21.11.2024 à 18:41
Matheo Malik
La guerre d’Ukraine a ouvert un nouveau contexte stratégique et établi un nouveau modèle pour les conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen.
Alors que l’Europe se prépare à entrer dans la deuxième ère Trump, la France doit trouver les moyens d’éviter à la fois la guerre et la soumission.
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La guerre d’Ukraine, par sa durée et l’ampleur des pertes que subissent les belligérants, marque le retour en Europe des conflits conjuguant ampleur et durée, destructions matérielles et pertes humaines avec, pour un des deux belligérants, un enjeu de survie nationale. Alors que la nation ukrainienne lutte pour son existence face à l’agression russe, la France semble doublement à l’abri d’un tel risque.
D’une part grâce à sa situation « d’île stratégique » qui la voit en paix durable et confraternelle avec l’ensemble du continent européen, ce qui lui confère une profondeur stratégique historiquement inédite. D’autre part, grâce à sa dissuasion nucléaire nationale autonome qui la prémunit contre tout anéantissement ou chantage nucléaire. Pour autant, la France est profondément impliquée dans la défense de cet espace européen au sein duquel elle vit une communauté de valeur et de destin avec ses voisins, partenaires et alliés. Mais dans ce contexte, la dissuasion nationale autonome n’est pas une panacée, et le contexte du retour durable d’une Russie agressive et expansionniste crée de nouvelles situations à risque que son modèle de forces actuel ne permettrait pas toujours d’affronter. Notamment en raison de la prolongation potentielle des crises, mais aussi d’un ordre international bien moins binaire et plus économiquement complexe que dans les années de la Guerre froide.
Si les dirigeants français admettent volontiers à travers leurs déclarations depuis les années 1970 qu’une part des « intérêts vitaux » du pays se situe en Europe, force est de constater que la France serait bien incapable, dans le format actuel, d’européaniser sa dissuasion de manière crédible et efficace pour s’ériger en protectrice de dernier ressort de l’intégrité de l’espace européen. Surtout dans un contexte conjuguant crise conflictuelle longue, escalade lente et doutes sur l’engagement américain : trois hypothèses probables à court ou moyen terme. La conséquence est qu’il faut sans doute admettre que les intérêts de la France en Europe ne sont pas « à ce point vitaux » pour que celle-ci puisse offrir une garantie de sécurité avec son seul arsenal nucléaire actuel — qui la verrait prête à « risquer Paris pour Vilnius ».
Il faut donc l’admettre, l’hypothèse d’un conflit conventionnel existe face à la Russie, dont l’escalade pourrait et devrait être maîtrisée. Il faudrait ainsi pouvoir mener celle-ci dans la durée, en coalition, avec l’appui de forces nucléaires françaises « différentes » pour un meilleur épaulement avec les forces conventionnelles. Un point de vue, pour l’heure, résolument hérétique, mais qui découle d’une modification profonde du contexte stratégique.
Les fondements de la dissuasion nucléaire française, de la doctrine aux composantes et moyens, reposent en grande partie sur le traumatisme de juin 1940 et servirent son édification pendant la guerre froide, comme une continuité de « l’esprit de résistance » 1. Il s’agissait — et c’est toujours le cas — alors d’éviter le retour d’une situation menaçant la survie même de la France en tant que nation, sans avoir à dépendre du bon vouloir d’un allié anglo-saxon, ni devoir revivre les épouvantables sacrifices humains et matériels des conflits mondiaux. L’arme nucléaire, de par sa puissance, apporta à la fois la menace la plus totale et la solution la plus radicale à l’enjeu central de la défense nationale : survivre en tant que nation 2. La défaite de Dien Bien Phu en 1954 et la crise de Suez en 1956 confirmèrent du point de vue de Paris le caractère à minima aléatoire de l’alliance américaine et la nécessaire indépendance absolue des moyens d’assurer la survie nationale 3.
Avec le développement d’un arsenal crédible, doté de composantes variées, d’une capacité de frappe en second et d’un volume suffisant pour infliger des « dommages inacceptables » à toute puissance quelle que soit sa taille et sa profondeur stratégique, la France se dota d’une « assurance vie » autonome. Celle-ci protège son territoire national et sa population d’une élimination brutale, sans discontinuer depuis 1964 (première prise d’alerte des FAS) et de manière très robuste depuis 1972 (première patrouille de SNLE). Sur le plan doctrinal, une pensée française riche et complexe, incarnée par les généraux Ailleret, Beaufre, Gallois et Poirier, permit de jeter les fondements d’une dissuasion nucléaire autonome, « tous azimuts », strictement défensive — seule justification de l’arme atomique nationale. Une dissuasion centrale dans le modèle des forces militaires françaises, ce que synthétisa pour le grand public le premier Livre blanc de 1972 4.
Pour la France, depuis plus de 50 ans, l’hypothèse d’un conflit majeur en Europe est systématiquement liée à un dialogue dissuasif s’appuyant sur l’arme nucléaire nationale. Face à la nécessité de prévenir le contournement « par le bas » de l’arsenal nucléaire, de témoigner de la solidarité de la France envers ses alliés et de pouvoir justifier, le cas échéant aux yeux du monde, de l’opinion française, et de l’adversaire l’ascension aux extrêmes nucléaires, la France avait articulé à partir des années 1970 son corps de bataille en Allemagne autour de l’idée que son engagement forcerait « l’ennemi » (forcément soviétique mais sans le nommer) à « dévoiler ses intentions » 5. Il s’agissait de faire face à toutes les hypothèses de crise, depuis l’option extrême d’un assaut massif du Pacte de Varsovie sur l’Europe occidentale jusqu’aux hypothèses d’attaques limitées aux frontières de l’OTAN (prise de gage territorial), ou d’une opération de contournement de la lutte armée par l’URSS qui ressemblerait au « coup de Prague » de 1968.
L’engagement hors de France du corps de bataille français composé d’appelés du contingent était alors la manifestation tangible de la détermination politique de Paris ainsi que la justification possible du recours à l’arme nucléaire « tactique », non dans une optique de bataille devant être gagnée, mais plutôt de signalement que la France, après avertissement, serait prête à toutes les options, y compris les plus extrêmes. À aucun moment il ne s’agissait dans l’esprit de « gagner » militairement contre le Pacte de Varsovie, ni même de « durer » en conflit, mais plutôt de restaurer, in extremis, un dialogue politique au bord du gouffre, en assumant le fait de contribuer si nécessaire à l’escalade pour ne pas laisser s’installer un conflit d’usure, destructeur, qui ramènerait les souvenirs de Verdun à l’ombre d’Hiroshima. Le choc avec la superpuissance soviétique ne pouvant déboucher sur une victoire conventionnelle à un prix acceptable, seule la dissuasion apportée par une promesse d’anéantissement mutuel devait pouvoir faire reculer Moscou.
Cet édifice national — doctrinal et capacitaire — qu’est la dissuasion reste, en 2024, d’une surprenante cohérence et globalement d’une saisissante validité. Toutefois, les conditions politiques et militaires « à l’est du Rhin » ont profondément évolué depuis 1991, de même que le modèle des forces de l’armée française, conventionnelles et nucléaires. La dissuasion était devenue après la chute du mur de Berlin réellement « tous azimuts » dans un contexte où aucune puissance hostile ne menaçait réellement la France et où l’hypothèse d’une attaque par armes de destruction massive était réduite à la lubie plus ou moins rationnelle du dirigeant d’un petit État « voyou » ou d’une organisation terroriste. Cet apaisement du contexte stratégique, propice au désarmement et à la maîtrise des armements, a contribué à ramener le format de l’arsenal nucléaire français à un étiage, strictement suffisant pour maintenir une capacité crédible permanente et constituer une assurance vie face à l’impensable, tout en maintenant pour l’avenir des savoir-faire et des capacités (notamment humaines) qui pourraient se perdre en un an, mais mettent trente ans à être (re)créées.
En parallèle, le succès du projet européen a fait de la France une « île stratégique ». Alors que le corps de bataille français se justifiait par la présence de milliers de chars du Pacte de Varsovie à quelques centaines de kilomètres des frontières françaises, l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne des anciens pays vassaux de Moscou, leur émancipation démocratique et leur adhésion à un espace européen uni et étroitement intriqué sur le plan économique et culturel, a donné à la France une profondeur stratégique importante au sein d’un espace pacifié qui ne semblait plus menacé par la Russie. Cette évolution très favorable a pleinement justifié les « dividendes de la paix », la professionnalisation des forces françaises, la réduction de leur format, leur transformation expéditionnaire, l’abandon de l’idée de corps de bataille en Europe et, plus largement, de défense territoriale. Elle a aussi justifié le renoncement aux forces nucléaires tactiques qui assuraient le « tuilage » entre l’engagement du corps de bataille et l’ascension au seuil thermonucléaire. Tout cela était cohérent et adapté au contexte, et ne remettait pas en cause les équilibres de la dissuasion — jusqu’en 2022.
La France pouvait sereinement maintenir un arsenal pour sa seule défense, régulièrement professer publiquement le caractère européen de ses intérêts vitaux 6 et douter, à l’occasion, de la sincérité de l’engagement américain en Europe. Sans avoir pour autant à s’interroger réellement sur les scénarios possibles qui pourraient la voir s’engager concrètement au profit de ses voisins d’Europe centrale et orientale avec sa dissuasion en cas de défaut américain, ni investir dans des capacités conventionnelles d’ampleur pour les épauler le cas échéant. La menace était objectivement faible et l’allié américain toujours présent et en apparence fiable pour se contenter d’une rhétorique théorique. Or l’agression de l’Ukraine que mène la Russie depuis 2014 et qu’elle a choisi de transformer en conflit majeur depuis février 2022 illustre les nouvelles formes que pourrait prendre une agression russe contre une partie des alliés et partenaires européens de la France. Une agression qui pourrait prendre en défaut un modèle français pensé pour des crises « courtes, fortes et proches ».
L’hypothèse centrale commune à tous les scénarios de la guerre froide était celle d’une crise courte. L’idée que le choc avec le Pacte de Varsovie ne durerait pas était absolument centrale. Elle se fondait sur la préparation des deux camps, sur l’ampleur de leurs moyens militaires nucléaires et conventionnels et sur le caractère idéologique de leur opposition. Pour la France, la menace était très proche. Les plans soviétiques situaient la frontière française à moins de dix jours de combat 7. Dans ces conditions, en cas d’attaque surprise appuyée par des frappes nucléaires tactiques, toute mobilisation nationale était illusoire et le « rouleau compresseur » soviétique ne pourrait que difficilement être freiné. Méfiants envers la crédibilité de l’hypothèse de représailles nucléaires américaines, les Français avaient taillé leur dispositif après leur retrait du commandement intégré de l’OTAN pour que les forces françaises de bataille soient toutes entières déployées en Allemagne et soient à la fois la seule unité de réserve de l’Alliance et le seul rempart « conventionnel » du pays, avec comme but de manœuvre l’ambition non de vaincre, mais de tester la détermination de l’ennemi 8.
Que cette force soit détruite ou malmenée, à quelques centaines de kilomètres au plus de Paris, impliquait que la France serait, très rapidement, en situation de menace existentielle, sinon d’anéantissement au moins d’invasion sur fond de bataille nucléaire tactique. Dans ces conditions, centrer l’hypothèse principale de la défense nationale sur la dissuasion thermonucléaire au bord du gouffre faisait parfaitement sens, et l’autonomie de la dissuasion française en renforçait encore la crédibilité, face aux alliés comme face aux adversaires. Le reste de l’OTAN, pour sa part, était préoccupé par deux risques antagonistes : d’une part, l’invasion en bonne et due forme de l’Europe occidentale, et d’autre part la prise de gages limités, le « Hamburg grab » 9. Une telle hypothèse aurait pu voir l’URSS saisir des « tranches de salami » ou des « feuilles d’artichaut » selon les théoriciens, sous la forme de gages territoriaux limités par une attaque surprise avant de s’enterrer et de demander des négociations, contraignant l’OTAN à « passer pour l’agresseur qui escalade » s’il avait menacé de représailles ou tenté de contre attaquer (un modèle que Vladimir Poutine utilise sous la forme modernisée d’une sanctuarisation agressive 10).
Si le risque d’invasion de grande ampleur plaidait pour un dispositif étalé dans la profondeur, celui de la prise de gages limitée, associé aux inquiétudes ouest-allemandes de n’être qu’un champ de bataille sacrificiel, plaidait pour une défense de l’avant, avec le positionnement permanent de toutes les forces de bataille au plus près de la frontière, ne laissant que les forces françaises (qui refusaient la bataille de l’avant) comme seules réserves 11. Américains comme Soviétiques, peu désireux d’avoir à engager un échange nucléaire tactique pouvant déboucher sur une escalade incontrôlable, s’employèrent à trouver, tout au long de la guerre froide, les moyens de retarder le seuil nucléaire le plus longtemps possible, voire de pouvoir l’emporter, au moins dans la bataille d’Europe, par les seules forces conventionnelles.
D’une position centrale d’usage initial dans les années 1950, à l’époque des « représailles massives », les armes nucléaires ne firent que reculer dans l’esprit des belligérants potentiels, pour ne plus être qu’une forme de garantie contre la défaite en rase campagne pour l’OTAN comme le Pacte de Varsovie à la fin des années 1980 12. Le point commun entre les conceptions de l’OTAN et celles de la France restaient l’hypothèse d’une crise courte. Il était alors peu concevable qu’un conflit en Europe dure plus de quelques semaines. La décision devait être emportée par les forces pré-positionnées et par l’afflux rapide des forces de second échelon (venant d’URSS ou d’Amérique du Nord), sans passer par une mobilisation pluriannuelle. Qu’il s’agisse de contrer une attaque menaçant directement ses frontières ou de se porter en soutien de ses alliés, la dissuasion française demeurait la clé de voûte de la stratégie de la France en cas de conflit, capable de neutraliser rapidement toute agression soviétique par une ascension aux extrêmes qui semblait inéluctable si l’adversaire semblait vouloir s’engager de manière résolue, au-delà d’un gage territorial. Une crise « courte, forte et proche » en somme.
L’agression russe de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie pluriannuelle de contournement de la lutte armée 13 qui a échoué et s’est transformée, malgré la volonté des stratèges russes, en un conflit ouvert et prolongé. Elle constitue malheureusement sans doute le modèle des conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen. Menant initialement une stratégie de déstabilisation par un mélange d’influence, de propagande et d’actions clandestines ciblées (sabotages, assassinats, cyber attaques), la Russie entreprend le « modelage » de sa cible tout en soufflant le chaud et le froid de manière officielle. Il s’agit d’isoler son adversaire, de semer le doute chez ses soutiens éventuels et au sein de son opinion tout en se créant des points d’appui. Le même schéma s’est dégagé en Géorgie ou en Ukraine hier et pourrait se retrouver en Moldavie, en Finlande ou dans les pays Baltes demain.
Selon une mécanique rôdé, la Russie utiliserait ensuite les opportunités que lui offriraient des crises survenant de manière épisodique ( économiques, migratoires, tensions sociales et ethniques, voire crises climatiques) pour accroître la pression de ses attaques hybrides tout en commençant des opérations armées sous faux drapeau (milices, mercenaires, « petits hommes verts »), notamment pour « protéger » les prétendues minorités russes (ou au moins russophones). Face à des États bénéficiant de garanties explicites de sécurité de la part des États-Unis, la Russie tentera de les faire passer pour les agresseurs, recherchera la conciliation éventuelle d’une administration américaine isolationniste ou occupée en Asie ou au Proche-Orient ou reculera de manière provisoire en patronnant des accords de cessez-le-feu tout en professant son désir de paix et en additionnant les demandes plus larges et sans lien direct avec la crise. Si la crise survient dans un espace « intermédiaire » tel que la Biélorussie (à la faveur d’une révolte) ou la Moldavie, l’engagement russe pourrait être plus direct, surtout si les forces ont été régénérées après une pause ou un arrêt du conflit avec l’Ukraine. Bien entendu, tout au long de la crise, la Russie agiterait la menace nucléaire pour peser sur les opinions (et d’abord la sienne), mais sans signalement stratégique particulier vis-à-vis des trois puissances nucléaires occidentales pour ne pas donner aux spécialistes le sentiment qu’elle sort de la « grammaire nucléaire ». Il s’agit de maintenir une forme de « sanctuarisation stratégique agressive » par la parole, à l’ombre de laquelle la Russie a les mains libres sur le plan conventionnel, en comptant sur le fait que la peur du nucléaire des démocraties occidentales tend, à l’heure des réseaux sociaux, à transformer la dissuasion en une théologie de l’inaction des décideurs politiques.
La crise se prolongeant, elle pourrait déboucher sur des combats ouverts entre les forces d’un pays de l’Union européenne et des unités de l’armée russe, avec ou sans intervention américaine, qui pourraient durer des mois entre déni plausible de la Russie, blocage turc ou hongrois de l’OTAN, polémique sur les réseaux sociaux et atermoiements bruxellois. Pendant le déroulé de cette crise, à aucun moment il ne serait opportun pour la France de faire valoir que l’intégrité du ou des pays menacés constitue un « intérêt vital » pour Paris. Ni l’opinion, ni nos autres alliés, ni la Russie ne jugeraient crédible une menace nucléaire de la part de Paris, qui s’attirerait en outre un feu nourri de critiques en provenance d’une communauté internationale « hors zone OCDE » assez sensible à la question de la retenue dans l’usage, même rhétorique, de l’arme nucléaire.
La crise continuant, en cas de mise en péril de l’intégrité territoriale d’un État de l’Alliance, la question de l’engagement au sol à son profit se poserait. Qu’il se fasse « avec l’OTAN » et sous la justification de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord serait le cas le plus favorable, celui que la Russie souhaite éviter : bénéficiant du soutien des forces américaines, de leurs capacités clé de voûte (espace, cyber, C3, dissuasion, guerre électronique), la victoire conventionnelle défensive serait sans doute possible. Encore faudrait-il, pour qu’elle y prenne sa part et tienne ses engagements, que la France soit en capacité de projeter une division de combat, avec ses soutiens, pour de longs mois. L’hypothèse serait alors celle d’une crise qui à défaut d’être proche, serait encore « courte et forte », un conflit dont le risque d’ascension aux extrêmes — s’il ne peut jamais être totalement écarté — pourrait néanmoins être contenu, les dirigeants russes devant comprendre rapidement qu’ils devraient se retirer sous peine de ne pas pouvoir cacher à leur opinion leur défaite face au potentiel de l’Alliance qui leur est très supérieur. Mais ce scénario « OTAN uni » n’est plus (hélas) le seul à considérer. Il est parfaitement possible, au vu de l’évolution de la politique américaine, que les craintes françaises exprimées depuis plus de 70 ans soient finalement fondées, plaçant Paris dans une situation de « victoire morale », mais aussi au pied du mur. Après avoir plaidé pour une défense européenne plus autonome en cas de défaut américain, la France devrait « assumer ».
L’hypothèse d’une Europe qui assume seule la tentative de mise en échec d’une agression russe d’une partie de son espace dans le cadre d’une crise hybride prolongée est un véritable casse-tête. Outre l’aspect diplomatique qui consisterait en la création et surtout au maintien dans la durée d’une coalition de bonnes volontés très dépendantes de l’État, toujours fluctuant, des forces politiques en Europe, il faudrait surtout parvenir sur le plan militaire à assumer un combat potentiellement durable, surtout si la Russie, voyant l’échec (encore) de son contournement de la lutte armée, se décidait à assumer une posture offensive plus transparente après s’être assurée d’un nihil obstat américain. D’un engagement initial de quelques bataillons, la France se retrouverait avec une brigade au bout de quelques semaines, puis une division au bout de quelques mois, au sein d’une coalition hétéroclite pouvant rassembler Britanniques, Belges, Baltes, Polonais, Tchèques, Scandinaves, Canadiens… Mais sans doute sans l’Allemagne, de manière directe, ni la plupart des pays d’Europe occidentale.
Les premiers cercueils des militaires français passant le pont de l’Alma susciteraient une émotion intense, mais on ne va pas au seuil nucléaire pour 10 morts. Ni pour 100. Et pour 1 000 ? Mille morts militaires — professionnels et non conscrits — pour la France serait à la fois immense, mais bien peu au regard de l’histoire ou des hypothèses de la guerre froide, surtout si ce chiffre est atteint au bout de six mois ou un an d’engagement purement conventionnel qui, après quelques mois, n’occuperait plus le devant d’une scène médiatique volatile. Outre le fait que l’armée française serait, au bout de cette année, à la peine pour régénérer un dispositif qui aurait perdu environ 4 000 hommes (avec un ratio de trois blessés pour un tué) et des centaines de véhicules, sa dissuasion pèserait peu dans le conflit : elle se prémunirait contre toute menace nucléaire sur notre territoire national, se sanctuariserait sans doute aussi contre des frappes conventionnelles massives sur la métropole, mais serait peu crédible pour contraindre Moscou… À quoi d’ailleurs ? « Dévoiler ses intentions » ?
Aucun président français ne serait crédible en annonçant à ses adversaires, ses alliés ou le monde qu’il fait de la survie de l’intégrité du territoire estonien une question d’intérêt vital justifiant un « ultime avertissement » sous la forme du tir d’une ou plusieurs armes de 300 kilotonnes, rompant un tabou nucléaire vieux de plus de 80 ans. La Russie, en revanche, aurait beau jeu de rappeler, surtout si elle est en situation de défaite sur le champ de bataille, qu’elle dispose de moyens nucléaires tactiques qu’elle pourrait décider d’employer, y compris sur son propre territoire, pour oblitérer bases ou forces adverses de la coalition européenne, tout en maintenant qu’une guerre nucléaire demeure impossible à gagner et doit être évitée.
Mais même en cas de violation du tabou nucléaire par la Russie sur un champ de bataille qui entraînerait la mort de quelques milliers de militaires européens, serait-il crédible, là encore, d’engager le cœur de la dissuasion dans son format actuel pour contrer cette menace ? La réponse assez candide d’Emmanuel Macron quant à l’absence de réponse nucléaire française à une hypothétique frappe nucléaire russe sur l’Ukraine en 2022 permet au moins d’en douter et, en matière de dissuasion, la volonté du dirigeant est au moins aussi importante que la crédibilité de son arsenal. Une des raisons principales de cette difficulté est que la dissuasion française n’a pas vraiment de « gradation » dans son concept d’emploi et son arsenal. Depuis la disparition de la composante terrestre et de la Force aérienne tactique, son échelle manque de barreaux pour affronter des crises majeures mais non existentielles, trop sérieuses pour qu’on les ignore mais trop lointaines pour qu’on puisse envisager d’assumer la menace radicale d’une destruction mutuelle assurée. Certes, les Forces Aériennes Stratégiques conservent, avec le missile ASMP-A, un moyen aérien permettant des frappes plus « dosées » que les SNLE, mais leur rôle est, comme leur nom le suggère, éminemment stratégique et leur engagement serait porteur d’un signal clair : la France envoie son avertissement nucléaire, elle est prête à monter aux extrêmes, ce qui ne serait pas forcément le cas, loin de là.
