du large, là encore. L'expérience tient pourtant de l'épreuve, du moins au début : bizutage, humiliations, l'infâme panoplie de vexations dont sait faire preuve la gente militaire. Le jeune homme en tire une leçon : faire le « maximum du minimum » pour éviter de se faire remarquer. Utile principe de survie, il est vrai, quand on a compris « qu'en face nous avons des nuls et des lâches ». Mais la résistance à la bêtise galonnée exige parfois un pas de plus, collectif cette fois, pour marquer la frontière. Il se fait, au cours d'un exercice militaire stupidement ordinaire, dans un acte d'insubordination caractérisée : un refus de crapahuter, un sit-in dans la nuit et une réponse toute prête, décidée collectivement, pour l'aube qui vient toujours : « Arrêtez-nous, menottez-nous ! Nous refusons de jouer le jeu. » Les gradés n'en feront pas un plat. La résistance est donc possible. Plus tard, mi-janvier 1966, c'est la découverte de l'Afrique. Amarrage au port de Bissau – en Guinée « portugaise », comme disent les officiels. Une semaine – le temps de découvrir l'horreur de la guerre coloniale – et une image traumatisante : un groupe d'hommes à moitié nus, couchés à même le sol, le regard vide ; « des terroristes », dit l'officier de service ; ils viennent d'être torturés, détruits. « Jusqu'à ce moment précis, écrit l'auteur, la guerre coloniale était fondue dans le paysage, tenue à distance, masquée par la végétation luxuriante. À partir de ce moment, elle fait une entrée concrète dans nos vies. Je pense à Joseph Conrad, nous étions au cœur des ténèbres. » Ce qui se noue chez lui à cet instant précis, c'est une certitude : refuser cette sale guerre. Sa décision de déserter est prise, irrévocable. Il choisit le chemin de l'exil en juillet 1967.
Mais c'est difficile de partir parce qu'il y a la famille, à qui, pense-t-il, il doit la vérité. Son père s'effondre. Il anticipe les conséquences que l'acte de son fils pourrait avoir sur sa propre carrière de professeur et menace de le dénoncer à la police. « Il n'en est pas question ! », dit la mère. Fermement. Le lendemain, elle accompagne son fils à la gare et, sur le quai, lui murmure cette phrase inoubliable pour lui : « Si c'est pour ton bonheur, alors je veux que tu partes ; n'oublie pas de nous écrire. »
Le cap, c'est Paris. Un petit hôtel à Montmartre ; une connaissance, Françoise, militante anticolonialiste ; une démarche sans succès place Kossuth, siège du PC, pour voir s'il peut être assisté ; des déambulations incessantes dans la Ville-Lumière ; des petits boulots alimentaires ; une découverte renversante : celle de l'excellente revue portugaise d'opposition et d'orientation marxiste anti-autoritaire, Cadernos de circunstáncia, au sous-titre alléchant pour l'exilé qu'il est devenu : « Analyse et documents sur la vie portugaise [1]. Ils compteront beaucoup dans sa vie.
Au ressac de Mai-68, c'est un retour « au temps qui ne fait que passé », comme dit un poème surréaliste. Un tunnel qu'illumine, cela dit, la fierté d'avoir été de l'aventure et d'y avoir tenu sa place dans le maelström d'une vie enfin digne d'être vécue. Le retour à la normale, pour Jorge, c'est d'abord la quête d'un faux passeport – que lui fournira José Hipólito dos Santos, un disciple portugais du génial faussaire Adolfo Kaminsky [2] –, une activité salariée, des cours pour étudiants étrangers à Sciences Po – « un désastre ! » – et la conviction définitivement acquise que Georges Navel avait raison, dans son inoubliable Travaux, de postuler que, tous comptes faits, il valait toujours mieux opter pour « l'apprentissage en autodidacte ».
L'exil, le sentiment de l'exil, sa dimension existentielle sont au centre de ce livre, qui explore toutes les phases par lesquelles passe l'exilé : la fierté d'avoir atteint son but ; la sensation de solitude qu'il génère ; la rage qui en résulte ; la blessure qu'on en retire et que jamais rien ne guérit, pas même le retour à l'étrangère terre première. Car exilé on l'est et on le reste à jamais, pour soi et pour les autres. Un être venu d'ailleurs et dont l'ailleurs est dans la tête. « Se sentir étranger à tout et à tous, note Jorge Valadas, procure une immense fatigue », une fatigue à double entrée en réalité : celle qui émane d'une obligation à fuir et celle qui provient du sentiment que cette fuite obligée a doté l'exilé d'une « richesse intérieure » augmentée. La surmonter, cette fatigue, c'est parvenir à « s'exiler de l'exil » pour retisser un lien possible avec le pays d'origine, en sachant qu'on n'en sera jamais vraiment parce que, quelque part, on se sentira toujours comme étant d'une partance et d'un retour, ou plutôt de ce mouvement, du mouvement. Un homme aux semelles de vent, en somme.
Ça tombe bien parce que Jorge Valadas aime les voyages. C'est ainsi que, doté de son faux-vrai passeport et d'un visa délivré sans problème par l'Ambassade américaine de Paris, il décide, en septembre 1970, accompagné de son amie Jackie, étudiante à l'Université de Pennsylvanie, de traverser l'Atlantique. Sur les conseils de Ngo Van, il y rencontrera, à Boston, le grand Paul Mattick [3], théoricien du communisme de conseils, mais aussi son fils –Paul Jr., digne héritier politique de son père – qui deviendra un ami proche.
L'exil, encore, mais en sens contraire cette fois… Sur le chantier où il travaille comme électricien, Jorge apprend par deux collègues portugais, déserteurs eux aussi, que, ce 25 avril 1974, les jeux sont faits : « Le régime est tombé ; ils viennent de l'annoncer à la radio ». Dès lors, l'appel du retour se fait irrésistible. Le 3 mai, il prend le Sud-Express à Austerlitz, via Lisbonne, accompagné d'un copain du Mouvement du 22 mars de Nanterre. À la frontière, aucune police ne contrôle aucun papier. « Lisbonne vit dans la liesse », écrit-il. Et la liesse, il faut en profiter parce que, généralement, elle s'estompe vite. Ce qui l'enthousiasme, lui, c'est que le mouvement des grèves et occupations prend vite, qu'il s'auto-organise à la base : des comités de travailleurs, d'habitants, de soldats poussent comme mille fleurs dans le printemps lisboète. De quoi avoir le cœur et la tête en liesse, même quand on connaît la capacité des bureaucraties de toutes sortes, mais surtout du Parti communiste, à confisquer à celles et ceux qui les ont acquises, leurs plus belles victoires.
