23.04.2025 à 19:53
Matheo Malik
Si Donald Trump a jusqu’ici provoqué de profondes ruptures en bouleversant les équilibres mondiaux, son secrétaire au Trésor, Scott Bessent, a soutenu aujourd’hui une version plus réformiste de ce qui pourrait être le programme économique international de la Maison-Blanche.
L’occasion était toute trouvée : vingt jours après le Liberation Day, le FMI et la Banque mondiale organisaient leurs réunions du printemps (Spring Meetings). Ce forum annuel réunit à Washington les ministres des Finances, les gouverneurs de banques centrales, des experts et des acteurs économiques mondiaux afin d’évoquer la conjoncture économique, de coordonner les politiques financières internationales et de faire avancer les priorités globales.
C’est face au gotha des institutions de la finance et de l’économie mondiale que le secrétaire au Trésor américain — dont la crédibilité a été fortement remise en cause depuis l’annonce des tarifs dont il semblait ignorer presque tout — a tenté une grande opération de charme.
Sans rejeter les institutions économiques internationales, Bessent a annoncé la volonté de l’administration américaine de les « réformer » — c’est un mot qu’il utilise à plusieurs reprises et qui contraste avec la violence de la disruption trumpiste des dernières semaines — pour servir une vision de l’ordre économique qui privilégie d’abord les intérêts américains, tout en garantissant un équilibre potentiellement bénéfique pour d’autres acteurs. Sa formule : « America First ne signifie pas America Alone » a reçu un accueil favorable dans la salle — tout en paraissant marquer un écart par rapport aux positionnements du président américain. À noter : dans le moment d’échanges avec la salle, Bessent a salué ce que l’Europe et notamment l’Allemagne font déjà, en citant le rapport de Mario Draghi.
L’argument central de Scott Bessent est que le FMI et la Banque mondiale doivent se recentrer sur leurs mandats initiaux, définis en 1944 : « Les architectes de Bretton Woods avaient compris qu’une économie mondiale exigeait une coordination mondiale. Pour encourager cette coordination, ils ont créé le FMI et la Banque mondiale. Ces deux institutions jumelles sont nées après une période de grande volatilité géopolitique et économique. Leur objectif était de mieux aligner les intérêts nationaux sur un ordre international pour apporter de la stabilité à un monde instable. Leur objectif, en somme, était de restaurer et de préserver l’équilibre. ». Avant d’ajouter : « Mon objectif ce matin est de proposer une feuille de route pour restaurer l’équilibre du système financier mondial et des institutions qui en garantissent la stabilité. »
En particulier, le FMI devrait cesser de se disperser sur des sujets hétérogènes à son mandat et centrer ses activités pour rééquilibrer l’économie mondiale, en ciblant notamment la Chine.
Dans un passage remarqué, Bessent souligne que l’administration américain « ne tolèrer[a] pas que le FMI évite de critiquer les pays qui le méritent le plus — en premier lieu, les pays excédentaires ». Le secrétaire au Trésor américain a également dénoncé le fait que la Chine continue à pouvoir emprunter aux conditions d’un pays en développement malgré sa puissance économique.
Le discours de Bessent est construit pour formuler une attaque contre le géant asiatique, bien que dans une rhétorique moins brutale que celle du président américain : « La Chine doit changer. Elle le sait. Tout le monde le sait. Et nous voulons l’aider à changer, car nous avons, nous aussi, besoin d’un rééquilibrage. »
En revendiquant les transformations prônées par le président Trump, le secrétaire au Trésor a d’autre part accusé le FMI et la Banque mondiale de s’être éloignés de leurs fonctions fondamentales en s’intéressant à des thèmes comme le climat, la question du genre ou les questions sociales, qu’il qualifie de « projets creux, fondés sur des slogans à la mode, sans engagements réels en matière de réformes ».
Cette « feuille de route » et cet appel à une réforme concertée pour un « rééquilibrage » traduisent-ils toutefois la position de Donald Trump et de la Maison-Blanche ?
Elle marque un net contraste et s’écarte largement du programme de la Heritage Foundation qui, pendant la campagne de Donald Trump, appelait la future administration républicaine à sortir les États-Unis de la Banque mondiale et du FMI dans les pages du Projet 2025.
Depuis le début de son mandat, le secrétaire au Trésor semble souvent plus en train d’essayer d’influencer, par ses déclarations et ses positionnements, la direction de la politique économique de son administration — plutôt que de la mener.
En 1968, Alexander Dubček, premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque, visait à instaurer un communisme plus libéral et démocratique dans son pays autour d’un slogan : « le socialisme à visage humain » (en tchèque : « socialismus s lidskou tváří »). Celui-ci marquera le début du Printemps de Prague, qui — comme chacun sait — s’achèvera brutalement avec l’invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie, suivie d’un retour à l’ordre autoritaire appelé « normalisation ».
Toute proportion gardée, la tentative de Scott Bessent énoncée aux rencontres du printemps du FMI et de la Banque mondiale pourrait bientôt apparaître de la même manière que celle d’Alexander Dubček : une parenthèse bientôt démentie — sans doute avec brutalité, et un retour à une « normalisation ».
Le trumpisme au visage humain peut-il réellement tenir ?
À Washington, la réponse est toujours la même : « Ultimately, it’s up to the president ».
IntroductionC’est un honneur d’être ici.
Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants occidentaux ont réuni les plus grands esprits économiques de leur époque. Leur mission ? Bâtir un nouveau système financier.
Dans une station de ski paisible, nichée dans les montagnes du New Hampshire, ils ont jeté les bases de la Pax Americana.
Les architectes de Bretton Woods avaient compris qu’une économie mondiale exigeait une coordination mondiale. Pour encourager cette coordination, ils ont créé le FMI et la Banque mondiale.
Ces deux institutions jumelles sont nées après une période de grande volatilité géopolitique et économique. Leur objectif était de mieux aligner les intérêts nationaux sur un ordre international pour apporter de la stabilité à un monde instable.
Leur objectif, en somme, était de restaurer et de préserver l’équilibre.
Cet objectif reste au cœur des institutions de Bretton Woods.
Pourtant, partout dans le système économique international, nous constatons des déséquilibres.
Il y a une bonne nouvelle : il n’y a pas de raison que cela reste ainsi.
Mon objectif ce matin est de proposer une feuille de route pour restaurer l’équilibre du système financier mondial et des institutions qui en garantissent la stabilité.
J’ai passé la majeure partie de ma carrière à observer les cercles de politique financière de l’extérieur. Aujourd’hui, j’en fais partie, et je suis impatient de collaborer avec vous tous pour rétablir l’ordre du système international. Mais pour y parvenir, nous devons d’abord reconnecter le FMI et la Banque mondiale à leurs missions fondatrices.
Avant de rejoindre l’administration Trump, Scott Bessent a effectué sa carrière dans le domaine de la finance spéculative (hedge fund). Il a longuement travaillé dans la société de gestion de Georges Soros (Soros Fund Management), qu’il a rejoint en 1991 et n’a quittée qu’en 2016.
Il lance son propre fonds en 2016 avec 4,5 milliards de dollars sous gestion, faisant de lui un acteur important de la place de New York. Selon le New York Times, le fonds aurait perdu de son attractivité et gérerait aujourd’hui une somme bien plus faible.
Comme d’autres membres de l’administration, Bessent continue de se présenter comme un outsider. Nous avons dressé son profil complet ici.
Le FMI et la Banque mondiale n’ont rien perdu de leur pertinence, mais la dérive de leur mission les a faits dévier de leur cap.
Il nous faut engager des réformes essentielles pour garantir que ces institutions servent leurs parties prenantes — et non l’inverse.
Ramener l’équilibre dans la finance mondiale exigera un leadership lucide de la part du FMI et de la Banque mondiale.
Ce matin, j’expliquerai comment elles peuvent jouer ce rôle de leadership pour bâtir des économies plus sûres, plus fortes et plus prospères dans le monde entier. J’invite mes homologues internationaux à se joindre à nous dans cette démarche.
Sur ce point, je tiens à être clair : America First ne signifie pas America Alone.
Au contraire, j’appelle à une collaboration plus profonde et à un respect mutuel entre partenaires commerciaux.
Loin de chercher le repli, la politique America First vise à étendre le leadership des États-Unis au sein d’institutions comme le FMI et la Banque mondiale. En adoptant un leadership renforcé, notre agenda America First cherche à rétablir l’équité dans le système économique international.
Déséquilibres mondiaux et commerceNulle part les déséquilibres évoqués ne sont plus évidents que dans le domaine du commerce. C’est pourquoi les États-Unis prennent des mesures dès maintenant pour rééquilibrer le commerce mondial.
Si Bessent fait partie des « modérés » au sein de l’administration Trump, notamment sur la politique commerciale, il continue ici de défendre le mot d’ordre trumpiste du Liberation Day : un prétendu « rééquilibrage » du système international en faveur des États-Unis qui passerait par l’imposition de tarifs dits « réciproques ». Nous faisons le point sur cet argumentaire — et ses évidentes limites — dans notre Observatoire de la guerre commerciale.
Pendant des décennies, les administrations successives ont cru à tort que nos partenaires commerciaux adopteraient des politiques favorisant un équilibre global. Au lieu de cela, nous sommes confrontés à une réalité marquée par des déficits américains importants et persistants, résultat d’un système commercial injuste.
Les choix politiques délibérés d’autres pays ont vidé l’industrie manufacturière américaine et fragilisé nos chaînes d’approvisionnement essentielles, mettant en péril notre sécurité économique et nationale. Le président Trump a pris des mesures énergiques pour corriger ces déséquilibres et leurs effets négatifs sur les Américains.
Le statu quo de ces déséquilibres persistants est insoutenable — non seulement pour les États-Unis mais aussi pour l’économie mondiale dans son ensemble.
Je sais que le mot « durabilité » est à la mode ici.
Mais je ne parle pas de changement climatique ou d’empreinte carbone.
Je parle de durabilité économique et financière — celle qui élève les niveaux de vie et soutient les marchés. C’est exclusivement à cette forme de durabilité que les institutions financières internationales doivent se consacrer si elles veulent réussir.
À la suite des annonces tarifaires du président Trump, plus de 100 pays se sont tournés vers nous pour aider à rééquilibrer le commerce mondial. Ils ont réagi de manière positive et ouverte aux actions du président visant à créer un système international plus équilibré. Nous sommes engagés dans des discussions constructives et sommes ouverts à d’autres dialogues.
La Chine, en particulier, a besoin d’un rééquilibrage. Les données récentes montrent que son économie continue de s’éloigner de la consommation au profit de la production manufacturière. Ce modèle de croissance par les exportations creuse davantage les déséquilibres avec ses partenaires commerciaux.
Le modèle économique chinois repose sur l’exportation pour sortir de ses difficultés.
Un tel modèle est insoutenable et nuit non seulement à la Chine, mais au monde entier.
La Chine doit changer. Elle le sait. Tout le monde le sait. Et nous voulons l’aider à changer — car nous avons, nous aussi, besoin d’un rééquilibrage.
Cela commence par un recentrage sur la demande intérieure et la consommation. Un tel changement contribuerait grandement au rééquilibrage mondial dont le monde a cruellement besoin.
Bien entendu, le commerce n’est pas le seul facteur des déséquilibres économiques mondiaux. La dépendance persistante à la demande américaine déséquilibre toujours davantage l’économie mondiale.
Certains pays favorisent ainsi l’excès d’épargne, freinant la croissance tirée par le secteur privé. D’autres maintiennent les salaires artificiellement bas, ce qui freine également la croissance. Ces pratiques nourrissent une dépendance globale à la demande américaine. Elles rendent aussi l’économie mondiale plus faible et plus vulnérable qu’elle ne devrait l’être.
Les pays européens feraient bien de les suivre.
L’Europe a déjà pris certaines mesures tardives mais nécessaires, que je salue.
Ces efforts stimulent la demande mondiale et renforcent la sécurité. Les relations économiques mondiales doivent refléter les partenariats en matière de sécurité.
Les partenaires de sécurité sont les plus susceptibles d’avoir des économies compatibles avec un commerce mutuellement bénéfique : si les États-Unis continuent à fournir des garanties de sécurité et à maintenir des marchés ouverts, nos alliés doivent s’engager davantage dans la défense collective.
Les premiers signes d’augmentation des dépenses militaires en Europe prouvent donc que la politique de l’administration Trump fonctionne.
Le leadership des États-Unis au FMI et à la Banque mondialeL’administration Trump et le Trésor américain sont déterminés à maintenir et à renforcer le leadership économique des États-Unis dans le monde, en particulier au sein des institutions financières internationales.
Le FMI et la Banque mondiale jouent des rôles essentiels dans le système international. L’administration Trump est prête à travailler avec eux — à condition qu’ils restent fidèles à leurs missions.
Actuellement, ce n’est pas le cas.
Les institutions de Bretton Woods doivent se détourner de leurs agendas tentaculaires et flous qui entravent leur efficacité.
L’administration Trump utilisera donc le poids des États-Unis pour recentrer ces institutions sur leurs mandats essentiels. Nous exigerons également que leurs directions soient tenues responsables des progrès concrets réalisés. Je vous invite tous à vous joindre à nous dans cet effort de recentrage. C’est dans notre intérêt commun.
FMIPremièrement, nous devons faire en sorte que le FMI redevienne… le FMI.
En anglais, la formule — « We must make the IMF the IMF again » — rappelle le slogan de Donald Trump : « Make America Great Again ». Il s’agit d’une inflexion notable : le Projet 2025, plateforme programmatique portée par les trumpistes pendant l’élection et que le président américain a déjà largement commencé à mettre en œuvre, proposait ni plus ni moins de quitter les institutions de Bretton Woods. La Heritage Foundation encourageait ainsi explicitement la future administration républicaine à se retirer de la Banque mondiale et du FMI et de « mettre fin à la contribution financière des États-Unis à ces deux institutions » — sur le modèle de ce que l’administration Trump a fait avec l’Organisation mondiale de la santé.
La mission du FMI est de promouvoir la coopération monétaire internationale, de faciliter la croissance équilibrée du commerce mondial, de soutenir la croissance économique et de décourager les politiques nuisibles comme la dévaluation compétitive des taux de change. Ce sont là des fonctions cruciales pour soutenir les économies américaine et mondiale.
Or le FMI a souffert d’une dérive de sa mission. Il fut un temps où il était inébranlable dans sa volonté de promouvoir la coopération monétaire et la stabilité financière mondiales. Aujourd’hui, il consacre une part disproportionnée de ses ressources aux questions climatiques, de genre et sociales.
Ces sujets ne relèvent pas de la mission du FMI. Et leur prise en charge empiète sur les travaux macroéconomiques essentiels de l’institution.
Le FMI doit redevenir un porte-parole franc de la réalité, et pas seulement envers certains de ses membres. Actuellement, il ferme les yeux sur des déséquilibres évidents. Son Rapport sur le secteur extérieur de 2024, intitulé Les déséquilibres se résorbent, illustre bien cette approche trop optimiste. Ce manque de rigueur est symptomatique d’une institution plus soucieuse de préserver le statu quo que de poser les vraies questions.
Aux États-Unis, nous savons que nous devons remettre de l’ordre dans nos finances publiques.
L’administration précédente a accumulé le plus grand déficit en temps de paix de notre histoire.
L’administration actuelle s’engage à corriger cela.
Nous acceptons les critiques. Mais nous ne tolérerons pas que le FMI évite de critiquer les pays qui en ont le plus besoin — en premier lieu les pays excédentaires.
Conformément à son mandat de base, le FMI doit dénoncer les pays comme la Chine, qui ont poursuivi pendant des décennies des politiques distorsives à l’échelle mondiale et des pratiques monétaires opaques.
Je m’attends aussi à ce que le FMI dénonce les pratiques de prêt insoutenables de certains créanciers officiels. Il doit inciter plus activement ces créanciers bilatéraux à s’asseoir à la table au plus tôt, afin de coopérer avec les pays emprunteurs pour limiter la durée des crises d’endettement.
Le Fonds doit recentrer son action sur la résolution des problèmes de balance des paiements. Et ses prêts doivent rester temporaires.
Lorsqu’ils sont faits de manière responsable, les prêts du FMI constituent l’une des principales contributions de l’organisation à l’économie mondiale : quand les marchés échouent, le FMI intervient pour fournir des ressources. En échange, les pays appliquent des réformes économiques pour résoudre leurs déséquilibres et stimuler la croissance. Ces réformes sont parmi les contributions les plus importantes du FMI à une économie mondiale forte, durable et équilibrée.
L’Argentine en est un bon exemple.
Je me suis rendu sur place plus tôt ce mois-ci pour témoigner du soutien des États-Unis aux efforts du FMI en vue d’aider le pays à se rétablir financièrement. L’Argentine mérite le soutien du FMI car elle progresse réellement vers le respect de ses objectifs financiers.
Mais ce n’est pas le cas de tous les pays. Le FMI doit exiger que ses emprunteurs appliquent les réformes économiques convenues.
Et parfois, il doit dire non.
L’organisation n’a aucune obligation de prêter à des pays qui refusent de réformer.
Ce sont la stabilité économique et la croissance qui doivent être les indicateurs du succès du FMI — pas le montant total prêté.
Banque mondialeComme le FMI, la Banque mondiale doit retrouver sa raison d’être.
La Banque mondiale aide les pays en développement à faire croître leurs économies, à réduire la pauvreté, à attirer les investissements privés, à créer des emplois dans le secteur privé, et à réduire leur dépendance à l’aide étrangère. Elle offre un financement transparent et abordable à long terme pour permettre aux pays d’investir dans leurs priorités de développement.
La Banque, tout comme le FMI, fournit aussi un soutien technique important pour promouvoir la viabilité de la dette dans les pays à faible revenu, ce qui leur donne les moyens de résister aux conditions de prêts opaques ou coercitives de certains créanciers. Ces fonctions fondamentales s’alignent sur les efforts de l’administration Trump pour favoriser des économies plus sûres, plus fortes et plus prospères aux États-Unis et dans le monde.
Mais à l’instar du FMI, la Banque s’est écartée de sa mission initiale sur certains points.
Elle ne peut plus s’attendre à recevoir des chèques en blanc pour des projets creux, fondés sur des slogans à la mode, sans engagements réels en matière de réformes. En revenant à ses objectifs fondamentaux, elle doit utiliser ses ressources de manière plus efficace et démontrer une réelle valeur pour l’ensemble de ses pays membres.
La Banque peut commencer à mieux utiliser ses ressources en se concentrant sur l’amélioration de l’accès à l’énergie. Les chefs d’entreprise du monde entier identifient l’approvisionnement énergétique peu fiable comme l’un des principaux freins à l’investissement.
L’initiative conjointe entre la Banque mondiale et la Banque africaine de développement, Mission 300, qui vise à fournir l’accès à l’énergie à 300 millions de personnes en Afrique, est une avancée bienvenue.
Mais la Banque doit répondre aux priorités et aux besoins des pays en matière d’énergie, en misant sur des technologies fiables capables de soutenir la croissance plutôt que de chercher à atteindre des objectifs artificiels de financement vert.
Nous saluons l’annonce récente selon laquelle la Banque mondiale compte lever l’interdiction de financer l’énergie nucléaire — ce qui pourrait révolutionner l’approvisionnement énergétique de nombreux marchés émergents.
Nous encourageons la Banque à aller plus loin, en donnant aux pays l’accès à toutes les technologies capables d’assurer une production d’énergie de base abordable.
La Banque doit rester neutre technologiquement et prioriser l’accessibilité. Dans la majorité des cas, cela signifie investir dans le gaz et les autres énergies fossiles. Dans d’autres cas, cela signifie investir dans les énergies renouvelables couplées à des systèmes permettant de gérer leur intermittence.
L’histoire humaine est sans équivoque : l’abondance énergétique engendre l’abondance économique. C’est pourquoi la Banque devrait encourager une approche inclusive et diversifiée du développement énergétique. Une telle approche rendra son action plus efficace et la reconnectera à sa mission première : la croissance économique et la réduction de la pauvreté.
Outre l’accès à l’énergie, la Banque pourrait également utiliser ses ressources plus efficacement en appliquant véritablement sa politique de graduation. Cela lui permettrait de concentrer ses prêts sur les pays les plus pauvres, où son impact est le plus significatif.
Au lieu de cela, la Banque continue chaque année à prêter à des pays qui remplissent déjà les critères de graduation. Cela n’a aucune justification. Cela détourne les ressources des priorités urgentes et entrave le développement des marchés privés. Cela décourage aussi les efforts des pays pour sortir de la dépendance à la Banque mondiale et s’orienter vers une croissance tirée par le secteur privé.
La « politique de graduation » désigne le processus par lequel un pays cesse d’être éligible à l’assistance de l’Association internationale de développement (IDA), une branche du groupe de la Banque mondiale.
Lorsqu’un pays connaît une amélioration durable de son revenu par habitant et de sa capacité d’emprunt sur les marchés financiers, il peut ainsi — dans un jargon traduisant un anglicisme — « graduer » pour devenir uniquement éligible aux financements de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD, autre branche de la Banque mondiale), qui propose des prêts à des conditions moins dérogatoires.
Désormais, la Banque doit fixer des calendriers clairs pour la graduation des pays qui remplissent les critères depuis longtemps. Traiter la Chine — deuxième économie mondiale — comme un « pays en développement » est absurde.
La montée en puissance de la Chine a été rapide et impressionnante — souvent au détriment des marchés occidentaux. Mais si elle veut jouer un rôle mondial à la hauteur de son poids réel, elle doit aussi en assumer les responsabilités.
La Banque mondiale doit mettre en place des politiques de passation de marchés transparentes et fondées sur la valeur globale. Elle doit aider les pays à s’éloigner des approches qui privilégient uniquement les offres les moins chères.
De telles politiques favorisent les subventions industrielles et les pratiques déformantes qui entravent le développement. Elles étouffent aussi le secteur privé, encouragent la corruption et la collusion, et entraînent des coûts supérieurs à long terme. Des politiques de passation de marché fondées sur la meilleure valeur sont préférables tant sur le plan de l’efficacité que du développement. Leur application rigoureuse profitera à la Banque et à ses actionnaires.
À ce sujet, je tiens à envoyer un message clair concernant la reconstruction de l’Ukraine : aucune entité ayant financé ou approvisionné la machine de guerre russe ne pourra bénéficier des fonds destinés à la reconstruction de l’Ukraine.
ConclusionPour conclure, j’invite nos alliés à travailler avec nous afin de rééquilibrer le système financier international et de recentrer le FMI et la Banque mondiale sur leurs chartes fondatrices.
America First signifie que nous redoublons d’efforts pour nous engager dans le système économique international, notamment au FMI et à la Banque mondiale.
Un système économique mondial plus durable sera un système qui sert mieux les intérêts des États-Unis — et de tous les autres participants. Nous nous réjouissons de collaborer avec vous pour atteindre cet objectif. Merci.
L’article Le printemps de Scott Bessent ou le trumpisme à visage humain est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Si Donald Trump a jusqu’ici provoqué de profondes ruptures en bouleversant les équilibres mondiaux, son secrétaire au Trésor, Scott Bessent, a soutenu aujourd’hui une version plus réformiste de ce qui pourrait être le programme économique international de la Maison-Blanche.
L’occasion était toute trouvée : vingt jours après le Liberation Day, le FMI et la Banque mondiale organisaient leurs réunions du printemps (Spring Meetings). Ce forum annuel réunit à Washington les ministres des Finances, les gouverneurs de banques centrales, des experts et des acteurs économiques mondiaux afin d’évoquer la conjoncture économique, de coordonner les politiques financières internationales et de faire avancer les priorités globales.
C’est face au gotha des institutions de la finance et de l’économie mondiale que le secrétaire au Trésor américain — dont la crédibilité a été fortement remise en cause depuis l’annonce des tarifs dont il semblait ignorer presque tout — a tenté une grande opération de charme.
Sans rejeter les institutions économiques internationales, Bessent a annoncé la volonté de l’administration américaine de les « réformer » — c’est un mot qu’il utilise à plusieurs reprises et qui contraste avec la violence de la disruption trumpiste des dernières semaines — pour servir une vision de l’ordre économique qui privilégie d’abord les intérêts américains, tout en garantissant un équilibre potentiellement bénéfique pour d’autres acteurs. Sa formule : « America First ne signifie pas America Alone » a reçu un accueil favorable dans la salle — tout en paraissant marquer un écart par rapport aux positionnements du président américain. À noter : dans le moment d’échanges avec la salle, Bessent a salué ce que l’Europe et notamment l’Allemagne font déjà, en citant le rapport de Mario Draghi.
L’argument central de Scott Bessent est que le FMI et la Banque mondiale doivent se recentrer sur leurs mandats initiaux, définis en 1944 : « Les architectes de Bretton Woods avaient compris qu’une économie mondiale exigeait une coordination mondiale. Pour encourager cette coordination, ils ont créé le FMI et la Banque mondiale. Ces deux institutions jumelles sont nées après une période de grande volatilité géopolitique et économique. Leur objectif était de mieux aligner les intérêts nationaux sur un ordre international pour apporter de la stabilité à un monde instable. Leur objectif, en somme, était de restaurer et de préserver l’équilibre. ». Avant d’ajouter : « Mon objectif ce matin est de proposer une feuille de route pour restaurer l’équilibre du système financier mondial et des institutions qui en garantissent la stabilité. »
En particulier, le FMI devrait cesser de se disperser sur des sujets hétérogènes à son mandat et centrer ses activités pour rééquilibrer l’économie mondiale, en ciblant notamment la Chine.
Dans un passage remarqué, Bessent souligne que l’administration américain « ne tolèrer[a] pas que le FMI évite de critiquer les pays qui le méritent le plus — en premier lieu, les pays excédentaires ». Le secrétaire au Trésor américain a également dénoncé le fait que la Chine continue à pouvoir emprunter aux conditions d’un pays en développement malgré sa puissance économique.
Le discours de Bessent est construit pour formuler une attaque contre le géant asiatique, bien que dans une rhétorique moins brutale que celle du président américain : « La Chine doit changer. Elle le sait. Tout le monde le sait. Et nous voulons l’aider à changer, car nous avons, nous aussi, besoin d’un rééquilibrage. »
En revendiquant les transformations prônées par le président Trump, le secrétaire au Trésor a d’autre part accusé le FMI et la Banque mondiale de s’être éloignés de leurs fonctions fondamentales en s’intéressant à des thèmes comme le climat, la question du genre ou les questions sociales, qu’il qualifie de « projets creux, fondés sur des slogans à la mode, sans engagements réels en matière de réformes ».
Cette « feuille de route » et cet appel à une réforme concertée pour un « rééquilibrage » traduisent-ils toutefois la position de Donald Trump et de la Maison-Blanche ?
Elle marque un net contraste et s’écarte largement du programme de la Heritage Foundation qui, pendant la campagne de Donald Trump, appelait la future administration républicaine à sortir les États-Unis de la Banque mondiale et du FMI dans les pages du Projet 2025.
Depuis le début de son mandat, le secrétaire au Trésor semble souvent plus en train d’essayer d’influencer, par ses déclarations et ses positionnements, la direction de la politique économique de son administration — plutôt que de la mener.
En 1968, Alexander Dubček, premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque, visait à instaurer un communisme plus libéral et démocratique dans son pays autour d’un slogan : « le socialisme à visage humain » (en tchèque : « socialismus s lidskou tváří »). Celui-ci marquera le début du Printemps de Prague, qui — comme chacun sait — s’achèvera brutalement avec l’invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie, suivie d’un retour à l’ordre autoritaire appelé « normalisation ».
Toute proportion gardée, la tentative de Scott Bessent énoncée aux rencontres du printemps du FMI et de la Banque mondiale pourrait bientôt apparaître de la même manière que celle d’Alexander Dubček : une parenthèse bientôt démentie — sans doute avec brutalité, et un retour à une « normalisation ».
Le trumpisme au visage humain peut-il réellement tenir ?
À Washington, la réponse est toujours la même : « Ultimately, it’s up to the president ».
C’est un honneur d’être ici.
Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants occidentaux ont réuni les plus grands esprits économiques de leur époque. Leur mission ? Bâtir un nouveau système financier.
Dans une station de ski paisible, nichée dans les montagnes du New Hampshire, ils ont jeté les bases de la Pax Americana.
Les architectes de Bretton Woods avaient compris qu’une économie mondiale exigeait une coordination mondiale. Pour encourager cette coordination, ils ont créé le FMI et la Banque mondiale.
Ces deux institutions jumelles sont nées après une période de grande volatilité géopolitique et économique. Leur objectif était de mieux aligner les intérêts nationaux sur un ordre international pour apporter de la stabilité à un monde instable.
Leur objectif, en somme, était de restaurer et de préserver l’équilibre.
Cet objectif reste au cœur des institutions de Bretton Woods.
Pourtant, partout dans le système économique international, nous constatons des déséquilibres.
Il y a une bonne nouvelle : il n’y a pas de raison que cela reste ainsi.
Mon objectif ce matin est de proposer une feuille de route pour restaurer l’équilibre du système financier mondial et des institutions qui en garantissent la stabilité.
J’ai passé la majeure partie de ma carrière à observer les cercles de politique financière de l’extérieur. Aujourd’hui, j’en fais partie, et je suis impatient de collaborer avec vous tous pour rétablir l’ordre du système international. Mais pour y parvenir, nous devons d’abord reconnecter le FMI et la Banque mondiale à leurs missions fondatrices.
Avant de rejoindre l’administration Trump, Scott Bessent a effectué sa carrière dans le domaine de la finance spéculative (hedge fund). Il a longuement travaillé dans la société de gestion de Georges Soros (Soros Fund Management), qu’il a rejoint en 1991 et n’a quittée qu’en 2016.
Il lance son propre fonds en 2016 avec 4,5 milliards de dollars sous gestion, faisant de lui un acteur important de la place de New York. Selon le New York Times, le fonds aurait perdu de son attractivité et gérerait aujourd’hui une somme bien plus faible.