Le destin de la dissuasion nucléaire française est sans doute, comme certains l’ont écrit avec à-propos, de ne plus être à l’avenir « chimiquement pure 14 », à la fois dans l’isolement de l’arme nucléaire par rapport aux affrontements conventionnels, mais aussi par l’idée que cette arme ne serait qu’un objet dissuasif en toutes circonstances. Le concept français, on l’a vu, était pertinent lorsque la menace était forte, proche et devait se concrétiser de manière brutale et existentielle. Dans ces conditions, il y avait une vraie logique à refuser le principe même d’une guerre conventionnelle (au-delà d’un choc court) et à s’en remettre à la promesse d’anéantissement mutuel pour stopper l’agression au bord du gouffre. Les déclarations françaises qui concernant son étranger frontalier proche (la République Fédérale d’Allemagne) pouvaient être crédibles, car là encore très proches du territoire national et impliquant un corps de bataille de conscrits. Mais l’extension d’un « parapluie » nucléaire français à l’Europe centrale et orientale, à notre profondeur stratégique, ne peut pas se faire avec la même doctrine ni le même arsenal.
Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement d’une question de nombre d’armes ou de format des composantes actuelles, mais plutôt de revoir le cœur de la conception de l’arme nucléaire française. L’exemple américain des garanties à l’Europe est ici éclairant : passées les toutes premières années de la guerre froide et dès qu’exista le risque d’anéantissement mutuel, il était devenu évident que les États-Unis ne seraient pas forcément prêts à risquer leur survie s’ils pouvaient espérer, sans désavouer leurs alliés, contenir un conflit au continent européen. La conséquence fut d’une part que les forces conventionnelles prirent une importance croissante et, d’autre part, que les États-Unis, pour prévenir tout découplage en cas d’attaque nucléaire soviétique limitée au continent européen, se dotèrent de moyens à portée limitée pour offrir une garantie crédible de riposte nucléaire depuis l’Europe qui n’engagerait pas le cœur de la triade protégeant l’Amérique du Nord. Cet exemple peut servir de guide pour penser l’avenir d’une forme de dissuasion nucléaire française au profit de l’espace européen.
Cela supposerait bien entendu de commencer par admettre que Berlin, Varsovie ou Tallin ne seront jamais Paris. Il n’y a d’ailleurs ni mépris ni abandon dans cette remarque, simplement le constat lucide que l’organisation actuelle de l’Europe en États nations repose sur une réalité de communautés nationales qui, si elles peuvent être proches, solidaires et confraternelles, ne sont néanmoins ni fongibles ni vouées à se sacrifier les unes au détriment des autres. Mais elles peuvent partager leur défense, et le font déjà pour la plupart au sein de l’OTAN. Pour qu’elle soit crédible, une garantie nucléaire française doit respecter cette réalité, tout en respectant aussi l’ordre nucléaire mondial et sa clé de voûte, le Traité de non prolifération. Il est donc exclu à la fois de transférer des armes nucléaires « à l’Europe », mais aussi d’encourager une prolifération nationale d’autres pays européens.
La première crédibilité de la dissuasion nucléaire française au profit d’une Europe qui serait au moins en partie « abandonnée » par l’allié américain passe donc par le renforcement des forces conventionnelles françaises. Pas pour recréer un corps de bataille sacrificiel de conscrits, mais pour mettre à disposition de l’Alliance, comme Paris s’y est engagée, des forces de combat terrestre d’un volume suffisant (une division avec l’arme aérienne et le soutien naval associés), pouvant être soutenue et relevée dans la durée, malgré des pertes lourdes. Cela suppose un effort capacitaire et industriel, mais aussi humain. Pas sous la forme d’un service national, mais plutôt d’un accroissement volumétrique de la réserve opérationnelle, en nombre mais aussi en jours d’activité annuels. Si, comme le soulignait le chef d’État major de l’armée de terre, avant de penser volume il faut penser cohérence, on ne peut pas faire l’économie de penser le nombre et les pertes. Cet effort est complémentaire du renforcement de la défense antiaérienne et antimissiles ou de l’acquisition de capacités de frappes conventionnelles dans la profondeur, qui donneraient là encore plus de flexibilité pour gérer une escalade avec la Russie.
Ajoutons qu’il faut aussi être prêts à faire cet effort dans le temps long. Si un éventuel conflit entre la Russie et l’espace européen serait sans doute bien moins violent que les hypothèses de 1964-1991, il serait sans doute plus long et pèserait sur des forces plus petites qui doivent gagner autant en profondeur temporelle qu’en cohérence et en masse. Pouvoir non pas dire, mais montrer à nos alliés et nos adversaires que « nous serons là, en nombre, dans la durée » est la première condition pour être crédibles et dissuasifs. Et pouvoir envisager de mettre en échec une agression russe par des moyens purement conventionnels est à la fois devenu possible et tout à fait souhaitable. Dans l’État actuel des choses, tant que dure au moins la garantie nucléaire américaine au profit de l’Europe, il est possible d’en rester là : européaniser la dissuasion française tant que Washington demeure fiable aux yeux de nos alliés n’est sans doute pas envisageable. Or, les États-Unis pourraient vouloir à la fois se retirer ou s’abstenir en cas de crise sur le plan conventionnel, mais maintenir une forme de garantie nucléaire en dernier ressort.
Et si les États-Unis « partaient » ou que certains pays d’Europe admettaient, à l’image de la France, que leur garantie nucléaire pourrait être incertaine ? Bruno Tertrais évoquait la première possibilité dans ces pages en parlant d’un « scénario Trump », qui se traduirait par un lien transatlantique nucléaire délibérément cassé par le président-élu américain. Alors, la seconde étape de la crédibilité serait de disposer, à l’image des Euromissiles, d’une forme d’arsenal « bis », séparé du cœur de la dissuasion nationale qui reposerait toujours sur le tandem FAS-FOST. Centré sur une composante terrestre (missiles balistiques et de croisière sur transport érecteur lanceur), cet arsenal de quelques dizaines d’armes pourrait être basé en totalité hors de France, dans des pays partenaires volontaires, via des accords bilatéraux avec Paris, à l’image des accords permettant aujourd’hui l’implantation d’armes nucléaires américaines en Europe. La dualité des vecteurs serait assumée, ce qui est moins problématique pour des forces non stratégiques (après tout, un Rafale est déjà un « vecteur dual »), et ces forces pourraient à la fois contribuer aux frappes conventionnelles dans la profondeur et permettre d’assumer une escalade nucléaire « non stratégique » si la Russie souhaitait s’engager sur ce terrain. Cet arsenal « bis », qui demeurerait la propriété de la France sous son contrôle exclusif pour être en conformité avec le TNP, offrirait, en cas de crise, une précieuse réassurance collective et une étape intermédiaire dans le dialogue nucléaire, susceptible de répondre aux armes nucléaires tactiques russes engagées contre les forces françaises ou le territoire de ses alliés sans que ses options se limitent à « le M51 ou rien ». Bien entendu, le coût de cette restauration de la composante terrestre ne serait pas négligeable et il serait souhaitable que les pays qui en bénéficient puissent contribuer d’une manière ou d’une autre à la prise en charge de ce fardeau commun, là encore sans violer le cadre de la non-prolifération. La séparation de cet arsenal du reste des forces de dissuasion rendrait la démarche budgétaire plus facile.
Le dernier élément de crédibilité, celui qui en fait fonde les autres, serait une évolution de la doctrine française et de sa pensée stratégique, pour la mettre en cohérence avec les enjeux européens et le niveau de la menace. Encore une fois, il s’agit de défendre de manière crédible une profondeur stratégique qui n’est pas nationale, sans prétendre de manière fallacieuse que son intégrité est « vitale » pour nous. La prise en compte de l’arsenal « bis » impliquerait de construire une doctrine qui serait toujours dissuasive et défensive. La France peut et doit continuer de refuser le principe de la « bataille » nucléaire stratégique. Mais elle peut aussi admettre que certaines armes nucléaires de faible puissance pourraient avoir leur utilité, séparément des forces stratégiques, pour contrer le risque d’usage de telles armes par la Russie, notamment si elle voyait ses forces conventionnelles s’effondrer face à l’Alliance et qu’elle souhaitait pour des raisons de politique intérieure notamment, renverser la table pour éviter la défaite en combinant usage militaire du nucléaire tactique et sanctuarisation agressive par menace nucléaire stratégique. La réponse « flexible » de l’arsenal « bis » français dans le cadre d’une dissuasion européenne « intégrée », cohabitant avec sa propre sanctuarisation stratégique, mettrait ainsi en échec cette option russe — la dissuaderait — et préserverait ce qui resterait le cœur de la réponse alliée, une action défensive conventionnelle. In fine, la France aurait préservé à la fois ses alliés et sa propre liberté d’action, ce qui est un des bénéfices les plus précieux de la dissuasion.
Admettons-le, ces réflexions reposent sur des hypothèses qui peuvent sembler lointaines ou impensables, hétérodoxes, voire hérétiques pour certains. La plus insupportable pour la plupart de nos alliés étant le retrait de la garantie américaine ou son affaiblissement terminal. Pourtant, en 2024, ce risque n’a jamais été aussi élevé depuis 1947 et la situation de la conflictualité en Europe n’a jamais connu un tel emballement depuis la fin des années 1970. Si nous voulons parvenir à éviter à la fois la guerre et la soumission, comme nous y sommes parvenus face à l’URSS, il faut élaborer une nouvelle posture défensive cohérente et crédible. La dissuasion française a admirablement rempli ce rôle ambigu au sein de l’Alliance jusqu’à la chute du mur de Berlin, lorsque la menace était à 300km de ses frontières. Maintenant qu’elle est à 1 500 kilomètres, il faut repenser la totalité de notre modèle de forces et de notre doctrine dissuasive, pour retrouver d’abord une capacité conventionnelle crédible qui sera suffisante tant que la protection américaine sur l’Europe sera crédible, et commencer à réfléchir au format et à la doctrine qui pourraient permettre d’offrir une forme de garantie de sécurité nucléaire élargie à l’Europe qui soit crédible. Ne pas le faire pourrait contribuer à encourager certains pays d’Europe à rechercher, de manière autonome, leur propre dissuasion, relançant les risques de prolifération au cœur du continent. Bien entendu, à l’heure où la France traverse des difficultés budgétaires durables, ce débat impose des choix et, sans doute, des renoncements qui doivent être affrontés en conscience, non par les armées ou la technostructure, mais bien par la classe politique.
L’article Face à Poutine et après Trump, européaniser la dissuasion française ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.
20.11.2024 à 19:56
Matheo Malik
Vue de Russie, la décision sur les ATACMS est-elle un tournant ?
L’autorisation fournie par l’administration Biden à l’Ukraine de frapper le sol russe avec des missiles américains est la dernière d’une longue série de « lignes rouges » franchies depuis février 2022. Si cette nouvelle capacité ne provoquera pas un bombardement russe des États-Unis ou de la Pologne, elle est susceptible de conduire à des attaques russes contre l’Ukraine encore plus brutales selon l’analyste Anton Barbašin interrogé par Meduza dans cet entretien inédit.
L’article « Poutine pourrait bombarder le bureau du président Zelensky » : après les ATACMS, les nouvelles « lignes rouges » du Kremlin est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Mardi 19 novembre, le ministre russe de la Défense a déclaré que les forces armées ukrainiennes avaient attaqué la région de Briansk avec six fusées ATACMS, missiles supersoniques pouvant atteindre une portée de 300 kilomètres. Pour leur part, les médias ukrainiens ont objecté que l’état-major du pays « ne disposait d’aucune information sur cette frappe » — bien que l’agence de presse RBK-Ukraina, s’appuyant sur une source anonyme, ait auparavant évoqué l’usage de ces missiles. Cette frappe faisait immédiatement suite à l’annonce, la veille, de la décision du président des États-Unis Joe Biden autorisant Kiev à effectuer de telles attaques, en réponse aux demandes répétées de Volodymyr Zelensky en ce sens.
Le même jour, le président de la Fédération de Russie signait un oukase sur la dissuasion nucléaire apportant des modifications substantielles à la version antérieure du texte, datée de juin 2020. Les ajouts en question se veulent menaçants : ils ont essentiellement pour objet de souligner que toute aide militaire apportée par l’Occident à l’Ukraine qualifient ce dernier, aux yeux de la Russie, comme un cobelligérant, susceptible à ce titre de faire l’objet de représailles nucléaires. Le 9e paragraphe de l’oukase s’est ainsi vu adjoindre la précision suivante : « La dissuasion nucléaire s’applique également aux États qui mettent à disposition leur territoire, leur espace aérien et/ou maritime, ainsi que leurs ressources en vue de la préparation ou de la mise en œuvre d’une agression contre la Fédération de Russie ».
Deux autres paragraphes importants de cette nouvelle mouture du texte ont vocation, quant à eux, d’annoncer à l’OTAN et à l’Union que toute attaque de l’un de leurs États membres à l’encontre de la Fédération de Russie appellerait des représailles contre l’ensemble des pays du Traité ou de l’Union :
10. Une agression déclenchée par tout État membre d’une coalition militaire (bloc, union) contre la Fédération de Russie et/ou ses alliés sera considérée comme déclenchée par cette coalition (bloc, union) dans son ensemble.
11. Une agression contre la Fédération de Russie et/ou ses alliés déclenchée par tout État non doté d’armes nucléaires, avec la participation ou le soutien d’un État doté d’armes nucléaires sera considérée comme une attaque conjointe de ces deux États.
Pour éclairer cette situation, Anton Barbašin, analyste politique et directeur de rédaction du centre d’analyses Riddle, a donné un entretien au média d’opposition Meduza sur la manière dont le recours aux missiles américains longue portée en direction du territoire russe pourrait altérer le cours de la guerre.
Ils craignaient tout d’abord une escalade côté russe et avaient du mal à percevoir clairement où se situaient les « lignes rouges » si souvent évoquées par Sergueï Lavrov, Vladimir Poutine et d’autres responsables russes. Je pourrais dénombrer une quinzaine de ces « lignes rouges » qui ont d’ores et déjà été franchies depuis le début du conflit : la livraison à l’Ukraine de chars occidentaux et de systèmes de missiles HIMARS, mais aussi les frappes sur les territoires de Crimée annexés en 2014, la livraison d’avions F-16, ou encore les envois de chars soviétiques ou de MiG d’Europe centrale et orientale.
Je rappelle que le principe même d’une aide militaire directe à l’Ukraine représentait, à l’origine, une « ligne rouge », tout comme les incursions des forces ukrainiennes sur le territoire de la Fédération de Russie, que le Kremlin a aussitôt interprétées comme une manœuvre rendue possible par le renseignement, les instructions et les conseils des Occidentaux. Le recours aux données des services de renseignement occidentaux pour cibler les troupes russes était d’ailleurs, aux yeux de la Russie, une autre limite à ne pas outrepasser.
Or, toutes ces lignes rouges ont été franchies les unes après les autres, puis oubliées, au point que personne ne semble se souvenir qu’elles ont existé il y a peu de temps encore. Toutefois, les frappes directes sur le territoire russe demeuraient perçues par les dirigeants occidentaux comme une limite d’une tout autre nature : d’où leur véto adressé à l’Ukraine.
L’armée ukrainienne avait déjà utilisé avant l’attaque du 19 novembre dans l’oblast de Briansk des missiles occidentaux (notamment Storm Shadow/Scalp) afin de frapper des cibles situées en Crimée, considérée par Moscou comme faisant partie intégrante de son territoire.
L’un des éléments qui ont fait évoluer la situation a été la participation de militaires nord-coréens à la guerre en Ukraine. Pour l’heure, nous n’avons pas connaissance des objectifs concrets qui leur ont été assignés, mais personne ne nie le fait qu’ils reçoivent une formation militaire en Russie et participent aux combats qui ont lieu dans la région de Koursk. Par son recours aux effectifs de la Corée du Nord, la Fédération de Russie a donc impliqué un pays tiers dans l’équation. Les dernières informations disponibles indiquent que la Corée du Nord serait prête à envoyer jusqu’à 100 000 soldats sur le front ukrainien. Cela représenterait un réel tournant pour la guerre, d’autant plus que le manque de soldats disponibles est aujourd’hui un problème majeur tant pour l’Ukraine que pour la Russie.
À mon sens, le calcul des pays occidentaux est le suivant : si rien ne vient empêcher cette expérience que tente Vladimir Poutine avec un premier contingent de 10 000 soldats nord-coréens, et si, de surcroît, cette expérience se révèle fructueuse, la Russie pourra les déployer non seulement à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues, mais aussi sur les territoires qu’elle occupe en Ukraine. L’Occident souhaite donc éviter cette participation directe d’un pays tiers dans ce conflit bilatéral — d’autant plus à proximité des frontières de l’OTAN.
L’arrivée sur le front de Koursk de militaires nord-coréens ces dernières semaines constitue l’une des escalades les plus significatives depuis le lancement de l’invasion à grande échelle en février 2022. Jusqu’à présent, aucun pays n’avait envoyé de combattants sur la ligne de front pour soutenir Moscou ou Kiev.
L’élection de Donald Trump et l’ensemble de sa rhétorique en direction de l’Ukraine ont assurément été un facteur de poids dans cette décision. Si l’on en croit les journalistes américains, Donald Trump aurait demandé à Vladimir Poutine, lors d’une conversation récente, de faciliter son rôle de médiateur en n’aggravant pas d’ici-là la situation en Ukraine.
Il est tout à fait possible que, d’ici l’investiture de Donald Trump le 20 janvier, la situation sur le terrain change du tout au tout. Si l’Ukraine persiste à viser le territoire de la Russie avec des missiles ATACMS, la Russie multipliera les attaques contre les infrastructures civiles et énergétiques ukrainiennes. Ainsi, l’escalade militaire, l’intensification des représailles russes et l’augmentation du nombre de victimes civiles rendraient impossible tout revirement du côté de Donald Trump en matière d’aide à l’Ukraine : il se verrait factuellement contraint de poursuivre la ligne Biden.
Il semblerait que les conditions posées par les États-Unis autorisent à prendre pour cible uniquement les zones qui constituent actuellement un théâtre d’opérations militaires, comme la région de Koursk, tout en interdisant les frappes en profondeur sur le territoire russe. Comme c’est le cas pour toute aide militaire ou toute livraison de matériel de la part de l’Occident, la principale restriction porte sur la nature de ces cibles, laquelle doit être exclusivement militaire.
Avec 56,8 milliards d’euros entre janvier 2022 et fin août 2024, les États-Unis sont les principaux contributeurs à l’assistance militaire à l’Ukraine. Depuis le lancement de l’invasion russe à grande échelle, l’administration démocrate, appuyée par le Congrès, s’est « débarrassée » des procédures qui limitaient et ralentissaient l’assistance militaire que Washington est en mesure de fournir à des pays faisant face à des situations d’urgence.
Les sociétés occidentales sont des sociétés démocratiques dans lesquelles tout se déroule sous le regard et la surveillance des électeurs. Si une frappe d’un missile ATACMS entraînait d’importantes pertes civiles en Russie, cela aurait des répercussions politiques énormes en Occident. Aussi les cibles militaires sont-elles les seules considérées comme légitimes, qu’il s’agisse des bases militaires, des centres logistiques ou des points de concentration de troupes.
Non. Tous les dommages infligés aux dépôts de carburant et usines de raffinage sur le territoire russe ont été le résultat d’attaques de drones, de saboteurs, d’agents recrutés par l’Ukraine ou des services spéciaux ukrainiens. Il ne fait aucun doute que l’usage d’armements américains en direction d’infrastructures civiles poserait de sérieux problèmes. Tout porte donc à croire que les autorisations se limiteront strictement aux cibles militaires.
En mars 2024, face à la crainte de la répercussion de l’augmentation du prix du brut sur le gallon d’essence payé par les Américains après des frappes de drones ukrainiens sur le secteur pétrolier russe, la Maison-Blanche avait « exhorté l’Ukraine à cesser ses attaques contre les infrastructures énergétiques russes ». Au-delà de l’impact de ces attaques sur les marchés, l’administration démocrate avait également mis en garde Kiev contre des risques de « représailles » de la part de la Russie.
En réponse, la Russie n’ira pas bombarder les États-Unis ou la Pologne. Elle visera plutôt les infrastructures ukrainiennes elles-mêmes. Les cibles potentielles au niveau des infrastructures civiles en Ukraine sont loin d’avoir été épuisées, sans compter qu’il reste encore un certain nombre de « centres de décision » que la Russie pourrait prendre pour cible — Vladimir Poutine pourrait envoyer quelques missiles directement sur le bureau du président Zelensky, rue Bankova.
Il est évident pour l’Ukraine, comme pour les pays occidentaux d’ailleurs, que la Russie peut tout à fait poursuivre la guerre en cours, en lui donnant un aspect encore plus brutal. Il est clair aussi que si l’Ukraine s’en tient à des cibles strictement militaires, avec des moyens militaires, la réaction russe sera un peu moins brutale.
Tout le problème ici est que les frontières sont floues. Souvent, lorsque la Russie annonce avoir effectué des frappes sur une cible militaire en Ukraine, il se trouve que ses missiles s’abattent sur des habitations civiles [comme, il y a dix jours, cet immeuble entièrement détruit à Kryvyï Rih, dans la région de Dnipropetrovsk]. Il est toujours difficile de savoir si cela a été fait intentionnellement, s’il s’agit d’une erreur de ciblage ou encore d’un débris de missile intercepté. Quoi qu’il en soit, il est probable que ces erreurs, délibérées ou non, se multiplient en cas d’attaques ukrainiennes contre des cibles civiles en territoire russe.
L’Occident reste maître de la situation : l’Ukraine dépend directement de la poursuite des livraisons d’armement, d’autant plus qu’elle est loin d’avoir reçu l’intégralité de l’aide promise par Joe Biden. Le principal mécanisme de dissuasion consisterait à suspendre les livraisons à venir ainsi que l’aide financière. L’ensemble du processus peut être interrompu à tout moment, et l’Ukraine se verrait privée d’une aide sur laquelle elle compte déjà.
Fin octobre, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales des pays du G7 ont finalisé l’accord qui permettra de débloquer un prêt de 50 milliards de dollars à Kiev d’ici la fin de l’année. Concrètement, les soutiens de l’Ukraine ayant contribué au prêt devraient utiliser les bénéfices générés par les 280 milliards de dollars d’actifs de la Banque centrale russe gelés dans les pays du G7 (majoritairement dans l’Union) afin de rembourser leurs contributions. Selon nos estimations, ces actifs pourraient générer jusqu’à 5 milliards d’euros par an.
La Russie avait déjà déclaré qu’elle considérait l’Occident comme pleinement impliqué dans cette guerre, ne serait-ce qu’en raison de son partage de données du renseignement militaire avec l’Ukraine. Je pense que la Russie a les moyens techniques d’aggraver la situation : elle pourrait s’en prendre aux voies d’approvisionnement en armes occidentales entre la Pologne et l’Ukraine, c’est-à-dire réaliser des frappes dans les environs de Lviv. Elle pourrait aussi intensifier ses bombardements sur Kiev, d’autres villes, ou les infrastructures militaires. Elle pourrait décider de viser encore moins précisément qu’aujourd’hui ses différentes cibles ou multiplier les actes de sabotage ou les cyberattaques en Europe. Si la situation continuait à dégénérer, allant jusqu’au seuil de la guerre nucléaire, la Russie pourrait déclencher une catastrophe technologique pour paralyser temporairement l’ensemble des opérations.
Quoi qu’il en soit de ces divers scénarios, le plus probable est à mon avis une poursuite de la tendance actuelle, avec une destruction accrue d’infrastructures civiles et une aggravation du bilan humain.
