23.09.2025 à 17:07
Matheo Malik
Alors que l’État palestinien est désormais reconnu par 157 pays, les plans du gouvernement israélien pour imposer à la région une paix armée pourraient être bouleversés.
Asiem el Difraoui signe une pièce de doctrine pour cerner les limites de la géopolitique de Netanyahou.
L’article Après la reconnaissance de la Palestine, le futur de la Pax Netanyahou est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Une image virale a beaucoup circulé ces derniers mois, notamment après les frappes spectaculaires menées par les États-Unis contre le programme nucléaire iranien. On y voit George W. Bush et ses plus proches collaborateurs — Colin Powell, Dick Cheney, Condoleezza Rice, Donald Rumsfeld — prenant la pose au Bureau ovale.
Élégants, impeccables, le regard fixé vers la caméra.
Un commentaire accompagnait la photo : « Imaginez que vous remontiez dans les années 2000 et que vous disiez à ces gens que l’animateur de The Apprentice serait celui qui finirait par bombarder l’Iran. »
Cette image capture avec une ironie efficace un paradoxe profond.
Le spectacle mis en scène par Donald Trump depuis la Maison-Blanche nous sidère. Mais malgré toute leur puissance de feu, les États-Unis ne sont pas l’agent réel de la transformation en cours — il y en a un autre : le Premier ministre d’Israël.
Depuis le 7 octobre 2023, Benjamin Netanyahou met en œuvre le vieux mantra des néoconservateurs américains : la création d’un « Nouveau Moyen-Orient » — une ambition qui avait été affirmée pour la dernière fois par les États-Unis de George W. Bush.
C’est d’abord l’histoire d’un échec.
Les États-Unis ont en effet lamentablement raté leur occupation de l’Irak en 2003, contraire au droit international et construite sur des fondements idéologiques plus que sur une stratégie. L’Irak a sombré dans une guerre civile sanglante qui a causé des centaines de milliers de morts. Des mouvements djihadistes ont émergé, avec comme apogée de l’horreur la naissance de l’État islamique (Daech), qui a fini par établir un pseudo-califat en Irak et en Syrie, exportant sa terreur jusqu’en Europe par des attentats de masse, notamment à Paris et à Madrid.
Ce n’est qu’avec l’intervention d’une coalition internationale que Daech a pu être défait militairement, notamment après la chute de Mossoul.
Et ce n’est que deux décennies après le début de l’opération américaine Iraqi Freedom que l’Irak a commencé à se stabiliser et à disposer d’un gouvernement relativement représentatif.
Pour comprendre ce qui se déroule au Moyen-Orient aujourd’hui, il faut donc partir de là : vingt ans plus tard, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, est-il en train de réussir là où George W. Bush avait échoué — en imposant par la force sa vision d’un Nouveau Moyen-Orient ?
Depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, Israël s’est engagé sur plusieurs fronts en accumulant les succès stratégiques.
Au Liban, sa victoire contre le Hezbollah, obtenue par la ruse et par la force, a déjà en quelque sorte contribué à une transformation de la gouvernance du pays.
La dislocation du « Parti de Dieu » et la décapitation de son leadership l’empêchent désormais de déterminer l’action gouvernementale, ou de contrôler réellement le sud du pays.
Un gouvernement de transition pragmatique, dirigé par le général Joseph Aoun — jouissant du respect de la majorité de la population — et Nawaf Salam, un Premier ministre considéré comme efficace, notamment en Occident, pourraient réussir à reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire — y compris l’ancien fief du Hezbollah — et à sortir le Liban de sa crise économique chronique.
Le basculement de la Syrie n’a probablement été possible que parce que le Hezbollah et l’Iran — principaux soutiens de la dictature d’Assad — avaient été affaiblis au préalable par Israël. En marge de l’Assemblée générale des Nations unies, à New York, le nouvel homme fort de Damas Ahmed al-Charaa s’est entretenu publiquement avec David Petraeus — l’un des architectes de la stratégie américaine de contre-insurrection au Moyen-Orient. Si elle n’était pas forcément du goût d’Israël, la mise en scène de cette rencontre entre un ancien chef djihadiste et le militaire qui a le plus combattu Al-Qaïda sur le terrain marque un tournant.
Enfin, en lançant l’opération Am Kalavi, le Premier ministre israélien avait pour la première fois clairement appelé au changement de régime à Téhéran. Malgré son succès tactique et la création d’un précédent avec l’opération américaine « Midnight Hammer » — qui montre qu’Israël est désormais capable de pousser les États-Unis à agir à sa demande — il n’est pas encore parvenu à cette étape ultime.
Avec la chute de l’ayatollah, toutes les menaces directes d’Israël seraient éliminées.
Pourtant, une Pax Israeliana — pour reprendre l’expression du politologue libanais, diplomate et ministre Ghassan Salamé 1 — dans laquelle Israël stabiliserait la région selon sa volonté et l’expression de sa puissance, paraît de plus en plus lointaine.