« Un soir, écrit Jorge Valadas, je croise à Lisbonne un copain d'exil de Paris. Il déambule un peu perdu. Le nom des rues, le numéro des trams, la géographie de la ville, il a tout oublié. Lui, qui avait vécu toute sa vie à Lisbonne, erre dans les rues comme s'il avait débarqué à Buenos Aires. Inconsciemment, me dit-il, il avait rayé la ville de sa tête. » Le retour d'exil, c'est toujours comme ça : le cœur balance entre bonheur et tristesse. Et c'est bien normal, le bonheur parce qu'on a été d'un endroit et la tristesse parce qu'on n'en est plus, qu'on est définitivement d'ailleurs. Au mieux on a toujours une tête qui dit quelque chose au bistrotier du coin de sa rue, mais pas davantage. La césure est faite, et elle est définitive. Reste la famille : le visage radieux de sa mère, malade, respire le bonheur en voyant son fils ; son père et sa sœur sont moins expansifs, même si on les sent heureux. Mais rien n'y fait, là encore, on n'est plus d'ici, ni de cet espace, ni de ses anciennes habitudes, ni même de sa chambre. « Ce que je ressens terriblement, écrit Jorge Valadas, est la distance aux autres, une séparation, un mur, un mur infranchissable. » Il lui faudra donc rompre une fois encore, et cette fois-ci avec l'illusion d'un retour au pays de l'enfance. C'est un choix qui rend triste, dit-il, mais qui suscite une sensation apaisante de calme intérieur. « Lisbonne est à nouveau une pensée, une sensation, une lumière très blanche », note-t-il. Un ailleurs, en somme. L'exil, ce sera toujours une absence de lieu et le lieu d'une présence.
On ne fera qu'évoquer, parce qu'on préfère laisser le lecteur les découvrir, les deux chapitres finaux – « La lumière de la vie » et « Réconciliation attendue » – où il est question de la fin de vie de la mère et du père de l'auteur. L'émotion qui s'en dégage y est difficilement communicable tant elle est liée aux mots qui la portent. L'un des chapitres est précédé d'une citation de B. Traven, cet exilé définitif. Elle dit : « Il faut savourer la vie tant qu'elle dure et en tirer le plus possible, car la mort est en nous depuis l'instant de notre naissance. » La vie, elle bruisse à chaque page de ce livre qui s'attache à restaurer, dans un mouvement permanent, la mémoire des douleurs et des plaisirs, intrinsèquement mêlées.
À son auteur, Jorge Valadas, et en hommage à ce que la lecture de ce livre nous offre, cette phrase d'un ami qui résumait sa vie ainsi : « J'ai vécu des jours de merveille que l'inquiétude attisa toujours. » C'est ce que j'ai ressenti, je dois dire, en lisant ces superbes Itinéraires du refus.
Freddy GOMEZ
[1] Cette excellente revue fit paraître sept numéros de novembre 1967 à mars 1970, tous édités à Paris.] » ; des amitiés qui se tissent ; ce Mai-68 qui couve et qu'il ne ratera pas. Quand éclate l'événement, Jorge et son copain Charly – un sosie de Bakounine – travaillent pour une association liée à la mouvance de la gauche laïque dont le siège est rue de Trévise, à deux pas des Folies Bergère qui, une fois occupées par son personnel, deviendront, « dans une ambiance de gaîté et de liberté », leur Quartier Général. Et puis il y a Censier, la fac occupée, une « caverne d'Ali Baba » où l'on croise, au comité étudiants-ouvriers, des « êtres d'une générosité et d'une force exceptionnelle », mais aussi quelques « bolchos bordiguistes » qui font froid dans le dos. C'est là, dans cette agora de la liberté de parole sans rivages, que Jorge rencontre deux personnages essentiels : Ngo Van et Paco Gomez [[Sur Ngo Van, lire, de José Fergo, "L'homme du Mékong et la terre promise » et, sur Paco Gomez, « Portrait d'un homme réservé », toujours de José Fergo).
[2] Sur ce faussaire de génie, nous renvoyons à « Un expert en modestie » (Monica Gruszka).
[3] Lire Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure : des rues de Berlin en révolte aux mouvements radicaux américains (1918-1934), L'échappée, 2013. Cet ouvrage est annoté par Charles Reeve (Jorge Valadas).
31.03.2025 à 10:28
F.G.
On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et (…)
- Digressions...On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et média ! » Tu l'as dit bouffi, mais il y a surtout média et médié. Et le médié subit toujours le média, comme le paysan la loi du Marché des industries de l'empoisonnement de la terre, l'ouvrier celle du « où tu bosses à mes conditions où je te jette », l'étudiant celle du silence académique sur Gaza sous menace – s'il le transgresse – de sanction administrative et l'émigré, l'Autre, notre frère, celle du délit perpétuel de sale gueule. Basta du survol objectivé quand l'abjection nous pète à la gueule et que, chaque matin, l'infocom publique et privée la relaie, sur le ton du proc, du docte, voire du badin, à grands coups d'approximations, de fausses vérités et de sentences de café du commerce. Ras-le-bol de cette mafia de commentateurs tout-terrain qui, depuis une bonne décennie, a transformé l'information en réceptacle à mensonges, en conteneur à bassesses et en piège à cons. Ça déborde de partout.
Moi, mon truc, je l'avoue, c'était plutôt, France-Cul. Parce que je suis service public, que France-Info m'a toujours gonflé et que France-Inter s'est couché, depuis le référendum de 2005 (qu'elle a perdu, comme Sarkozy), devant tous les mirages du néo-libéralisme cannibale et technophile, cette courroie de transmission du trumpisme, du « libertarianisme » et du post-fascisme.