C’est tout à fait possible, mais nous n’en saurons rien tant que les documents pertinents n’auront pas été déclassifiés. Je n’ai pas d’informations internes à ce propos, mais je dois dire que, dans l’ensemble, cet appel téléphonique m’a semblé étrange. D’après les éléments disponibles sur le site du Kremlin, Vladimir Poutine aurait tout simplement répété à Scholz ses conditions habituelles : « Tout ce conflit est une agression de l’OTAN, nous exigeons une capitulation totale de l’Ukraine ».
J’ai du mal à saisir la logique de Scholz, qui risque fort de perdre son poste. Quel était le but de ce coup de fil ? Qu’espérait-il en retirer ? Il y a là quelque manœuvre diplomatique sur laquelle nous manquons cruellement d’informations pour établir l’enchaînement précis des événements.
J’ignore en quoi consiste le plan de paix de Donald Trump, mais je doute qu’il facilite significativement les choses pour Vladimir Poutine. En l’état, si l’on en juge par les dernières déclarations, il semblerait que les États-Unis soient réellement déterminés à réduire l’aide accordée à l’Ukraine, à condition que la Russie accepte des concessions. Or on ne voit à l’heure actuelle aucun signe de compromis du côté de Moscou.
Vladimir Poutine démontre de toutes les façons possibles qu’il ne compte absolument pas renoncer à ses exigences originelles, dont l’obtention d’un statut neutre pour l’Ukraine et la « rétrocession » des territoires que la Russie considère comme siens. Il est clair qu’en dépit des pertes considérables qu’elle enregistre, l’armée russe progresse sur le terrain : or, son but n’est clairement pas de consolider la ligne de front existante et de s’arrêter là.
Je ne crois pas que l’équipe de Donald Trump dispose d’ores et déjà d’un plan de paix bien établi. Nous avons bien vu l’ancien président des États-Unis se réconcilier avec la Corée du Nord lors de son précédent mandat : il avait fait le déplacement, s’était fait prendre en photo avec Kim Jong-un, mais est-ce que cela a changé quoi que ce soit au comportement de la Corée du Nord ? Pas du tout.
Début septembre, le colistier de Donald Trump, J.D. Vance, avait dévoilé ce que pourrait être le plan du candidat pour « mettre fin à la guerre en Ukraine en 24 heures », comme celui-ci l’a répété à de multiples occasions. Lors du débat contre Harris, Trump était allé plus loin en avançant que, s’il est élu, il mettrait fin au conflit « avant même de devenir président » — ce qui ne s’est, de toute évidence, pas produit, deux semaines après son élection.
Vance avait alors déclaré : « Je pense donc que Trump va s’asseoir et dire aux Russes, aux Ukrainiens et aux Européens : vous devez déterminer à quoi ressemble un règlement pacifique. Et cela ressemble probablement à quelque chose comme : la ligne de démarcation actuelle entre la Russie et l’Ukraine devient une sorte de zone démilitarisée. Elle sera lourdement fortifiée afin que les Russes ne l’envahissent pas à nouveau et que l’Ukraine conserve sa souveraineté indépendante. La Russie obtient la garantie de neutralité de l’Ukraine, elle n’adhère pas à l’OTAN, à ce genre d’institutions alliées ».
Ainsi, même avant l’autorisation d’utiliser les missiles ATACMS, je craignais que les tentatives de Donald Trump n’aboutissent à rien. Il fera son possible, ce sera un échec et tout continuera comme avant.
La Russie pourrait accepter certains compromis, par exemple au niveau de l’armement et du matériel militaire que l’Ukraine serait autorisée à conserver après un accord de paix, mais ces accommodements ne pourraient concerner que des points secondaires. Les exigences essentielles de la Russie ne concernent pas tellement les territoires ukrainiens (d’autant qu’il s’agit aujourd’hui de véritables champs de ruines), mais bien plutôt la neutralité de l’Ukraine et son désarmement. Or, je vois mal comment l’Ukraine pourrait accepter ces conditions. On peut aussi se demander quelles garanties empêcheraient la Russie de relancer les hostilités dans un futur proche, pour renverser Zelensky ou s’emparer de Kiev.
Il est peu probable que la Russie revoit ses exigences au niveau de la neutralité et du contrôle de fait d’une partie de la souveraineté ukrainienne. Pourquoi de tels torrents de sang seraient-ils versés aujourd’hui, si Vladimir Poutine devait, à terme, se retrouver face à un État ukrainien fort, prêt à reconquérir ses territoires ? Si cela ne se produit pas de son vivant, c’est toutefois ce qui ne manquera pas d’arriver après sa mort.
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19.11.2024 à 11:53
Matheo Malik
Ne pas compter sur Scholz. Regarder Trump en face. Dissuader Poutine par des troupes au sol. Créer les conditions d’une alliance entre l’industrie et les militaires. Donner à la génération meurtrie par la guerre une chance d’espérer la prospérité.
Au millième jour, le front de la grande guerre d’Ukraine se transforme.
Avec l’ancien ministre de l’Économie ukrainien, nous disséquons les changements profonds à l’orée d’un nouveau cycle.
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États des forces, perspectives, données clefs, projections… Depuis mille jours, nous suivons la guerre en Ukraine quotidiennement. Si vous nous lisez et que ce travail vous est utile, nous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
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Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un revirement complet de politique.
Premièrement, si les informations suggérant que leur utilisation sera limitée à la région de Koursk sont exactes, il s’agirait manifestement moins d’un revirement que d’une opération de relations publiques — un coup d’éclat. Ce dont nous avons besoin, c’est de pouvoir frapper les endroits d’où la Russie lance des missiles, les lieux où elle entrepose ses avions et ses armes. Si cela se limite à l’oblast de Koursk, prétendument pour frapper les troupes nord-coréennes, cela me semble un peu ridicule. L’Ukraine et ses partisans se réjouissent souvent de ces annonces avant de se rendre compte qu’ils ont surestimé les résultats escomptés.
Par ailleurs, si c’est vraiment le cas, je trouve étrange que nous l’annoncions à la Russie avant que l’Ukraine ne puisse agir en conséquence. Moscou sera alors en mesure de déplacer certains de ses dépôts avant que nous ne puissions les atteindre : j’ai l’impression que les États-Unis se sentent toujours obligés d’informer la Russie pour qu’il n’y ait pas de surprise. La Russie savait que des jets F-16 arrivaient, que des HIMARS, des Patriots et des Abrahams seraient livrés. Je trouve très intéressant que les États-Unis ressentent cette obligation alors que la Russie viole le droit international tous les jours.
Il y a aussi la question du calendrier : à quelle vitesse pouvons-nous procéder et dans quelles conditions ?
J’aimerais en savoir plus sur ces trois points avant d’affirmer qu’il s’agit d’un revirement de politique — je crains, hélas, que ce ne soit pas le cas.
Si l’Ukraine avait obtenu tout cela — même ne serait-ce qu’en partie — il y a deux ans, lorsque le front russe s’effondrait à Kharkiv et à Kherson, nous n’aurions pas cette discussion aujourd’hui.
Nous serions revenus aux frontières de facto de 1991 ou de 2014 et nous parlerions de paix. Ou nous aurions déjà oublié cette guerre.
La tentative de désescalade n’a fait qu’encourager Poutine à prolonger cette tragédie.
Quelle escalade ? Ils envoient 30 000 personnes par mois se battre en Ukraine — envoyées pour être tuées par leur propre peuple. S’ils pouvaient en recruter 50 000, ils le feraient.
De quelle escalade parle-t-on ? Envoyer 100 missiles supplémentaires ? Ils en ont envoyé 200 dimanche. S’ils le pouvaient, ils en enverraient 500. Quelle est la prochaine étape : une attaque contre un pays de l’OTAN ou le début d’une guerre nucléaire parce que l’Ukraine a obtenu des missiles de longue portée après trois ans de guerre ?
Les Russes ont utilisé cette rhétorique à maintes reprises. La seule chose qui en résulte, en réalité, c’est la paralysie de l’Occident.
Trump ne sera pas paralysé. Il est imprévisible. Poutine sait qu’il ne joue pas selon les règles habituelles et c’est, à cet égard, une mauvaise nouvelle pour la Russie. C’est une mauvaise nouvelle pour la Chine et pour l’Iran également — au moins à court terme. Trump sera ferme et décisif : c’est ce qui a manqué à l’administration Biden. Est-ce une bonne nouvelle pour l’Ukraine ? Je pense quant à moi que oui — car le statu quo saignait l’Ukraine à blanc.
Regardons les récentes actions allemandes : Olaf Scholz a appelé Poutine pour demander une désescalade. Poutine a répondu en tirant 200 missiles et drones sur l’Ukraine. C’est l’équivalent diplomatique d’un doigt d’honneur.
Cet appel était une mauvaise idée : il a fait passer le chancelier allemand pour un faible. Sa position est déjà bien connue : pas de missiles Taurus pour l’Ukraine. Le candidat de la CDU, Friedrich Merz, semble plus optimiste à l’égard de nos capacités — ce qui pourrait être positif. La seule chose que je peux dire, c’est qu’un changement est nécessaire. L’approche actuelle, qui consiste à se battre les deux mains liées dans le dos, ne fonctionne pas. Ni pour l’Ukraine, ni pour Zelensky. Nous entrons dans la troisième année de la guerre, nous sommes au millième jour, et les nouveaux dirigeants auront une approche différente du pouvoir. Je ne dis pas que tous ces changements seront forcément positifs pour l’Ukraine. J’espère qu’ils le seront. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde veut du changement.
Les choses évoluent rapidement et l’on s’attend effectivement à ce que la guerre puisse être arrêtée rapidement. Mais je suis plus sceptique.
Nous avons tendance à surestimer la capacité des personnes aux responsabilités.
Je m’attends davantage à ce que les négociations s’éternisent pendant des mois, à la recherche d’une marge de manœuvre, d’un pouvoir de négociation — et à ce que l’ensemble du processus soit très fragile. Poutine est très doué pour cela : il fait aller et venir les gens, change les choses à la dernière minute, fait échouer les négociations et rejette la faute sur les autres. Il négocie avec un espoir : que l’autre partie commette une erreur. La Russie veut un accord dysfonctionnel — c’est important de le comprendre — et éventuellement un droit de veto pour l’avenir. C’est ce que Poutine a essayé de faire avec les accords d’Istanbul il y a deux ans. Quant à l’Ukraine, elle utilise toujours la rhétorique du « Plan de la Victoire ». Il me semble que nous devrions plutôt utiliser la rhétorique du « Plan de Paix ». Elle est plus attrayante pour la base MAGA de Trump. En d’autres termes, nous devrions nous concentrer sur les garanties de sécurité.
Un accord de paix est essentiellement une question d’incitations et de dynamique. La bonne question à se poser est : est-ce qu’un tel accord supprime les incitations pour la Russie à attaquer à nouveau l’Ukraine parce que le prix serait trop élevé — ou est-ce qu’il augmente cette incitation parce que le prix ne serait pas assez élevé ?
Tout tourne, d’abord, autour des armes pour l’Ukraine. Nous avons construit une grande armée — probablement la plus forte d’Europe au combat — mais elle doit devenir encore plus forte à l’avenir. Cela implique de la formation, de la technologie, de la production et un véritable financement. Il ne s’agit pas tant de l’inviter à rejoindre l’OTAN que d’envoyer des troupes sur le terrain. Si cela a lieu, alors l’Ukraine sera en sécurité. Si cela ne se produit pas, l’Ukraine ne sera pas en sécurité. Les gens ne sont peut-être pas prêts à le dire parce qu’ils ont peur, mais toute personne saine d’esprit sait et comprend que c’est la solution. Il faut des troupes non-ukrainiennes — que l’on pourrait appeler des forces de maintien de la paix — physiquement situées en Ukraine.
J’imagine un scénario à la Berlin-Ouest : pendant la guerre froide, la Russie savait qu’une attaque contre Berlin-Ouest ne serait pas une attaque contre l’Allemagne mais contre les troupes alliées stationnées dans cette ville — et qu’il s’agirait donc d’une déclaration de guerre. Une telle dissuasion interne est la seule chose qui a empêché l’Union soviétique de s’emparer de Berlin-Ouest.
Enfin, nous devons nous maintenir : cela signifie avoir un système politique et une économie stables et des liens plus étroits avec l’Union européenne.
La Russie tentera de reproduire en Ukraine ce qu’elle fait actuellement en Géorgie en soutenant ces alternatives douces à l’Union. Or, tout ce qui n’est pas un chemin vers l’Europe fera de nous une province russe. Nous devons sortir du « voisinage ». Nous devons devenir des Européens.
Le désarmement et la reconnaissance formelle et légale des territoires occupés comme étant russes. Cela ferait tout dérailler sur le plan de la procédure pour l’Ukraine.
Il est très important que tout le monde le comprenne. La Constitution de l’Ukraine proclame la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays et il est impératif qu’elle soit respectée. La seule alternative est de modifier la Constitution. Par conséquent, si un accord était recherché avec des territoires qui ne sont plus considérés comme ukrainiens, cela nécessiterait une modification de la Constitution — au risque d’être considéré sinon comme de la haute trahison. Les personnes responsables de la signature d’une telle ratification seraient sous le coup de cette accusation et il est peu probable que quelqu’un s’en rende responsable — non seulement pour des raisons morales mais aussi parce qu’il sait qu’il sera poursuivi à l’avenir.
La seule option restante serait de modifier la Constitution. Mais l’Ukraine, comme tous les pays démocratiques, a mis en place des garde-fous pour éviter les changements brusques et hâtifs. Il faut s’assurer que le Parlement n’est pas indûment influencé par des parties extérieures pour renoncer à la souveraineté du pays. Parler de sécession territoriale est une chose dans les faits ; en droit, l’Ukraine ne peut pas le faire.
L’idée qu’il ne s’agirait que de territoires fait partie du récit russe.
Ces territoires sont détruits, brûlés, minés et couverts d’explosifs. Les rivières sont polluées, la faune et la flore ont disparu.
Le vrai sujet, c’est la population. Les combats ont été si intenses sur la ligne de front qu’il ne reste plus grand monde. Mais certains sont restés parce qu’ils ne pouvaient pas bouger ou qu’ils avaient peur, comme les personnes âgées. C’est une profonde tragédie humanitaire : si l’Ukraine ne veut pas céder de territoire, c’est parce que nous devons protéger notre population.
De manière réaliste, l’Ukraine doit travailler politiquement et diplomatiquement pour reprendre ce terrain. Elle doit également renforcer son armée. Ensuite, elle attendra une ouverture. L’histoire nous montre que la Russie peut s’effondrer très rapidement. Cela peut prendre dix ans, comme trente. Poutine a dépensé beaucoup d’argent pour acheter des villages détruits. Je ne sais pas ce qu’il a accompli pour la Russie, mais je ne pense pas qu’il y ait un avenir pour ce pays sous Poutine.
Quant à nous, en Ukraine, nous devons être intelligents et stratégiques.
Nous sommes sur un ring de boxe — et c’est le dixième round. Nous sommes couverts de sang, mais nous continuons à nous battre. Nous souffrons beaucoup. Si nous étions abandonnés, nous continuerions à nous battre. Les Ukrainiens ne céderont pas à la Russie.
Mais nous devons aussi penser à ce qui se passera après la fin du combat.
Le président Zelensky a beaucoup changé — et nous en avons été témoins.
Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, c’était un centriste russophone qui considérait qu’il était utile de parler à Moscou. Quand il a compris, très vite, que cela ne fonctionnerait pas, il est devenu aussi radical que l’administration précédente. Voilà pour les faits : il apprend vite et sait s’adapter. Mais je pense qu’il est épuisé.
Il y aura des élections — nous sommes une jeune démocratie —, et les gens pourront s’exprimer. Il y a des alternatives et, à la fin, c’est le peuple qui décidera.
Je ne ferai pas de commentaire politique sur les élections ukrainiennes parce que nous n’en sommes pas encore là, mais je pense que les gens voudront voter pour quelqu’un qui les mènera à la prospérité après la guerre. Que cette personne soit Zelensky ou une meilleure alternative — les Ukrainiens décideront.
Il faut espérer que cela n’aura pas tant d’importance.
Personne ne dira directement qu’il est pro-russe, mais on peut tout à fait imaginer une situation dans laquelle un candidat vendrait en fait un récit politique dans l’intérêt de la Russie. Cela serait terrible : une telle candidature signifierait un ralentissement du processus d’intégration avec l’Union et suggérerait que les États-Unis ne sont pas tellement nos amis puisque nous avons notre propre voie. Dans les faits, ce serait une candidature pro-russe — et c’est une vulnérabilité pour nous.
Les militaires auront également leur importance. Ils ont une autorité morale et pourraient soutenir ou même présenter un candidat. Il y aura aussi le camp de la société civile et des entreprises. Les oligarques ne sont plus aussi puissants qu’auparavant mais il y a de l’argent frais provenant de l’industrie, de l’agriculture, du secteur de la haute technologie et de la défense. Tous auront leur avis sur le candidat. Si les militaires et une partie importante de la société civile forment un camp, cette coalition l’emportera certainement et l’accent sera mis sur la sécurité.
C’est notre guerre d’indépendance. Nous avons tenu tête à la Russie. Si nous ne l’avions pas fait, ils auraient pris Kiev avec leurs chars, renversé le gouvernement, organisé de fausses élections et placé à la tête du pays quelqu’un qui aurait fait les quatre volontés de Poutine. Nous aurions connu des décennies de ténèbres.
Les Lumières, qui ne sont jamais arrivées jusqu’en Russie, auraient disparu de l’Ukraine. La raison de toute cette horreur, cette tragédie, tous ces morts, c’est que nous avons refusé de nous rendre. La Russie veut nous engloutir avec violence, avec brutalité. Nous avons vu ce qui s’est passé en Tchétchénie, où elle a écrasé un peuple ; nous voyons ce que la Russie fait en Géorgie et en Moldavie. Nous avons résisté à une échelle beaucoup plus grande. La Russie a mis tout ce qu’elle pouvait sur le champ de bataille pour détruire la nation ukrainienne. Elle a échoué.
Une génération va émerger qui a été façonnée par la guerre. D’une certaine manière, je l’ai moi-même vécue. Elle peut faire de vous une meilleure personne. Elle peut vous rendre plus empathique envers les autres. Mais elle s’accompagnera aussi d’un stress post-traumatique et de graves problèmes de santé mentale et physique. Nous avons un devoir envers cette génération : faire de l’Ukraine un endroit où elle pourra s’épanouir, dans un pays qui défend les valeurs pour lesquelles nous disons nous battre.
À nos partenaires, je dirais simplement ceci : le nouveau monde sera beaucoup plus militariste que l’ancien, pour au moins les deux ou trois prochaines décennies. Mais n’ayez pas peur des terroristes et des dictateurs — ils ne sont pas aussi puissants que vous le pensez.
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18.11.2024 à 12:25
Matheo Malik
Quelle génération remboursera les dividendes de la paix ?
La présidence de Trump est un « éléphant noir » pour l’Europe — une menace évidente mais qu’on prend soin de ne pas regarder en face. Alors que le scénario du pire pour le futur de la relation transatlantique devient de plus en plus probable, une série de blocages augure de conflits politiques à venir et laisse craindre l’installation d’une menace sur deux fronts : une plus grande dépendance à la Chine et la mise en place d’un « racket de protection » depuis Washington.
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La nette victoire de Donald Trump a confirmé une approche de la politique étrangère : l’unilatéralisme — et une méthode : la transaction. Cette double caractéristique sera désormais la nouvelle normalité à Washington. Si les cercles dirigeants européens anticipaient depuis au moins un an un éventuel retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, le coût associé aux mesures nécessaires pour réduire l’effet des politiques annoncées par la future administration américaine terrifiait systématiquement les décideurs, justifiant ainsi une forme d’inaction. De ce point de vue, cette élection s’apparente à un « éléphant noir » : une menace évidente et importante à laquelle personne ne souhaitait devoir faire face. Or l’Europe n’a désormais plus le luxe de paniquer 1 : les États européens doivent dès maintenant se préparer à un changement majeur d’attitude à Washington à partir de 2025.
Il est d’autant plus important d’établir à quoi pourrait ressembler un scénario du pire pour les Européens que celui-ci est en réalité plausible, voire probable.
Dans cette perspective, nous essayons de tracer les limites d’un tel scénario, de décrire les réponses nécessaires pour en réduire l’impact et d’anticiper les comportements probables des États européens.
Première urgence, la question du soutien à l’Ukraine — alors que le pays entre dans son millième jour de guerre — va se poser de manière aiguë.
Donald Trump et ses soutiens ont clairement annoncé qu’ils souhaitaient une forme de plan de paix le plus rapidement possible. Les contours de ce plan sont encore flous, mais il y a toutes les raisons de craindre que Moscou adopte une position maximaliste. En effet, si le front ne s’est pas encore effondré, la dynamique des opérations est favorable à la Russie : Moscou, qui continue de penser 2 qu’elle pourra emporter la décision militaire en 2025 ou début 2026, n’a donc aucune incitation à adopter une position conciliante. Si la Russie parvient en effet à prendre l’avantage militairement, les exigences russes comprendront probablement une combinaison de sécession des territoires occupés par Moscou, une finlandisation complète de l’Ukraine, la démission du gouvernement Zelensky et l’officialisation de sphères d’influence, avec un contrôle dans un premier temps semi-officiel du Kremlin sur la Géorgie, la Biélorussie et la Moldavie. En d’autres termes, il faut donc se préparer à court terme à entériner une défaite ukrainienne 3 et au besoin de déployer des troupes européennes pour sécuriser une forme de réduit territorial ukrainien, à l’accueil de plusieurs millions de réfugiés — le plus grand transfert de population depuis la Seconde Guerre Mondiale) — sans compter les reproches que ne manqueront pas de recevoir la France et l’Allemagne d’avoir été plus terrifiés par une défaite russe que par une défaite ukrainienne, et d’avoir fait beaucoup trop peu, et trop tard, pour soutenir Kyiv.
Simultanément, il faut anticiper un retrait des troupes américaines déployées en Europe. Ce sujet est en effet devenu la nouvelle position de consensus au sein des experts républicains 4. La conséquence immédiate de ce retrait sera une nette dégradation de la sécurité européenne. En 2019, l’International Institute for Strategic Studies estimait que, selon l’ampleur d’un retrait américain, les Européens devraient collectivement investir entre 288 et 350 milliards de dollars par an dans leur défense pour simplement maintenir le niveau de capacités existant avec la présence américaine 5. Même s’ils précèdent l’invasion à grande échelle de 2022, ces chiffres donnent une idée de l’ampleur considérable de la subvention américaine à la sécurité européenne et des investissements nécessaires pour non pas améliorer mais simplement conserver les capacités existantes. Même les investissements supplémentaires réels dans la défense depuis 2022 sont encore loin du compte 6. Par ailleurs, du point de vue des pratiques stratégiques, les troupes au sol ont une capacité dissuasive supérieure à d’autres domaines : du fait de leur faible mobilité — et de la difficulté à les redéployer rapidement, à l’inverse par exemple des forces navales — elles signalent un degré d’engagement et de résolution important et sont à cet égard clefs 7. De fait, au-delà des insuffisances capacitaires qui ne manqueront pas d’apparaître, le retrait des troupes terrestres américaines sera un signal très net d’une plus faible résolution américaine en Europe — et entraînera une diminution de la crédibilité dissuasive de l’OTAN.