Certes, Tel Aviv est aujourd’hui l’hégémon régional incontesté — sauf peut-être en Syrie, où la Turquie continue de faire contrepoids. L’Arabie saoudite et l’Égypte, jadis poids lourds régionaux, ne pèsent plus grand-chose, paralysés par la crainte de la puissance militaire israélienne et l’imprévisibilité de Donald Trump.
Mais malgré cette domination, nous sommes très loin d’un climat propice au règlement des conflits.
Le spectre qui se dessine est plutôt celui d’un bellum aeternum — une guerre sans fin.
La menace de la réoccupation totale de Gaza et les actions très violentes de colons d’extrême droite en Cisjordanie marquent une ligne claire : dans son immédiat voisinage, le gouvernement israélien cherche à s’étendre.
La Syrie, que le gouvernement Netanyahou voudrait — comme autrefois le pouvoir colonial français — diviser en mini-États autonomes selon des lignes ethniques et confessionnelles, illustre cette vision.
Le cas druze, où Israël se pose en protecteur de la minorité avec une présence militaire au Golan, un territoire déjà en partie occupé par Israël, en est un autre exemple.
Un effondrement du régime iranien pourrait libérer des forces centrifuges dangereuses. On oublie trop souvent que seuls 60 % de la population iranienne sont d’origine perse. Les minorités kurde, baloutche, arabe et azérie y sont nombreuses. Certaines, notamment les groupes kurdes et baloutches, sont déjà en conflit ouvert avec Téhéran.
À cela s’ajoute le danger d’un soulèvement interne violemment réprimé par les Gardiens de la révolution, qui pourrait précipiter le pays dans le chaos. Les ultraconservateurs au pouvoir pourraient alors chercher à déstabiliser l’Irak — où ils disposent encore de puissantes milices loyales — et n’auraient aucun intérêt à voir émerger une Syrie stable.
Ils pourraient ainsi activement soutenir les adversaires du gouvernement fragile d’Ahmed Al-Charaa, qui peine déjà à contrôler le pays et sa mosaïque ethnique et religieuse.
Car les tensions restent vives : l’EI a commis en juin son premier attentat majeur dans une église de Damas, causant la mort de 22 personnes. D’autres menaces persistent, provenant par exemple de fractions radicalisées de la minorité chiite ou des Fulul — soutiens de l’ancien régime.
Une nouvelle descente dans le chaos syrien aurait des conséquences dramatiques pour toute la région — en particulier pour le Liban voisin, dont la stabilité reste extrêmement précaire.
Mais les États fragiles ne sont pas les seuls menacés.
Une fermeture du détroit d’Ormuz — déjà brandie comme menace par le Parlement iranien — pourrait mettre en grande difficulté un géant relativement discret : les Émirats arabes unis. Malgré ses vastes réserves financières, un conflit prolongé entravant l’exportation de pétrole et de gaz pourrait de fait exercer une pression considérable sur Abou Dabi, dans un contexte de croissance démographique rapide. Qui pourrait continuer d’investir aux Émirats si la guerre s’installe à ses portes ?
Les Accords d’Abraham, un temps célébrés comme un tournant diplomatique, apparaissent aujourd’hui comme un reliquat d’une époque révolue.
En particulier après l’attaque israélienne contre la délégation de négociations du Hamas au Qatar. Très longtemps poussé par Israël à jouer le rôle d’intermédiaire, ce pays abrite la plus grande base militaire américaine au Moyen-Orient et le US Central Command pour la région.
Cette attaque a envoyé une onde de choc dans les autres pays du Golfe — y compris ceux qui ont signé les Accords d’Abraham et qui craignent maintenant pour leur stabilité.
Pourtant, ces blocages ne sont donc pas de nature à arrêter Netanyahou — ni aux frontières d’Israël, ni au-delà.
Et c’est précisément là que se situe le principal risque.
Sous couvert d’anonymat, un haut diplomate européen spécialiste du Moyen-Orient pointe les écueils de cette paix par les armes : « Netanyahou est un excellent tacticien, mais pas un stratège capable de penser à long terme au-delà de sa propre survie politique ».
Que se passe-t-il après les victoires tactiques ?
Comme Napoléon, Netanyahou s’appuie sur la ressource politique ultime de tout dirigeant fragilisé en interne mais qui enchaîne les succès à l’extérieur : le charisme militaire.
Dans la démocratie israélienne, chaque nouvelle séquence de la série de victoires qui a culminé jusqu’à l’opération Am Kalavi a ainsi permis de repousser sine die la question du coût réel de la guerre.
Comme Napoléon, Netanyahou a pu instrumentaliser la menace extérieure pour consolider son autorité interne. Dans les deux cas, la force charismatique repose sur la conviction que le chef militaire incarne la survie même de la Nation.
