02.04.2025 à 03:00
Matheo Malik
Les déficits commerciaux bilatéraux ne devraient pas avoir d’importance d’un point de vue macroéconomique. Seule la balance globale des opérations courantes — qui mesure la part de l’investissement intérieur qui ne peut être couverte par l’épargne intérieure et détermine donc le volume des entrées de capitaux nécessaires en provenance du reste du monde — est importante en termes de viabilité financière.
Pourtant, puisque les équilibres bilatéraux semblent être la boussole de Donald Trump sur ces questions, ils ne peuvent en pratique pas être ignorés étant donné l’ampleur du déficit commercial bilatéral des États-Unis vis-à-vis de l’Union — 235 milliards de dollars en 2024, soit un cinquième du total. La réalité de la relation transatlantique est toutefois beaucoup plus complexe et plus équilibrée que ce que l’examen superficiel du commerce des marchandises pourrait laisser penser. En effet, la « balance commerciale » ne prend en compte que les échanges de marchandises. À cet égard, la détérioration de la position des États-Unis par rapport à la zone euro est évidente, alors même que le déficit était déjà important il y a dix ans. Il est intéressant de noter que, du moins pour l’instant, la nouvelle dépendance de l’Europe à l’égard du gaz liquéfié américain pour remplacer le gaz naturel russe n’a pas changé la donne : la régularité dans le temps de la détérioration de la balance commerciale bilatérale des États-Unis — qui semble d’ailleurs imperméable aux changements d’orientation politique à Washington — suggère que quelque chose de plus structurel est en jeu dans ce domaine.
[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]
Toutefois, cet important déficit commercial américain — environ 200 milliards d’euros cumulés au cours des quatre trimestres allant jusqu’au troisième trimestre 2024, le dernier point de données disponible si l’on utilise les données européennes et non américaines — ne s’accompagne pas d’un déficit équivalent de la balance courante : selon cette mesure, la relation bilatérale entre les États-Unis et la zone euro a été presque parfaitement équilibrée au cours des deux dernières années.
En simplifiant un peu, il faut ajouter à la balance commerciale les échanges de services et les flux de revenus pour obtenir le compte courant. Jusqu’au début de l’année 2019, les balances commerciale et courante évoluaient de manière synchronisée. La divergence provient d’une détérioration soudaine et massive du déficit de la zone euro dans les échanges de services avec les États-Unis, et dans une moindre mesure une dégradation de sa balance des revenus.
Commençons par les services. La Banque centrale européenne (BCE) fournit une ventilation assez précise de la balance bilatérale des services. Les échanges de « redevances pour l’utilisation de la propriété intellectuelle (PI) » ont été le principal moteur de la détérioration globale de la balance des services de la zone euro avec les États-Unis au cours des dernières années.
Dans son bulletin de juin 2023, l’article portant sur le compte courant de la zone euro après la pandémie mentionne d’ailleurs cette donnée clef 1. La BCE attribue ce mouvement aux « opérations de restructuration menées par de grandes entreprises multinationales, y compris le transfert aux États-Unis d’actifs de propriété intellectuelle, précédemment détenus dans des filiales situées dans des centres offshore. Du point de vue de la zone euro, ces transactions impliquent principalement l’Irlande et les Pays-Bas, en raison de leur rôle de plaque tournante pour les grandes entreprises multinationales de la zone euro ».
Cette question n’est pas seulement technique. Derrière les réorganisations d’entreprises se cache en effet une « vérité » économique. Pendant des années, la balance européenne des services a sous-évalué les importations de produits de propriété intellectuelle qui étaient pourtant américains — c’est-à-dire les licences de logiciels accordées par des développeurs basés aux États-Unis. Le fait que ces produits soient désormais délocalisés aux États-Unis — notamment pour des raisons fiscales que nous examinerons plus loin — rend à notre avis plus réalistes les calculs des échanges de services tels qu’ils désormais pris en compte dans les données de la balance des opérations courantes.
Les « bonnes affaires » des États-Unis en Europe : un Bretton Woods 3.0En résumé, l’Europe vend des « biens physiques » de la vieille école aux États-Unis et achète en échange des « biens dématérialisés » aux États-Unis, d’une manière essentiellement équilibrée. Pour être plus concret et bien sûr caricatural : pendant la journée, les Européens fabriquent des voitures pour le marché américain en utilisant des logiciels américains avant de rentrer chez eux pour regarder des séries télévisées américaines sur des plateformes américaines.
Or il n’est pas bon pour l’économie européenne de se spécialiser ainsi.
En effet, à mesure que les revenus augmentent, les préférences des consommateurs s’orientent vers des « expériences » — essentiellement fournies par des services (par exemple, loisirs ou soins de santé de qualité) — plutôt que vers la possession de biens matériels. En outre, alors que la domination des États-Unis en matière de propriété intellectuelle reste incontestée — du moins pour l’instant — la concurrence pour la fourniture de biens est intense, par exemple pour les voitures.
L’Europe vend des « biens physiques » de la vieille école aux États-Unis et achète en échange des « biens dématérialisés » aux États-Unis, d’une manière essentiellement équilibrée.
Gilles MoëcAinsi, si l’on prend en compte les services, la relation transatlantique semble bénéfique pour les États-Unis à long terme. La seule pomme de discorde devrait être de nature politique : l’administration américaine actuelle accorde une importance toute particulière au déficit commercial en biens matériels, considéré comme une menace pour les perspectives d’emploi des cols bleus américains. Il nous semble y avoir très peu de preuves que ce soit le cas. En effet, le déficit commercial bilatéral est en augmentation constante depuis plus de 10 ans, tandis que la part de l’industrie manufacturière dans l’emploi total s’est stabilisée à environ 10 % aux États-Unis. Accorder une telle importance à cette question pourrait même être un mauvais calcul politique à long terme, puisque davantage d’Américains sont aujourd’hui employés par Google que par Ford Motors.
Passons maintenant aux échanges de revenus. Paradoxalement, compte tenu de leur déficit dans la balance bilatérale des revenus, les Européens tirent moins de profits de leurs immenses investissements financiers dans les actifs américains qu’ils ne paient aux investisseurs américains sur un stock d’investissement pourtant de moindre ampleur des Américains dans les actifs européens. Cela est d’autant plus remarquable que les taux d’intérêt sont tendanciellement plus élevés aux États-Unis qu’en Europe.
Le rendement des investissements de portefeuille est beaucoup plus élevé pour les investisseurs américains dans la zone euro que pour les investisseurs européens aux États-Unis. Cette situation s’explique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les entreprises américaines versent généralement des dividendes moins élevés que leurs homologues européennes. Ensuite, il y a également une différence significative dans le rendement des revenus des investissements directs, beaucoup plus élevés pour les Américains que pour les Européens — un écart significatif apparaissant au cours des cinq dernières années.
Nous sommes tentés d’expliquer cela par la vaste réforme de l’impôt sur les sociétés mise en œuvre par Donald Trump au cours de son premier mandat, qui a fortement incité les entreprises multinationales ayant leur siège aux États-Unis à rapatrier les bénéfices de leurs entités étrangères en réduisant le taux global de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 % et en modifiant les règles d’exonération des bénéfices accumulés dans les pays étrangers. C’est aussi probablement la raison pour laquelle elles ont délocalisé leur propriété intellectuelle. La seule catégorie dans laquelle les investisseurs de la zone euro aux États-Unis sont mieux lotis que les investisseurs américains dans la zone euro est celle des « autres investissements ». Cette catégorie comprend les prêts et les dépôts en devises, sur lesquels joue mécaniquement le différentiel de taux d’intérêt. Cela devrait rappeler à l’administration américaine que les entreprises américaines font de « bonnes affaires » dans la zone euro et que les bénéfices qui y sont produits contribuent à compenser le déficit commercial des États-Unis et génèrent des recettes fiscales dont le budget américain a grand besoin. Fondamentalement, le recyclage des économies des Européens dans des actifs américains contribue à assurer la viabilité financière de l’économie américaine.
Compte tenu de tout cela, en 2022, la zone euro est devenue la première source de financement étranger du déficit budgétaire américain, si l’on décompose les avoirs des non-résidents en titres du Trésor américain. En effet, la Chine réduit régulièrement sa contribution au financement du déficit américain depuis le pic atteint lors de la grande crise financière de 2009. Il en va de même du Japon.
David Folkerts-Landau avait forgé avec Peter Garber l’expression « Bretton Woods 2.0 » en 2003 pour décrire un ordre monétaire mondial potentiellement stable organisé autour de la Chine recyclant ses excédents en actifs américains, en particulier en titres du Trésor, agissant ainsi à la fois comme la source de la détérioration du déficit de la balance courante des États-Unis et comme la source de son financement. En 2009, ces auteurs ont prédit qu’avec la maturation de l’économie chinoise — qui génère donc moins d’excédents — d’autres pays émergents tels que l’Inde prendraient le relais.
Accorder une telle importance à la question manufacturière pourrait être un mauvais calcul politique à long terme, puisque davantage d’Américains sont aujourd’hui employés par Google que par Ford Motors.
Gilles MoëcNous pensons que « Bretton Woods 3.0 » est déjà en place, avec deux différences majeures par rapport au modèle Folkerts-Landau/Garber : premièrement, la principale contrepartie du besoin de financement des États-Unis est une économie mature, la zone euro, et non une économie émergente ; et deuxièmement, il ne s’agit pas du revers d’un déficit bilatéral des États-Unis vis-à-vis de l’Europe si l’on prend en compte les échanges de services et les flux de revenus.
Là encore, les États-Unis devraient y trouver leur compte : il est beaucoup plus confortable de compter sur l’épargne d’un allié politique et militaire pour continuer à mener des politiques fiscales dépensières que sur l’épargne d’un rival géopolitique tel que la Chine.
Pour que ce Bretton Woods 3.0 puisse continuer à fonctionner, il faut que la zone euro continue à générer des excédents globaux de la balance courante, au-delà de sa relation bilatérale avec les États-Unis, afin de pouvoir exporter l’épargne excédentaire vers les États-Unis. Il y a en effet au moins deux façons d’interpréter les excédents de la balance courante : il s’agit soit du symptôme d’une faiblesse de la demande intérieure, soit du résultat d’une forte compétitivité.
Ici apparaissent les contradictions internes de l’approche américaine actuelle à l’égard de l’Europe. Les responsables politiques américains déplorent régulièrement la faiblesse de la demande européenne — Donald Trump l’a exprimé dans son discours à Davos en janvier — alors que c’est précisément cette faiblesse — contrepartie de l’excès d’épargne de l’Europe — permet aux Européens d’acheter des quantités massives de titres américains. La faiblesse de la croissance européenne se traduit également par une baisse de la valeur des actifs financiers européens par rapport aux actifs américains, ce qui rend les avoirs en dollars américains attrayants pour les Européens.
Les Européens peuvent accepter d’être mal rémunérés en termes de dividendes et d’intérêts sur leurs actifs américains si les gains en capital restent élevés. Or si en plus de la faiblesse de la demande intérieure ils étaient frappés par des droits de douane, leur capacité à recycler l’épargne vers les actifs américains diminuerait, de même que leur capacité à orienter une part importante de leur consommation vers des produits générant des revenus de propriété intellectuelle pour les entreprises américaines.
De quoi un « Accord Mar-a-Lago » serait le nomIl en va de même pour les préoccupations relatives aux devises. L’administration américaine souhaite une baisse du dollar. Or, une appréciation de l’euro se traduirait par une diminution de l’excédent de la balance courante en Europe et donc par une moindre capacité à financer le déficit américain.
Stephen Miran, nommé président du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche, a écrit, lorsqu’il travaillait encore dans le secteur privé, un essai très pertinent sur la manière de déformer le système monétaire mondial pour mieux servir les intérêts économiques des États-Unis. Il y évoque plusieurs moyens de provoquer une dépréciation du dollar sans pour autant entraîner une baisse de la demande d’actifs américains, ce qui entraînerait une hausse des taux d’intérêt aux États-Unis et, à terme, un ralentissement de l’économie et compliquerait encore davantage la résolution de l’équation budgétaire déjà complexe.
Son idée est que, dans le cadre d’un « Accord de Mar a-Lago », s’inspirant des accords du Louvre et du Plaza des années 1980, lorsque l’Europe et le Japon avaient consenti à un effort conjoint pour déprécier le dollar, les banques centrales étrangères accepteraient de transférer leurs réserves vers des obligations du Trésor américain à très long terme — voire une dette perpétuelle — ce qui plafonnerait les taux d’intérêt à long terme tandis que les investisseurs privés déserteraient le marché américain, anticipant la dépréciation du dollar.
Miran lui-même souligne combien il serait improbable que les Européens acceptent une telle démarche et introduit pour cette raison une dimension coercitive : l’investissement à long terme dans la dette américaine constituerait la « compensation » que les Européens paieraient pour éviter les droits de douane et bénéficier du maintien de la protection militaire de Washington. Cependant — et c’est un point auquel Miran fait allusion, sans le résoudre — un problème majeur est que les investissements européens aux États-Unis résultent principalement d’une multitude de décisions décentralisées prises par des opérateurs privés : entreprises de l’économie réelle pour les investissements directs, gestionnaires d’actifs et investisseurs institutionnels pour les mouvements de portefeuille.
Le recyclage des économies des Européens dans des actifs américains contribue à assurer la viabilité financière de l’économie américaine.
Gilles MoëcLes réserves des banques centrales y jouent un rôle très modeste. C’est une différence essentielle avec Bretton Woods 2.0, lorsque les investissements chinois dans les bons du Trésor américain étaient centralisés par le gouvernement. Il est donc difficile de comprendre comment un accord de Mar-a-Lago fonctionnerait concrètement : si les investisseurs privés étrangers aux États-Unis décident de rester sur place, aucune intervention verbale des banques centrales ne pourrait les convaincre de bouger.
Par ailleurs, si, parallèlement à une « déclaration commune solennelle » en faveur d’un dollar plus faible, la BCE annonçait son engagement à acheter des titres de dette américains à très long terme, les investisseurs privés pourraient décider qu’avec le renforcement de la viabilité à long terme des finances publiques américaines, il est plus judicieux d’accroître leurs avoirs en actifs américains.
L’essai de Miran propose une autre idée — inquiétante : la possibilité de taxer les intérêts versés par les titres du Trésor aux investisseurs non-résidents. Cela les « éloignerait » probablement du marché obligataire américain, mais, compte tenu de l’écart entre le montant des réserves des banques centrales et les avoirs américains des investisseurs privés, l’effet net sur le coût global du financement américain pourrait être dramatique pour la santé de l’économie américaine.
Dans la réalité, nous pensons qu’un « accord de Mar-a-Lago » ne pourrait pas fonctionner sans un engagement des banques centrales non américaines à relever leurs taux directeurs afin de réduire l’écart avec la Réserve fédérale (Fed). Cela serait essentiel pour déclencher un rapatriement ordonné de l’épargne hors des États-Unis.
Même en ignorant la question, pourtant cruciale, de l’indépendance de la BCE, le calcul des Européens deviendrait alors très complexe. En effet, ils pourraient décider que la protection militaire des États-Unis et l’évitement des droits de douane ne justifient pas une appréciation de l’euro néfaste pour la compétitivité, combinée à une politique monétaire qui ne ferait qu’aggraver les performances économiques médiocres du continent. Le coût d’une intensification de leur propre effort de défense pourrait, comparativement, paraître acceptable, surtout si une part significative de ces dépenses supplémentaires est consacrée aux entreprises européennes.
En somme, l’approche actuelle des États-Unis concernant leurs relations commerciales et financières avec l’Europe vise à améliorer une situation déjà largement bénéfique aux États-Unis. Il y a une limite à la promotion des intérêts américains par la coercition. Il est possible que les Européens considèrent que le coût macroéconomique global de la tentative à tout prix de maintenir un lien politique et de défense étroit avec les États-Unis devienne trop élevé — rendant ainsi d’autres options géopolitiques plus acceptables.
Un bouleversement stratégique en Allemagne ?Dans son livre de 2022, Leadership, six études de stratégie mondiale, Henry Kissinger rappelait comment les dirigeants européens qu’il respectait le plus — l’ouvrage contient une analyse pénétrante de la perspicacité d’Adenauer et de De Gaulle — lui exprimaient souvent des doutes quant à la solidité de l’engagement américain dans la défense de ses alliés européens.
Un événement en particulier était régulièrement évoqué lors de ses conversations avec Adenauer : le fait que les États-Unis aient mis un coup d’arrêt à trois de leurs principaux alliés — la France, Israël et le Royaume-Uni — dans leur opération à Suez en 1956. En fin de compte, la conclusion que la France tira de Suez fut la nécessité de se doter de sa propre capacité nucléaire militaire, tandis que l’Allemagne — après le départ d’Adenauer du pouvoir — commença à développer sa propre stratégie à l’égard du bloc soviétique (« Ostpolitik »).
L’approche actuelle des États-Unis concernant leurs relations commerciales et financières avec l’Europe vise à améliorer une situation déjà largement bénéfique aux États-Unis. Mais il y a une limite à la promotion des intérêts américains par la coercition.
Gilles MoëcLa déclaration du prochain chancelier allemand Friedrich Merz résonne à la lumière de ces exemples historiques : « Nous devons discuter avec les Britanniques et les Français — les deux puissances nucléaires européennes — pour savoir si le partage nucléaire, ou du moins la sécurité nucléaire du Royaume-Uni et de la France, pourrait également s’appliquer à nous ».
Demander aux Européens de sacrifier leur propre compétitivité, avec un transfert de la demande et de l’activité manufacturière de l’Europe vers les États-Unis, pose la question du coût relatif pour les Européens.
Ils pourraient préférer consacrer cette part de leur PIB à d’autres questions, telle que l’organisation d’une défense souveraine. Stephen Miran permet aux Européens d’envisager qu’un autre calcul est possible — par rapport à son objectif initial, c’est pour le moins paradoxal.
L’article Tarifs douaniers de Trump : l’offensive commerciale de Mar-a-Lago et ses impasses en 7 graphiques est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Les déficits commerciaux bilatéraux ne devraient pas avoir d’importance d’un point de vue macroéconomique. Seule la balance globale des opérations courantes — qui mesure la part de l’investissement intérieur qui ne peut être couverte par l’épargne intérieure et détermine donc le volume des entrées de capitaux nécessaires en provenance du reste du monde — est importante en termes de viabilité financière.
Pourtant, puisque les équilibres bilatéraux semblent être la boussole de Donald Trump sur ces questions, ils ne peuvent en pratique pas être ignorés étant donné l’ampleur du déficit commercial bilatéral des États-Unis vis-à-vis de l’Union — 235 milliards de dollars en 2024, soit un cinquième du total. La réalité de la relation transatlantique est toutefois beaucoup plus complexe et plus équilibrée que ce que l’examen superficiel du commerce des marchandises pourrait laisser penser. En effet, la « balance commerciale » ne prend en compte que les échanges de marchandises. À cet égard, la détérioration de la position des États-Unis par rapport à la zone euro est évidente, alors même que le déficit était déjà important il y a dix ans. Il est intéressant de noter que, du moins pour l’instant, la nouvelle dépendance de l’Europe à l’égard du gaz liquéfié américain pour remplacer le gaz naturel russe n’a pas changé la donne : la régularité dans le temps de la détérioration de la balance commerciale bilatérale des États-Unis — qui semble d’ailleurs imperméable aux changements d’orientation politique à Washington — suggère que quelque chose de plus structurel est en jeu dans ce domaine.
[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]
Toutefois, cet important déficit commercial américain — environ 200 milliards d’euros cumulés au cours des quatre trimestres allant jusqu’au troisième trimestre 2024, le dernier point de données disponible si l’on utilise les données européennes et non américaines — ne s’accompagne pas d’un déficit équivalent de la balance courante : selon cette mesure, la relation bilatérale entre les États-Unis et la zone euro a été presque parfaitement équilibrée au cours des deux dernières années.
En simplifiant un peu, il faut ajouter à la balance commerciale les échanges de services et les flux de revenus pour obtenir le compte courant. Jusqu’au début de l’année 2019, les balances commerciale et courante évoluaient de manière synchronisée. La divergence provient d’une détérioration soudaine et massive du déficit de la zone euro dans les échanges de services avec les États-Unis, et dans une moindre mesure une dégradation de sa balance des revenus.
Commençons par les services. La Banque centrale européenne (BCE) fournit une ventilation assez précise de la balance bilatérale des services. Les échanges de « redevances pour l’utilisation de la propriété intellectuelle (PI) » ont été le principal moteur de la détérioration globale de la balance des services de la zone euro avec les États-Unis au cours des dernières années.
Dans son bulletin de juin 2023, l’article portant sur le compte courant de la zone euro après la pandémie mentionne d’ailleurs cette donnée clef 1. La BCE attribue ce mouvement aux « opérations de restructuration menées par de grandes entreprises multinationales, y compris le transfert aux États-Unis d’actifs de propriété intellectuelle, précédemment détenus dans des filiales situées dans des centres offshore. Du point de vue de la zone euro, ces transactions impliquent principalement l’Irlande et les Pays-Bas, en raison de leur rôle de plaque tournante pour les grandes entreprises multinationales de la zone euro ».
Cette question n’est pas seulement technique. Derrière les réorganisations d’entreprises se cache en effet une « vérité » économique. Pendant des années, la balance européenne des services a sous-évalué les importations de produits de propriété intellectuelle qui étaient pourtant américains — c’est-à-dire les licences de logiciels accordées par des développeurs basés aux États-Unis. Le fait que ces produits soient désormais délocalisés aux États-Unis — notamment pour des raisons fiscales que nous examinerons plus loin — rend à notre avis plus réalistes les calculs des échanges de services tels qu’ils désormais pris en compte dans les données de la balance des opérations courantes.