Un temps, France-Cul, m'était donc apparue, dans le domaine de l'information banale, disons, comme une sorte de moindre mal. La chaîne assumait un chouïa de hauteur de vue, une petite différence de ton, un zeste d'impertinence – surtout culturelle. Et puis, comme tout passe et trépasse, Guillaume Erner, l'inamovible responsable de « sa matinale » depuis désormais dix ans, aussi à l'aise dans ses pantoufles que convaincu de son talent d'animateur, a si bien compris ce qu'était le pluralisme que, pour un Rancière invité une fois tous les cinq ans, on s'y tape tous les matins, en style décalé, la Voix de son Maître, que le patron sert avec, disons, constance depuis au moins 2019, date à laquelle le Prince, empêtré dans la « crise des Gilets jaunes », lui avait demandé, excusez du peu, de modérer un « Grand débat des idées » auquel se prêtèrent sans honte soixante-quatre intellectuels de cour (ou de jardin). Et Erner s'exécuta, trop content de coacher le Gotha de l'intellect.
Aujourd'hui, France-Cul., c'est out pour moi ! Même si l'excellent Johann Chapoutot est passé à une de ces récentes « matinales » pour présenter, devant un Erner dubitatif et parfois agacé, son dernier livre, Les Irresponsables [1], où il explique par quels mécanismes, à devoir choisir entre Hitler et le Front populaire, l'extrême centre allemand opta, entre mars 1930 et janvier 1933, pour la croix gammée contre le drapeau rouge. En précisant que, sans cet apport de respectabilité, il n'est pas dit que les nazis aient pu prendre le pouvoir. Ça fait écho, non, à une certaine actualité, disons « glissante » ?
Le thème de cette digression – « la merde ambiante » – m'est venu à la lecture du très touchant texte d'une amie récemment paru sur « Lundi Matin » : Évacuation de la Gaîté lyrique : « la merde ambiante se propage ». Cette merde ambiante, elle nous sature le quotidien. Les usines à vidange du purin informationnel, il faut les chercher du côté des médias déjà fascisés de Bolloré [2], marchand de malheur en Afrique et promoteur de l' « union des droites » en France. Dans le reste du paysage médiatique, public comme privé, de BFM à TF1 et de LCI à France 2, la contagion thématique extrême-droitarde opère jour après jour. Au point que, quand un Apathie rappelle la violence de la France dans la colonisation de l'Algérie, on le dépose sur le champ. Apathie, vous vous rendez compte, ce si fidèle serviteur de l'ordre jupitérien quand les Gilets jaunes le perturbaient ! La merde ambiante, elle est aussi là, dans cette capitulation en rase campagne de la quasi-entièreté d'une profession ramenée à n'être plus que chien couché devant ce cauchemar postfasciste qui monte et qu'elle alimente quotidiennement en se faisant, par exemple, le porte-copie fidèle d'un pathogène Retailleau, le plus sinistre « républicain » qu'on ait jamais connu… depuis Darmanin-la-Matraque. C'est dire si la crapulerie se duplique à grande vitesse.
Dans cette merde ambiante, la « reprise » de la Gaîté lyrique par la police restera un exemple d'ignominie partagée par toutes les composantes de l'Ordre politico-policier-administratif parisien. Résumons sans trahir. Des mômes, mineurs sans papiers ayant dû fuir la misère comme on fuit la mort quand elle menace ; des mômes qui – informés de l'expulsion imminente du théâtre qu'ils occupaient pour exiger de l'État ou de la Mairie de Paris des conditions d'hébergement dignes dans l'attente que leur dossier de reconnaissance comme mineurs isolés soit examiné par l'autorité administrative – ont d'eux-mêmes décidé de vider les lieux ; des mômes, remplis de fierté pour ce qu'ils ont accompli de grand, d'énorme : défier l'autorité sur le plan de la morale publique, des principes et des droits humains, s'auto-organiser en collectif, être capables d'occuper un théâtre et de l'habiter pendant trois mois, à 400, dans des conditions difficiles, le lieu n'étant pas prévu pour cela ; des mômes qui, dans cette nuit froide du 18 mars 2025, au lieu de se disperser, décident, serrés les uns contre les autres sur les marches du théâtre, d'attendre l'arrivée des flics ; des mômes que, dans la nuit, rejoignent leurs nombreux soutiens, celles et ceux qui se sont battus pour eux, et continueront de le faire ; des mômes qui, à 5 h 30 du matin, voient débarquer un demi-millier de flics et cinq camions de pompiers ; des mômes qui, trois heures durant, subissent une nasse très longue dans un silence et un calme impressionnant ; des mômes qui, au lever du soleil, reprennent leurs slogans et font résonner leurs tambours ; des mômes qui, contrairement aux assurances données par la socialiste Hidalgo, édile de la Ville-lumière, voient les flics charger sans sommation, matraquer, gazer à bout portant, viser les yeux ; des mômes livrés à la chasse à l'homme, poussés dans des paniers à salade, là et ailleurs, à Pont-Marie, à l'Hôtel de Ville, à la Bastille, partout où ils ont imaginé des bases de repli possibles ; des mômes malheureux, brisés, livrés à eux-mêmes et à la terrorisation policière, au harcèlement, à la volonté flicarde de leur casser le moral et les côtes et, pour plusieurs d'entre eux, bien atteints, d'être pris en main par les seuls pompiers, mais sans que jamais ne soit donné le moindre ordre de transfert vers un hosto.
Voilà, c'est ça quand la merde déborde parce que toutes les autorités s'y mettent : l'État voyou qui a refusé toute solution de relogement ou même d'hébergement provisoire, renvoyant la balle à la Mairie de Paris ; Hidalgo, faisant de même mais en sens inverse, et qui a menti sur divers plateaux en présentant comme « majeurs » des jeunes que les services autorisés reconnaissent principalement comme mineurs ; Najat Vallaud-Belkacem, enfin, présidente de France terre d'asile, qui se déclare solidaire des mineurs isolés, tout en les soumettant à des procédures éprouvantes et sans espoir d'aboutir.