Mais cette stratégie a un prix et crée une dépendance : s’appuyer sur le prestige militaire impose de devoir en faire constamment la démonstration.
Il existe un paradoxe napoléonien que pourrait être en train de reproduire Netanyahou : pour rester crédible, il faut s’enfermer dans une spirale.
Dans La Révolution, François Furet décrivait l’Empire de Napoléon comme un régime qui ne pouvait pas s’arrêter pour survivre.
La guerre de trop de Napoléon fut peut-être celle d’Espagne lancée en 1808. La campagne de Russie de 1812, épuisant ses ressources, viendrait amorcer un déclin dont la défaite de Leipzig en 1813 fut le symptôme et Waterloo l’aboutissement.
Au-delà des aspects militaires et logistiques, la logique de la conquête condamnait Napoléon à toujours plus de victoires militaires, sans capacité à stabiliser un équilibre — la chute serait arrivée tôt ou tard.
Netanyahou est confronté à ce dilemme : même s’il accumule les succès militaires, la disproportion entre d’une part l’entretien de la puissance charismatique et de l’autre le coût politique à refuser toute diplomatie pourrait créer un déséquilibre et faire craquer son positionnement — jusqu’à un point de rupture.
Dans ce contexte, la reconnaissance par le Royaume-Uni de l’État de Palestine le 21 septembre, suivie le même jour par le Canada, l’Australie et le Portugal, ainsi que par la France, la Belgique, le Luxembourg, Malte, Saint-Marin et l’Andorre hier, introduit un élément perturbateur.
Dans la spirale de victoires vient se loger une tension entre interventionnisme armé et diplomatie.
Car même si certains États continueront de se ranger derrière Netanyahou, dont les attaques contre ses alliés occidentaux se font de plus en plus virulentes, la possibilité d’une position européenne plus unifiée est désormais bien réelle.
Malgré ses victoires militaires au Proche-Orient, cette dynamique pourrait contraindre Netanyahou à renouer avec la diplomatie — mais au risque de perdre le crédit militaire.
Le piège dans lequel pourrait être tombé Netanyahou est celui de voir la célèbre maxime de Clausewitz — « la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens » — rétroagir brutalement et à front renversé.
Après plusieurs mois de victoires, Benjamin Netanyahou pourrait être confronté à une nouvelle réalité : la politique et la diplomatie deviendraient pour lui la continuation de la guerre par d’autres moyens.
On peut lire comme un écho à cette matrice stratégique le discours prononcé à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies par Emmanuel Macron le 22 septembre : « la paix est beaucoup plus exigeante, beaucoup plus difficile que toutes les guerres. »
Les succès militaires sur le terrain ne suffisent pas à garantir la sécurité ou la légitimité internationale d’Israël.
À mesure que s’accumulent la pression diplomatique, les reconnaissances de l’État palestinien par des alliés clefs de l’Occident, et l’isolement croissant d’Israël sur la scène mondiale, la bataille se déplace.
Elle ne se joue plus seulement avec des chars et des drones, mais aussi dans les chancelleries, les forums multilatéraux et l’opinion publique internationale.
Pour Netanyahou, le défi est désormais de savoir s’il saura transformer ses succès militaires en leviers diplomatiques ou s’il continuera une fuite en avant militaire qui risque de réduire encore son espace politique.
La France et le Royaume-Uni, membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, doivent peser de tout leur poids — même en cas de veto américain — pour proposer des résolutions audacieuses favorisant la désescalade.
Le plan de paix franco-saoudien en est un exemple, dont l’objectif est de forcer Netanyahou à négocier avec un interlocuteur légitime — l’Autorité palestinienne — aujourd’hui reconnu en tant qu’État par 157 pays.
Même si un tel veto reste probable, Donald Trump, président imprévisible, pas fondamentalement belliciste et désireux de recevoir le prix Nobel de la Paix en parachevant les Accords d’Abraham, pourrait être sensible à certains arguments, surtout économiques.
Doutant de l’efficacité de la protection américaine, les États du Golfe pourraient faire peser la menace d’un désinvestissement de leurs fonds souverains extrêmement riches, nuisant ainsi aux intérêts non seulement liés à Israël mais aussi aux États-Unis. Trump s’est montré très mécontent concernant l’attaque au Qatar et, proche des dirigeants saoudiens, il pourrait exercer une pression décisive sur Israël, une fois la menace nucléaire iranienne écartée à ses yeux. Désormais unique membre du Conseil de Sécurité à ne pas reconnaître l’État palestinien, les États-Unis disposent d’un levier de poids pour empêcher Israël de poursuivre ses initiatives militaires unilatérales.
En Israël, l’opinion publique pourrait quant à elle jouer un rôle clef.