En résumé, l’Europe vend des « biens physiques » de la vieille école aux États-Unis et achète en échange des « biens dématérialisés » aux États-Unis, d’une manière essentiellement équilibrée. Pour être plus concret et bien sûr caricatural : pendant la journée, les Européens fabriquent des voitures pour le marché américain en utilisant des logiciels américains avant de rentrer chez eux pour regarder des séries télévisées américaines sur des plateformes américaines.
Or il n’est pas bon pour l’économie européenne de se spécialiser ainsi.
En effet, à mesure que les revenus augmentent, les préférences des consommateurs s’orientent vers des « expériences » — essentiellement fournies par des services (par exemple, loisirs ou soins de santé de qualité) — plutôt que vers la possession de biens matériels. En outre, alors que la domination des États-Unis en matière de propriété intellectuelle reste incontestée — du moins pour l’instant — la concurrence pour la fourniture de biens est intense, par exemple pour les voitures.
L’Europe vend des « biens physiques » de la vieille école aux États-Unis et achète en échange des « biens dématérialisés » aux États-Unis, d’une manière essentiellement équilibrée.
Gilles Moëc
Ainsi, si l’on prend en compte les services, la relation transatlantique semble bénéfique pour les États-Unis à long terme. La seule pomme de discorde devrait être de nature politique : l’administration américaine actuelle accorde une importance toute particulière au déficit commercial en biens matériels, considéré comme une menace pour les perspectives d’emploi des cols bleus américains. Il nous semble y avoir très peu de preuves que ce soit le cas. En effet, le déficit commercial bilatéral est en augmentation constante depuis plus de 10 ans, tandis que la part de l’industrie manufacturière dans l’emploi total s’est stabilisée à environ 10 % aux États-Unis. Accorder une telle importance à cette question pourrait même être un mauvais calcul politique à long terme, puisque davantage d’Américains sont aujourd’hui employés par Google que par Ford Motors.
Passons maintenant aux échanges de revenus. Paradoxalement, compte tenu de leur déficit dans la balance bilatérale des revenus, les Européens tirent moins de profits de leurs immenses investissements financiers dans les actifs américains qu’ils ne paient aux investisseurs américains sur un stock d’investissement pourtant de moindre ampleur des Américains dans les actifs européens. Cela est d’autant plus remarquable que les taux d’intérêt sont tendanciellement plus élevés aux États-Unis qu’en Europe.
Le rendement des investissements de portefeuille est beaucoup plus élevé pour les investisseurs américains dans la zone euro que pour les investisseurs européens aux États-Unis. Cette situation s’explique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les entreprises américaines versent généralement des dividendes moins élevés que leurs homologues européennes. Ensuite, il y a également une différence significative dans le rendement des revenus des investissements directs, beaucoup plus élevés pour les Américains que pour les Européens — un écart significatif apparaissant au cours des cinq dernières années.
Nous sommes tentés d’expliquer cela par la vaste réforme de l’impôt sur les sociétés mise en œuvre par Donald Trump au cours de son premier mandat, qui a fortement incité les entreprises multinationales ayant leur siège aux États-Unis à rapatrier les bénéfices de leurs entités étrangères en réduisant le taux global de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 % et en modifiant les règles d’exonération des bénéfices accumulés dans les pays étrangers. C’est aussi probablement la raison pour laquelle elles ont délocalisé leur propriété intellectuelle. La seule catégorie dans laquelle les investisseurs de la zone euro aux États-Unis sont mieux lotis que les investisseurs américains dans la zone euro est celle des « autres investissements ». Cette catégorie comprend les prêts et les dépôts en devises, sur lesquels joue mécaniquement le différentiel de taux d’intérêt. Cela devrait rappeler à l’administration américaine que les entreprises américaines font de « bonnes affaires » dans la zone euro et que les bénéfices qui y sont produits contribuent à compenser le déficit commercial des États-Unis et génèrent des recettes fiscales dont le budget américain a grand besoin. Fondamentalement, le recyclage des économies des Européens dans des actifs américains contribue à assurer la viabilité financière de l’économie américaine.
Compte tenu de tout cela, en 2022, la zone euro est devenue la première source de financement étranger du déficit budgétaire américain, si l’on décompose les avoirs des non-résidents en titres du Trésor américain. En effet, la Chine réduit régulièrement sa contribution au financement du déficit américain depuis le pic atteint lors de la grande crise financière de 2009. Il en va de même du Japon.
David Folkerts-Landau avait forgé avec Peter Garber l’expression « Bretton Woods 2.0 » en 2003 pour décrire un ordre monétaire mondial potentiellement stable organisé autour de la Chine recyclant ses excédents en actifs américains, en particulier en titres du Trésor, agissant ainsi à la fois comme la source de la détérioration du déficit de la balance courante des États-Unis et comme la source de son financement. En 2009, ces auteurs ont prédit qu’avec la maturation de l’économie chinoise — qui génère donc moins d’excédents — d’autres pays émergents tels que l’Inde prendraient le relais.
Accorder une telle importance à la question manufacturière pourrait être un mauvais calcul politique à long terme, puisque davantage d’Américains sont aujourd’hui employés par Google que par Ford Motors.
Gilles Moëc
Nous pensons que « Bretton Woods 3.0 » est déjà en place, avec deux différences majeures par rapport au modèle Folkerts-Landau/Garber : premièrement, la principale contrepartie du besoin de financement des États-Unis est une économie mature, la zone euro, et non une économie émergente ; et deuxièmement, il ne s’agit pas du revers d’un déficit bilatéral des États-Unis vis-à-vis de l’Europe si l’on prend en compte les échanges de services et les flux de revenus.
Là encore, les États-Unis devraient y trouver leur compte : il est beaucoup plus confortable de compter sur l’épargne d’un allié politique et militaire pour continuer à mener des politiques fiscales dépensières que sur l’épargne d’un rival géopolitique tel que la Chine.
Pour que ce Bretton Woods 3.0 puisse continuer à fonctionner, il faut que la zone euro continue à générer des excédents globaux de la balance courante, au-delà de sa relation bilatérale avec les États-Unis, afin de pouvoir exporter l’épargne excédentaire vers les États-Unis. Il y a en effet au moins deux façons d’interpréter les excédents de la balance courante : il s’agit soit du symptôme d’une faiblesse de la demande intérieure, soit du résultat d’une forte compétitivité.
Ici apparaissent les contradictions internes de l’approche américaine actuelle à l’égard de l’Europe. Les responsables politiques américains déplorent régulièrement la faiblesse de la demande européenne — Donald Trump l’a exprimé dans son discours à Davos en janvier — alors que c’est précisément cette faiblesse — contrepartie de l’excès d’épargne de l’Europe — permet aux Européens d’acheter des quantités massives de titres américains. La faiblesse de la croissance européenne se traduit également par une baisse de la valeur des actifs financiers européens par rapport aux actifs américains, ce qui rend les avoirs en dollars américains attrayants pour les Européens.
Les Européens peuvent accepter d’être mal rémunérés en termes de dividendes et d’intérêts sur leurs actifs américains si les gains en capital restent élevés. Or si en plus de la faiblesse de la demande intérieure ils étaient frappés par des droits de douane, leur capacité à recycler l’épargne vers les actifs américains diminuerait, de même que leur capacité à orienter une part importante de leur consommation vers des produits générant des revenus de propriété intellectuelle pour les entreprises américaines.
Il en va de même pour les préoccupations relatives aux devises. L’administration américaine souhaite une baisse du dollar. Or, une appréciation de l’euro se traduirait par une diminution de l’excédent de la balance courante en Europe et donc par une moindre capacité à financer le déficit américain.
Stephen Miran, nommé président du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche, a écrit, lorsqu’il travaillait encore dans le secteur privé, un essai très pertinent sur la manière de déformer le système monétaire mondial pour mieux servir les intérêts économiques des États-Unis. Il y évoque plusieurs moyens de provoquer une dépréciation du dollar sans pour autant entraîner une baisse de la demande d’actifs américains, ce qui entraînerait une hausse des taux d’intérêt aux États-Unis et, à terme, un ralentissement de l’économie et compliquerait encore davantage la résolution de l’équation budgétaire déjà complexe.
Son idée est que, dans le cadre d’un « Accord de Mar a-Lago », s’inspirant des accords du Louvre et du Plaza des années 1980, lorsque l’Europe et le Japon avaient consenti à un effort conjoint pour déprécier le dollar, les banques centrales étrangères accepteraient de transférer leurs réserves vers des obligations du Trésor américain à très long terme — voire une dette perpétuelle — ce qui plafonnerait les taux d’intérêt à long terme tandis que les investisseurs privés déserteraient le marché américain, anticipant la dépréciation du dollar.
Miran lui-même souligne combien il serait improbable que les Européens acceptent une telle démarche et introduit pour cette raison une dimension coercitive : l’investissement à long terme dans la dette américaine constituerait la « compensation » que les Européens paieraient pour éviter les droits de douane et bénéficier du maintien de la protection militaire de Washington. Cependant — et c’est un point auquel Miran fait allusion, sans le résoudre — un problème majeur est que les investissements européens aux États-Unis résultent principalement d’une multitude de décisions décentralisées prises par des opérateurs privés : entreprises de l’économie réelle pour les investissements directs, gestionnaires d’actifs et investisseurs institutionnels pour les mouvements de portefeuille.
Le recyclage des économies des Européens dans des actifs américains contribue à assurer la viabilité financière de l’économie américaine.
Gilles Moëc
Les réserves des banques centrales y jouent un rôle très modeste. C’est une différence essentielle avec Bretton Woods 2.0, lorsque les investissements chinois dans les bons du Trésor américain étaient centralisés par le gouvernement. Il est donc difficile de comprendre comment un accord de Mar-a-Lago fonctionnerait concrètement : si les investisseurs privés étrangers aux États-Unis décident de rester sur place, aucune intervention verbale des banques centrales ne pourrait les convaincre de bouger.
Par ailleurs, si, parallèlement à une « déclaration commune solennelle » en faveur d’un dollar plus faible, la BCE annonçait son engagement à acheter des titres de dette américains à très long terme, les investisseurs privés pourraient décider qu’avec le renforcement de la viabilité à long terme des finances publiques américaines, il est plus judicieux d’accroître leurs avoirs en actifs américains.
L’essai de Miran propose une autre idée — inquiétante : la possibilité de taxer les intérêts versés par les titres du Trésor aux investisseurs non-résidents. Cela les « éloignerait » probablement du marché obligataire américain, mais, compte tenu de l’écart entre le montant des réserves des banques centrales et les avoirs américains des investisseurs privés, l’effet net sur le coût global du financement américain pourrait être dramatique pour la santé de l’économie américaine.
Dans la réalité, nous pensons qu’un « accord de Mar-a-Lago » ne pourrait pas fonctionner sans un engagement des banques centrales non américaines à relever leurs taux directeurs afin de réduire l’écart avec la Réserve fédérale (Fed). Cela serait essentiel pour déclencher un rapatriement ordonné de l’épargne hors des États-Unis.
Même en ignorant la question, pourtant cruciale, de l’indépendance de la BCE, le calcul des Européens deviendrait alors très complexe. En effet, ils pourraient décider que la protection militaire des États-Unis et l’évitement des droits de douane ne justifient pas une appréciation de l’euro néfaste pour la compétitivité, combinée à une politique monétaire qui ne ferait qu’aggraver les performances économiques médiocres du continent. Le coût d’une intensification de leur propre effort de défense pourrait, comparativement, paraître acceptable, surtout si une part significative de ces dépenses supplémentaires est consacrée aux entreprises européennes.
En somme, l’approche actuelle des États-Unis concernant leurs relations commerciales et financières avec l’Europe vise à améliorer une situation déjà largement bénéfique aux États-Unis. Il y a une limite à la promotion des intérêts américains par la coercition. Il est possible que les Européens considèrent que le coût macroéconomique global de la tentative à tout prix de maintenir un lien politique et de défense étroit avec les États-Unis devienne trop élevé — rendant ainsi d’autres options géopolitiques plus acceptables.
Dans son livre de 2022, Leadership, six études de stratégie mondiale, Henry Kissinger rappelait comment les dirigeants européens qu’il respectait le plus — l’ouvrage contient une analyse pénétrante de la perspicacité d’Adenauer et de De Gaulle — lui exprimaient souvent des doutes quant à la solidité de l’engagement américain dans la défense de ses alliés européens.
Un événement en particulier était régulièrement évoqué lors de ses conversations avec Adenauer : le fait que les États-Unis aient mis un coup d’arrêt à trois de leurs principaux alliés — la France, Israël et le Royaume-Uni — dans leur opération à Suez en 1956. En fin de compte, la conclusion que la France tira de Suez fut la nécessité de se doter de sa propre capacité nucléaire militaire, tandis que l’Allemagne — après le départ d’Adenauer du pouvoir — commença à développer sa propre stratégie à l’égard du bloc soviétique (« Ostpolitik »).
L’approche actuelle des États-Unis concernant leurs relations commerciales et financières avec l’Europe vise à améliorer une situation déjà largement bénéfique aux États-Unis. Mais il y a une limite à la promotion des intérêts américains par la coercition.
Gilles Moëc
La déclaration du prochain chancelier allemand Friedrich Merz résonne à la lumière de ces exemples historiques : « Nous devons discuter avec les Britanniques et les Français — les deux puissances nucléaires européennes — pour savoir si le partage nucléaire, ou du moins la sécurité nucléaire du Royaume-Uni et de la France, pourrait également s’appliquer à nous ».
Demander aux Européens de sacrifier leur propre compétitivité, avec un transfert de la demande et de l’activité manufacturière de l’Europe vers les États-Unis, pose la question du coût relatif pour les Européens.
Ils pourraient préférer consacrer cette part de leur PIB à d’autres questions, telle que l’organisation d’une défense souveraine. Stephen Miran permet aux Européens d’envisager qu’un autre calcul est possible — par rapport à son objectif initial, c’est pour le moins paradoxal.
L’article Tarifs douaniers de Trump : l’offensive commerciale de Mar-a-Lago et ses impasses en 7 graphiques est apparu en premier sur Le Grand Continent.
01.04.2025 à 16:36
Matheo Malik
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Vous étiez la plus haute responsable européenne en matière commerciale lorsque les États-Unis, sous la précédente présidence de Donald Trump, ont imposé pour la première fois des droits de douane à l’Union en 2018. Demain, 2 avril, le président américain devrait déclencher une nouvelle avalanche de droits de douane. Qu’est-ce qui a changé entre Trump I et Trump II ?Cette fois-ci, ce sera pire.
Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.
Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.
Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.
Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.
Cecilia MalmströmIl voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.
Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.
[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]
De Musk à Vance, l’administration Trump semble également nourrir une animosité profonde contre l’Union…Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.
Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.
Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.
Cela signe-t-il la fin de la relation transatlantique ?Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.
Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.
Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures.
Cecilia MalmströmLes droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.
Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.
Dans un tel contexte, l’Union peut-elle négocier de bonne foi ?Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.
L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.
Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.
Pour l’instant, l’Union a reporté ses contre-tarifs à la mi-avril.Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.
La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.
Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.
L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.
Cecilia Malmström L’utilisation de mesures anti-coercitives contre les États-Unis serait-elle justifiée ?La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercitif. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.
Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.
J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.
Certains États membres se sont prononcés contre l’escalade. La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni a ainsi déclaré que l’Union ne devrait pas entrer dans une spirale de contre-tarifs, arguant que cette approche était « puérile ». Dans quelle mesure est-il important de rester unis ?La situation est assez inquiétante.
Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.
Les 27 pays de l’Union seront touchés.
Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.
Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.
Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.
Cecilia Malmström L’administration Trump a l’impression qu’elle peut sortir victorieuse d’une guerre commerciale mondiale. A-t-elle raison ?Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.
Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.
L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.
L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.
Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.
Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.
Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.
Sur la Chine, la Commission semble adopter une position plus conciliante. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rendra bientôt à Pékin. Pourtant, les Chinois ont mené une politique commerciale agressive qui nuit aux intérêts de l’Europe. Sommes-nous en train de tomber dans un piège ?Non, je ne pense pas.
Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.
Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.
L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.
Cecilia MalmströmEnfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.
Le retour des droits de douane est la manifestation dans le commerce mondial du fait que nous vivons dans un monde cassé. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.
En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.
Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.
Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.
Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.
L’article « Face aux tarifs de Trump, il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland », une conversation avec Cecilia Malmström est apparu en premier sur Le Grand Continent.
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Cette fois-ci, ce sera pire.
Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.
Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.
Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.
Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.
Cecilia Malmström
Il voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.
Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.
[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]
Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.
Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.
Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.
Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.
Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.
Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures.
Cecilia Malmström
Les droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.
Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.
Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.
L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.
Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.
Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.
La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.
Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.
L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.
Cecilia Malmström
La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercitif. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.
Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.
J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.
La situation est assez inquiétante.
Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.
Les 27 pays de l’Union seront touchés.
Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.
Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.
Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.
Cecilia Malmström
Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.
Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.
L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.
L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.
Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.
Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.
Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.
Non, je ne pense pas.
Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.
Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.
L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.
Cecilia Malmström
Enfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.
Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.
En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.
Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.
Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.
Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.
L’article « Face aux tarifs de Trump, il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland », une conversation avec Cecilia Malmström est apparu en premier sur Le Grand Continent.
25.03.2025 à 09:54
Matheo Malik
Aux côtés de Pierre Charbonnier et Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic discutera ce soir, mardi 25 mars 2025 à partir de 19h30 avec Arnaud Orain autour de sa pièce de doctrine parue dans nos pages. L’entrée est libre mais les inscriptions obligatoires à ce lien
S’il est aujourd’hui communément admis que l’ère de la mondialisation néolibérale touche à sa fin 1, il est très difficile en revanche d’identifier le système international et national qui succédera au néolibéralisme. De nombreux candidats potentiels se présentent car, pour paraphraser Yogi Berra, il est difficile de faire des prédictions, surtout sur l’avenir.
L’histoire économique peut toutefois nous aider. Dans son nouvel ouvrage, l’économiste français Arnaud Orain nous emmène dans cette direction en examinant la nature cyclique du capitalisme mondial au cours des quatre derniers siècles. Selon Arnaud Orain, nous entrons dans l’un des réajustements périodiques du capitalisme qui oscille entre libre-échange et mercantilisme — caractérisé par le « commerce armé ». D’après lui, les époques de mercantilisme ont été plus fréquentes que les périodes de laissez-faire et de libre-échange. Il identifie trois périodes mercantilistes : la conquête européenne du monde (XVIIe et XVIIIe siècles), 1880-1945 et l’époque que nous vivons.
Le mercantilisme présenterait selon son étude deux caractéristiques principales. D’une part, il considère le commerce — et l’activité économique en général — comme un jeu à somme nulle. D’autre part, il crée un monde qui n’est jamais ni complètement en paix, ni complètement en guerre. L’état normal du mercantilisme est un conflit constant, qu’il soit mené par les armes ou par une multitude d’autres moyens coercitifs (piraterie, nettoyage ethnique, esclavage, etc.). Le mercantilisme implique (i) le contrôle des moyens de transport des marchandises, ce qui, hier comme aujourd’hui, signifie le contrôle des océans ; (ii) la préférence pour l’intégration verticale de la production et du commerce, ce qui implique des monopoles et des monopsones ; et (iii) la lutte pour la terre, soit comme source de matières premières et de nourriture (en particulier lorsque les idéologies malthusiennes prennent le dessus), soit comme terre sous forme de ports et d’entrepôts pour compléter la puissance navale. Le livre est donc divisé en trois parties (chacune composée de deux chapitres) qui passent en revue successivement la concurrence navale, les monopoles et les accaparements de terres au cours des deux précédentes époques mercantilistes — d’où le titre du livre : Le monde confisqué.
Un rôle idéologique central est accordé au stratège naval américain Alfred Mahan qui a formulé ce qu’Arnaud Orain définit comme les deux « lois ». La première affirme qu’un pays passe naturellement du statut de grand producteur de marchandises — comme la Chine aujourd’hui — à celui de pays ayant besoin d’exporter ces marchandises à l’étranger — et donc de contrôler les routes maritimes. Le pays doit donc devenir une puissance navale ou, idéalement, une puissance hégémonique navale. Il doit également créer un réseau d’entrepôts pour soutenir son déploiement naval.
La deuxième loi de Mahan est qu’il n’y a pas de différence claire entre les marines marchandes et les marines de guerre. Le commerce étant « armé », la distinction entre les deux disparaît en grande partie, et Orain fournit de nombreux exemples historiques où les flottes marchandes ou de guerre néerlandaise, anglaise, suédoise, danoise et française ont joué les deux rôles. Cela contribue à l’atmosphère générale de « ni guerre, ni paix ». Les guerres sont, pourrait-on dire, « tous azimuts » mais sans gravité.
Le mercantilisme est un capitalisme de la « finitude » — un très beau terme introduit (ou peut-être inventé ?) par Arnaud Orain qui peut faire référence à la prise de conscience que les ressources naturelles sont limitées ou que l’activité économique est perçue comme un jeu à somme nulle. Le libre-échange correspondrait, par conséquent, aux époques où notre vision du monde est plus large et plus optimiste. Dans le capitalisme du libre-échange, nous avons tendance à croire qu’il y en aura — finalement — assez pour tout le monde. Le mercantilisme voit en revanche un monde dans lequel il « n’y en aura pas assez pour tout le monde » — la phrase de conclusion du livre.