Le reste est à l'avenant : les jeunes étant en procédure de recours de minorité, les soixante interpellations opérées sont scandaleuses, et illégales les vingt-cinq obligations à quitter le territoire (OQTF, le sigle préféré de Retailleau). Quant à vouloir les expédier à Rouen quand leur dossier est traité en région parisienne, c'est kafkaïen. À moins que la logique administrative française, dont la perversion est avérée depuis belle lurette chaque fois qu'il s'agit d'emmerder un étranger, un émigré, un réfugié ou un apatride, s'applique, dans le cas de ces mineurs isolés, avec assez de lenteur et embrouilles, pour qu'à la fin le mineur devenu majeur rentre enfin dans la case prévue à son endroit : « expulsé ». Avec un coup de tampon rouge !
Aujourd'hui, pour ces mômes, c'est retour à la case départ : la rue, la galère, la traque. Aux dernières nouvelles, Retailleau a ordonné l'évacuation du campement de fortune que certains jeunes avaient établi sur les quais de Seine. Une honte !
Je ne sais pas vous, amis lecteurs, mais moi j'ai un peu le moral dans les chaussettes. Et quand il descend si bas, c'est toujours mauvais signe. Il est vrai que, ces temps-ci, on n'a pas été aidé par le cours des choses, par la marche accélérée du monde vers l'abîme. Bien sûr il faut résister à l'accablement, puiser au passé des anciennes révoltes, garder le cœur chaud et la tête froide, cultiver encore et toujours la flamme d'un possible retournement de situation. Bien sûr…, mais, ce qui résonne en moi, ce soir, sur le point de conclure cette digression, c'est une phrase d'un ami philosophe, Américo Nunes, disparu en 2024 : il disait qu'il fallait être « au cœur des ravages du réel du mensonge pour comprendre en quoi il est toujours déconcertant ». Déconcertant… C'est le qui mot convient le mieux, sans doute, à ce qui pointe un peu partout, à ce qui fait « esprit » du temps, au non-maîtrisable par la raison raisonnante, à la folie ambiante, au réel ravagé d'un monde qui, peut-être, court vers l'abîme. Et nous y pousse.
Il est possible que Trump passe ou trépasse, que Musk soit renversé par l'infini mouvement du Capital quand il sera contrarié par sa déraison patente ou que, lassé de voir ses Tesla cramer et ses actions en bourse chuter, il nous lâche enfin la grappe en réinvestissant son blé dans le segment des nains de jardin, par exemple. Tout est possible, même le moins probable. Mais le plus déconcertant, dans les ravages du réel, c'est la vitesse à laquelle les consciences se corrompent, les réflexes s'amenuisent, les repères se perdent, les repositionnements opèrent, la vie se recroqueville.
C'est sur ce terrain qu'il faut penser, tenir, résister, lutter. Ce terrain, c'est celui de la préfiguration, à nos échelles, d'un autre monde qui serait l'exact contraire de celui, atroce, qui suinte des discours guerriers des Trump, Musk, Poutine, Netanyahu, Van der Leyen ou Macron. Aux docteurs Folamour du Capital et de la Guerre, il faut opposer une détermination fondée sur quelques principes : le refus de la guerre, le rejet de la haine de l'Autre, la refonte d'un monde écologiquement et socialement vivable et, pour y parvenir, la fraternité active, indispensable, entre tous les dépossédés.
D'une certaine manière, dans le froid d'une nuit de fin d'hiver, la lutte exemplaire des « mineurs isolés » parisiens de la Gaîté lyrique a ouvert le chemin. Contre la merde ambiante et tous ses porte-voix, sur tous sujets, et pour ne pas mourir d'asphyxie, il faut l'amplifier, cette résistance.
Freddy GOMEZ
[1] Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, NRF-Essais, 2025. Le podcast de cette émission est curieusement introuvable sur le site de France-Cul. No comment !
[2] CNews, le JDD, JDNews, Europe 1, Sud Radio, Valeurs actuelles et Frontières sont propriétés de Bolloré.
24.03.2025 à 06:48
F.G.
■ Michel BLAY et Renaud GARCIA LA NATURE EXISTE Par-delà règne machinal et penseurs du vivant L'échappée, 2025, 128 p. C'était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l'Ukraine avec l'occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l'humain, un livre d'Alexis Escudero . Extrait du teaser : « À rebours des (…)
- Recensions et études critiques■ Michel BLAY et Renaud GARCIA
LA NATURE EXISTE
Par-delà règne machinal et penseurs du vivant
L'échappée, 2025, 128 p.
C'était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l'Ukraine avec l'occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l'humain, un livre d'Alexis Escudero [1]. Extrait du teaser : « À rebours des positions tenues par la gauche ces deux dernières années, les partisans de la liberté et de l'émancipation doivent s'opposer à la reproduction artificielle de l'humain, et à ce qu'elle implique inévitablement : eugénisme, marchandisation des corps et du vivant, manipulation génétique des embryons, transhumanisme. La PMA, ni pour les homos, ni pour les hétéros ! » Un tel mot d'ordre avait créé son arc électrique : pour tout le monde c'était le débat à ne pas manquer. Pour tout le monde… sauf moi qui, à l'époque, débarquait de Mars. Le postmodernisme et le ressac européen de la Theory passée à la moulinette des campus US étaient des notions floues, un mouvement d'idées par rapport auquel j'aurais été bien en peine de me situer. La PMA, je voyais ça de loin : trouvaille progressiste filant de l'urticaire aux culs-serrés de la cathosphère. Mais pas que. Dans l'après-midi, une bande d'excités fit irruption dans la grande salle de la Maison des associations. Le dénommé Escudero et son éditeur – Le Monde à l'envers – manquèrent de se prendre leur table de bouquins sur la gueule. Les trublions gueulaient « Escudero on aura ta peau ! ». Ça rimait. C'était surtout grotesque et surjoué. Poignée de LGBT en mode Gros Bras de la Taloche. Je virai colère, rien à mes yeux n'étant plus détestable que l'interdiction de débattre. Surtout dans la maison anar. Dans un souci d'apaisement et de lâcheté collective, le débat fut annulé. Quand je m'approchai du stand du Monde à l'envers mis à l'envers, l'éditrice encore secouée me tendit le dernier exemplaire du fameux brulot : « Lis-le et tu te feras un avis. » Ce que je fis.