Alors que l’extrême droite s’enferme dans une spirale de destruction totale à Gaza et de conquête en Cisjordanie, la prise de conscience qu’Israël est en train de perdre la guerre pour l’opinion publique mondiale pourrait provoquer un sursaut.
Car les pays des BRICS élargis ou du Sud global ne sont plus les seuls à ne pas accepter la politique de Netanyahou au Proche-Orient et la violence contre les Palestiniens. Ces préoccupations s’installent désormais durablement aussi dans de plus en plus de pays amis en Europe.
Partout dans le monde, une jeunesse très éduquée et révoltée par la politique du gouvernement Netanyahou se mobilise ; parmi elle existent certes des éléments antisémites mais, dans sa vaste majorité, elle est indignée par les crimes de guerre contre les Palestiniens et leur souffrance : parmi elle se trouvent les élites politiques de nombreux pays de demain.
Peut-être les Israéliens se rendront-ils compte qu’ils sont actuellement en train de compromettre sérieusement leur avenir sur la scène mondiale. Un tel réveil permettrait peut-être de vraiment stabiliser la région avant qu’un Bellum Aeternum ne s’installe définitivement — une guerre sans fin dont ils risqueraient eux aussi de devenir les victimes.
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14.09.2025 à 19:54
Matheo Malik
« L'Ukraine est en train de quitter un monde dangereux : le monde russe. »
Comment la longue durée peut-elle aider à comprendre la guerre ?
Pour l’historien et intellectuel ukrainien Yaroslav Hrytsak, auteur de Ukraine. The Forging of a Nation, l’atrocité de l’agression de Poutine est en train d’opérer une transformation profonde : l’expérience de la violence et l’aspiration à la liberté façonnent un pays qui se construit par la résistance.
L’article La très longue guerre d’Ukraine et la naissance d’une nation : conversation avec l’historien Yaroslav Hrytsak est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Cet entretien, mené à Lviv au quatrième été de la guerre, clôt l’enquête au long cours de Fabrice Deprez sur la résistance ukrainienne « Portrait d’un pays déchiré — qui résiste ».
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Vivre en Ukraine aujourd’hui, c’est être pris dans une montagne russe émotionnelle — en permanence.
Comme tout Ukrainien, je me sens tantôt déprimé, tantôt optimiste en fonction des circonstances.
Comme tout Ukrainien, je fais de mon mieux pour voir les choses du bon côté : ne pas laisser la déprime s’imposer doit faire partie de notre stratégie.
Mais en tant qu’historien, c’est peut-être plus facile pour moi que pour beaucoup de mes concitoyens. Mon métier me donne le sens de la longue durée. Vues sous cet angle, les choses sont, je pense, favorables à l’Ukraine.
Avec cette guerre, l’Ukraine est en train de quitter un monde dangereux : le monde russe.
Le fameux rousskiy mir dont parle Poutine à longueur de discours.
Je sais que beaucoup en Occident sont aveuglés par la beauté de la culture russe ; ce filtre les rend aveugles à l’autre face : une culture de violence, qui suit les Russes du berceau jusqu’au cercueil et qui domine ce monde.
Or l’Ukraine vit dans ce monde, dans cet espace.
Pour nous, la chance historique de rejoindre l’espace européen n’est pas importante simplement parce que l’Union possède un bien meilleur niveau de vie et une stabilité — c’est aussi parce qu’il s’agit d’une région du monde où la violence a été réduite à un niveau tolérable.
Ne pas laisser la déprime s’imposer doit faire partie de notre stratégie.
Yaroslav Hrytsak
Nous savons à quel point la vie dans ce continent a pu être sanglante, combien de guerres l’ont déchiré. Mais on peut aujourd’hui difficilement imaginer une guerre entre la France et l’Allemagne ou entre la France et la Grande-Bretagne. C’est la plus grande réussite de ce projet. Elle est souvent sous-estimée. Et c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec l’Ukraine : je vois cette guerre comme une ultime tentative, une tentative finale de la Russie pour garder l’Ukraine sous son emprise. Le moment que nous vivons est celui où l’Ukraine affirme qu’elle veut quitter cet espace.
En termes démographiques, les pertes de l’Ukraine dans cette guerre sont déjà comparables à celles de notre pays pendant la Deuxième Guerre mondiale. Par chance, la majorité de ceux qui ne sont plus en Ukraine sont toujours vivants. Mais toujours est-il qu’ils ne sont pas là. L’Ukraine a perdu entre 25 et 30 % de sa population : c’est un chiffre vertigineux, qui vous donne une idée de la crise à laquelle nous faisons face.
Mais la guerre est aussi une période d’opportunités. Dans certains domaines, j’observe ainsi des transformations profondes.
Deux questions ont longtemps déchiré l’Ukraine : la langue et la question mémorielle.