Comme d’autres membres de l’administration, Bessent continue de se présenter comme un outsider. Nous avons dressé son profil complet ici.
Le FMI et la Banque mondiale n’ont rien perdu de leur pertinence, mais la dérive de leur mission les a faits dévier de leur cap.
Il nous faut engager des réformes essentielles pour garantir que ces institutions servent leurs parties prenantes — et non l’inverse.
Ramener l’équilibre dans la finance mondiale exigera un leadership lucide de la part du FMI et de la Banque mondiale.
Ce matin, j’expliquerai comment elles peuvent jouer ce rôle de leadership pour bâtir des économies plus sûres, plus fortes et plus prospères dans le monde entier. J’invite mes homologues internationaux à se joindre à nous dans cette démarche.
Sur ce point, je tiens à être clair : America First ne signifie pas America Alone.
Au contraire, j’appelle à une collaboration plus profonde et à un respect mutuel entre partenaires commerciaux.
Loin de chercher le repli, la politique America First vise à étendre le leadership des États-Unis au sein d’institutions comme le FMI et la Banque mondiale. En adoptant un leadership renforcé, notre agenda America First cherche à rétablir l’équité dans le système économique international.
Nulle part les déséquilibres évoqués ne sont plus évidents que dans le domaine du commerce. C’est pourquoi les États-Unis prennent des mesures dès maintenant pour rééquilibrer le commerce mondial.
Si Bessent fait partie des « modérés » au sein de l’administration Trump, notamment sur la politique commerciale, il continue ici de défendre le mot d’ordre trumpiste du Liberation Day : un prétendu « rééquilibrage » du système international en faveur des États-Unis qui passerait par l’imposition de tarifs dits « réciproques ». Nous faisons le point sur cet argumentaire — et ses évidentes limites — dans notre Observatoire de la guerre commerciale.
Pendant des décennies, les administrations successives ont cru à tort que nos partenaires commerciaux adopteraient des politiques favorisant un équilibre global. Au lieu de cela, nous sommes confrontés à une réalité marquée par des déficits américains importants et persistants, résultat d’un système commercial injuste.
Les choix politiques délibérés d’autres pays ont vidé l’industrie manufacturière américaine et fragilisé nos chaînes d’approvisionnement essentielles, mettant en péril notre sécurité économique et nationale. Le président Trump a pris des mesures énergiques pour corriger ces déséquilibres et leurs effets négatifs sur les Américains.
Le statu quo de ces déséquilibres persistants est insoutenable — non seulement pour les États-Unis mais aussi pour l’économie mondiale dans son ensemble.
Je sais que le mot « durabilité » est à la mode ici.
Mais je ne parle pas de changement climatique ou d’empreinte carbone.
Je parle de durabilité économique et financière — celle qui élève les niveaux de vie et soutient les marchés. C’est exclusivement à cette forme de durabilité que les institutions financières internationales doivent se consacrer si elles veulent réussir.
À la suite des annonces tarifaires du président Trump, plus de 100 pays se sont tournés vers nous pour aider à rééquilibrer le commerce mondial. Ils ont réagi de manière positive et ouverte aux actions du président visant à créer un système international plus équilibré. Nous sommes engagés dans des discussions constructives et sommes ouverts à d’autres dialogues.
La Chine, en particulier, a besoin d’un rééquilibrage. Les données récentes montrent que son économie continue de s’éloigner de la consommation au profit de la production manufacturière. Ce modèle de croissance par les exportations creuse davantage les déséquilibres avec ses partenaires commerciaux.
Le modèle économique chinois repose sur l’exportation pour sortir de ses difficultés.
Un tel modèle est insoutenable et nuit non seulement à la Chine, mais au monde entier.
La Chine doit changer. Elle le sait. Tout le monde le sait. Et nous voulons l’aider à changer — car nous avons, nous aussi, besoin d’un rééquilibrage.
Cela commence par un recentrage sur la demande intérieure et la consommation. Un tel changement contribuerait grandement au rééquilibrage mondial dont le monde a cruellement besoin.
Bien entendu, le commerce n’est pas le seul facteur des déséquilibres économiques mondiaux. La dépendance persistante à la demande américaine déséquilibre toujours davantage l’économie mondiale.
Certains pays favorisent ainsi l’excès d’épargne, freinant la croissance tirée par le secteur privé. D’autres maintiennent les salaires artificiellement bas, ce qui freine également la croissance. Ces pratiques nourrissent une dépendance globale à la demande américaine. Elles rendent aussi l’économie mondiale plus faible et plus vulnérable qu’elle ne devrait l’être.
Les pays européens feraient bien de les suivre.
L’Europe a déjà pris certaines mesures tardives mais nécessaires, que je salue.
Ces efforts stimulent la demande mondiale et renforcent la sécurité. Les relations économiques mondiales doivent refléter les partenariats en matière de sécurité.
Les partenaires de sécurité sont les plus susceptibles d’avoir des économies compatibles avec un commerce mutuellement bénéfique : si les États-Unis continuent à fournir des garanties de sécurité et à maintenir des marchés ouverts, nos alliés doivent s’engager davantage dans la défense collective.
Les premiers signes d’augmentation des dépenses militaires en Europe prouvent donc que la politique de l’administration Trump fonctionne.
L’administration Trump et le Trésor américain sont déterminés à maintenir et à renforcer le leadership économique des États-Unis dans le monde, en particulier au sein des institutions financières internationales.
Le FMI et la Banque mondiale jouent des rôles essentiels dans le système international. L’administration Trump est prête à travailler avec eux — à condition qu’ils restent fidèles à leurs missions.
Actuellement, ce n’est pas le cas.
Les institutions de Bretton Woods doivent se détourner de leurs agendas tentaculaires et flous qui entravent leur efficacité.
L’administration Trump utilisera donc le poids des États-Unis pour recentrer ces institutions sur leurs mandats essentiels. Nous exigerons également que leurs directions soient tenues responsables des progrès concrets réalisés. Je vous invite tous à vous joindre à nous dans cet effort de recentrage. C’est dans notre intérêt commun.
Premièrement, nous devons faire en sorte que le FMI redevienne… le FMI.
En anglais, la formule — « We must make the IMF the IMF again » — rappelle le slogan de Donald Trump : « Make America Great Again ». Il s’agit d’une inflexion notable : le Projet 2025, plateforme programmatique portée par les trumpistes pendant l’élection et que le président américain a déjà largement commencé à mettre en œuvre, proposait ni plus ni moins de quitter les institutions de Bretton Woods. La Heritage Foundation encourageait ainsi explicitement la future administration républicaine à se retirer de la Banque mondiale et du FMI et de « mettre fin à la contribution financière des États-Unis à ces deux institutions » — sur le modèle de ce que l’administration Trump a fait avec l’Organisation mondiale de la santé.
La mission du FMI est de promouvoir la coopération monétaire internationale, de faciliter la croissance équilibrée du commerce mondial, de soutenir la croissance économique et de décourager les politiques nuisibles comme la dévaluation compétitive des taux de change. Ce sont là des fonctions cruciales pour soutenir les économies américaine et mondiale.
Or le FMI a souffert d’une dérive de sa mission. Il fut un temps où il était inébranlable dans sa volonté de promouvoir la coopération monétaire et la stabilité financière mondiales. Aujourd’hui, il consacre une part disproportionnée de ses ressources aux questions climatiques, de genre et sociales.
Ces sujets ne relèvent pas de la mission du FMI. Et leur prise en charge empiète sur les travaux macroéconomiques essentiels de l’institution.
Le FMI doit redevenir un porte-parole franc de la réalité, et pas seulement envers certains de ses membres. Actuellement, il ferme les yeux sur des déséquilibres évidents. Son Rapport sur le secteur extérieur de 2024, intitulé Les déséquilibres se résorbent, illustre bien cette approche trop optimiste. Ce manque de rigueur est symptomatique d’une institution plus soucieuse de préserver le statu quo que de poser les vraies questions.
Aux États-Unis, nous savons que nous devons remettre de l’ordre dans nos finances publiques.
L’administration précédente a accumulé le plus grand déficit en temps de paix de notre histoire.
L’administration actuelle s’engage à corriger cela.
Nous acceptons les critiques. Mais nous ne tolérerons pas que le FMI évite de critiquer les pays qui en ont le plus besoin — en premier lieu les pays excédentaires.
Conformément à son mandat de base, le FMI doit dénoncer les pays comme la Chine, qui ont poursuivi pendant des décennies des politiques distorsives à l’échelle mondiale et des pratiques monétaires opaques.
Je m’attends aussi à ce que le FMI dénonce les pratiques de prêt insoutenables de certains créanciers officiels. Il doit inciter plus activement ces créanciers bilatéraux à s’asseoir à la table au plus tôt, afin de coopérer avec les pays emprunteurs pour limiter la durée des crises d’endettement.
Le Fonds doit recentrer son action sur la résolution des problèmes de balance des paiements. Et ses prêts doivent rester temporaires.
Lorsqu’ils sont faits de manière responsable, les prêts du FMI constituent l’une des principales contributions de l’organisation à l’économie mondiale : quand les marchés échouent, le FMI intervient pour fournir des ressources. En échange, les pays appliquent des réformes économiques pour résoudre leurs déséquilibres et stimuler la croissance. Ces réformes sont parmi les contributions les plus importantes du FMI à une économie mondiale forte, durable et équilibrée.
L’Argentine en est un bon exemple.
Je me suis rendu sur place plus tôt ce mois-ci pour témoigner du soutien des États-Unis aux efforts du FMI en vue d’aider le pays à se rétablir financièrement. L’Argentine mérite le soutien du FMI car elle progresse réellement vers le respect de ses objectifs financiers.
Mais ce n’est pas le cas de tous les pays. Le FMI doit exiger que ses emprunteurs appliquent les réformes économiques convenues.
Et parfois, il doit dire non.
L’organisation n’a aucune obligation de prêter à des pays qui refusent de réformer.
Ce sont la stabilité économique et la croissance qui doivent être les indicateurs du succès du FMI — pas le montant total prêté.
Comme le FMI, la Banque mondiale doit retrouver sa raison d’être.
La Banque mondiale aide les pays en développement à faire croître leurs économies, à réduire la pauvreté, à attirer les investissements privés, à créer des emplois dans le secteur privé, et à réduire leur dépendance à l’aide étrangère. Elle offre un financement transparent et abordable à long terme pour permettre aux pays d’investir dans leurs priorités de développement.
La Banque, tout comme le FMI, fournit aussi un soutien technique important pour promouvoir la viabilité de la dette dans les pays à faible revenu, ce qui leur donne les moyens de résister aux conditions de prêts opaques ou coercitives de certains créanciers. Ces fonctions fondamentales s’alignent sur les efforts de l’administration Trump pour favoriser des économies plus sûres, plus fortes et plus prospères aux États-Unis et dans le monde.
Mais à l’instar du FMI, la Banque s’est écartée de sa mission initiale sur certains points.
Elle ne peut plus s’attendre à recevoir des chèques en blanc pour des projets creux, fondés sur des slogans à la mode, sans engagements réels en matière de réformes. En revenant à ses objectifs fondamentaux, elle doit utiliser ses ressources de manière plus efficace et démontrer une réelle valeur pour l’ensemble de ses pays membres.
La Banque peut commencer à mieux utiliser ses ressources en se concentrant sur l’amélioration de l’accès à l’énergie. Les chefs d’entreprise du monde entier identifient l’approvisionnement énergétique peu fiable comme l’un des principaux freins à l’investissement.
L’initiative conjointe entre la Banque mondiale et la Banque africaine de développement, Mission 300, qui vise à fournir l’accès à l’énergie à 300 millions de personnes en Afrique, est une avancée bienvenue.
Mais la Banque doit répondre aux priorités et aux besoins des pays en matière d’énergie, en misant sur des technologies fiables capables de soutenir la croissance plutôt que de chercher à atteindre des objectifs artificiels de financement vert.
Nous saluons l’annonce récente selon laquelle la Banque mondiale compte lever l’interdiction de financer l’énergie nucléaire — ce qui pourrait révolutionner l’approvisionnement énergétique de nombreux marchés émergents.
Nous encourageons la Banque à aller plus loin, en donnant aux pays l’accès à toutes les technologies capables d’assurer une production d’énergie de base abordable.
La Banque doit rester neutre technologiquement et prioriser l’accessibilité. Dans la majorité des cas, cela signifie investir dans le gaz et les autres énergies fossiles. Dans d’autres cas, cela signifie investir dans les énergies renouvelables couplées à des systèmes permettant de gérer leur intermittence.
L’histoire humaine est sans équivoque : l’abondance énergétique engendre l’abondance économique. C’est pourquoi la Banque devrait encourager une approche inclusive et diversifiée du développement énergétique. Une telle approche rendra son action plus efficace et la reconnectera à sa mission première : la croissance économique et la réduction de la pauvreté.
Outre l’accès à l’énergie, la Banque pourrait également utiliser ses ressources plus efficacement en appliquant véritablement sa politique de graduation. Cela lui permettrait de concentrer ses prêts sur les pays les plus pauvres, où son impact est le plus significatif.
Au lieu de cela, la Banque continue chaque année à prêter à des pays qui remplissent déjà les critères de graduation. Cela n’a aucune justification. Cela détourne les ressources des priorités urgentes et entrave le développement des marchés privés. Cela décourage aussi les efforts des pays pour sortir de la dépendance à la Banque mondiale et s’orienter vers une croissance tirée par le secteur privé.
La « politique de graduation » désigne le processus par lequel un pays cesse d’être éligible à l’assistance de l’Association internationale de développement (IDA), une branche du groupe de la Banque mondiale.
Lorsqu’un pays connaît une amélioration durable de son revenu par habitant et de sa capacité d’emprunt sur les marchés financiers, il peut ainsi — dans un jargon traduisant un anglicisme — « graduer » pour devenir uniquement éligible aux financements de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD, autre branche de la Banque mondiale), qui propose des prêts à des conditions moins dérogatoires.
Désormais, la Banque doit fixer des calendriers clairs pour la graduation des pays qui remplissent les critères depuis longtemps. Traiter la Chine — deuxième économie mondiale — comme un « pays en développement » est absurde.
La montée en puissance de la Chine a été rapide et impressionnante — souvent au détriment des marchés occidentaux. Mais si elle veut jouer un rôle mondial à la hauteur de son poids réel, elle doit aussi en assumer les responsabilités.
La Banque mondiale doit mettre en place des politiques de passation de marchés transparentes et fondées sur la valeur globale. Elle doit aider les pays à s’éloigner des approches qui privilégient uniquement les offres les moins chères.
De telles politiques favorisent les subventions industrielles et les pratiques déformantes qui entravent le développement. Elles étouffent aussi le secteur privé, encouragent la corruption et la collusion, et entraînent des coûts supérieurs à long terme. Des politiques de passation de marché fondées sur la meilleure valeur sont préférables tant sur le plan de l’efficacité que du développement. Leur application rigoureuse profitera à la Banque et à ses actionnaires.
À ce sujet, je tiens à envoyer un message clair concernant la reconstruction de l’Ukraine : aucune entité ayant financé ou approvisionné la machine de guerre russe ne pourra bénéficier des fonds destinés à la reconstruction de l’Ukraine.
Pour conclure, j’invite nos alliés à travailler avec nous afin de rééquilibrer le système financier international et de recentrer le FMI et la Banque mondiale sur leurs chartes fondatrices.
America First signifie que nous redoublons d’efforts pour nous engager dans le système économique international, notamment au FMI et à la Banque mondiale.
Un système économique mondial plus durable sera un système qui sert mieux les intérêts des États-Unis — et de tous les autres participants. Nous nous réjouissons de collaborer avec vous pour atteindre cet objectif. Merci.
L’article Le printemps de Scott Bessent ou le trumpisme à visage humain est apparu en premier sur Le Grand Continent.
23.04.2025 à 17:07
Matheo Malik
L’idée que l’administration Trump pourrait parvenir à rallier les alliés des États-Unis à sa guerre commerciale contre la Chine est illusoire. Ces derniers ont été aliénés par les tarifs douaniers réciproques, les déclarations de Pete Hegseth, J. D. Vance et d’autres qui ridiculisent l’Europe, mais aussi par la perception générale que les États-Unis ne sont pas un partenaire fiable.
Selon moi, il est par ailleurs impossible de conclure un accord avec la Chine qui satisferait pleinement Wall Street.
Compte tenu de ses préoccupations en matière de croissance et de la possibilité persistante d’une déflation, Pékin ne va pas réévaluer sa monnaie par rapport au dollar.
Je crains donc que nous soyons, par défaut, prisonniers des droits de douane élevés de Greer, Navarro et Lighthizer pour l’avenir proche.
Il ne fait aucun doute que Pékin est capable de négocier, mais pas avec les États-Unis qui la menacent économiquement.
Barry Eichengreen Les États-Unis sont-ils en mesure de conclure un accord avec la Chine sur le taux de change ?Compte tenu de l’état de leurs économies, ni la Chine ni l’Europe ne se trouvent dans une position favorable à une augmentation des taux d’intérêt permettant de réévaluer le dollar.
La Chine est-elle capable de négocier et de résister aux droits de douane américains ?Il ne fait aucun doute que Pékin est capable de négocier, mais pas avec les États-Unis qui la menacent économiquement. Les Chinois ne négocieront donc qu’en tant que partenaire égal, dans un cadre respectueux. Or il ne semble pas que l’administration Trump comprenne ces conditions politiques préalables à toute négociation.
En ce qui concerne la capacité de la Chine à « résister », comme les États-Unis, elle subira des dommages économiques considérables à la suite de la guerre commerciale. Aucune des parties ne sortira gagnante de ce type de conflit économique.
Une fois que l’ampleur des dommages économiques sera devenue trop évidente, je m’attends à ce que l’administration Trump finisse par « déclarer la victoire et se retirer ».
Barry EichengreenMais je dirais que les États-Unis sont dans une position encore plus défavorable puisqu’ils dépendent davantage des importations en provenance de la Chine — qu’il s’agisse de biens de consommation ou d’intrants industriels. La Chine raffine en effet plus de 90 % des réserves mondiales de terres rares utilisées dans les téléphones portables, les automobiles et les équipements militaires ; les États-Unis ont peu d’autres sources d’approvisionnement. En revanche, la Chine dispose de nombreuses alternatives au soja américain par exemple.
Une fois que l’ampleur des dommages économiques sera devenue trop évidente, je m’attends à ce que l’administration Trump finisse par « déclarer la victoire et se retirer » pour reprendre une fameuse expression à propos de la guerre du Viêt Nam.
La doctrine Miran constitue-t-elle un cadre d’action politique pour l’administration Trump et quelles pourraient être les critiques que vous auriez à formuler à son encontre ?Il est impossible pour une personne extérieure de savoir à quel point les autres membres de l’administration Trump — Bessent, Lutnick, Trump lui-même — prennent au sérieux les idées de Stephen Miran.
Mais je considère quant à moi que taxer les avoirs officiels étrangers en dollars — ce qui est au cœur du projet de Miran — aurait des conséquences désastreuses.
Cela provoquerait une fuite massive du dollar et des préjudices irréversibles au rôle international et de réserve de la monnaie.
Pensez-vous que l’administration veuille parvenir à un accord de Mar-a-Lago ?Elle aimerait bien voir la Banque centrale européenne, la Banque du Japon, la Banque populaire de Chine et d’autres banques centrales augmenter leurs taux d’intérêt pour renforcer leurs monnaies par rapport au dollar.
Intimider ces banques centrales étrangères pour qu’elles agissent ainsi est l’une des raisons, parmi beaucoup d’autres, de la « plus belle des politiques » selon Trump : les droits de douane.
Pour autant, je ne pense pas que les banques centrales étrangères indépendantes soient susceptibles d’être intimidées.
Ce que l’administration Trump est en train d’apprendre, c’est qu’il existe plusieurs moyens d’affaiblir le dollar : par des ajustements coordonnés des taux d’intérêt — ce qui est impossible dans les circonstances actuelles — et par l’incompétence politique — non seulement cela est possible, mais en l’occurrence c’est même une réalité.
S’il pourrait y avoir des avantages à obtenir un dollar plus faible par la première voie — ce qui est déjà douteux à mon avis — la seconde option n’entraînerait que des coûts, sans aucun gain.
Taxer les avoirs officiels étrangers en dollars — ce qui est au cœur du projet de Stephen Miran — aurait des conséquences désastreuses.
Barry Eichengreen La vente massive d’actifs américains risque-t-elle de déclencher une crise financière ?Si la liquidation forcée se poursuit, les marchés boursiers et obligataires américains pourraient en effet connaître de nouvelles chutes brutales. Cela pourrait provoquer la panique parmi les fonds spéculatifs, les fonds d’investissement et d’autres structures à effet de levier.
« Les crypto-monnaies sont trop volatiles pour assurer les fonctions de réserve de valeur, d’unité de compte et de valeur refuge historiquement assurées par le Trésor américain. » Comment interpréter les signaux de certains grands acteurs de la finance (David Solomon, Ken Griffin, Jamie Dimon, etc.) qui s’alarment de la fin de l’hégémonie du dollar ? Quel effet ces déclarations publiques peuvent-elles avoir ?Je ne pense pas que ce que disent ces personnalités financières en vaille la peine dans les circonstances actuelles : le marché obligataire est soumis aux aléas de la politique et chutera en réponse aux démonstrations d’incompétence.
Nous sommes sur le point de vivre une nouvelle « expérimentation non naturelle » qui montrera si Trump se préoccupe réellement de l’état des marchés obligataires et s’il y réagit.
Pensez-vous que la Réserve fédérale américaine (Fed) dispose des instruments nécessaires pour faire face à cette situation sur les marchés financiers ?La Fed a la capacité de se positionner sur le marché obligataire en tant qu’acheteur en dernier ressort, en prenant des positions de l’autre côté des transactions de base qui sont en train d’être liquidées.
Elle ne peut toutefois pas empêcher les rendements d’augmenter si les investisseurs continuent à fuir le dollar au profit des devises étrangères.
Elle ne peut pas non plus empêcher le marché boursier de chuter — elle ne va pas agir comme la Banque du Japon et acheter des actions.
Avez-vous des doutes quant au maintien du réseau de lignes de swap en dollars américains qui sous-tend le système du dollar ?Je pourrais très bien imaginer que Trump et le conseil de la Réserve fédérale qu’il a nommé abandonnent les swaps de dollars, sous prétexte qu’il s’agit d’un don d’« argent durement gagné par les contribuables américains » à des étrangers.
La jurisprudence Humphrey’s Executor de la Cour suprême pourrait être renversée. Cela permettrait au pouvoir exécutif de licencier ad nutum — plutôt que pour un motif déterminé — tous les dirigeants des agences américaines, y compris la Réserve fédérale. Quels sont les risques associés à la révocation potentielle du président de la Fed ?Il est également possible que la Cour suprême émette une dérogation en faveur de la Fed.
Si ce n’est pas le cas et que l’hypothèse que vous esquissez se concrétise, ce serait catastrophique pour la confiance des investisseurs dans le dollar et le rôle international de la monnaie.
Vous avez écrit que le statut et le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve internationale pourraient être remis en question. Les économistes disent souvent que leurs prédictions se produisent plus lentement qu’ils ne le pensaient — puis soudainement plus rapidement qu’ils ne l’auraient cru. Votre prévision est-elle en train de se produire en ce moment-même ?Oui.
Historiquement, quels ont été les principaux événements ou choix qui ont conduit à un changement de la livre sterling comme monnaie de réserve hégémonique au dollar ?Le dollar a pu s’imposer face à la livre sterling grâce à la combinaison de deux facteurs : le choc subi par la monnaie dominante — les deux guerres mondiales — qui a sapé la confiance dans sa solidité et sa stabilité ; et l’établissement d’une base institutionnelle pour une monnaie rivale.
À court terme, rien ne peut remplacer le dollar comme monnaie de réserve.
Barry EichengreenLa création de la Réserve fédérale en 1913, dont l’un des premiers objectifs a été de promouvoir l’utilisation internationale du dollar — ce qu’elle a fait en soutenant le marché naissant des crédits à l’exportation, connus sous le nom d’effets de commerce (ou lettres de change commerciales) — a donc été décisif.
La perte du statut de monnaie de réserve pour la livre a-t-elle réellement été préjudiciable au Royaume-Uni ?Je dirais que la perte de la domination mondiale de la livre sterling a été une conséquence plutôt qu’une cause du déclin économique et politique relatif du Royaume-Uni. Mais cette perte a eu des implications, comme en témoigne la crise de Suez en 1956, lorsque les États-Unis ont pu menacer de suspendre leur soutien à la livre sterling, contraignant le Royaume-Uni à céder aux exigences géopolitiques américaines.
Qu’est-ce qui pourrait remplacer le dollar ? Un système multipolaire basé sur le dollar, l’euro et le yuan ?À court terme, la réponse est simple : rien.
Aucune des alternatives, qu’il s’agisse de celles que vous mentionnez ou d’autres, n’est suffisamment mûre pour le moment.
Ainsi, le risque à court terme posé par la fuite du dollar est une pénurie ou une crise mondiale de liquidités — un scénario dans lequel il n’y aurait pas assez de liquidités internationales pour soutenir le système existant de commerce et de finance transfrontaliers.
À plus long terme, l’euro et le yuan pourront étendre leur portée internationale. Mais il faudra des années pour qu’ils puissent se substituer au dollar.
Que devrait faire la zone euro pour renforcer le rôle de la monnaie commune européenne dans le système financier international ?Elle doit achever l’union de ses marchés de capitaux. C’est important pour créer un marché profond et liquide : l’écosystème indispensable à une monnaie internationale de premier plan et de réserve.
Il faudrait des années pour que l’euro et le yuan se substituent pleinement au dollar.
Barry Eichengreen Cela vous semble-t-il réalisable ?L’objectif est réalisable. Mais il faut également qu’il existe une base installée d’obligations d’État notées AAA suffisamment importante pour répondre à la demande des investisseurs privés et institutionnels du reste du monde.
Or seuls trois États souverains de la zone euro — dont le minuscule Luxembourg — sont notés AAA par l’ensemble des agences de notation. On parle donc ici d’une augmentation significative des obligations de l’Union, émises avec le soutien total de l’Allemagne et des autres grands pays.
Est-ce réalisable ? Oui, c’est possible — mais les conditions politiques actuelles ne s’y prêtent pas.
C’est ce que je souligne en parlant de la temporalité, et c’est la raison principale pour laquelle j’ai dit qu’il faudrait des années pour que l’euro et le yuan se substituent pleinement au dollar.
Une réserve stratégique en cryptos serait la pire des folies. Autrement dit : je ne l’exclus plus.
Barry Eichengreen Le bitcoin ou d’autres crypto-monnaies pourraient-ils devenir des monnaies de réserve mondiales ?Ces crypto-monnaies sont trop volatiles pour assurer les fonctions de réserve de valeur, d’unité de compte et de valeur refuge historiquement assurées par le Trésor américain.
Que pensez-vous des efforts déployés par les États-Unis pour faire du bitcoin un actif de réserve — éligible aux opérations du Trésor public et à la vente potentielle des réserves d’or de la Fed — afin de constituer une réserve stratégique ?Ce serait la pire des folies. Autrement dit : je ne l’exclus plus.
L’article Trump est-il en train de casser le dollar ? Une conversation avec Barry Eichengreen est apparu en premier sur Le Grand Continent.
L’idée que l’administration Trump pourrait parvenir à rallier les alliés des États-Unis à sa guerre commerciale contre la Chine est illusoire. Ces derniers ont été aliénés par les tarifs douaniers réciproques, les déclarations de Pete Hegseth, J. D. Vance et d’autres qui ridiculisent l’Europe, mais aussi par la perception générale que les États-Unis ne sont pas un partenaire fiable.
Selon moi, il est par ailleurs impossible de conclure un accord avec la Chine qui satisferait pleinement Wall Street.
Compte tenu de ses préoccupations en matière de croissance et de la possibilité persistante d’une déflation, Pékin ne va pas réévaluer sa monnaie par rapport au dollar.
Je crains donc que nous soyons, par défaut, prisonniers des droits de douane élevés de Greer, Navarro et Lighthizer pour l’avenir proche.
Il ne fait aucun doute que Pékin est capable de négocier, mais pas avec les États-Unis qui la menacent économiquement.
Barry Eichengreen
Compte tenu de l’état de leurs économies, ni la Chine ni l’Europe ne se trouvent dans une position favorable à une augmentation des taux d’intérêt permettant de réévaluer le dollar.
Il ne fait aucun doute que Pékin est capable de négocier, mais pas avec les États-Unis qui la menacent économiquement. Les Chinois ne négocieront donc qu’en tant que partenaire égal, dans un cadre respectueux. Or il ne semble pas que l’administration Trump comprenne ces conditions politiques préalables à toute négociation.
En ce qui concerne la capacité de la Chine à « résister », comme les États-Unis, elle subira des dommages économiques considérables à la suite de la guerre commerciale. Aucune des parties ne sortira gagnante de ce type de conflit économique.
Une fois que l’ampleur des dommages économiques sera devenue trop évidente, je m’attends à ce que l’administration Trump finisse par « déclarer la victoire et se retirer ».
Barry Eichengreen
Mais je dirais que les États-Unis sont dans une position encore plus défavorable puisqu’ils dépendent davantage des importations en provenance de la Chine — qu’il s’agisse de biens de consommation ou d’intrants industriels. La Chine raffine en effet plus de 90 % des réserves mondiales de terres rares utilisées dans les téléphones portables, les automobiles et les équipements militaires ; les États-Unis ont peu d’autres sources d’approvisionnement. En revanche, la Chine dispose de nombreuses alternatives au soja américain par exemple.
Une fois que l’ampleur des dommages économiques sera devenue trop évidente, je m’attends à ce que l’administration Trump finisse par « déclarer la victoire et se retirer » pour reprendre une fameuse expression à propos de la guerre du Viêt Nam.
Il est impossible pour une personne extérieure de savoir à quel point les autres membres de l’administration Trump — Bessent, Lutnick, Trump lui-même — prennent au sérieux les idées de Stephen Miran.