Nous devrons dès lors nous préparer à une guerre entre la Russie et l’OTAN à un horizon d’environ cinq ans. Intoxiquées par ce qu’elles ne manqueront pas de présenter comme une victoire et observant le déclin des capacités de défense européennes et de la crédibilité de la dissuasion de l’Alliance, les élites russes seront très tentées d’accomplir ce qui est leur objectif stratégique principal : l’effondrement total de l’OTAN et de l’Union. Le test sera probablement la prise de gage territorial limité dans un pays frontalier — par exemple un pays balte — afin d’éprouver la solidité des engagements de défense mutuelle — article V du traité de l’Atlantique Nord et 42(7) du Traité sur l’Union européenne. Les États membres doivent donc non seulement se préparer à renforcer leur dissuasion face à Moscou mais également à se battre à un horizon proche s’ils souhaitent maintenir les institutions qui ont organisé leurs interactions depuis plusieurs décennies.
Deuxièmement, l’Europe doit prendre au sérieux les multiples annonces de Donald Trump sur l’imposition générale de tarifs douaniers 8 de 10 % à 20 % sur l’ensemble des produits importés aux États-Unis — et 60 % sur les produits provenant de Chine. Il faut donc se préparer à une guerre commerciale dont l’ampleur précise reste à déterminer, mais qui aura un impact important sur le commerce extérieur, étant donné l’exposition de l’Union et l’importance du marché américain pour son économie 9. Selon les pays, la compensation complète de la restriction du marché américain par une redirection des flux commerciaux prendra entre cinq ans (Allemagne) et douze ans (France, Royaume-Uni), ce qui se traduira dans l’intermède par des fermetures d’entreprises, une augmentation du chômage et une baisse générale des revenus des ménages, touchant des pays déjà inquiets de leurs situations économico-sociales 10.
En d’autres termes, les pays européens doivent se préparer à une altération concomitante et sans précédent des sources de leur prospérité et de leur sécurité : ils devront simultanément faire face à une dégradation majeure de leur sécurité — certainement la plus importante depuis la fin de la Guerre froide — et à l’aggravation de leur situation économique.
Ce scénario du pire repose sur trois hypothèses fondamentales qui sont toutes de l’ordre du plausible, voire du probable : une défaite militaire ukrainienne, un retrait américain d’Europe et une guerre commerciale. Envisager cette situation comme une base de travail n’est donc pas un pessimisme morbide : au contraire, étant donné l’impact majeur d’une telle situation, une planification prudente exige de s’y préparer dès maintenant.
La première urgence est de remédier à l’ampleur de la dégradation sécuritaire et d’anticiper un probable retrait américain des affaires de sécurité européenne.
Pour les États européens, cela ne peut signifier autre chose qu’une augmentation d’ampleur de leur effort de défense, le faisant passer le plus rapidement possible d’environ 2 % du PIB aujourd’hui à 4 voire 5 % du PIB, ce qui correspond aux niveaux de la Guerre froide, c’est-à-dire une période où la protection américaine était quasi-garantie — mais où le pacte de Varsovie était une menace plus importante que la Russie actuelle.
Cela implique aussi nécessairement une transformation du mode de fonctionnement des États-providence européens, dont la structure actuelle a été rendue possible par le besoin moindre de financer la défense grâce à la protection américaine après-guerre. Ces États fonctionnent actuellement comme des « tirelires » 11 où les actifs productifs servent à financer le confort de vie des catégories d’âge improductives — enfants et retraités — avec un fort premium pour les personnes âgées — le tiers le plus âgé des populations européennes reçoit substantiellement plus de bénéfices sociaux que toutes les catégories d’âge plus jeunes. Les États-providence européens sont ainsi des machines à lisser les revenus sur l’ensemble du cycle de vie. Cette fonction principale de transfert intergénérationnel conduit au fait qu’ils ne remplissent que de manière très minime la seconde fonction théorique d’un État-providence : réduire les inégalités entre catégories sociales — la fonction dite « Robin des bois » 12. Or toute augmentation des budgets de défense pèsera par définition sur les actifs, en âge et capables de porter les armes, et devant parfois subir des mesures restrictives de liberté — comme un service militaire obligatoire tel qu’il existe déjà dans certains pays. Il semble de plus en plus injuste de demander à des actifs déjà sursollicités d’être les seuls à assumer les coûts supplémentaires nécessaires à la production du bien collectif qu’est la défense.
Il y a donc un débat important et majeur à avoir sur la nécessaire contribution des catégories les plus âgées à un effort de défense renouvelé — ce que cette classe d’âge n’a pas eu à faire durant la plus grande partie de leurs carrières étant donné la sécurité du continent européen depuis 1991 —, et sur le besoin de transformer les État-providence « tirelire » en « Robin des bois » lissant les inégalités entre classe sociales. Cette transformation majeure impliquera une plus faible capacité individuelle d’accumuler du capital transmissible à ses enfants et petits-enfants — et donc à un arbitrage entre bien collectif — financement de la défense — et intérêts privés. Cette transformation du modèle d’État-providence sera en elle-même insuffisante : des mesures de réallocation des dépenses publiques existantes seront nécessaires. Mais celles-ci seront mieux acceptées si les catégories sociales les plus défavorisées bénéficient d’un réel effet « Robin des bois ». Évidemment, les détails de mise en œuvre de telles politiques varient en fonction des pays européens, qui n’ont pas tous exactement le même fonctionnement de l’État-providence — la France a par exemple besoin de repenser sa fiscalité 13 et ses dépenses afin de réduire sa dette — mais la grande dynamique de transformation du fonctionnement étatique est similaire, particulièrement en Europe de l’Ouest. Étant donné la dégradation simultanée des sources de prospérité et de sécurité, il n’existe aucune solution compensatoire qui n’implique pas une réduction du niveau de vie actuel des populations européennes : l’enjeu est de distribuer les coûts de manière juste, et le basculement vers un modèle « Robin des bois » est une manière de le faire.
Deuxièmement, l’Europe et en particulier l’Union doit se préparer aux conséquences économiques de la guerre commerciale à venir. Le premier sujet est la réaccélération de l’intégration au sein du marché unique. L’un des avantages économiques majeurs des États-Unis est la taille de leur marché de consommation et de leur marché des capitaux, qui permet le passage à l’échelle et la distribution de produits dans tout le pays, et de lever des financements substantiels pour des entreprises prometteuses. Au sein de l’Union, le soi-disant « marché unique » souffre d’une fragmentation continue 14 : 24 langues différentes sont un obstacle naturel au commerce transfrontalier, mais la survivance de nombreuses barrières nationales 15 au commerce intra-Union — telles que des systèmes fiscaux différents, des professions réglementées ou des législations nationales différentes — constitue l’obstacle le plus important à la croissance. Logiquement, les marchés des capitaux sont eux aussi fragmentés 16, ce qui limite les possibilités d’investissement. Au cours des dernières années, force est de constater qu’une lassitude à l’encontre du marché commun s’est imposée, avec un ralentissement marqué des efforts d’intégration. Ceux-ci doivent reprendre pour fortifier le marché intérieur européen et lui permettre de réduire l’impact des mesures tarifaires américaines. De même, l’intégration du marché des capitaux, telle que préconisée dans le rapport Letta 17, aidera à financer les investissements de long terme dans la défense, mais aussi dans la transformation énergétique. En effet, comme le rapport Draghi en fait état 18, l’Europe souffre d’une dépendance énergétique et est donc vulnérable aux fluctuations des prix, ce qui explique en grande partie son écart de compétitivité avec les États-Unis : les prix de détail et de gros du gaz sont actuellement de trois à cinq fois supérieurs à ceux des États-Unis, tandis que les prix de détail de l’électricité sont de deux à trois fois supérieurs.
La remise récente des deux rapports que l’on vient de mentionner illustre bien que l’Union est consciente des défis et de leur ampleur. Si le diagnostic sur ce que les pays membres de l’Union devraient faire est posé et bien documenté, il y a hélas de bonnes raisons de penser que ce n’est pas ce qu’ils feront.
Le coût politique et financier des mesures nécessaires est important : elles supposent en effet un choix politique fort à l’encontre des intérêts immédiats des séniors, une catégorie d’âge surreprésentée 19 politiquement par rapport à son poids démographique et qui tend donc à structurellement bénéficier 20 plus largement des politiques publiques. De plus, une reconfiguration du fonctionnement des États-providence suppose un choix politique visant à forcer des transferts bien plus importants depuis les classes favorisées vers les classes qui le sont moins. En d’autres termes : il y a fort à parier que les responsables politiques européens, privilégiant leurs enjeux électoraux de court terme n’iront pas à l’encontre des intérêts de catégories sur-représentées ou influentes de l’électorat.
De ce fait, et face à l’impossibilité de financer le nécessaire investissement dans la défense, la tentation sera forte pour les États de tenter de négocier des accords de protection bilatéraux avec les États-Unis, conduisant à une course à l’échalote entre Européens eux-mêmes pour s’attirer le plus de faveurs de Washington. Il semble probable que l’industrie de défense américaine sortira gagnante de ce qui s’apparentera à une forme de « racket de protection ».
De plus, la poursuite de l’intégration européenne et la mise en œuvre des recommandations des rapports Draghi et Letta supposent un leadership politique fort de la part des grands pays de l’Union, notamment la France et l’Allemagne. Or ces deux pays sont plongés dans des crises politiques d’ampleur. En France, la dissolution ratée voulue par Emmanuel Macron a privé ce dernier du faible crédit politique qui lui restait depuis sa réélection peu spectaculaire de 2022, tandis qu’en Allemagne la coalition dirigée par Olaf Scholz vient de se saborder, installant pour plusieurs mois une instabilité politique. Alors que le moment historique requiert une plus grande unité européenne, les dynamiques sont davantage à la fragmentation — pour la plus grande joie d’États tels que la Hongrie qui font le pari conscient d’un monde post-occidental et d’une subordination volontaire à la Russie et la Chine.
De fait, au lieu d’amortir les coûts de la guerre commerciale à venir en renforçant le marché commun et en investissant dans la transformation des appareils productifs européens, il est très probable que les États européens tenteront de sauver un modèle industriel moribond en redirigeant leurs flux commerciaux vers la Chine. Depuis 2018, l’Union s’est à cet égard progressivement rapprochée des États-Unis dans le cadre d’un « grand compromis » où la relation transatlantique est maintenue tandis que les États européens démontrent qu’ils peuvent soutenir les États-Unis en indo-pacifique. Cela explique certainement la position de plus en plus affirmée de la Commission européenne à l’égard de la Chine.
Celle-ci est pourtant loin d’être consensuelle parmi les États membres, comme l’a révélé un récent vote sur l’imposition de droits de douane sur les véhicules électriques produits en Chine : alors que des États comme la France, l’Italie, la Pologne et les pays baltes ont voté en faveur de l’imposition de droits de douane, l’Allemagne et la Hongrie ont voté contre, et douze pays se sont abstenus. En bref, plusieurs États — et en particulier l’Allemagne — ne sont pas convaincus par le programme de « réduction des risques » (de-risking) avec la Chine, car ils considèrent le commerce avec Pékin comme un élément important d’une stratégie visant à sortir de leur léthargie économique. Alors que les États et les milieux d’affaires européens anticipent avec inquiétude l’imposition éventuelle de droits de douane par les États-Unis, les regards lorgnent déjà vers la Chine 21. Conformément à son programme anti-occidental, Viktor Orbán a déjà autorisé Pékin à exploiter un campus universitaire à Budapest 22 et invité des policiers chinois à effectuer des patrouilles conjointes en Hongrie 23 — ce qui ouvre un risque évident d’espionnage et de sécurité pour l’Union. L’industrie allemande a quant à elle augmenté ses investissements en Chine ces dernières années 24 — avec des records atteints en 2024 25 — malgré la position officielle du gouvernement sur le « de-risking ». La Présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni, tout en retirant l’Italie de l’initiative chinoise des Routes de la Soie en 2023, s’est rendu en Chine en juillet 2024 pour « relancer » la relation 26. Le président français Macron a récemment nommé l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin — défenseur bien connu de la République populaire — « envoyé spécial » pour tenter de convaincre Pékin de ne pas trop pénaliser les producteurs français de cognac 27 lors de la prochaine série de contre-tarifs que la Chine est susceptible d’imposer en représailles à la mesure sur les véhicules électriques.
De la même manière que les États européens risquent de se précipiter en ordre dispersé à la Maison-Blanche pour tenter d’obtenir des garanties de sécurité, il est également probable qu’ils se ruent à Pékin pour négocier des accords commerciaux afin de tenter de sauver ce qui peut encore l’être de leur commerce extérieur. Il s’agirait certes d’une solution à court terme nécessaire pour atténuer les coûts économiques des politiques américaines, mais elle créerait des problèmes de dépendance à plus long terme. Or c’est un risque que de nombreux dirigeants européens seraient prêts à prendre s’ils devaient être contraints de choisir entre la pression économique immédiate et la dépendance à long terme vis-à-vis d’un État autoritaire comme la Chine.
Certes, le pire n’est jamais sûr : l’Ukraine peut tenir le front, Trump peut décider de ne pas retirer les troupes américaines d’Europe, les États peuvent engager les réformes nécessaires, etc. Mais sur la trajectoire actuelle, le pire devient chaque jour un peu plus probable.
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21.10.2024 à 06:30
Matheo Malik
Dans un entretien de fond, le ministre de la défense de l’Estonie Hanno Pevkur s'oppose fermement aux appels à un cessez-le-feu et à des pourparlers de paix tant que l'Ukraine n'aura pas atteint ses objectifs stratégiques.
Il plaide pour une approche commune des dépenses de défense au niveau de l'Union.
L’article « Il nous faut décider si nous voulons que l’Ukraine gagne — ou simplement qu’elle continue à se battre », une conversation avec Hanno Pevkur, ministre estonien de la Défense est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Depuis plus de deux ans, nous suivons par nos analyses du terrain, nos cartes du front et des dizaines d’entretiens avec des dirigeants européens la guerre d’Ukraine au jour le jour. Si vous pensez que ce travail est important et que vous nous lisez, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
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La guerre a commencé en 2014, et même avant l’invasion à grande échelle, la Russie cherchait à déstabiliser l’Ukraine. Il y avait des combats et des pertes chaque semaine, et il est essentiel de s’en souvenir.
Depuis février 2022, nous avons fait beaucoup, mais pas assez. Cela a commencé par l’envoi des couvertures et des casques, et maintenant nous envoyons des chars, des FGM-148 Javelin et des F-16. Malheureusement, beaucoup de temps précieux a été perdu entre-temps. Il n’y a pas eu assez de dynamique dans la contre-offensive de Kharkiv pour apporter la victoire. Les Ukrainiens n’ont pas reçu suffisamment d’équipements et n’ont pas pu avancer tout en conservant le contrôle du territoire. Aujourd’hui, les deux camps s’enlisent, et pour faire une différence sur le champ de bataille, l’Ukraine aurait besoin de beaucoup plus d’aide. Il nous faut décider si nous voulons que l’Ukraine gagne ou simplement qu’elle continue à se battre. Pour paraphraser Shakespeare : la question est de savoir s’il faut gagner ou ne pas gagner — la Russie continue d’attaquer, de prendre d’assaut des villes, de détruire des infrastructures critiques. Ils ne se sont pas arrêtés parce qu’il y a une élection aux États-Unis. Nous n’avons pas le droit — et l’Ukraine n’a certainement pas le luxe — d’attendre le résultat de cette élection. S’il existe une fenêtre d’opportunité entre maintenant et le jour de l’investiture au Capitole, le 20 janvier, il ne faut pas attendre.
Quand je me rends à Capitol Hill et que je parle aux membres du Congrès, je constate un soutien bipartisan à l’Ukraine. Les choses vont-elles changer, monter ou descendre en intensité ? Nous pouvons spéculer, mais mon point est que c’est pour cette raison que l’Union doit faire beaucoup plus pour montrer aux États-Unis que nous prenons la question de notre sécurité au sérieux.
Ces restrictions ont un effet négatif : les Ukrainiens ne peuvent pas pleinement exploiter les capacités occidentales et agir au mieux de leur potentiel sur le champ de bataille. Le point positif, si l’on peut le formuler ainsi, c’est qu’en réponse l’Ukraine modernise très rapidement son industrie. Aujourd’hui, nous voyons qu’ils disposent de systèmes d’armement fabriqués en Ukraine qui peuvent atteindre 1 000 kilomètres à l’intérieur du territoire russe. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils développeront leur industrie autant que possible. Construire un missile n’est pas sorcier. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils atteignent la capacité d’un Storm Shadow — mais le temps, précisément, est crucial. C’est pourquoi nous devons leur fournir tout ce dont ils ont besoin et lever toutes les restrictions.
Je n’entends pas cela au plus haut niveau politique, ni parmi les ministres de la Défense, ni parmi les Premiers ministres. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que nous devons cesser de parler d’escalade. Ce n’est pas une question d’escalade ukrainienne. La Russie n’a cessé d’escalader, en déportant des enfants, en violant des femmes, en tuant des civils et en bafouant chaque aspect du droit international. L’Ukraine n’escalade pas, et c’est là l’essentiel. Nous ne devrions pas parler d’escalade et de limites.
Il faudrait poser la question aux gouvernements qui les maintiennent encore. La position du mien est claire. Il n’y a pas de solution magique. Aucun armement ne ramènera la victoire en soi. C’est une combinaison : envoyer des armes, des chars, de l’artillerie, des missiles SCALP, des Storm Shadows, cela représente l’espoir pour les soldats dans les tranchées. Ils ont besoin de cette motivation et de voir qu’ils disposent des moyens de défendre leur pays. C’est pourquoi cela est si important. Cela leur permettrait également de frapper des cibles, de détruire les dépôts de munitions et de missiles que la Russie utilise contre eux. Nous voyons que les Ukrainiens en sont capables.
Il s’agit également d’un message. Donner à l’Ukraine une chance équitable de se défendre montrerait que nous sommes prêts à la soutenir aussi longtemps et autant qu’il le faudra.
Nous savons tous ce dont l’Ukraine a besoin pour remporter la guerre. Zelensky le sait aussi. Nous pourrions former davantage d’Ukrainiens, les former mieux. L’Estonie est prête à aider. Il y a des décisions que nous pourrions prendre concernant les munitions, la défense aérienne, la supériorité dans les airs, l’envoi de davantage de F-16, de systèmes d’armes à longue portée pour des frappes de précision en profondeur. Ce sont des mesures que nous pouvons adopter. Ce n’est que par la suite que les discussions politiques et diplomatiques sur, par exemple, l’adhésion à l’Union doivent intervenir, en complément et en restant pour le moment secondaires. Les Ukrainiens doivent d’abord remporter la guerre.
Céder des territoires n’est pas une solution à la guerre, et l’histoire nous montre pourquoi. En Estonie, sous l’occupation soviétique, nous n’avions pas le droit de décider pour nous-mêmes — quelqu’un, dans un comité à Moscou, le faisait à notre place. C’est inacceptable au XXIe siècle. La seule nation qui peut décider de la manière dont elle souhaite vivre, c’est l’Ukraine et le peuple ukrainien.
Si nous commençons à parler d’un cessez-le-feu, de négociations de paix, c’est exactement ce que la Russie veut, car cela signifie que nous forçons l’Ukraine à s’asseoir à la table des négociations. La seule chose sur laquelle nous devrions tous nous accorder, c’est le respect du droit international. Cela signifie revenir aux frontières établies après l’effondrement de l’Union soviétique. Si les Ukrainiens récupèrent les terres occupées, même détruites, la guerre prendra fin.
Il est crucial que l’OTAN reste forte et unie. C’est la seule garantie de sécurité pour nous en Europe : un pour tous. Défendre chaque pays, chaque centimètre de territoire. Si ce principe devait tomber, l’OTAN ne serait plus la même. C’est pourquoi il est si important que l’Ukraine reçoive une invitation à rejoindre l’Alliance — si je suis sûr d’une chose, c’est que l’Ukraine serait la première à défendre l’Estonie.
L’histoire montre un schéma dans son comportement. La Russie a des ambitions impérialistes. Regardez la Tchétchénie, la Géorgie, la Crimée, le discours de Poutine à la Conférence de Munich en 2008 — il a un plan pour rétablir une sorte de zone tampon et, s’il le pouvait, il recréerait un empire. C’est en préparation depuis vingt ans.
L’OTAN est une alliance défensive. Nous n’avons aucun intérêt à atteindre Moscou, ni même à aller aussi loin que Pskov, à la frontière avec l’Estonie. L’OTAN n’est pas une menace pour la Russie. Si Poutine veut créer une zone démilitarisée, il peut le faire sur le territoire russe. Mais nous devons prendre la possibilité au sérieux — c’est ainsi que fonctionne l’officier du KGB Vladimir Poutine. Il voit le monde avec la mentalité de la guerre froide.
Bien sûr. Nous nous défendrions dès la première minute. C’est la seule approche possible pour défendre l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie et la Pologne.
Si nous étions attaqués, nous riposterions dès les premières minutes.
Si je n’en étais pas convaincu, nous ne serions pas dans une alliance.
Ce que je dirais à chaque citoyen espagnol, français ou italien, c’est que cela ne concerne pas uniquement les États baltes ou la Pologne. Nous avons construit une alliance qui a su défendre nos pays et maintenir la paix pendant 75 ans. Nous avons clairement défini ce que les pays de l’OTAN doivent faire pour défendre l’Alliance. Il faut avoir confiance dans les experts militaires. Nous devons être prêts, et nous devons l’être ensemble. Les chiffres montrent que nous n’avons pas fait assez au cours des 30 dernières années. Laissez-moi vous en donner deux : les dépenses de défense de la Russie ont augmenté de près de 600 % en 25 ans ; dans l’Union européenne, ce chiffre est de 43 %. Pourtant, même avec cet énorme écart, nous sommes collectivement plus forts que la Russie. Mais une dissuasion crédible signifie aussi qu’il faut investir davantage, produire davantage et apprendre de ce qui se joue en Ukraine.
Cela dépend de chaque pays, car nous ne pouvons pas comparer de petits pays comme l’Estonie ou la Finlande, qui ont une longue frontière terrestre avec la Russie, où nous avons une armée de réserve et la conscription, avec des pays comme l’Allemagne, la France ou l’Espagne, qui ont une population bien plus importante. C’est à chaque pays de décider quel est le meilleur modèle et comment organiser sa défense.
Ce que je dirais, c’est que nous devons être en mesure de respecter les critères dont nous avons convenus ensemble au sein de l’OTAN et dans le nouveau plan régional pour la défense de l’Europe.
Je ne veux pas précipiter ces changements, car la stabilité budgétaire fait aussi partie de notre souveraineté. Sur le plan fiscal, si nous ne pouvons pas gérer nos finances, il sera très difficile de gérer les dépenses de défense et tous les autres postes dont l’État a besoin, comme la santé et l’éducation. C’est pourquoi je trouve l’idée d’achats conjoints — voire l’émission des obligations de défense — plus intéressante. Il y a des besoins spécifiques, mais il y a aussi une large gamme de besoins communs — nous avons tous besoin de munitions, de défense aérienne, de capacités de frappes précises et de longue portée. Ursula von der Leyen a présenté sa proposition de 500 milliards d’euros pour la défense : c’est exactement ce que nous devrions faire. Mettons-nous d’accord sur un effort conjoint et nous n’aurons plus à discuter de déficits de 3 % et d’exemptions pour chaque pays.