Une partie de la population, notamment dans l’Est, avait une certaine sympathie — ou une empathie pourrait-on dire — pour la Russie, la culture russe. Cette réalité entraînait un débat important sur le statut de la culture et de la langue russes. Ce n’est plus le cas. C’est en partie dû au fait que nous avons perdu des territoires en Crimée et dans le Donbass, mais cela s’explique aussi par la réaction à l’agression de Poutine et notamment, de façon très concrète, à ses bombardements.
Prenez Odessa, une ville russophone. Aujourd’hui, cela nous semble évident, mais l’on n’aurait jamais imaginé que la statue de Catherine la Grande pût être retirée alors même qu’elle est considérée comme la fondatrice de la ville. Cela s’est fait pourtant sans protestations.
Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de problèmes : la question linguistique est encore un sujet. Mais en temps de guerre, la question du statut de la langue russe n’est plus sur la table — personne n’ira en débattre.
Le bâtiment où nous nous trouvons actuellement, sur le campus de l’Université catholique de Lviv, est un endroit particulièrement sûr.
Pourtant, si vous tournez votre regard dans le hall, tout près de l’entrée, la première chose que vous voyez est un tableau avec les noms des étudiants et des enseignants tués durant la guerre. Il y a plusieurs douzaines de lignes.
Il y a environ un an, l’une de mes étudiantes est morte avec sa mère et ses deux sœurs dans une frappe russe. Seul le père a survécu. Nous continuons à perdre des gens — et je ne parle pas seulement de ceux qui sont au front. Le sentiment constant de perte. Plus loin, en sortant de l’université, le cimetière s’agrandit constamment.
L’Ukraine a perdu entre 25 et 30 % de sa population : c’est un chiffre vertigineux, qui vous donne une idée de la crise à laquelle nous faisons face.
Yaroslav Hrytsak
Dans le deuil, nous avons pris conscience de la beauté de ce pays.
Je me rappelle d’une discussion avec un officier aujourd’hui dans l’armée mais qui avait commencé dans les manifestations sur la place Maïdan. Il est désormais stationné dans le nord du Donbass. Je lui demandais ce qu’il ferait lorsque la guerre serait enfin terminée. Il me dit qu’il emmènerait sa femme et ses deux enfants en vacances dans le Donbass — précisément là où il était posté — parce qu’il n’avait jamais pris conscience à quel point la région était belle.
Oui. La guerre d’agression de Poutine a commencé par une tentative de Blitzkrieg. Si ce terme date de la Deuxième, la Première Guerre mondiale avait aussi démarré par une tentative de guerre rapide qui s’est transformée en une longue guerre de quatre ans. Nous sommes aujourd’hui dans la quatrième année.
Il y a toutefois une importante nuance : notre guerre, ce sont les tranchées plus les drones. La technologie a changé mais n’a pas réussi à transformer ce conflit en guerre de mouvement : il n’y a pas de percée, la ligne de front bouge lentement — certaines personnes ont calculé qu’il faudrait 100 ans à l’armée russe pour atteindre Kyiv à rythme constant.
La deuxième différence c’est l’échelle : nous n’avons en Ukraine pas d’opérations de très grande ampleur et de batailles impliquant des centaines de milliers d’hommes.
Nous sommes dans une guerre d’attrition, avec une logique différente : la défaite n’est pas définie sur le champ de bataille mais par l’opinion publique. Et la victoire dépendra de la capacité de la société à supporter le fardeau de la guerre. On sait désormais que cette guerre ne s’arrêtera pas en raison d’une victoire militaire mais par l’effondrement d’un côté ou de l’autre. Ceux qui ne pourront en supporter le coût s’effondreront — et ce sera la fin.
Entre la Russie et l’Ukraine, la question est, au fond, assez simple : qui s’effondrera en premier ?
Je suis optimiste : malgré les pertes, malgré les tensions, l’Ukraine ne s’effondre pas et pourrait encore tenir des mois, si ce n’est des années. Nous sommes dans une guerre très longue : une trêve est peut-être possible à court terme — mais pas la fin de la guerre.
Cela relève de quelque chose d’irrationnel qu’il est difficile de décrire.
Essayons tout de même.
Tout d’abord, les études historiques montrent que les sociétés qui ont une expérience de violence prolongée se montrent plus résilientes. L’Ukraine a cette expérience. Ce qu’elle a connu pendant une grande partie du XXe siècle l’aide, d’une certaine manière, à tenir. La survie est dans les mémoires de la majorité des Ukrainiens.
Mais la résistance de l’Ukraine repose aussi de manière très concrète sur une minorité de membres de la société civile issus de la classe moyenne urbaine. La première génération de ceux-là n’avait pas connu la violence ; la nouvelle génération la connaît : cette minorité décisive s’organise et se bat pour sa liberté.
Entre la Russie et l’Ukraine, la question est, au fond, assez simple : qui s’effondrera en premier ?