Mais je considère quant à moi que taxer les avoirs officiels étrangers en dollars — ce qui est au cœur du projet de Miran — aurait des conséquences désastreuses.
Cela provoquerait une fuite massive du dollar et des préjudices irréversibles au rôle international et de réserve de la monnaie.
Elle aimerait bien voir la Banque centrale européenne, la Banque du Japon, la Banque populaire de Chine et d’autres banques centrales augmenter leurs taux d’intérêt pour renforcer leurs monnaies par rapport au dollar.
Intimider ces banques centrales étrangères pour qu’elles agissent ainsi est l’une des raisons, parmi beaucoup d’autres, de la « plus belle des politiques » selon Trump : les droits de douane.
Pour autant, je ne pense pas que les banques centrales étrangères indépendantes soient susceptibles d’être intimidées.
Ce que l’administration Trump est en train d’apprendre, c’est qu’il existe plusieurs moyens d’affaiblir le dollar : par des ajustements coordonnés des taux d’intérêt — ce qui est impossible dans les circonstances actuelles — et par l’incompétence politique — non seulement cela est possible, mais en l’occurrence c’est même une réalité.
S’il pourrait y avoir des avantages à obtenir un dollar plus faible par la première voie — ce qui est déjà douteux à mon avis — la seconde option n’entraînerait que des coûts, sans aucun gain.
Taxer les avoirs officiels étrangers en dollars — ce qui est au cœur du projet de Stephen Miran — aurait des conséquences désastreuses.
Barry Eichengreen
Si la liquidation forcée se poursuit, les marchés boursiers et obligataires américains pourraient en effet connaître de nouvelles chutes brutales. Cela pourrait provoquer la panique parmi les fonds spéculatifs, les fonds d’investissement et d’autres structures à effet de levier.
Je ne pense pas que ce que disent ces personnalités financières en vaille la peine dans les circonstances actuelles : le marché obligataire est soumis aux aléas de la politique et chutera en réponse aux démonstrations d’incompétence.
Nous sommes sur le point de vivre une nouvelle « expérimentation non naturelle » qui montrera si Trump se préoccupe réellement de l’état des marchés obligataires et s’il y réagit.
La Fed a la capacité de se positionner sur le marché obligataire en tant qu’acheteur en dernier ressort, en prenant des positions de l’autre côté des transactions de base qui sont en train d’être liquidées.
Elle ne peut toutefois pas empêcher les rendements d’augmenter si les investisseurs continuent à fuir le dollar au profit des devises étrangères.
Elle ne peut pas non plus empêcher le marché boursier de chuter — elle ne va pas agir comme la Banque du Japon et acheter des actions.
Je pourrais très bien imaginer que Trump et le conseil de la Réserve fédérale qu’il a nommé abandonnent les swaps de dollars, sous prétexte qu’il s’agit d’un don d’« argent durement gagné par les contribuables américains » à des étrangers.
Il est également possible que la Cour suprême émette une dérogation en faveur de la Fed.
Si ce n’est pas le cas et que l’hypothèse que vous esquissez se concrétise, ce serait catastrophique pour la confiance des investisseurs dans le dollar et le rôle international de la monnaie.
Oui.
Le dollar a pu s’imposer face à la livre sterling grâce à la combinaison de deux facteurs : le choc subi par la monnaie dominante — les deux guerres mondiales — qui a sapé la confiance dans sa solidité et sa stabilité ; et l’établissement d’une base institutionnelle pour une monnaie rivale.
À court terme, rien ne peut remplacer le dollar comme monnaie de réserve.
Barry Eichengreen
La création de la Réserve fédérale en 1913, dont l’un des premiers objectifs a été de promouvoir l’utilisation internationale du dollar — ce qu’elle a fait en soutenant le marché naissant des crédits à l’exportation, connus sous le nom d’effets de commerce (ou lettres de change commerciales) — a donc été décisif.
Je dirais que la perte de la domination mondiale de la livre sterling a été une conséquence plutôt qu’une cause du déclin économique et politique relatif du Royaume-Uni. Mais cette perte a eu des implications, comme en témoigne la crise de Suez en 1956, lorsque les États-Unis ont pu menacer de suspendre leur soutien à la livre sterling, contraignant le Royaume-Uni à céder aux exigences géopolitiques américaines.
À court terme, la réponse est simple : rien.
Aucune des alternatives, qu’il s’agisse de celles que vous mentionnez ou d’autres, n’est suffisamment mûre pour le moment.
Ainsi, le risque à court terme posé par la fuite du dollar est une pénurie ou une crise mondiale de liquidités — un scénario dans lequel il n’y aurait pas assez de liquidités internationales pour soutenir le système existant de commerce et de finance transfrontaliers.
À plus long terme, l’euro et le yuan pourront étendre leur portée internationale. Mais il faudra des années pour qu’ils puissent se substituer au dollar.
Elle doit achever l’union de ses marchés de capitaux. C’est important pour créer un marché profond et liquide : l’écosystème indispensable à une monnaie internationale de premier plan et de réserve.
Il faudrait des années pour que l’euro et le yuan se substituent pleinement au dollar.
Barry Eichengreen
L’objectif est réalisable. Mais il faut également qu’il existe une base installée d’obligations d’État notées AAA suffisamment importante pour répondre à la demande des investisseurs privés et institutionnels du reste du monde.
Or seuls trois États souverains de la zone euro — dont le minuscule Luxembourg — sont notés AAA par l’ensemble des agences de notation. On parle donc ici d’une augmentation significative des obligations de l’Union, émises avec le soutien total de l’Allemagne et des autres grands pays.
Est-ce réalisable ? Oui, c’est possible — mais les conditions politiques actuelles ne s’y prêtent pas.
C’est ce que je souligne en parlant de la temporalité, et c’est la raison principale pour laquelle j’ai dit qu’il faudrait des années pour que l’euro et le yuan se substituent pleinement au dollar.
Une réserve stratégique en cryptos serait la pire des folies. Autrement dit : je ne l’exclus plus.
Barry Eichengreen
Ces crypto-monnaies sont trop volatiles pour assurer les fonctions de réserve de valeur, d’unité de compte et de valeur refuge historiquement assurées par le Trésor américain.
Ce serait la pire des folies. Autrement dit : je ne l’exclus plus.
L’article Trump est-il en train de casser le dollar ? Une conversation avec Barry Eichengreen est apparu en premier sur Le Grand Continent.
20.04.2025 à 08:00
Matheo Malik
La menace la plus évidente pour un système politique démocratique est celle posée par [ceux qui peuvent] acheter à la fois la politique et la justice. […]. À un moment donné, un tel régime devient une ploutocratie manifeste. Tout le pouvoir réel sera entre les mains de quelques-uns, et non du plus grand nombre. Ce ne sont pas les mots d’un manifeste d’Occupy Wall Street ou d’un livre de Thomas Piketty, mais ceux du chroniqueur vedette du Financial Times, Martin Wolf, dans le livre douloureux (The crisis of democratic capitalism, 2023) qui receuille l’analyse faite dans ses articles au cours de la dernière décennie.
La ploutocratie est le régime politique dans lequel les riches gouvernent. Dans La Politique, Aristote l’appelle oligarchie, le gouvernement par le petit nombre, mais précise que ce qui le distingue est moins le nombre que la richesse de ceux qui détiennent le pouvoir — le fait d’évoquer cela comme kratos, et non arché, donne au mot « ploutocratie » une coloration encore plus rugueuse. Si les politiques publiques n’interviennent pas, prédisent Wolf, Branko Milanović et d’autres, les sociétés occidentales peuvent toutes dégénérer en ploutocraties. « Dans une large mesure », selon Wolf, « les États-Unis le sont déjà ». Des mots, ceux-là, publiés un an et demi avant le vote de novembre dernier — alors que la réélection de Donald Trump semblait encore évitable.
Mais qui sont les riches qui menacent de prendre le contrôle de nos sociétés ? Combien sont-ils ? Quel est leur niveau de richesse ? Comment l’ont-ils acquise — puis conservée ? Quel rôle jouent-ils dans la société ? Et quelle a été l’évolution à long terme de ces variables ?
Une enquête en forme de somme encyclopédiqueJusqu’à présent, la recherche scientifique s’est peu penchée sur ces questions mais de nombreuses réponses sont proposées par Guido Alfani, historien de l’économie à l’université Bocconi de Milan, dans un livre indispensable : As Gods Among Men : A History of the Rich in the West (Princeton University Press, 2023 ; 420 pages ; la traduction des passages cités est la mienne). « Une somme encyclopédique », a commenté Milanović lors d’une présentation à Milan en mars dernier.
Le titre, magnifique, s’inspire d’un passage d’un philosophe français du XIVe siècle, Nicole Oresme, qu’Alfani juxtapose, dans l’épigraphe du chapitre huit, à un commentaire similaire de Thomas Piketty. Les « super-riches » — superabundantes, dans le latin d’Oresme — ont un tel pouvoir sur les autres citoyens qu’ils sont « comme Dieu parmi les hommes » (p. 213 ; les « cités démocratiques » devraient les exiler ou les bannir, poursuit Oresme). Ce livre a deux mérites : il examine également le rôle social et politique des riches ; et il le fait à très long terme.
Les défauts de ce livre sont de l’ordre de la présentation. J’en attribuerais certains à l’éditeur plutôt qu’à l’auteur, et ils découlent visiblement de la tentative nécessaire, mais pas toujours réussie, de rendre le livre plus accessible. Il s’agit souvent d’un problème de cohérence : on dit de Platon et d’Aristote qu’ils étaient philosophes, par exemple, mais pas de Socrate. Et le lecteur à qui l’on a dit que Dante est « le grand poète italien de la fin du XIIIe siècle » (p. 178), ou que l’État de Florence était situé en Toscane (p. 20), se retrouve ensuite seul face aux « foires internationales de change de Bisenzone » (p. 148 ; il n’est pas impossible d’imaginer que c’est ainsi que les notaires milanais de la fin du XVIe siècle appelaient Besançon, mais quel que soit le lieu de cette foire, certains lecteurs se demanderont pourquoi diable, et dans quel sens du terme, quelques centaines de veuves milanaises y auraient « investi » de l’argent entre 1575 et 1607).
L’analyse de la littérature résumée dans l’introduction montre que si les études sur les classes sociales, l’inégalité ou même les individus, familles ou dynasties riches sont relativement nombreuses, celles consacrées aux riches en tant que groupe socio-économique homogène sont beaucoup plus rares.
En outre, les rares analyses systématiques ont tendance à se concentrer sur certaines régions de l’Occident, sans comparaison internationale, ou sur la partie supérieure de la distribution des richesses, et surtout à ignorer la période précédant la révolution industrielle. Le livre d’Alfani montre au contraire qu’une perspective multiséculaire « nous permet de détecter des caractéristiques de la société qui, autrement, resteraient cachées » (p. 6).
Dans ce compte rendu, je donnerai une idée de l’ampleur et de la profondeur de l’analyse, en citant quelques-unes des nombreuses estimations qui, je suppose, ne sont connues que des spécialistes. J’aborderai plus brièvement les thèses du livre sur les causes et les effets de la concentration de la richesse, et le rôle des riches dans la société.
La longue durée des richesLe premier chapitre décrit les limites, la méthode et les sources de l’analyse. Il est logique que l’auteur se concentre davantage sur les familles que sur les individus et les dynasties. Il définit la richesse comme le surplus matériel net. Il couvre la période allant du XIVe siècle à nos jours, avec de fréquentes références aux siècles précédents. Il fixe deux critères pour circonscrire l’objet de l’analyse. Le premier est la part de la richesse détenue par les cinq centiles les plus élevés de la population, ou le centile supérieur (le fameux « top 1 pour cent« ). L’autre, plus original, sert à dénombrer les riches : la frontière tracée pour les séparer du reste de la population est le fait de posséder plus de dix fois la richesse médiane de la société de référence.
« Les preuves historiques dont nous disposons aujourd’hui suggèrent que le phénomène de concentration des richesses est un processus continu qui a progressé de manière presque ininterrompue depuis l’ancienne Babylone jusqu’au Moyen Âge et jusqu’à aujourd’hui » (p. 36). Les seules interruptions claires et générales auraient coïncidé avec la peste du XIVe siècle et les guerres mondiales du siècle dernier. La guerre de Trente Ans aurait également entraîné une baisse sensible de la concentration des richesses, mais les effets auraient été plus faibles et limités à l’espace allemand.
L’évolution des deux derniers siècles, avec un pic à la veille de la Première Guerre mondiale et une forte reprise après les années 1970, est assez bien connue. La période antérieure est autrement plus intéressante. Dans la ville toscane de Prato, par exemple, vers 1300, les cinq premiers centiles de la population possédaient 55,3 % de la richesse totale, et le premier centile 29,2 %. Toujours juste avant la peste noire, dans les terres italiennes du comté de Savoie, ces deux parts étaient respectivement de 47,4 % et 22,3 %.
À titre de comparaison, en 2020, les mêmes proportions étaient de 40,4 % et de 22,2 % en Italie.
Les estimations citées par Alfani — concernant l’Angleterre, les Pouilles, le Piémont, les régions germaniques et les États de Venise et de Florence — indiquent qu’au cours du siècle suivant la peste, la concentration de la richesse est tombée aux niveaux les plus bas observés jusqu’à présent, avant de remonter lentement. En Toscane et au Piémont, par exemple, la part de richesse des cinq premiers centiles n’a retrouvé son niveau d’avant la peste qu’au XVIIIe siècle.
L’Angleterre se distingue dans ces estimations. Dès le début du XIXe siècle, les 5 % les plus riches de la population possédaient plus de 70 % de la richesse totale, et les 1 % les plus riches 55 %. À titre de comparaison, dans l’espace allemand, ces deux parts étaient respectivement d’environ 36 % et 17 %, et deux décennies plus tôt, dans les colonies américaines de la Couronne britannique, qui s’apprêtaient à devenir indépendantes, elles étaient de 41,1 % et 16,5 %.
L’inégalité des données n’explique qu’une petite partie de l’écart.
La principale raison, selon Alfani, est que l’Angleterre était déjà « assez riche » pour se permettre des niveaux d’inégalité aussi élevés (p. 43). Cette idée rappelle les études — de Milanović, Alfani lui-même et d’autres — sur le « ratio d’extraction des inégalités » : puisque tout le monde doit survivre, plus une société est riche, plus la part de la richesse totale qui, non consommée pour maintenir la population en vie, peut être remise aux élites est importante. Outre le niveau d’inégalité, il est donc également intéressant d’examiner à quel point il est éloigné du niveau maximal que la richesse de la société permettrait.
En effet, avec les première et deuxième révolutions industrielles, la concentration de la richesse dans d’autres pays s’est également rapprochée des niveaux britanniques, atteignant son apogée au début du XXe siècle. En Europe — le chiffre est une moyenne entre la France, le Royaume-Uni et la Suède — à la veille de la Première Guerre mondiale, les 1 % les plus riches de la population contrôlaient environ 65 % de la richesse totale. Les États-Unis étaient alors plus égalitaires — la part des 1 % les plus riches était inférieure de 20 points de pourcentage — mais l’ont été beaucoup moins après le milieu du siècle dernier.
La richesse comme variable politiqueQuelles sont les raisons de la croissance continue et presque monotone de la concentration de la richesse en Occident entre la peste du XIVe siècle et 1914, puis au cours du dernier demi-siècle ?
L’industrialisation, à la Kutznets, et plus généralement le développement économique ne peuvent à eux seuls expliquer le phénomène, affirme Alfani.
Pour l’ère préindustrielle, il identifie un certain nombre de causes suffisantes, dont aucune ne semble nécessaire. Outre le développement économique, il cite la dynamique démographique, les changements institutionnels, la prolétarisation des petits propriétaires agricoles et, surtout, l’apparition de l’État militaro-fiscal : en effet, les systèmes fiscaux qui finançaient les guerres, les armées et l’accroissement des fonctions publiques étaient fiscalement régressifs et n’ont commencé à évoluer vers la progressivité qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. En présence d’une seule de ces causes, les inégalités de richesse ont eu tendance à s’accroître, par inertie.
L’importance du caractère régressif ou progressif de la fiscalité est démontrée par l’évolution de la concentration de la richesse au cours des cent dernières années. Outre la destruction d’une partie du capital physique et financier des élites pendant les trente années des deux guerres mondiales, le déclin brutal et durable de la concentration de la richesse après 1914 a été alimenté par la diffusion de systèmes fiscaux souvent très progressifs. De manière spéculative, la reprise de la concentration de la richesse après les années 1970 a coïncidé avec une réduction quasi générale de la progressivité de l’impôt. Alfani propose cette image (p. 55) :
En 1975, le taux d’imposition le plus élevé sur les revenus du travail était de 83 % au Royaume-Uni, 70 % aux États-Unis, 72 % en Italie, 60 % en France, 56 % en Allemagne et 47 % au Canada. Vingt-cinq ans plus tard […] la situation s’est inversée, avec un taux plus élevé de 61 % en France, 60 % en Allemagne, 54 % au Canada, 51 % en Italie, 48 % aux États-Unis et 40 % au Royaume-Uni. Les taux supérieurs de l’impôt sur les successions […] ont suivi une trajectoire similaire.
L’importance de cette variable éminemment politique est souvent soulignée, et elle est étroitement liée au point central : le rôle politique des riches.
Compter les richesCombien y avait-il de riches, et combien y en a-t-il ? Le critère pour les compter, on l’a dit, est de posséder une richesse supérieure à dix fois la médiane. Les estimations pour la Flandre, les Pouilles, le Piémont, la zone germanique et les États de Venise et de Florence suggèrent que, jusqu’au milieu du XVIe siècle, les riches représentaient généralement entre 1 % et 6 % de la population. Ensuite, ils ont afflué, plus ou moins nombreux : à Venise, par exemple, ils représentaient 12 % de la population en 1750.
Là encore, selon Alfani, cette variable n’est pas liée à la croissance économique.
Entre le XVIIe siècle et la révolution industrielle, dans la Florence en déclin, le nombre de riches a augmenté significativement plus et plus vite que dans le Piémont, dont l’économie était plus dynamique, parce que les élites florentines ont pu se renforcer « en agissant de manière de plus en plus rapace envers les couches les plus pauvres [de la population] » (p. 59).
Pour la période postérieure à la révolution industrielle, de telles estimations sont impossibles pour l’instant, car les données tendent à se limiter au sommet de la pyramide.
Ceux qui utilisent les seuils les plus bas — un million de dollars — attestent qu’en 2020, les millionnaires américains représentaient 8,8 % de la population adulte, les millionnaires français 4,9 %, les millionnaires britanniques 4,7 %, les millionnaires allemands 4,3 % et les millionnaires italiens 3 %. Des pourcentages qui, malgré les crises récentes, augmentent fortement dans les économies les plus fortes : par rapport à 2012, le nombre de millionnaires américains et allemands a presque doublé. Contrairement à l’exemple du XVIIe siècle, les élites des économies les plus faibles semblent être relativement moins « avides » — ou capables : entre 2012 et 2020, le pourcentage de millionnaires anglais et italiens n’augmente que d’un tiers environ. En France, il est stationnaire.
Comment les riches ont acquis et conservé leur richesseNoblesse ; commerce et industrie ; finance : dans les sept siècles étudiés par Alfani, ce sont les trois voies d’accès à la richesse. Beaucoup moins les professions libérales. Et au sommet, les deux dernières se confondent souvent avec la première — lorsque les grands marchands et les banquiers sont anoblis.
Le traitement prosopographique de ces itinéraires occupe la majeure partie du livre, riche en détails et souvent fascinant.
Comme dans le récit des vicissitudes de Gracia Nasi, une veuve portugaise de tradition juive qui, au milieu du XVIe siècle, a pris les rênes de la banque familiale et s’est déplacée entre Lisbonne, Anvers, Aix-la-Chapelle, Lyon, Venise, Ferrare et Constantinople pour se défendre, défendre sa sœur, sa fille et leur capital contre les prétendants intéressés — y compris un bâtard de la maison d’Aragon, proposé par Charles Quint — et contre les persécutions religieuses. Je me limiterai ici à deux points, qui restent d’actualité.
Quelle que soit la voie empruntée, ceux qui excellaient étaient généralement proches du pouvoir politique, souvent après l’anoblissement souhaité, et pouvaient l’utiliser pour renforcer à la fois leur position patrimoniale et la solidité de la dynastie qu’ils envisageaient après eux. Le régime successoral était souvent décisif, car les générations qui suivaient le fondateur — ou le refondateur — de la lignée ou de l’entreprise s’enrichissaient principalement grâce à l’héritage qu’elles recevaient. À l’époque préindustrielle, la variable déterminante était le régime légal de succession, qui pouvait être la primogéniture ou un régime plus égalitaire et, dans ce dernier cas, pouvait souvent être modifié par des institutions — telles que le fidiecommissum — qui ancraient la succession à la lignée mâle du premier-né. Plus tard, la primogéniture et ces institutions ont perdu de leur importance, de même que les politiques fiscales dont je viens de parler.
Ces pages d’Alfani montrent que la richesse est une question éminemment politique. Pour la simple et évidente raison que les politiques publiques ont une influence décisive sur l’augmentation ou la diminution de sa concentration dans quelques mains ; celles-ci, si elles sont suffisamment fortes, peuvent affecter l’orientation de ces mêmes politiques publiques.
La position incertaine des riches dans la sociétéAprès la crise financière de 2007-2008, la question de savoir si la concentration croissante des richesses nuit à la croissance économique a également retenu l’attention.
L’un des arguments avancés est que les riches consomment relativement moins que les autres ménages, ce qui fait baisser la demande globale. Un autre argument, complémentaire, est que le moteur de la croissance à long terme, l’innovation — un processus conflictuel, selon la célèbre thèse de Joseph Schumpeter, qui menace les intérêts des élites parce qu’il procède par « destruction créatrice », avec de nouvelles innovations qui supplantent continuellement les anciennes et révolutionnent l’équilibre du pouvoir entre les anciens et les nouveaux innovateurs — souffre également. Dans son histoire économique du « long » vingtième siècle, Bradford DeLong commente par exemple la décélération des quatre dernières décennies de la manière suivante : « une croissance aussi rapide que celle observée entre 1945 et 1973 nécessite une destruction créatrice : et comme [dans ce processus] c’est la richesse des ploutocrates qui est détruite, il est peu probable qu’ils l’encouragent ».
Alfani mentionne les effets économiques de la concentration des richesses en rappelant ces deux arguments, mais il se concentre sur le rôle des riches dans la société. En outre, ces deux arguments restent controversés, notamment parce qu’ils recoupent la question plus générale de savoir si — ou plutôt, dans quelles conditions — les questions d’efficacité peuvent être séparées des questions de distribution. Si, toutefois, nous supposons que le deuxième argument est valable, comme cela semble plausible, la question devient précisément celle qu’Alfani aborde, à savoir comment les « ploutocrates » se défendent contre la destruction créatrice. Là encore, il s’agit d’une question politique.
Pour en revenir aux trois voies d’accès à la richesse, dans l’Ancien Régime, la position de la noblesse était ferme et claire.
La population acceptait les privilèges des membres de cet ordre et la transmission héréditaire des titres et des possessions, les inscrivant dans une conception que l’on croyait largement, quoique vaguement, « divine » (p. 70).
Dans l’espace plus incertain entre la plèbe et la noblesse vivaient les marchands.
Sur la base d’autorités comme saint Thomas, les riches étaient considérés jusqu’au XVe siècle comme des pécheurs « presque par définition » et, comme le suggère le passage d’Oresme cité plus haut, on « craignait que leur seule présence ne déstabilise la société » (pp. 214-15). D’où, par exemple, les fréquentes lois des communes italiennes contre les « magnats », comme les Ordinamenti di Giustizia florentins de 1293. Plus tard, les humanistes commencèrent à affirmer la vertu et l’utilité sociale des riches, qui se voyaient essentiellement attribuer la fonction de « dépositaires privés de ressources financières » auxquels la communauté pouvait recourir en cas de besoin. En 1434, par exemple, Cosimo de’ Medici « sauve Florence de la catastrophe financière » (p. 131). Et s’il devient seigneur de la ville, c’est aussi grâce aux ressources qu’il consacre à des œuvres publiques de fait, en fondant par exemple la bibliothèque Médicis ou le couvent de Saint-Marc : c’est d’ailleurs une autre raison invoquée par les auteurs contemporains pour soutenir l’utilité sociale des riches.
Ces fonctions des riches, qui étaient certainement motivées par l’intérêt personnel, mais qui étaient de plus en plus considérées comme des devoirs, sont projetées à l’époque contemporaine.
Comme Cosimo l’Ancien cinq siècles plus tôt, par exemple, John P. Morgan a « sauvé son pays de la faillite » en 1907, grâce à son « énorme » richesse et à son influence (p. 229). De même, la progressivité de l’impôt — qui augmente fortement dans la période des deux guerres mondiales — peut être comprise comme la manière dont les riches du siècle dernier ont rempli cette fonction de dépôt privé dans l’intérêt public, qui, cinq ou six siècles plus tôt, a contribué à leur légitimité sociale stable.
La forte réduction de la progressivité de l’impôt au cours des dernières décennies marque donc une discontinuité dans cette histoire séculaire et peut représenter un risque pour les riches : aujourd’hui, ils « rejettent essentiellement un rôle qui a servi à justifier l’existence même d’écarts de richesse importants » et, par conséquent, « alimentent le ressentiment et rendent leur propre rôle dans la société incertain » (228). Le paradoxe, bien sûr, est que cette discontinuité est également due à l’influence politique des riches.
Le pouvoir politique des richesEn ce qui concerne leur poids politique, l’analyse d’Alfani se concentre non pas sur les riches mais sur les « super-riches » — dont l’influence politique est suffisamment importante pour entrer en conflit avec le principe de l’égalité des droits politiques.
Les comparaisons historiques pertinentes sont donc les sociétés qui, dans une certaine mesure, ont reconnu ce principe, telles que la démocratie athénienne, les communes médiévales et les républiques patriciennes du début de l’ère moderne. Dans les premières, le risque que des citoyens éminemment riches se placent au-dessus de la loi a motivé l’institution de l’ostracisme, que, pour la même raison, plusieurs municipalités ont également adopté, sous des formes différentes — Côme l’Ancien a par exemple a été banni en 1433).
Laissons de côté les républiques patriciennes pour faire un bond en avant de quelques siècles, après que les fonctions semi-publiques mentionnées plus haut ont assuré aux riches non nobles une légitimité sociale qu’ils n’avaient jamais eue dans le monde médiéval.
Si, au XIXe siècle, les parlements étaient remplis de ces personnes, leur influence politique s’est affaiblie au début du XXe siècle, a fortement diminué après 1945 et est remontée après les années 1990. Cette évolution est plus décrite qu’expliquée dans l’ouvrage. Mais à la lumière de la dérive oligarchique que nous observons, l’intérêt de la reconstruction de long terme proposée par Alfani est aussi de rappeler l' »exceptionnalité historique » des régimes politiques égalitaires qui ont vu le jour après 1945 (p. 268).
Le risque que l’exception se referme, comme une parenthèse, ne doit pas être sous-estimé : les cas de Silvio Berlusconi et de Donald Trump, milliardaires et chefs de gouvernement ou d’État, qu’Alfani examine, suggèrent que nous ne sommes pas loin des conditions qui, il y a des siècles, justifiaient le recours à l’institution de l’ostracisme, que nous considérons aujourd’hui comme inadmissible — et à juste titre, même si la théorie politique républicaine offre des solutions plus acceptables et plus efficaces, comme je tente de l’argumenter dans un livre à paraître d’ici quelques mois.
Parmi les nombreux parallèles qui relient ces deux personnages, l’un d’eux illustre la faiblesse des limites institutionnelles les plus incontestées au rôle politique des « super-riches ».
Berlusconi a été définitivement condamné pour fraude fiscale et expulsé du Sénat. Mais en 2019, il a été élu au Parlement européen — et aujourd’hui encore, même après sa mort, son nom figure sur les bulletins de vote, sous le symbole du parti qu’il a fondé et qu’il a toujours dominé.
La trajectoire de Trump est similaire : après diverses vicissitudes judiciaires, une avalanche de votes a réhabilité un personnage qui, il y a trois ans, semblait fini. La tentative d’ostraciser Berlusconi ou Trump, que ce soit par des moyens juridiques ou politiques, s’est également brisée sur leur énorme richesse, ainsi que sur la faiblesse de l’offre politique de leurs adversaires. Ni leurs problèmes juridiques ni leur richesse n’ont été perçus par leurs électeurs comme un problème. Au contraire : elles ont constitué une bonne raison de les soutenir.
Le regard à très long terme qu’Alfani porte sur le rapport des riches à la fiscalité est éclairant et indispensable. Les systèmes souvent très régressifs de l’époque moderne, qui ont délibérément consolidé le pouvoir des élites, n’ont pas déstabilisé ces sociétés : à la fois parce que l’inégalité était sanctionnée par l’idéologie dominante et que les fonctions semi-publiques des riches la justifiaient — mais aussi parce qu’en termes absolus, les riches payaient plus que n’importe qui d’autre : à Venise, en 1550, les 5 % les plus riches de la population payaient un peu moins de la moitié de tous les impôts au Trésor, en 1750, un peu moins de 60 %. Construit par ses élites, ce système était cohérent en interne et généralement équilibré.
Entre la fin du XIXe siècle et 1945, un autre équilibre s’est dessiné, avec le suffrage universel, l’État-providence, la progressivité de l’impôt et une réduction significative de la concentration des richesses.
Après les années 1970, cependant, la progressivité de l’impôt a commencé à décliner et les inégalités de richesse à se creuser. Selon Alfani, il est très probable que l’influence politique croissante des super-riches ait contribué à ce revirement : sceptiques quant à l’efficacité de l’État, ils étaient davantage disposés à consacrer une partie de leur fortune à la philanthropie. Alfani rappelle qu’en agissant de la sorte, ils « sapent leur propre position sociale ».