L’article « Il nous faut décider si nous voulons que l’Ukraine gagne — ou simplement qu’elle continue à se battre », une conversation avec Hanno Pevkur, ministre estonien de la Défense est apparu en premier sur Le Grand Continent.
18.10.2024 à 13:21
Matheo Malik
Dans une archive inédite publiée aujourd’hui en exclusivité dans les pages de la revue, David Galula expose en détail à William Bullitt une stratégie : pour éviter la troisième guerre mondiale, il faut couper la Chine de l’URSS.
Nous sommes à l’orée de la guerre froide ; vingt-deux ans avant le voyage de Nixon ; la Chine populaire vient de voir le jour.
Les historiens Jérémy Rubenstein et Patrick Weil, à l’origine de cette découverte, tracent le grand contexte qui permet de saisir l’importance de ce document clef.
L’article Le chaînon manquant : la géopolitique de la guerre froide selon David Galula est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Document inédit jusqu’à aujourd’hui, la note de David Galula à William Bullitt — que vous retrouverez à ce lien, à lire en miroir de l’étude de Patrick Weil et Jérémy Rubenstein — est une nouvelle pièce dans notre format Archives et Discours. Le Grand Continent est une rédaction indépendante : si vous nous lisez et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue
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Il arrive parfois à l’historien, plongé dans des archives, d’y faire des trouvailles imprévues. Ce fut mon cas lorsque, travaillant à la Yale Sterling Library dans les archives de William C. Bullitt, où j’avais découvert le manuscrit inédit que le diplomate américain avait co-écrit avec Sigmund Freud sur le Président Woodrow Wilson 1, je tombai sur une impressionnante note de David Galula (1919-1967) adressée en 1950 à Bullitt 2. Je contactais Jérémy Rubenstein, auteur de l’excellent ouvrage Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de « guerre révolutionnaire », (La Découverte, 2022) pour l’introduire avec moi et nous la publions ici avec la lettre de Galula à Bullitt qui l’accompagne.
Ces deux courts documents apparaissent comme les chaînons manquants permettant d’éclairer le parcours étonnant et énigmatique d’un ancien militaire français, auteur de deux ouvrages écrits en anglais 3, mais méconnu en France jusqu’à la guerre en Irak 4.
Né le 10 janvier 1919 à Sfax, dans une famille juive d’origine algérienne, il entre à l’académie militaire de Saint-Cyr, dont il sort avec la promotion 1939-1940 et opte pour l’infanterie coloniale. Radié des cadres de l’armée en vertu de l’application du statut des Juifs de Vichy, il rejoint Tanger comme officier de renseignements puis les armées alliées suite au débarquement de novembre 1942 en Afrique du Nord. Affecté à la Première armée du général De Lattre, il se distingue surtout dans la conquête de l’île d’Elbe en juin 1944 5. Il participe aux combats en Provence, en Alsace et en Allemagne. Il sert alors sous les ordres directs de Jacques Guillermaz, spécialiste de la Chine qui lui ouvre les portes de missions en Asie. Après deux mois à Calcutta, il rejoint la mission militaire française en Chine. Durant ce séjour, il est capturé deux fois par l’armée communiste, ce qui lui permet de converser avec des officiers ennemis et observer leur organisation. Il se marie peu après avec une citoyenne étatsunienne. En 1949, il est nommé comme observateur de l’UNSCOB 6 en Grèce, où il assiste à la défaite d’une insurrection communiste. C’est depuis ce poste à Salonique qu’il écrit la note que nous publions. De retour en Asie, il est affecté à Hong Kong, où il observe les conflits en cours en Indochine, en Malaisie et aux Philippines. En 1956, il demande une affectation sur le terrain en Algérie, ce qui lui est accordé, en Kabylie à cinq kilomètres de Tizi-Ouzou. Dès novembre 1956, il écrit des « Observations sur la pacification en grande Kabylie », à destination du Général Salan et du Haut commandement en Algérie 7. Un mois et demi après l’arrivée de de Gaulle à Matignon, le 22 juillet 1958, Galula est appelé à rejoindre le staff militaire de de Gaulle, plus exactement la branche d’action psychologique et d’information de la Défense nationale 8. À partir de 1960, Galula passe de plus en plus de temps aux États-Unis, où, dans le contexte de l’engagement croissant au Vietnam, l’intérêt pour les théories de la contre-insurrection grandit. Sur la suggestion du général William Westmorland, Galula est recruté comme chercheur associé au Centre for International Affairs d’Harvard, de mars 1962 à novembre 1963, période durant laquelle il se lie avec Henry Kissinger. En avril 1962, il participe à un important symposium de la RAND Corporation qui réunit durant quatre jours à Arlington (Virginie), les meilleurs spécialistes étatsuniens de la contre-insurrection, notamment le général Lansdale que Galula avait connu aux Philippines. Durant la même période, il rédige ses deux ouvrages de référence en anglais. À la fin de son contrat à Harvard, Galula se porte candidat pour un poste à Mobil Oil, mais refuse, pour l’obtenir, de renoncer à la nationalité française. Il retourne en France en 1963 pour travailler chez Thomson Houston. Il publie en 1965 un roman Les Moustaches du Tigre (Flammarion), prend un emploi à l’OTAN à Londres en 1966, et décède à Paris le 11 mai 1967.
À l’encontre des opérations militaires classiques qui opposent des forces armées et visent la conquête de territoires, une guerre insurrectionnelle cherche à gagner un objectif de nature différente : la population 9. La contre-insurrection a donc aussi la particularité de considérer la population comme à la fois l’arme principale et l’objectif de la guerre. Elle consiste en une vaste et souvent brutale opération d’ingénierie sociale visant à mobiliser et transformer la société afin que les éléments subversifs, ou révolutionnaires, ne puissent plus y prospérer et en soient isolés. Apparue de manière quelque peu empirique au sein des armées des puissances coloniales, britannique et française, pour y défaire les organisations indépendantistes, la contre-insurrection est progressivement théorisée dans les années 1950. Pour « tenir » la population, elle prône de nombreuses techniques : programmes de développement éducatifs, économiques et sociaux, mais aussi déplacements et regroupements de population, créations d’organisations « loyalistes », retournement de militants, propagandes et manipulations, et une gamme très variée de violences. Il s’agit de déployer séduction et terreur avec, dans la pratique, un net penchant pour la seconde 10.
Sa devise — « conquérir les cœurs et les esprits » — est généralement attribuée à Gerald Templer (1898-1979), nommé par Churchill en 1952 haut-commissaire britannique à la tête de la répression de l’insurrection en Malaisie menée par le Parti communiste malais. Côté français, la guerre d’Indochine constitue le terrain sur lequel des officiers testent des pratiques menant à des théories de la contre-insurrection (paradoxalement appelée « guerre révolutionnaire » ou « doctrine de guerre révolutionnaire »). Ainsi, le colonel Charles Lacheroy (1906-2005), en poste en Cochinchine en 1951, peut être considéré comme le père fondateur de « l’École française » — selon l’expression de Marie-Monique Robin 11 — à laquelle Galula se rattache. À partir de la guerre d’Algérie — et la moins connue mais simultanée guerre au Cameroun — qui en fixe les grandes arêtes, la contre-insurrection prolifère dans le monde comme méthode privilégiée pour mener la guerre au communisme — avec toutes les ambiguïtés de l’expression et l’extension qui peut en être faite. Elle sera employée comme stratégie d’ensemble dans des opérations emblématiques des États-Unis au Vietnam, ainsi que dans de nombreux autres pays en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Elle est alors appliquée soit directement par une puissance intervenante soit, le plus souvent, indirectement par les forces répressives locales plus ou moins encadrées par des experts en contre-insurrection — d’abord français ou britanniques, puis étatsuniens et autres. La contre-insurrection utilise centralement la guerre psychologique, c’est-à-dire notamment la propagande et des manipulations de toutes sortes. Or celle-ci s’accompagne très souvent d’une forte politisation des militaires qui l’exercent, si bien que la contre-insurrection est généralement jugée responsable des nombreux coups d’État qui prolifèrent dans son sillage. En outre, elle laisse le champ ouvert à de nombreux crimes de guerre, notamment l’usage de la torture et les déplacements forcées de population. Dans ces conditions, c’est peu dire qu’elle avait mauvaise presse — quand elle n’avait pas été soigneusement effacée des mémoires — avant d’être ressuscitée à l’occasion de la guerre en Irak.
Cette réhabilitation s’est faite à travers un auteur français alors peu connu : David Galula. Sous l’impulsion du général David Petraeus (1952-), chef des armées américaines en Irak et Afghanistan puis directeur de la CIA, Galula a été érigé dans les années 2000 en « Clausewitz de la contre-insurrection » 12 et a été l’objet de plusieurs ouvrages et articles biographiques. Surtout, Petraeus en fait la référence principale à la nouvelle doctrine de contre-insurrection étatsunienne exposée dans le manuel dont il supervise la rédaction 13. C’est dans le sillage de ce succès posthume outre-Atlantique, que ses principaux ouvrages ont été traduit et publié en français, Contre-insurrection : théorie et pratique en 2008 (Economica) puis Pacification en Algérie 1956-1958 en 2016 (Les Belles Lettres).
Parmi les tenants de la guerre psychologique, Galula est assez pragmatique, dans la lignée de Lyautey qui disait « il n’y pas de méthode… il y en a dix, il y en a vingt, ou plutôt si, il y a une méthode qui a nom souplesse, élasticité, conformité aux lieux, aux temps, aux circonstances » 14. Galula est ainsi partisan d’une sorte de « syncrétisme stratégique » 15. Il insiste néanmoins sur la capacité d’encadrement, de protection ou de coercition. Autrement dit, pour lui, des mesures favorisant un développement économique et un bien-être social, accompagnées d’une forte propagande, peuvent avoir des effets qu’une fois que la population soit déjà convaincue qu’elle se range du côté du plus fort — ou futur gagnant — des belligérants. Il en découle qu’il préconisera un fort déploiement militaire initial, afin d’encadrer — pour ne pas dire terroriser — la population, à la suite de quoi il sera possible d’en traquer les éléments subversifs avec l’accord plus ou moins tacite de la population. La propagande et le ralliement de la population, sur une proposition relativement indifférente ou adaptable à l’envi, ne se concrétise qu’après cette phase d’affirmation de la puissance, selon son manuel de 1964.
Galula est donc désormais célèbre comme auteur de référence dans le champ contre-insurrectionnel mais sa pensée géostratégique nous restait en revanche largement inconnue. Le mémoire inédit que nous publions aujourd’hui, daté de janvier 1950, révèle pourtant une surprenante acuité dans ce domaine. En outre, le destinataire de ce document, William Bullitt, permet de mieux comprendre le fil directeur d’un parcours personnel très particulier. En effet, entre ses différents postes d’observation et ses terrains d’action, Galula s’est forgé un réseau d’interlocuteurs en France et aux États-Unis qui accentue encore sa singularité parmi les officiers français de sa génération. Cette étonnante trajectoire se déploie dans le double contexte des mouvements de lutte pour l’indépendance et de la montée du communisme, qu’il a touché de près à travers l’observation des guerres civiles en Chine et en Grèce, puis sa participation à la guerre coloniale française en Algérie.
D’où vient l’appétence de Galula pour la guerre psychologique ? Il y a incontestablement un effet de génération, liée à la Seconde Guerre mondiale et les différentes influences — allemande, britannique et étatsunienne — en ce domaine sur les officiers de l’armée française. Plus directement, peut-être que William Bullitt n’est pas étranger à cet engouement. En effet, l’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou (1933- 1936) puis à Paris (1936 et 1940), rejoint De Gaulle en mai 1944 à Alger. Ce dernier l’affecte à l’état-major de la Première Armée auprès du général de De Lattre. Bullitt y crée et dirige une division de guerre psychologique 16. Durant la campagne qui mène la Première Armée de Toulon à Francfort, Galula rencontre Bullitt dont les activités ne peuvent qu’intriguer le jeune officier.
Après 1945, Bullitt reste en contact avec De Lattre, un général particulièrement attentif aux usages de l’image et de la propagande, pour qui « les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître » 17.
En 1946, il publie The Great Globe Itself, dont la traduction française, lue et approuvée par De Lattre, paraît en 1948 sous le titre Le Destin du monde aux Éditions Self. Pour Bullitt, le problème essentiel posé par la Seconde Guerre mondiale tenait à ce que les démocraties — les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France — avaient dû s’allier à un État totalitaire communiste pour abattre un État totalitaire fasciste. Cette alliance n’avait pas modéré les ambitions de l’URSS qui, hostile par nature à la démocratie, ne rêvait que de conquête mondiale. L’Amérique était entrée en guerre pour empêcher que l’Allemagne ne domine l’Europe et le Japon la Chine. Le conflit achevé, l’Europe comme la Chine menaçaient de tomber sous la coupe soviétique.
Bullitt devient le porte-parole et l’un des organisateurs d’un réseau de dirigeants politiques et de militaires dédié à la lutte anticommuniste. Dès 1947, De Lattre encourage Bullitt à se rendre en Indochine appelé à devenir, il le pressentait, l’une des nouvelles lignes de front de la Guerre froide. Après quelques semaines sur place, Bullitt conclut que le ralliement à Ho Chi Minh de « millions d’Annamites » tenait moins à l’attrait du communisme qu’à son combat pour l’indépendance nationale. Afin que « le joug de Staline ne remplace celui de la France », Bullitt conseillait à celle-ci de coopérer avec les nationalistes vietnamiens, laissant entendre qu’une aide des États-Unis accompagnerait cette alliance. Tout à cette voie nationaliste, Bullitt se rend à Hong-Kong afin d’y rencontrer l’ancien empereur Bao-Daï qu’il espère voir à la tête du prochain état vietnamien. Puis Bullitt revient en France en octobre 1947 pour plaider la « solution Bao-Daï » auprès de son ami le président Vincent Auriol. Il lui fait miroiter l’aide de Washington si Paris parvenait à enfoncer un coin entre le Viêt-Minh et les nationalistes. Tout comme Bao-Daï, les Français croient à tort que Bullitt représente la position officielle des États-Unis. Or Bullitt est alors moins la voix officielle de son gouvernement que le point central d’un réseau qui tâche de peser sur les décisions des gouvernements étatsunien et français. Face à Auriol, il est moins un envoyé de Washington que l’émissaire de personnalités françaises, dont le général de Lattre, qui essayent de faire triompher leurs vues sur l’Indochine.
De Lattre est finalement nommé, en décembre 1950, à la fois chef des armées et haut-commissaire en Indochine. Depuis ce double pouvoir intégré — civil et militaire — il déploie une stratégie avec un arsenal de guerre psychologique qui se modernise rapidement sous son impulsion. Notamment, la plupart des bataillons sont désormais munis d’un photographe, ce qui permet au service de propagande de l’armée française de produire — et contrôler — toutes les images sur la guerre d’Indochine qui font les couvertures des magazines en Occident. Lors de sa visite aux États-Unis en septembre 1951, De Lattre peut encore compter sur l’aide de Bullitt pour peser sur l’administration américaine, afin d’obtenir une aide en armement. Ce séjour du général De Lattre aux États-Unis illustre bien l’opération consistant à faire passer la guerre coloniale française en un front de la guerre mondiale contre le communisme. Il y déploya l’argument selon lequel « la guerre en Indochine n’est pas une guerre coloniale, c’est une guerre contre le colonialisme rouge. Comme en Corée, c’est une guerre contre la dictature communiste » 18 qui convainc en partie les autorités étatsuniennes.
Dès lors que tout soulèvement anticolonial est considéré comme diligenté par Moscou, les méthodes de la contre insurrection pour y faire face apparaissent comme les instruments idoines pour mener la guerre à la puissance soviétique et son expansion à travers le monde. Elle est donc bientôt promue comme l’alternative à la guerre frontale, notamment nucléaire.
Pour Bullitt cependant, c’est une question de temps pour que les cellules communistes, implantées dans les démocraties excessivement tolérantes, passent à l’offensive. Tôt ou tard, elles attaqueraient. Dans cette perspective, il est indispensable de se tenir prêt à les affronter. Pour ce faire, il pense à une stratégie de guérilla, réflexion alimentée par un réseau de stratèges militaires et d’hommes politiques aux États-Unis et dans le monde. Parmi les Français de ce réseau informel se trouve le général Guillain de Bénouville, que Bullitt avait rencontré à Alger en 1943. Bénouville est chargé des thèmes des affaires étrangères et de la défense au sein du RPF, le parti fondé par de Gaulle en 1947. Au milieu de l’année 1948, après un entretien avec Bullitt, il rédige un rapport de quarante pages, sur la prévention et la capacité de réaction face à une agression soviétique, intitulé « L’Europe doit être défendue ». Le général de Bénouville écrit à Bullitt : « Nous ne sommes pas très nombreux à connaître la forme nouvelle des combats, qui, si la guerre avait lieu, nous serait imposée par la stratégie russe, je veux dire par la stratégie révolutionnaire de l’agression interne combinée avec la stratégie normale des armées aéroportées » 19. Bénouville propose d’organiser un réseau de combattants de l’intérieur sur le modèle des réseaux de résistance, qui disposerait de grandes forces militaires motorisées et blindées, assistées d’organisation d’autodéfense 20. « Si cette organisation avait existé même à titre embryonnaire, jamais la Russie n’aurait pu réussir le coup de Prague » assène-t-il. Et de prôner la mise en place immédiate de ces structures prêtes à la guerre contre-révolutionnaire 21.
Ainsi se dessine un réseau, un groupe de personnalités à la croisée du monde civil et militaire, composés d’officiers, de diplomates, d’universitaires et de journalistes. Ce groupe réfléchit à une géostratégie qui combine l’affrontement global contre le communisme soviétique avec des conflits locaux axés sur la guerre révolutionnaire. Le document que nous publions montre l’une de ces personnes à l’œuvre — qui se révèle d’une rare perspicacité. Nul doute qu’à la suite de sa lecture, Bullitt, au cœur de ce réseau, partage sinon le texte au moins sa teneur avec nombre de ses membres, à la fois en France — notamment Bénouville et De Lattre — et aux États-Unis. Parmi les influentes personnalités de ce réseau se trouve le fondateur des magazines Time et Life, Henry Luce qui, au nom de la lutte contre le communisme a financé les voyages de Bullitt en Indochine et en Chine. Il compte aussi avec des dirigeants politiques, tels que James Forrestal, secrétaire à la Défense de Truman (1948-1949) ou Robert A. Lovett, secrétaire-adjoint, ainsi que des officiers de haut-rang qui considéraient la politique de Truman puis d’Eisenhower trop « molle » 22. C’est ce réseau, assez informel et puissant, auquel Galula accède à travers Bullitt. La qualité de son analyse lui ouvre alors certainement plus largement les portes d’une communauté de spécialistes étatsuniens de la défense soudée par la guerre froide.
En janvier 1950, soit trois mois après la proclamation de la République Populaire de Chine et quelques semaines avant le pacte sino-soviétique d’assistance mutuelle, incluant des clauses militaires, signé le 14 février 1950, Galula semble discerner une attitude russe à même de lui aliéner à terme les dirigeants chinois (p.4). L’analyse géostratégique surprend par sa pertinence prémonitoire, très étonnante de la part d’un observateur étranger, dont le séjour à Pékin est antérieur (1945-1949) à la prise du pouvoir du Parti communiste chinois.
Quelques semaines seulement après la victoire communiste en Chine, et la signature d’un pacte sino-soviétique loin d’être resté lettre morte, avec des applications très concrètes dès l’été, tant en Corée — où la guerre commence le 25 juin — qu’auprès du Vietminh en guerre contre la France en Indochine, établir déjà le diagnostic d’une mésentente entre les deux puissances communistes est pour le moins osé. Quatre ans plus tard, lorsque Galula a l’occasion de réitérer son analyse, son ex-mentor et supérieur militaire français Jacques Guillermaz (1911-1998), sinologue reconnu, est d’ailleurs sceptique sur les conclusions de son disciple :
« Je pense qu’il est un peu imprudent de conclure comme vous l’avez fait, sur la base d’une seule phrase, qu’il y aura des querelles sérieuses entre Moscou et Pékin. Je crois, comme vous, que les Chinois vont de plus en plus chercher à s’affirmer, à tirer des avantages de leur alliance. Mais en présentant les choses comme vous l’avez fait, la perspective de tensions conduira inévitablement ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités à sauter sur vos conclusions, en les extrapolant plus loin que vous ne l’auriez jamais voulu. » 23
Il est probable que quand Galula rejoint Harvard en 1962 et y rencontre Henry Kissinger, son analyse rencontre alors une oreille attentive. Les deux hommes se lient d’amitié, se côtoient et ne parlent alors que de politique et de relations internationales. C’était « des âmes sœurs quant à leur vision et la manière dont la politique étrangère américaine devrait être exercée » selon Ruth Galula 24. Les couples Kissinger et Galula dinaient régulièrement ensemble et l’un des fils Kissinger devient camarade de jeu du fils Galula. Quelques semaines avant sa mort aussi, en 1967, une reconnaissance de poids vient établir le caractère visionnaire du diagnostic de Galula, par la plume de l’universitaire et journaliste états-unien Doak Barnett (1921-1999) qui lui écrit :
« Je me souviens également que vous étiez l’une des rares personnes convaincues qu’il existait des tensions et des problèmes importants sous la surface, au sein de l’establishment militaire [de la Chine] ainsi que dans d’autres secteurs du système politique. Les développements ultérieurs ont certainement confirmé vos jugements de l’époque, si je me souviens bien. » 25
Doak Barnett rappelle à Galula, qu’il a fréquenté à Hong-Kong en 1952 où tous deux travaillaient pour leurs ambassades respectives 26, son analyse prémonitoire sur la rupture sino-soviétique. Barnett est en passe de jouer un rôle clef, en tant que conseiller de Nixon, dans le rapprochement des États-Unis avec la Chine.
Pour « insérer un coin entre la Chine et la Russie » (p.3), pour « empêcher la Chine de combattre dans le bloc soviétique lorsque, d’ici quelques années, la guerre froide se sera transformée en guerre ouverte » (p.1) face au danger mortel d’un bloc soviétique qui, avec la Chine, s’étende à toute l’Asie, Galula présente non seulement une analyse de la situation mais aussi des moyens pour abattre ou affaiblir l’ennemi. Il préconise essentiellement un blocus économique parce que, estime-t-il, la coalition occidentale est en mesure de le réaliser mais surtout parce qu’il y voit un moyen d’« irriter le peuple chinois » (p.5) en priorité « contre les alliés russes qui ne l’aideront pas pendant cette crise ». Une tactique de guerre psychologique qui aurait probablement échoué, renforçant en Chine l’hostilité à l’Occident.
Dans sa note brillante et dans la lettre qui l’accompagnent, c’est l’analyse géopolitique de Galula qui fut prémonitoire — ce sont les ressorts profonds du nationalisme et du patriotisme qui amèneront la Chine communiste à se détacher de l’Union soviétique. Galula aura finalement été autant un penseur stratégique qu’un passeur militaire.
L’article Le chaînon manquant : la géopolitique de la guerre froide selon David Galula est apparu en premier sur Le Grand Continent.