J'y découvris tout un continent d'idées et de perspectives historiques. Le texte était solidement charpenté, la langue mordante et ironique. Certaines âmes sensibles s'en étaient offusquées. Ces pudeurs indignées me laissaient perplexe : politiser une question sociale n'impliquait-il pas de s'exposer sur le ring politique ? Si la moindre pique taquine vous terrassait, autant jouer au scrabble – « zygotes », 26 points, sans compter les cases « mot compte double ». PMA, GPA, diagnostics préimplantatoires, je me passionnai pour un sujet qui m'avait toujours laissé tiède. J'essayais de piger ce qu'impliquait cette vertigineuse question de « nature » autour de laquelle beaucoup s'écharpaient. Je parcourais des forums, alimentais d'interminables discussions. De fait, quelque chose se réveillait en moi : sept ans auparavant, j'avais découvert la vérité sur mes origines paternelles. Papa n'était pas papa. C'était un autre. Cette révélation m'avait plongé dans une courte et violente dépression. Je le compris bien plus tard : ma trajectoire biologique heurtait de plein fouet l'embrasement militant. De politique, ma crise vira personnelle. Dans ce fatras existentiel, affects éruptifs et analyses distanciées se brassaient, ce qui ne fait jamais bon mélange. Je devins aussi con que le clan d'en face. Un enragé du gamète. Je me souviens d'une soirée avec un couple d'amis où, à l'heure de l'apéro, je posai frontalement la question : est-ce que, pour vous, donner du sperme ou du sang c'est la même chose ? Il y eut un silence. Les deux nanas finirent par dire oui sans hésiter ; les deux mecs (dont moi) ne surent quoi répondre. Je détestais les pomos pour ça : cette façon de cliver et de réduire des questions fondamentales à des simplifications pauvrement binaires. Chantage victimaire : c'est nous qui souffrons, donc c'est nous qui savons. Les autres, ceux du hors-champ, c'était au choix : avec ou contre nous. La pensée politique perdait sa substance universaliste et s'éparpillait en chapelles doloristes. Côté rentiers en sciences sociales, ce nouveau jackpot permettait de jargonner dans des proportions frôlant l'inintelligibilité ; côté mitan militant, la conflictualité politique se réduisait en un court-bouillon de moraline communautaire.
Le temps passa. Par moment, les choses s'apaisaient ; à d'autres, ça flambait derechef. Il y avait tout un écheveau historique à remonter et à revisiter. Mettre à l'os ces nouveaux discours qui entendaient périmer les vieilles barbes du XIXe et leurs utopies rassembleuses. Naître ou ne pas naître n'était pas la question, mais naître de qui ou de quoi ? Concernant la filiation, mon trauma personnel me permettait de mettre un peu de chair et de trouble dans des agencements théoriques faisant la part belle aux éprouvettes et aux nouvelles parentalités d'intention. La vie humaine ne pouvait se laisser enfermer dans de pareilles combinatoires. Quelque chose d'autre se transmettait dans la procréation qu'un pur bagage génétique ou un patronyme administratif. J'en avais fait l'expérience : quand vous rencontrez votre père biologique à l'âge de trente-cinq ans et que le pater en question a votre visage avec dix kilos de plus, quand vous luttez contre un effondrement intérieur et accueillez un poids d'histoire inédit sur les épaules, vous vous dites deux choses : primo, que la vie est fondamentalement un mystère, un foisonnement vertigineux qui ne se laissera jamais encaserner par les laborantins du Progrès ; deuxio, que les bidouilleurs de chromosomes sont des apprentis sorciers tirant la vie vers un aplatissement in vitro haïssable.
Dégonfler la baudruche à chimères
Le diptyque papa/maman n'est pas qu'un calicot moisi brandi par les calotins de Civitas ; son pendant mâle/femelle, soit l'expression de notre condition de mammifère parlant, vaut plus qu'un jeu de Lego moléculaire. La cellule familiale sera toujours plus qu'une unité économico-patriarcale à flinguer. Le gauchisme et le libéralisme culturels se sont rejoints sur une chose : en libérant les potentiels individuels et en flattant les narcisses, ils ont ringardisé les vieux socles communautaires (de la famille à la classe sociale) pour favoriser les appariements aux artefacts promus par la technocratie triomphante. Pas étonnant que le concept même de « nature » ait viré réac.
Êtres de culture ou de nature, au fond chacun est à même de faire sa propre tambouille ontologique ; ce qui paraît vraisemblable, c'est que nous sommes, inextricablement, les deux. Dès sa sortie des boues primitives, homo est un nœud dialectique : il grimpe et marche, il vit et meurt, il se fortifie et se dégrade ; il communique avec son voisin et lui fracasse le crâne ; il comprend qu'il fait partie d'un tout et pense que de ce tout il peut tout faire. Créature, il se sait aussi créateur. De ses acquis, il fait de l'inné ; de ses individualités, société ; de ses savoirs, des kyrielles de doutes. De la nature, une mécanique divine, bientôt modélisable. Arrive un moment où son propre corps devient terrain de jeu et d'expérimentation. Les choses vont loin. Trop. Dans sa course à la surpuissance et à l'abstraction galopante, quelque chose s'est perdu en cours de route. L'humilité d'un ancrage. Certains voudraient ralentir et dégonfler la baudruche à chimères. Rappeler que, sous la sédimentation sociale, notre part de sensible est peut-être la dernière fragilité à protéger de notre mise en données. Fût-elle à prétention égalitaire.