L’argument est aussi simple que puissant : après des siècles d’aversion, les riches ont trouvé une place dans les sociétés européennes « précisément parce qu’ils ont permis au public de bénéficier de leurs ressources privées », et ce non pas tant par la charité ou la philanthropie, mais parce qu' »ils étaient prêts à être taxés lorsque la communauté avait un besoin urgent de ressources supplémentaires » (p. 284 ; les italiques sont d’Alfani). Par exemple, lors de la pandémie de Covid-19, le fait que les riches n’acceptent pas de nouveaux impôts a suscité de vives critiques.
Le cas des États-Unis aujourd’hui semble paradigmatique.
Si la philanthropie était destinée à renforcer la position sociale des riches, elle semble y être restée indifférente auprès de l’électorat populaire, qui tourne sa colère bien plus contre l’establishment politique et intellectuel de Washington, et contre le segment des élites économiques qui lui est associé, que contre Trump et l’homme le plus riche du monde, Elon Musk.
Ainsi, si les politiques de la période néolibérale ont profité aux riches, et en ont créé beaucoup de nouveaux, leurs effets pourraient alimenter des arguments et des attitudes similaires à ceux de saint Thomas, d’Oresme et de leurs contemporains. Au-delà des considérations de justice, des raisons plus subjectives et élémentaires de prudence pourraient conduire les super-riches à s’interroger sur l’intérêt à long terme d’une défense tous azimuts de ces politiques. Il est tout aussi évident, cependant, que de telles considérations resteront inopérantes en l’absence d’une pression politique consciente et ciblée.
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La menace la plus évidente pour un système politique démocratique est celle posée par [ceux qui peuvent] acheter à la fois la politique et la justice. […]. À un moment donné, un tel régime devient une ploutocratie manifeste. Tout le pouvoir réel sera entre les mains de quelques-uns, et non du plus grand nombre. Ce ne sont pas les mots d’un manifeste d’Occupy Wall Street ou d’un livre de Thomas Piketty, mais ceux du chroniqueur vedette du Financial Times, Martin Wolf, dans le livre douloureux (The crisis of democratic capitalism, 2023) qui receuille l’analyse faite dans ses articles au cours de la dernière décennie.
La ploutocratie est le régime politique dans lequel les riches gouvernent. Dans La Politique, Aristote l’appelle oligarchie, le gouvernement par le petit nombre, mais précise que ce qui le distingue est moins le nombre que la richesse de ceux qui détiennent le pouvoir — le fait d’évoquer cela comme kratos, et non arché, donne au mot « ploutocratie » une coloration encore plus rugueuse. Si les politiques publiques n’interviennent pas, prédisent Wolf, Branko Milanović et d’autres, les sociétés occidentales peuvent toutes dégénérer en ploutocraties. « Dans une large mesure », selon Wolf, « les États-Unis le sont déjà ». Des mots, ceux-là, publiés un an et demi avant le vote de novembre dernier — alors que la réélection de Donald Trump semblait encore évitable.
Mais qui sont les riches qui menacent de prendre le contrôle de nos sociétés ? Combien sont-ils ? Quel est leur niveau de richesse ? Comment l’ont-ils acquise — puis conservée ? Quel rôle jouent-ils dans la société ? Et quelle a été l’évolution à long terme de ces variables ?
Jusqu’à présent, la recherche scientifique s’est peu penchée sur ces questions mais de nombreuses réponses sont proposées par Guido Alfani, historien de l’économie à l’université Bocconi de Milan, dans un livre indispensable : As Gods Among Men : A History of the Rich in the West (Princeton University Press, 2023 ; 420 pages ; la traduction des passages cités est la mienne). « Une somme encyclopédique », a commenté Milanović lors d’une présentation à Milan en mars dernier.
Le titre, magnifique, s’inspire d’un passage d’un philosophe français du XIVe siècle, Nicole Oresme, qu’Alfani juxtapose, dans l’épigraphe du chapitre huit, à un commentaire similaire de Thomas Piketty. Les « super-riches » — superabundantes, dans le latin d’Oresme — ont un tel pouvoir sur les autres citoyens qu’ils sont « comme Dieu parmi les hommes » (p. 213 ; les « cités démocratiques » devraient les exiler ou les bannir, poursuit Oresme). Ce livre a deux mérites : il examine également le rôle social et politique des riches ; et il le fait à très long terme.
Les défauts de ce livre sont de l’ordre de la présentation. J’en attribuerais certains à l’éditeur plutôt qu’à l’auteur, et ils découlent visiblement de la tentative nécessaire, mais pas toujours réussie, de rendre le livre plus accessible. Il s’agit souvent d’un problème de cohérence : on dit de Platon et d’Aristote qu’ils étaient philosophes, par exemple, mais pas de Socrate. Et le lecteur à qui l’on a dit que Dante est « le grand poète italien de la fin du XIIIe siècle » (p. 178), ou que l’État de Florence était situé en Toscane (p. 20), se retrouve ensuite seul face aux « foires internationales de change de Bisenzone » (p. 148 ; il n’est pas impossible d’imaginer que c’est ainsi que les notaires milanais de la fin du XVIe siècle appelaient Besançon, mais quel que soit le lieu de cette foire, certains lecteurs se demanderont pourquoi diable, et dans quel sens du terme, quelques centaines de veuves milanaises y auraient « investi » de l’argent entre 1575 et 1607).
L’analyse de la littérature résumée dans l’introduction montre que si les études sur les classes sociales, l’inégalité ou même les individus, familles ou dynasties riches sont relativement nombreuses, celles consacrées aux riches en tant que groupe socio-économique homogène sont beaucoup plus rares.
En outre, les rares analyses systématiques ont tendance à se concentrer sur certaines régions de l’Occident, sans comparaison internationale, ou sur la partie supérieure de la distribution des richesses, et surtout à ignorer la période précédant la révolution industrielle. Le livre d’Alfani montre au contraire qu’une perspective multiséculaire « nous permet de détecter des caractéristiques de la société qui, autrement, resteraient cachées » (p. 6).
Dans ce compte rendu, je donnerai une idée de l’ampleur et de la profondeur de l’analyse, en citant quelques-unes des nombreuses estimations qui, je suppose, ne sont connues que des spécialistes. J’aborderai plus brièvement les thèses du livre sur les causes et les effets de la concentration de la richesse, et le rôle des riches dans la société.
Le premier chapitre décrit les limites, la méthode et les sources de l’analyse. Il est logique que l’auteur se concentre davantage sur les familles que sur les individus et les dynasties. Il définit la richesse comme le surplus matériel net. Il couvre la période allant du XIVe siècle à nos jours, avec de fréquentes références aux siècles précédents. Il fixe deux critères pour circonscrire l’objet de l’analyse. Le premier est la part de la richesse détenue par les cinq centiles les plus élevés de la population, ou le centile supérieur (le fameux « top 1 pour cent« ). L’autre, plus original, sert à dénombrer les riches : la frontière tracée pour les séparer du reste de la population est le fait de posséder plus de dix fois la richesse médiane de la société de référence.
« Les preuves historiques dont nous disposons aujourd’hui suggèrent que le phénomène de concentration des richesses est un processus continu qui a progressé de manière presque ininterrompue depuis l’ancienne Babylone jusqu’au Moyen Âge et jusqu’à aujourd’hui » (p. 36). Les seules interruptions claires et générales auraient coïncidé avec la peste du XIVe siècle et les guerres mondiales du siècle dernier. La guerre de Trente Ans aurait également entraîné une baisse sensible de la concentration des richesses, mais les effets auraient été plus faibles et limités à l’espace allemand.
L’évolution des deux derniers siècles, avec un pic à la veille de la Première Guerre mondiale et une forte reprise après les années 1970, est assez bien connue. La période antérieure est autrement plus intéressante. Dans la ville toscane de Prato, par exemple, vers 1300, les cinq premiers centiles de la population possédaient 55,3 % de la richesse totale, et le premier centile 29,2 %. Toujours juste avant la peste noire, dans les terres italiennes du comté de Savoie, ces deux parts étaient respectivement de 47,4 % et 22,3 %.
À titre de comparaison, en 2020, les mêmes proportions étaient de 40,4 % et de 22,2 % en Italie.
Les estimations citées par Alfani — concernant l’Angleterre, les Pouilles, le Piémont, les régions germaniques et les États de Venise et de Florence — indiquent qu’au cours du siècle suivant la peste, la concentration de la richesse est tombée aux niveaux les plus bas observés jusqu’à présent, avant de remonter lentement. En Toscane et au Piémont, par exemple, la part de richesse des cinq premiers centiles n’a retrouvé son niveau d’avant la peste qu’au XVIIIe siècle.
L’Angleterre se distingue dans ces estimations. Dès le début du XIXe siècle, les 5 % les plus riches de la population possédaient plus de 70 % de la richesse totale, et les 1 % les plus riches 55 %. À titre de comparaison, dans l’espace allemand, ces deux parts étaient respectivement d’environ 36 % et 17 %, et deux décennies plus tôt, dans les colonies américaines de la Couronne britannique, qui s’apprêtaient à devenir indépendantes, elles étaient de 41,1 % et 16,5 %.
L’inégalité des données n’explique qu’une petite partie de l’écart.
La principale raison, selon Alfani, est que l’Angleterre était déjà « assez riche » pour se permettre des niveaux d’inégalité aussi élevés (p. 43). Cette idée rappelle les études — de Milanović, Alfani lui-même et d’autres — sur le « ratio d’extraction des inégalités » : puisque tout le monde doit survivre, plus une société est riche, plus la part de la richesse totale qui, non consommée pour maintenir la population en vie, peut être remise aux élites est importante. Outre le niveau d’inégalité, il est donc également intéressant d’examiner à quel point il est éloigné du niveau maximal que la richesse de la société permettrait.
En effet, avec les première et deuxième révolutions industrielles, la concentration de la richesse dans d’autres pays s’est également rapprochée des niveaux britanniques, atteignant son apogée au début du XXe siècle. En Europe — le chiffre est une moyenne entre la France, le Royaume-Uni et la Suède — à la veille de la Première Guerre mondiale, les 1 % les plus riches de la population contrôlaient environ 65 % de la richesse totale. Les États-Unis étaient alors plus égalitaires — la part des 1 % les plus riches était inférieure de 20 points de pourcentage — mais l’ont été beaucoup moins après le milieu du siècle dernier.
Quelles sont les raisons de la croissance continue et presque monotone de la concentration de la richesse en Occident entre la peste du XIVe siècle et 1914, puis au cours du dernier demi-siècle ?
L’industrialisation, à la Kutznets, et plus généralement le développement économique ne peuvent à eux seuls expliquer le phénomène, affirme Alfani.
Pour l’ère préindustrielle, il identifie un certain nombre de causes suffisantes, dont aucune ne semble nécessaire. Outre le développement économique, il cite la dynamique démographique, les changements institutionnels, la prolétarisation des petits propriétaires agricoles et, surtout, l’apparition de l’État militaro-fiscal : en effet, les systèmes fiscaux qui finançaient les guerres, les armées et l’accroissement des fonctions publiques étaient fiscalement régressifs et n’ont commencé à évoluer vers la progressivité qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. En présence d’une seule de ces causes, les inégalités de richesse ont eu tendance à s’accroître, par inertie.
L’importance du caractère régressif ou progressif de la fiscalité est démontrée par l’évolution de la concentration de la richesse au cours des cent dernières années. Outre la destruction d’une partie du capital physique et financier des élites pendant les trente années des deux guerres mondiales, le déclin brutal et durable de la concentration de la richesse après 1914 a été alimenté par la diffusion de systèmes fiscaux souvent très progressifs. De manière spéculative, la reprise de la concentration de la richesse après les années 1970 a coïncidé avec une réduction quasi générale de la progressivité de l’impôt. Alfani propose cette image (p. 55) :
En 1975, le taux d’imposition le plus élevé sur les revenus du travail était de 83 % au Royaume-Uni, 70 % aux États-Unis, 72 % en Italie, 60 % en France, 56 % en Allemagne et 47 % au Canada. Vingt-cinq ans plus tard […] la situation s’est inversée, avec un taux plus élevé de 61 % en France, 60 % en Allemagne, 54 % au Canada, 51 % en Italie, 48 % aux États-Unis et 40 % au Royaume-Uni. Les taux supérieurs de l’impôt sur les successions […] ont suivi une trajectoire similaire.
L’importance de cette variable éminemment politique est souvent soulignée, et elle est étroitement liée au point central : le rôle politique des riches.
Combien y avait-il de riches, et combien y en a-t-il ? Le critère pour les compter, on l’a dit, est de posséder une richesse supérieure à dix fois la médiane. Les estimations pour la Flandre, les Pouilles, le Piémont, la zone germanique et les États de Venise et de Florence suggèrent que, jusqu’au milieu du XVIe siècle, les riches représentaient généralement entre 1 % et 6 % de la population. Ensuite, ils ont afflué, plus ou moins nombreux : à Venise, par exemple, ils représentaient 12 % de la population en 1750.
Là encore, selon Alfani, cette variable n’est pas liée à la croissance économique.
Entre le XVIIe siècle et la révolution industrielle, dans la Florence en déclin, le nombre de riches a augmenté significativement plus et plus vite que dans le Piémont, dont l’économie était plus dynamique, parce que les élites florentines ont pu se renforcer « en agissant de manière de plus en plus rapace envers les couches les plus pauvres [de la population] » (p. 59).
Pour la période postérieure à la révolution industrielle, de telles estimations sont impossibles pour l’instant, car les données tendent à se limiter au sommet de la pyramide.
Ceux qui utilisent les seuils les plus bas — un million de dollars — attestent qu’en 2020, les millionnaires américains représentaient 8,8 % de la population adulte, les millionnaires français 4,9 %, les millionnaires britanniques 4,7 %, les millionnaires allemands 4,3 % et les millionnaires italiens 3 %. Des pourcentages qui, malgré les crises récentes, augmentent fortement dans les économies les plus fortes : par rapport à 2012, le nombre de millionnaires américains et allemands a presque doublé. Contrairement à l’exemple du XVIIe siècle, les élites des économies les plus faibles semblent être relativement moins « avides » — ou capables : entre 2012 et 2020, le pourcentage de millionnaires anglais et italiens n’augmente que d’un tiers environ. En France, il est stationnaire.
Noblesse ; commerce et industrie ; finance : dans les sept siècles étudiés par Alfani, ce sont les trois voies d’accès à la richesse. Beaucoup moins les professions libérales. Et au sommet, les deux dernières se confondent souvent avec la première — lorsque les grands marchands et les banquiers sont anoblis.
Le traitement prosopographique de ces itinéraires occupe la majeure partie du livre, riche en détails et souvent fascinant.
Comme dans le récit des vicissitudes de Gracia Nasi, une veuve portugaise de tradition juive qui, au milieu du XVIe siècle, a pris les rênes de la banque familiale et s’est déplacée entre Lisbonne, Anvers, Aix-la-Chapelle, Lyon, Venise, Ferrare et Constantinople pour se défendre, défendre sa sœur, sa fille et leur capital contre les prétendants intéressés — y compris un bâtard de la maison d’Aragon, proposé par Charles Quint — et contre les persécutions religieuses. Je me limiterai ici à deux points, qui restent d’actualité.
Quelle que soit la voie empruntée, ceux qui excellaient étaient généralement proches du pouvoir politique, souvent après l’anoblissement souhaité, et pouvaient l’utiliser pour renforcer à la fois leur position patrimoniale et la solidité de la dynastie qu’ils envisageaient après eux. Le régime successoral était souvent décisif, car les générations qui suivaient le fondateur — ou le refondateur — de la lignée ou de l’entreprise s’enrichissaient principalement grâce à l’héritage qu’elles recevaient. À l’époque préindustrielle, la variable déterminante était le régime légal de succession, qui pouvait être la primogéniture ou un régime plus égalitaire et, dans ce dernier cas, pouvait souvent être modifié par des institutions — telles que le fidiecommissum — qui ancraient la succession à la lignée mâle du premier-né. Plus tard, la primogéniture et ces institutions ont perdu de leur importance, de même que les politiques fiscales dont je viens de parler.
Ces pages d’Alfani montrent que la richesse est une question éminemment politique. Pour la simple et évidente raison que les politiques publiques ont une influence décisive sur l’augmentation ou la diminution de sa concentration dans quelques mains ; celles-ci, si elles sont suffisamment fortes, peuvent affecter l’orientation de ces mêmes politiques publiques.
Après la crise financière de 2007-2008, la question de savoir si la concentration croissante des richesses nuit à la croissance économique a également retenu l’attention.
L’un des arguments avancés est que les riches consomment relativement moins que les autres ménages, ce qui fait baisser la demande globale. Un autre argument, complémentaire, est que le moteur de la croissance à long terme, l’innovation — un processus conflictuel, selon la célèbre thèse de Joseph Schumpeter, qui menace les intérêts des élites parce qu’il procède par « destruction créatrice », avec de nouvelles innovations qui supplantent continuellement les anciennes et révolutionnent l’équilibre du pouvoir entre les anciens et les nouveaux innovateurs — souffre également. Dans son histoire économique du « long » vingtième siècle, Bradford DeLong commente par exemple la décélération des quatre dernières décennies de la manière suivante : « une croissance aussi rapide que celle observée entre 1945 et 1973 nécessite une destruction créatrice : et comme [dans ce processus] c’est la richesse des ploutocrates qui est détruite, il est peu probable qu’ils l’encouragent ».
Alfani mentionne les effets économiques de la concentration des richesses en rappelant ces deux arguments, mais il se concentre sur le rôle des riches dans la société. En outre, ces deux arguments restent controversés, notamment parce qu’ils recoupent la question plus générale de savoir si — ou plutôt, dans quelles conditions — les questions d’efficacité peuvent être séparées des questions de distribution. Si, toutefois, nous supposons que le deuxième argument est valable, comme cela semble plausible, la question devient précisément celle qu’Alfani aborde, à savoir comment les « ploutocrates » se défendent contre la destruction créatrice. Là encore, il s’agit d’une question politique.
Pour en revenir aux trois voies d’accès à la richesse, dans l’Ancien Régime, la position de la noblesse était ferme et claire.
La population acceptait les privilèges des membres de cet ordre et la transmission héréditaire des titres et des possessions, les inscrivant dans une conception que l’on croyait largement, quoique vaguement, « divine » (p. 70).
Dans l’espace plus incertain entre la plèbe et la noblesse vivaient les marchands.
Sur la base d’autorités comme saint Thomas, les riches étaient considérés jusqu’au XVe siècle comme des pécheurs « presque par définition » et, comme le suggère le passage d’Oresme cité plus haut, on « craignait que leur seule présence ne déstabilise la société » (pp. 214-15). D’où, par exemple, les fréquentes lois des communes italiennes contre les « magnats », comme les Ordinamenti di Giustizia florentins de 1293. Plus tard, les humanistes commencèrent à affirmer la vertu et l’utilité sociale des riches, qui se voyaient essentiellement attribuer la fonction de « dépositaires privés de ressources financières » auxquels la communauté pouvait recourir en cas de besoin. En 1434, par exemple, Cosimo de’ Medici « sauve Florence de la catastrophe financière » (p. 131). Et s’il devient seigneur de la ville, c’est aussi grâce aux ressources qu’il consacre à des œuvres publiques de fait, en fondant par exemple la bibliothèque Médicis ou le couvent de Saint-Marc : c’est d’ailleurs une autre raison invoquée par les auteurs contemporains pour soutenir l’utilité sociale des riches.
Ces fonctions des riches, qui étaient certainement motivées par l’intérêt personnel, mais qui étaient de plus en plus considérées comme des devoirs, sont projetées à l’époque contemporaine.
Comme Cosimo l’Ancien cinq siècles plus tôt, par exemple, John P. Morgan a « sauvé son pays de la faillite » en 1907, grâce à son « énorme » richesse et à son influence (p. 229). De même, la progressivité de l’impôt — qui augmente fortement dans la période des deux guerres mondiales — peut être comprise comme la manière dont les riches du siècle dernier ont rempli cette fonction de dépôt privé dans l’intérêt public, qui, cinq ou six siècles plus tôt, a contribué à leur légitimité sociale stable.
La forte réduction de la progressivité de l’impôt au cours des dernières décennies marque donc une discontinuité dans cette histoire séculaire et peut représenter un risque pour les riches : aujourd’hui, ils « rejettent essentiellement un rôle qui a servi à justifier l’existence même d’écarts de richesse importants » et, par conséquent, « alimentent le ressentiment et rendent leur propre rôle dans la société incertain » (228). Le paradoxe, bien sûr, est que cette discontinuité est également due à l’influence politique des riches.
En ce qui concerne leur poids politique, l’analyse d’Alfani se concentre non pas sur les riches mais sur les « super-riches » — dont l’influence politique est suffisamment importante pour entrer en conflit avec le principe de l’égalité des droits politiques.
Les comparaisons historiques pertinentes sont donc les sociétés qui, dans une certaine mesure, ont reconnu ce principe, telles que la démocratie athénienne, les communes médiévales et les républiques patriciennes du début de l’ère moderne. Dans les premières, le risque que des citoyens éminemment riches se placent au-dessus de la loi a motivé l’institution de l’ostracisme, que, pour la même raison, plusieurs municipalités ont également adopté, sous des formes différentes — Côme l’Ancien a par exemple a été banni en 1433).
Laissons de côté les républiques patriciennes pour faire un bond en avant de quelques siècles, après que les fonctions semi-publiques mentionnées plus haut ont assuré aux riches non nobles une légitimité sociale qu’ils n’avaient jamais eue dans le monde médiéval.
Si, au XIXe siècle, les parlements étaient remplis de ces personnes, leur influence politique s’est affaiblie au début du XXe siècle, a fortement diminué après 1945 et est remontée après les années 1990. Cette évolution est plus décrite qu’expliquée dans l’ouvrage. Mais à la lumière de la dérive oligarchique que nous observons, l’intérêt de la reconstruction de long terme proposée par Alfani est aussi de rappeler l' »exceptionnalité historique » des régimes politiques égalitaires qui ont vu le jour après 1945 (p. 268).
Le risque que l’exception se referme, comme une parenthèse, ne doit pas être sous-estimé : les cas de Silvio Berlusconi et de Donald Trump, milliardaires et chefs de gouvernement ou d’État, qu’Alfani examine, suggèrent que nous ne sommes pas loin des conditions qui, il y a des siècles, justifiaient le recours à l’institution de l’ostracisme, que nous considérons aujourd’hui comme inadmissible — et à juste titre, même si la théorie politique républicaine offre des solutions plus acceptables et plus efficaces, comme je tente de l’argumenter dans un livre à paraître d’ici quelques mois.
Parmi les nombreux parallèles qui relient ces deux personnages, l’un d’eux illustre la faiblesse des limites institutionnelles les plus incontestées au rôle politique des « super-riches ».
Berlusconi a été définitivement condamné pour fraude fiscale et expulsé du Sénat. Mais en 2019, il a été élu au Parlement européen — et aujourd’hui encore, même après sa mort, son nom figure sur les bulletins de vote, sous le symbole du parti qu’il a fondé et qu’il a toujours dominé.
La trajectoire de Trump est similaire : après diverses vicissitudes judiciaires, une avalanche de votes a réhabilité un personnage qui, il y a trois ans, semblait fini. La tentative d’ostraciser Berlusconi ou Trump, que ce soit par des moyens juridiques ou politiques, s’est également brisée sur leur énorme richesse, ainsi que sur la faiblesse de l’offre politique de leurs adversaires. Ni leurs problèmes juridiques ni leur richesse n’ont été perçus par leurs électeurs comme un problème. Au contraire : elles ont constitué une bonne raison de les soutenir.
Le regard à très long terme qu’Alfani porte sur le rapport des riches à la fiscalité est éclairant et indispensable. Les systèmes souvent très régressifs de l’époque moderne, qui ont délibérément consolidé le pouvoir des élites, n’ont pas déstabilisé ces sociétés : à la fois parce que l’inégalité était sanctionnée par l’idéologie dominante et que les fonctions semi-publiques des riches la justifiaient — mais aussi parce qu’en termes absolus, les riches payaient plus que n’importe qui d’autre : à Venise, en 1550, les 5 % les plus riches de la population payaient un peu moins de la moitié de tous les impôts au Trésor, en 1750, un peu moins de 60 %. Construit par ses élites, ce système était cohérent en interne et généralement équilibré.
Entre la fin du XIXe siècle et 1945, un autre équilibre s’est dessiné, avec le suffrage universel, l’État-providence, la progressivité de l’impôt et une réduction significative de la concentration des richesses.
Après les années 1970, cependant, la progressivité de l’impôt a commencé à décliner et les inégalités de richesse à se creuser. Selon Alfani, il est très probable que l’influence politique croissante des super-riches ait contribué à ce revirement : sceptiques quant à l’efficacité de l’État, ils étaient davantage disposés à consacrer une partie de leur fortune à la philanthropie. Alfani rappelle qu’en agissant de la sorte, ils « sapent leur propre position sociale ».
L’argument est aussi simple que puissant : après des siècles d’aversion, les riches ont trouvé une place dans les sociétés européennes « précisément parce qu’ils ont permis au public de bénéficier de leurs ressources privées », et ce non pas tant par la charité ou la philanthropie, mais parce qu' »ils étaient prêts à être taxés lorsque la communauté avait un besoin urgent de ressources supplémentaires » (p. 284 ; les italiques sont d’Alfani). Par exemple, lors de la pandémie de Covid-19, le fait que les riches n’acceptent pas de nouveaux impôts a suscité de vives critiques.
Le cas des États-Unis aujourd’hui semble paradigmatique.
Si la philanthropie était destinée à renforcer la position sociale des riches, elle semble y être restée indifférente auprès de l’électorat populaire, qui tourne sa colère bien plus contre l’establishment politique et intellectuel de Washington, et contre le segment des élites économiques qui lui est associé, que contre Trump et l’homme le plus riche du monde, Elon Musk.
Ainsi, si les politiques de la période néolibérale ont profité aux riches, et en ont créé beaucoup de nouveaux, leurs effets pourraient alimenter des arguments et des attitudes similaires à ceux de saint Thomas, d’Oresme et de leurs contemporains. Au-delà des considérations de justice, des raisons plus subjectives et élémentaires de prudence pourraient conduire les super-riches à s’interroger sur l’intérêt à long terme d’une défense tous azimuts de ces politiques. Il est tout aussi évident, cependant, que de telles considérations resteront inopérantes en l’absence d’une pression politique consciente et ciblée.
L’article Une histoire des riches en Occident est apparu en premier sur Le Grand Continent.
10.04.2025 à 06:00
Matheo Malik
À mesure que la perspective d’une défaite de l’Ukraine pénètre les consciences, le pouvoir russe manifeste sa volonté d’ouvrir de nouvelles perspectives aux entreprises russes. Le dernier discours que Vladimir Poutine a consacré à la question de l’Arctique concernait moins la géopolitique de la région que le développement de la route maritime du Nord et des industries extractives russes au-delà du cercle polaire. Une autre allocution du président russe, devant l’Union des industriels et des entrepreneurs de Russie, soulignait également la dimension politique des transformations économiques du pays.
Concernant les entreprises étrangères, l’heure est donc au décompte des fidèles et des traîtres : le président russe annonce que celles qui ont quitté le pays n’y reviendront pas sans payer leur déloyauté, tandis que celles qui ont poursuivi leurs activités en Russie, voire contribué directement à alimenter l’armée russe — comme en sont accusées Auchan, Bonduelle et Leroy Merlin pour ne parler que du cas français — seront au contraire récompensées pour leur détermination.
Au niveau des entreprises russes, la situation est bien différente mais tout aussi arbitraire comme le montre la dernière étude publiée par les experts du projet « Re : Russia », fondé par le politiste libéral Kirill Rogov 1. La problématique à laquelle est confrontée la Fédération de Russie est la suivante : renationaliser l’oligarchie russe tout en remodelant le monde des affaires selon un principe de fidélité à l’État et de dévotion sans faille aux intérêts de la nation.
Cette importante étude, que nous traduisons ci-dessous, analyse l’ensemble des mécanismes mis en œuvre par le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie pour déposséder les propriétaires de leurs entreprises en arguant de leur « privatisation illégale » au cours de la décennie, houleuse et criminelle, qui suivit l’effondrement de l’URSS. D’autres entreprises sont placées sous gestion temporaire de l’État après avoir été reconnues « d’intérêt stratégique » pour le pays et arrachées à leurs propriétaires au prétexte de leur nationalité étrangère, voire de la possession d’un simple permis de résidence à l’étranger.
Le fait d’avoir rapatrié des actifs en Russie par crainte d’une nationalisation forcée n’est pas même une protection suffisante, car l’objectif de l’État russe n’est pas tant la relocalisation du capital ou de la direction des entreprises que la redistribution des principaux pôles de richesses du pays entre de grands conglomérats aux mains des fidèles du régime poutinien.
Dans ces conditions, il est évident que s’éloignent encore davantage les espoirs, déjà minces, de transition politique du régime sous l’action bienfaisante d’oligarques libéraux, tandis que s’accroît au contraire le risque d’un partage du pays entre quelques dizaines de milliardaires régnant en maîtres sur un secteur de l’économie — du moins tant que leurs convictions et leurs actions demeurent alignées sur celles de l’État, régisseur du social en dernier ressort.