18.10.2024 à 13:21
Matheo Malik
1950. La République populaire de Chine vient d’émerger. La guerre froide menace d’exploser. Depuis Salonique, le stratégiste français David Galula écrit à l’Américain William Bullitt. Il est inquiet. Mais il a un plan.
Nous publions aujourd’hui une archive inédite — commentée par Patrick Weil et Jérémy Rubenstein.
L’article Les États-Unis et le problème de la Chine : une archive inédite de David Galula est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Si David Galula est aujourd’hui célèbre — et célébré, notamment aux États-Unis — comme un auteur de référence dans le champ contre-insurrectionnel, sa pensée géostratégique nous restait en revanche largement inconnue.
Aujourd’hui paraît dans la revue une archive inédite qui apporte un éclairage historique unique sur ses positions.
Dans une note datée de 1950 et adressée à William Bullitt, ancien ambassadeur des États-Unis en France, il développe une vision à bien des égards prémonitoires : pour empêcher l’URSS d’être en position de force, juste après l’accession au pouvoir de Mao et la naissance de la République populaire, il faut selon Galula « insérer un coin entre la Chine et la Russie ».
Nous donnons pour la première fois à lire ce texte en intégralité, ainsi que la brève réaction de William Bullitt en réponse — introduits et contextualisés par les historiens Patrick Weil et Jérémy Rubenstein.
Nous respectons les coquilles et ratures de l’archive. Les crochets signalent les lettres, mots ou passages ajoutés à la main au tapuscrit.
26 mai 1950
Capitaine D. Galula
Observateur militaire français
UNSCOB, Salonique, Grèce
Mon cher capitaine Galula :
Votre lettre qui vient de me parvenir m’a fortement intéressé. J’attache la plus grande importance à vos opinions, car tout ce que vous m’avez prédit s’est produit — hélas. Si une politique comme celle que vous proposez était possible à mettre en œuvre, je chercherais à la soutenir ; mais mon avis est qu’il n’existe pas la moindre possibilité que le gouvernement américain puisse être persuadé d’adopter une telle ligne de conduite.
Pour le futur, sachez que cela me fera toujours grand plaisir de vous voir. Peut-être que nos chemins se croiseront de nouveau dans ce monde troublé.
Avec tous mes vœux,
Très sincèrement vôtre,
William C. Bullitt
[Lire l’analyse de de Patrick Weil et Jérémy Rubenstein]
Capitaine D. GALULA
Salonique le 26 avril 1950.
Observateur militaire français
UNSCOB, Salonique, Grèce
Monsieur l’Ambassadeur,
Sachant l’intérêt que vous portez aux affaires chinoises, je me permets de vous faire parvenir une étude que j’ai rédigée il y a quelques semaines. Elle n’est pas destinée à être publiée, la publicité nuirait au contraire à la ligne d’action que je propose. Je l’ai présentée à l’Etat-Major de la Défense Nationale qui, bien que sceptique sur la possibilité de faire adopter ma thèse aux divers gouvernements intéressés- y compris le-nôtre-, m’a néanmoins autorisé à vous la soumettre sous mon entière responsabilité naturellement.
Peu après mon retour de Chine, au printemps 1949, j’ai été affecté en Grèce comme observateur militaire des Nations Unies. J’ai eu ainsi l’occasion d’assister à une autre guerre civile. Je m’attendais à trouver dans ce pays une situation quelque peu semblable à celle que j’avais connue en Chine ; l’expérience acquise en Chine m’a heureusement permis de déceler de bonne heure les faiblesses profondes de l’insurrection communiste grecque qui ont finalement amené sa défaite. Sans vouloir m’étendre outre mesure sur ce sujet, j’attribue cette défaite aux raisons suivantes :
– le parti communiste grec ne bénéficiait pas de l’appui, actif ou moral, de la majorité de la population grecque. A une population épuisée par des années de guerre et d’occupation, ce parti offrait un programme qui ne consistait essentiellement qu’en promesses encore à réaliser, et dont l’intérêt ne paraissait pas évident à tout le monde. Par ailleurs son association avec les Bulgares, “les ennemis héréditaires”, heurtait de front les sentiments patriotiques de la population, sentiments encore très vifs dans un pays qui n’a cessé de lutter pour son indépendance et contre des voisins turbulents. Le parti communiste grec a dû par conséquent renoncer rapidement à toute prétention nationaliste. Sans l’appui de la population, et plutôt à cause de son hostilité, le parti communiste grec a été incapable de mener de véritables opérations de guérillas ; les soi-disant guérillas communistes grecques n’étaient pas, comme en Chine, des bandes de paysans plus ou moins formées de spontanément et agissant dès que les troupes nationales étaient occupées ailleurs ; c’était en fait de de petits commandos, recrutés parmi les “durs” du parti ; ils profitaient du relief particulièrement tourmenté du pays pour s’infiltrer sur les arrières des troupes nationales et les harceler aussi longtemps qu’ils pouvaient se maintenir en comptant sur leurs propres moyens. Et tandis que le parti communiste chinois a fait boule de neige, le parti communiste grec a vu ses forces initiales s’amenuiser rapidement et il a été réduit à recourir au recrutement forcé pour maintenir ses effectifs.
– le parti communiste chinois s’est ravitaillé principalement sur l’adversaire et a ainsi trouvé en Chine même, pour la plus grande part, les moyens nécessaires à la conduite de ses opérations. Pour les communistes grecs, impossible d’appliquer cette méthode parce que le soldat nationaliste n’était pas disposé à se rendre sans combat. Le sort des communistes grecs s’est donc trouvé lié au ravitaillement hétéroclite qui leur parvenait des pays satellites, de la Roumanie et la Tchécoslovaquie à l’Albanie. Le jour où Tito est passé en dissidence et a interdit le transit du matériel sur son territoire, les communistes grecs ont été perdus.
– enfin, le gouvernement grec, malgré ses défauts et ses tares évidentes, était tout de même un gouvernement. Je n’ai pas constaté ici, à un degré comparable, la corruption et l’incurie qui paralysaient le gouvernement nationaliste chinois.
Ce sont ces raisons, à mon avis, qui ont permis à l’aide américaine de porter ses fruits. Sans cette aide, les communistes l’auraient probablement emporté ; mais sans l’hostilité fondamentale de la population au mouvement et aux idées communistes, cette aide n’aurait servi à rien.
Le problème militaire grec est maintenant réglé, au moins pour ce qui est de la guerre froide. A côté des problèmes gigantesques posés par la Chine, il n’a d’ailleurs jamais présenté grand intérêt. C’est pour cela que, malgré mon éloignement de l’Extrême-Orient, je n’ai pas cessé de suivre avec passion l’évolution de la situation dans cette partie du monde et les discussions qu’elle a provoqué dans votre pays, qu’elle affecte plus directement qu’aucun des autres pays occidentaux. J’ai été surpris et déçu de voir combien peu, parmi tous ceux qui ont critiqué le State Department, l’ont critiqué de façon constructive, c’est à dire en proposant une politique nouvelle et active. Quelques-uns ont proposé de continuer et d’accroître l’aide aux nationalistes, comme si cette politique n’avait pas déjà été condamnée cent fois par les faits. Et depuis que le State Department a formulé sa nouvelle politique en Extrême-Orient personne encore ne l’a critiquée comme insuffisante.
Si nous n’étions pas tous, Américains, Anglais ou Français, dans le même panier, il ne m’appartiendrait certes pas de le faire. Mais puisque votre pays est le leader de la coalition des pays occidentaux et que les décisions de votre gouvernement touchent chacun de nous, je me sens en quelque sorte justifié de faire connaître mes vues au gouvernement américain. C’est pour cela, Monsieur l’Ambassadeur, que je me permets de vous envoyer mon étude. Je ne m’attends pas, bien sûr, à ce que la politique que je propose soit adoptée avec enthousiasme et appliquée immédiatement. Peut-être même ne suis-je pas le premier à la proposer. Au moins aurai-je libérer ma conscience, inquiète de constater combien peu de mes compatriotes ou des vôtres ont une idée, même grossière, des conséquences de la victoire des communistes chinois et surtout de leur association avec l’URSS. Et peut-être mon étude vous aura intéressé suffisamment pour que vous vous décidiez un jour à leur ouvrir les yeux en publiant un article à ce sujet dans LIFE.
Je vous prie de croire, Monsieur l’Ambassadeur, à mes sentiments respectueux.
*
A l’heure actuelle, quel est le problème le plus pressant et le plus grave que présente la Chine communiste aux puissances occidentales ? C’est d’empêcher la Chine de combattre dans le bloc soviétique lorsque, d’ici quelques années, la guerre froide se sera transformée en guerre ouverte.
C’est le problème le plus pressant à cause de l’imminence de cette troisième guerre mondiale, dont tant d’indices fixent l’échéance à moins de cinq ans. On voit mal, en effet, par quel miracle la tension politique actuelle pourrait se résoudre autrement. On devine plus facilement, par contre, l’issue de la course aux armements où les deux camps sont déjà engagés. Si, cas unique dans l’histoire contemporaine, une nation comme les Etats-Unis a pu consacrer des sommes énormes à sa défense sans bouleverser du même coup son économie du temps de paix, l’URSS ne peut soutenir le rythme de cette course sans lourds sacrifices pour son économie normale. Tôt ou tard, elle sera obligée soit d’abandonner, soit de se lancer dans une aventure militaire. Avec le peu que l‘on connaît des chefs russes, ce dernier choix paraît le plus probable.
C’est aussi le problème le plus grave. Nous avons des chances raisonnables de battre une Russie isolée. C’est, en fin de compte, une question de supériorité industrielle et scientifique –qui penche encore de notre côté– et de supériorité morale ; dans ce dernier domaine, l’URSS perd du terrain de jour en jour en Europe. Une guerre qui nous opposerait à la Russie seule, par sa nature même, permettrait à notre supériorité de jouer ; elle resterait principalement une guerre technique, une guerre de matériel. Aussi vaste que soit le territoire soviétique, les sources de la puissance militaire de ce pays, telles que fabriques de bombes atomiques, usines d’aviation, laboratoires, raffineries de pétrole etc. , sont des objectifs justiciables de nos moyens ; leur dispersion n’empêche pas l’URSS d’être vulnérable à une guerre scientifique : bombardement atomique, projectiles téléguidés,etc…Mais si la Chine se range du côté russe, l’issue de la guerre deviendra plus que douteuse, d’une part à cause de l’addition de forces formidables qu’elle confèrera au bloc soviétique, d’autre part parce que son intervention changera la nature de la guerre. Même compte-tenu du fait que la Chine n’aura pas eu le temps de développer son potentiel industriel, elle représente à ce titre pour l’URSS un allié inappréciable.
La Chine soulagera son allié de la nécessité de combattre activement sur deux fronts ; la marine américaine pourra sans doute barrer le développement de toute offensive importante sino-soviétique dans le Pacifique ; en revanche, la coalition occidentale ne pourra pas mener une offensive importante sur le sol chinois ou sibérien ; une telle opération exigerait beaucoup plus d’effectifs sur ce théâtre qu’il n’en a fallu pour sauter d’une île à l’autre au cours de la dernière guerre. On peut ainsi admettre sans grand risque d’erreur la neutralisation du Pacifique. Mais comment arrêterons-nous l’invasion par la Chine de la partie continentale du sud-est asiatique, Indochine, Siam, Birmanie, Malaisie, Indes ? Une telle offensive est dans les possibilités actuelles des armées communistes chinoises, soutenues par un minimum d’aide logistique russe. Sur ce théâtre, notre supériorité technique ne jouerait pas ; à moins d’utiliser les ressources de la guerre bactériologique, si tant qu’elles existent, nous serions forcés de mener une guerre d’infanterie, alors que nous en sommes dépourvus, et contre une population généralement hostile. Car l’alliance de la Chine et de la Russie signifiera qu’en Asie la supériorité morale [sera] passé[e]r dans le camp soviétique. Si le communisme perd actuellement du terrain en Europe, il en gagne de façon foudroyante en Asie où il est associée, aux yeux de la population, à un mouvement nationaliste et anti-blancs. Avec leur slogan “l’Asie pour les Asiatiques”, les Japonais avaient essayé de tirer parti de ces sentiments ; ils n’ont pas entièrement réussi parce qu’ils n’avaient pas de système idéologique à offrir. Les Chinois, cette fois, en propose un, si cohérent et si fructueux qu’un adversaire aussi puissant que les Etats-Unis n’ont pu arrêter leurs succès. La difficulté d’agir sur ce théâtre du sud-est asiatique nous forcera peut-être à le négliger pour un temps et à concentrer nos moyens sur l’adversaire principal, l’URSS. Il n’en reste pas moins que la Russie une fois abattue, nous aurons à faire face à une lutte coûteuse en Asie, à moins de vouloir renoncer, après une guerre totale, à une victoire totale.
Pour mentionner encore un avantage de cette alliance, la Chine communiste fournira à l’URSS une main d’œuvre inépuisable, grâce à ses 450 millions d’habitants ; l’exploitation de [c]cette main d’œuvre ne sera limitée que par la possibilité de la transporter. Notons incidemment que l’économie de la Chine ne souffrirait pas, au contraire, que la population de ce pays soit amputée d’une dizaine de millions d’hommes. Nous courons d’ailleurs le risque de voir apparaître cette main d’œuvre dans les pays conquis de l’Europe occidentale, sous forme de troupes d’occupation ; ces troupes chinoises, expertes dans l’art de la guérilla et par conséquent de la contre-guérilla, inaccessibles à notre propagande à cause de la barrière linguistique, se chargeront de maintenir la sécurité sur les arrières russes et libèreront ainsi à des tâches plus actives autant d’effectifs russes.
Est-ce que ceci ne neutralise pas notre supériorité industrielle et scientifique ? On pourrait penser que les conséquences de l’alliance sino-soviétique exposées ci-dessus sont exagérées et contester la réalité actuelle du fameux péril jaune. Ces conséquences sont pourtant en deçà des possibilités d’une telle alliance. Il serait dangereux de sous-estimer le dynamisme actuel de la Chine communiste. En 1946, quand l’armée de MAO TSE-TUNG comptait moins de 300.000 réguliers en face de millions et demi de soldats nationalistes, combien de gens auraient parié sur une victoire communiste ? Contre les 650 millions d’hommes du bloc sino-soviétique, les puissances occidentales représentent 250 millions d’hommes, avec peut-être 60 autres millions en Europe si ces derniers ne sont pas engloutis rapidement par la marée russe. Cela signifie que si notre supériorité technique est neutralisée, nous [sommes] arithmétiquement battus. Le danger d’une telle alliance est si grand que nous devons tout faire pour la prévenir.
Un point est certain dès maintenant : le régime communiste est installé solidement au pouvoir en Chine et nous gaspillerions vainement nos ressources si nous cherchions à l’abattre en soutenant ce qu’il subsiste du gouvernement nationaliste ; ce gouvernement est mort de ses excès autant que des coups de boutoirs portés par ses adversaires. Une guerre immédiate, à supposer que nous en acceptions l’idée, n’est pas non plus une solution : elle précipiterait cette alliance que nous voulons empêcher ; les communistes chinois n’ont cessé de proclamer leur allégeance au Kominform et il n’y a aucune raison de penser qu’ils modifieraient leur position dans l’état actuel des choses. La politique du cordon sanitaire autour de la Chine, accompagnée d’une aide militaire à ses voisins, vient d’être préconisée par M. ACHESON. Cette politique, qui forme maintenant la base de la politique américaine en Extrême-Orient, est insuffisante et ne résout pas mieux le problème principal. Aucun cordon sanitaire n’arrêtera la pénétration de l’idéologie communiste en Asie où elle sera propagée par les Chinois qui disposent déjà d’importantes colonies à pied d’œuvre. Combattre le communisme par l’amélioration du niveau de vie de la population est une œuvre de longue haleine et le temps nous est mesuré. Enfin, aucun pays d’Asie, à l’exception peut-être du Japon [,] à qui il serait imprudent de se fier, n’est assez organisé et mûr pour former une barrière militaire solide contre la Chine une fois que la guerre aura éclaté. En définitive, la seule solution consiste à insérer un coin entre la Chine et la Russie.
Il existe quelques bonnes raisons de penser qu’avec le temps, une scission pourrait se produire d’elle-même entre ces deux pays. Sous les liens idéologiques, et par conséquent quelque peu abstraits, qui les unissent, il est facile de déceler des germes profonds de discorde. Un des facteurs essentiels de l’ascension au pouvoir des communistes chinois a été l’appui actif d’une large part de la population ; en fait, la propagande a été leur arme principale. Les chefs communistes chinois ont toujours été extrêmement soucieux de ne pas heurter de front les sentiments de la majorité de la population ; en juin 1948, par exemple, ayant constaté une vive opposition des paysans du HONAN à l’application de la réforme agraire, ils annoncèrent qu’il suspendaient cette réforme jusqu’à ce que les paysans, qui seraient soumis à une éducation politique plus approfondie, l’acceptassent de bonne grâce. Un point particulier auquel ils consacrèrent la plus grande attention fut d’apparaître comme les véritables champions du nationalisme chinois en face de “l’impérialisme américain” et ils y parvinrent dans une très large mesure. A cause de cette propagande intensive, un grand nombre de Chinois sont maintenant devenus conscients de problèmes politiques qu’ils ignoraient. Et par le fait même que le sort des communistes chinois dépendait du succès de leur propagande, ils sont maintenant prisonniers de l’opinion publique qu’ils ont contribué à créer. Jusqu’ici, la pure xénophobie a constitué la base essentielle du nationalisme chinois ; cette xénophobie a toujours été dirigée contre l’étranger le plus évident sur le sol chinois. Elle était dirigée hier contre les Américains, aussi pures et désintéressées fussent leurs intentions ; les étudiants chinois, nourris de riz et de farine donnés gratuitement par les Etats-Unis, étaient les plus violents contre eux. Si les Russes deviennent les étrangers [«] les plus visibles [»], il est probable qu’ils deviendront en même temps la cible favorite de la xénophobie chinoise, en dépit de tous les efforts du gouvernement communiste local pour combattre cette tendance traditionnelle de l’esprit chinois.
Un autre germe de conflit existe dans le fait que les communistes chinois ont accédé au pouvoir sans eu besoin –et sans avoir reçu– d’aide importante de l’URSS ; ils n’ont pas été installés au pouvoir par l’Armée Rouge, comme les satellites européens. Il semble donc naturel qu’ils se sentent plus indépendants vis à vis des directives de Moscou. Aussi longtemps que les intérêts de la Chine communiste et de la Russie coïncideront, Pékin et Moscou marcheront ensemble. Mais qu’arrivera-t-il lorsque ces intérêts divergeront ? M. ACHESON a récemment fait allusion au projet d’annexion de la Mandchourie, de la Mongolie Intérieure et du SINKIANG par la Russie ; il est encore trop tôt pour affirmer que cette annexion est chose faite et les déclarations de M. ACHESON n’ont peut-être pas eu d’autre but que d’alerter l’opinion publique chinoise sur les ambitions possibles de l’URSS. Quoi qu’il en soit, l’URSS a arraché des concessions importantes dans ces territoires à l’ancien régime chinois ; ne montrera-t-elle pas une certaine répugnance à rendre ces concessions à la Chine, même devenue communiste ? Les intérêts russes et chinois risquent également de diverger dans un autre domaine : de ces deux pays, lequel va devenir le leader de l’expansion du communisme en Asie ? La Chine semble être le leader le plus naturel parce qu’elle est une nation asiatique et parce que son prestige historique brille aujourd’hui plus que jamais. Les Russes se fieront-ils à leurs alliés chinois jusqu’à leur laisser la direction du programme d’expansion ? On peut en douter car la suspicion du Kremlin est aussi traditionnelle que la xénophobie chinoise ; de plus, l’orthodoxie du communisme chinois reste encore à être établie.
Par ailleurs, depuis plus d’un siècle, la Chine s’est ouverte sur sa façade maritime tandis qu’elle se fermait progressivement sur sa façade continentale. Ce phénomène n’a pas été dû à un accident de l’histoire, c’est la géographie, beaucoup plus impérative, qui l’a produit. Il ne pourra pas être inversé artificiellement dans un proche avenir, les dirigeants communistes chinois s’en rendront compte tôt ou tard. Si la nourriture spirituelle pourra continuer à venir de l’est, c’est seulement par la mer que la Chine pourra satisfaire ses besoins économiques. Elle restera donc attachée à ce monde occidental et pour maintenir ses relations commerciales avec lui, elle exigera un certain degré de liberté vis à vis de l’URSS. Que cette liberté lui soit refusée et en résultera une nouvelle cause de conflit.
Ces germes de conflit, cependant, ne se développeront pas spontanément si les dirigeants russes sont assez intelligents pour comprendre qu’ils ne peuvent se permettre de traiter la Chine comme ils ont traité leurs satellites européens. L’orientation future de la Chine sera déterminée par l’attitude de la Russie. Si celle-ci fait preuve de largeur d’esprit et de tolérance, si elle traite la Chine en partenaire égal, leur association ne se rompra pas d’elle-même. Si la Russie se montre brutale et intervient sans ménagement dans les affaires chinoises, c’en sera fait de cette association. Pour nous, il n’est rien que nous puissions souhaiter davantage que de voir l’URSS s’enliser dans le bourbier chinois ; ce serait sa fin irrémédiable. Il n’est pas encore possible de déterminer l’attitude de l’URSS dans ses relations avec la Chine communiste. Ce renseignement possède une importance capitale et devrait être affecté de la plus grande priorité auprès des services intéressés, diplomatiques ou non.
Supposons le pire, c’est à dire le choix d’une politique tolérante par l’Union Soviétique. Avons-nous un moyen quelconque d’aider à la maturation de ces germes latents ? Pouvons-nous empoisonner les relations de ces deux pays, par exemple en forçant les Russes à intervenir brutalement dans les affaires chinoises, en les forçant à devenir [«] les étrangers visibles [»] et en les condamnant ainsi à se mettre à dos le peuple chinois ? Par la seule propagande, nous n’irons pas loin ; nos écrits, presse, livres, pamphlets, ne pénètreront pas mieux le “rideau de bambou” que le rideau de fer ; nous pouvons nous attendre en effet à ce que la presse chinoise soit soumise au contrôle total du parti communiste ; quant aux émissions radiophoniques, elles se heurteront à l’obstacle le plus simple et le plus efficace : une infime minorité de Chinois possède des récepteurs Dans cet ordre idée, le seul moyen disponible est le “télégraphe bambou”, c’est à dire la propagation de rumeurs et de nouvelles de bouche en bouche ; ce procédé ne fonctionnera que si le peuple chinois est opposé à aux autorités au pouvoir ; ce fut le cas sous l’occupation japonaise mais pour l’instant, le parti communiste continue de bénéficier du soutien de la majorité des Chinois. Il est évident que nous ne pouvons pas non plus appuyer la candidature de la Chine à la direction de l’expansion du communisme en Asie. Quel moyen nous reste-il ? Un seul, et il est heureusement puissant : le blocus économique de la Chine communiste par toutes les nations occidentales.