Yaroslav Hrytsak
Je suis très prudent à ce sujet. Je me renseigne auprès d’experts, je les écoute, et la plupart d’entre eux disent que l’Ukraine peut tenir au moins six mois, si ce n’est plus longtemps. Nous ne savons pas vraiment. Nos perspectives et nos horizons sont très limités…
Mais mon instinct me dit autre chose : qu’il y a dans cette résistance quelque chose qui dépasse complètement notre compréhension.
Je ne dis pas qu’un effondrement est impossible — il est toujours possible — mais il est impossible à prédire.
Même si notre destin dépend toujours beaucoup de nos alliés, nous pouvons toujours empêcher notre propre effondrement.
C’est une idée fausse, et dangereuse.
L’Ukraine n’est pas surhumaine, mais elle vous fait gagner du temps. Et la question est de savoir de combien de temps vous avez besoin pour vous transformer, changer radicalement vos méthodes, surmonter l’inertie d’une époque révolue.
La réconciliation franco-allemande fut la pierre angulaire de la construction de l’Union européenne.
Cette idée avait émergé pendant la guerre mais le critère central était qu’elle se fasse après Hitler. C’était un point crucial pour pouvoir penser à l’avenir — on ne peut guère envisager le futur avec un voisin belliqueux qui se considère en guerre éternelle contre vous.
Nous devons donc penser à la réconciliation entre la Russie et l’Ukraine — mais cela doit se faire sans Poutine. Nous devrons travailler avec ceux qui viendront après lui tout en étant conscients qu’il n’y aura probablement pas d’opposition démocratique. Il y aura sans doute après lui quelqu’un venant de son cercle proche — comme il y a eu Khrouchtchev après Staline.
Je pense qu’il faudra aussi attendre l’émergence d’une population qui aura une expérience différente du processus de démocratisation et qui sera capable de poser des questions difficiles à ses parents — exactement comme dans l’Allemagne dénazifiée.
Deux conditions préalables, donc, pourraient ouvrir la voie d’une réconciliation : une Russie sans Poutine ; et une nouvelle génération de Russes.
La principale différence entre la Russie et l’Ukraine ne réside pas dans la langue ou la religion — à cet égard, ces deux pays ne sont pas particulièrement similaires, mais pas particulièrement différents non plus.
La principale différence réside dans leurs conceptions de la liberté et dans leurs traditions politiques respectives.
L’historien britannique Timothy Garton Ash fait remarquer que, dans la langue ukrainienne, le mot Volya a deux sens, celui de « liberté » et celui de « volonté » — le désir de liberté. Il me semble que c’est un excellent condensé de l’esprit ukrainien : un pays attaché à sa liberté mais qui a aussi la volonté de sauvegarder cette liberté. C’est un sentiment très européen, très occidental — pour moi, l’idée de liberté est clairement un concept de la pensée politique occidentale. C’est ce qui fait à mon sens de l’Ukraine un pays véritablement européen.
Nous pouvons toujours empêcher notre propre effondrement.
Yaroslav Hrytsak
La liberté dont nous jouissons est le revers de la médaille de la violence. Fondamentalement, ce qui est en jeu, c’est le dirigeant et les limites posées à son pouvoir. Malheureusement, très souvent dans l’histoire russe, nous assistons à l’émergence d’un régime ou d’un dirigeant dont le pouvoir n’est ni limité ni contesté.
L’Ukraine est souvent considérée comme étant à l’ombre de l’histoire et de la culture russes. D’un point de vue historique, c’est faux.
Le fait russe est relativement moderne en Ukraine et n’a jamais eu, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, d’impact sur l’ensemble du pays.
Pendant la majeure partie de son histoire, l’Ukraine a été beaucoup plus liée à l’Occident — quel que soit le sens qu’on donne à ce terme bien imparfait — qu’à la Russie.
Je ne prendrai qu’un exemple parlant. Quelle était la principale différence entre les princes de la Rus’ de Kiev et les dirigeants moscovites ? La plupart des mariages des princes de la Rus’ de Kiev furent conclus avec l’Europe : la France, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suède, la Hongrie, la Pologne. Les stratégies matrimoniales de l’aristocratie de la Rus’ de Kiev étaient donc très enracinées dans l’Europe de l’époque.
Or pour une série de raisons — mais essentiellement du fait de sa géographie — la Russie ne l’était pas, au moins jusqu’à Pierre le Grand.
L’idée d’un dirigeant qui exercerait ses pouvoirs sans limites était tout à fait étrangère à l’Ukraine. Et cette mémoire historique a été largement codifiée dans la littérature du XIXe siècle. Lisez Shevchenko et les grands poètes ukrainiens : ils critiquent la Russie non pas à cause de la langue — mais parce que celle-ci a privé les Ukrainiens de leur liberté.
L’article La très longue guerre d’Ukraine et la naissance d’une nation : conversation avec l’historien Yaroslav Hrytsak est apparu en premier sur Le Grand Continent.