Redistributions de guerre et logiques de loyautéComme l’a annoncé le ministre des Finances Anton Siluanov récemment, le moment est venu de commencer une « grande privatisation », appelée à s’étendre aux actifs « entrés en possession du Trésor public par décision de justice ». Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une réunion élargie du Parquet, le Procureur général de la Fédération de Russie, Igor Krasnov, a indiqué que ses subordonnés avaient confisqué des propriétés pour une valeur de 2,4 trillions de roubles [environ 26 milliards d’euros] au profit de l’État. Parmi celles-ci figuraient cinq entreprises stratégiques, dont quatre, selon le Parquet, se trouvaient sous contrôle étranger. En présence de Vladimir Poutine, Krasnov a exhorté ses équipes de procureurs à poursuivre la lutte contre « l’utilisation des entreprises privées au détriment des intérêts de l’État ». Ainsi, la redistribution progressive de propriété commencée avec l’invasion de l’Ukraine et la rupture des liens économiques avec les pays occidentaux connaissent désormais une nouvelle mise en application. Cette politique est pensée comme un moyen de renflouer les caisses de l’État, particulièrement au cours de l’année à venir, où la baisse annoncée des prix du pétrole devrait plomber le budget. Plus largement, les « intérêts de l’État » sont manifestement devenus un motif légitime (bien que juridiquement douteux) de confiscation des propriétés.
La redistribution aujourd’hui à l’œuvre en Russie a obéi, au cours de ses phases successives, à des motivations et des logiques différentes. Son mouvement d’ensemble n’en marque pas moins une nouvelle phase dans l’évolution du régime de Poutine — dont les traits les plus saillants sont un éloignement résolu vis-à-vis de l’Occident, l’institution de nouveaux principes de loyauté et la poursuite de la « nationalisation des élites ».
La fraction la plus internationalement intégrée de l’élite d’affaires russe, qui entretenait des liens économiques et personnels étroits avec l’Occident, a accueilli l’annonce de la guerre par un murmure de protestation à peine audible. Seuls une quinzaine d’hommes d’affaires ont retiré leurs fonds des actifs russes et rompu toute relation avec le pays. Lorsque des médias ont rendu publique l’écoute d’une conversation téléphonique entre le producteur musical Iossif Prigojine et l’ancien sénateur et milliardaire Farhad Akhmedov, dans laquelle les deux hommes critiquaient l’invasion, cet échange a pourtant été perçu comme le reflet de l’opinion collective inavouée du grand patronat à l’égard de la guerre et de ses conséquences.
Cette position appelait nécessairement une réponse, qui a essentiellement pris la forme d’une vague de déprivatisations.
Les déclarations de Vladimir Poutine — lui-même un oligarque de l’époque eltsinienne considéré comme l’homme le plus riche du pays — devant l’Union russe des industriels et des entrepreneurs réunie à Moscou la semaine dernière, n’ont fait que confirmer cette nouvelle réalité. En affirmant, en substance, que le monde des affaires russes devait éviter de « s’agiter devant le client » et s’inscrire dans le sillage de la politique de l’État en suivant la ligne politique édictée par le gouvernement et le président, Vladimir Poutine posait les termes d’un nouveau serment d’allégeance et d’un nouveau contrat de loyauté, dont le pilier n’est autre que la redistribution de propriété.
Tout en punissant les éléments jugés peu fiables et en récompensant les plus loyaux, cette redistribution a également pour effet de consolider les secteurs industriels placés sous la direction des représentants les plus fidèles de l’élite poutinienne, tout en préparant cette élite au « transfert générationnel » à venir.
Vladimir Poutine a posé les termes d’un nouveau serment d’allégeance et d’un nouveau contrat de loyauté, dont le pilier n’est autre que la redistribution de propriété.
Une première étape : l’état d’urgence juridiqueDans un premier temps, la redistribution a été alimentée par la nationalisation et le transfert des actifs des entreprises occidentales. Dès ce moment, les avantages politiques offerts par ce procédé étaient évidents : les actifs confisqués étaient aussitôt distribués en guise de récompense aux hommes d’affaires les plus loyaux et aux groupes économiques les plus proches des sphères du pouvoir.
Les actifs des compagnies énergétiques Fortum et Uniper [d’origine finlandaise et allemande] sont passés sous le contrôle de Rosneft [deuxième entreprise pétrolière russe après Gazprom]. La famille de Ramzan Kadyrov [président de la République de Tchétchénie] a récupéré les activités russes du groupe Danone. Taimuraz Bolloev, ancien directeur de Baltika [première entreprise brassicole russe] et ami personnel de Vladimir Poutine, a repris la tête de l’entreprise une fois qu’elle a été reprise au groupe Carlsberg.
Les autorités russes agissaient à ce moment avec une certaine circonspection, peut-être dans l’espoir de ne pas écarter complètement la possibilité d’une normalisation future des relations économiques avec l’Occident, peut-être aussi en raison des avoirs russes, dont ceux de Rosneft, gelés par les pays occidentaux. Ainsi, en 2024, Danone et Carlsberg ont même été en mesure de reprendre temporairement le contrôle sur leurs activités en Russie — mais seulement pour pouvoir les vendre à de nouveaux propriétaires à prix réduit. Carlsberg n’a ainsi pu récupérer que 30 % du montant qu’elle espérait initialement retirer de la vente.
Le deuxième motif de nationalisation, sans lien cette fois avec les actifs étrangers, a été la nécessité de consolider le complexe militaro-industriel.
D’après les analyses de Novaya Gazeta Europe et de Transparency International Russia, réalisées au stade initial de ce processus de nationalisation, les procureurs russes ont ciblé en priorité les entreprises des secteurs de l’industrie de défense, de l’ingénierie mécanique et de la métallurgie. Comme dans le cas des entreprises étrangères, le contexte militaire a servi de justification à la mise en œuvre de mesures juridiques d’exception.
L’un des cas les plus médiatisés a été la confiscation de trois usines du conglomérat électrométallurgique de Tcheliabinsk (ChEMK), propriété du milliardaire Iouri Antipov, jadis bien placé dans le classement Forbes. Principal producteur russe de ferroalliages, dominant 80 % environ du marché, ChEMK fournit directement les entreprises métallurgiques, qui approvisionnent elles-mêmes en acier les usines de défense. En février 2024, le Parquet russe a jugé que la privatisation de l’entreprise, réalisée dans les années 1990, s’était déroulée dans des conditions illégales, faute d’avoir obtenu alors l’approbation spéciale du gouvernement fédéral — une plainte avait été déposée à ce sujet dès décembre 2022.
Entre 2022 et 2023, Novaya Gazeta Europe et Transparency International Russia ont dénombré dix cas similaires, au cours desquels des mécanismes quasi-juridiques ont permis de décréter qu’une entreprise, désormais considérée comme « stratégique », avait bénéficié dans les années 1990 d’une autorisation de privatisation par les autorités régionales, autorisation déclarée illégale à titre rétroactif. Le dernier exemple en date a été la confiscation par l’État de 100 % des actions du complexe minier et métallurgique Dalpolimetall, l’un des principaux producteurs de concentré de plomb.
Les exigences du temps de guerre ont ainsi acquis le statut de nouvelle norme juridique, permettant d’annuler rétroactivement des privatisations, plus de trente ans après les faits et sans aucune forme de compensation.
La nationalisation des élites et les trois piliers de la déprivatisationEn 2023, la spirale des affaires s’est emballée, toute manifestation de déloyauté devenant désormais passible de punition.
L’exemple le plus marquant en a été la saisie du concessionnaire automobile Rolf à son fondateur Sergey Petrov, résidant à l’étranger et connu pour ses liens avec l’opposition. Le mécanisme qui a visé Rolf est le même que celui utilisé pour nationaliser les actifs étrangers : l’entreprise a été placée sous gestion temporaire de l’État par décret présidentiel. À l’étape suivante, le Bureau du Procureur général a demandé la nationalisation de l’entreprise pour des faits de « corruption » concernant son propriétaire, accusé de cumuler la direction de son entreprise avec des fonctions parlementaires. Rolf a fini par être transférée à Umar Kremlev, président de la Fédération internationale de boxe, considéré comme un ami d’Alexey Rubezhnoy, directeur du Service de sécurité de Vladimir Poutine.
On peut également inclure dans cette catégorie des « dossiers de vendetta » la saisie des actifs liés à des hommes d’affaires ukrainiens et à des personnes accusées de soutenir l’Ukraine et son armée. L’un des cas les plus remarquables ici a été la nationalisation de Metinvest Evrazia, appartenant à Rinat Akhmetov, et de la branche russe de l’entreprise Global Spirits, qui produit notamment les vodkas Khortytsa et Morosha. Le fondateur de Global Spirits, l’homme d’affaires ukrainien Evgueny Tcherniak, a été inscrit sur la liste russe des terroristes et extrémistes pour avoir financé les Forces armées ukrainiennes — il est désormais inscrit au fichier des personnes recherchées.
En 2023, en sus du motif instrumental de « privatisation illégale » et des cas de vengeance pour comportement déloyal, la déprivatisation a reçu une nouvelle justification politique systémique, liée cette fois-ci à la stratégie de « nationalisation de l’élite ». Des poursuites ont été engagées contre les entrepreneurs tâchant de « jouer sur les deux tableaux », autrement dit de mener des affaires en Russie tout en conservant les bases légales nécessaires à leurs activités et à leur vie personnelle en Occident. À ce titre, des amendements adoptés en avril 2023 reconnaissent dorénavant comme « investisseurs étrangers » les personnes ayant une deuxième nationalité ou un permis de séjour en plus de la nationalité russe. Ces mêmes amendements simplifiaient par ailleurs la procédure de placement sous gestion de l’État russe des entreprises « d’intérêt stratégique » qui se trouveraient sous la direction de ces « investisseurs étrangers ». La liste des activités « d’intérêt stratégique » comprend 50 points ; elle est régulièrement mise à jour par le gouvernement, qui y a par exemple ajouté le transport maritime et fluvial de certains types de cargaisons.
Parmi les actifs déjà saisis selon ce schéma, on trouve notamment Metafrax, premier producteur russe de méthanol, dont s’est emparé Seïfedine Rustamov, présent lui aussi dans le classement Forbes. Aux critiques concernant la privatisation elle-même, qui n’aurait jamais dû, selon les procureurs, être autorisée en son temps par les autorités de la région de Perm, la plainte ajoutait que Rustamov possédait une carte de résident aux États-Unis et que le contrôle de la société ne lui appartenait pas directement, mais par l’intermédiaire d’une société américaine. Une session de quatre heures a suffi à conclure le procès. Enfin, après l’adoption des amendements de 2023, le motif des « investisseurs étrangers » a été inclus dans les dossiers de « privatisation illégale » précédemment ouverts, comme dans le cas de ChEMK.
D’après les décomptes réalisés par le cabinet d’avocats NSP [pour Nektorov, Saveliev & Partners], la violation des procédures de privatisation était devenue, en octobre 2024, le motif le plus fréquent de saisie des propriétés. À cette date, le Bureau du Procureur général avait déjà ouvert 29 affaires à ce sujet, dont 6 visant des « investisseurs étrangers ». Le deuxième motif, dont NSP a recensé 17 cas, est celui de corruption des propriétaires des entreprises concernées. Ce mécanisme fait office tantôt de levier principal de déprivatisation, tantôt d’argument supplémentaire. Dans les affaires les plus remarquables, le Parquet associe souvent ces trois motifs : la privatisation illégale, la présence d’investisseurs étrangers et la commission de tel ou tel crime économique.
En confrontant les accusés à un pareil éventail d’accusations, le Parquet cherche manifestement à émousser toute volonté de résistance. S’il reste possible dans les cas politiques (privatisation illégale et « investisseurs étrangers ») de conclure un accord permettant de minimiser les pertes à titre personnel, les conséquences peuvent être autrement sévères dans le cas des accusations criminelles pour des faits de corruption. De surcroît, les accusations de corruption restreignent les possibilités de défense des personnes accusées de privatisation illégale, comme l’a montré en octobre 2024 une décision de la Cour constitutionnelle, concernant la nationalisation des actifs du groupe Pokrovski — une entreprise créée par un ancien collaborateur de l’administration du représentant plénipotentiaire du président dans le district fédéral du Sud, Andreï Korovaïko, classé 28e parmi les plus grands propriétaires terriens russes selon le cabinet d’audit et de conseil BEFL. Cette décision disposait, en substance, que les délais de prescription de 10 ans devaient être effectivement pris en compte dans le cas des affaires liées à des violations de privatisation, mais qu’ils ne s’appliquaient pas aux affaires comprenant également des cas de corruption, comme dans le cas du groupe Pokrovski.
Les exigences du temps de guerre ont ainsi acquis le statut de nouvelle norme juridique, permettant d’annuler rétroactivement des privatisations, plus de trente ans après les faits et sans aucune forme de compensation.
Une déprivatisation en quatre vaguesCe processus de redistribution des propriétés en temps de guerre est allé par vagues.
La première d’entre elles concernait la division des actifs étrangers. La deuxième peut être datée de février-août 2023, lorsque les procureurs ont déposé un total de 20 plaintes pour des cas de nationalisation. Après une courte pause, qui a conduit Vladimir Poutine à rassurer — notamment lors du Forum économique de l’Est — les hommes d’affaires saisis d’épouvante à l’idée d’une déprivatisation générale, ce processus a repris à la fin de l’année, avec le dépôt de 7 nouvelles plaintes, et s’est poursuivi au début de l’année 2024. Dès le mois de janvier a eu lieu, sur ordre de Vladimir Poutine, la nationalisation de l’usine de munitions Klimovsk (KSPZ) ; en février, les procureurs se sont portés sur ChEMK et l’usine de machines lourdes d’Ivanovo ; en mars est venu le tour d’Ariant et de Makfu, les plus grands producteurs, respectivement, de vin et de pâtes. Ariant a été confisquée à son propriétaire Antipov, en même temps que ChEMK et une série d’autres actifs — l’usine de ferroalliages de Serov et celle de Novokouznetsk.
La troisième vague de déprivatisation s’est étendue sur l’année 2024, avec une nouvelle pause puis une série de cas au deuxième semestre dont deux se distinguent par leur ampleur : Raven Russia, spécialisée dans la gestion des complexes d’entrepôts, puis Rodnye Polya, premier exportateur de céréales du pays.
Au cours de la seule année 2024, selon les estimations du Moscow Times, 67 entreprises ont été nationalisées (certaines d’entre elles appartenant à un même propriétaire), pour des actifs évalués à 550 milliards de roubles et des recettes globales dépassant les 800 milliards [respectivement 6 et 9 milliards d’euros environ]. À l’échelle nationale, ces chiffres ne sont pas si considérables : ils représentent à peine 0,4 % du PIB de la Russie. Les actifs les plus importants de cette liste étaient ceux de la banque Yougra d’Alexeï Khotine (100 milliards de roubles), du concessionnaire automobile Rolf (68 milliards) et de ChEMK (plus de 61 milliards). La confiscation la plus importante aux « investisseurs étrangers » attendue pour 2025 sera probablement celle de l’entreprise qui gère l’aéroport de Domodedovo [l’un des principaux aéroports de Moscou, propriété de Dmitry Kamenshchik], dont la valeur avait été évaluée à 5 milliards de dollars en 2013, lorsqu’une vente potentielle avait été discutée — les banques d’investissement américaines avaient donné une estimation semblable avant l’introduction de l’entreprise en bourse, prévue en 2011 à Londres, avant d’être annulée.
Nationaliser sans les élitesLes amendements de 2023 concernant les investisseurs étrangers et la multiplication des affaires juridiques ont été analysées comme un signal à l’attention des hommes d’affaires russes : « il est temps de revenir au bercail ».
Dans les faits, la réalité du régime poutinien s’est avérée à la fois plus complexe et plus obscure. D’un côté, il est évident que de nombreux entrepreneurs russes continuent de « jouer sur les deux tableaux », en Russie comme à l’étranger. De l’autre, l’expérience a démontré que même les meilleurs efforts de rapatriement des entreprises ne garantissaient aucune immunité si un actif représentait un intérêt pour l’État ou un quelconque insider influent du régime.
Ainsi, le fait que Dmitry Kamenshchik, propriétaire de Domodedovo, ait transféré en Russie les actifs liés à l’aéroport (auparavant enregistré auprès de structures chypriotes), n’a pas empêché le Parquet d’y voir une « apparence trompeuse d’absence de contrôle étranger » et d’accuser Kamenshchik et son partenaire Valeri Kogan de s’aligner sur « la politique agressive des États occidentaux visant à infliger une défaite stratégique à la Fédération de Russie en sapant les bases de son économie ».
Le propriétaire de Rodnye Polya, Piotr Khodykin, avait quant à lui rapatrié ses actifs en Russie dès 2023, mais sa double nationalité — avec un passeport du paradis fiscal de Saint-Kitts-et-Nevis — et sa résidence aux Émirats arabes unis l’ont mis en difficulté. De même, Khodykin a argué sans succès que le transfert de ses actifs vers les Émirats avait eu vocation à éviter « la pression croissante des juridictions inamicales » : le procureur a objecté qu’une entreprise d’« intérêt stratégique » ne pouvait pas être structurée à l’étranger.
Enfin, l’affaire de Raven Russia ressemble beaucoup aux deux précédentes, avec une spécificité toutefois : cette entreprise a été confisquée à des personnes qui en sont devenues propriétaires après le déclenchement de la guerre. L’entreprise a en effet été fondée au début des années 2000 par les hommes d’affaires britanniques Anton Bilton et Glyn Hirsch, qui ont introduit une partie des actions sur une plateforme alternative de la Bourse de Londres. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’entreprise a été « délistée » de Londres et réenregistrée en Russie, où elle a été vendue à deux managers russes, Igor Bogorodov et Yaroslav Shuvalov. Pourtant, le Parquet a prétexté que Raven Russia avait existé jusqu’alors illégalement (des étrangers n’ayant pas le droit d’acquérir des « actifs stratégiques » sans l’accord du gouvernement) et que le transfert à des managers russes n’était qu’un écran de fumée pour permettre à des étrangers de conserver le contrôle factuel de l’entreprise — sans compter que l’un des nouveaux propriétaires, Ivan Bogorodov, a été déclaré « investisseur étranger » pour être en possession de la nationalité américaine.
Parmi les personnalités qui se sont soudainement retrouvées inscrites sur la liste des « investisseurs étrangers », il faut enfin évoquer le cas de Sergey Bogdanchikov, ex-directeur de Rosneft. Bogdanchikov, qui possède lui aussi la nationalité de Saint-Kitts-et-Nevis, et son partenaire Mark Gaber, considéré par la Russie comme « résident étranger », se sont vu confisquer leurs parts dans les projets pétro-gaziers Sakhaline-1 et Sakhaline-2. Comme le révèle le journal Kommersant, ces informations ont fait surface à l’occasion d’une opération de surveillance visant à « identifier les entreprises d’intérêt stratégique pour la Russie qui seraient se trouveraient sous contrôle étranger ». L’accusation est par ailleurs renforcée par les soupçons d’enrichissement illégal dont aurait bénéficié Bogdanchikov en tant que président de Rosneft entre 1998 et 2010, phase au cours de laquelle il aurait acquis les actifs aujourd’hui en cours de saisie.
On observe une logique de consolidation de méga-conglomérats sectoriels, sous la direction de personnes jugées loyales par le régime.
Enfin, et selon une logique approchante, la réimmatriculation de la société de services pétroliers Borets (dont l’équipement est utilisé dans l’extraction de 80 % du pétrole russe) dans une zone économique spéciale de Kaliningrad, véritable « offshore russe », ne l’a pas préservée de la nationalisation. Les procureurs affirment que l’entreprise est toujours contrôlée par l’ex-actionnaire de Yukos, Leonid Nevzlin 2, et ses partenaires Mark Shabad et Gregory Shtulberg, de nationalité britannique et suédoise, bien qu’originaires d’ex-URSS.
Selon le Parquet, ces trois hommes continuent de contrôler l’entreprise depuis l’étranger et contribuent à « la politique agressive des États occidentaux visant à infliger une défaite stratégique à la Fédération de Russie en sapant les bases de son économie » — la même formule, donc, que l’on trouvait dans le dossier monté contre le propriétaire de Domodedovo.
La « chaebolisation » de la Russie de PoutineIl n’existe donc pas de stratégie unique de déprivatisation.
Ces procédures sont mises au service d’un spectre très large d’objectifs, tandis que des entreprises de taille et de profil variés sont susceptibles d’en faire les frais. On observe toutefois, dans plusieurs cas très médiatisés, une logique de consolidation de méga-conglomérats sectoriels, sous la direction de personnes jugées loyales par le régime.
Selon nos calculs, le groupe qui a obtenu le plus d’actifs (cinq, en l’occurrence) est Roskhim, un groupe que les journalistes relient à Arkadi Rotenberg, un ami proche de Vladimir Poutine, et qui a pris le contrôle, ces dernières années, d’un nombre croissant d’entreprises dans le domaine de l’industrie chimique.
En 2023, la « Compagnie de soude de Bachkirie » et l’usine Koutchouksulfate, nationalisées en 2021, sont passées sous le contrôle de Roskhim. Metafrax, Dolnegorsk GOK et Volzhsky Orgsyntese, qui produisent respectivement du méthanol, de l’acide borique, et de l’aniline, de la méthionine, des réactifs de flottaison et du carbone soufré, ont été nationalisées en 2023, puis transférées à Roskhim l’année suivante.
Dans tous les cas cités, la procédure a été similaire : les entreprises passaient d’abord sous le contrôle de Rosimushchestvo [l’Agence fédérale de gestion des biens publics], qui les transférait à Roskhim pour une gestion temporaire, avant de procéder à une vente aux enchères fermées, où Roskhim était souvent le seul participant. De cette manière, Metafrax a été négociée à 14,7 milliards de roubles [160 millions d’euros], soit la moitié de son chiffre d’affaires annuel.
Dans une logique approchante, les entreprises liées au complexe militaro-industriel ont toutes les chances d’être transférées à Rostec [société d’État spécialisée dans les produits industriels techniques à destination civile et militaire], tandis que les grandes entreprises du secteur agro-industriel comme Makfa et Ariant sont plutôt placées sous le giron de Rosselkhozbank [banque agricole publique russe], avant de se retrouver dans l’orbite du conglomérat agro-industriel qui voit actuellement le jour sous la direction de Patrouchev-fils [Nikita Patrouchev, fils de Nikolaï Patrouchev, ancien directeur du FSB et secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie]. Enfin, l’infrastructure portuaire semble se concentrer dans les mains de Rosatom, dans le cadre de ses activités de développement de la route maritime du Nord.
Selon notre analyse, ce remaniement de fond des structures de propriété à la faveur de la guerre s’inscrit dans la continuité du processus de « chaebolisation » [du nom des «chaebol», conglomérats d’entreprises de Corée du Sud] de l’économie russe entrepris à la fin des années 2010.
Cette redistribution est loin d’avoir épuisé son potentiel.
De nouvelles configurations du monde des élites sont en train de se dessiner, entraînant avec elles l’effondrement politique de plusieurs groupes industriels et financiers jadis influents, qui n’ont plus désormais d’autre choix que de se résigner à perdre une partie de leurs actifs. Les intérêts fiscaux du gouvernement, exprimés en toute clarté par le ministre des Finances Anton Siluanov, ne feront qu’alimenter ce processus. Bien que la reprivatisation des actifs au profit de personnes de confiance se fasse, le plus souvent, à un prix bien inférieur à leur valeur marchande, la gratuité de leur confiscation ne manque pas de profiter tant au Trésor qu’aux nouveaux propriétaires.
L’article Renationaliser les élites russes. Poutine, la guerre et la nouvelle allégeance des oligarques est apparu en premier sur Le Grand Continent.
À mesure que la perspective d’une défaite de l’Ukraine pénètre les consciences, le pouvoir russe manifeste sa volonté d’ouvrir de nouvelles perspectives aux entreprises russes. Le dernier discours que Vladimir Poutine a consacré à la question de l’Arctique concernait moins la géopolitique de la région que le développement de la route maritime du Nord et des industries extractives russes au-delà du cercle polaire. Une autre allocution du président russe, devant l’Union des industriels et des entrepreneurs de Russie, soulignait également la dimension politique des transformations économiques du pays.
Concernant les entreprises étrangères, l’heure est donc au décompte des fidèles et des traîtres : le président russe annonce que celles qui ont quitté le pays n’y reviendront pas sans payer leur déloyauté, tandis que celles qui ont poursuivi leurs activités en Russie, voire contribué directement à alimenter l’armée russe — comme en sont accusées Auchan, Bonduelle et Leroy Merlin pour ne parler que du cas français — seront au contraire récompensées pour leur détermination.
Au niveau des entreprises russes, la situation est bien différente mais tout aussi arbitraire comme le montre la dernière étude publiée par les experts du projet « Re : Russia », fondé par le politiste libéral Kirill Rogov 1. La problématique à laquelle est confrontée la Fédération de Russie est la suivante : renationaliser l’oligarchie russe tout en remodelant le monde des affaires selon un principe de fidélité à l’État et de dévotion sans faille aux intérêts de la nation.
Cette importante étude, que nous traduisons ci-dessous, analyse l’ensemble des mécanismes mis en œuvre par le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie pour déposséder les propriétaires de leurs entreprises en arguant de leur « privatisation illégale » au cours de la décennie, houleuse et criminelle, qui suivit l’effondrement de l’URSS. D’autres entreprises sont placées sous gestion temporaire de l’État après avoir été reconnues « d’intérêt stratégique » pour le pays et arrachées à leurs propriétaires au prétexte de leur nationalité étrangère, voire de la possession d’un simple permis de résidence à l’étranger.
Le fait d’avoir rapatrié des actifs en Russie par crainte d’une nationalisation forcée n’est pas même une protection suffisante, car l’objectif de l’État russe n’est pas tant la relocalisation du capital ou de la direction des entreprises que la redistribution des principaux pôles de richesses du pays entre de grands conglomérats aux mains des fidèles du régime poutinien.
Dans ces conditions, il est évident que s’éloignent encore davantage les espoirs, déjà minces, de transition politique du régime sous l’action bienfaisante d’oligarques libéraux, tandis que s’accroît au contraire le risque d’un partage du pays entre quelques dizaines de milliardaires régnant en maîtres sur un secteur de l’économie — du moins tant que leurs convictions et leurs actions demeurent alignées sur celles de l’État, régisseur du social en dernier ressort.
Comme l’a annoncé le ministre des Finances Anton Siluanov récemment, le moment est venu de commencer une « grande privatisation », appelée à s’étendre aux actifs « entrés en possession du Trésor public par décision de justice ». Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une réunion élargie du Parquet, le Procureur général de la Fédération de Russie, Igor Krasnov, a indiqué que ses subordonnés avaient confisqué des propriétés pour une valeur de 2,4 trillions de roubles [environ 26 milliards d’euros] au profit de l’État. Parmi celles-ci figuraient cinq entreprises stratégiques, dont quatre, selon le Parquet, se trouvaient sous contrôle étranger. En présence de Vladimir Poutine, Krasnov a exhorté ses équipes de procureurs à poursuivre la lutte contre « l’utilisation des entreprises privées au détriment des intérêts de l’État ». Ainsi, la redistribution progressive de propriété commencée avec l’invasion de l’Ukraine et la rupture des liens économiques avec les pays occidentaux connaissent désormais une nouvelle mise en application. Cette politique est pensée comme un moyen de renflouer les caisses de l’État, particulièrement au cours de l’année à venir, où la baisse annoncée des prix du pétrole devrait plomber le budget. Plus largement, les « intérêts de l’État » sont manifestement devenus un motif légitime (bien que juridiquement douteux) de confiscation des propriétés.
La redistribution aujourd’hui à l’œuvre en Russie a obéi, au cours de ses phases successives, à des motivations et des logiques différentes. Son mouvement d’ensemble n’en marque pas moins une nouvelle phase dans l’évolution du régime de Poutine — dont les traits les plus saillants sont un éloignement résolu vis-à-vis de l’Occident, l’institution de nouveaux principes de loyauté et la poursuite de la « nationalisation des élites ».
La fraction la plus internationalement intégrée de l’élite d’affaires russe, qui entretenait des liens économiques et personnels étroits avec l’Occident, a accueilli l’annonce de la guerre par un murmure de protestation à peine audible. Seuls une quinzaine d’hommes d’affaires ont retiré leurs fonds des actifs russes et rompu toute relation avec le pays. Lorsque des médias ont rendu publique l’écoute d’une conversation téléphonique entre le producteur musical Iossif Prigojine et l’ancien sénateur et milliardaire Farhad Akhmedov, dans laquelle les deux hommes critiquaient l’invasion, cet échange a pourtant été perçu comme le reflet de l’opinion collective inavouée du grand patronat à l’égard de la guerre et de ses conséquences.
Cette position appelait nécessairement une réponse, qui a essentiellement pris la forme d’une vague de déprivatisations.
Les déclarations de Vladimir Poutine — lui-même un oligarque de l’époque eltsinienne considéré comme l’homme le plus riche du pays — devant l’Union russe des industriels et des entrepreneurs réunie à Moscou la semaine dernière, n’ont fait que confirmer cette nouvelle réalité. En affirmant, en substance, que le monde des affaires russes devait éviter de « s’agiter devant le client » et s’inscrire dans le sillage de la politique de l’État en suivant la ligne politique édictée par le gouvernement et le président, Vladimir Poutine posait les termes d’un nouveau serment d’allégeance et d’un nouveau contrat de loyauté, dont le pilier n’est autre que la redistribution de propriété.
Tout en punissant les éléments jugés peu fiables et en récompensant les plus loyaux, cette redistribution a également pour effet de consolider les secteurs industriels placés sous la direction des représentants les plus fidèles de l’élite poutinienne, tout en préparant cette élite au « transfert générationnel » à venir.
Vladimir Poutine a posé les termes d’un nouveau serment d’allégeance et d’un nouveau contrat de loyauté, dont le pilier n’est autre que la redistribution de propriété.
Dans un premier temps, la redistribution a été alimentée par la nationalisation et le transfert des actifs des entreprises occidentales. Dès ce moment, les avantages politiques offerts par ce procédé étaient évidents : les actifs confisqués étaient aussitôt distribués en guise de récompense aux hommes d’affaires les plus loyaux et aux groupes économiques les plus proches des sphères du pouvoir.