Après douze ans de guerre étrangère et civile, la Chine a un besoin désespéré d’aide économique pour recouvrer sa prospérité d’avant-guerre. Mais le retour à la prospérité du passé n’est pas le but que se sont fixés MAO TSE-TUNG et son entourage : ils ont élaboré des plans ambitieux pour le développement rapide de l’industrie et de l’agriculture de la Chine ; ayant donné une large publicité à ces projets, ils sont tenus de les réaliser, sinon de façon spectaculaire, du moins suffisamment pour montrer quelques signes de progrès au peuple chinois.
Si les communistes chinois ont accès normalement aux sources de production occidentales, il n’y a pas de doutes que par le seul effet de ces échanges normaux, la Chine ne se rétablisse rapidement et progresse régulièrement comme elle le fit avant la guerre. Si ces sources lui sont interdites, où MAO TSE-TUNG trouvera-t-il le large soutien économique dont il a besoin ? Seulement en Russie et il le demandera. La Russie peut-elle le lui accorder ? Elle a déjà d’énormes besoins propres à satisfaire : reconstruction de ses territoires sinistrés, course aux armements et peut-être, en dernière priorité, augmentation de la production d’objets de consommation afin de donner quelque encouragement à sa population fatiguée par tant d’années d’épreuves et de privations. Si ces obligations n’avaient pas été aussi impératives, est-ce que la Russie aurait exploité si brutalement ses satellites, s’aliénant de la sorte une bonne mesure de sympathie parmi leur population ? L’hérésie titiste ne se serait sans doute pas produite si la Russie n’avait pas accaparé sans compensation la production de la Yougoslavie.
Admettons, bien que cela paraisse improbable, que la Russie accorde quand-même cette aide à la Chine. Dans ce cas, le blocus aura affaibli l’économie de la Russie, ce qui n’est pas un résultat négligeable.
Si, par contre, Staline refuse d’aider son collège, MAO se trouvera placé en face d’un dilemme : ou bien se débrouiller avec essentiellement les seules ressources de la Chine et avoir des difficultés sérieuses avec le peuple chinois ; ou bien essayer d’obtenir une aide de l’Occident et, dans ce dernier cas, avoir à affronter ses camarades russes. Car nous serons alors en mesure d’imposer nos conditions.
Il est certes possible que MAO TSE-TUNG échappe à la logique de ce dilemme, les évènements se moquent parfois de la logique. Si le blocus économique n’aura pas eu d’autre effet que de réduire le potentiel militaire d’un ennemi probable, il n’aura pas été tout à fait vain.
On peut naturellement opposer un certain nombre d’arguments de poids à l’idée du blocus. Tout d’abord, est-il possible de le maintenir ? Il ne s’agit pas d’établir un rideau de corvettes au large des côtes chinoises. Le blocus commence dans nos ports, avec un embargo sur les exportations à destination de la Chine.
Le blocus ne va-t-il pas irriter le peuple chinois ? Certainement, mais contre qui sera-t-il le plus irrité sinon contre les alliés russes qui ne l’aideront pas pendant cette crise ? Les communistes chinois eux-mêmes ont pu constater l’immensité de l’aide apportée au gouvernement nationaliste par les Etats-Unis ; ils ne manqueront pas de faire la comparaison. Du reste, en maintenant le silence autour du blocus, en évitant de le souligner dans notre presse et dans notre propagande, nous pourrons réduire partiellement l’effet moral adverse pour nos intérêts qu’il pourrait susciter dans les esprits chinois
Le blocus ne forcera-t-il pas les communistes chinois à s’embarquer dans une aventure militaire afin de se procurer les produits qui leur manquent ? C’est un risque à courir, bien qu’il semble improbable. Ce sont surtout des vivres qu’ils trouveraient chez leurs voisins et ce ne sont pas des vivres dont la Chine a besoin ; il lui faut des produits industriels dont elle ne pourra pas s’emparer dans le sud-est asiatique. Et il sera toujours possible de relâcher le blocus quand la tension sera devenue dangereuse.
On peut encore objecter que le blocus nous privera de marchés indispensables à la prospérité de notre économie. C’est vrai, et c’est un sacrifice de plus à faire. Si l’on estime que la troisième guerre mondiale est une hypothèse lointaine et problématique, réduisons nos dépenses militaires et nous contribuerons davantage à notre prospérité. Ce point, d’ailleurs, mérite d’être étudié sous son autre aspect. L’examen du commerce extérieur de la Chine depuis la capitulation japonaise montre clairement que la plus grande part des importations de ce pays ont été payées à l’aide de crédits et de dons octroyés par le gouvernement américain ; les avoirs chinois à l’étranger — dont les communistes ne détiennent actuellement qu’une infime partie de ce qu’il en reste– et les exportations ont permis de couvrir le reste. Avec l’exportation de ses produits, la Chine peut-elle subvenir à ses besoins ? Incontestablement non ; elle ne dispose que de soies de porc, de thé, de soie, d’huile de tung, d’œufs, d’étain et de tungstène, en tout pas grand-chose et aucun produit de première nécessité en dehors des deux derniers. Autrement dit, si l’on veut faire du commerce avec la Chine, il faudra au préalable lui consentir des crédits. Quel homme d’affaire s’y risquerait sous son régime actuel ? Quant aux gouvernements qui y seraient disposés, pourquoi ne subventionneraient-ils pas, plutôt, directement les branches de leur économie qui souffriraient du blocus.
Nous, Français, serions un facteur négligeable dans la conduite du blocus ; nos relations commerciales avec la Chine sont minimes et nous pourrions subir sans grande douleur la perte de nos capitaux déjà investis là-bas. Le coup sera plus dur pour la Grande-Bretagne dont le gouvernement entretient l’espoir de sauver Hong-Kong et ses capitaux qui représentent 300 millions de livres ; à cette fin, il entend adopter une politique conciliante vis à vis du gouvernement communiste chinois, lui fournissant ce dont la Chine a besoin en échange de certaines garanties pour ses capitaux. Tant que durera l’alliance sino-soviétique, ces garanties sont illusoires, elles ne sauveront pas les capitaux anglais le jour où la guerre éclatera. On peut s’attendre également à une opposition tenace de certains milieux commerciaux américains, compagnies de navigation, exportateurs de produits pétroliers, etc. Nous disposons encore de quelques mois pour les convaincre ; la question du commerce extérieur de la Chine ne se posera pas sérieusement tant que les communistes seront occupés à réduire leurs adversaires retranchés à Formose.
Concluons maintenant cette étude en formulant un plan d’action simple et positif. Il faut :
1– Consacrer tous les efforts de nos services de renseignements à déterminer l’attitude de l’URSS vis à vis de la Chine communiste. Si elle est brutale, nous n’aurons peut-être pas besoin du blocus, notre attitude passive actuelle pourrait suffire. Accordons-nous pour cela un délai de 6 mois.
2– Pendant ces six mois, chercher à réaliser l’accord des pays occidentaux sur le blocus éventuel de la Chine. Conduire naturellement ces pourparlers en secret, inutile de donner une arme à la propagande communiste avant que les évènements eux-mêmes ne révèlent le blocus.
3– Si cet accord est réalisé et s’il s’avère que l’URSS montre une attitude tolérante dans ses relations avec la Chine communiste, appliquer le blocus dont la sévérité pourra être nuancée en fonction des fluctuations de la situation.
Salonique, le 26 janvier 1950
Le Capitaine D. GALULA, observateur militaire français à l’UNSCOB.
L’article Les États-Unis et le problème de la Chine : une archive inédite de David Galula est apparu en premier sur Le Grand Continent.
07.10.2024 à 17:50
Matheo Malik
Depuis un an, dans une superposition des événements et des images, nous suivons en direct, au jour le jour, un affrontement d’une violence inouïe — qui déchaîne et polarise partout les opinions publiques. Pour Hugo Micheron et Antoine Jardin, le 7 octobre nous a clairement fait basculer dans une nouvelle ère : celle de la guerre mondiale informationnelle.
Dans l’un des premiers projets de recherche augmentée par l’IA, ils présentent en exclusivité les premiers résultats d’une vaste enquête.
L’article Le 7 octobre et la première guerre mondiale informationnelle est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Un an exactement après le 7 octobre, la revue accompagne un chantier novateur. En partenariat avec le séminaire « IA, démocraties européennes et milieu informationnel », Hugo Micheron présentera ce programme de recherche le 10 octobre 2024 de 19h à 21h dans la grande salle du Théâtre de la Concorde. Si vous nous lisez, que vous pensez que notre travail mérite d’être soutenu et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Depuis le 7 octobre, nous sommes entrés dans une nouvelle ère : celle de la première guerre mondiale de l’information.
L’attaque terroriste du Hamas puis l’invasion israélienne de Gaza ont marqué un tournant stratégique dans la région. Par la sidération et par l’intensité informationnelle qu’ils ont produites, ils ont rendu visible la dimension mondiale d’un affrontement jusque-là beaucoup moins perceptible. Au Proche-Orient, et notamment à Gaza, se trouve aujourd’hui l’épicentre d’une guerre d’un type nouveau.
Événement historique sans précédent à cet égard, le 7 octobre apparaît comme le révélateur d’une situation insuffisamment commentée, documentée et comprise, mesurable par l’explosion des contenus diffusés sur les réseaux sociaux.
Les attaques du Hamas ont immédiatement déclenché un tsunami des réactions, s’imposant comme sujet de discussion internationale, trans-plateforme et multimédia. Les volumes de contenus produits, partagés, commentés, ont, dès le déclenchement de l’opération « Déluge Al-Aqsa », atteint des niveaux supérieurs à ceux du dernier pic historique en la matière, provoqué par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie de Poutine le 24 février 2022. La mobilisation hors norme était observable dans le monde entier et sur l’ensemble des plateformes sociales — X, Facebook, Instagram, Snapchat, Telegram, YouTube, Discord, etc.
Contrairement à la guerre en Ukraine toutefois, l’engagement des internautes ne s’est pas essoufflé. Plusieurs semaines après, lors de l’invasion israélienne de Gaza le 21 octobre, le flux de contenus et d’appels à la mobilisation restait à des niveaux exceptionnels, confirmant l’ampleur inédite du phénomène.
Autre particularité : le 7 octobre et ses conséquences sont devenus viraux d’une manière hétérogène au sein de presque toutes les grandes communautés militantes actives en ligne. Au-delà des soutiens pro-israéliens, pro-Hamas ou pro-palestiniens, le sujet a été récupéré par des mouvances variées : islamistes de tous horizons, pro-russes, pro-iraniens, antisémites, complotistes, extrême gauche, extrême droite, suprémacistes blancs, antivax, et même des climatosceptiques. Le conflit servait à ces multiples mouvances de catalyseur pour produire des messages sur des sujets a priori lointains mais qu’ils reliaient à l’actualité gazaouie. Les différentes communautés militantes ont investi le 7 octobre d’un sens politique qui dépasse largement la tragédie sur le terrain proche-oriental.
La guerre à Gaza produit également des effets politiques majeurs dans les démocraties occidentales. Aux divisions déjà profondes, comme celles des gauches européennes face à la caractérisation des massacres du Hamas, s’ajoutent au printemps 2024 des manifestations et des blocages d’universités, ainsi qu’un regain de la menace terroriste. Un chiffre suffit pour en prendre la mesure : les tentatives d’attentat ont quintuplé en Europe occidentale entre 2023 et 2024 — et plus d’un tiers d’entre elles visaient des cibles juives 1. Les polémiques qui découlent logiquement de l’enchevêtrement de ces dynamiques et des raccourcis qui en résultent, renforcent la polarisation de débats publics déjà durement éprouvés. Ils sont alimentés par la guerre informationnelle au moins autant qu’ils l’alimentent en retour, en la prolongeant sur les réseaux sociaux.
De toute évidence, il se joue ici un phénomène à tout point de vue hors norme et d’une nature nouvelle. La guerre s’émancipe de sa dimension physique pour s’inscrire dans le domaine informationnel : au-delà des affrontements traditionnels sur terre, mer, dans les airs et le cyberespace, le 7 octobre intervient donc comme une révélation mondiale de l’importance du conflit informationnel. À cet égard, le Hamas semble avoir démontré qu’il est possible de subir une guerre sur le plan militaire tout en en menant une autre sur le plan informationnel — en toute hypothèse, il serait donc possible de perdre militairement tout en gagnant sur le terrain de l’information. Il reste à voir si le Likoud et Benjamin Netanyahou en ont pleinement pris conscience. Si cette hypothèse devient réalité, elle représenterait un véritable changement de paradigme.
En devenant « informationnelle », la guerre se dématérialise et la confrontation autour de Gaza se déplace : elle peut s’infiltrer dans les débats publics pour opérer comme un marqueur politique sur des enjeux beaucoup plus larges.
Le paradigme de la guerre informationnelle nous permet un exercice heuristique d’un nouveau genre, qui s’appuie sur des outils inédits pour l’étudier et, en amont, de le documenter 2.
Sans prétendre à l’exhaustivité, après avoir pris en compte plus de 10 millions de tweets et près de 200 000 articles et posts sur les réseaux sociaux publiés par des médias depuis un an, les données nous permettent de proposer de premières pistes pour étudier systématiquement les récits promus sur les réseaux sociaux par les différentes communautés et leurs évolutions dans le temps.
Depuis un an, les différentes communautés intervenant autour du conflit publient trois types de contenus assez différents. Un premier type de messages consiste en des appels à la mobilisation, à l’action et aux manifestations — en soutien à la cause palestinienne ou à Israël, même si les premières sont bien plus nombreuses que les secondes. Les messages sont majoritairement publiés sur Telegram. Ils relayent :
Le deuxième type de contenus sont les « chaînes » sur les réseaux sociaux qui proposent des flots continus d’information documentant la situation sur le terrain. La plupart des « feeds » suivent des focales spécifiques, que l’on regroupe en trois catégories principales :
L’ensemble de ces contenus, qu’ils soient défavorables ou non à Israël, se limitent à des retweets ou comportent des apports éditoriaux mineurs. Cependant, même court, les messages sont souvent orientés de façon à : 1) conditionner d’une phrase, d’un mot, d’un emoji, la réception de l’information partagée ; 2) jouer un rôle de filtre émotionnel pour indiquer à l’observateur comment traduire l’information partagée et 3) entretenir le feu émotionnel, maintenir les effets de sidération et d’indignation causés par la guerre.
Les comptes pro-iraniens et pro-Hamas sont très rodés à ces techniques, de plus en plus mobilisés aussi en 2024 au sein des communautés en soutien à l’action militaire israélienne.
Ces méthodes participent d’une mise en récit subtile mais massive de l’actualité. Elles renforcent l’indignation et associent une forte charge émotionnelle à l’information qu’elles conditionnent.
En terme de volume, l’Iran est l’acteur qui investit le plus massivement la guerre informationnelle, notamment dans les premiers mois après le 7 octobre 2023 — nous aurons l’occasion de l’évoquer en détail dans un article dédié. Les relais de la République islamique au sein de « l’axe de la résistance » sont présents sur tous les réseaux et actifs en différentes langues — farsi, arabes, français, anglais notamment. En français, ils s’affairent aussi bien à relayer des appels à manifester que la promotion de contenu religieux et politique.
Les contenus poussés par les réseaux iraniens, russes et turcs tendent à résonner fortement entre eux, notamment dans leur dimension anti-occidentale. Ils produisent un champ de force discursif sur les réseaux sociaux qui insistent notamment sur l’illégitimité et l’immoralité de l’action des capitales européennes. Ces récits sont d’autant plus « convaincants » qu’ils font mouche et qu’ils sont repris et martelés par des relais importants dans des communautés politiques et religieuses très différentes en Europe et au Moyen-Orient. Leur dissémination massive donne l’impression d’une vérité indiscutable à ceux qui chercheraient à s’informer candidement sur les réseaux sociaux.
Les réseaux pro-russes, comme leur homologues iraniens, s’activent dans toutes les langues. De manière générale, ils exploitent la situation à Gaza pour affaiblir les positions diplomatiques et discursives de l’Union européenne et des États-Unis.
La guerre en Ukraine apparaît en filigrane de quasiment tous les récits poussés par ces canaux.
Les réseaux pro-russes tendent ainsi à promouvoir une couverture de la guerre à Gaza qui incrimine les positions de l’Occident. Les contenus dénonçant le « deux poids, deux mesures » de l’Occident — chers également aux réseaux pro-turcs et pro-iraniens — sont les plus évidents. Les prises de positions des responsables européens sont ainsi fréquemment dénoncées pour leur « indignation sélective » — s’émouvant davantage de la situation sur le front ukrainien et que du sort des Palestiniens à Gaza. Les messages insistant sur le fait que la situation au Proche-Orient serait une priorité absolue — par opposition à l’Ukraine qui ne serait qu’un sujet secondaire — reviennent également de façon récurrente. Autre aspect des récits pro-russes, ils visent à associer directement les actions d’Israël à celles des puissances occidentales. L’idée que les soutiens d’Israël sont les mêmes que ceux de l’Ukraine est par exemple martelée à longueur de messages. Enfin, ces communautés vantent plus ou moins subtilement la diplomatie russe au Proche-Orient — surtout dans les contenus en arabe. Elle est présentée comme efficace et fiable par opposition à une diplomatie occidentale jugée immorale, injuste et improductive.
Dans la guerre mondiale informationnelle, les stratégies d’influence opèrent subtilement. Les récits employés ne sont pas toujours rattachables à la politique des pays en question. Ils sont souvent pensés de façon à être récupérables par d’autres communautés politiques et devenir viraux en leur sein. C’est ainsi qu’autour du conflit en cours au Proche-Orient peuvent s’amalgamer si facilement des enjeux de politique intérieure et extérieure.
Pour comprendre le choc du 7 octobre, il faut le replacer dans son grand contexte et revenir sur les coordonnées de l’atmosphère informationnelle dans laquelle il advient. L’étude des phénomènes de viralité permet de dégager cinq grandes tendances.
La première d’entre elles résulte de la très forte polarisation, qui configure un climat d’insurrection intellectuelle. Celui-ci est palpable au quotidien sur les réseaux sociaux sur lesquels s’affrontent des « communautés » militantes plus ou moins bien organisées. Il perle aussi dans la multiplication des épisodes émeutiers — des gilets jaunes en 2018 aux affontements en Angleterre à l’été 2024, en passant par les manifestations virulentes en Allemagne et en Grande Bretagne après le 7 octobre 2023 ou aux émeutes en France à l’été 2023 après la mort de Nahel.
Le climat d’insurrection intellectuelle se matérialise aussi dans une tendance à la remise en cause des résultats issus des urnes.
L’assaut du capitole le 6 janvier 2021 aux États-Unis, largement provoqué par une surenchère sur les réseaux sociaux contestant l’élection de Joe Biden, constitue la matérialisation la plus grave de ce phénomène. Dans les contextes politiques polarisés, les enjeux des scrutins sont considérablement relevés et la victoire d’un camp est synonyme non pas de défaite électorale pour l’autre camp mais de catastrophe inacceptable. La tentation est grande alors pour les perdants de refuser la légitimité démocratique aux vainqueurs et de préférer croire à des résultats truqués, par des modes de scrutin biaisés.
L’une des conséquences les moins bien comprises de la polarisation politique et du climat d’insurrection intellectuelle qui s’ensuit est la neutralisation des capacités d’action politiques par les gouvernements élus.
En effet, si la légitimité d’une élection est immédiatement remise en question par une forte minorité de l’électorat — comme cela tend à être le cas en France, aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe — la menace n’est pas qu’insurrectionnelle. En réalité, le risque premier est celui de la paralysie politique. Un président ou un chef de gouvernement mal élu ou fortement contesté voit sa marge de manœuvre réduite et donc, ses capacités d’action politique sur le plan intérieur en partie neutralisées. Pour les décideurs publics placés dans de telle situation, le coût de la prise d’initiative augmente tandis que celui de l’inaction baisse, chaque décision pouvant provoquer une réaction potentiellement violente. En témoigne le mouvement de contestation de la réforme des retraites en France : dans pareil contexte, l’inaction politique devient un confort enviable, voire une forme de sagesse qui fait écho à l’adage prêté à Henri Queuille selon lequel : « il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout ». Le risque de paralysie politique est inhérent à la polarisation toujours plus importante sur les réseaux sociaux.
Alors que l’hégémonie des régimes européens est remise en question partout, il n’a rarement paru aussi urgent d’agir.
Sur le plan économique, les préconisations de Mario Draghi publiées dans ces pages énoncent un constat implacable et ont suscité un débat continental. L’Union accuse un retard dans la compétition économique mondiale face aux États-Unis et à la Chine, notamment en raison de retards technologiques et dans l’intelligence artificielle qui tendent à s’accumuler. Elle a moyen d’inverser la tendance et d’échapper à la « lente agonie » contre laquelle met en garde le rapport Draghi — mais le virage est serré. Au-delà de mesures sectorielles bien identifiées, il implique notamment des investissements considérables. En somme, sa mise en œuvre — qui sera peu ou prou la feuille de route de l’Union pour le cycle politique qui s’est ouvert avec les élections de cette année — repose sur un préalable : reprendre l’initiative et sortir de la paralysie politique.
Car à l’inertie politique et économique s’ajoute le recul géopolitique de l’Union, observé de façon spectaculaire depuis le début de la crise en Syrie et dont il conviendrait un jour de tirer toutes les leçons 3.
La guerre civile syrienne (2011-2019) constituait la dernière grande crise au Moyen-Orient jusqu’à l’actuelle, déclenchée par les attaques du 7 octobre et la guerre en cours à Gaza et au Liban. La crise syrienne a été un moment charnière pour l’Europe : entre son début en 2011 et son règlement partiel en 2019, l’Union est passée en moins d’une décennie du statut de puissance active dans la région à celui de témoin passif. Cela même alors que le continent a été affecté par les dynamiques qui y ont pris forme, en particulier la crise des réfugiés de l’été 2015 et le djihadisme de Daech — auquel ont participé 6000 Européens et qui s’est traduit dans une campagne d’attentats sans précédent.
Si l’influence européenne sur le cours des événements en Syrie s’est évanouie, c’est aussi le produit d’une stratégie mise en place par les rivaux géopolitiques de l’Union. En 2018, la Russie, l’Iran et la Turquie réunis à Astana au Kazakhstan pour négocier une issue aux conflits syriens trouvent un terrain d’entente. Le préalable qu’ils posent à toute discussion est simple : les puissances européennes doivent être exclues du cadre du règlement du conflit syrien. Un accord qui allait être transposé à d’autres crises, et qui se traduit depuis lors par une « astanaïsation » des relations internationales. De la Libye au Sahel, en passant par l’Afrique de l’Ouest, l’exclusion des puissances européennes des cadres d’intervention et de résolution politique des conflits s’étend vers d’autres zones du monde.
À l’heure de la guerre à Gaza et au Liban, l’Europe a perdu sa capacité d’influer sur les positions en présence alors même que la situation au Proche-Orient rétroagit encore une fois fortement sur les débats publics européens. Comme nous le rappelions plus haut, le 7 octobre est de ce point de vue un catalyseur des dynamiques précédentes.
En perdant son influence sur le cours des événements dans son environnement immédiat, l’Europe tend à devenir l’objet des transformations qui s’y produisent.
En plus de tenter proactivement d’exclure l’Union des cadres de règlements des crises qui affectent directement l’Europe, les rivaux géopolitiques et ennemis déclarés de l’Occident cherchent aussi à exploiter le climat d’insurrection intellectuelle.