27.08.2025 à 06:00
Matheo Malik
« En fait, nous sommes pris en otages entre deux empires. »
Dans un pays sonné par la guerre et qui se bat pour sa liberté, les voix s’élèvent : Serhii à la radio, Oksana dans une revue intellectuelle, Anastasia dans une petite salle de théâtre ou Maria et quelques autres sur Facebook.
D'un été en Ukraine, pour prendre le pouls d'une société en guerre, Fabrice Deprez sélectionne des choses vues — et entendues.
L’article Parler contre Poutine : les voix de la résistance ukrainienne est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Le texte suivant est un simple extrait d’une émission de radio diffusée sur Suspilne, la télévision et radio publique ukrainienne. « Héros » donne la parole à des soldats ukrainiens, et cette émission en particulier fut diffusée au mois de juillet. Je l’écoutais en quittant Kharkiv, en route vers Izioum, ville occupée plusieurs mois par l’armée russe et qui porte encore les séquelles de cette période. Serhii Douplyak est colonel dans le service des garde-frontières — qui combat sur la ligne de front — et engagé depuis 2014.
La motivation du soldat est [aujourd’hui] complètement différente. Quand les événements de 2014 se sont produits — la capture de territoires dans les régions de Louhansk et de Donetsk — pour beaucoup cela paraissait trop lointain. Ils pensaient : qu’ils restent là-bas, c’est loin. Nous, à Kyiv, à Khmelnytskyi, à Lviv, cela ne nous atteindra pas. Mais quand la menace est arrivée, quand elle était déjà près de Kyiv, près de Jytomyr, quand on creusait des tranchées près de Lviv, chacun a compris que ce n’était pas quelque chose de lointain, que cela pouvait arriver dès aujourd’hui. Alors, un peu, l’attitude des gens envers la guerre, envers la Russie et leurs actions a changé. (…)
Il est improbable que nous récupérions notre territoire seulement grâce à la bonne volonté des Russes et aux négociations. C’est pourquoi il faut se préparer et défendre notre terre, aider les gars qui, en ce moment, mènent des missions de combat, qui stoppent cette offensive. Nous devons tous comprendre que ces gars, qui sont maintenant en première ligne, ont eux aussi besoin de relève et qu’ils ont aussi besoin d’un peu de repos. (…)
On peut obtenir la victoire. Mais il nous faut la consolidation de toute notre société civile autour de cette victoire, la préparation à la résistance, la poursuite des combats. Même si certains ne sont pas des militaires, ils accomplissent eux aussi des tâches importantes ici, à l’arrière, mais chacun doit être capable, à tout moment, de se lever pour défendre [le pays]. Cela ne sera jamais de trop, car personne ne sait ce qui va arriver, ni si ce que nous vivons maintenant est le pire. Cela peut toujours être pire, même si, évidemment, on ne le souhaite pas. Mais nous devons être prêts, nous devons nous préparer. Soit nous défendons notre terre, soit nous restons un peuple sans terre, sans patrie. On peut fuir à l’étranger. Mais qui nous y attend ? Nos maisons, nos biens, on ne peut pas tout emporter là-bas. Tout le monde ne partira pas. Et si une partie de la population veut fuir à l’étranger, vivre toute sa vie comme réfugié, sans patrie, sans État, recommencer sa vie à zéro…
J’ai rencontré Maria Koutnyakova le 21 février 2022, quelques jours avant le début de l’invasion russe. Elle travaillait alors comme spécialiste en communications à 1991, un accélérateur de start-ups et espace de coworking installé au cœur de Marioupol. La discussion avait été brève, sidérante de banalité au regard de l’horreur que vivra Maria et le reste des habitants de Marioupol quelques jours plus tard. Aujourd’hui réfugiée en Lituanie, Maria a publié le texte suivant sur sa page Facebook le 18 mars dernier, trois ans exactement après les événements qu’elle y raconte. Elle avait alors 30 ans.
Le 18 mars 2022, nous étions dans le village de Melekine, non loin de Marioupol. La veille, nous y étions arrivés à pied et puis en voiture. À ce moment-là, des milliers d’habitants de Marioupol avaient déjà réussi à fuir la ville assiégée et bombardée par l’armée russe. Toutes les bases de loisirs, camps d’été, datchas et maisons villageoises étaient occupés.
Tout le monde se rendait à l’école et au conseil municipal. Il y avait des centaines de personnes à l’école : certains sortaient propres de leurs voitures, d’autres portaient des vestes brûlées et des vêtements sales. Les gens avec des enfants, des animaux, des valises. Surtout, il y avait du réseau ! Et aussi l’opportunité de recharger les téléphones. Cela semblait un miracle, car nous n’avions alors aucune nouvelle. Dans le vestibule, il y avait deux files, une pour brancher les téléphones et l’autre pour accéder à la cantine scolaire. À ce moment-là, nous n’avions pas bien mangé depuis le 10 mars, plus d’une semaine avec des rations froides et une eau limitée.