Les actifs des compagnies énergétiques Fortum et Uniper [d’origine finlandaise et allemande] sont passés sous le contrôle de Rosneft [deuxième entreprise pétrolière russe après Gazprom]. La famille de Ramzan Kadyrov [président de la République de Tchétchénie] a récupéré les activités russes du groupe Danone. Taimuraz Bolloev, ancien directeur de Baltika [première entreprise brassicole russe] et ami personnel de Vladimir Poutine, a repris la tête de l’entreprise une fois qu’elle a été reprise au groupe Carlsberg.
Les autorités russes agissaient à ce moment avec une certaine circonspection, peut-être dans l’espoir de ne pas écarter complètement la possibilité d’une normalisation future des relations économiques avec l’Occident, peut-être aussi en raison des avoirs russes, dont ceux de Rosneft, gelés par les pays occidentaux. Ainsi, en 2024, Danone et Carlsberg ont même été en mesure de reprendre temporairement le contrôle sur leurs activités en Russie — mais seulement pour pouvoir les vendre à de nouveaux propriétaires à prix réduit. Carlsberg n’a ainsi pu récupérer que 30 % du montant qu’elle espérait initialement retirer de la vente.
Le deuxième motif de nationalisation, sans lien cette fois avec les actifs étrangers, a été la nécessité de consolider le complexe militaro-industriel.
D’après les analyses de Novaya Gazeta Europe et de Transparency International Russia, réalisées au stade initial de ce processus de nationalisation, les procureurs russes ont ciblé en priorité les entreprises des secteurs de l’industrie de défense, de l’ingénierie mécanique et de la métallurgie. Comme dans le cas des entreprises étrangères, le contexte militaire a servi de justification à la mise en œuvre de mesures juridiques d’exception.
L’un des cas les plus médiatisés a été la confiscation de trois usines du conglomérat électrométallurgique de Tcheliabinsk (ChEMK), propriété du milliardaire Iouri Antipov, jadis bien placé dans le classement Forbes. Principal producteur russe de ferroalliages, dominant 80 % environ du marché, ChEMK fournit directement les entreprises métallurgiques, qui approvisionnent elles-mêmes en acier les usines de défense. En février 2024, le Parquet russe a jugé que la privatisation de l’entreprise, réalisée dans les années 1990, s’était déroulée dans des conditions illégales, faute d’avoir obtenu alors l’approbation spéciale du gouvernement fédéral — une plainte avait été déposée à ce sujet dès décembre 2022.
Entre 2022 et 2023, Novaya Gazeta Europe et Transparency International Russia ont dénombré dix cas similaires, au cours desquels des mécanismes quasi-juridiques ont permis de décréter qu’une entreprise, désormais considérée comme « stratégique », avait bénéficié dans les années 1990 d’une autorisation de privatisation par les autorités régionales, autorisation déclarée illégale à titre rétroactif. Le dernier exemple en date a été la confiscation par l’État de 100 % des actions du complexe minier et métallurgique Dalpolimetall, l’un des principaux producteurs de concentré de plomb.
Les exigences du temps de guerre ont ainsi acquis le statut de nouvelle norme juridique, permettant d’annuler rétroactivement des privatisations, plus de trente ans après les faits et sans aucune forme de compensation.
En 2023, la spirale des affaires s’est emballée, toute manifestation de déloyauté devenant désormais passible de punition.
L’exemple le plus marquant en a été la saisie du concessionnaire automobile Rolf à son fondateur Sergey Petrov, résidant à l’étranger et connu pour ses liens avec l’opposition. Le mécanisme qui a visé Rolf est le même que celui utilisé pour nationaliser les actifs étrangers : l’entreprise a été placée sous gestion temporaire de l’État par décret présidentiel. À l’étape suivante, le Bureau du Procureur général a demandé la nationalisation de l’entreprise pour des faits de « corruption » concernant son propriétaire, accusé de cumuler la direction de son entreprise avec des fonctions parlementaires. Rolf a fini par être transférée à Umar Kremlev, président de la Fédération internationale de boxe, considéré comme un ami d’Alexey Rubezhnoy, directeur du Service de sécurité de Vladimir Poutine.
On peut également inclure dans cette catégorie des « dossiers de vendetta » la saisie des actifs liés à des hommes d’affaires ukrainiens et à des personnes accusées de soutenir l’Ukraine et son armée. L’un des cas les plus remarquables ici a été la nationalisation de Metinvest Evrazia, appartenant à Rinat Akhmetov, et de la branche russe de l’entreprise Global Spirits, qui produit notamment les vodkas Khortytsa et Morosha. Le fondateur de Global Spirits, l’homme d’affaires ukrainien Evgueny Tcherniak, a été inscrit sur la liste russe des terroristes et extrémistes pour avoir financé les Forces armées ukrainiennes — il est désormais inscrit au fichier des personnes recherchées.
En 2023, en sus du motif instrumental de « privatisation illégale » et des cas de vengeance pour comportement déloyal, la déprivatisation a reçu une nouvelle justification politique systémique, liée cette fois-ci à la stratégie de « nationalisation de l’élite ». Des poursuites ont été engagées contre les entrepreneurs tâchant de « jouer sur les deux tableaux », autrement dit de mener des affaires en Russie tout en conservant les bases légales nécessaires à leurs activités et à leur vie personnelle en Occident. À ce titre, des amendements adoptés en avril 2023 reconnaissent dorénavant comme « investisseurs étrangers » les personnes ayant une deuxième nationalité ou un permis de séjour en plus de la nationalité russe. Ces mêmes amendements simplifiaient par ailleurs la procédure de placement sous gestion de l’État russe des entreprises « d’intérêt stratégique » qui se trouveraient sous la direction de ces « investisseurs étrangers ». La liste des activités « d’intérêt stratégique » comprend 50 points ; elle est régulièrement mise à jour par le gouvernement, qui y a par exemple ajouté le transport maritime et fluvial de certains types de cargaisons.
Parmi les actifs déjà saisis selon ce schéma, on trouve notamment Metafrax, premier producteur russe de méthanol, dont s’est emparé Seïfedine Rustamov, présent lui aussi dans le classement Forbes. Aux critiques concernant la privatisation elle-même, qui n’aurait jamais dû, selon les procureurs, être autorisée en son temps par les autorités de la région de Perm, la plainte ajoutait que Rustamov possédait une carte de résident aux États-Unis et que le contrôle de la société ne lui appartenait pas directement, mais par l’intermédiaire d’une société américaine. Une session de quatre heures a suffi à conclure le procès. Enfin, après l’adoption des amendements de 2023, le motif des « investisseurs étrangers » a été inclus dans les dossiers de « privatisation illégale » précédemment ouverts, comme dans le cas de ChEMK.
D’après les décomptes réalisés par le cabinet d’avocats NSP [pour Nektorov, Saveliev & Partners], la violation des procédures de privatisation était devenue, en octobre 2024, le motif le plus fréquent de saisie des propriétés. À cette date, le Bureau du Procureur général avait déjà ouvert 29 affaires à ce sujet, dont 6 visant des « investisseurs étrangers ». Le deuxième motif, dont NSP a recensé 17 cas, est celui de corruption des propriétaires des entreprises concernées. Ce mécanisme fait office tantôt de levier principal de déprivatisation, tantôt d’argument supplémentaire. Dans les affaires les plus remarquables, le Parquet associe souvent ces trois motifs : la privatisation illégale, la présence d’investisseurs étrangers et la commission de tel ou tel crime économique.
En confrontant les accusés à un pareil éventail d’accusations, le Parquet cherche manifestement à émousser toute volonté de résistance. S’il reste possible dans les cas politiques (privatisation illégale et « investisseurs étrangers ») de conclure un accord permettant de minimiser les pertes à titre personnel, les conséquences peuvent être autrement sévères dans le cas des accusations criminelles pour des faits de corruption. De surcroît, les accusations de corruption restreignent les possibilités de défense des personnes accusées de privatisation illégale, comme l’a montré en octobre 2024 une décision de la Cour constitutionnelle, concernant la nationalisation des actifs du groupe Pokrovski — une entreprise créée par un ancien collaborateur de l’administration du représentant plénipotentiaire du président dans le district fédéral du Sud, Andreï Korovaïko, classé 28e parmi les plus grands propriétaires terriens russes selon le cabinet d’audit et de conseil BEFL. Cette décision disposait, en substance, que les délais de prescription de 10 ans devaient être effectivement pris en compte dans le cas des affaires liées à des violations de privatisation, mais qu’ils ne s’appliquaient pas aux affaires comprenant également des cas de corruption, comme dans le cas du groupe Pokrovski.
Les exigences du temps de guerre ont ainsi acquis le statut de nouvelle norme juridique, permettant d’annuler rétroactivement des privatisations, plus de trente ans après les faits et sans aucune forme de compensation.
Ce processus de redistribution des propriétés en temps de guerre est allé par vagues.
La première d’entre elles concernait la division des actifs étrangers. La deuxième peut être datée de février-août 2023, lorsque les procureurs ont déposé un total de 20 plaintes pour des cas de nationalisation. Après une courte pause, qui a conduit Vladimir Poutine à rassurer — notamment lors du Forum économique de l’Est — les hommes d’affaires saisis d’épouvante à l’idée d’une déprivatisation générale, ce processus a repris à la fin de l’année, avec le dépôt de 7 nouvelles plaintes, et s’est poursuivi au début de l’année 2024. Dès le mois de janvier a eu lieu, sur ordre de Vladimir Poutine, la nationalisation de l’usine de munitions Klimovsk (KSPZ) ; en février, les procureurs se sont portés sur ChEMK et l’usine de machines lourdes d’Ivanovo ; en mars est venu le tour d’Ariant et de Makfu, les plus grands producteurs, respectivement, de vin et de pâtes. Ariant a été confisquée à son propriétaire Antipov, en même temps que ChEMK et une série d’autres actifs — l’usine de ferroalliages de Serov et celle de Novokouznetsk.
La troisième vague de déprivatisation s’est étendue sur l’année 2024, avec une nouvelle pause puis une série de cas au deuxième semestre dont deux se distinguent par leur ampleur : Raven Russia, spécialisée dans la gestion des complexes d’entrepôts, puis Rodnye Polya, premier exportateur de céréales du pays.
Au cours de la seule année 2024, selon les estimations du Moscow Times, 67 entreprises ont été nationalisées (certaines d’entre elles appartenant à un même propriétaire), pour des actifs évalués à 550 milliards de roubles et des recettes globales dépassant les 800 milliards [respectivement 6 et 9 milliards d’euros environ]. À l’échelle nationale, ces chiffres ne sont pas si considérables : ils représentent à peine 0,4 % du PIB de la Russie. Les actifs les plus importants de cette liste étaient ceux de la banque Yougra d’Alexeï Khotine (100 milliards de roubles), du concessionnaire automobile Rolf (68 milliards) et de ChEMK (plus de 61 milliards). La confiscation la plus importante aux « investisseurs étrangers » attendue pour 2025 sera probablement celle de l’entreprise qui gère l’aéroport de Domodedovo [l’un des principaux aéroports de Moscou, propriété de Dmitry Kamenshchik], dont la valeur avait été évaluée à 5 milliards de dollars en 2013, lorsqu’une vente potentielle avait été discutée — les banques d’investissement américaines avaient donné une estimation semblable avant l’introduction de l’entreprise en bourse, prévue en 2011 à Londres, avant d’être annulée.
Les amendements de 2023 concernant les investisseurs étrangers et la multiplication des affaires juridiques ont été analysées comme un signal à l’attention des hommes d’affaires russes : « il est temps de revenir au bercail ».
Dans les faits, la réalité du régime poutinien s’est avérée à la fois plus complexe et plus obscure. D’un côté, il est évident que de nombreux entrepreneurs russes continuent de « jouer sur les deux tableaux », en Russie comme à l’étranger. De l’autre, l’expérience a démontré que même les meilleurs efforts de rapatriement des entreprises ne garantissaient aucune immunité si un actif représentait un intérêt pour l’État ou un quelconque insider influent du régime.
Ainsi, le fait que Dmitry Kamenshchik, propriétaire de Domodedovo, ait transféré en Russie les actifs liés à l’aéroport (auparavant enregistré auprès de structures chypriotes), n’a pas empêché le Parquet d’y voir une « apparence trompeuse d’absence de contrôle étranger » et d’accuser Kamenshchik et son partenaire Valeri Kogan de s’aligner sur « la politique agressive des États occidentaux visant à infliger une défaite stratégique à la Fédération de Russie en sapant les bases de son économie ».
Le propriétaire de Rodnye Polya, Piotr Khodykin, avait quant à lui rapatrié ses actifs en Russie dès 2023, mais sa double nationalité — avec un passeport du paradis fiscal de Saint-Kitts-et-Nevis — et sa résidence aux Émirats arabes unis l’ont mis en difficulté. De même, Khodykin a argué sans succès que le transfert de ses actifs vers les Émirats avait eu vocation à éviter « la pression croissante des juridictions inamicales » : le procureur a objecté qu’une entreprise d’« intérêt stratégique » ne pouvait pas être structurée à l’étranger.
Enfin, l’affaire de Raven Russia ressemble beaucoup aux deux précédentes, avec une spécificité toutefois : cette entreprise a été confisquée à des personnes qui en sont devenues propriétaires après le déclenchement de la guerre. L’entreprise a en effet été fondée au début des années 2000 par les hommes d’affaires britanniques Anton Bilton et Glyn Hirsch, qui ont introduit une partie des actions sur une plateforme alternative de la Bourse de Londres. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’entreprise a été « délistée » de Londres et réenregistrée en Russie, où elle a été vendue à deux managers russes, Igor Bogorodov et Yaroslav Shuvalov. Pourtant, le Parquet a prétexté que Raven Russia avait existé jusqu’alors illégalement (des étrangers n’ayant pas le droit d’acquérir des « actifs stratégiques » sans l’accord du gouvernement) et que le transfert à des managers russes n’était qu’un écran de fumée pour permettre à des étrangers de conserver le contrôle factuel de l’entreprise — sans compter que l’un des nouveaux propriétaires, Ivan Bogorodov, a été déclaré « investisseur étranger » pour être en possession de la nationalité américaine.
Parmi les personnalités qui se sont soudainement retrouvées inscrites sur la liste des « investisseurs étrangers », il faut enfin évoquer le cas de Sergey Bogdanchikov, ex-directeur de Rosneft. Bogdanchikov, qui possède lui aussi la nationalité de Saint-Kitts-et-Nevis, et son partenaire Mark Gaber, considéré par la Russie comme « résident étranger », se sont vu confisquer leurs parts dans les projets pétro-gaziers Sakhaline-1 et Sakhaline-2. Comme le révèle le journal Kommersant, ces informations ont fait surface à l’occasion d’une opération de surveillance visant à « identifier les entreprises d’intérêt stratégique pour la Russie qui seraient se trouveraient sous contrôle étranger ». L’accusation est par ailleurs renforcée par les soupçons d’enrichissement illégal dont aurait bénéficié Bogdanchikov en tant que président de Rosneft entre 1998 et 2010, phase au cours de laquelle il aurait acquis les actifs aujourd’hui en cours de saisie.
On observe une logique de consolidation de méga-conglomérats sectoriels, sous la direction de personnes jugées loyales par le régime.
Enfin, et selon une logique approchante, la réimmatriculation de la société de services pétroliers Borets (dont l’équipement est utilisé dans l’extraction de 80 % du pétrole russe) dans une zone économique spéciale de Kaliningrad, véritable « offshore russe », ne l’a pas préservée de la nationalisation. Les procureurs affirment que l’entreprise est toujours contrôlée par l’ex-actionnaire de Yukos, Leonid Nevzlin 2, et ses partenaires Mark Shabad et Gregory Shtulberg, de nationalité britannique et suédoise, bien qu’originaires d’ex-URSS.
Selon le Parquet, ces trois hommes continuent de contrôler l’entreprise depuis l’étranger et contribuent à « la politique agressive des États occidentaux visant à infliger une défaite stratégique à la Fédération de Russie en sapant les bases de son économie » — la même formule, donc, que l’on trouvait dans le dossier monté contre le propriétaire de Domodedovo.
Il n’existe donc pas de stratégie unique de déprivatisation.
Ces procédures sont mises au service d’un spectre très large d’objectifs, tandis que des entreprises de taille et de profil variés sont susceptibles d’en faire les frais. On observe toutefois, dans plusieurs cas très médiatisés, une logique de consolidation de méga-conglomérats sectoriels, sous la direction de personnes jugées loyales par le régime.
Selon nos calculs, le groupe qui a obtenu le plus d’actifs (cinq, en l’occurrence) est Roskhim, un groupe que les journalistes relient à Arkadi Rotenberg, un ami proche de Vladimir Poutine, et qui a pris le contrôle, ces dernières années, d’un nombre croissant d’entreprises dans le domaine de l’industrie chimique.
En 2023, la « Compagnie de soude de Bachkirie » et l’usine Koutchouksulfate, nationalisées en 2021, sont passées sous le contrôle de Roskhim. Metafrax, Dolnegorsk GOK et Volzhsky Orgsyntese, qui produisent respectivement du méthanol, de l’acide borique, et de l’aniline, de la méthionine, des réactifs de flottaison et du carbone soufré, ont été nationalisées en 2023, puis transférées à Roskhim l’année suivante.
Dans tous les cas cités, la procédure a été similaire : les entreprises passaient d’abord sous le contrôle de Rosimushchestvo [l’Agence fédérale de gestion des biens publics], qui les transférait à Roskhim pour une gestion temporaire, avant de procéder à une vente aux enchères fermées, où Roskhim était souvent le seul participant. De cette manière, Metafrax a été négociée à 14,7 milliards de roubles [160 millions d’euros], soit la moitié de son chiffre d’affaires annuel.
Dans une logique approchante, les entreprises liées au complexe militaro-industriel ont toutes les chances d’être transférées à Rostec [société d’État spécialisée dans les produits industriels techniques à destination civile et militaire], tandis que les grandes entreprises du secteur agro-industriel comme Makfa et Ariant sont plutôt placées sous le giron de Rosselkhozbank [banque agricole publique russe], avant de se retrouver dans l’orbite du conglomérat agro-industriel qui voit actuellement le jour sous la direction de Patrouchev-fils [Nikita Patrouchev, fils de Nikolaï Patrouchev, ancien directeur du FSB et secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie]. Enfin, l’infrastructure portuaire semble se concentrer dans les mains de Rosatom, dans le cadre de ses activités de développement de la route maritime du Nord.
Selon notre analyse, ce remaniement de fond des structures de propriété à la faveur de la guerre s’inscrit dans la continuité du processus de « chaebolisation » [du nom des «chaebol», conglomérats d’entreprises de Corée du Sud] de l’économie russe entrepris à la fin des années 2010.
Cette redistribution est loin d’avoir épuisé son potentiel.
De nouvelles configurations du monde des élites sont en train de se dessiner, entraînant avec elles l’effondrement politique de plusieurs groupes industriels et financiers jadis influents, qui n’ont plus désormais d’autre choix que de se résigner à perdre une partie de leurs actifs. Les intérêts fiscaux du gouvernement, exprimés en toute clarté par le ministre des Finances Anton Siluanov, ne feront qu’alimenter ce processus. Bien que la reprivatisation des actifs au profit de personnes de confiance se fasse, le plus souvent, à un prix bien inférieur à leur valeur marchande, la gratuité de leur confiscation ne manque pas de profiter tant au Trésor qu’aux nouveaux propriétaires.
L’article Renationaliser les élites russes. Poutine, la guerre et la nouvelle allégeance des oligarques est apparu en premier sur Le Grand Continent.
09.04.2025 à 15:20
Matheo Malik
Sur la politique économique mondiale, la Maison-Blanche est divisée entre deux courants contraires.
D’un côté, des hard-liners, partisans d’une politique commerciale dure. Le cœur de leur équipe est constituée autour de Robert Lighthizer, du représentant américain au Commerce Jamieson Greer, de Peter Navarro — le cerveau et « tsar des tarifs » de Trump — et de Howard Lutnick, porte-parole le plus virulent de cette politique sur les plateaux de télévision.
De l’autre, des négociateurs, partisans d’un « accord de Mar-a-Lago ». Ils insistent sur le fait qu’il n’existerait pas de politique commerciale concluante permettant de remédier aux déséquilibres économiques des États-Unis sans un accord plus large incluant des changements de taux de change et de politique macroéconomique qui ne peuvent être obtenus que par la négociation. Outre le Secrétaire au Trésor Scott Bessent, on peut ranger dans cette catégorie un économiste comme Oren Cass qui, sans être à la Maison-Blanche, demeure influent dans les cercles trumpistes.
Dans ce contexte, il est crucial de lire les dernières interventions des décideurs politiques américains 1 et en particulier celle de Stephen Miran dont le long papier publié en novembre — traduit et commenté ici — avait largement contribué à orienter la discussion autour d’un éventuel accord de Mar-a-Lago, y compris sur ses aspects les plus improbables comme l’extension forcée de la durée moyenne des titres américains détenus par les partenaires commerciaux de Washington. De telles prises de position — publiées avant que l’administration Trump ne soit en place et qu’il y joue un rôle aussi central — sont bien différentes de la déclaration qu’il a faite cette semaine.
De manière étonnante, le discours au Hudson Institute que nous traduisons ci-dessous contraste fortement avec la doctrine Miran qui décrivait un accord global dont la finalité était coopératif, multilatéral et allant au-delà de la politique commerciale.
Son nouveau discours est plutôt une défense vigoureuse de la politique tarifaire en cours de déploiement et ne tente même pas de mettre en évidence la nécessité et la place de la coordination, du compromis et de la négociation. Miran affirme ainsi que même des droits de douane impliquant des représailles totales permettraient d’assurer un certain niveau de rééquilibrage économique dans l’intérêt des États-Unis. Le réalignement des taux de change et la coordination des politiques macroéconomiques semblent en somme avoir complètement disparu de sa réflexion, de même que l’idée d’un échange de dettes, qui était l’aspect le plus controversé de sa proposition initiale.
Ce pamphlet flagorneur est toutefois très inquiétant : il suggère que même les membres de cette administration qui sont les plus conscients de la dynamique des marchés mondiaux semblent avoir abandonné leur rôle. La conséquence potentielle d’un tel signal sera une politique encore plus malavisée de la part de l’équipe Trump et l’illusion que le génie pourrait en quelque sorte être remis dans la lampe grâce à un ensemble d’accords commerciaux bilatéraux avec des partenaires commerciaux secondaires.
La liste des solutions proposées par Miran dans son article repose essentiellement sur le présupposé que le reste du monde fera unilatéralement des concessions aux États-Unis, y compris « faire un chèque au Trésor américain » pour financer les biens publics mondiaux que les États-Unis fourniraient gratuitement.
Face à ce revirement de Miran, le seul qui semble tenir du camp des « négociateurs » est Scott Bessent qui, depuis dimanche, tente tous azimuts de convaincre le président Trump que la négociation est le seul moyen de calmer les marchés. L’appel bilatéral avec le Premier ministre Ishiba et le début des « négociations préférentielles » sont un stratagème utile dans ce contexte et une tentative de démontrer que l’application commerciale de la stratégie du choc et de l’effroi mise en place avec le « Liberation Day » fonctionne. L’appel avec le Vietnam vendredi dernier et désormais avec le président sud-coréen suggèrent également que les négociations avec des partenaires commerciaux importants pourraient conduire à l’apaisement et au règlement.
Mais la réalité est qu’il n’y a pas grand-chose qui puisse faire avancer une telle négociation avec les plus grands partenaires commerciaux des États-Unis : la Chine et l’Union européenne. Avec celle-ci, l’administration américaine semble déterminée à écarter la seule négociatrice légitime, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Quant à la Chine, elle a promis de riposter avec force aux tarifs.
Ce qui semble clair dans la récente volonté de négocier, au moins symboliquement, c’est que, contrairement à ce qu’il dit publiquement, Trump est sensible à la pression et au stress du marché et que sa coalition pourrait très bien se fracturer si le marché s’effondre. Le fait que Musk ait commencé à s’exprimer ouvertement sur X en faveur d’une politique commerciale alternative ou que Jamie Dimon ou Larry Fink tournent tous le dos à cette politique est préoccupant. Et Trump ne pourra pas résister entièrement à une rupture de sa coalition en se reposant uniquement sur son noyau dur de députés MAGA dans la « Rust Belt ».
Tout cela donne un levier important au reste du monde. Car malgré leur puissance, les États-Unis ne représentent que 23 % du PIB et 10 % du commerce mondial. Ils pourraient exiger des concessions majeures de la part de pays qui dépendent fortement d’eux pour leur sécurité — comme la Corée du Sud ou le Japon — mais cela sera plus difficile avec des pays qui n’en dépendent ni économiquement ni militairement comme l’Inde, la Chine ou, dans une moindre mesure, l’Union.
Ce qui est frappant jusqu’à présent, et qui devrait inquiéter l’administration Trump, c’est que ces mesures tarifaires audacieuses et la violente réaction des marchés financiers qu’elles ont provoquée n’ont pas conduit à une « fuite vers la sécurité » et à un renforcement du dollar, mais plutôt à un affaiblissement généralisé de la devise américaine. Ce premier constat pourrait être le signe d’une rupture : la politique américaine semble structurellement s’opposer à la nature de valeur refuge du dollar. Si cette tendance se confirmait, cela serait un changement potentiellement profond du rôle mondial de la devise américaine à suivre de près.
Il est également important de noter que, bien que la Chine ait jusqu’à présent fait tout son possible pour limiter sa réaction à un niveau modéré afin de laisser la porte ouverte au dialogue, elle n’est pas entrée totalement dans la guerre commerciale mais a commencé à laisser sa monnaie se déprécier lentement — signalant ainsi qu’elle était prête à étendre le conflit au-delà du commerce et à le porter sur le terrain des taux de change.
Là encore, il s’agit d’un changement significatif qui devrait alarmer l’administration Trump.
La Chine a le potentiel de ralentir la hausse du dollar, de conduire à des taux d’intérêt plus élevés et de créer un resserrement de la situation financière et monétaire par le biais d’un dollar plus fort, de taux longs américains plus élevés et d’actions plus faibles.
L’escalade avec la Chine pourrait éventuellement conduire les États-Unis à adopter des sanctions financières contre Pékin, en interdisant par exemple aux banques chinoises de réaliser des transactions en dollars ou en prenant des mesures similaires. Il s’agirait d’une escalade importante aux conséquences considérables non seulement pour la Chine, mais surtout pour le dollar américain. Ces forces pourraient toutes converger pour transformer ce qui s’est jusqu’à présent limité à une panique sur les actions américaines prenant la forme d’une liquidation des actifs américains. La combinaison de l’effondrement des marchés des actions et des titres à revenu fixe pourrait facilement s’intensifier pour devenir une véritable crise financière.
Donald Trump semble avoir conscience de ce risque, mais espère que la Réserve fédérale pourrait être contrainte d’intervenir pour faire baisser les taux ou contribuer à faire baisser le dollar. La réaction de Jerome Powell la semaine dernière ne laisse pas présager que cela se produira facilement. Le président de la Fed semble craindre que la nouvelle vague de droits de douane ne déstabilise les anticipations d’inflation et ne contraigne la Réserve fédérale à rester dans l’attente. Si la divergence entre la Fed et l’administration Trump devenait encore plus patente, la confiance des marchés pourrait s’en trouver encore plus érodée.
Enfin, la réponse de l’Union pourrait aussi avoir des conséquences inattendues pour Washington. Bien que les États-Unis partent du principe que l’Union ne répondra pas à la force par la force, l’administration Trump pourrait être surprise si la Commission annonçait une combinaison de droits de douane et d’actions potentielles contre les services numériques, pharmaceutiques et financiers. Les États-Unis seraient alors susceptibles de réagir à une nouvelle escalade.
Pour les États-Unis, il ne semble y avoir que deux façons de sortir de cette politique désastreuse :
1°) Proposer une suspension ou une réduction des droits de douane de la même manière que les États-Unis l’ont fait avec le Canada et le Mexique il y a quelques semaines. Cela pourrait entraîner un revirement rapide et les marchés pourraient tourner la page d’une expérimentation politique désastreuse.
2°) Prendre une mesure substantielle et crédible en faveur de la négociation, mais avec des partenaires commerciaux importants comme l’Union et, surtout, la Chine. La perspective d’un appel ou d’une rencontre bilatérale entre Xi et Trump suffirait à renverser la perspective actuelle d’une confrontation inévitable.
Ce qui semble plus probable à court terme, c’est la volonté de se confronter non seulement au monde, mais aussi — de manière unique et nouvelle — aux marchés financiers américains, potentiellement jusqu’à un point de rupture.
Cette stratégie frontale signe un changement d’époque dans un pays où la bourse et Wall Street ont historiquement servi de quatrième branche du gouvernement, faisant partie intégrante des contre-pouvoirs institutionnels de la politique étatsunienne.
Alors que le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif se trouvent désormais sous le joug de Trump, une confrontation avec les marchés financiers pourrait faire changer de nature la branche exécutive : un pouvoir immense et incontrôlé commandé depuis la Maison-Blanche, faisant fi de toutes les autres forces du pays — et qui ne pourrait être maintenu que par l’exercice brutal de la violence.
J’aimerais aborder aujourd’hui la question de ce que les économistes appellent les « biens publics mondiaux », que les États-Unis fournissent au reste du monde.
Premièrement, les États-Unis offrent un parapluie de sécurité, qui a généré la plus grande période de paix que l’humanité ait jamais connue.
Deuxièmement, les États-Unis fournissent le dollar et les titres du Trésor, des actifs de réserve rendant possible le système commercial et financier mondial sur lequel est fondée la plus grande période de prospérité que l’humanité ait jamais connue.
Fournir ces deux éléments nous coûte cher.
Sur le plan de la défense, nos hommes et nos femmes en uniforme prennent des risques héroïques pour rendre notre nation et le monde plus sûrs, préservant nos libertés génération après génération. Et nous taxons lourdement les Américains qui travaillent dur afin de financer la sécurité mondiale.