Arnaud Orain présente un tableau historique extraordinairement riche de la conquête européenne et des « semi-guerres » intra-européennes sur des terres étrangères aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des sociétés telles que les Compagnies néerlandaise, britannique et française des Indes orientales et d’Afrique occidentale et autres jouent un rôle clef. Arnaud Orain souligne que ces Compagnies avaient souvent acquis des fonctions gouvernementales en extorquant les droits « régaliens » aux gouvernements nationaux et en s’imposant par la force aux gouvernements des pays conquis.
Alors que je connaissais déjà les grandes lignes de la concurrence navale de l’époque, les deux premiers chapitres ont particulièrement retenu mon attention, notamment en ce qui concerne la conquête française de l’Afrique de l’Ouest. Ils témoignent également d’une connaissance approfondie de la stratégie navale.
Aujourd’hui, la Chine et ses entreprises publiques — en particulier COSCO Shipping — poursuivent la même voie que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et que ses sœurs britannique et française. Selon Arnaud Orain, la Chine obéit également à la première « loi » de Mahan : d’une puissance industrielle continentale, elle doit étendre son influence sur les mers afin d’expédier et de vendre ses marchandises. L’extension des différentes flottes chinoises, en nombre de navires et en interopérabilité entre les fonctions commerciales et guerrières et le déclin parallèle des flottes américaines doivent être pris en compte. Sur les sept chantiers navals américains capables de produire de grands navires dans les années 1990, il n’en reste qu’un.
Pour conclure, je retiendrais deux points.
Il s’agit d’abord d’une lecture entièrement différente de l’histoire de la pensée économique classique. Les auteurs pré-physiocrates français tels que Forbonnais, Grotius, le conseiller juridique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et apologiste du commerce armé, ou encore Gustav Schmoller et l’école historique allemande, sont dans cette histoire des références cruciales.
Du canon orthodoxe, seuls Smith — qui est à mes yeux incontournable car ses écrits se situent à la frontière idéologique et chronologique exacte entre le libre-échange et le mercantilisme — Marx et Schumpeter « survivent ». Ricardo, Marshall, Walras, les théoriciens de l’équilibre général, Keynes et bien d’autres sont à peine mentionnés, voire pas mentionnés du tout. Ce n’est pas un caprice de l’auteur. Cela découle directement de sa lecture du capitalisme comme un système de production forcée et de commerce armé. Un économiste ayant reçu une éducation conventionnelle entre dans un monde entièrement différent : comme dans une salle de miroirs déformants, de nombreux éléments sont familiers mais sont présentés d’une manière nouvelle et apparemment déformée, tandis que beaucoup d’autres sont entièrement nouveaux.
Mon seul reproche — qui n’est pas négligeable — concerne l’explication d’Arnaud Orain sur le passage à la « finitude » mercantiliste, en particulier à la fin du livre qui traite du contrôle des terres. Le passage au capitalisme de la finitude est présenté comme le résultat de la nature épuisable des ressources. Cela me semble peu convaincant. En effet, la transition actuelle du libre-échange au mercantilisme et la perception du commerce comme un jeu à somme nulle ne sont pas le résultat d’un changement observable dans la disponibilité des ressources naturelles : le monde n’a pas soudainement découvert au cours des cinq ou sept dernières années qu’il n’y en aurait pas « assez pour tout le monde » au sens physique du terme.
Il l’a plutôt découvert au sens idéologique du terme.
Je pense que la transition vers le capitalisme de la finitude s’est produite non pas parce que nous avons pris conscience des pénuries réelles à venir mais plutôt en raison de l’essor de la Chine et de l’Asie en général. L’émergence de la Chine, nouvel acteur majeur sur la scène internationale avec un système politique différent de celui de l’Occident, constitue en effet un défi hégémonique. Poursuivre la mondialisation néolibérale comme avant signifierait, comme l’a compris l’Occident, que la Chine finirait par dominer le monde. La perception du déclin occidental dans ces circonstances a poussé l’Occident à adopter une position plus radicale et belliqueuse, où le monde est effectivement considéré comme fini, car « s’il y en a plus pour la Chine, il y en aura moins pour nous ».
L’évolution qu’Arnaud Orain décrit si justement n’est pas due au « réel » changement physique de la quantité de ressources, mais à la concurrence stratégique pour la suprématie mondiale. Les causes du passage au mercantilisme ne sont donc pas « objectives » et physiques — mais avant tout politiques 2.
L’article Du mercantilisme au XXIe siècle est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Aux côtés de Pierre Charbonnier et Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic discutera ce soir, mardi 25 mars 2025 à partir de 19h30 avec Arnaud Orain autour de sa pièce de doctrine parue dans nos pages. L’entrée est libre mais les inscriptions obligatoires à ce lien
S’il est aujourd’hui communément admis que l’ère de la mondialisation néolibérale touche à sa fin 1, il est très difficile en revanche d’identifier le système international et national qui succédera au néolibéralisme. De nombreux candidats potentiels se présentent car, pour paraphraser Yogi Berra, il est difficile de faire des prédictions, surtout sur l’avenir.
L’histoire économique peut toutefois nous aider. Dans son nouvel ouvrage, l’économiste français Arnaud Orain nous emmène dans cette direction en examinant la nature cyclique du capitalisme mondial au cours des quatre derniers siècles. Selon Arnaud Orain, nous entrons dans l’un des réajustements périodiques du capitalisme qui oscille entre libre-échange et mercantilisme — caractérisé par le « commerce armé ». D’après lui, les époques de mercantilisme ont été plus fréquentes que les périodes de laissez-faire et de libre-échange. Il identifie trois périodes mercantilistes : la conquête européenne du monde (XVIIe et XVIIIe siècles), 1880-1945 et l’époque que nous vivons.
Le mercantilisme présenterait selon son étude deux caractéristiques principales. D’une part, il considère le commerce — et l’activité économique en général — comme un jeu à somme nulle. D’autre part, il crée un monde qui n’est jamais ni complètement en paix, ni complètement en guerre. L’état normal du mercantilisme est un conflit constant, qu’il soit mené par les armes ou par une multitude d’autres moyens coercitifs (piraterie, nettoyage ethnique, esclavage, etc.). Le mercantilisme implique (i) le contrôle des moyens de transport des marchandises, ce qui, hier comme aujourd’hui, signifie le contrôle des océans ; (ii) la préférence pour l’intégration verticale de la production et du commerce, ce qui implique des monopoles et des monopsones ; et (iii) la lutte pour la terre, soit comme source de matières premières et de nourriture (en particulier lorsque les idéologies malthusiennes prennent le dessus), soit comme terre sous forme de ports et d’entrepôts pour compléter la puissance navale. Le livre est donc divisé en trois parties (chacune composée de deux chapitres) qui passent en revue successivement la concurrence navale, les monopoles et les accaparements de terres au cours des deux précédentes époques mercantilistes — d’où le titre du livre : Le monde confisqué.
Un rôle idéologique central est accordé au stratège naval américain Alfred Mahan qui a formulé ce qu’Arnaud Orain définit comme les deux « lois ». La première affirme qu’un pays passe naturellement du statut de grand producteur de marchandises — comme la Chine aujourd’hui — à celui de pays ayant besoin d’exporter ces marchandises à l’étranger — et donc de contrôler les routes maritimes. Le pays doit donc devenir une puissance navale ou, idéalement, une puissance hégémonique navale. Il doit également créer un réseau d’entrepôts pour soutenir son déploiement naval.
La deuxième loi de Mahan est qu’il n’y a pas de différence claire entre les marines marchandes et les marines de guerre. Le commerce étant « armé », la distinction entre les deux disparaît en grande partie, et Orain fournit de nombreux exemples historiques où les flottes marchandes ou de guerre néerlandaise, anglaise, suédoise, danoise et française ont joué les deux rôles. Cela contribue à l’atmosphère générale de « ni guerre, ni paix ». Les guerres sont, pourrait-on dire, « tous azimuts » mais sans gravité.
Le mercantilisme est un capitalisme de la « finitude » — un très beau terme introduit (ou peut-être inventé ?) par Arnaud Orain qui peut faire référence à la prise de conscience que les ressources naturelles sont limitées ou que l’activité économique est perçue comme un jeu à somme nulle. Le libre-échange correspondrait, par conséquent, aux époques où notre vision du monde est plus large et plus optimiste. Dans le capitalisme du libre-échange, nous avons tendance à croire qu’il y en aura — finalement — assez pour tout le monde. Le mercantilisme voit en revanche un monde dans lequel il « n’y en aura pas assez pour tout le monde » — la phrase de conclusion du livre.
Arnaud Orain présente un tableau historique extraordinairement riche de la conquête européenne et des « semi-guerres » intra-européennes sur des terres étrangères aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des sociétés telles que les Compagnies néerlandaise, britannique et française des Indes orientales et d’Afrique occidentale et autres jouent un rôle clef. Arnaud Orain souligne que ces Compagnies avaient souvent acquis des fonctions gouvernementales en extorquant les droits « régaliens » aux gouvernements nationaux et en s’imposant par la force aux gouvernements des pays conquis.
Alors que je connaissais déjà les grandes lignes de la concurrence navale de l’époque, les deux premiers chapitres ont particulièrement retenu mon attention, notamment en ce qui concerne la conquête française de l’Afrique de l’Ouest. Ils témoignent également d’une connaissance approfondie de la stratégie navale.
Aujourd’hui, la Chine et ses entreprises publiques — en particulier COSCO Shipping — poursuivent la même voie que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et que ses sœurs britannique et française. Selon Arnaud Orain, la Chine obéit également à la première « loi » de Mahan : d’une puissance industrielle continentale, elle doit étendre son influence sur les mers afin d’expédier et de vendre ses marchandises. L’extension des différentes flottes chinoises, en nombre de navires et en interopérabilité entre les fonctions commerciales et guerrières et le déclin parallèle des flottes américaines doivent être pris en compte. Sur les sept chantiers navals américains capables de produire de grands navires dans les années 1990, il n’en reste qu’un.
Pour conclure, je retiendrais deux points.
Il s’agit d’abord d’une lecture entièrement différente de l’histoire de la pensée économique classique. Les auteurs pré-physiocrates français tels que Forbonnais, Grotius, le conseiller juridique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et apologiste du commerce armé, ou encore Gustav Schmoller et l’école historique allemande, sont dans cette histoire des références cruciales.
Du canon orthodoxe, seuls Smith — qui est à mes yeux incontournable car ses écrits se situent à la frontière idéologique et chronologique exacte entre le libre-échange et le mercantilisme — Marx et Schumpeter « survivent ». Ricardo, Marshall, Walras, les théoriciens de l’équilibre général, Keynes et bien d’autres sont à peine mentionnés, voire pas mentionnés du tout. Ce n’est pas un caprice de l’auteur. Cela découle directement de sa lecture du capitalisme comme un système de production forcée et de commerce armé. Un économiste ayant reçu une éducation conventionnelle entre dans un monde entièrement différent : comme dans une salle de miroirs déformants, de nombreux éléments sont familiers mais sont présentés d’une manière nouvelle et apparemment déformée, tandis que beaucoup d’autres sont entièrement nouveaux.
Mon seul reproche — qui n’est pas négligeable — concerne l’explication d’Arnaud Orain sur le passage à la « finitude » mercantiliste, en particulier à la fin du livre qui traite du contrôle des terres. Le passage au capitalisme de la finitude est présenté comme le résultat de la nature épuisable des ressources. Cela me semble peu convaincant. En effet, la transition actuelle du libre-échange au mercantilisme et la perception du commerce comme un jeu à somme nulle ne sont pas le résultat d’un changement observable dans la disponibilité des ressources naturelles : le monde n’a pas soudainement découvert au cours des cinq ou sept dernières années qu’il n’y en aurait pas « assez pour tout le monde » au sens physique du terme.
Il l’a plutôt découvert au sens idéologique du terme.
Je pense que la transition vers le capitalisme de la finitude s’est produite non pas parce que nous avons pris conscience des pénuries réelles à venir mais plutôt en raison de l’essor de la Chine et de l’Asie en général. L’émergence de la Chine, nouvel acteur majeur sur la scène internationale avec un système politique différent de celui de l’Occident, constitue en effet un défi hégémonique. Poursuivre la mondialisation néolibérale comme avant signifierait, comme l’a compris l’Occident, que la Chine finirait par dominer le monde. La perception du déclin occidental dans ces circonstances a poussé l’Occident à adopter une position plus radicale et belliqueuse, où le monde est effectivement considéré comme fini, car « s’il y en a plus pour la Chine, il y en aura moins pour nous ».
L’évolution qu’Arnaud Orain décrit si justement n’est pas due au « réel » changement physique de la quantité de ressources, mais à la concurrence stratégique pour la suprématie mondiale. Les causes du passage au mercantilisme ne sont donc pas « objectives » et physiques — mais avant tout politiques 2.
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18.03.2025 à 16:27
Matheo Malik
Aujourd’hui 18 mars l’ancien Président du Conseil italien Mario Draghi a été auditionné au Sénat à propos de l’actualité de son rapport à la lumière du nouveau contexte géopolitique de l’Union.
À deux jours d’un Conseil européen clef et alors que Donald Trump et Vladimir Poutine ont acté un rapprochement historique en ouvrant les négociations sur la fin de la guerre d’Ukraine, Mario Draghi est revenu sur les priorités qu’il avait identifiées en septembre.
Faire baisser les factures d’énergie.
Assouplir la réglementation.
Réarmer le continent.
Sur ces trois sujets, il est catégorique : « les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. »
Selon l’ancien Banquier central, pour renforcer la défense européenne, trois mesures clefs s’imposent : « définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure », afin de coordonner des armées hétérogènes en un véritable système de défense continental. Concentrer les 110 milliards d’euros de dépenses européennes en matière de défense sur quelques plateformes communes plutôt que sur des programmes nationaux dispersés. Développer une stratégie technologique unifiée à l’échelle européenne, couvrant des domaines comme le cloud et la cybersécurité.
Pour mettre en œuvre ce programme ambitieux, la méthode est explicite : il faut passer à l’échelle supérieure. « L’État devra intervenir. Le recours à la dette commune est la seule voie possible. Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions du rapport, l’Europe devra agir comme un seul État. »
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs et Députés,
C’est un grand plaisir d’avoir l’occasion d’approfondir avec vous les contenus du Rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne.
Je remercie les Présidents pour l’invitation.
Je vous remercie tous pour l’intérêt et les contributions qui, j’en suis sûr, enrichiront un débat que je considère comme décisif pour l’avenir des citoyens italiens et européens.
C’est d’ailleurs la première fois que je reviens au Parlement après la fin de mon mandat de Président du Conseil.
Je le fais avec une certaine émotion et une grande gratitude pour ce que cette institution a su accomplir durant des années très difficiles pour notre pays — et pour ce qu’elle continue à faire.
Lorsque la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, m’a demandé de rédiger un rapport sur la compétitivité, les retards accumulés par l’Union apparaissaient déjà préoccupants.
L’Union européenne a garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la prospérité, la solidarité et, avec l’allié américain, la sécurité, la souveraineté et l’indépendance. Ce sont là les valeurs fondatrices de notre société européenne.
Aujourd’hui, ces valeurs sont remises en question. Notre prospérité, déjà menacée par une faible croissance depuis de nombreuses années, reposait sur un ordre des relations internationales et commerciales aujourd’hui bouleversé par les politiques protectionnistes de notre principal partenaire. Les droits de douane, les tarifs et autres politiques commerciales qui ont été annoncés auront un impact fort sur les entreprises italiennes et européennes.
Notre sécurité est désormais fragilisée par le changement de politique étrangère de notre principal allié face à la Russie qui, avec l’invasion de l’Ukraine, s’est révélée être une menace concrète pour l’Union européenne.
L’Europe se retrouve aujourd’hui plus seule dans les forums internationaux, comme ce fut récemment le cas aux Nations Unies, et se demande qui défendra ses frontières en cas d’agression extérieure — et avec quels moyens.
L’Europe aurait de toute façon dû combattre la stagnation de son économie et assumer davantage de responsabilités pour sa propre défense, face à un désengagement américain annoncé depuis longtemps. Mais les orientations de la nouvelle administration ont dramatiquement réduit le temps dont nous disposons.
Espérons qu’elles nous pousseront avec autant d’énergie à affronter les complexités politiques et institutionnelles qui ont jusqu’à présent freiné notre action.
Le chiffre qui résume le mieux la faiblesse persistante de l’économie de notre continent est la quantité d’épargne qui sort chaque année de l’Union européenne :
500 milliards d’euros rien que pour 2024 — une épargne à laquelle l’économie européenne ne parvient pas à offrir un taux de rendement adéquat.
Le rapport analyse en profondeur les causes structurelles de cette inadéquation.
Aujourd’hui, je souhaite m’attarder sur trois aspects devenus encore plus urgents dans les six mois qui ont suivi sa publication : le coût de l’énergie, la réglementation, et la politique de l’innovation.
***
En Europe, entre septembre et février, le prix de gros du gaz naturel a augmenté en moyenne de plus de 40 %, avec des pics de plus de 65 %, avant de se stabiliser à +15 % la semaine dernière.
Les prix de gros de l’électricité ont également augmenté de manière générale dans les différents pays européens et restent 2 à 3 fois plus élevés qu’aux États-Unis.
La situation est encore plus marquée en Italie, où les prix de gros de l’électricité en 2024 ont été en moyenne supérieurs de 87 % à ceux de la France, de 70 % à ceux de l’Espagne et de 38 % à ceux de l’Allemagne. Les prix du gaz en gros ont également été en moyenne plus élevés que sur les autres marchés européens.
La fiscalité, parmi les plus élevées d’Europe en Italie, a également une incidence sur les prix finaux payés par les consommateurs. Au premier semestre 2024, l’Italie était le deuxième pays européen en termes de niveau d’imposition et de prélèvements non récupérables pour les consommateurs non résidentiels d’électricité.
Des coûts de l’énergie aussi élevés placent les entreprises — notamment européennes et italiennes — dans un désavantage permanent face aux concurrents étrangers. C’est non seulement la survie de certains secteurs traditionnels qui est en jeu, mais aussi le développement de nouvelles technologies à forte croissance, comme par exemple les data centers très énergivores.
Une véritable politique de relance de la compétitivité européenne doit donc avoir pour objectif premier la réduction des factures d’énergie — pour les entreprises et les familles.
Au niveau européen, il est nécessaire d’exercer notre pouvoir d’achat sur le marché du gaz naturel, en exploitant notre position de plus grand consommateur mondial de gaz.
Nous pouvons mieux coordonner la demande de gaz entre les pays, par exemple en remplissant les stocks avec flexibilité pour éviter un durcissement de la demande globale.
Il est également nécessaire d’exiger une plus grande transparence des marchés, d’éviter les risques de concentration et de renforcer le niveau de surveillance. Une grande partie des transactions financières liées au gaz est concentrée entre quelques sociétés financières sans qu’il n’existe de formes de contrôle comparables à celles appliquées à d’autres intermédiaires financiers. En ligne avec les recommandations du Rapport, la Commission (avec le Clean Industrial Deal et la création de la Gas Market Task Force) a présenté des propositions substantielles pour renforcer la supervision et les règles des marchés énergétiques et financiers.
Nous devons soutenir l’action de la Commission dans ce domaine et une mise en œuvre rapide des mesures est fondamentale. Il est également nécessaire de garantir une transparence accrue sur les prix d’achat du gaz à la source.
Les avantages des coûts d’exploitation plus faibles des renouvelables ne seront pleinement visibles pour les utilisateurs finaux que dans plusieurs années. Les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. La décarbonation elle-même est en danger. Les prix de gros de l’électricité dépendent du mix énergétique, mais aussi de la manière dont le prix est formé.
En Europe, en 2022, le gaz ne représentait que 20 % du mix de production électrique, mais il a néanmoins fixé le prix global de l’électricité plus de 60 % du temps. En Italie, ce fut le cas pour environ 90 % des heures.
Il faut certes accélérer le développement des énergies propres et investir massivement dans la flexibilité et les réseaux. Mais il faut aussi découpler le prix de l’énergie produite par les renouvelables et le nucléaire de celui de l’énergie fossile.
Nous ne pouvons toutefois pas attendre uniquement les réformes européennes.
En Italie, des dizaines de gigawatts de projets renouvelables attendent d’être autorisés ou contractualisés. Il est indispensable de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation et de lancer rapidement les instruments de développement. Cela permettrait une nouvelle production à des coûts inférieurs à ceux du gaz, qui représente encore en Italie environ 50 % du mix électrique (contre moins de 15 % en Espagne et moins de 10 % en France).
Nous pouvons, sans attendre la réforme européenne, dissocier la rémunération des renouvelables de celle du gaz en adoptant plus largement les Contrats pour Différence (CfD) et en encourageant et promouvant les Power Purchasing Agreements (PPA).
***
La réglementation produite par l’Union ces 25 dernières années a certes protégé les citoyens, mais elle s’est élargie sans cesse, poursuivant la croissance de nouveaux secteurs comme le numérique et augmentant encore les règles dans les autres. Il y a 100 lois axées sur le secteur high tech et 200 régulateurs différents dans les États membres. Il ne s’agit pas de proposer une dérégulation sauvage — mais un peu moins de confusion. Ces règles — trop nombreuses et trop fragmentées — pénalisent, notamment dans le secteur des services, l’initiative individuelle, freinent l’innovation et limitent la croissance économique.
Souvent, les États membres n’adaptent pas leurs normes nationales à l’introduction de nouvelles règles européennes et, lorsque les directives prévoient une harmonisation minimale, ils y ajoutent des prescriptions nationales différentes d’un pays à l’autre.