À travers les méthodes dites de guerre informationnelle, ces acteurs tentent d’appuyer sur les clivages et les lignes de faille identifiés dans les débats démocratiques occidentaux 4. Par le biais de multiples campagnes de désinformation ou d’amplification de récits et de tropes déjà présents sur les réseaux sociaux, ils cherchent à renforcer les dynamiques de fragmentation et polarisation politique à l’œuvre dans le champ politique 5.
La Russie a largement recours à ces méthodes — de l’instrumentalisation de la polémique autour des punaises de lit à Paris à l’automne 2023 à l’orchestration de faux actes antisémites quelques jours après le 7 octobre. L’initiative d’un autre pays d’Asie centrale retient peu l’attention en Europe malgré sa forte activité : l’Azerbaïdjan. Hostile à l’action de l’Union, notamment en raison du soutien français à l’Arménie, le pays est à l’origine du Groupe d’initiative de Bakou (GIB) dont le but est de soutenir la lutte des peuples « mal-décolonisés ». Via les mécanismes de campagne informationnelle sur les réseaux sociaux décrites précédemment, le GIB s’est par exemple explicitement impliqué dans l’amplification des contenus hostiles à l’État français en Nouvelle-Calédonie, soutenant activement l’indépendance de l’île et le départ de ce que ses soutiens appellent des « forces d’occupation françaises ».
La polarisation politique, l’essor d’un climat d’insurrection intellectuelle, le décrochage économique et géopolitique de l’Union et la multiplication des campagnes informationnelles se sont développés de concert au cours des quinze dernières années.
Ces tendances se nourrissent les unes des autres et définissent les forces centrifuges qui menacent aujourd’hui la stabilité des démocraties occidentales : elles ont pris forme concomitamment à l’affirmation des réseaux sociaux comme lieux privilégiés de conscientisation et de socialisation politique.
Hautement politique, la problématique technologique ne peut être abordée sous le seul aspect technique. Elle se doit à ce titre d’être traitée par les sciences politiques et c’est là qu’intervient une ultime contrainte. Les défis posés par les tendances précédemment décrites sont extrêmement délicats à quantifier, à qualifier et donc, à objectiver. Si bien qu’il arrive souvent d’être d’accord sur un constat — celui de la fragmentation politique des pays démocratiques européens par exemple — sans pour autant parvenir à établir fermement et implacablement le constat lui-même.
Ce qui ressort de cela est que les transformations technologiques nous obligent à adapter nos cadres de pensée traditionnels afin de pouvoir comprendre leurs effets sur le politique. Ces problématiques ne pourront trouver de réponse, sans pouvoir au préalable :
Y répondre permettrait de mettre un terme à la désynchronisation du politique et du technologique — l’un se développant plus vite que la capacité de l’autre à l’absorber et à le réguler. Les deux premiers points sont des défis majeurs pour les démocraties européennes que peuvent et que doivent relever les sciences humaines et sociales. Pour y parvenir, il est nécessaire au préalable de produire des outils à la mesure de ces défis et d’exploiter le plein potentiel de l’IA pour produire les outils de la recherche augmentée. Dont acte.
L’article Le 7 octobre et la première guerre mondiale informationnelle est apparu en premier sur Le Grand Continent.
07.10.2024 à 09:57
Matheo Malik
« Les Israéliens ont tort mais voici l’opinion générale : nous ne pouvons plus faire confiance à nos voisins. »
Dans le deuil et l’effroi, un consensus de la rage s’est installé à bas bruit dans le pays. Alors que les bombardements israéliens ont fait des dizaines de milliers de morts à Gaza, le sentiment de menace existentielle s’est étendu partout en Israël depuis le 7 octobre. Comment sortir de cette spirale ?
L’article « Depuis le 7 octobre, nous menons plusieurs guerres à la fois », une conversation avec Nitzan Horowitz est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Depuis un an, la revue cartographie la nouvelle phase dans laquelle est entré le Moyen Orient à partir du 7 octobre 2023. Si vous nous lisez, que vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Tout d’abord, je voudrais préciser que si j’ai été ministre de la santé dans l’ancien gouvernement, je ne suis plus en politique aujourd’hui. Je ne représente donc en aucune manière le gouvernement israélien actuel et mes opinions n’appartiennent qu’à moi.
Depuis cette journée du 7 octobre, il y a un an exactement, nous vivons dans un cauchemar permanent.
La guerre s’étend désormais sur sept fronts : à Gaza, au Liban, en Iran, au Yémen, en Cisjordanie, en Israël et, pour les communautés juives qui sont visées, partout à travers le monde. Lorsque des centaines de missiles balistiques ont été lancés depuis l’Iran sur Tel Aviv, ma mère était chez elle, dans son immeuble, sans abri anti-bombe. Au moment des frappes, elle m’a téléphoné depuis son armoire et m’écrit sans arrêt depuis. Tout cela me touche très personnellement. Mardi, 8 personnes sont mortes dans un attentat à Jaffa.
C’est donc un tout : depuis le 7 octobre, nous menons plusieurs guerres à la fois.
Il faut ajouter à cette situation les problèmes que connaît Israël en interne depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Netanyahou, qui se place résolument contre la démocratie. En parallèle de la guerre extérieure imposée à Israël, il y a un mouvement civique considérable contre le gouvernement. Il s’agit à mon sens de la crise la plus profonde que mon pays ait subie depuis sa création en 1948. Les gens sont inquiets, bouleversés, abasourdis et choqués. Tous les jours, les nouvelles sont horribles.
En ce qui concerne la question palestinienne, je suis convaincu, plus que jamais, que la seule solution viable est la solution à deux États ; c’est à dire un État palestinien à côté de l’État d’Israël ; un État palestinien formé par la Cisjordanie et Gaza, et Israël à côté. Nous avons déjà un cadre avec l’autorité palestinienne, les accords d’Oslo, qui sont toujours en vigueur — mais il faut aller plus loin.
Il est très difficile en ce moment de faire des prédictions.
Beaucoup d’Israéliens sont déçus de nos partenaires palestiniens mais je crois que dans ce petit pays où il y a deux peuples, juifs et arabes, israéliens et palestiniens, il faut avoir deux États.
Pour l’instant, Israël occupe la plupart de la bande de Gaza. J’ai bon espoir qu’en cas d’accord, Israël se retirera. Je ne peux pas dire que je suis optimiste pour l’instant parce que la situation est vraiment très dure et que les émotions sont extrêmement fortes.
Concernant le Liban, il faut être clair : depuis 25 cinq ans, il n’y a pas de sujets territoriaux entre le Liban et Israël. Israël s’est retiré du territoire libanais en 2000. Depuis, au cours de mon mandat même, Israël a signé un accord avec le Liban sur le gaz naturel et sur la ligne maritime internationale. Il n’y avait donc aucune raison pour le Hezbollah d’attaquer Israël au lendemain du 7 octobre.
J’habite dans le nord d’Israël, à côté de la frontière libanaise. Depuis le 7 octobre, à cause des attaques du Hezbollah, notre région est bombardée sans arrêt, tous les jours. Les gens l’ignorent peut-être, mais depuis un an, quelques 100 000 Israéliens de tous les villages, villes, kibboutz, tout au long de la frontière libanaise, ont été évacués. Israël a abandonné toute la Galilée à cause des tirs. Ce qui se passe maintenant, c’est une démarche menée par le gouvernement de Netanyahou pour repousser le Hezbollah. Qu’est-ce-que cela va donner ? Je ne sais pas.
Cette combinaison de guerres externes avec une crise interne place Israël dans une position unique. Je fais confiance à la solidarité entre les gens et à la capacité d’Israël à se reconstruire. J’espère, personnellement, que nous obtiendrons enfin la paix et la stabilité — pas seulement pour nous, mais pour toute la région.
Avant le 7 octobre, nous étions effectivement sur une voie, je ne dirais pas de paix, mais de normalisation de nos relations avec la région. Les accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc ou le Soudan s’inscrive dans la longue histoire de la reprise des relations avec l’Égypte de Sadate, la Jordanie du roi Hussein, le Liban, ou les accords d’Oslo avec les Palestinien… Israël était en train de normaliser ses relations et d’être accepté dans la région.
Le 7 octobre a violemment bouleversé cette dynamique. La voie de la normalisation, de la paix, a été brisée en petits morceaux. Depuis un an, nous sommes en guerre.
Pourquoi est-on tellement choqués, déstabilisés par le 7 octobre ? Dans mon livre Les Assiégés. Dans l’enfer du 7 octobre co-écrit avec Hervé Deguine, nous racontons l’histoire d’un groupe de 27 personnes qui sont allées faire la fête pendant ce shabbat. Tous étaient très jeunes. Ils se sont réfugiés dans un petit abri à côté de la route et ont été visés, massacrés par le Hamas. Quatre ont été enlevés. Trois personnes sont toujours en captivité à Gaza. Aujourd’hui il y a plus de 100 otages israéliens détenus à Gaza.
Le choc que nous avons subi en écoutant ces histoires nous a obligés à briser cette voie de normalisation. Les Israéliens ont tort mais voici l’opinion générale : nous ne pouvons plus faire confiance à nos voisins. C’est impossible et inutile d’avoir des accords de paix. Il faut juste avoir recours à la force. Personnellement, je suis convaincu qu’au moment où la guerre va se terminer, les intérêts fondamentaux de tous les pays de la région — y compris ceux d’Israël, du Liban, d’Égypte et des Palestiniens… — nous forceront à reprendre la voie de la normalisation. Il n’y a pas d’autre solution. Autrement, on se trouvera en permanence dans cette situation, avec des guerres sur tous les fronts et peut-être plus.
Israël est un pays très fort avec beaucoup d’atouts et de capacités. En même temps, le gouvernement israélien doit comprendre que nous ne pouvons pas effacer ou éliminer la question palestinienne ou régler tous les problèmes par la force. Il faut revenir à la logique d’Oslo, aux négociations, au processus de paix. C’est la seule voie possible.
Le président Joe Biden, et sa Vice-présidente Kamala Harris font ce qu’ils peuvent pour empêcher une guerre régionale totale, voire une guerre mondiale.
Depuis le 7 octobre Israël ressent une menace existentielle. Peut-être que, vu depuis l’Europe, vous trouvez cela exagéré ou injuste, mais ce que nous avons vécu le 7 octobre nous a montré que certains de nos voisins voulaient nous tuer, tout simplement. C’est malheureusement l’opinion qui domine aujourd’hui en Israël.
Et si un pays fort, riche, comme Israël se trouve dans cette situation de menace existentielle, alors ce pays réagit. Il est très difficile de faire pression sur un pays qui ressent une menace existentielle.
Je suis un homme raisonnable, j’ai lutté toute ma vie pour la paix. Je souhaite que la guerre s’arrête et qu’on puisse revenir à ce chemin très réel, très logique, très clair de normalisation. Nous avons des relations diplomatiques, commerciales, économiques avec plusieurs pays arabes. Il faut élargir ce cercle. Pour cela, il faut arriver à la solution à deux États.
L’article « Depuis le 7 octobre, nous menons plusieurs guerres à la fois », une conversation avec Nitzan Horowitz est apparu en premier sur Le Grand Continent.
07.10.2024 à 05:00
Matheo Malik
Depuis l’attaque terroriste commencée il y a un an, le Moyen-Orient s’embrase. L’Iran est acculé. À Gaza, les bombes continuent de tomber. Au Liban, la guerre s'étend. Que nous disent la défaite de la coalition chiite et la persistance du Hamas ? Comment explique-t-on la passivité des pays arabes ? Quelle est la nouvelle stratégie d’Israël ? Olivier Roy dégage les tendances d’un grand contexte.
L’article Le tournant stratégique du 7 octobre : Israël dans la nouvelle géopolitique du Levant est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Depuis un an, la revue cartographie la nouvelle phase dans laquelle est entré le Moyen Orient à partir du 7 octobre 2023. Si vous nous lisez, que vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Cette guerre qui a déjà un an a changé la donne. Elle n’est plus une guerre de basse intensité mais elle ne se transformera pas en conflit régional.
Jusqu’ici l’Iran s’abritait derrière des organisations militaires locales — Hezbollah, Hamas, Houthis — qui combattaient Israël tout en restant dans le cadre de « lignes rouges » censées empêcher une confrontation directe entre les deux pays.
Contrairement au Hezbollah, le Hamas a conservé son autonomie décisionnelle par rapport à l’Iran, ce qui fait que l’ampleur du 7 octobre a pris même les Iraniens au dépourvu. Mais le Hamas ne peut survivre sans une conjonction des luttes qui oblige Israël à combattre sur plusieurs fronts. Ce dernier a donc décidé de hausser le niveau de la réponse : il s’agit non plus de contenir mais de réduire, voire d’anéantir, les alliés de Téhéran, tout en empêchant l’Iran de venir à leur secours, ou de faire peser sur Israël une pression telle que seules des négociations pourraient lui permettre de sortir de l’impasse.
De son côté, le régime iranien est acculé et cherche à se présenter comme une puissance soucieuse de rétablir l’équilibre, se contentant de riposter dans les limites de sa nouvelle doctrine. Le régime se limite à chercher à sauver la face, en organisant ce qui paraît, par l’asymétrie des forces en place, un « show » balistique, tandis qu’Israël revendique au contraire sa volonté de se lancer dans une escalade.
Le petit jeu qui fonctionnait depuis quarante ans — après l’invasion du Liban par Israël en 1982 —, un statu quo maintenu à coups de mini-crises, ne fonctionne plus. Pourquoi ?
On peut y voir deux raisons : un effondrement des capacités militaires de la coalition anti-Israël et un changement dans la vision stratégique d’Israël — que l’on ne saurait ramener à la simple volonté de Benyamin Netanyahou de prolonger la guerre pour éviter le tribunal.
Jusqu’ici, le petit jeu d’adaptation des deux camps à l’amélioration des capacités de l’autre camp permettait de revenir presque au point de départ après chaque crise : la résistance du Hezbollah à l’intervention israélienne au sud Liban en 2006 a réussi à la suite des progrès tactiques comme la construction de tunnels, mais l’usage massif par le Hezbollah et le Hamas de missiles de plus en plus sophistiqués s’est heurté à l’efficacité du dôme de protection anti-missiles mis en place par les Israéliens.
Par son ampleur, l’attaque terroriste du 7 octobre en territoire israélien a brisé cet équilibre.
Israël s’est lancé dans une opération d’éradication du Hamas. Mécaniquement, cela a entraîné une confrontation avec le Hezbollah — qu’Israël a cette fois-ci minutieusement préparée. La vraie cible de Tel Aviv devenant le Hezbollah et l’Iran, Israël fait de la question palestinienne un objectif plus lointain. L’important est d’éliminer aujourd’hui les acteurs extérieurs.
Cette stratégie semble prendre pour une raison très simple. L’extraordinaire succès des opérations d’éradication des leaders et des cadres du Hezbollah. Jusqu’ici, leurs exécution apparaissait plus comme une sorte de vengeance, car le leader tué était immédiatement remplacé tandis que l’organigramme de l’organisation restait intact. L’affaire des « bipeurs » et des talkies walkies, en revanche, a brisé la chaîne de commandement du haut en bas, obérant la capacité de faire la guerre. Couplée avec l’assassinat de Haniyeh au cœur même de l’Iran des Pâsdârân, cette opération révèle, bien au-delà de la simple collecte de renseignements, la pénétration israélienne dans le Hezbollah et surtout dans l’appareil d’État iranien. Bien plus, son effet est multiplié par la paranoïa qu’elle entraîne dans les rangs du Hezbollah et des Pâsdârân : tout le monde devient soupçonnable, même au plus haut niveau.
C’est sur le plan du renseignement et de ses nouvelles technologies que s’est jouée la défaite de la coalition chiite. Même s’il faut s’attendre à des attentats, c’est cette pénétration qui rend extrêmement difficile une contre-attaque iranienne soit contre Israël soit contre ses intérêts ou simplement contre des institutions juives à l’échelle du pays ou dans le monde.
Il faut remarquer que ce niveau de pénétration ne touche pas le Hamas. Elle a trait à la structure de commandement spécifique dans les rangs des Pâsdârân et du Hezbollah.
La hiérarchie des Gardiens repose sur une seule génération : ceux qui ont combattu dans les années 1980 surtout au Liban et, plus accessoirement, en Irak. Ils sont nés dans les années 1960, ils sont alors volontaires, militants, idéologiquement formés. Ils ont passé toute leur jeunesse dans la guerre et le dévouement à la cause, au détriment de leurs études. Mais ils vieillissent, fondent une famille et veulent que leurs enfants réussissent dans la paix plus que dans la guerre. Ils se lancent alors dans le business, et jouent sur la corruption du système. Certes il subsiste un noyau « pur » — comme le général Soleimani. Certes il y a de jeunes recrues, mais qui viennent plus par tradition familiale ou pour le besoin de trouver du travail — de toute façon on ne voit pas monter une nouvelle génération de leaders. À cela s’ajoutent les conflits personnels, les blocages de carrière et la fatigue militante. C’est un phénomène que l’on retrouve dans tous les mouvements révolutionnaires pris dans des guerres interminables : les sandinistes, les moudjahidines afghans, les guérillas colombiennes, le Vietcong, etc 1.
Aigris, désabusés, témoins de la corruption du régime, désireux que leurs enfants mènent une meilleure vie, ce sont des centaines voire des milliers de cadres qui ne demandent qu’à trahir — à condition bien sûr d’être payés. Et s’il n’y a pas de membre du Hamas, c’est parce que ces derniers restent au milieu du peuple palestinien et n’ont d’autres perspectives que la lutte — ceux qui veulent mener une autre vie partent rejoindre une diaspora plutôt prospère.
La défaite du Hezbollah et de l’Iran vient avant tout de l’effondrement de l’idéologie d’origine, à laquelle s’ajoute, surtout pour Téhéran, le vieillissement et le non-renouvellement des cadres.
Car, bien entendu, la population iranienne ne suit pas l’activisme régional du régime — au-delà de la protestation contre le voile ou contre la dictature. Les Pâsdârân sont des volontaires, mais l’armée est faite de conscrits : jamais la population n’acceptera leur envoi à l’étranger ou même leur engagement dans une mauvaise guerre. Le régime est donc dans l’impasse : certes, il peut lancer une campagne terroriste à l’extérieur, mais cela ne fera que renforcer le soutien occidental à Israël. Et la bombe nucléaire, heureusement, n’est pas opérationnelle.
La meilleure carte d’Israël, outre les bombes qui peuvent rendre obsolète la bunkerisation des sites nucléaires iraniens, c’est précisément que le régime de Téhéran ne connaît pas l’étendue de la pénétration du Mossad dans ses propres rangs — et peut donc craindre un nouveau coup venu de l’intérieur.
Le deuxième élément nouveau dans cette guerre, c’est que la stratégie israélienne va au-delà de la simple quête de la sécurité, qui en était la ligne directrice jusqu’au 7 octobre.
La droite au pouvoir ne veut pas de deux États. Ses représentants plus extrêmes le disent et le répètent ouvertement. Elle veut la disparition des Palestiniens en tant que Palestiniens. Soit ils disparaissent — parce qu’ils meurent ou sont contraints à l’exil — soit ils ne sont plus que des Arabes comme les autres, en abandonnant toute prétention nationale — ce qui était la vision majoritaire entre 1948 et 1967.
Les accords d’Oslo de 1993 avaient institué les Palestiniens comme peuple national, tout en les coupant du monde arabe. Ils ont aujourd’hui perdu sur les deux tableaux : la perspective des deux États est fermée et il n’y a pas et il n’y aura pas de soutien arabe à la cause palestinienne — même s’il y a une forte résonance émotionnelle dans la population arabe, surtout dans l’intelligentsia.
On compte trop en Occident sur le mouvement anti-Netanyahou en Israël. Si celui-ci présente une dynamique démocratique réelle, ce n’est en rien un mouvement de soutien aux Palestiniens 2. Il concerne d’une manière prépondérante les questions politiques internes à la société israélienne. Pour certains manifestants qui reprochent à Netanyahou de ne pas vouloir sauver la vie des otages, tuer 500 civils palestiniens pour un otage sauvé n’est pas un problème. Le sort des Palestiniens n’est pas leur affaire.
La « gauche » israélienne n’a aucune stratégie à opposer à celle de la droite. Elle n’a jamais empêché les colons de grignoter les terres palestiniennes. C’est le pays tout entier qui glisse de la recherche d’un équilibre sécuritaire à un nettoyage ethnique de la Palestine. La première phase — isoler les Palestiniens — est un succès. La seconde phase sera de les « user », de les pousser dans des réduits puis à l’exil.
Si la droite israélienne le dit explicitement, la gauche se tait et laissera faire. Ce deuxième volet de la stratégie se fera sur le temps long. Depuis soixante-dix ans, par à-coups, Israël a étendu son territoire propre ainsi que les zones qu’il contrôle. Quand on est millénariste, on peut attendre quelques générations de plus…
Un leitmotiv dans les médias internationaux est d’alerter sur la possible régionalisation du conflit. Mais c’est le contraire qui se passe. Il n’y a plus aucun État arabe qui soutienne activement — ou même politiquement — la cause palestinienne. Les États du Golfe, l’Arabie saoudite, le Maroc et l’Égypte ont tranquillement poursuivi leur politique de rapprochement avec Israël et blâment le Hamas pour avoir cherché la crise. Tous se réjouissent de voir l’Iran expulsé du Proche-Orient. Les discours indignés d’Erdoğan n’ont pas interrompu les ventes d’armes turques à Israël. Les milices pro-iraniennes n’ont nulle part, sauf au Liban, le monopole de l’accès aux armes : en Irak comme en Syrie, elles doivent faire face à d’autres groupes armés — les Kurdes dans le nord-est syrien, le groupe Jolani à Idlib, les milices anti iraniennes en Irak. Quant au peuple syrien, la défaite du Hezbollah et de l’Iran ne peut que le réjouir : Bachar al-Assad ne mettra pas en jeu le peu de pouvoir qui lui reste.
La passivité des pays arabes acte la fin d’un panarabisme. A-t-il vraiment existé au-delà des slogans ? L’Égypte n’est plus un pays leader et collabore avec Israël. Les deux poids lourds aujourd’hui sont l’Arabie saoudite et le Maroc : ils ne défendent que leurs propres intérêts nationaux. Par son soutien à Israël, le Maroc a renforcé sa position sur le Sahara occidental. Le Prince héritier saoudien met en avant un nationalisme purement saoudien et a mis au pas un clergé wahhabite souvent accusé de propager le salafisme dans le monde musulman. En promouvant désormais un islam « national et modéré » — le malékisme au Maroc —, ils s’opposent à tout mouvement qui pourrait pousser à un nouveau pan-islamisme — Frères musulmans, salafistes ou clergé iranien.
Un an après le 7 octobre, deux limites à l’extension de cette guerre sont apparues.
Sur le plan international d’abord, il paraît certain qu’il n’y aura pas de coalition contre Israël : ni panarabe, ni « sud global » — cette notion n’étant bonne que pour animer un débat « géostratékitsch » qui fait les délices des débats télévisés.
En Europe et en Occident, enfin, l’impact du conflit se limitera à ce qu’il est aujourd’hui : une protestation morale cantonnée aux campus et aux lieux habituels de la révolte. L’intifada des banlieues est un fantasme que l’on peut mobiliser pour marquer des points sur le plan politique, mais qui n’a pas de consistance réelle.
Ces deux limites montrent une chose : Israël n’en a plus aucune.
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