Sur le plan financier, la fonction de réserve du dollar a provoqué des distorsions monétaires persistantes et contribué, avec les barrières commerciales injustes mises en œuvre par d’autres pays, à des déficits commerciaux insoutenables. Ces derniers ont décimé notre secteur manufacturier, ainsi que de nombreuses familles d’ouvriers et leurs communautés, tout cela en facilitant les échanges commerciaux entre non-Américains.
Je précise que par « monnaie de réserve », j’entends toutes les fonctions internationales du dollar — y compris l’épargne privée et le commerce. Je prends souvent cet exemple : lorsque des agents privés de deux pays étrangers distincts commercent entre eux, leurs échanges sont généralement libellés en dollars en raison du statut de fournisseur de réserve des États-Unis. Ce commerce implique de l’épargne étant placée dans des titres en dollars, souvent des bons du Trésor. Par conséquent, les Américains payent pour la paix et la prospérité non pas seulement pour eux-mêmes mais aussi pour les non-Américains.
Le président Trump a clairement indiqué qu’il ne tolérerait plus que d’autres nations profitent de notre sang, de notre sueur et de nos larmes — que cela soit en matière de sécurité nationale ou de commerce.
Au cours de ses cent premiers jours, l’Administration Trump a déjà agi avec fermeté afin de réorienter nos relations en matière de défense et de commerce, pour que les Américains se situent sur un terrain plus équitable. Le président a promis de reconstruire notre base industrielle endommagée, et de défendre des conditions commerciales qui donnent la priorité aux travailleurs et aux entreprises américains.
Je suis un économiste, pas un expert des questions militaires et m’attarderai donc davantage sur le commerce que sur la défense, mais les deux sont profondément liés.
Pour comprendre comment cela fonctionne, imaginez deux nations étrangères — disons la Chine et le Brésil — qui commercent entre elles. Aucun des deux pays n’a une monnaie qui soit fiable, liquide et convertible, ce qui rend les échanges commerciaux difficiles. Toutefois, puisqu’ils peuvent effectuer des transactions en dollars américains, adossés à des bons du Trésor américain, ils sont en mesure de commercer entre eux librement et de prospérer. Ce type d’échanges ne peut avoir lieu que grâce à la puissance militaire américaine, qui garantit notre stabilité financière et la crédibilité de nos emprunts. Notre domination militaire et financière ne doit pas être tenue pour acquise, et l’Administration Trump est déterminée à la préserver.
Mais notre domination financière a un coût. S’il est vrai que la demande en dollars a maintenu nos taux d’emprunt à un niveau bas, elle a également faussé les marchés des devises. Ce phénomène a conduit à des charges excessives imposées à nos entreprises et à nos travailleurs, rendant leurs produits et leur main-d’œuvre non compétitifs sur la scène mondiale. On a aussi assisté à la réduction forcée de plus d’un tiers de notre main-d’œuvre manufacturière par rapport à son niveau maximum 2 et à un déclin de 40 % de la part des États-Unis dans la production manufacturière mondiale.
Nous devons être capables de faire les choses directement dans ce pays — c’est ce que nous avons constaté pendant la pandémie de Covid-19, quand nombre de nos chaînes d’approvisionnement ne pouvaient pas survivre indépendamment de notre plus grand adversaire, la Chine.
Il est clair que nous ne devrions pas dépendre de notre plus grand adversaire pour des équipements qui sont essentiels à la sécurité et à la santé de notre population. Inversement, notre plus grand adversaire ne devrait pas être autorisé à bénéficier à tel point de l’architecture financière et de sécurité internationale que nous finançons.
Mais il y a d’autres effets secondaires regrettables dans le fait d’être un fournisseur d’actifs de réserve. D’autres peuvent acheter nos actifs pour manipuler leur propre monnaie, afin de maintenir leurs exportations à bas prix. Ce faisant, ils finissent par injecter tellement d’argent dans l’économie américaine que cela alimente les vulnérabilités économiques et les crises. Par exemple, dans les années qui ont précédé le krach de 2008, la Chine et de nombreuses institutions financières étrangères ont augmenté leurs avoirs en créances hypothécaires américaines, injectant des centaines de milliards de dollars de crédit dans le secteur immobilier sans se soucier de la pertinence des investissements, ce qui a contribué à alimenter la bulle immobilière.
La Chine a donc joué un rôle significatif dans la naissance de la crise financière mondiale.
Pour s’en remettre, il a fallu près d’une décennie — jusqu’à ce que le président Trump nous remette sur les rails lors de son premier mandat.
Pour continuer à fournir ces deux biens publics mondiaux — l’accès à la sécurité et l’accès à la finance — j’estime qu’il faut un meilleur partage du fardeau à l’échelle mondiale.
Si d’autres nations veulent bénéficier de la protection géopolitique et financière des États-Unis, elles doivent aussi apporter leur contribution et payer leur part de façon équitable. Les coûts ne peuvent pas être supportés uniquement par les Américains ordinaires, qui ont déjà tant donné.
Le meilleur scénario est celui dans lequel les États-Unis continuent à créer la paix et la prospérité dans le monde et restent le fournisseur de réserve, mais où les autres pays, au-delà de la récolte des bénéfices, participent aussi à la prise en charge des coûts. En améliorant le partage du fardeau, nous pouvons renforcer la résilience et préserver la sécurité mondiale et les systèmes commerciaux pour de nombreuses décennies à venir.
Cela est par ailleurs essentiel non seulement en termes d’équité mais aussi en termes de capacité. Nous sommes assiégés par des adversaires hostiles qui tentent d’affaiblir notre base industrielle manufacturière et de défense et de perturber notre système financier. Or nous ne pourrons fournir ni défense, ni actifs de réserve si notre capacité de production est réduite à néant. Le président a été clair sur le fait que les États-Unis sont engagés à rester le fournisseur de réserve — mais à condition que le système soit plus équitable. Nous devons donc reconstruire nos industries pour déployer la force nécessaire à la protection de notre statut de réserve et, pour y parvenir, nous devons être en mesure de payer nos factures.
Sous quelles formes ce partage du fardeau peut-il se faire ? Il existe de nombreuses options, mais voici quelques idées :
Premièrement, d’autres pays peuvent accepter des droits de douane sur leurs exportations vers les États-Unis sans mettre en œuvre de représailles, générant ainsi des revenus qui permettraient au Trésor américain de financer la fourniture de biens publics. Il est essentiel de noter que des mesures de rétorsion exacerberaient, plutôt qu’elles n’amélioreraient, la répartition des charges, rendant ainsi encore plus difficile aux États-Unis le financement des biens publics mondiaux. Deuxièmement, ils [les autres pays] peuvent mettre fin aux pratiques commerciales déloyales et préjudiciables en ouvrant leurs marchés et en achetant davantage aux États-Unis ; Troisièmement, ils peuvent augmenter les dépenses de défense et l’approvisionnement aux États-Unis, en achetant davantage de produits de fabrication américaine, et permettre d’alléger la charge de nos militaires tout en créant des emplois ici ; Quatrièmement, ils peuvent investir dans des usines qu’ils installeraient aux États-Unis. Ils ne seront pas soumis à des tarifs s’ils fabriquent leurs produits dans le pays ; Cinquièmement, ils pourraient simplement faire des chèques au Trésor qui nous aideraient à financer les biens publics mondiaux.Les droits de douane méritent une attention particulière. La plupart des économistes, et certains investisseurs, considèrent qu’ils sont au mieux contre-productifs et au pire extrêmement préjudiciables.
C’est faux.
Une raison pour laquelle le consensus économique sur les droits de douane est si faux, c’est parce que presque tous les modèles utilisés par les économistes pour étudier le commerce international partent du principe qu’il n’y a pas de déficit commercial, ou que les déficits sont de courte durée et s’auto-régulent rapidement par des ajustements monétaires. Selon les modèles standard, les déficits commerciaux entraînent un affaiblissement du dollar, ce qui conduit à une réduction des importations et à une croissance des exportations permettant finalement de faire disparaître le déficit commercial. Si un tel scénario se produit, les droits de douane peuvent s’avérer inutiles, car le commerce s’équilibre de lui-même avec le temps et, de ce point de vue, intervenir par le truchement de droits de douane ne ferait qu’empirer les choses.
Cependant, cette perspective est en contradiction avec la réalité. Les États-Unis connaissent des déficits de leur balance courante depuis maintenant cinq décennies, qui ont plongé de manière spectaculaire ces dernières années, passant d’environ 2 % du PIB sous la première administration Trump à près de 4 % du PIB sous l’administration Biden 3. Et cela s’est produit alors même que le dollar s’appréciait, et non se dépréciait !
C’est un constat de long terme face à des modèles erronés. Cela s’explique notamment par le fait qu’ils ne prennent pas en compte que les États-Unis fournissent la monnaie de réserve mondiale. Le statut de réserve est important et, à cause d’une demande en dollars insatiable, il est resté trop important pour que les flux internationaux puissent l’équilibrer, même sur cinq décennies.
Des analyses économiques plus récentes 4 envisagent la possibilité de déficits commerciaux persistants qui résistent au rééquilibrage automatique, ce qui est plus conforme à la réalité aux États-Unis. Elles montrent qu’en imposant des droits de douane à des pays exportateurs, les États-Unis pourraient améliorer leurs résultats économiques, augmenter leurs recettes et imposer d’énormes pertes à la nation ciblée, y compris en cas de mesures de rétorsion totales.
En ce sens, l’analyse de ce que les économistes appellent l’« incidence » des droits de douane indique qu’une large part des charges dues aux droits de douane sont « payées » par le pays sur lequel on les applique. Les pays qui enregistrent d’importants excédents commerciaux sont relativement rigides — ils ne peuvent pas trouver d’autres sources de demande se substituant aux États-Unis. Ils n’ont pas d’autre choix que d’exporter, et les États-Unis sont le plus grand marché de consommateurs du monde. Au contraire, les États-Unis ont de nombreuses options de substitution : nous pouvons fabriquer des biens sur le sol américain, ou acheter ces biens à des pays qui nous traitent équitablement plutôt qu’à ceux qui profitent de nous. Cet écart entre les leviers d’action implique que les autres pays finissent par supporter le coût des droits de douane.
En 2018-2019, la Chine a supporté le coût des tarifs historiques du président Trump à travers l’affaiblissement de sa monnaie, entraînant un appauvrissement de ses citoyens et une diminution de leur pouvoir d’achat sur la scène mondiale. Les recettes douanières, payées par la Chine, ont servi à financer les réductions d’impôts mises en œuvre par le président Trump en faveur des travailleurs et des entreprises américains. Cette fois-ci, les droits de douane contribueront à financer à la fois les réductions d’impôts et la réduction du déficit.
La réduction des impôts pour les Américains, financée en partie par les recettes provenant des étrangers, rendra possible une croissance économique, un dynamisme et des opportunités sans précédent dans notre pays, inaugurant ainsi le nouvel âge d’or du président Trump. La réduction du déficit contribuera à faire baisser les taux du Trésor, et avec eux les taux hypothécaires et les taux des cartes de crédit du consommateur, ce qui favorisera un pic de croissance économique.
Il est important de noter ici que les droits de douane ne sont pas prélevés simplement pour collecter des recettes. Par exemple, les tarifs réciproques du Président sont conçus pour faire face aux barrières tarifaires et non tarifaires, et à d’autres formes de tricherie telles que la manipulation des devises, le dumping et les subventions qui visent à obtenir un avantage déloyal. Les recettes sont un effet secondaire positif et, si elles sont utilisées en partie pour réduire les impôts, elles peuvent fortement contribuer à améliorer la compétitivité qui dope les exportations américaines.
Le partage du fardeau peut permettre aux États-Unis de continuer à diriger le monde libre pendant de nombreuses décennies. C’est un impératif, à la fois pour des raisons d’équité et de faisabilité. Si nous ne reconstruisons pas notre secteur manufacturier, nous aurons du mal à assurer la sécurité dont nous avons besoin et à soutenir nos marchés financiers. Le monde peut continuer à bénéficier du parapluie de défense et du système commercial des États-Unis, mais il doit commencer à payer équitablement sa part.
L’article Et si Trump avait une stratégie ? L’escalade tarifaire vue par son conseiller clef Stephen Miran est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Sur la politique économique mondiale, la Maison-Blanche est divisée entre deux courants contraires.
D’un côté, des hard-liners, partisans d’une politique commerciale dure. Le cœur de leur équipe est constituée autour de Robert Lighthizer, du représentant américain au Commerce Jamieson Greer, de Peter Navarro — le cerveau et « tsar des tarifs » de Trump — et de Howard Lutnick, porte-parole le plus virulent de cette politique sur les plateaux de télévision.
De l’autre, des négociateurs, partisans d’un « accord de Mar-a-Lago ». Ils insistent sur le fait qu’il n’existerait pas de politique commerciale concluante permettant de remédier aux déséquilibres économiques des États-Unis sans un accord plus large incluant des changements de taux de change et de politique macroéconomique qui ne peuvent être obtenus que par la négociation. Outre le Secrétaire au Trésor Scott Bessent, on peut ranger dans cette catégorie un économiste comme Oren Cass qui, sans être à la Maison-Blanche, demeure influent dans les cercles trumpistes.
Dans ce contexte, il est crucial de lire les dernières interventions des décideurs politiques américains 1 et en particulier celle de Stephen Miran dont le long papier publié en novembre — traduit et commenté ici — avait largement contribué à orienter la discussion autour d’un éventuel accord de Mar-a-Lago, y compris sur ses aspects les plus improbables comme l’extension forcée de la durée moyenne des titres américains détenus par les partenaires commerciaux de Washington. De telles prises de position — publiées avant que l’administration Trump ne soit en place et qu’il y joue un rôle aussi central — sont bien différentes de la déclaration qu’il a faite cette semaine.
De manière étonnante, le discours au Hudson Institute que nous traduisons ci-dessous contraste fortement avec la doctrine Miran qui décrivait un accord global dont la finalité était coopératif, multilatéral et allant au-delà de la politique commerciale.
Son nouveau discours est plutôt une défense vigoureuse de la politique tarifaire en cours de déploiement et ne tente même pas de mettre en évidence la nécessité et la place de la coordination, du compromis et de la négociation. Miran affirme ainsi que même des droits de douane impliquant des représailles totales permettraient d’assurer un certain niveau de rééquilibrage économique dans l’intérêt des États-Unis. Le réalignement des taux de change et la coordination des politiques macroéconomiques semblent en somme avoir complètement disparu de sa réflexion, de même que l’idée d’un échange de dettes, qui était l’aspect le plus controversé de sa proposition initiale.
Ce pamphlet flagorneur est toutefois très inquiétant : il suggère que même les membres de cette administration qui sont les plus conscients de la dynamique des marchés mondiaux semblent avoir abandonné leur rôle. La conséquence potentielle d’un tel signal sera une politique encore plus malavisée de la part de l’équipe Trump et l’illusion que le génie pourrait en quelque sorte être remis dans la lampe grâce à un ensemble d’accords commerciaux bilatéraux avec des partenaires commerciaux secondaires.
La liste des solutions proposées par Miran dans son article repose essentiellement sur le présupposé que le reste du monde fera unilatéralement des concessions aux États-Unis, y compris « faire un chèque au Trésor américain » pour financer les biens publics mondiaux que les États-Unis fourniraient gratuitement.
Face à ce revirement de Miran, le seul qui semble tenir du camp des « négociateurs » est Scott Bessent qui, depuis dimanche, tente tous azimuts de convaincre le président Trump que la négociation est le seul moyen de calmer les marchés. L’appel bilatéral avec le Premier ministre Ishiba et le début des « négociations préférentielles » sont un stratagème utile dans ce contexte et une tentative de démontrer que l’application commerciale de la stratégie du choc et de l’effroi mise en place avec le « Liberation Day » fonctionne. L’appel avec le Vietnam vendredi dernier et désormais avec le président sud-coréen suggèrent également que les négociations avec des partenaires commerciaux importants pourraient conduire à l’apaisement et au règlement.
Mais la réalité est qu’il n’y a pas grand-chose qui puisse faire avancer une telle négociation avec les plus grands partenaires commerciaux des États-Unis : la Chine et l’Union européenne. Avec celle-ci, l’administration américaine semble déterminée à écarter la seule négociatrice légitime, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Quant à la Chine, elle a promis de riposter avec force aux tarifs.
Ce qui semble clair dans la récente volonté de négocier, au moins symboliquement, c’est que, contrairement à ce qu’il dit publiquement, Trump est sensible à la pression et au stress du marché et que sa coalition pourrait très bien se fracturer si le marché s’effondre. Le fait que Musk ait commencé à s’exprimer ouvertement sur X en faveur d’une politique commerciale alternative ou que Jamie Dimon ou Larry Fink tournent tous le dos à cette politique est préoccupant. Et Trump ne pourra pas résister entièrement à une rupture de sa coalition en se reposant uniquement sur son noyau dur de députés MAGA dans la « Rust Belt ».
Tout cela donne un levier important au reste du monde. Car malgré leur puissance, les États-Unis ne représentent que 23 % du PIB et 10 % du commerce mondial. Ils pourraient exiger des concessions majeures de la part de pays qui dépendent fortement d’eux pour leur sécurité — comme la Corée du Sud ou le Japon — mais cela sera plus difficile avec des pays qui n’en dépendent ni économiquement ni militairement comme l’Inde, la Chine ou, dans une moindre mesure, l’Union.
Ce qui est frappant jusqu’à présent, et qui devrait inquiéter l’administration Trump, c’est que ces mesures tarifaires audacieuses et la violente réaction des marchés financiers qu’elles ont provoquée n’ont pas conduit à une « fuite vers la sécurité » et à un renforcement du dollar, mais plutôt à un affaiblissement généralisé de la devise américaine. Ce premier constat pourrait être le signe d’une rupture : la politique américaine semble structurellement s’opposer à la nature de valeur refuge du dollar. Si cette tendance se confirmait, cela serait un changement potentiellement profond du rôle mondial de la devise américaine à suivre de près.
Il est également important de noter que, bien que la Chine ait jusqu’à présent fait tout son possible pour limiter sa réaction à un niveau modéré afin de laisser la porte ouverte au dialogue, elle n’est pas entrée totalement dans la guerre commerciale mais a commencé à laisser sa monnaie se déprécier lentement — signalant ainsi qu’elle était prête à étendre le conflit au-delà du commerce et à le porter sur le terrain des taux de change.
Là encore, il s’agit d’un changement significatif qui devrait alarmer l’administration Trump.
La Chine a le potentiel de ralentir la hausse du dollar, de conduire à des taux d’intérêt plus élevés et de créer un resserrement de la situation financière et monétaire par le biais d’un dollar plus fort, de taux longs américains plus élevés et d’actions plus faibles.
L’escalade avec la Chine pourrait éventuellement conduire les États-Unis à adopter des sanctions financières contre Pékin, en interdisant par exemple aux banques chinoises de réaliser des transactions en dollars ou en prenant des mesures similaires. Il s’agirait d’une escalade importante aux conséquences considérables non seulement pour la Chine, mais surtout pour le dollar américain. Ces forces pourraient toutes converger pour transformer ce qui s’est jusqu’à présent limité à une panique sur les actions américaines prenant la forme d’une liquidation des actifs américains. La combinaison de l’effondrement des marchés des actions et des titres à revenu fixe pourrait facilement s’intensifier pour devenir une véritable crise financière.
Donald Trump semble avoir conscience de ce risque, mais espère que la Réserve fédérale pourrait être contrainte d’intervenir pour faire baisser les taux ou contribuer à faire baisser le dollar. La réaction de Jerome Powell la semaine dernière ne laisse pas présager que cela se produira facilement. Le président de la Fed semble craindre que la nouvelle vague de droits de douane ne déstabilise les anticipations d’inflation et ne contraigne la Réserve fédérale à rester dans l’attente. Si la divergence entre la Fed et l’administration Trump devenait encore plus patente, la confiance des marchés pourrait s’en trouver encore plus érodée.
Enfin, la réponse de l’Union pourrait aussi avoir des conséquences inattendues pour Washington. Bien que les États-Unis partent du principe que l’Union ne répondra pas à la force par la force, l’administration Trump pourrait être surprise si la Commission annonçait une combinaison de droits de douane et d’actions potentielles contre les services numériques, pharmaceutiques et financiers. Les États-Unis seraient alors susceptibles de réagir à une nouvelle escalade.
Pour les États-Unis, il ne semble y avoir que deux façons de sortir de cette politique désastreuse :
1°) Proposer une suspension ou une réduction des droits de douane de la même manière que les États-Unis l’ont fait avec le Canada et le Mexique il y a quelques semaines. Cela pourrait entraîner un revirement rapide et les marchés pourraient tourner la page d’une expérimentation politique désastreuse.
2°) Prendre une mesure substantielle et crédible en faveur de la négociation, mais avec des partenaires commerciaux importants comme l’Union et, surtout, la Chine. La perspective d’un appel ou d’une rencontre bilatérale entre Xi et Trump suffirait à renverser la perspective actuelle d’une confrontation inévitable.
Ce qui semble plus probable à court terme, c’est la volonté de se confronter non seulement au monde, mais aussi — de manière unique et nouvelle — aux marchés financiers américains, potentiellement jusqu’à un point de rupture.
Cette stratégie frontale signe un changement d’époque dans un pays où la bourse et Wall Street ont historiquement servi de quatrième branche du gouvernement, faisant partie intégrante des contre-pouvoirs institutionnels de la politique étatsunienne.
Alors que le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif se trouvent désormais sous le joug de Trump, une confrontation avec les marchés financiers pourrait faire changer de nature la branche exécutive : un pouvoir immense et incontrôlé commandé depuis la Maison-Blanche, faisant fi de toutes les autres forces du pays — et qui ne pourrait être maintenu que par l’exercice brutal de la violence.
J’aimerais aborder aujourd’hui la question de ce que les économistes appellent les « biens publics mondiaux », que les États-Unis fournissent au reste du monde.
Premièrement, les États-Unis offrent un parapluie de sécurité, qui a généré la plus grande période de paix que l’humanité ait jamais connue.
Deuxièmement, les États-Unis fournissent le dollar et les titres du Trésor, des actifs de réserve rendant possible le système commercial et financier mondial sur lequel est fondée la plus grande période de prospérité que l’humanité ait jamais connue.
Fournir ces deux éléments nous coûte cher.
Sur le plan de la défense, nos hommes et nos femmes en uniforme prennent des risques héroïques pour rendre notre nation et le monde plus sûrs, préservant nos libertés génération après génération. Et nous taxons lourdement les Américains qui travaillent dur afin de financer la sécurité mondiale.
Sur le plan financier, la fonction de réserve du dollar a provoqué des distorsions monétaires persistantes et contribué, avec les barrières commerciales injustes mises en œuvre par d’autres pays, à des déficits commerciaux insoutenables. Ces derniers ont décimé notre secteur manufacturier, ainsi que de nombreuses familles d’ouvriers et leurs communautés, tout cela en facilitant les échanges commerciaux entre non-Américains.
Je précise que par « monnaie de réserve », j’entends toutes les fonctions internationales du dollar — y compris l’épargne privée et le commerce. Je prends souvent cet exemple : lorsque des agents privés de deux pays étrangers distincts commercent entre eux, leurs échanges sont généralement libellés en dollars en raison du statut de fournisseur de réserve des États-Unis. Ce commerce implique de l’épargne étant placée dans des titres en dollars, souvent des bons du Trésor. Par conséquent, les Américains payent pour la paix et la prospérité non pas seulement pour eux-mêmes mais aussi pour les non-Américains.
Le président Trump a clairement indiqué qu’il ne tolérerait plus que d’autres nations profitent de notre sang, de notre sueur et de nos larmes — que cela soit en matière de sécurité nationale ou de commerce.
Au cours de ses cent premiers jours, l’Administration Trump a déjà agi avec fermeté afin de réorienter nos relations en matière de défense et de commerce, pour que les Américains se situent sur un terrain plus équitable. Le président a promis de reconstruire notre base industrielle endommagée, et de défendre des conditions commerciales qui donnent la priorité aux travailleurs et aux entreprises américains.
Je suis un économiste, pas un expert des questions militaires et m’attarderai donc davantage sur le commerce que sur la défense, mais les deux sont profondément liés.
Pour comprendre comment cela fonctionne, imaginez deux nations étrangères — disons la Chine et le Brésil — qui commercent entre elles. Aucun des deux pays n’a une monnaie qui soit fiable, liquide et convertible, ce qui rend les échanges commerciaux difficiles. Toutefois, puisqu’ils peuvent effectuer des transactions en dollars américains, adossés à des bons du Trésor américain, ils sont en mesure de commercer entre eux librement et de prospérer. Ce type d’échanges ne peut avoir lieu que grâce à la puissance militaire américaine, qui garantit notre stabilité financière et la crédibilité de nos emprunts. Notre domination militaire et financière ne doit pas être tenue pour acquise, et l’Administration Trump est déterminée à la préserver.
Mais notre domination financière a un coût. S’il est vrai que la demande en dollars a maintenu nos taux d’emprunt à un niveau bas, elle a également faussé les marchés des devises. Ce phénomène a conduit à des charges excessives imposées à nos entreprises et à nos travailleurs, rendant leurs produits et leur main-d’œuvre non compétitifs sur la scène mondiale. On a aussi assisté à la réduction forcée de plus d’un tiers de notre main-d’œuvre manufacturière par rapport à son niveau maximum 2 et à un déclin de 40 % de la part des États-Unis dans la production manufacturière mondiale.
Nous devons être capables de faire les choses directement dans ce pays — c’est ce que nous avons constaté pendant la pandémie de Covid-19, quand nombre de nos chaînes d’approvisionnement ne pouvaient pas survivre indépendamment de notre plus grand adversaire, la Chine.
Il est clair que nous ne devrions pas dépendre de notre plus grand adversaire pour des équipements qui sont essentiels à la sécurité et à la santé de notre population. Inversement, notre plus grand adversaire ne devrait pas être autorisé à bénéficier à tel point de l’architecture financière et de sécurité internationale que nous finançons.
Mais il y a d’autres effets secondaires regrettables dans le fait d’être un fournisseur d’actifs de réserve. D’autres peuvent acheter nos actifs pour manipuler leur propre monnaie, afin de maintenir leurs exportations à bas prix. Ce faisant, ils finissent par injecter tellement d’argent dans l’économie américaine que cela alimente les vulnérabilités économiques et les crises. Par exemple, dans les années qui ont précédé le krach de 2008, la Chine et de nombreuses institutions financières étrangères ont augmenté leurs avoirs en créances hypothécaires américaines, injectant des centaines de milliards de dollars de crédit dans le secteur immobilier sans se soucier de la pertinence des investissements, ce qui a contribué à alimenter la bulle immobilière.
La Chine a donc joué un rôle significatif dans la naissance de la crise financière mondiale.
Pour s’en remettre, il a fallu près d’une décennie — jusqu’à ce que le président Trump nous remette sur les rails lors de son premier mandat.
Pour continuer à fournir ces deux biens publics mondiaux — l’accès à la sécurité et l’accès à la finance — j’estime qu’il faut un meilleur partage du fardeau à l’échelle mondiale.
Si d’autres nations veulent bénéficier de la protection géopolitique et financière des États-Unis, elles doivent aussi apporter leur contribution et payer leur part de façon équitable. Les coûts ne peuvent pas être supportés uniquement par les Américains ordinaires, qui ont déjà tant donné.
Le meilleur scénario est celui dans lequel les États-Unis continuent à créer la paix et la prospérité dans le monde et restent le fournisseur de réserve, mais où les autres pays, au-delà de la récolte des bénéfices, participent aussi à la prise en charge des coûts. En améliorant le partage du fardeau, nous pouvons renforcer la résilience et préserver la sécurité mondiale et les systèmes commerciaux pour de nombreuses décennies à venir.
Cela est par ailleurs essentiel non seulement en termes d’équité mais aussi en termes de capacité. Nous sommes assiégés par des adversaires hostiles qui tentent d’affaiblir notre base industrielle manufacturière et de défense et de perturber notre système financier. Or nous ne pourrons fournir ni défense, ni actifs de réserve si notre capacité de production est réduite à néant. Le président a été clair sur le fait que les États-Unis sont engagés à rester le fournisseur de réserve — mais à condition que le système soit plus équitable. Nous devons donc reconstruire nos industries pour déployer la force nécessaire à la protection de notre statut de réserve et, pour y parvenir, nous devons être en mesure de payer nos factures.
Sous quelles formes ce partage du fardeau peut-il se faire ? Il existe de nombreuses options, mais voici quelques idées :
Les droits de douane méritent une attention particulière. La plupart des économistes, et certains investisseurs, considèrent qu’ils sont au mieux contre-productifs et au pire extrêmement préjudiciables.
C’est faux.
Une raison pour laquelle le consensus économique sur les droits de douane est si faux, c’est parce que presque tous les modèles utilisés par les économistes pour étudier le commerce international partent du principe qu’il n’y a pas de déficit commercial, ou que les déficits sont de courte durée et s’auto-régulent rapidement par des ajustements monétaires. Selon les modèles standard, les déficits commerciaux entraînent un affaiblissement du dollar, ce qui conduit à une réduction des importations et à une croissance des exportations permettant finalement de faire disparaître le déficit commercial. Si un tel scénario se produit, les droits de douane peuvent s’avérer inutiles, car le commerce s’équilibre de lui-même avec le temps et, de ce point de vue, intervenir par le truchement de droits de douane ne ferait qu’empirer les choses.
Cependant, cette perspective est en contradiction avec la réalité. Les États-Unis connaissent des déficits de leur balance courante depuis maintenant cinq décennies, qui ont plongé de manière spectaculaire ces dernières années, passant d’environ 2 % du PIB sous la première administration Trump à près de 4 % du PIB sous l’administration Biden 3. Et cela s’est produit alors même que le dollar s’appréciait, et non se dépréciait !
C’est un constat de long terme face à des modèles erronés. Cela s’explique notamment par le fait qu’ils ne prennent pas en compte que les États-Unis fournissent la monnaie de réserve mondiale. Le statut de réserve est important et, à cause d’une demande en dollars insatiable, il est resté trop important pour que les flux internationaux puissent l’équilibrer, même sur cinq décennies.