Parmi ceux qui voudraient braquer les banques de sperme, il y a l'ami Renaud Garcia. En 2015, les éditions L'échappée eurent l'opportune idée de faire paraître son Désert de la critique [2]. C'était un an après le clash lyonnais, autant dire que ce bouquin est devenu un jalon essentiel dans la critique des ésotérismes déconstructeurs. Dix piges plus tard, c'est en compagnie du philosophe et historien des sciences Michel Blay que le camarade philosophe, naturien revendiqué, en remet une couche pour redynamiser un concept de « nature » corrompu par sa genèse occidentalo-centrée. La nature existe est une tentative de réhabilitation et de clarification. Une visée pédagogique sur un sujet bourbeux capable de filer des nœuds au cerveau : que veut dire réfléchir sur ce qui d'abord s'éprouve avec les sens ? Comment isoler le sujet nature, permanence mouvante et immémoriale, totalité aussi écrasante qu'écrasée ? Comment penser sa perte, sa dégradation, se représenter l'équivalent de cinq terrains de football artificialisés par heure en France ? Comment se penser soi dans le vacillement climatique ? Malin et grinçant, La nature existe est un exercice retraçant notre trajectoire commune depuis notre mise en coupe réglée par les gais lurons de l'industrialisme. On nous avait promis un futur de plein épanouissement, on se retrouve avec un présent coincé entre Charybde et Scylla, c'est sûrement que quelque chose a merdé dans le dessein des planificateurs. Renaud Garcia et Michel Blay pensent au contraire que rien n'a merdé. L'ordre du Technique, comme ils l'appellent – soit la « triple alliance du capital, de l'expertise scientifique et de l'ingénierie technologique » – ne pouvait pas accoucher d'autre chose que de la détestable époque dans laquelle nous nous contorsionnons avec anxiété et démesure.
« Du point de vue de la philosophie de la nature, qui emprunte à cette époque [la fin du XVIIIe siècle] quelques motifs romantiques, naître suppose la reconnaissance d'un excès que la réflexion ou la conscience ne peuvent résorber », écrivent les auteurs de La nature existe. « Excès » est un mot important. Car si quelque chose nous excède, c'est qu'elle nous dépasse. Elle ne nous dépasse pas parce qu'elle est plus forte – il faut être quiche comme un bâtisseur pour croire l'humain en concurrence avec la nature – mais par son imprévisibilité. Et face à l'imprévisible, face à ce qui se crée, croît et crève au rythme de cycles qui toujours nous emporteront, l'attitude la plus juste (et soutenable) serait celle d'un minimum de modestie et d'humilité. Autant dire que notre spumescente martialité en est loin. Mais revenons à ce trop-plein de nature, qui n'a rien d'un matériau superflu, puisqu'au contraire toute culture émerge de lui. Ce qui implique une borne universelle : une culture se déploie à l'intérieur de limites. Soit autant de tabous et d'interdits, historiquement et collectivement éprouvés, au-delà desquels on ne va pas fouiner, au risque de mettre en péril, des équilibres qui nous contiennent libres. Libres dans nos limites.
« Humains » et « non-humains »
C'est une évidence qu'il convient de rappeler : « nature » et « naître » partagent la même famille étymologique : « natura » pour le premier, « nascere » pour le second. La nature est ce qui est quand on naît. La nature est ce qui naît quand on vient à la vie. Il y a là un cycle – un temps « spiroïdal », préfèrent Blay et Garcia – sur lequel toute prise semble impossible. Quelque chose qui, immanquablement, échappe. « La nature est sans pourquoi, comme nous. C'est notre essentielle liberté », écrivent encore les duettistes de La nature existe. L'assertion est aussi brutale que reposante. Celle-ci n'est pas mal aussi : « Or, s'il y a de la naissance, il y a, nous le redisons, de l'énigme. De l'immaîtrisable, en somme. » L'hubris en prend un coup sur la carafe. De quoi déprimer tous les Folamour désireux de percer les secrets de la vie et les bio-éthiciens chargés de répondre à cette cauchemardesque question : quel statut aura le fœtus cultivé dans un utérus artificiel ? Allô maman-machine, bobo…
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Si un chapitre est consacré à la « nature, naissance et reproduction artificielle de l'humain », l'ambition de La nature existe dépasse la question, déjà abyssale, de l'engendrement humain confié aux blouses blanches. C'est que la nature, au fil des modes et des agendas politiques, a changé de peau : elle est devenue « environnement », puis « vivant ». On s'interroge : qu'ajoutent ou retranchent à notre compréhension du péril écologiste ces nouveaux mots ? « Environnement », on voit l'idée, on voit surtout qu'elle nous coupe de notre milieu naturel : l'environnement nous entoure, il nous est extérieur et, de ce fait, il offre une prise par laquelle l'améliorer ou le dégrader. Bref rien de neuf sous le soleil des agronomies résilientes ou des épandeurs de bitume. « Vivant », en revanche, est le mot d'ordre écolo à la mode. « Vivant », c'est le contraire de « mort », ce qui questionne car le « vivant » carbure aux cadavres : rien ne fait plus partie du cycle de la vie que le compost et les macchabées appelés à le nourrir. Le vivant mange ses morts, c'est tautologique et physiologique. Mais passons et voyons plus grand. Car le « vivant » est aussi un bazar inclusif qui comprend les rivières, les baobabs, les lémuriens et les deux kilos de bactéries qui folâtrent dans nos intestins. Le vivant c'est la communauté organique des « humains » et des « non-humains » en mode combat contre les agents de la « nécropolitique ». C'est le dépassement de l'anthropocentrisme, la symbiose entre un ingénieur de l'ONF et un chêne sessile. Bref, si l'environnement nous coupe, le vivant nous groupe.