Enfin, la défense du marché unique devant la Cour de Justice de l’Union est devenue de plus en plus rare.
Une récente étude du FMI a montré comment l’excès de réglementation et surtout sa fragmentation ont créé des barrières internes au marché unique équivalant à un droit de douane de 45 % sur les biens manufacturés et de 110 % sur les services.
Il ne faut donc pas s’étonner si nos meilleurs inventeurs choisissent d’installer leurs entreprises aux États-Unis et si les citoyens européens suivent avec leur épargne.
Sur la simplification réglementaire et administrative, en suivant les recommandation du Rapport, la Commission a récemment présenté des propositions pour alléger les obligations d’information sur la durabilité, qui ne concerneront plus les entreprises de moins de 1000 salariés. Ce n’est qu’un premier pas dans la bonne direction. Aucune initiative de simplification significative n’a été prise par les États membres.
***
Le rapport examine tout le cycle de l’innovation, de la recherche à la commercialisation, et présente de nombreuses propositions pour réduire l’écart avec les États-Unis et la Chine, et permettre aux entreprises les plus innovantes de se développer en Europe plutôt que de partir aux États-Unis. Depuis la publication du rapport, le retard européen s’est accentué.
Les modèles d’intelligence artificielle sont devenus de plus en plus efficaces, avec des coûts d’entraînement réduits de dix fois par rapport au moment de la publication du rapport.
Selon les développements récents, les modèles d’Intelligence Artificielle se rapprochent de plus en plus, voire dépassent déjà les capacités des chercheurs titulaires d’un doctorat. Des agents autonomes sont en passe d’être capables de prendre des décisions en opérant en toute autonomie.
En Europe, nous perdons du terrain sur la question : 8 des 10 plus grands modèles de LLM sont développés aux États-Unis et les deux autres en Chine.
Le rapport constate que ce retard est probablement irrattrapable, mais propose que l’industrie, les services et les infrastructures développent l’usage de l’IA dans leurs secteurs. L’urgence est essentielle car les LLM (grand modèle de langage) se développent également de manière verticale.
Le manque de financements est souvent cité comme une faiblesse majeure du cycle d’innovation en Europe. Le rapport offre une lecture différente.
Un projet innovant devient intéressant lorsqu’il peut croître au-delà des frontières nationales. Or cela est difficile en Europe, où le marché des services est très morcelé. Ainsi, l’investisseur d’outre-Atlantique n’offre pas seulement un financement au projet innovant, mais aussi un accès au marché américain.
La création d’un véritable marché unique européen des services pour 450 millions de personnes est donc une condition indispensable au lancement d’un cycle d’innovation vaste et dynamique. Un marché des capitaux capable d’orienter l’épargne vers les start-up les plus dynamiques fournira les financements nécessaires.
Conformément au Rapport, la Commission a annoncé la proposition d’un 28ᵉ régime juridique pour les sociétés innovantes, qui seront soumises dans les 27 États de l’Union aux mêmes règles de droit des sociétés, de faillite, du travail et de fiscalité. C’est également une proposition qui mérite un soutien ferme.
***
Le Rapport, dans sa troisième partie, aborde les principales vulnérabilités auxquelles l’Union européenne est exposée et, parmi elles, la défense.
Il est nécessaire de définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure qui puisse coordonner des armées hétérogènes par leur langue, leurs méthodes, leurs armements et qui puisse s’affranchir des priorités nationales en opérant comme un véritable système de défense continental.
D’un point de vue industriel et organisationnel, cela signifie favoriser les synergies industrielles européennes en concentrant les développements sur des plateformes militaires communes (avions, navires, véhicules terrestres, satellites), afin de permettre l’interopérabilité et de réduire la dispersion ainsi que les actuelles duplications dans les productions des États membres.
Ces dernières semaines, la Commission européenne a lancé un important plan d’investissements dans la défense de l’Europe.
Alors même que l’on prévoit de nouvelles ressources, il serait nécessaire que l’actuel marché public européen de la défense — environ 110 milliards d’euros en 2023 — soit concentré sur quelques plateformes de pointe, plutôt que sur une multitude de plateformes nationales, aucune réellement compétitive car essentiellement conçues pour leurs marchés domestiques.
L’effet de cette fragmentation est dévastateur : malgré des investissements globalement élevés, les pays européens achètent finalement une grande partie de leurs plateformes militaires aux États-Unis.
Entre 2020 et 2024, les États-Unis ont assuré 65 % des importations de systèmes de défense des États européens membres de l’OTAN.
Dans la même période, l’Italie a importé environ 30 % de ses équipements de défense des États-Unis.
Si l’Europe décidait de créer sa propre défense et d’augmenter ses investissements en dépassant l’actuelle fragmentation, plutôt que de recourir massivement aux importations, elle en retirerait sans aucun doute un plus grand bénéfice industriel, ainsi qu’un rapport plus équilibré avec l’allié atlantique, y compris sur le plan économique.
Cette grande transformation est en réalité indispensable, non seulement en raison des complexités géopolitiques actuelles, mais aussi à cause de l’évolution technologique extrêmement rapide, qui a complètement bouleversé le concept même de défense et de guerre.
Prenons l’exemple des drones : selon une estimation des forces armées ukrainiennes, depuis le début du conflit, environ 65 % des cibles touchées l’ont été par des aéronefs sans pilote.
Mais ce ne sont pas uniquement les drones : l’intelligence artificielle, les données, la guerre électronique, l’espace et les satellites, ainsi que la cyber-guerre silencieuse, ont désormais un rôle fondamental sur et en dehors des champs de bataille.
La défense aujourd’hui ne se résume plus à l’armement, c’est aussi de la technologie numérique.
C’est le concept même de défense qui évolue vers une notion plus large de sécurité globale.La convergence entre les technologies militaires et les technologies numériques conduit à la synergie des différents systèmes de défense aérienne, maritime, terrestre et spatiale.
Il est donc nécessaire de se doter d’une stratégie continentale unifiée pour le cloud, le supercalcul, l’intelligence artificielle et la cybersécurité.
Cette évolution ne peut se faire qu’à l’échelle européenne. La défense commune de l’Europe devient ainsi un passage obligé pour exploiter au mieux les technologies qui devront garantir notre sécurité.
Même notre façon de mesurer l’investissement dans la défense, aujourd’hui basée uniquement sur les dépenses militaires, devra être revue pour inclure les investissements dans le numérique, l’espace et la cybersécurité, désormais essentiels à la défense de demain.
Pour tout cela, il est nécessaire d’engager un processus qui nous amènera à dépasser les modèles nationaux et à penser à l’échelle continentale. Tout cela concerne non seulement notre sécurité, mais aussi la place de l’Europe parmi les grandes puissances.
Les décisions auxquelles le Rapport appelle l’Europe sont aujourd’hui encore plus urgentes, alors que la nécessité de se défendre et de le faire vite est au cœur des préoccupations de la majorité des citoyens européens.
Une Europe qui croît pourra financer plus aisément des besoins désormais supérieurs aux prévisions du Rapport.
Une Europe qui réforme son marché des services et des capitaux verra le secteur privé participer à ce financement.
Mais l’intervention de l’État restera nécessaire.
Les marges budgétaires étroites ne permettront pas à certains pays d’augmenter significativement leur déficit, et il est tout aussi inimaginable de réduire les dépenses sociales et de santé : ce serait non seulement une erreur politique, mais surtout un reniement de la solidarité qui fait partie de l’identité européenne, cette même identité que nous voulons défendre face à la menace des autocraties.
Le recours à la dette commune est la seule voie possible.
Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions contenues dans le Rapport, l’Europe devra agir comme un seul État.
Cela pourra signifier soit une plus grande centralisation des décisions et des capacités de dépense, soit une coordination plus rapide et plus efficace entre les pays qui, partageant des orientations communes, réussiront à atteindre les compromis nécessaires pour avancer ensemble.
À chaque étape de ce processus, les Parlements nationaux et le Parlement européen joueront un rôle essentiel.
Les choix qui nous attendent sont d’une importance historique, peut-être comme jamais depuis la fondation de l’Union européenne.
La politique — et en particulier la politique intérieure de chaque État membre — en sera au cœur.
Vous, députés, en serez les acteurs, en répondant, par vos décisions, aux aspirations mais aussi aux inquiétudes des citoyens.
C’est ainsi que nous construirons une Europe forte et cohésive, car chacun de ses États n’est fort que s’il est uni aux autres et s’il est cohérent en son sein.
Je vous remercie.
L’article Mario Draghi : « Construire à l’échelle supérieure », le discours de Rome en intégralité est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Aujourd’hui 18 mars l’ancien Président du Conseil italien Mario Draghi a été auditionné au Sénat à propos de l’actualité de son rapport à la lumière du nouveau contexte géopolitique de l’Union.
À deux jours d’un Conseil européen clef et alors que Donald Trump et Vladimir Poutine ont acté un rapprochement historique en ouvrant les négociations sur la fin de la guerre d’Ukraine, Mario Draghi est revenu sur les priorités qu’il avait identifiées en septembre.
Faire baisser les factures d’énergie.
Assouplir la réglementation.
Réarmer le continent.
Sur ces trois sujets, il est catégorique : « les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. »
Selon l’ancien Banquier central, pour renforcer la défense européenne, trois mesures clefs s’imposent : « définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure », afin de coordonner des armées hétérogènes en un véritable système de défense continental. Concentrer les 110 milliards d’euros de dépenses européennes en matière de défense sur quelques plateformes communes plutôt que sur des programmes nationaux dispersés. Développer une stratégie technologique unifiée à l’échelle européenne, couvrant des domaines comme le cloud et la cybersécurité.
Pour mettre en œuvre ce programme ambitieux, la méthode est explicite : il faut passer à l’échelle supérieure. « L’État devra intervenir. Le recours à la dette commune est la seule voie possible. Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions du rapport, l’Europe devra agir comme un seul État. »
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs et Députés,
C’est un grand plaisir d’avoir l’occasion d’approfondir avec vous les contenus du Rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne.
Je remercie les Présidents pour l’invitation.
Je vous remercie tous pour l’intérêt et les contributions qui, j’en suis sûr, enrichiront un débat que je considère comme décisif pour l’avenir des citoyens italiens et européens.
C’est d’ailleurs la première fois que je reviens au Parlement après la fin de mon mandat de Président du Conseil.
Je le fais avec une certaine émotion et une grande gratitude pour ce que cette institution a su accomplir durant des années très difficiles pour notre pays — et pour ce qu’elle continue à faire.
Lorsque la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, m’a demandé de rédiger un rapport sur la compétitivité, les retards accumulés par l’Union apparaissaient déjà préoccupants.
L’Union européenne a garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la prospérité, la solidarité et, avec l’allié américain, la sécurité, la souveraineté et l’indépendance. Ce sont là les valeurs fondatrices de notre société européenne.
Aujourd’hui, ces valeurs sont remises en question. Notre prospérité, déjà menacée par une faible croissance depuis de nombreuses années, reposait sur un ordre des relations internationales et commerciales aujourd’hui bouleversé par les politiques protectionnistes de notre principal partenaire. Les droits de douane, les tarifs et autres politiques commerciales qui ont été annoncés auront un impact fort sur les entreprises italiennes et européennes.
Notre sécurité est désormais fragilisée par le changement de politique étrangère de notre principal allié face à la Russie qui, avec l’invasion de l’Ukraine, s’est révélée être une menace concrète pour l’Union européenne.
L’Europe se retrouve aujourd’hui plus seule dans les forums internationaux, comme ce fut récemment le cas aux Nations Unies, et se demande qui défendra ses frontières en cas d’agression extérieure — et avec quels moyens.
L’Europe aurait de toute façon dû combattre la stagnation de son économie et assumer davantage de responsabilités pour sa propre défense, face à un désengagement américain annoncé depuis longtemps. Mais les orientations de la nouvelle administration ont dramatiquement réduit le temps dont nous disposons.
Espérons qu’elles nous pousseront avec autant d’énergie à affronter les complexités politiques et institutionnelles qui ont jusqu’à présent freiné notre action.
Le chiffre qui résume le mieux la faiblesse persistante de l’économie de notre continent est la quantité d’épargne qui sort chaque année de l’Union européenne :
500 milliards d’euros rien que pour 2024 — une épargne à laquelle l’économie européenne ne parvient pas à offrir un taux de rendement adéquat.
Le rapport analyse en profondeur les causes structurelles de cette inadéquation.
Aujourd’hui, je souhaite m’attarder sur trois aspects devenus encore plus urgents dans les six mois qui ont suivi sa publication : le coût de l’énergie, la réglementation, et la politique de l’innovation.
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En Europe, entre septembre et février, le prix de gros du gaz naturel a augmenté en moyenne de plus de 40 %, avec des pics de plus de 65 %, avant de se stabiliser à +15 % la semaine dernière.
Les prix de gros de l’électricité ont également augmenté de manière générale dans les différents pays européens et restent 2 à 3 fois plus élevés qu’aux États-Unis.
La situation est encore plus marquée en Italie, où les prix de gros de l’électricité en 2024 ont été en moyenne supérieurs de 87 % à ceux de la France, de 70 % à ceux de l’Espagne et de 38 % à ceux de l’Allemagne. Les prix du gaz en gros ont également été en moyenne plus élevés que sur les autres marchés européens.
La fiscalité, parmi les plus élevées d’Europe en Italie, a également une incidence sur les prix finaux payés par les consommateurs. Au premier semestre 2024, l’Italie était le deuxième pays européen en termes de niveau d’imposition et de prélèvements non récupérables pour les consommateurs non résidentiels d’électricité.
Des coûts de l’énergie aussi élevés placent les entreprises — notamment européennes et italiennes — dans un désavantage permanent face aux concurrents étrangers. C’est non seulement la survie de certains secteurs traditionnels qui est en jeu, mais aussi le développement de nouvelles technologies à forte croissance, comme par exemple les data centers très énergivores.
Une véritable politique de relance de la compétitivité européenne doit donc avoir pour objectif premier la réduction des factures d’énergie — pour les entreprises et les familles.
Au niveau européen, il est nécessaire d’exercer notre pouvoir d’achat sur le marché du gaz naturel, en exploitant notre position de plus grand consommateur mondial de gaz.
Nous pouvons mieux coordonner la demande de gaz entre les pays, par exemple en remplissant les stocks avec flexibilité pour éviter un durcissement de la demande globale.
Il est également nécessaire d’exiger une plus grande transparence des marchés, d’éviter les risques de concentration et de renforcer le niveau de surveillance. Une grande partie des transactions financières liées au gaz est concentrée entre quelques sociétés financières sans qu’il n’existe de formes de contrôle comparables à celles appliquées à d’autres intermédiaires financiers. En ligne avec les recommandations du Rapport, la Commission (avec le Clean Industrial Deal et la création de la Gas Market Task Force) a présenté des propositions substantielles pour renforcer la supervision et les règles des marchés énergétiques et financiers.
Nous devons soutenir l’action de la Commission dans ce domaine et une mise en œuvre rapide des mesures est fondamentale. Il est également nécessaire de garantir une transparence accrue sur les prix d’achat du gaz à la source.
Les avantages des coûts d’exploitation plus faibles des renouvelables ne seront pleinement visibles pour les utilisateurs finaux que dans plusieurs années. Les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. La décarbonation elle-même est en danger. Les prix de gros de l’électricité dépendent du mix énergétique, mais aussi de la manière dont le prix est formé.
En Europe, en 2022, le gaz ne représentait que 20 % du mix de production électrique, mais il a néanmoins fixé le prix global de l’électricité plus de 60 % du temps. En Italie, ce fut le cas pour environ 90 % des heures.
Il faut certes accélérer le développement des énergies propres et investir massivement dans la flexibilité et les réseaux. Mais il faut aussi découpler le prix de l’énergie produite par les renouvelables et le nucléaire de celui de l’énergie fossile.
Nous ne pouvons toutefois pas attendre uniquement les réformes européennes.
En Italie, des dizaines de gigawatts de projets renouvelables attendent d’être autorisés ou contractualisés. Il est indispensable de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation et de lancer rapidement les instruments de développement. Cela permettrait une nouvelle production à des coûts inférieurs à ceux du gaz, qui représente encore en Italie environ 50 % du mix électrique (contre moins de 15 % en Espagne et moins de 10 % en France).
Nous pouvons, sans attendre la réforme européenne, dissocier la rémunération des renouvelables de celle du gaz en adoptant plus largement les Contrats pour Différence (CfD) et en encourageant et promouvant les Power Purchasing Agreements (PPA).
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La réglementation produite par l’Union ces 25 dernières années a certes protégé les citoyens, mais elle s’est élargie sans cesse, poursuivant la croissance de nouveaux secteurs comme le numérique et augmentant encore les règles dans les autres. Il y a 100 lois axées sur le secteur high tech et 200 régulateurs différents dans les États membres. Il ne s’agit pas de proposer une dérégulation sauvage — mais un peu moins de confusion. Ces règles — trop nombreuses et trop fragmentées — pénalisent, notamment dans le secteur des services, l’initiative individuelle, freinent l’innovation et limitent la croissance économique.
Souvent, les États membres n’adaptent pas leurs normes nationales à l’introduction de nouvelles règles européennes et, lorsque les directives prévoient une harmonisation minimale, ils y ajoutent des prescriptions nationales différentes d’un pays à l’autre.
Enfin, la défense du marché unique devant la Cour de Justice de l’Union est devenue de plus en plus rare.
Une récente étude du FMI a montré comment l’excès de réglementation et surtout sa fragmentation ont créé des barrières internes au marché unique équivalant à un droit de douane de 45 % sur les biens manufacturés et de 110 % sur les services.
Il ne faut donc pas s’étonner si nos meilleurs inventeurs choisissent d’installer leurs entreprises aux États-Unis et si les citoyens européens suivent avec leur épargne.
Sur la simplification réglementaire et administrative, en suivant les recommandation du Rapport, la Commission a récemment présenté des propositions pour alléger les obligations d’information sur la durabilité, qui ne concerneront plus les entreprises de moins de 1000 salariés. Ce n’est qu’un premier pas dans la bonne direction. Aucune initiative de simplification significative n’a été prise par les États membres.
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Le rapport examine tout le cycle de l’innovation, de la recherche à la commercialisation, et présente de nombreuses propositions pour réduire l’écart avec les États-Unis et la Chine, et permettre aux entreprises les plus innovantes de se développer en Europe plutôt que de partir aux États-Unis. Depuis la publication du rapport, le retard européen s’est accentué.
Les modèles d’intelligence artificielle sont devenus de plus en plus efficaces, avec des coûts d’entraînement réduits de dix fois par rapport au moment de la publication du rapport.
Selon les développements récents, les modèles d’Intelligence Artificielle se rapprochent de plus en plus, voire dépassent déjà les capacités des chercheurs titulaires d’un doctorat. Des agents autonomes sont en passe d’être capables de prendre des décisions en opérant en toute autonomie.
En Europe, nous perdons du terrain sur la question : 8 des 10 plus grands modèles de LLM sont développés aux États-Unis et les deux autres en Chine.
Le rapport constate que ce retard est probablement irrattrapable, mais propose que l’industrie, les services et les infrastructures développent l’usage de l’IA dans leurs secteurs. L’urgence est essentielle car les LLM (grand modèle de langage) se développent également de manière verticale.
Le manque de financements est souvent cité comme une faiblesse majeure du cycle d’innovation en Europe. Le rapport offre une lecture différente.
Un projet innovant devient intéressant lorsqu’il peut croître au-delà des frontières nationales. Or cela est difficile en Europe, où le marché des services est très morcelé. Ainsi, l’investisseur d’outre-Atlantique n’offre pas seulement un financement au projet innovant, mais aussi un accès au marché américain.
La création d’un véritable marché unique européen des services pour 450 millions de personnes est donc une condition indispensable au lancement d’un cycle d’innovation vaste et dynamique. Un marché des capitaux capable d’orienter l’épargne vers les start-up les plus dynamiques fournira les financements nécessaires.
Conformément au Rapport, la Commission a annoncé la proposition d’un 28ᵉ régime juridique pour les sociétés innovantes, qui seront soumises dans les 27 États de l’Union aux mêmes règles de droit des sociétés, de faillite, du travail et de fiscalité. C’est également une proposition qui mérite un soutien ferme.
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Le Rapport, dans sa troisième partie, aborde les principales vulnérabilités auxquelles l’Union européenne est exposée et, parmi elles, la défense.
Il est nécessaire de définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure qui puisse coordonner des armées hétérogènes par leur langue, leurs méthodes, leurs armements et qui puisse s’affranchir des priorités nationales en opérant comme un véritable système de défense continental.
D’un point de vue industriel et organisationnel, cela signifie favoriser les synergies industrielles européennes en concentrant les développements sur des plateformes militaires communes (avions, navires, véhicules terrestres, satellites), afin de permettre l’interopérabilité et de réduire la dispersion ainsi que les actuelles duplications dans les productions des États membres.
Ces dernières semaines, la Commission européenne a lancé un important plan d’investissements dans la défense de l’Europe.
Alors même que l’on prévoit de nouvelles ressources, il serait nécessaire que l’actuel marché public européen de la défense — environ 110 milliards d’euros en 2023 — soit concentré sur quelques plateformes de pointe, plutôt que sur une multitude de plateformes nationales, aucune réellement compétitive car essentiellement conçues pour leurs marchés domestiques.
L’effet de cette fragmentation est dévastateur : malgré des investissements globalement élevés, les pays européens achètent finalement une grande partie de leurs plateformes militaires aux États-Unis.