Des analyses économiques plus récentes 4 envisagent la possibilité de déficits commerciaux persistants qui résistent au rééquilibrage automatique, ce qui est plus conforme à la réalité aux États-Unis. Elles montrent qu’en imposant des droits de douane à des pays exportateurs, les États-Unis pourraient améliorer leurs résultats économiques, augmenter leurs recettes et imposer d’énormes pertes à la nation ciblée, y compris en cas de mesures de rétorsion totales.
En ce sens, l’analyse de ce que les économistes appellent l’« incidence » des droits de douane indique qu’une large part des charges dues aux droits de douane sont « payées » par le pays sur lequel on les applique. Les pays qui enregistrent d’importants excédents commerciaux sont relativement rigides — ils ne peuvent pas trouver d’autres sources de demande se substituant aux États-Unis. Ils n’ont pas d’autre choix que d’exporter, et les États-Unis sont le plus grand marché de consommateurs du monde. Au contraire, les États-Unis ont de nombreuses options de substitution : nous pouvons fabriquer des biens sur le sol américain, ou acheter ces biens à des pays qui nous traitent équitablement plutôt qu’à ceux qui profitent de nous. Cet écart entre les leviers d’action implique que les autres pays finissent par supporter le coût des droits de douane.
En 2018-2019, la Chine a supporté le coût des tarifs historiques du président Trump à travers l’affaiblissement de sa monnaie, entraînant un appauvrissement de ses citoyens et une diminution de leur pouvoir d’achat sur la scène mondiale. Les recettes douanières, payées par la Chine, ont servi à financer les réductions d’impôts mises en œuvre par le président Trump en faveur des travailleurs et des entreprises américains. Cette fois-ci, les droits de douane contribueront à financer à la fois les réductions d’impôts et la réduction du déficit.
La réduction des impôts pour les Américains, financée en partie par les recettes provenant des étrangers, rendra possible une croissance économique, un dynamisme et des opportunités sans précédent dans notre pays, inaugurant ainsi le nouvel âge d’or du président Trump. La réduction du déficit contribuera à faire baisser les taux du Trésor, et avec eux les taux hypothécaires et les taux des cartes de crédit du consommateur, ce qui favorisera un pic de croissance économique.
Il est important de noter ici que les droits de douane ne sont pas prélevés simplement pour collecter des recettes. Par exemple, les tarifs réciproques du Président sont conçus pour faire face aux barrières tarifaires et non tarifaires, et à d’autres formes de tricherie telles que la manipulation des devises, le dumping et les subventions qui visent à obtenir un avantage déloyal. Les recettes sont un effet secondaire positif et, si elles sont utilisées en partie pour réduire les impôts, elles peuvent fortement contribuer à améliorer la compétitivité qui dope les exportations américaines.
Le partage du fardeau peut permettre aux États-Unis de continuer à diriger le monde libre pendant de nombreuses décennies. C’est un impératif, à la fois pour des raisons d’équité et de faisabilité. Si nous ne reconstruisons pas notre secteur manufacturier, nous aurons du mal à assurer la sécurité dont nous avons besoin et à soutenir nos marchés financiers. Le monde peut continuer à bénéficier du parapluie de défense et du système commercial des États-Unis, mais il doit commencer à payer équitablement sa part.
L’article Et si Trump avait une stratégie ? L’escalade tarifaire vue par son conseiller clef Stephen Miran est apparu en premier sur Le Grand Continent.
04.04.2025 à 16:21
Matheo Malik
L’Union a, au fond, trois options : ne pas riposter et essayer de négocier une baisse de certains droits de douane ; adopter une approche ciblée et appliquer des droits de douane uniquement à une gamme limitée de produits, comme cela a été fait dans le cas de l’acier et de l’aluminium ; enfin, appliquer une stratégie horizontale de représailles, y compris pour les services — mais de manière intelligente, avec des exceptions pour les produits que nous devons continuer à importer des États-Unis et de manière progressive.
La pire des réponses est celle qui se situe à mi-chemin : elle serait facilement déjouée par Trump qui répliquerait par une menace de droits de douane de 200 % — comme dans le cas du bourbon du Kentucky. La première serait rationnelle si nous étions dans une partie à une seule manche — mais ce n’est pas le cas. Par conséquent, une réponse ferme et proportionnée, comme l’a annoncé la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, est la seule véritable option.
Si elle fait preuve d’unité et de détermination, l’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire.
L’Union devrait être prête à se servir de l’instrument anti-coercition.
Marco Buti Le président Trump a qualifié l’Union de « triste à voir, tellement pathétique » — la Commission devrait-elle utiliser son « bazooka » — son instrument anti-coercition — contre les États-Unis ?Ce petit jeu tarifaire est non seulement critique sur le plan économique, mais aussi — et pour l’Union, c’est encore plus important — pour des raisons politiques et institutionnelles. Fondamentalement, l’équipe Trump-Vance méprise l’Union non pas pour ce qu’elle fait mais pour ce qu’elle est.
Valider la perception d’une Union faible et divisée serait une erreur dramatique.
L’instrument de lutte contre la coercition nous permet d’élargir la réponse à des domaines autres que les droits de douane.
Il a été conçu pour être utilisé contre la Chine : il est tragique qu’il soit utilisé contre les États-Unis. Mais l’Union devrait être prête à s’en servir.
Si l’on avait des doutes sur la fermeté de la réponse, la Chine, en répliquant par un droit de douane de 34 %, a ouvert la voie.
Les États-Unis peuvent-ils gagner la guerre commerciale qu’ils ont déclaré au reste du monde — ou l’administration Trump néglige-t-elle les risques que cela impliquerait pour les États-Unis ?Les États-Unis ne gagneront pas cette guerre — mais cela ne signifie pas que ce sera facile pour nous.
Leur mépris de l’Union est profondément ancré dans leur façon de penser.
Nous ne sortirons pas de cette situation en étant gentils ou en les charmant. Nous devons montrer que l’Europe peut leur tenir tête en tirant parti de notre puissance économique, en particulier en matière de commerce.
Il est important que nous soyons fiers de ce que nous sommes et que nous nous comportions en conséquence : je ne crois pas qu’un seul État membre puisse influencer l’administration. Les bâtisseurs de ponts sont importants lorsqu’ils parlent au nom de l’Union, et pas seulement de leur intérêt national.
La présidente de la Commission devra être forte car elle fera face à la pression politique de plusieurs États membres pour diluer notre réponse aux droits de douane de Trump. La pire chose que nous puissions faire serait de montrer aux Américains nos divisions : c’est précisément dans cette plaie-là que Trump remuerait le couteau.
Cela ne signifie pas qu’il faille couper tous les canaux de communication avec l’administration. Mais lorsqu’il s’agit de négocier, les États membres ne devraient pas saper les actions de la Commission.
L’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire.
Marco Buti Mario Draghi a imploré les décideurs politiques européens de « faire quelque chose » de toute urgence face à un contexte géopolitique complexe sous Trump et Poutine. Comment l’Europe doit-elle articuler sa réponse ?Il faut pouvoir concilier l’agenda politique interne de l’Union avec son agenda externe.
Il est devenu évident que le parapluie américain n’est plus là — et ne le sera pas à l’avenir.
Si on lit les messages du fameux groupe Signal, qui ont été rendus publics récemment, l’animosité de l’administration américaine à l’égard de l’Union est frappante. L’administration Trump n’est pas seulement transactionnelle en matière d’argent : elle l’est aussi sur les valeurs.
Nous devons donc nous ressaisir. En matière de défense, d’abord. Mais nous devons aussi réduire la vulnérabilité de l’économie européenne et de notre modèle de croissance. Trop souvent, nous avons compté sur la demande extérieure. Or c’est là le comportement typique d’un petit pays, pas d’une grande Union.
Un petit pays est généralement très ouvert, dépend de facteurs externes et s’attend à ce que les autres le tirent vers le haut en période de difficulté.
Mais nous ne sommes pas un petit pays.
L’Europe est une puissance économique, nous ne pouvons pas nous comporter ainsi. Notre tâche consiste maintenant à réorienter notre modèle européen. Nous devons mettre l’accent sur le développement des biens publics européens et, pour ce faire, nous devrons restructurer le budget de l’Union.
Enfin, l’Europe devra reconstruire le multilatéralisme de bas en haut. Nous ne pouvons pas compter sur les institutions de Bretton Woods — telles que le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC — car elles ont été affaiblies par les États-Unis depuis des années — avant que Trump ne leur assène le coup fatal. Au cours de la dernière décennie, le libre-échange a été érodé, de Trump I à Biden et maintenant Trump II, qui est plus brutal mais aussi une forme de continuum.
Ce sont des changements structurels.
Nous ne sommes pas un petit pays. L’Europe est une puissance économique.
Marco Buti Entre-temps, Berlin a brisé ses lignes rouges historiques en matière de règles budgétaires et de dépenses. Comment la nouvelle approche de l’Allemagne contribue-t-elle à la réponse européenne que vous décrivez ?L’annonce par l’Allemagne de la mobilisation de près de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure est un changement véritablement tectonique.
Il s’agit d’un tournant historique.
La question qui reste en suspens est de savoir si ce changement conduira l’Allemagne à se concentrer uniquement sur ses compétences nationales ou à s’inscrire dans un mouvement européen plus large. Friedrich Merz a dépensé un capital politique énorme pour franchir ces lignes rouges avant même que le prochain parlement ne se prononce sur l’urgence du moment. Dans l’intérêt de l’Europe, nous devons être conscients de l’ampleur de ces changements car nous parlons d’un nouveau chancelier qui franchit des lignes rouges profondément ancrées — et qui pourraient ne pas être populaires auprès d’une partie de son électorat.
C’est louable et cela suggère un changement de vitesse en Allemagne. Le chancelier Scholz avait centré son engagement sur une dimension purement nationale — sans en faire un élément constitutif de l’Europe. Le nouveau gouvernement, on l’espère, inscrira ses ambitions dans une nouvelle stratégie européenne.
Mario Draghi a récemment suggéré que l’Allemagne ne devrait pas agir seule. Berlin dispose des moyens et de la marge de manœuvre budgétaire nécessaires pour se réarmer, contrairement à d’autres États membres. L’Europe à deux vitesses vous préoccupe-t-elle et avons-nous besoin d’un moment « quoi qu’il en coûte » pour faire face à Trump ?Les propositions présentées par la Commission sont une première étape essentielle — mais elles ne suffisent pas.
Nous sommes à un tournant et il n’y a pas de voie intermédiaire. L’Allemagne a la puissance de feu nationale pour prendre ces décisions, mais d’autres ont une marge de manœuvre budgétaire beaucoup plus réduite. Or il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.
Nous aurons besoin d’investissements dans les biens publics européens directement au niveau européen, soutenus par de nouvelles ressources propres et une dette commune.
C’est absolument essentiel.
Il existe un parallèle intéressant entre la situation actuelle et la réponse à la pandémie. À l’époque, la Commission a suspendu les règles budgétaires et a introduit l’outil SURE pour fournir aux États membres des prêts à faible taux d’intérêt. Nous avons atteint ce stade avec SAFE et l’introduction de la clause dérogatoire générale. Mais rappelons-nous que ce n’est qu’une partie de la réponse.
Il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.
Marco ButiÀ l’époque, les commissaires Paolo Gentiloni et Thierry Breton avaient rédigé un éditorial commun appelant à une dette commune qui a changé les paramètres du débat. Le président Macron et la chancelière Merkel avaient quant à eux articulé l’idée de subventions massives dans un véhicule qui est finalement devenu NextGenerationEU.
Cette partie manque encore à présent — alors qu’elle est nécessaire.
Qui peut jouer ce rôle maintenant ?En l’état actuel des choses, c’est difficile à dire. Je ne vois pas d’équivalent au leadership que j’ai mentionné. Cela dépendra du chancelier allemand qui s’apprête à entrer en fonction. Berlin devra montrer qu’elle veut une solution européenne et si je devais, je dirais qu’avec le temps, ils arriveront à la conclusion que c’est absolument nécessaire.
Cela étant dit, je ne pense pas non plus que nous devrions nous contenter de « cloner » simplement le plan de relance NextGenerationEU. Un instrument similaire est la voie — pas une copie conforme.
NextGenerationEU fonctionnait comme un paquet de 750 milliards d’euros composé principalement de subventions puis de prêts. Le Conseil européen a modifié sa conception pour réduire les projets transnationaux et augmenter les transferts aux États membres. Je ne pense pas que ce serait approprié aujourd’hui : car lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.
Par rapport à NextGeneration, un autre élément est déterminant : la défense européenne devra inclure l’Ukraine et des pays qui ne sont pas membres de l’Union, comme la Norvège, par exemple.
La Commission européenne devra évidemment jouer un rôle de back-office pour que cette initiative ne se disperse pas. Mais elle ne peut pas faire de la politique spectacle. Il reviendra à une coalition de volontaires et aux États membres de faire part de leur ambition.
Lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.
Marco Buti La réponse à la mise en place du dispositif de prêts SAFE a pourtant été tiède : aucun État membre n’a déclaré publiquement qu’il utiliserait ce mécanisme ou activerait la clause de sauvegarde. Il existe une inquiétude profondément ancrée concernant l’accumulation de dettes supplémentaires, même si cela s’avère nécessaire pour la défense.Il est toujours difficile d’être le premier — surtout lorsqu’il s’agit de prendre des risques.
L’attitude générale est, il est vrai, attentiste, car on pourrait n’avoir pas encore déployé l’ensemble des instruments de la réponse — par le biais d’emprunts communs par exemple. Par ailleurs, il faut reconnaître l’hétérogénéité des préférences en Europe. La perception du risque n’est pas la même entre les pays voisins de la Russie, qui peuvent sentir la pression peser sur eux — et des pays comme l’Espagne et l’Italie. Les répercussions financières suscitent également des inquiétudes mais ces arguments cachent surtout un manque de volonté d’investir dans la défense.
Certains des pays que vous mentionnez font valoir que leur situation financière pourrait être compromise avant celle des marchés. Les rendements obligataires sont en hausse depuis que l’Allemagne a annoncé son plan de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure. Ont-ils raison ?L’augmentation des taux d’intérêt à long terme en Allemagne est normale. Elle reflète deux éléments : ils vont inonder le marché de nouvelles dettes et vont avoir une politique budgétaire expansionniste. Le revers de la médaille est que ce plan pourrait améliorer les perspectives de croissance de l’Allemagne.
Il est crucial d’éviter la fragmentation du marché — en particulier du marché obligataire. La Banque centrale européenne et la Commission ont réussi à éviter une telle fragmentation pendant la pandémie. D’une certaine manière, cela pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr : dans ces nouvelles circonstances, cela pourrait devenir une idée intéressante du point de vue de l’Allemagne, peut-être pas immédiatement, mais avec le temps et pas seulement pour la défense.
Ursula von der Leyen a-t-elle commis une erreur en présentant une initiative exclusivement axée sur la défense dans le cadre de ReArm Europe au lieu d’un ensemble plus complet incluant des éléments plus larges pour stimuler la compétitivité, par exemple ?ReArm était probablement un lapsus… l’initiative a déjà été rebaptisée Readiness 2030.
Mais au-delà du mon : je pense que mettre tous nos œufs dans le même panier de la défense ne représente pas un bon équilibre politique. Nous semblons oublier que le rapport Draghi a été publié en septembre dernier et que cette Commission s’est engagée à le mettre en œuvre : la défense en était un aspect important — mais ce n’était pas le seul.
Le moment que nous traversons pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr.
Marco ButiPour assurer la souveraineté de l’Europe, la sécurité est primordiale. Mais si nous voulons répondre globalement aux menaces de Trump — qui représentent des risques systémiques pour l’Union — nous devons agir dans trois directions : la défense, la croissance de notre marché intérieur et le développement de nouvelles alliances à l’échelle mondiale.
Il existe des interactions entre ces trois éléments. L’un des domaines dans lesquels Friedrich Merz est susceptible d’agir est d’aider l’Allemagne à passer d’un modèle très orienté vers l’exportation à un modèle plus domestique pour alimenter la croissance.
La défense pourrait donc faire partie de la restructuration du modèle économique européen dans la mesure où elle est compatible avec d’autres secteurs manufacturiers.
La Banque centrale européenne a joué un rôle clef dans la stabilisation des marchés pendant la pandémie. Quel pourrait être le rôle de Francfort dans ce contexte ?De même que Mario Draghi avait introduit le « whatever it takes » pour préserver l’euro, Christine Lagarde avait introduit le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) pour mettre fin à la fragmentation interne.
Dans les deux cas, la BCE a considéré qu’il s’agissait d’un moment existentiel : l’action combinée de la BCE, de la Commission et la volonté des États membres de franchir les lignes rouges ont permis à l’Europe de réussir.
L’un des éléments positifs cette fois-ci est que nous n’avons pas encore vu les risques de fragmentation interne refaire surface. La BCE devra certainement rester sur ses gardes pour que cela ne se produise pas, mais jusqu’à présent, le système offre un certain niveau de stabilité.
Je serais favorable à ce que la BCE fasse davantage pression en faveur d’une capacité budgétaire centrale : Chirstine Lagarde est bien placée pour montrer aux États membres et aux gouvernements les avantages d’un rapprochement vers une capacité budgétaire centrale soutenue par une émission de dette commune et l’introduction d’un véritable actif européen sûr. C’est essentiel pour nous protéger dans ce monde vulnérable, car Trump menace également d’arsenaliser le dollar.
Un actif européen sûr est l’élément clef pour renforcer la domination internationale de l’euro. Il protégera également l’économie européenne. Cela nécessite un changement de mentalité en termes d’aléa moral et de mutualisation de la dette. Mais la BCE peut le faire.
L’article « Les États-Unis de Trump ne gagneront pas cette guerre », une conversation avec Marco Buti est apparu en premier sur Le Grand Continent.
L’Union a, au fond, trois options : ne pas riposter et essayer de négocier une baisse de certains droits de douane ; adopter une approche ciblée et appliquer des droits de douane uniquement à une gamme limitée de produits, comme cela a été fait dans le cas de l’acier et de l’aluminium ; enfin, appliquer une stratégie horizontale de représailles, y compris pour les services — mais de manière intelligente, avec des exceptions pour les produits que nous devons continuer à importer des États-Unis et de manière progressive.
La pire des réponses est celle qui se situe à mi-chemin : elle serait facilement déjouée par Trump qui répliquerait par une menace de droits de douane de 200 % — comme dans le cas du bourbon du Kentucky. La première serait rationnelle si nous étions dans une partie à une seule manche — mais ce n’est pas le cas. Par conséquent, une réponse ferme et proportionnée, comme l’a annoncé la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, est la seule véritable option.
Si elle fait preuve d’unité et de détermination, l’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire.
L’Union devrait être prête à se servir de l’instrument anti-coercition.
Marco Buti
Ce petit jeu tarifaire est non seulement critique sur le plan économique, mais aussi — et pour l’Union, c’est encore plus important — pour des raisons politiques et institutionnelles. Fondamentalement, l’équipe Trump-Vance méprise l’Union non pas pour ce qu’elle fait mais pour ce qu’elle est.
Valider la perception d’une Union faible et divisée serait une erreur dramatique.
L’instrument de lutte contre la coercition nous permet d’élargir la réponse à des domaines autres que les droits de douane.
Il a été conçu pour être utilisé contre la Chine : il est tragique qu’il soit utilisé contre les États-Unis. Mais l’Union devrait être prête à s’en servir.
Si l’on avait des doutes sur la fermeté de la réponse, la Chine, en répliquant par un droit de douane de 34 %, a ouvert la voie.
Les États-Unis ne gagneront pas cette guerre — mais cela ne signifie pas que ce sera facile pour nous.
Leur mépris de l’Union est profondément ancré dans leur façon de penser.
Nous ne sortirons pas de cette situation en étant gentils ou en les charmant. Nous devons montrer que l’Europe peut leur tenir tête en tirant parti de notre puissance économique, en particulier en matière de commerce.
Il est important que nous soyons fiers de ce que nous sommes et que nous nous comportions en conséquence : je ne crois pas qu’un seul État membre puisse influencer l’administration. Les bâtisseurs de ponts sont importants lorsqu’ils parlent au nom de l’Union, et pas seulement de leur intérêt national.
La présidente de la Commission devra être forte car elle fera face à la pression politique de plusieurs États membres pour diluer notre réponse aux droits de douane de Trump. La pire chose que nous puissions faire serait de montrer aux Américains nos divisions : c’est précisément dans cette plaie-là que Trump remuerait le couteau.
Cela ne signifie pas qu’il faille couper tous les canaux de communication avec l’administration. Mais lorsqu’il s’agit de négocier, les États membres ne devraient pas saper les actions de la Commission.
L’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire.
Marco Buti
Il faut pouvoir concilier l’agenda politique interne de l’Union avec son agenda externe.
Il est devenu évident que le parapluie américain n’est plus là — et ne le sera pas à l’avenir.
Si on lit les messages du fameux groupe Signal, qui ont été rendus publics récemment, l’animosité de l’administration américaine à l’égard de l’Union est frappante. L’administration Trump n’est pas seulement transactionnelle en matière d’argent : elle l’est aussi sur les valeurs.
Nous devons donc nous ressaisir. En matière de défense, d’abord. Mais nous devons aussi réduire la vulnérabilité de l’économie européenne et de notre modèle de croissance. Trop souvent, nous avons compté sur la demande extérieure. Or c’est là le comportement typique d’un petit pays, pas d’une grande Union.
Un petit pays est généralement très ouvert, dépend de facteurs externes et s’attend à ce que les autres le tirent vers le haut en période de difficulté.
Mais nous ne sommes pas un petit pays.
L’Europe est une puissance économique, nous ne pouvons pas nous comporter ainsi. Notre tâche consiste maintenant à réorienter notre modèle européen. Nous devons mettre l’accent sur le développement des biens publics européens et, pour ce faire, nous devrons restructurer le budget de l’Union.
Enfin, l’Europe devra reconstruire le multilatéralisme de bas en haut. Nous ne pouvons pas compter sur les institutions de Bretton Woods — telles que le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC — car elles ont été affaiblies par les États-Unis depuis des années — avant que Trump ne leur assène le coup fatal. Au cours de la dernière décennie, le libre-échange a été érodé, de Trump I à Biden et maintenant Trump II, qui est plus brutal mais aussi une forme de continuum.
Ce sont des changements structurels.
Nous ne sommes pas un petit pays. L’Europe est une puissance économique.
Marco Buti
L’annonce par l’Allemagne de la mobilisation de près de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure est un changement véritablement tectonique.
Il s’agit d’un tournant historique.
La question qui reste en suspens est de savoir si ce changement conduira l’Allemagne à se concentrer uniquement sur ses compétences nationales ou à s’inscrire dans un mouvement européen plus large. Friedrich Merz a dépensé un capital politique énorme pour franchir ces lignes rouges avant même que le prochain parlement ne se prononce sur l’urgence du moment. Dans l’intérêt de l’Europe, nous devons être conscients de l’ampleur de ces changements car nous parlons d’un nouveau chancelier qui franchit des lignes rouges profondément ancrées — et qui pourraient ne pas être populaires auprès d’une partie de son électorat.
C’est louable et cela suggère un changement de vitesse en Allemagne. Le chancelier Scholz avait centré son engagement sur une dimension purement nationale — sans en faire un élément constitutif de l’Europe. Le nouveau gouvernement, on l’espère, inscrira ses ambitions dans une nouvelle stratégie européenne.
Les propositions présentées par la Commission sont une première étape essentielle — mais elles ne suffisent pas.
Nous sommes à un tournant et il n’y a pas de voie intermédiaire. L’Allemagne a la puissance de feu nationale pour prendre ces décisions, mais d’autres ont une marge de manœuvre budgétaire beaucoup plus réduite. Or il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.
Nous aurons besoin d’investissements dans les biens publics européens directement au niveau européen, soutenus par de nouvelles ressources propres et une dette commune.
C’est absolument essentiel.
Il existe un parallèle intéressant entre la situation actuelle et la réponse à la pandémie. À l’époque, la Commission a suspendu les règles budgétaires et a introduit l’outil SURE pour fournir aux États membres des prêts à faible taux d’intérêt. Nous avons atteint ce stade avec SAFE et l’introduction de la clause dérogatoire générale. Mais rappelons-nous que ce n’est qu’une partie de la réponse.
Il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.
Marco Buti
À l’époque, les commissaires Paolo Gentiloni et Thierry Breton avaient rédigé un éditorial commun appelant à une dette commune qui a changé les paramètres du débat. Le président Macron et la chancelière Merkel avaient quant à eux articulé l’idée de subventions massives dans un véhicule qui est finalement devenu NextGenerationEU.
Cette partie manque encore à présent — alors qu’elle est nécessaire.
En l’état actuel des choses, c’est difficile à dire. Je ne vois pas d’équivalent au leadership que j’ai mentionné. Cela dépendra du chancelier allemand qui s’apprête à entrer en fonction. Berlin devra montrer qu’elle veut une solution européenne et si je devais, je dirais qu’avec le temps, ils arriveront à la conclusion que c’est absolument nécessaire.
Cela étant dit, je ne pense pas non plus que nous devrions nous contenter de « cloner » simplement le plan de relance NextGenerationEU. Un instrument similaire est la voie — pas une copie conforme.
NextGenerationEU fonctionnait comme un paquet de 750 milliards d’euros composé principalement de subventions puis de prêts. Le Conseil européen a modifié sa conception pour réduire les projets transnationaux et augmenter les transferts aux États membres. Je ne pense pas que ce serait approprié aujourd’hui : car lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.
Par rapport à NextGeneration, un autre élément est déterminant : la défense européenne devra inclure l’Ukraine et des pays qui ne sont pas membres de l’Union, comme la Norvège, par exemple.
La Commission européenne devra évidemment jouer un rôle de back-office pour que cette initiative ne se disperse pas. Mais elle ne peut pas faire de la politique spectacle. Il reviendra à une coalition de volontaires et aux États membres de faire part de leur ambition.
Lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.
Marco Buti
Il est toujours difficile d’être le premier — surtout lorsqu’il s’agit de prendre des risques.
L’attitude générale est, il est vrai, attentiste, car on pourrait n’avoir pas encore déployé l’ensemble des instruments de la réponse — par le biais d’emprunts communs par exemple. Par ailleurs, il faut reconnaître l’hétérogénéité des préférences en Europe. La perception du risque n’est pas la même entre les pays voisins de la Russie, qui peuvent sentir la pression peser sur eux — et des pays comme l’Espagne et l’Italie. Les répercussions financières suscitent également des inquiétudes mais ces arguments cachent surtout un manque de volonté d’investir dans la défense.
L’augmentation des taux d’intérêt à long terme en Allemagne est normale. Elle reflète deux éléments : ils vont inonder le marché de nouvelles dettes et vont avoir une politique budgétaire expansionniste. Le revers de la médaille est que ce plan pourrait améliorer les perspectives de croissance de l’Allemagne.
Il est crucial d’éviter la fragmentation du marché — en particulier du marché obligataire. La Banque centrale européenne et la Commission ont réussi à éviter une telle fragmentation pendant la pandémie. D’une certaine manière, cela pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr : dans ces nouvelles circonstances, cela pourrait devenir une idée intéressante du point de vue de l’Allemagne, peut-être pas immédiatement, mais avec le temps et pas seulement pour la défense.
ReArm était probablement un lapsus… l’initiative a déjà été rebaptisée Readiness 2030.
Mais au-delà du mon : je pense que mettre tous nos œufs dans le même panier de la défense ne représente pas un bon équilibre politique. Nous semblons oublier que le rapport Draghi a été publié en septembre dernier et que cette Commission s’est engagée à le mettre en œuvre : la défense en était un aspect important — mais ce n’était pas le seul.
Le moment que nous traversons pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr.
Marco Buti
Pour assurer la souveraineté de l’Europe, la sécurité est primordiale. Mais si nous voulons répondre globalement aux menaces de Trump — qui représentent des risques systémiques pour l’Union — nous devons agir dans trois directions : la défense, la croissance de notre marché intérieur et le développement de nouvelles alliances à l’échelle mondiale.
Il existe des interactions entre ces trois éléments. L’un des domaines dans lesquels Friedrich Merz est susceptible d’agir est d’aider l’Allemagne à passer d’un modèle très orienté vers l’exportation à un modèle plus domestique pour alimenter la croissance.
La défense pourrait donc faire partie de la restructuration du modèle économique européen dans la mesure où elle est compatible avec d’autres secteurs manufacturiers.
De même que Mario Draghi avait introduit le « whatever it takes » pour préserver l’euro, Christine Lagarde avait introduit le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) pour mettre fin à la fragmentation interne.
Dans les deux cas, la BCE a considéré qu’il s’agissait d’un moment existentiel : l’action combinée de la BCE, de la Commission et la volonté des États membres de franchir les lignes rouges ont permis à l’Europe de réussir.
L’un des éléments positifs cette fois-ci est que nous n’avons pas encore vu les risques de fragmentation interne refaire surface. La BCE devra certainement rester sur ses gardes pour que cela ne se produise pas, mais jusqu’à présent, le système offre un certain niveau de stabilité.
Je serais favorable à ce que la BCE fasse davantage pression en faveur d’une capacité budgétaire centrale : Chirstine Lagarde est bien placée pour montrer aux États membres et aux gouvernements les avantages d’un rapprochement vers une capacité budgétaire centrale soutenue par une émission de dette commune et l’introduction d’un véritable actif européen sûr. C’est essentiel pour nous protéger dans ce monde vulnérable, car Trump menace également d’arsenaliser le dollar.
Un actif européen sûr est l’élément clef pour renforcer la domination internationale de l’euro. Il protégera également l’économie européenne. Cela nécessite un changement de mentalité en termes d’aléa moral et de mutualisation de la dette. Mais la BCE peut le faire.
L’article « Les États-Unis de Trump ne gagneront pas cette guerre », une conversation avec Marco Buti est apparu en premier sur Le Grand Continent.