Le problème du « vivant », c'est qu'il liquide deux choses : le vieux dualisme « européocentré » « nature/culture » et la notion de « nature » sur laquelle, pensait-on naïvement, était censée se fonder toute écologie réellement radicale. Là notre esprit commence à buter. Notamment contre ce que notre duo naturien appelle le « descolatourisme », mot-valise embarquant les figures de l'anthropologue Philippe Descola (né en 1949) et du sociologue Bruno Latour (1947-2022) et leurs lignées de disciples. Descola et Latour sont des figures respectables, nul n'en doute. Leurs travaux ont visé à virer les œillères de la modernité pour comprendre ce qui pêchait dans notre approche du péril écologiste. Reste à comprendre à quel prix. Pour Descola, marqué par la mystique des Indiens Achuar, la nature n'existe pas, c'est une « abstraction » occidentale, « une distance entre les humains et les non-humains » issue de vieux brassages entre philosophie grecque, transcendance des monothéismes et ultime décantation scientifique [3]. Quant à Latour, s'il a liquidé la nature vue comme « un boulet que traîne la pensée politique occidentale moderne », c'est pour lui substituer une mystique Gaïa, système autonome sur lequel zonent des « Terrestres » ou des « actants » aux multiples connexions [4]. Dans cette étrange soupe, l'humain rationnel est décloisonné et dissous dans une immense chaîne interrelationnelle allant des minéraux aux machines, y compris technologiques. Un « brouillage entre “humains” et “non-humains” » qui laisse perplexe. Et qui, pour les auteurs de La nature existe, sape les bases de compréhension de ce à quoi on s'affronte : « Dans tous les cas, il y a adaptation (subtile, négociée, diplomatique) à l'innovation technologique tous azimuts, c'est-à-dire à la force qui motorise désormais l'accumulation du capital. Une fois la notion de “nature” mise hors-jeu, un point d'appui critique fait défaut. Celui qui, remontant à l'émergence de l'explication physico-mathématique de la nature au XVIIe siècle, y décèle le principe du recouvrement du monde des qualités sensibles par un monde d'abstractions quantitatives, dont l'accélération des technologies smart marque aujourd'hui le point culminant. »
De manière tout à fait tragique, l'ordre du Technique et le « descolatourisme » partageraient alors une visée complémentaire : la destruction de la nature sous toutes ses formes. Le premier comme équilibre géophysique, le second comme représentation mentale et ressource politique. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de renvoyer dos-à-dos ces deux dynamiques ; ce serait une ineptie totale. Le ravage du monde se met au crédit du seul capitalisme industriel. L'enjeu est ailleurs : il s'agit de renouer avec les filiations les plus cohérentes et les traditions de pensée les plus solides pour envisager un futur autrement que sous forme de cauchemar dystopique. Il est peut-être là le cœur de la nature humaine, dans ce fil d'histoire, solide et torturé, capable d'attester que nous restons avant tout des « vivants politiques dans un milieu vivant ».
Sébastien NAVARRO
[1] Éd. Le Monde à l'envers, 2014.
[2] Sur cet ouvrage, nous renvoyons à Freddy Gomez : « D'un néant critique : déconstruction et postanarchisme » et à « Retour sur un désert amplifié »
[3] Voir Philippe Descola, « La nature, ça n'existe pas », entretien sur Reporterre.
[4] Voir Bruno Latour : « Défendre la nature : on bâille. Défendre les territoires : on se bouge », entretien sur Reporterre.
19.03.2025 à 07:49
F.G.
■ Nous avons reçu de Larry, un camarade bien informé, ces notes sur les États-Unis. Elle traite des deux premiers mois du mandat de Trump. Par l'importance qu'elles accordent aux contradictions réelles du système étatsunien, mais aussi par le ton qu'elles adoptent, loin de toute grandiloquence militante, elles nous ont paru mériter diffusion.] [C'est à dessein que je laisse de côté, dans ces notes, l'impact de cette nouvelle présidence à l'international, vaste sujet qui méritera un (…)
- En lisière■ Nous avons reçu de Larry, un camarade bien informé, ces notes sur les États-Unis. Elle traite des deux premiers mois du mandat de Trump. Par l'importance qu'elles accordent aux contradictions réelles du système étatsunien, mais aussi par le ton qu'elles adoptent, loin de toute grandiloquence militante, elles nous ont paru mériter diffusion.]
[C'est à dessein que je laisse de côté, dans ces notes, l'impact de cette nouvelle présidence à l'international, vaste sujet qui méritera un traitement à part.– NdA]
1) C'est une révolution politique (pas sociale ou économique) de grande ampleur que vivent les États-Unis, certainement la plus importante depuis au moins le New Deal. Le régime américain était déjà très présidentiel, mais la concentration actuelle de pouvoir entre les mains de l'exécutif tend à réduire les autres instances – le Congrès, les tribunaux, voire la Cour suprême – à un rôle essentiellement décoratif.
2) Le fameux système des contre-pouvoirs (« checks and balances ») dont les Américains tirent une si grande fierté n'a pas disparu, mais il tourne au ralenti. Il y a quelques procédures de droit en cours qui ont permis d'obtenir des sursis de courte durée à l'exécution de certains licenciements, mais cela ne pèse pas bien lourd. Quant au Congrès, certes dominé par les Républicains, ses membres devraient en théorie défendre leurs prérogatives (par exemple le droit de déterminer l'existence, le rôle et la composition des ministères et autres organismes de l'État fédéral), sauf qu'ils se montrent passifs – ou plutôt complices. Rappelons, par ailleurs, que, contrairement à ce qu'on raconte communément, si les « pères fondateurs » se sont dotés d'un tel système de dispersion/multiplication des instances de pouvoir, ce n'était nullement pour protéger les droits du peuple, mais au contraire pour mettre les institutions de la jeune République à l'abri de soulèvements populaires.
3) Le mariage entre une frange du secteur tech et la droite MAGA (Make America Great Again) a beau paraître saugrenu, il ne l'est pas. Sur le plan de la levée de fonds pour financer les campagnes électorales, les Démocrates ont devancé les Républicains au cours des présidentielles de ces dernières années. On notera, au passage que ce fait, rarement signalé par les médias de gauche, met à mal la thèse d'une oligarchie qui aurait soudain pris le pouvoir sous Trump. Car le Grand Capital, tout comme les couches très aisées de la population, préfèrent en général des élus raisonnables et prévisibles. Cependant, toute une série de problèmes non fondamentaux mais quand même embêtants pour les entreprises – la réglementation du secteur tech, de l'expression sur les réseaux sociaux et sur les DEI [1] – ont conféré à Trump et à son équipe le moyen d'amadouer une partie de ce secteur auparavant fidèle au camp « progressiste ». Le libertarien Peter Thiel, parrain de J. D. Vance et fondateur de PayPal, aura été la figure clé de ce rapprochement.
Ce n'est pas un secteur en crise ni en perte de vitesse, bien au contraire : à la différence de ceux qui ont financé Hitler en Allemagne, ce sont les grands gagnants des transformations de ces dernières décennies qui sont à la manœuvre. Cela fait d'ailleurs apparaître les limites de la comparaison avec l'avènement du nazisme. En revanche, la toile de fond à ne pas sous-estimer, c'est la rivalité avec la Chine, que toutes les grandes figures de la tech américaine ont bien en tête.