Entre 2020 et 2024, les États-Unis ont assuré 65 % des importations de systèmes de défense des États européens membres de l’OTAN.
Dans la même période, l’Italie a importé environ 30 % de ses équipements de défense des États-Unis.
Si l’Europe décidait de créer sa propre défense et d’augmenter ses investissements en dépassant l’actuelle fragmentation, plutôt que de recourir massivement aux importations, elle en retirerait sans aucun doute un plus grand bénéfice industriel, ainsi qu’un rapport plus équilibré avec l’allié atlantique, y compris sur le plan économique.
Cette grande transformation est en réalité indispensable, non seulement en raison des complexités géopolitiques actuelles, mais aussi à cause de l’évolution technologique extrêmement rapide, qui a complètement bouleversé le concept même de défense et de guerre.
Prenons l’exemple des drones : selon une estimation des forces armées ukrainiennes, depuis le début du conflit, environ 65 % des cibles touchées l’ont été par des aéronefs sans pilote.
Mais ce ne sont pas uniquement les drones : l’intelligence artificielle, les données, la guerre électronique, l’espace et les satellites, ainsi que la cyber-guerre silencieuse, ont désormais un rôle fondamental sur et en dehors des champs de bataille.
La défense aujourd’hui ne se résume plus à l’armement, c’est aussi de la technologie numérique.
C’est le concept même de défense qui évolue vers une notion plus large de sécurité globale.
La convergence entre les technologies militaires et les technologies numériques conduit à la synergie des différents systèmes de défense aérienne, maritime, terrestre et spatiale.
Il est donc nécessaire de se doter d’une stratégie continentale unifiée pour le cloud, le supercalcul, l’intelligence artificielle et la cybersécurité.
Cette évolution ne peut se faire qu’à l’échelle européenne. La défense commune de l’Europe devient ainsi un passage obligé pour exploiter au mieux les technologies qui devront garantir notre sécurité.
Même notre façon de mesurer l’investissement dans la défense, aujourd’hui basée uniquement sur les dépenses militaires, devra être revue pour inclure les investissements dans le numérique, l’espace et la cybersécurité, désormais essentiels à la défense de demain.
Pour tout cela, il est nécessaire d’engager un processus qui nous amènera à dépasser les modèles nationaux et à penser à l’échelle continentale. Tout cela concerne non seulement notre sécurité, mais aussi la place de l’Europe parmi les grandes puissances.
Les décisions auxquelles le Rapport appelle l’Europe sont aujourd’hui encore plus urgentes, alors que la nécessité de se défendre et de le faire vite est au cœur des préoccupations de la majorité des citoyens européens.
Une Europe qui croît pourra financer plus aisément des besoins désormais supérieurs aux prévisions du Rapport.
Une Europe qui réforme son marché des services et des capitaux verra le secteur privé participer à ce financement.
Mais l’intervention de l’État restera nécessaire.
Les marges budgétaires étroites ne permettront pas à certains pays d’augmenter significativement leur déficit, et il est tout aussi inimaginable de réduire les dépenses sociales et de santé : ce serait non seulement une erreur politique, mais surtout un reniement de la solidarité qui fait partie de l’identité européenne, cette même identité que nous voulons défendre face à la menace des autocraties.
Le recours à la dette commune est la seule voie possible.
Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions contenues dans le Rapport, l’Europe devra agir comme un seul État.
Cela pourra signifier soit une plus grande centralisation des décisions et des capacités de dépense, soit une coordination plus rapide et plus efficace entre les pays qui, partageant des orientations communes, réussiront à atteindre les compromis nécessaires pour avancer ensemble.
À chaque étape de ce processus, les Parlements nationaux et le Parlement européen joueront un rôle essentiel.
Les choix qui nous attendent sont d’une importance historique, peut-être comme jamais depuis la fondation de l’Union européenne.
La politique — et en particulier la politique intérieure de chaque État membre — en sera au cœur.
Vous, députés, en serez les acteurs, en répondant, par vos décisions, aux aspirations mais aussi aux inquiétudes des citoyens.
C’est ainsi que nous construirons une Europe forte et cohésive, car chacun de ses États n’est fort que s’il est uni aux autres et s’il est cohérent en son sein.
Je vous remercie.
L’article Mario Draghi : « Construire à l’échelle supérieure », le discours de Rome en intégralité est apparu en premier sur Le Grand Continent.
16.03.2025 à 06:00
Matheo Malik
« Certains en Europe peuvent être frustrés par Bruxelles. Mais soyons clairs : si ce n’est pas Bruxelles, c’est Moscou. C’est votre choix. C’est de la géopolitique. C’est l’histoire. » 3Volodymyr Zelensky, 15 février 2025
La menace russe en quelques chiffres clefsLa guerre en Ukraine a été coûteuse pour l’armée russe 4. La mobilisation profonde de la société et de l’industrie par le Kremlin a toutefois permis à l’armée russe de devenir considérablement plus grande, plus expérimentée et mieux équipée que celle qui a envahi l’Ukraine en 2022. Elle dispose désormais d’une expérience inestimable du champ de bataille et de la guerre contemporaine — inégalée par toute autre armée, à l’exception de celle de l’Ukraine.
La présence russe en Ukraine à la fin de 2024 s’élevait à environ 700 000 soldats, c’est-à-dire bien plus que la force d’invasion de 2022. La production de l’industrie de défense russe s’est rapidement intensifiée 5. En 2024 seulement, la Russie a produit et remis à neuf environ 1 550 chars, 5 700 véhicules blindés et 450 pièces d’artillerie de tout type. Elle a également déployé 1 800 munitions de croisière de type Lancet à longue portée 6. Comparé à 2022, cela représente une augmentation de 220 % de la production de chars, de 150 % pour les véhicules blindés et l’artillerie, et de 435 % pour les munitions de croisière à longue portée.
La plupart de ces équipements procède d’anciens matériels soviétiques modernisés, mais la production russe se poursuivra, quoique à un rythme réduit, une fois les stocks soviétiques épuisés. Cette réduction sera bien entendu moins ressentie si elle survient après la fin des hostilités en Ukraine et il faut noter que la Russie a réalisé d’importants progrès dans le domaine des drones — l’un des outils fondamentaux de la guerre en Ukraine –, après avoir auparavant dépendu de l’Iran.
Une attaque russe contre un pays de l’Union est donc concevable. Des évaluations menées par l’OTAN, l’Allemagne, la Pologne, le Danemark et les États baltes estiment que la Russie serait prête à attaquer dans un délai de trois à dix ans 7. Cependant celle-ci pourrait survenir plus tôt, avec les exercices militaires quadriennaux Zapad qui se dérouleront au Bélarus à l’été 2025 8. Ces exercices démontreront la capacité de la Russie à gérer des manœuvres militaires à grande échelle même en temps de guerre.
De quoi avons-nous besoin pour nous défendre ?La première priorité de l’Europe est de continuer à soutenir l’Ukraine, puisque son armée expérimentée constitue aujourd’hui le moyen de dissuasion le plus efficace contre une attaque russe contre l’Union. Si l’Ukraine décidait qu’un accord américano-russe pour mettre fin à la guerre est inacceptable — par exemple parce que les garanties de paix de Poutine ne sont pas crédibles — l’Europe serait en mesure de fournir des armes supplémentaires à l’Ukraine afin de maintenir ses capacités de combat. Bien entendu, l’Ukraine et l’Union dépendent de certains outils stratégiques essentiels fournis par les États-Unis, notamment en matière de renseignement et de communications par satellite qui restent difficiles à remplacer à court terme, même s’il existe, si nécessaire, des substituts.
La Russie serait prête à attaquer un pays de l’OTAN dans un délai de trois à dix ans
Alexandr Burilkov et Guntram B. WolffIl convient de remarquer un fait souvent ignoré dans le débat public. D’un point de vue macroéconomique, nous pourrions remplacer entièrement le soutien des États-Unis dès à présent — les chiffres étant suffisamment réduits. Depuis février 2022, les États-Unis ont alloué 64 milliards d’euros de soutien militaire à l’Ukraine, tandis que l’Europe, incluant le Royaume-Uni, a envoyé 62 milliards d’euros. En 2024, ce soutien s’élevait à 20 milliards d’euros sur un total de 42 milliards. Pour remplacer les États-Unis, l’Union devrait donc dépenser seulement 0,12 % de plus de son PIB, ce qui est envisageable. La question clef demeure toutefois de savoir si l’Europe pourrait y parvenir sans avoir accès à la base industrielle et militaire américaine.
Un scénario nettement plus difficile pour l’Europe serait celui où l’Ukraine serait obligée de signer un traité de paix asymétrique. La Russie pourrait alors poursuivre son renforcement militaire, créant un défi redoutable pour l’ensemble de l’Union en très peu de temps, compte tenu des rythmes actuels de production de l’industrie russe. L’Union et ses alliés — y compris le Royaume-Uni et la Norvège — devraient alors accélérer immédiatement et massivement le renforcement de leurs armées.
La question de savoir quelles capacités seraient nécessaires pour sécuriser un accord de paix en Ukraine est, dans une certaine mesure, secondaire. Bien que certaines estimations indiquent que l’Ukraine aurait besoin d’environ 150 000 soldats européens pour dissuader efficacement la Russie 9, ces troupes devraient être prêtes à être déployées rapidement là où la Russie décide d’attaquer l’Union.
L’hypothèse actuelle des planificateurs militaires de l’OTAN 10 est qu’en cas d’attaque russe contre un pays européen membre de l’OTAN, les 100 000 soldats américains stationnés en Europe seraient rapidement renforcés par jusqu’à 200 000 troupes américaines supplémentaires, concentrées dans des unités blindées américaines particulièrement adaptées au théâtre d’opérations en Europe de l’Est. Une estimation réaliste pourrait donc être qu’il est nécessaire d’augmenter les capacités européennes d’un équivalent à celui de 300 000 soldats américains, en mettant l’accent sur des forces mécanisées et blindées pour remplacer les unités lourdes de l’armée américaine. Cela se traduirait par environ 50 nouvelles brigades européennes.
D’un point de vue macroéconomique, nous pourrions remplacer entièrement le soutien des États-Unis dès à présent.
Alexandr Burilkov et Guntram B. Wolff Coordination militaireLa puissance de combat de 300 000 soldats américains est nettement supérieure au nombre équivalent de soldats européens répartis dans 29 armées nationales. Les troupes américaines se déploieraient en grandes unités cohésives de taille de corps, avec un commandement et un contrôle unifiés, encore plus serrés que le commandement conjoint de l’OTAN. De plus, ces troupes bénéficient du plein appui des dispositifs stratégiques américains, notamment l’aviation stratégique et les actifs spatiaux, qui manquent aux armées européennes.
Les pays de l’Union et le Royaume-Uni comptent actuellement 1,47 million de militaires en service actif 11, mais leur efficacité est entravée par l’absence d’un commandement unifié. L’OTAN fonctionne sous l’hypothèse que le Commandant suprême des forces alliées en Europe est un haut général américain — ce qui ne peut fonctionner que si les États-Unis assument un rôle de leadership et fournissent des facilitateurs stratégiques.
Par conséquent, l’Europe doit faire un choix : soit augmenter significativement le nombre de troupes de plus de 300 000 pour compenser la nature fragmentée des armées nationales, soit trouver des moyens d’améliorer rapidement la coordination militaire. Le manque de coordination entraînerait des coûts bien plus élevés et des efforts individuels qui seraient probablement insuffisants pour dissuader l’armée russe. Pourtant, une assurance collective implique que les problèmes d’aléa moral et de coordination doivent être résolus de manière crédible.
Faute de coordination intra-européenne, la puissance de combat de 300 000 soldats américains est nettement supérieure au nombre équivalent de soldats européens répartis dans 29 armées nationales.
Alexandr Burilkov et Guntram B. Wolff Équipement et productionGénérer rapidement de telles augmentations nécessite un effort extraordinaire. Mais l’expérience montre que les économies de marché en sont capables. Par exemple, sous le chancelier Schmidt (1974-1982), l’Allemagne de l’Ouest a modernisé rapidement la Bundeswehr en réponse à la menace des forces mécanisées soviétiques modernisées.
En prenant le 3e corps d’armée américain comme référence, une dissuasion européenne crédible — par exemple, pour empêcher une percée russe rapide dans les pays baltes — nécessiterait au minimum 1 400 chars, 2 000 véhicules de combat d’infanterie et 700 pièces d’artillerie (obusiers de 155 mm et lance-roquettes multiples). Cette puissance de combat est supérieure à celle actuellement détenue, en combiné, par les forces terrestres françaises, allemandes, italiennes et britanniques. Il sera essentiel de fournir à ces forces des munitions suffisantes, au-delà des stocks minimaux existants. Par exemple, un million d’obus de 155 mm constituerait le minimum pour un stock adapté à 90 jours de combat à haute intensité.
L’Europe devrait également développer des capacités en aviation et transport, ainsi que dans le domaine des missiles, de la guerre des drones et des communications et du renseignement. Cela inclut le renforcement de la production de drones pour égaler celle de la Russie — jusqu’à atteindre environ 2 000 munitions de croisière à longue portée par an. Par ailleurs, 300 000 nouveaux personnels devraient être recrutés et formés.
Pour atteindre ces objectifs, la production à l’échelle européenne devrait connaître une forte augmentation. Les dépenses en équipement militaire représentent actuellement environ 0,7 % du PIB 12 ; elles devraient augmenter considérablement. Selon nos calculs, la récente hausse des dépenses militaires en Pologne a conduit le gouvernement à consacrer 70 % des fonds supplémentaires à l’achat d’équipements. De même, le fonds d’endettement Sondervermögen de l’Allemagne a, jusqu’à présent, été utilisé exclusivement pour l’achat d’équipements. Une part plus importante des augmentations des dépenses de défense devra, à terme, être investie dans le recrutement et la formation du personnel.
Les achats à l’échelle européenne seront cruciaux pour réaliser une production militaire à moindre coût. Les coûts pourraient être considérablement réduits si les achats étaient groupés et si une concurrence accrue était introduite. Les contrats avec les fournisseurs militaires devraient passer d’approches de type « coût majoré » (cost-plus) à des contrats incitatifs visant à réduire les coûts 13. Par ailleurs, de très grandes commandes basées sur une norme européenne unique pour atteindre des objectifs tels que 1 400 chars, 2 000 véhicules de combat d’infanterie ou 700 pièces d’artillerie permettraient de réduire considérablement les coûts par rapport à des achats de moindre envergure 14.
Une part plus importante des augmentations des dépenses de défense devra, à terme, être investie dans le recrutement et la formation du personnel.
Alexandr Burilkov et Guntram B. WolffDes économies similaires sont réalisables pour les drones. L’annonce par la société allemande Helsing d’une commande de production de 6 000 drones à longue portée pour l’Ukraine en est un bon exemple. De tels systèmes permettraient à l’Union d’atteindre une parité quantitative et qualitative avec les programmes de drones de la Russie. L’aspect aérien de la guerre — notamment les drones et les missiles — souligne l’importance vitale de l’Initiative du « bouclier du ciel européen ». L’objectif devrait être de favoriser la concurrence entre les entreprises européennes pour les grands contrats et d’éviter l’intervention directe des gouvernements dans ces entreprises. La capacité industrielle excédentaire, par exemple dans l’industrie automobile, suggère que la demande supplémentaire pourrait être satisfaite rapidement.
La dimension budgétaireLes dépenses de défense européennes devront augmenter considérablement par rapport au niveau actuel d’environ 2 % du PIB. Une première évaluation suggère qu’une augmentation d’environ 250 milliards d’euros par an (pour atteindre environ 3,5 % du PIB) est justifiée à court terme, bien que ce calcul ne soit pas simple. Des commandes plus importantes devraient signifier que les processus de production deviennent plus efficaces, ce qui ferait baisser les coûts unitaires. Cependant, une augmentation rapide de la demande fera certainement grimper les prix à court terme. Globalement, les prix unitaires devraient toutefois diminuer à mesure que les volumes de commande augmentent. Par exemple, depuis février 2022, l’Allemagne a commandé 105 chars Leopard II pour son usage propre à un prix unitaire de 28 millions d’euros. Cela représenterait par hypothèse un coût budgétaire de 40 milliards d’euros si l’Europe devait commander 1 400 chars à ce prix, mais dans les faits, les prix unitaires devraient baisser considérablement.
D’un point de vue macroéconomique, une augmentation des dépenses de défense financée par dela dette devrait stimuler l’activité économique européenne à un moment où la demande extérieure pourrait être affaiblie par la prochaine guerre commerciale 15, bien que les rendements et l’inflation puissent augmenter. Ethan Ilzetzki a par ailleurs soutenu que les dépenses de défense pouvaient contribuer positivement à la croissance à long terme via l’innovation, bien qu’une quantification précise de ces effets reste nécessaire 16.
Surtout pour les pays du flanc oriental, les plus exposés à la Russie, et pour ceux présentant d’importantes lacunes y compris dans les composantes de base de la dissuasion, une augmentation substantielle serait politiquement réaliste. Une hausse annuelle de 250 milliards d’euros pourrait être répartie équitablement entre le financement de l’Union et le financement national, facilitant ainsi à la fois des achats communs d’envergure et des dépenses militaires nationales importantes. Pour résoudre les problèmes d’aléa moral, les pays qui ne consacreraient pas davantage aux dépenses de défense nationale recevraient moins de fonds du pot commun.
Une augmentation des dépenses de défense financée par la dette devrait stimuler l’activité économique européenne.
Alexandr Burilkov et Guntram B. WolffCes hausses de dépenses devraient être financées par la dette à court terme à la fois pour des raisons politiques et économiques. Toutefois, le financement devra augmenter de façon permanente. Une solution consisterait à lever 125 milliards d’euros par an pour les cinq prochaines années au niveau de l’Union, tandis que les pays membres s’engageraient progressivement à augmenter leur part des dépenses financées sans recours à la dette durant cette période.
Le leadership et l’engagement de l’Allemagne sont cruciaux.
L’Allemagne devrait, de son propre chef, lever au moins la moitié de ces 125 milliards d’euros par an afin d’augmenter les dépenses de défense nationale annuelles de 80 milliards d’euros à 140 milliards d’euros, soit environ 3,5 % du PIB, ces dépenses devant être complétées par un financement commun de l’Union. La réforme prévue du frein constitutionnel à l’endettement devrait permettre cette augmentation au niveau national en Allemagne. Actuellement, les capacités militaires de la République fédérale sont largement insuffisantes par rapport aux capacités requises et promises aux alliés. L’engagement de l’Allemagne en 2022 de fournir à l’OTAN deux divisions — généralement environ 40 000 soldats — d’ici 2025 et 2027 rencontre d’importants revers. Cela devra changer, car la contribution de l’Allemagne, compte tenu de sa taille, devrait certainement avoisiner un supplément de 100 000 soldats. Toutefois, les pays européens ne disposent toujours pas d’une stratégie permettant de mobiliser efficacement des fonds communs pour faire avancer des projets de défense d’intérêt commun. Il est notamment essentiel d’aller au-delà du réarmement national et d’investir dans des capacités qui sont des catalyseurs stratégiques pour la défense européenne commune.
L’article L’armée européenne : combien de divisions ? Cartes, graphiques, chiffres clefs est apparu en premier sur Le Grand Continent.
« Certains en Europe peuvent être frustrés par Bruxelles. Mais soyons clairs : si ce n’est pas Bruxelles, c’est Moscou. C’est votre choix. C’est de la géopolitique. C’est l’histoire. » 3
Volodymyr Zelensky, 15 février 2025
La guerre en Ukraine a été coûteuse pour l’armée russe 4. La mobilisation profonde de la société et de l’industrie par le Kremlin a toutefois permis à l’armée russe de devenir considérablement plus grande, plus expérimentée et mieux équipée que celle qui a envahi l’Ukraine en 2022. Elle dispose désormais d’une expérience inestimable du champ de bataille et de la guerre contemporaine — inégalée par toute autre armée, à l’exception de celle de l’Ukraine.
La présence russe en Ukraine à la fin de 2024 s’élevait à environ 700 000 soldats, c’est-à-dire bien plus que la force d’invasion de 2022. La production de l’industrie de défense russe s’est rapidement intensifiée 5. En 2024 seulement, la Russie a produit et remis à neuf environ 1 550 chars, 5 700 véhicules blindés et 450 pièces d’artillerie de tout type. Elle a également déployé 1 800 munitions de croisière de type Lancet à longue portée 6. Comparé à 2022, cela représente une augmentation de 220 % de la production de chars, de 150 % pour les véhicules blindés et l’artillerie, et de 435 % pour les munitions de croisière à longue portée.
La plupart de ces équipements procède d’anciens matériels soviétiques modernisés, mais la production russe se poursuivra, quoique à un rythme réduit, une fois les stocks soviétiques épuisés. Cette réduction sera bien entendu moins ressentie si elle survient après la fin des hostilités en Ukraine et il faut noter que la Russie a réalisé d’importants progrès dans le domaine des drones — l’un des outils fondamentaux de la guerre en Ukraine –, après avoir auparavant dépendu de l’Iran.
Une attaque russe contre un pays de l’Union est donc concevable. Des évaluations menées par l’OTAN, l’Allemagne, la Pologne, le Danemark et les États baltes estiment que la Russie serait prête à attaquer dans un délai de trois à dix ans 7. Cependant celle-ci pourrait survenir plus tôt, avec les exercices militaires quadriennaux Zapad qui se dérouleront au Bélarus à l’été 2025 8. Ces exercices démontreront la capacité de la Russie à gérer des manœuvres militaires à grande échelle même en temps de guerre.
La première priorité de l’Europe est de continuer à soutenir l’Ukraine, puisque son armée expérimentée constitue aujourd’hui le moyen de dissuasion le plus efficace contre une attaque russe contre l’Union. Si l’Ukraine décidait qu’un accord américano-russe pour mettre fin à la guerre est inacceptable — par exemple parce que les garanties de paix de Poutine ne sont pas crédibles — l’Europe serait en mesure de fournir des armes supplémentaires à l’Ukraine afin de maintenir ses capacités de combat. Bien entendu, l’Ukraine et l’Union dépendent de certains outils stratégiques essentiels fournis par les États-Unis, notamment en matière de renseignement et de communications par satellite qui restent difficiles à remplacer à court terme, même s’il existe, si nécessaire, des substituts.
La Russie serait prête à attaquer un pays de l’OTAN dans un délai de trois à dix ans
Alexandr Burilkov et Guntram B. Wolff
Il convient de remarquer un fait souvent ignoré dans le débat public. D’un point de vue macroéconomique, nous pourrions remplacer entièrement le soutien des États-Unis dès à présent — les chiffres étant suffisamment réduits. Depuis février 2022, les États-Unis ont alloué 64 milliards d’euros de soutien militaire à l’Ukraine, tandis que l’Europe, incluant le Royaume-Uni, a envoyé 62 milliards d’euros. En 2024, ce soutien s’élevait à 20 milliards d’euros sur un total de 42 milliards. Pour remplacer les États-Unis, l’Union devrait donc dépenser seulement 0,12 % de plus de son PIB, ce qui est envisageable. La question clef demeure toutefois de savoir si l’Europe pourrait y parvenir sans avoir accès à la base industrielle et militaire américaine.
Un scénario nettement plus difficile pour l’Europe serait celui où l’Ukraine serait obligée de signer un traité de paix asymétrique. La Russie pourrait alors poursuivre son renforcement militaire, créant un défi redoutable pour l’ensemble de l’Union en très peu de temps, compte tenu des rythmes actuels de production de l’industrie russe. L’Union et ses alliés — y compris le Royaume-Uni et la Norvège — devraient alors accélérer immédiatement et massivement le renforcement de leurs armées.
La question de savoir quelles capacités seraient nécessaires pour sécuriser un accord de paix en Ukraine est, dans une certaine mesure, secondaire. Bien que certaines estimations indiquent que l’Ukraine aurait besoin d’environ 150 000 soldats européens pour dissuader efficacement la Russie 9, ces troupes devraient être prêtes à être déployées rapidement là où la Russie décide d’attaquer l’Union.
L’hypothèse actuelle des planificateurs militaires de l’OTAN 10 est qu’en cas d’attaque russe contre un pays européen membre de l’OTAN, les 100 000 soldats américains stationnés en Europe seraient rapidement renforcés par jusqu’à 200 000 troupes américaines supplémentaires, concentrées dans des unités blindées américaines particulièrement adaptées au théâtre d’opérations en Europe de l’Est. Une estimation réaliste pourrait donc être qu’il est nécessaire d’augmenter les capacités européennes d’un équivalent à celui de 300 000 soldats américains, en mettant l’accent sur des forces mécanisées et blindées pour remplacer les unités lourdes de l’armée américaine. Cela se traduirait par environ 50 nouvelles brigades européennes.
D’un point de vue macroéconomique, nous pourrions remplacer entièrement le soutien des États-Unis dès à présent.
Alexandr Burilkov et Guntram B. Wolff
La puissance de combat de 300 000 soldats américains est nettement supérieure au nombre équivalent de soldats européens répartis dans 29 armées nationales. Les troupes américaines se déploieraient en grandes unités cohésives de taille de corps, avec un commandement et un contrôle unifiés, encore plus serrés que le commandement conjoint de l’OTAN. De plus, ces troupes bénéficient du plein appui des dispositifs stratégiques américains, notamment l’aviation stratégique et les actifs spatiaux, qui manquent aux armées européennes.
Les pays de l’Union et le Royaume-Uni comptent actuellement 1,47 million de militaires en service actif 11, mais leur efficacité est entravée par l’absence d’un commandement unifié. L’OTAN fonctionne sous l’hypothèse que le Commandant suprême des forces alliées en Europe est un haut général américain — ce qui ne peut fonctionner que si les États-Unis assument un rôle de leadership et fournissent des facilitateurs stratégiques.
Par conséquent, l’Europe doit faire un choix : soit augmenter significativement le nombre de troupes de plus de 300 000 pour compenser la nature fragmentée des armées nationales, soit trouver des moyens d’améliorer rapidement la coordination militaire. Le manque de coordination entraînerait des coûts bien plus élevés et des efforts individuels qui seraient probablement insuffisants pour dissuader l’armée russe. Pourtant, une assurance collective implique que les problèmes d’aléa moral et de coordination doivent être résolus de manière crédible.
Faute de coordination intra-européenne, la puissance de combat de 300 000 soldats américains est nettement supérieure au nombre équivalent de soldats européens répartis dans 29 armées nationales.
Alexandr Burilkov et Guntram B. Wolff
Générer rapidement de telles augmentations nécessite un effort extraordinaire. Mais l’expérience montre que les économies de marché en sont capables. Par exemple, sous le chancelier Schmidt (1974-1982), l’Allemagne de l’Ouest a modernisé rapidement la Bundeswehr en réponse à la menace des forces mécanisées soviétiques modernisées.
En prenant le 3e corps d’armée américain comme référence, une dissuasion européenne crédible — par exemple, pour empêcher une percée russe rapide dans les pays baltes — nécessiterait au minimum 1 400 chars, 2 000 véhicules de combat d’infanterie et 700 pièces d’artillerie (obusiers de 155 mm et lance-roquettes multiples). Cette puissance de combat est supérieure à celle actuellement détenue, en combiné, par les forces terrestres françaises, allemandes, italiennes et britanniques. Il sera essentiel de fournir à ces forces des munitions suffisantes, au-delà des stocks minimaux existants. Par exemple, un million d’obus de 155 mm constituerait le minimum pour un stock adapté à 90 jours de combat à haute intensité.
L’Europe devrait également développer des capacités en aviation et transport, ainsi que dans le domaine des missiles, de la guerre des drones et des communications et du renseignement. Cela inclut le renforcement de la production de drones pour égaler celle de la Russie — jusqu’à atteindre environ 2 000 munitions de croisière à longue portée par an. Par ailleurs, 300 000 nouveaux personnels devraient être recrutés et formés.
Pour atteindre ces objectifs, la production à l’échelle européenne devrait connaître une forte augmentation. Les dépenses en équipement militaire représentent actuellement environ 0,7 % du PIB 12 ; elles devraient augmenter considérablement. Selon nos calculs, la récente hausse des dépenses militaires en Pologne a conduit le gouvernement à consacrer 70 % des fonds supplémentaires à l’achat d’équipements. De même, le fonds d’endettement Sondervermögen de l’Allemagne a, jusqu’à présent, été utilisé exclusivement pour l’achat d’équipements. Une part plus importante des augmentations des dépenses de défense devra, à terme, être investie dans le recrutement et la formation du personnel.
Les achats à l’échelle européenne seront cruciaux pour réaliser une production militaire à moindre coût. Les coûts pourraient être considérablement réduits si les achats étaient groupés et si une concurrence accrue était introduite. Les contrats avec les fournisseurs militaires devraient passer d’approches de type « coût majoré » (cost-plus) à des contrats incitatifs visant à réduire les coûts 13. Par ailleurs, de très grandes commandes basées sur une norme européenne unique pour atteindre des objectifs tels que 1 400 chars, 2 000 véhicules de combat d’infanterie ou 700 pièces d’artillerie permettraient de réduire considérablement les coûts par rapport à des achats de moindre envergure 14.
Une part plus importante des augmentations des dépenses de défense devra, à terme, être investie dans le recrutement et la formation du personnel.
Alexandr Burilkov et Guntram B. Wolff
Des économies similaires sont réalisables pour les drones. L’annonce par la société allemande Helsing d’une commande de production de 6 000 drones à longue portée pour l’Ukraine en est un bon exemple. De tels systèmes permettraient à l’Union d’atteindre une parité quantitative et qualitative avec les programmes de drones de la Russie. L’aspect aérien de la guerre — notamment les drones et les missiles — souligne l’importance vitale de l’Initiative du « bouclier du ciel européen ». L’objectif devrait être de favoriser la concurrence entre les entreprises européennes pour les grands contrats et d’éviter l’intervention directe des gouvernements dans ces entreprises. La capacité industrielle excédentaire, par exemple dans l’industrie automobile, suggère que la demande supplémentaire pourrait être satisfaite rapidement.
Les dépenses de défense européennes devront augmenter considérablement par rapport au niveau actuel d’environ 2 % du PIB. Une première évaluation suggère qu’une augmentation d’environ 250 milliards d’euros par an (pour atteindre environ 3,5 % du PIB) est justifiée à court terme, bien que ce calcul ne soit pas simple. Des commandes plus importantes devraient signifier que les processus de production deviennent plus efficaces, ce qui ferait baisser les coûts unitaires. Cependant, une augmentation rapide de la demande fera certainement grimper les prix à court terme. Globalement, les prix unitaires devraient toutefois diminuer à mesure que les volumes de commande augmentent. Par exemple, depuis février 2022, l’Allemagne a commandé 105 chars Leopard II pour son usage propre à un prix unitaire de 28 millions d’euros. Cela représenterait par hypothèse un coût budgétaire de 40 milliards d’euros si l’Europe devait commander 1 400 chars à ce prix, mais dans les faits, les prix unitaires devraient baisser considérablement.
D’un point de vue macroéconomique, une augmentation des dépenses de défense financée par dela dette devrait stimuler l’activité économique européenne à un moment où la demande extérieure pourrait être affaiblie par la prochaine guerre commerciale 15, bien que les rendements et l’inflation puissent augmenter. Ethan Ilzetzki a par ailleurs soutenu que les dépenses de défense pouvaient contribuer positivement à la croissance à long terme via l’innovation, bien qu’une quantification précise de ces effets reste nécessaire 16.
Surtout pour les pays du flanc oriental, les plus exposés à la Russie, et pour ceux présentant d’importantes lacunes y compris dans les composantes de base de la dissuasion, une augmentation substantielle serait politiquement réaliste. Une hausse annuelle de 250 milliards d’euros pourrait être répartie équitablement entre le financement de l’Union et le financement national, facilitant ainsi à la fois des achats communs d’envergure et des dépenses militaires nationales importantes. Pour résoudre les problèmes d’aléa moral, les pays qui ne consacreraient pas davantage aux dépenses de défense nationale recevraient moins de fonds du pot commun.
Une augmentation des dépenses de défense financée par la dette devrait stimuler l’activité économique européenne.
Alexandr Burilkov et Guntram B. Wolff
Ces hausses de dépenses devraient être financées par la dette à court terme à la fois pour des raisons politiques et économiques. Toutefois, le financement devra augmenter de façon permanente. Une solution consisterait à lever 125 milliards d’euros par an pour les cinq prochaines années au niveau de l’Union, tandis que les pays membres s’engageraient progressivement à augmenter leur part des dépenses financées sans recours à la dette durant cette période.
Le leadership et l’engagement de l’Allemagne sont cruciaux.
L’Allemagne devrait, de son propre chef, lever au moins la moitié de ces 125 milliards d’euros par an afin d’augmenter les dépenses de défense nationale annuelles de 80 milliards d’euros à 140 milliards d’euros, soit environ 3,5 % du PIB, ces dépenses devant être complétées par un financement commun de l’Union. La réforme prévue du frein constitutionnel à l’endettement devrait permettre cette augmentation au niveau national en Allemagne.
Actuellement, les capacités militaires de la République fédérale sont largement insuffisantes par rapport aux capacités requises et promises aux alliés. L’engagement de l’Allemagne en 2022 de fournir à l’OTAN deux divisions — généralement environ 40 000 soldats — d’ici 2025 et 2027 rencontre d’importants revers. Cela devra changer, car la contribution de l’Allemagne, compte tenu de sa taille, devrait certainement avoisiner un supplément de 100 000 soldats. Toutefois, les pays européens ne disposent toujours pas d’une stratégie permettant de mobiliser efficacement des fonds communs pour faire avancer des projets de défense d’intérêt commun. Il est notamment essentiel d’aller au-delà du réarmement national et d’investir dans des capacités qui sont des catalyseurs stratégiques pour la défense européenne commune.
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04.03.2025 à 17:32
Matheo Malik
Lors de son premier mandat, le Président Trump a attendu un an pour mettre à exécution ses mesures douanières. Le 7 février 2018 il instaure des droits de douane sur les machines à laver et les panneaux solaires sur la base de la section 201 du Trade Act, en raison des « risques de dommages graves pour les producteurs américains ». Ces mesures s’articulent autour d’un quota annuel, en dessous duquel s’applique le droit de douane normal — avec, dans le cas des machines à laver, une surcharge de 20 % — et au-dessus duquel s’appliquent des droits de douane de 30 % et 50 % respectivement 17. Le 23 mars, des droits de douane de 25 % sur l’acier et de 10 % sur l’aluminium, sont mis en place sur la base de l’article 232 du Trade Act. Les importations en provenance de l’Argentine, de l’Australie, du Canada, du Mexique, de la Corée du Sud et de l’Union européenne sont d’abord exemptées jusqu’au 1er mai. Finalement, les Etats-Unis accordent une exemption permanente à l’Argentine, à l’Australie, au Brésil et à la Corée du Sud — pour ce dernier pays, sur le seul acier 18. Les droits de douane sur le Mexique, le Canada et l’Union européenne entrent finalement en vigueur le 1er juin 2018. Le volume reste très limité, puisqu’il ne concerne que 3 % des importations américaines — l’acier représentant 1,9 %, l’aluminium 0,7 %, les panneaux solaires 0,3 % et les machines à laver moins de 0,1 %.
C’est l’offensive contre les importations en provenance de la République populaire de Chine constitue l’action principale de sa politique commerciale au cours de son premier mandat. Entre 2018 et 2020, il poursuit une politique d’augmentation progressive du périmètre d’application des droits de douane sur les importations en provenance de ce pays. La première série de mesures douanières est initiée le 6 juillet 2018 et concerne 818 biens, représentant un volume de 34 milliards de dollars d’importation depuis la Chine. Il leur est appliqué un taux additionnel de 25 % en sus des droits déjà en vigueur. Cette première liste est rejointe par une deuxième regroupant 279 types de biens le 23 août — 16 milliards d’importations. Une troisième, comportant 5 745 biens — soit 200 milliards d’importations — est ajoutée en septembre. Le taux additionnel est d’abord de 10 %, avant d’être porté à 10 % en mai 2019. En septembre 2019, une dernière liste est ajoutée : ce sont 111 milliards de dollars d’importations qui sont alors frappés d’un taux additionnel de droit de douane de 15 %.
Ces droits de douane à l’encontre de la Chine servent de levier de négociation pour un accord bilatéral qui est finalement signé le 15 janvier 2020.
Il comprend un ensemble d’engagements de la part de la République populaire, notamment pour mieux protéger la propriété intellectuelle, mettre fin aux pratiques de transferts forcés de technologies ou encore ouvrir son marché en matière agricole et de services financiers. Le gouvernement chinois s’engage alors également à accroître les importations en provenance des États-Unis afin qu’elles dépassent de 200 milliards, sous deux ans, le montant atteint en 2017. En conséquence, les droits de douane additionnels imposés aux biens de la liste 4A sont divisés par deux (de 15 % à 7,5 %) en février 2020.
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2 — Selon la plupart des économistes, ces augmentations de droit de douanes ont pesé sur le pouvoir d’achat et les emplois des citoyens américainsLes droits de douane imposés à l’occasion du premier mandat Trump ont eu un impact sur les prix payés par les entreprises et les consommateurs américains. Dans une revue de la littérature sur l’impact de la guerre commerciale sino-américaine, Pablo D. Fajgelbaum et Amit K. Khandelwal rapportent que les différentes études économétriques ont conclu à une transmission complète des droits de douane aux importateurs américains. Autrement dit : les exportateurs n’ont pas réduit leurs prix en réaction à l’imposition de nouveaux droits de douane. Des études plus spécifiques, concernant certains biens frappés par des droits de douane généraux — et non spécifiques à un pays — permettent de préciser les impacts. Dans le domaine des panneaux solaires, les vendeurs et installateurs auraient profité de leur pouvoir de marché pour augmenter les prix d’un montant supérieur à celui du droit de douane. Pour 1$ de droit de douane, le prix payé par le consommateur aurait ainsi augmenté de 1,12$. Aaron et et ses co-auteurs estiment quant à eux que les droits de douane sur les machines à laver ont entraîné une hausse de 12 % de leurs prix 19.
Dans l’entourage de Trump, certains jugent que les droits de douanes n’auraient pas réellement été payés par les citoyens américains en raison de l’appréciation du dollar.
C’est la logique qui sous-tend la doctrine Miran — un texte clef traduit et analysé dans ces pages et décrit par Federico Fubini.
Pour Stephen Miran, nouveau directeur du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche, l’imposition de droits de douane conduit à une appréciation du dollar qui réduit le pouvoir d’achat des entreprises et citoyens étrangers. Ce sont en effet eux qui subiraient finalement le poids des rentrées fiscales de l’État fédéral. Et ce mécanisme serait de nouveau à l’œuvre aujourd’hui 20. Mais le mouvement n’est pas automatique ni complet. Une étude publiée par le Peterson Institute of International Economics évalue ainsi que, si les droits de douane imposés en 2018-2019 ont eu un impact sur le taux de change entre le dollar et le yuan, ils ne sont pas à l’origine de l’appréciation générale du dollar par rapport aux autres monnaies 21.
Sur le plan de l’impact économique général des mesures douanières, les études s’accordent pour juger que celles-ci ont eu un faible impact sur le PIB américain et celui de ses partenaires commerciaux. Toutefois, il est à noter que ces mesures, pourtant justifiées par la volonté de réindustrialiser les États-Unis, ont largement eu l’effet inverse.
Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USAPour des raisons essentiellement politiques, Donald Trump n’a pas souhaité cibler de biens de consommation, craignant l’impact d’une hausse de prix sur certains produits de grande consommation visibles des citoyens-électeurs. Les droits de douane ont donc majoritairement frappé des biens utilisés comme consommation intermédiaire, au premier rang desquels l’acier et l’aluminium. Or l’augmentation des coûts de production — augmentation de 2,5 % du prix de l’acier et de 1,3 % du prix de l’aluminium — qui en a découlé pour des secteurs aussi divers que l’industrie automobile, l’aéronautique ou la construction s’est avérée négative pour l’activité et l’emploi 22.
3 — La guerre commerciale vis-à-vis de la Chine, poursuivie par l’administration Biden, a conduit à une réduction des échanges directs entre Pékin et WashingtonL’arrivée de l’administration Biden à la tête du pays en janvier 2021 a fait passer les droits de douane au second rang des priorités, derrière la politique industrielle — qui comprend elle-même des mesures visant à favoriser les producteurs américains, à l’instar des clauses de contenu américain qui sont requises pour bénéficier à plein des subventions pour l’achat de panneaux solaires ou de véhicules électriques — et des mesures de contrôle des exportations visant à dominer le développement de l’intelligence artificielle. Pour autant, il n’y a pas eu de rupture en matière de politique commerciale. La plus grande partie des droits de douane imposés par Donald Trump ont été maintenus. Certains biens ont même fait l’objet de nouveaux taux prohibitifs — 100 % sur les véhicules électriques, 25 % sur les batteries, 50 % sur les cellules de panneaux photovoltaïques, etc.
Cette continuité, permise par la convergence entre républicains et démocrates sur la compétition avec Pékin a eu une conséquence : la réduction des liens commerciaux directs entre les États-Unis et la Chine. Selon les statistiques douanières américaines, la République populaire, qui fournissait 21,6 % des importations américaines en 2018, n’en représente plus que 13,4 % en 2024. Les importations américaines totales ayant augmenté entre ces deux dates, cela représente toutefois une baisse du montant des échanges de 13 %, passant de 505 à 439 milliards de dollars. Toutefois, la Federal Reserve Bank de New York souligne que, si l’analyse est réalisée en employant les données des autorités chinoises, l’image est assez différente, puisque la part de la Chine dans les importations américaines n’aurait baissé que de 2,5 points, avec une hausse des exportations chinoises vers les États-Unis, de 433 à 524 milliards de dollars entre 2018 et 2024. Une partie de cet écart pourrait s’expliquer par les importations en dessous le seuil de minimis — comme les livraisons de Temu et Shein — qui ne sont pas prises en compte par les statistiques commerciales américaines 23.
Trump et la guerre commerciale : l’ObservatoireLe président américain a un plan, plus radical, mieux défini : réorganiser la mondialisation.
Pour s’orienter dans cette séquence particulièrement tendue, nous avons réuni les chiffres clefs, les grandes tendances pour comprendre — et répondre — à cette grande transformation.
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4 — Une analyse plus fine du commerce mondial montre que la production chinoise a continuée — par des voies détournés — à se diriger vers les États-UnisLe ralentissement du commerce sino-américain n’a pas entraîné une réduction des importations américaines. Les importations de biens sont passées de 2556 à 3296 milliards entre 2018 et 2024 ; celles de services de 565 milliards à 814 milliards. Ces dernières ont augmenté plus vite que les exportations, et le déficit des échanges commerciaux, qui prend en compte les biens et les services (sur lesquels les États-Unis sont excédentaires) est passé de 579 milliards à 918 milliards de dollars, soit de 2,9 % à 3,1 % du PIB américain 24. Le déficit sur le seul champ des biens a pour sa part augmenté, passant de 879 à 1212 milliards de dollars.