4) Ce qui nous amène à Elon Musk, qui a apporté à Trump près de 290 millions de dollars en amont de l'élection. Cela explique en grande partie le tapis rouge qu'il lui déroule. Il n'est pourtant pas typique des grands noms de la Silicon Valley. C'est avant tout un ingénieur universellement reconnu par ses pairs, d'origine plutôt modeste, centré sur la production matérielle (les autres étant majoritairement des « investisseurs » visant à établir des monopoles) et… d'une personnalité, disons assez pathologique. Sa façon de procéder – on casse d'abord, puis on voit ensuite ce que ça donne – est étroitement liée à son expérience d'ingénieur. Et contrairement aux autres, il ne s'intéresse pas spécialement au fric, ce qui le rend quelque part encore plus dangereux. Il est plus mégalo qu'âpre au gain.
5) De l'eau dans le gaz. Tesla est en difficulté, en partie certes parce que les pitreries politiques de Musk (salut nazi, soutien à l'AFD en Allemagne, etc.) ont terni l'image de marque de ses véhicules, mais plus fondamentalement parce que les investisseurs ont de plus en plus de mal à y croire. Le cours de l'action Tesla, après avoir atteint un sommet juste après l'élection de Trump, dégringole à présent, car les comptes de la boîte montrent des pertes. Dans le même temps, son concurrent chinois, BYD, a surpassé de près de 20 % ses prévisions de ventes pour 2024. De plus, Musk, ce champion de la chasse au gaspillage au niveau fédéral, a été arrosé, sous Biden (et au nom de la transition énergétique), de subventions qui vont sauter sous l'influence du courant largement dominant au sein du Parti républicain, à savoir celui qui ne jure que par le pétrole et le gaz naturel.
6) Réel est le risque d'une défaite des Républicains aux élections de mi-mandat (en 2026), notamment si la politique chaotique de licenciement et de désorganisation des services fédéraux menée par le DOGE [2] de Musk continue sans entraves. Dans beaucoup de circonscriptions, les élus républicains doivent déjà répondre, au cours d'assemblées publiques, devant des citoyens en colère. Sont-ils prêts à sacrifier leur siège au nom de la mobilisation idéologique derrière Trump ? À voir…
7) Et les réactions de la population dans tout ça ? Il y en a eu, mais elles me paraissent assez faibles. Rappelons d'abord que contrairement à l'élection de 2016 – que Trump avait gagnée grâce au système du collège électoral, mais sans majorité des suffrages – et à celle de 2020, qu'il avait carrément perdue, ce qui l'avait poussé à tenter un coup d'État déguisé en mouvement de révolte populaire, celle de 2024 lui a apporté la majorité absolue des suffrages. Vu les contributions colossales levées par le Parti démocrate, la foule de procédures à l'encontre de Trump et les mises en garde contre le péril fasciste, sa victoire a donc laissé le camp « progressiste » aphone. D'autant que Trump a fait des scores plutôt respectables auprès des populations que les Démocrates prétendaient protéger contre lui : femmes, Noirs, Latinos… Ce parti, défenseur affiché des intérêts matériels, mais surtout des références culturelles des couches moyennes-supérieures et des couches montantes au sein des « minorités ethniques », s'était raconté que les difficultés économiques éprouvées par 80 % des habitants du pays sous la présidence de Biden et leur peu de goût pour les valeurs woke et les questions identitaires n'auraient aucune incidence sur l'issue de l'élection. Bref, le schéma ouvriers = gauche et bourgeois = droite n'avait pas la moindre pertinence dans un tel contexte.
On est donc loin des grands rassemblements ayant suivi la première victoire de Trump en 2016, sans parler du mouvement contre les violences policières à la suite de la mort de George Floyd, ou même d'Occupy Wall Street (autant de mouvements qui m'avaient laissé sur ma faim, mais c'est une autre affaire). Comme l'a dit Marx dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte au sujet de la paysannerie française, on a plutôt affaire à une société atomisée qui ressemble à un sac de pommes de terre : pas de lien véritable entre les patates qui le composent. Tout de même, voici une liste partielle des actions entreprises : très tôt, des lycéens de Los Angeles sont descendus plusieurs jours d'affilée dans la rue pour protester contre la menace d'expulsion d'immigrés ; le 19 février, un nouveau regroupement syndical, le Federal Unionist Network, a organisé de petits rassemblements dans une trentaine de villes pour « sauver nos services » face au DOGE ; des rassemblements devant des showrooms Tesla ont eu lieu ; un rassemblement de 500 chercheurs médicaux s'est tenu à l'université de Washington ; le 1er mars, enfin, des milliers de personnes se sont rassemblées dans cent-quarante-cinq parcs nationaux pour protester contre des licenciements qui entraînent parfois, pour les concernés, la perte de leur logement. Parmi les renvoyés, on compte des pompiers, des garde-forestier, des biologistes, des botanistes, des ouvriers qualifiés et bien d'autres. La semaine précédente, un rassemblement devant le « capitole » de l'État de Montana a eu lieu pour défendre les terres publiques ; un manifestant y portait une pancarte avec cette inscription : « Ce n'est pas les immigrés qui ont piqué mon boulot, c'est le Président. »
Il est clair que, dans un pays aussi vaste, aussi peuplé et aussi riche, il faudrait de toute évidence passer à un niveau supérieur…
8) Il reste néanmoins un contre-pouvoir redoutable : celui des marchés financiers. Et ils sont à la fois impitoyables et sans préjugés, contrairement aux magistrats, aux élus, aux salariés fédéraux, voire aux militants syndicaux. Si Trump s'obstine à désorganiser les services de l'État fédéral comme l'Autorité de l'aviation civile (avec de nouveaux accidents en perspective), le Service météorologique (dans un pays fréquemment en proie à des ouragans) ou l'Autorité de surveillance des maladies infectieuses et si, en outre, il impose des droits de douane punitifs qui alimenteront l'inflation américaine, Dieu ne le punira pas, le prolétariat révolutionnaire non plus, mais les marchés financiers, si. C'est d'ailleurs l'une de ses obsessions, sauf qu'il ne semble pas y comprendre grand-chose, ce qui fait que, à ce stade, tout est possible…
LARRY