Les parts de marché de certains pays ont donc fortement augmenté tandis que les importations directes depuis la Chine stagnaient. En 2023, le Mexique est redevenu le premier fournisseur des États-Unis 25 : les importations américaines en provenance de ce pays sont passées de 344 milliards de dollars en 2018 à 506 milliards de dollars en 2024. Le Vietnam et Taïwan ont également pris d’importantes parts de marché. Celles en provenance du premier sont passées de 49 à 137 milliards de dollars et celles en provenance du second sont passées de 46 à 116 milliards de dollars.
Ces pays, notamment le Mexique et le Vietnam, ont une importante activité dans le domaine de l’assemblage, notamment dans les secteurs de l’électronique et de l’automobile. Ces activités manufacturières dépendent en grande partie de biens intermédiaires importés. Ces pays auraient donc de fait joué, avec d’autres, le rôle de « connecteurs » entre les États-Unis et la Chine 26. Cela se manifeste par l’augmentation des importations et des investissements directs en provenance de Chine. Celle-ci représente 19,6 % des importations du Mexique et 32,7 % de celles du Vietnam en 2022 contre 18 % et 27,7 % respectivement en 2018 . En matière d’investissements directs étrangers, le Rhodium Group, qui a recensé les annonces d’investissements chinois au Mexique, observe qu’elles sont en forte croissance et ont atteint 3,77 milliards de dollars en 2023 27.
Afin de tenir compte de la possibilité que la dépendance des États-Unis à l’égard des importations en provenance de Chine ne se soit pas réellement réduite mais qu’elles soit essentiellement devenue plus complexe par l’intermédiaire des pays « connecteurs », on peut utilement s’appuyer sur les statistiques du commerce mondial en valeur ajoutée. Celles-ci permettent en effet de « voir à travers » les partenaires commerciaux — le lieu d’où l’on importe — pour identifier l’origine de la valeur ajoutée dans les biens importés 28. Les calculs de McKinsey, sur la base des statistiques de la Banque asiatique de développement, démontrent que la baisse des échanges directs sino-américains cache un maintien à un haut niveau de la dépendance réciproque, dans la mesure où les États-Unis restent un marché clef pour la production chinoise.
5 — Les nouvelles mesures annoncées depuis le 20 janvier sont bien plus radicales que ce qui a pu être mis en œuvre entre 2018 et 2020Depuis le 20 janvier 2025, l’administration Trump a mis en place des droits de douane ou menacé de le faire à l’encontre de ses quatre principaux partenaires commerciaux, qui représentent au total 59 % du commerce extérieur des États-Unis.
Les droits de douane supplémentaires de 10 % sur les importations chinoises ont été annoncés le 1er février et mis en œuvre dès le 4. Il a été mis fin, pour les colis en provenance de Chine, à l’exemption de minimis qui concernait les livraisons dont la valeur est inférieure à 800 dollars avant qu’elle ne soit suspendue en raison des difficultés logistiques. Annoncé le même jour, le relèvement de 25 % des barrières douanières à l’encontre du Canada et du Mexique, a été suspendu pour un mois. Le Président Trump a récemment annoncé qu’ils entreraient en vigueur à partir du 2 avril. L’augmentation des droits de douane sur les biens provenant de l’Union européenne, mentionnée à plusieurs reprises par Donald Trump avec un taux de 25 %, n’a pas encore fait l’objet d’une déclaration officielle.
Des droits de douane sectoriels ont également été annoncés, principalement sur des intrants industriels.
Ainsi, des tarifs de 25 % ont été mis en place sur les importations d’acier et d’aluminium et de leurs produits dérivés 29. Le 25 février, le président a lancé une enquête sur le risque que les importations de cuivre font peser sur la sécurité nationale des États-Unis sur le fondement de la section 232 du Trade Expansion Act, première étape vers la mise en place de droits de douane sur la base de la section 301 du Trade Act 30. Donald Trump semble également déterminé à taxer les importations de semiconducteurs. Il s’est montré très critique du Chips and Science Act et des subventions accordées par le Congrès et l’Administration Biden aux industriels tels que TSMC ou Samsung et a affirmé à de nombreuses reprises que l’instauration de droits de douane sur ces composants serait plus efficace pour rapatrier la production aux États-Unis. Pourtant, le 3 mars dernier, TSMC a annoncé un investissement massif de 100 milliards de dollars aux États-Unis. Si celui-ci était accompagné d’incitations, il s’agirait d’une rupture majeure par rapport à la ligne que Trump a jusqu’ici fait prévaloir sur ce sujet notamment par opposition à Biden.
Le volume des flux concernés dépendra étroitement de la définition retenue : si les importations de semiconducteurs aux États-Unis ne représentent qu’environ 50 milliards de dollars en 2024, cela exclut certains produits associés, telles les puces Nvidia qui sont considérées par les douanes comme des cartes-mères. Plus récemment, Trump a demandé l’ouverture d’une enquête sur les importations de bois, une décision qui est largement interprétée comme une nouvelle atteinte à l’USMCA et aux intérêts du Canada 31. Des droits de douanes sur les produits pharmaceutiques 32, les voitures et les produits agricoles 33 ont également été mentionnés par Trump.
Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA 6 — La rhétorique de l’administration Trump évolue entre le protectionnisme assumé et la reprise du discours classique des États-Unis sur l’ouverture des marchés étrangersDonald Trump a pour habitude de critiquer la façon « très injuste » dont les États-Unis seraient traités par leurs partenaires commerciaux.
Il a notamment mentionné à plusieurs reprises la différence entre les droits de douane appliqués par les États-Unis sur les voitures, qui s’élèvent à 2,5 %, tandis que l’Union européenne applique un taux de 10 %. La Commission européenne a fait remarquer à ce sujet qu’aux États-Unis, les pick-ups représentent la majorité des ventes automobiles — et que leurs importations sont taxées à 15 %…
Cette préoccupation pour le caractère « injuste » des politiques tarifaires de ses partenaires s’est traduite, le 13 février 2025, par la publication d’un mémorandum sur le commerce « juste et réciproque » qui vise à réduire le déficit commercial américain en s’attaquant aux domaines dans lesquels il existe un tel différentiel de taux de droits de douane en défaveur des États-Unis. Il mentionne également « impôts injustes, discriminatoires et extraterritoriaux », en citant explicitement la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) mais également les mesures non tarifaires, les subventions et la manipulation des taux de change 34.
Un second mémorandum a également été publié pour enquêter sur les taxes sur les services numériques adoptées par des pays étrangers (la France, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, la Turquie et le Royaume-Uni sont mentionnés), mais également sur les réglementations jugées discriminatoires. Ce faisant, il rejoint la politique commerciale traditionnelle des États-Unis. Le représentant spécial des États-Unis pour le Commerce produit ainsi chaque année un rapport sur les barrières commerciales 35 et a pour mission de veiller à leur réduction. Mais la remise en question du système de la nation la plus favorisée, qui aboutit par essence à des différences de droits de douanes entre les deux parties à un échange, et l’assaut porté contre la TVA font toute la spécificité de la politique actuelle.
Le Mémorandum prévoit que le Secrétaire au Commerce et le Représentant spécial au Commerce commanditent des enquêtes sur les dommages provoqués par les pratiques étrangères. Des conclusions doivent être rendues dans les 180 jours et doivent s’accompagner de mesures correctrices. Reste à savoir quelle sera la nature de ces mesures. Un véritable système de droits de douanes réciproques semble en effet peu envisageable puisqu’il soumettrait la politique commerciale américaine aux décisions de ces partenaires et qu’il serait probablement très complexe à mettre en œuvre (il existe environ 200 pays dans le monde et plus de 5000 lignes douanières).
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7 — La nouvelle offensive commerciale de Donald Trump s’inscrit dans une volonté plus globale de réorganiser le commerce mondial en faveur des États-UnisLa volonté de transformer les relations économiques et commerciales des États-Unis est partagée par plusieurs des principaux conseillers économiques de Donald Trump.
Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USADéjà influents dans la première administration Trump, Peter Navarro, qui fut Directeur du bureau du commerce et de l’industrie de la Maison Blanche de 2017 à 2021 et Robert Lighthizer, qui occupait alors la fonction de Représentant spécial des États-Unis pour le Commerce, partagent la volonté de réduire le déficit commercial américain en mettant en place des barrières douanières plus élevées.
Pour mieux comprendre la stratégie envisagée dans les couloirs de la Maison-Blanche, on peut se reporter à l’analyse publiée en novembre 2024 par Stephen Miran, dans ses fonctions précédentes au sein du fonds d’investissement Hudson Bay Capital. Celui qui est aujourd’hui directeur du Conseil des conseillers économiques de la Maison-Blanche cherchait alors à exposer à ses clients ce qu’il anticipe comme les actions probables de la part de la future administration Trump. Son analyse consiste à dire que c’est la surévaluation du dollar qui conduit à la désindustrialisation des États-Unis. Cette surévaluation est elle-même liée au statut du dollar et des bons du Trésor américain comme monnaie et actif de réserve mondiaux. Conscient de l’avantage géopolitique que représente cette situation, et en accord avec l’option exprimée par le Président Trump, il ne souhaite pas abandonner le rôle spécial du dollar. Pour parvenir à une dépréciation du dollar, tout en respectant cette contrainte, il prévoit une stratégie en deux étapes.
La première consiste à mettre en place des droits de douane pour réindustrialiser les États-Unis. Selon Miran, l’exemple de 2018-2020 montre que les consommateurs américains ne devraient pas en pâtir et qu’un droit de douane provoque une appréciation du dollar — si tel est le cas, il n’aurait pourtant pas d’impact sur la compétitivité des États-Unis et donc sur la réindustrialisation… Ces droits de douane devraient dans un second temps jouer un rôle de levier de négociation pour obtenir une dépréciation coordonnée du dollar. Il s’agit de mettre en place les « accords de Mar-a-Lago » — version moderne des accords du Plaza.
Cette stratégie s’inscrit dans une vision impérialiste.
À le lire, il n’est pas clair si l’objectif de Miran est de réindustrialiser les États-Unis et réduire le déficit commercial — ce qui devra, à un moment ou à un autre, nécessiter que les États-Unis consomment moins et produisent plus — ou s’il s’agit plutôt de mettre en place tribut, sous la forme d’une évolution des termes de l’échange au détriment des partenaires des États-Unis ou d’un financement à faible prix de la dette américaine, à travers des bons du trésor à 100 ans et à faible taux. Sur cette stratégie et ses fragilités, nous renvoyons à l’analyse de Federico Fubini parue dans ces pages.
8 — La reconnaissance de la dégradation de la puissance manufacturière américaine au cœur de la stratégie TrumpSi les États-Unis restent la première puissance économique mondiale — tout du moins en dollars courants — l’image est différente pour la seule production manufacturière. Ils font partie des pays occidentaux dans lesquels la désindustrialisation a été la plus prononcée avec la France et le Royaume-Uni. La part de l’industrie manufacturière dans le PIB passe en dessous de 15 % dès 2001 et représente aujourd’hui 11 % du PIB et 8 % de l’emploi.
La production manufacturière américaine est restée stable en volume depuis le début des années 2000 36. La différence entre la consommation de biens des résidents américains et la production est devenue de plus en plus importante et le département du Commerce distingue, dans ses estimations de la part de contenu américain dans la consommation finale, une tendance baissière. En 2023, seuls 52 % de la valeur des biens achetés par les Américains relèveraient de la production domestique selon les calculs du Département du Commerce 37.
La Chine est donc devenue, pour citer Richard Baldwin, « la seule superpuissance manufacturière » avec une valeur ajoutée qui est plus du double de celle des États-Unis. Cette situation est désormais perçue comme problématique par une partie importante des élites américaines. Tout d’abord d’un point de vue social en raison de l’impact de la désindustrialisation sur les revenus et la vie sociale et politique dans la Rust Belt. Mais également en matière de sécurité économique et de sécurité nationale. La part immense prise par la Chine dans la production manufacturière (31 % en 2023) et dans le commerce mondial de biens (17,6 % des exportations et 12,7 % des importations de biens en 2022 38) conduit au développement d’interdépendances asymétriques, la Chine étant devenue le fournisseur quasi monopolistique d’un grand nombre de biens.
Le CEPII a ainsi analysé les importations des grandes puissances, en identifiant les biens relevant de secteurs stratégiques, dont les sources d’importations sont concentrées et dont les exportations sont également concentrées au niveau mondial et qui sont difficilement substituables par la production interne. Il en ressort que les États-Unis et l’Union sont bien plus dépendantes de la Chine que l’inverse 39. Cela a également un impact en matière de défense. L’attention s’est ainsi récemment portée sur l’industrie navale américaine. Les États-Unis ne construisent plus que très peu de navires de commerce : en 2022, il n’y a que 5 navires en construction aux États-Unis — contre 1794 en Chine 40.
9 — Face à cette offensive, l’Europe peut s’appuyer sur la forte dépendance des grandes entreprises américaines — notamment celles des services — envers son marché intérieurSi les États-Unis sont déficitaires en matière d’échanges de biens, ils affichent un important excédent dans les échanges de services, qui vient significativement réduire le déficit commercial bilatéral.
Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USA Un marché de l’acier au détail dans le district de Yubei, à Chongqing, en Chine, le 2 mars 2025. © CFOTO/Sipa USAL’Union est un débouché important pour les fournisseurs américains de services financiers, de conseil en management, ou de services numériques. Les exportations vers l’Union représentent un quart des exportations de services américaines, soit 260 milliards de dollars, ce qui se traduit par un excédent de 76 milliards de dollars. Les statistiques d’Eurostat identifient un volume significativement plus important d’échanges, et un déficit encore supérieur de l’Union, à 108 milliards d’euros. Une fois les échanges de services pris en compte, le déficit commercial bilatéral baisse d’un tiers à la moitié.
Cependant, les échanges directs transatlantiques de services ne constituent pas la principale voie par laquelle les entreprises et travailleurs américains bénéficient de leur accès au marché européen. La majorité des transactions est en effet réalisée entre les filiales européennes des entreprises américaines et les consommateurs et entreprises européens. En 2022, ces filiales ont réalisé un chiffre d’affaires de 2200 milliards de dollars et emploient 3,5 millions d’Européens. Ces sociétés permettent à leurs actionnaires américains de profiter de dividendes substantielles et d’autres revenus sous forme de commerce de services (paiement de management fees ou pour l’utilisation de la propriété intellectuelle de la firme parente).
Dans le domaine de la tech, si important aux yeux de l’administration Trump, ces filiales servent de conduit pour les revenus réalisés en Europe. Très souvent ce sont les filiales irlandaises, qui disposent de licences sur les technologies de la maison-mère, qui réalisent le chiffre d’affaires. En 2023, les exportations irlandaises de services informatiques se sont ainsi élevées à 228 milliards d’euros, dont la moitié à destination de l’Europe. Les revenus sont ensuite reversés aux États-Unis en tant que rémunération pour l’usage de la propriété intellectuelle (116 milliards d’euros en 2023), de services professionnels (51 milliards d’euros) ou de dividendes (74 milliards de d’euros en 2023).
Cette dépendance des États-Unis au marché intérieur des services, notamment numériques, de l’Union aura des répercussions sur les négociations futures avec l’administration Trump. La création de l’instrument anti-coercition, qui confère à la Commission le pouvoir d’activer un large éventail de mesures de rétorsion, dont certaines ciblées explicitement sur les importations de services et la propriété intellectuelle des acteurs étrangers, la dote d’un pouvoir d’agir important.
10 — La fermeture du marché américain pourrait encore accroître la pression que la politique industrielle et commerciale chinoise fait peser sur l’EuropeDepuis 2018, les exportations chinoises se sont redirigées vers les marchés qui lui restaient plus ouverts, mais les évolutions restent mesurées. Toutefois, le renforcement massif des barrières douanières américaines pourrait accélérer le mouvement de découplage entre les deux premières économies mondiales. Si tel était bien le cas, se pose la question de l’impact que cela aurait sur le système économique et commercial mondial.
Depuis que la politique macroéconomique chinoise a connu une réorientation de l’épargne immobilière vers l’industrie, les capacités de production connaissent un accroissement rapide, ce qui fait dire à de nombreux observateurs que la Chine dispose de capacités excessives. Cette surproduction se déversait sur les marchés extérieurs, fragilisant les industriels étrangers qui n’opèrent pas sous une « contrainte de crédit lâche » : les entreprises qui sont actives dans les secteurs jugés stratégiques par le Parti peuvent rester en activité même si elles ne sont pas rentables grâce à des prêts des banques publiques ou des injonctions de capitaux par les différentes strates administratives.
L’augmentation rapide des exportations de véhicules, en premier lieu de véhicules électriques, est sans doute l’exemple le plus frappant de cette nouvelle dynamique exportatrice chinoise. Celle-ci a déjà provoqué des premières réactions. En Europe, la Commission a mis en place, à l’été 2024, des droits de douane pour contrebalancer l’effet des subventions reçues par les producteurs chinois (Nio, BYD, SAIC, etc.).
Si la politique économique de l’administration Trump réussissait à réduire le déficit commercial américain — que ce soit grâce à l’effet direct des droits de douane ou parce que sa politique de réduction des effectifs de la fonction publique et l’incertitude qu’elle fait subir aux agents économiques pourraient conduire à une réduction de la consommation — le reste du monde pourrait perdre une soupape de sécurité face à la pression que fait peser l’économie chinoise sur le secteur manufacturier mondial.
Le second « choc chinois » pourrait alors se montrer plus déstabilisant encore sur l’économie et le corps social.
L’article Changer la mondialisation par les tarifs : 10 points après les dernières annonces de Trump est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Lors de son premier mandat, le Président Trump a attendu un an pour mettre à exécution ses mesures douanières. Le 7 février 2018 il instaure des droits de douane sur les machines à laver et les panneaux solaires sur la base de la section 201 du Trade Act, en raison des « risques de dommages graves pour les producteurs américains ». Ces mesures s’articulent autour d’un quota annuel, en dessous duquel s’applique le droit de douane normal — avec, dans le cas des machines à laver, une surcharge de 20 % — et au-dessus duquel s’appliquent des droits de douane de 30 % et 50 % respectivement 17. Le 23 mars, des droits de douane de 25 % sur l’acier et de 10 % sur l’aluminium, sont mis en place sur la base de l’article 232 du Trade Act. Les importations en provenance de l’Argentine, de l’Australie, du Canada, du Mexique, de la Corée du Sud et de l’Union européenne sont d’abord exemptées jusqu’au 1er mai. Finalement, les Etats-Unis accordent une exemption permanente à l’Argentine, à l’Australie, au Brésil et à la Corée du Sud — pour ce dernier pays, sur le seul acier 18. Les droits de douane sur le Mexique, le Canada et l’Union européenne entrent finalement en vigueur le 1er juin 2018. Le volume reste très limité, puisqu’il ne concerne que 3 % des importations américaines — l’acier représentant 1,9 %, l’aluminium 0,7 %, les panneaux solaires 0,3 % et les machines à laver moins de 0,1 %.
C’est l’offensive contre les importations en provenance de la République populaire de Chine constitue l’action principale de sa politique commerciale au cours de son premier mandat. Entre 2018 et 2020, il poursuit une politique d’augmentation progressive du périmètre d’application des droits de douane sur les importations en provenance de ce pays. La première série de mesures douanières est initiée le 6 juillet 2018 et concerne 818 biens, représentant un volume de 34 milliards de dollars d’importation depuis la Chine. Il leur est appliqué un taux additionnel de 25 % en sus des droits déjà en vigueur. Cette première liste est rejointe par une deuxième regroupant 279 types de biens le 23 août — 16 milliards d’importations. Une troisième, comportant 5 745 biens — soit 200 milliards d’importations — est ajoutée en septembre. Le taux additionnel est d’abord de 10 %, avant d’être porté à 10 % en mai 2019. En septembre 2019, une dernière liste est ajoutée : ce sont 111 milliards de dollars d’importations qui sont alors frappés d’un taux additionnel de droit de douane de 15 %.
Ces droits de douane à l’encontre de la Chine servent de levier de négociation pour un accord bilatéral qui est finalement signé le 15 janvier 2020.
Il comprend un ensemble d’engagements de la part de la République populaire, notamment pour mieux protéger la propriété intellectuelle, mettre fin aux pratiques de transferts forcés de technologies ou encore ouvrir son marché en matière agricole et de services financiers. Le gouvernement chinois s’engage alors également à accroître les importations en provenance des États-Unis afin qu’elles dépassent de 200 milliards, sous deux ans, le montant atteint en 2017. En conséquence, les droits de douane additionnels imposés aux biens de la liste 4A sont divisés par deux (de 15 % à 7,5 %) en février 2020.
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Les droits de douane imposés à l’occasion du premier mandat Trump ont eu un impact sur les prix payés par les entreprises et les consommateurs américains. Dans une revue de la littérature sur l’impact de la guerre commerciale sino-américaine, Pablo D. Fajgelbaum et Amit K. Khandelwal rapportent que les différentes études économétriques ont conclu à une transmission complète des droits de douane aux importateurs américains. Autrement dit : les exportateurs n’ont pas réduit leurs prix en réaction à l’imposition de nouveaux droits de douane. Des études plus spécifiques, concernant certains biens frappés par des droits de douane généraux — et non spécifiques à un pays — permettent de préciser les impacts. Dans le domaine des panneaux solaires, les vendeurs et installateurs auraient profité de leur pouvoir de marché pour augmenter les prix d’un montant supérieur à celui du droit de douane. Pour 1$ de droit de douane, le prix payé par le consommateur aurait ainsi augmenté de 1,12$. Aaron et et ses co-auteurs estiment quant à eux que les droits de douane sur les machines à laver ont entraîné une hausse de 12 % de leurs prix 19.
Dans l’entourage de Trump, certains jugent que les droits de douanes n’auraient pas réellement été payés par les citoyens américains en raison de l’appréciation du dollar.
C’est la logique qui sous-tend la doctrine Miran — un texte clef traduit et analysé dans ces pages et décrit par Federico Fubini.
Pour Stephen Miran, nouveau directeur du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche, l’imposition de droits de douane conduit à une appréciation du dollar qui réduit le pouvoir d’achat des entreprises et citoyens étrangers. Ce sont en effet eux qui subiraient finalement le poids des rentrées fiscales de l’État fédéral. Et ce mécanisme serait de nouveau à l’œuvre aujourd’hui 20. Mais le mouvement n’est pas automatique ni complet. Une étude publiée par le Peterson Institute of International Economics évalue ainsi que, si les droits de douane imposés en 2018-2019 ont eu un impact sur le taux de change entre le dollar et le yuan, ils ne sont pas à l’origine de l’appréciation générale du dollar par rapport aux autres monnaies 21.
Sur le plan de l’impact économique général des mesures douanières, les études s’accordent pour juger que celles-ci ont eu un faible impact sur le PIB américain et celui de ses partenaires commerciaux. Toutefois, il est à noter que ces mesures, pourtant justifiées par la volonté de réindustrialiser les États-Unis, ont largement eu l’effet inverse.
Pour des raisons essentiellement politiques, Donald Trump n’a pas souhaité cibler de biens de consommation, craignant l’impact d’une hausse de prix sur certains produits de grande consommation visibles des citoyens-électeurs. Les droits de douane ont donc majoritairement frappé des biens utilisés comme consommation intermédiaire, au premier rang desquels l’acier et l’aluminium. Or l’augmentation des coûts de production — augmentation de 2,5 % du prix de l’acier et de 1,3 % du prix de l’aluminium — qui en a découlé pour des secteurs aussi divers que l’industrie automobile, l’aéronautique ou la construction s’est avérée négative pour l’activité et l’emploi 22.
L’arrivée de l’administration Biden à la tête du pays en janvier 2021 a fait passer les droits de douane au second rang des priorités, derrière la politique industrielle — qui comprend elle-même des mesures visant à favoriser les producteurs américains, à l’instar des clauses de contenu américain qui sont requises pour bénéficier à plein des subventions pour l’achat de panneaux solaires ou de véhicules électriques — et des mesures de contrôle des exportations visant à dominer le développement de l’intelligence artificielle. Pour autant, il n’y a pas eu de rupture en matière de politique commerciale. La plus grande partie des droits de douane imposés par Donald Trump ont été maintenus. Certains biens ont même fait l’objet de nouveaux taux prohibitifs — 100 % sur les véhicules électriques, 25 % sur les batteries, 50 % sur les cellules de panneaux photovoltaïques, etc.
Cette continuité, permise par la convergence entre républicains et démocrates sur la compétition avec Pékin a eu une conséquence : la réduction des liens commerciaux directs entre les États-Unis et la Chine. Selon les statistiques douanières américaines, la République populaire, qui fournissait 21,6 % des importations américaines en 2018, n’en représente plus que 13,4 % en 2024. Les importations américaines totales ayant augmenté entre ces deux dates, cela représente toutefois une baisse du montant des échanges de 13 %, passant de 505 à 439 milliards de dollars. Toutefois, la Federal Reserve Bank de New York souligne que, si l’analyse est réalisée en employant les données des autorités chinoises, l’image est assez différente, puisque la part de la Chine dans les importations américaines n’aurait baissé que de 2,5 points, avec une hausse des exportations chinoises vers les États-Unis, de 433 à 524 milliards de dollars entre 2018 et 2024. Une partie de cet écart pourrait s’expliquer par les importations en dessous le seuil de minimis — comme les livraisons de Temu et Shein — qui ne sont pas prises en compte par les statistiques commerciales américaines 23.
Le président américain a un plan, plus radical, mieux défini : réorganiser la mondialisation.
Pour s’orienter dans cette séquence particulièrement tendue, nous avons réuni les chiffres clefs, les grandes tendances pour comprendre — et répondre — à cette grande transformation.
Cet Observatoire est mis à jour régulièrement en fonction des annonces de l’administration Trump.
Le ralentissement du commerce sino-américain n’a pas entraîné une réduction des importations américaines. Les importations de biens sont passées de 2556 à 3296 milliards entre 2018 et 2024 ; celles de services de 565 milliards à 814 milliards. Ces dernières ont augmenté plus vite que les exportations, et le déficit des échanges commerciaux, qui prend en compte les biens et les services (sur lesquels les États-Unis sont excédentaires) est passé de 579 milliards à 918 milliards de dollars, soit de 2,9 % à 3,1 % du PIB américain 24. Le déficit sur le seul champ des biens a pour sa part augmenté, passant de 879 à 1212 milliards de dollars.
Les parts de marché de certains pays ont donc fortement augmenté tandis que les importations directes depuis la Chine stagnaient. En 2023, le Mexique est redevenu le premier fournisseur des États-Unis 25 : les importations américaines en provenance de ce pays sont passées de 344 milliards de dollars en 2018 à 506 milliards de dollars en 2024. Le Vietnam et Taïwan ont également pris d’importantes parts de marché. Celles en provenance du premier sont passées de 49 à 137 milliards de dollars et celles en provenance du second sont passées de 46 à 116 milliards de dollars.
Ces pays, notamment le Mexique et le Vietnam, ont une importante activité dans le domaine de l’assemblage, notamment dans les secteurs de l’électronique et de l’automobile. Ces activités manufacturières dépendent en grande partie de biens intermédiaires importés. Ces pays auraient donc de fait joué, avec d’autres, le rôle de « connecteurs » entre les États-Unis et la Chine 26. Cela se manifeste par l’augmentation des importations et des investissements directs en provenance de Chine. Celle-ci représente 19,6 % des importations du Mexique et 32,7 % de celles du Vietnam en 2022 contre 18 % et 27,7 % respectivement en 2018 . En matière d’investissements directs étrangers, le Rhodium Group, qui a recensé les annonces d’investissements chinois au Mexique, observe qu’elles sont en forte croissance et ont atteint 3,77 milliards de dollars en 2023 27.
Afin de tenir compte de la possibilité que la dépendance des États-Unis à l’égard des importations en provenance de Chine ne se soit pas réellement réduite mais qu’elles soit essentiellement devenue plus complexe par l’intermédiaire des pays « connecteurs », on peut utilement s’appuyer sur les statistiques du commerce mondial en valeur ajoutée. Celles-ci permettent en effet de « voir à travers » les partenaires commerciaux — le lieu d’où l’on importe — pour identifier l’origine de la valeur ajoutée dans les biens importés 28. Les calculs de McKinsey, sur la base des statistiques de la Banque asiatique de développement, démontrent que la baisse des échanges directs sino-américains cache un maintien à un haut niveau de la dépendance réciproque, dans la mesure où les États-Unis restent un marché clef pour la production chinoise.
Depuis le 20 janvier 2025, l’administration Trump a mis en place des droits de douane ou menacé de le faire à l’encontre de ses quatre principaux partenaires commerciaux, qui représentent au total 59 % du commerce extérieur des États-Unis.
Les droits de douane supplémentaires de 10 % sur les importations chinoises ont été annoncés le 1er février et mis en œuvre dès le 4. Il a été mis fin, pour les colis en provenance de Chine, à l’exemption de minimis qui concernait les livraisons dont la valeur est inférieure à 800 dollars avant qu’elle ne soit suspendue en raison des difficultés logistiques. Annoncé le même jour, le relèvement de 25 % des barrières douanières à l’encontre du Canada et du Mexique, a été suspendu pour un mois. Le Président Trump a récemment annoncé qu’ils entreraient en vigueur à partir du 2 avril. L’augmentation des droits de douane sur les biens provenant de l’Union européenne, mentionnée à plusieurs reprises par Donald Trump avec un taux de 25 %, n’a pas encore fait l’objet d’une déclaration officielle.
Des droits de douane sectoriels ont également été annoncés, principalement sur des intrants industriels.
Ainsi, des tarifs de 25 % ont été mis en place sur les importations d’acier et d’aluminium et de leurs produits dérivés 29. Le 25 février, le président a lancé une enquête sur le risque que les importations de cuivre font peser sur la sécurité nationale des États-Unis sur le fondement de la section 232 du Trade Expansion Act, première étape vers la mise en place de droits de douane sur la base de la section 301 du Trade Act 30. Donald Trump semble également déterminé à taxer les importations de semiconducteurs. Il s’est montré très critique du Chips and Science Act et des subventions accordées par le Congrès et l’Administration Biden aux industriels tels que TSMC ou Samsung et a affirmé à de nombreuses reprises que l’instauration de droits de douane sur ces composants serait plus efficace pour rapatrier la production aux États-Unis. Pourtant, le 3 mars dernier, TSMC a annoncé un investissement massif de 100 milliards de dollars aux États-Unis. Si celui-ci était accompagné d’incitations, il s’agirait d’une rupture majeure par rapport à la ligne que Trump a jusqu’ici fait prévaloir sur ce sujet notamment par opposition à Biden.
Le volume des flux concernés dépendra étroitement de la définition retenue : si les importations de semiconducteurs aux États-Unis ne représentent qu’environ 50 milliards de dollars en 2024, cela exclut certains produits associés, telles les puces Nvidia qui sont considérées par les douanes comme des cartes-mères. Plus récemment, Trump a demandé l’ouverture d’une enquête sur les importations de bois, une décision qui est largement interprétée comme une nouvelle atteinte à l’USMCA et aux intérêts du Canada 31. Des droits de douanes sur les produits pharmaceutiques 32, les voitures et les produits agricoles 33 ont également été mentionnés par Trump.
Donald Trump a pour habitude de critiquer la façon « très injuste » dont les États-Unis seraient traités par leurs partenaires commerciaux.
Il a notamment mentionné à plusieurs reprises la différence entre les droits de douane appliqués par les États-Unis sur les voitures, qui s’élèvent à 2,5 %, tandis que l’Union européenne applique un taux de 10 %. La Commission européenne a fait remarquer à ce sujet qu’aux États-Unis, les pick-ups représentent la majorité des ventes automobiles — et que leurs importations sont taxées à 15 %…
Cette préoccupation pour le caractère « injuste » des politiques tarifaires de ses partenaires s’est traduite, le 13 février 2025, par la publication d’un mémorandum sur le commerce « juste et réciproque » qui vise à réduire le déficit commercial américain en s’attaquant aux domaines dans lesquels il existe un tel différentiel de taux de droits de douane en défaveur des États-Unis. Il mentionne également « impôts injustes, discriminatoires et extraterritoriaux », en citant explicitement la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) mais également les mesures non tarifaires, les subventions et la manipulation des taux de change 34.
Un second mémorandum a également été publié pour enquêter sur les taxes sur les services numériques adoptées par des pays étrangers (la France, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, la Turquie et le Royaume-Uni sont mentionnés), mais également sur les réglementations jugées discriminatoires. Ce faisant, il rejoint la politique commerciale traditionnelle des États-Unis. Le représentant spécial des États-Unis pour le Commerce produit ainsi chaque année un rapport sur les barrières commerciales 35 et a pour mission de veiller à leur réduction. Mais la remise en question du système de la nation la plus favorisée, qui aboutit par essence à des différences de droits de douanes entre les deux parties à un échange, et l’assaut porté contre la TVA font toute la spécificité de la politique actuelle.
Le Mémorandum prévoit que le Secrétaire au Commerce et le Représentant spécial au Commerce commanditent des enquêtes sur les dommages provoqués par les pratiques étrangères. Des conclusions doivent être rendues dans les 180 jours et doivent s’accompagner de mesures correctrices. Reste à savoir quelle sera la nature de ces mesures. Un véritable système de droits de douanes réciproques semble en effet peu envisageable puisqu’il soumettrait la politique commerciale américaine aux décisions de ces partenaires et qu’il serait probablement très complexe à mettre en œuvre (il existe environ 200 pays dans le monde et plus de 5000 lignes douanières).
[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]
La volonté de transformer les relations économiques et commerciales des États-Unis est partagée par plusieurs des principaux conseillers économiques de Donald Trump.
Déjà influents dans la première administration Trump, Peter Navarro, qui fut Directeur du bureau du commerce et de l’industrie de la Maison Blanche de 2017 à 2021 et Robert Lighthizer, qui occupait alors la fonction de Représentant spécial des États-Unis pour le Commerce, partagent la volonté de réduire le déficit commercial américain en mettant en place des barrières douanières plus élevées.
Pour mieux comprendre la stratégie envisagée dans les couloirs de la Maison-Blanche, on peut se reporter à l’analyse publiée en novembre 2024 par Stephen Miran, dans ses fonctions précédentes au sein du fonds d’investissement Hudson Bay Capital. Celui qui est aujourd’hui directeur du Conseil des conseillers économiques de la Maison-Blanche cherchait alors à exposer à ses clients ce qu’il anticipe comme les actions probables de la part de la future administration Trump. Son analyse consiste à dire que c’est la surévaluation du dollar qui conduit à la désindustrialisation des États-Unis. Cette surévaluation est elle-même liée au statut du dollar et des bons du Trésor américain comme monnaie et actif de réserve mondiaux. Conscient de l’avantage géopolitique que représente cette situation, et en accord avec l’option exprimée par le Président Trump, il ne souhaite pas abandonner le rôle spécial du dollar. Pour parvenir à une dépréciation du dollar, tout en respectant cette contrainte, il prévoit une stratégie en deux étapes.
La première consiste à mettre en place des droits de douane pour réindustrialiser les États-Unis. Selon Miran, l’exemple de 2018-2020 montre que les consommateurs américains ne devraient pas en pâtir et qu’un droit de douane provoque une appréciation du dollar — si tel est le cas, il n’aurait pourtant pas d’impact sur la compétitivité des États-Unis et donc sur la réindustrialisation… Ces droits de douane devraient dans un second temps jouer un rôle de levier de négociation pour obtenir une dépréciation coordonnée du dollar. Il s’agit de mettre en place les « accords de Mar-a-Lago » — version moderne des accords du Plaza.
Cette stratégie s’inscrit dans une vision impérialiste.
À le lire, il n’est pas clair si l’objectif de Miran est de réindustrialiser les États-Unis et réduire le déficit commercial — ce qui devra, à un moment ou à un autre, nécessiter que les États-Unis consomment moins et produisent plus — ou s’il s’agit plutôt de mettre en place tribut, sous la forme d’une évolution des termes de l’échange au détriment des partenaires des États-Unis ou d’un financement à faible prix de la dette américaine, à travers des bons du trésor à 100 ans et à faible taux. Sur cette stratégie et ses fragilités, nous renvoyons à l’analyse de Federico Fubini parue dans ces pages.
Si les États-Unis restent la première puissance économique mondiale — tout du moins en dollars courants — l’image est différente pour la seule production manufacturière. Ils font partie des pays occidentaux dans lesquels la désindustrialisation a été la plus prononcée avec la France et le Royaume-Uni. La part de l’industrie manufacturière dans le PIB passe en dessous de 15 % dès 2001 et représente aujourd’hui 11 % du PIB et 8 % de l’emploi.
La production manufacturière américaine est restée stable en volume depuis le début des années 2000 36. La différence entre la consommation de biens des résidents américains et la production est devenue de plus en plus importante et le département du Commerce distingue, dans ses estimations de la part de contenu américain dans la consommation finale, une tendance baissière. En 2023, seuls 52 % de la valeur des biens achetés par les Américains relèveraient de la production domestique selon les calculs du Département du Commerce 37.
La Chine est donc devenue, pour citer Richard Baldwin, « la seule superpuissance manufacturière » avec une valeur ajoutée qui est plus du double de celle des États-Unis. Cette situation est désormais perçue comme problématique par une partie importante des élites américaines. Tout d’abord d’un point de vue social en raison de l’impact de la désindustrialisation sur les revenus et la vie sociale et politique dans la Rust Belt. Mais également en matière de sécurité économique et de sécurité nationale. La part immense prise par la Chine dans la production manufacturière (31 % en 2023) et dans le commerce mondial de biens (17,6 % des exportations et 12,7 % des importations de biens en 2022 38) conduit au développement d’interdépendances asymétriques, la Chine étant devenue le fournisseur quasi monopolistique d’un grand nombre de biens.
Le CEPII a ainsi analysé les importations des grandes puissances, en identifiant les biens relevant de secteurs stratégiques, dont les sources d’importations sont concentrées et dont les exportations sont également concentrées au niveau mondial et qui sont difficilement substituables par la production interne. Il en ressort que les États-Unis et l’Union sont bien plus dépendantes de la Chine que l’inverse 39. Cela a également un impact en matière de défense. L’attention s’est ainsi récemment portée sur l’industrie navale américaine. Les États-Unis ne construisent plus que très peu de navires de commerce : en 2022, il n’y a que 5 navires en construction aux États-Unis — contre 1794 en Chine 40.
Si les États-Unis sont déficitaires en matière d’échanges de biens, ils affichent un important excédent dans les échanges de services, qui vient significativement réduire le déficit commercial bilatéral.
L’Union est un débouché important pour les fournisseurs américains de services financiers, de conseil en management, ou de services numériques. Les exportations vers l’Union représentent un quart des exportations de services américaines, soit 260 milliards de dollars, ce qui se traduit par un excédent de 76 milliards de dollars. Les statistiques d’Eurostat identifient un volume significativement plus important d’échanges, et un déficit encore supérieur de l’Union, à 108 milliards d’euros. Une fois les échanges de services pris en compte, le déficit commercial bilatéral baisse d’un tiers à la moitié.
Cependant, les échanges directs transatlantiques de services ne constituent pas la principale voie par laquelle les entreprises et travailleurs américains bénéficient de leur accès au marché européen. La majorité des transactions est en effet réalisée entre les filiales européennes des entreprises américaines et les consommateurs et entreprises européens. En 2022, ces filiales ont réalisé un chiffre d’affaires de 2200 milliards de dollars et emploient 3,5 millions d’Européens. Ces sociétés permettent à leurs actionnaires américains de profiter de dividendes substantielles et d’autres revenus sous forme de commerce de services (paiement de management fees ou pour l’utilisation de la propriété intellectuelle de la firme parente).
Dans le domaine de la tech, si important aux yeux de l’administration Trump, ces filiales servent de conduit pour les revenus réalisés en Europe. Très souvent ce sont les filiales irlandaises, qui disposent de licences sur les technologies de la maison-mère, qui réalisent le chiffre d’affaires. En 2023, les exportations irlandaises de services informatiques se sont ainsi élevées à 228 milliards d’euros, dont la moitié à destination de l’Europe. Les revenus sont ensuite reversés aux États-Unis en tant que rémunération pour l’usage de la propriété intellectuelle (116 milliards d’euros en 2023), de services professionnels (51 milliards d’euros) ou de dividendes (74 milliards de d’euros en 2023).
Cette dépendance des États-Unis au marché intérieur des services, notamment numériques, de l’Union aura des répercussions sur les négociations futures avec l’administration Trump. La création de l’instrument anti-coercition, qui confère à la Commission le pouvoir d’activer un large éventail de mesures de rétorsion, dont certaines ciblées explicitement sur les importations de services et la propriété intellectuelle des acteurs étrangers, la dote d’un pouvoir d’agir important.
Depuis 2018, les exportations chinoises se sont redirigées vers les marchés qui lui restaient plus ouverts, mais les évolutions restent mesurées. Toutefois, le renforcement massif des barrières douanières américaines pourrait accélérer le mouvement de découplage entre les deux premières économies mondiales. Si tel était bien le cas, se pose la question de l’impact que cela aurait sur le système économique et commercial mondial.
Depuis que la politique macroéconomique chinoise a connu une réorientation de l’épargne immobilière vers l’industrie, les capacités de production connaissent un accroissement rapide, ce qui fait dire à de nombreux observateurs que la Chine dispose de capacités excessives. Cette surproduction se déversait sur les marchés extérieurs, fragilisant les industriels étrangers qui n’opèrent pas sous une « contrainte de crédit lâche » : les entreprises qui sont actives dans les secteurs jugés stratégiques par le Parti peuvent rester en activité même si elles ne sont pas rentables grâce à des prêts des banques publiques ou des injonctions de capitaux par les différentes strates administratives.
L’augmentation rapide des exportations de véhicules, en premier lieu de véhicules électriques, est sans doute l’exemple le plus frappant de cette nouvelle dynamique exportatrice chinoise. Celle-ci a déjà provoqué des premières réactions. En Europe, la Commission a mis en place, à l’été 2024, des droits de douane pour contrebalancer l’effet des subventions reçues par les producteurs chinois (Nio, BYD, SAIC, etc.).
Si la politique économique de l’administration Trump réussissait à réduire le déficit commercial américain — que ce soit grâce à l’effet direct des droits de douane ou parce que sa politique de réduction des effectifs de la fonction publique et l’incertitude qu’elle fait subir aux agents économiques pourraient conduire à une réduction de la consommation — le reste du monde pourrait perdre une soupape de sécurité face à la pression que fait peser l’économie chinoise sur le secteur manufacturier mondial.
Le second « choc chinois » pourrait alors se montrer plus déstabilisant encore sur l’économie et le corps social.
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