On nous a donné une assiette de ragoût, et aux robinets des toilettes, on pouvait remplir de l’eau froide. J’avais l’impression d’être au paradis. On pouvait même se laver les mains et le visage. Mais un bruit s’est fait entendre : il s’est avéré que la nourriture n’était pas distribuée à tout le monde, mais seulement à ceux qui payaient.
Un homme en civil est entré dans l’école, c’était un fonctionnaire local ou déjà un Russe. Il nous a tous ordonné de monter dans les bus pour Rostov [en Russie, ndlr], garés sur le parking. Immédiatement, nous avons compris pourquoi la directrice demandait aux gens de sortir. Certains ont couru directement vers les voitures, d’autres ont catégoriquement refusé, et certains se consultaient et hésitaient.
Nous (moi, ma mère, ma sœur et nos voisins) comprenions que nous ne pouvions pas aller à Rostov. Cela pouvait être un aller simple, mais où allions-nous dormir ? Dans la rue, dans le froid ? Alors nous avons commencé à téléphoner à tout le monde. J’ai ouvert la liste des contacts sur mon téléphone et j’ai commencé à appeler chacun par ordre alphabétique. Et j’ai réussi à contacter Tanya, qui nous a sauvés (je raconterai cela plus tard).
Pour une raison quelconque, je me suis bien rappelée cette directrice à la voix désagréable, qui se querellait à cause du ragoût et des meubles. Ça fait toujours mal quand cette insensibilité vient de nos propres gens. On attend tout des Russes, mais c’est cette pingrerie quotidienne qui touche au vif. Parfois, je me demande ce qu’il est advenu de cette école, si les meubles vont bien, comment va madame la directrice ? Mais je n’ai pas envie de penser trop à ce mal.
À l’école, nous avons rencontré un tas d’inconnus qui nous ont aidé. Une dame âgée a donné à ma sœur un mouchoir parce qu’elle avait le nez qui coulait. Une jeune fille inconnue a partagé un peu de savon liquide, et un homme nous a félicités pour être sortis de la ville en nous offrant une tablette de chocolat. Vous imaginez ce que valait cette tablette à ce moment-là ?
Nous avons aussi rencontré un garçon du théâtre, sa veste déchirée après un bombardement, qui avait un perroquet avec lui ! Sans cage, il était simplement posé sur l’épaule de ce garçon. « Quand ils nous ont frappés, la cage s’est renversée, et j’ai cru qu’elle était morte. Je l’ai appelé, et elle est sortie de nulle part pour se poser sur mon épaule. C’est comme ça que nous sommes venus ensemble ici ».
Je la tenais dans mes mains pendant qu’il faisait la queue à la cantine.
Et même si cette école, ce vacarme effrayant de centaines de personnes perdues, les recherches, les appels et les cris rendent ces souvenirs très inconfortables, je me souviens surtout de ce perroquet dans mes mains — et de l’incroyable Tanya qui avait réussi à nous appeler et nous avait dit : « Masha, ne panique pas. Je vais tout organiser maintenant. » 2
Comment regarder son passé à la lumière de la guerre actuelle ? Cette question continue de traverser la société ukrainienne. Cet extrait d’une interview publiée dans la revue intellectuelle ukrainienne Ukraina Moderna résume particulièrement bien l’une de ces discussions qui entoure à Odessa la figure d’Alexandre Pouchkine. Oksana Dovgopolova est une chercheuse ukrainienne spécialiste des questions de mémoire. Elle répond ici à la question : « Quelles figures ou quels sujets historiques suscitent les plus grands débats ? »
Alexandre Pouchkine et Isaac Babel, ce sont autour de ces deux figures que se concentrent les débats les plus vifs. Le « Pouchkinopad » (la « chute des Pouchkines ») s’est bien sûr déroulé dans toute l’Ukraine depuis 2022 (il avait commencé plus tôt, mais c’est en 2022 qu’il a pris une ampleur massive). Odessa a besoin d’une réévaluation de la figure de Pouchkine, parce qu’en réalité, des arguments rationnels sont avancés des deux côtés. Le monument à Pouchkine à Odessa n’a pas été érigé par le pouvoir soviétique. C’est le cas, par exemple, du monument à Moukachevo, dont on ne sait pas très bien comment il s’est retrouvé là. Quand on voit Pouchkine à Moukachevo, on comprend que c’est un marquage clair de l’espace par le pouvoir soviétique.
Le monument de Pouchkine existe à Odessa depuis 1889, il avait été érigé avant la révolution des bolcheviks. Tout ce qui existait avant la révolution est considéré par la plupart des habitants d’Odessa comme plus naturel. Cette position était propre au public de la ville depuis l’époque soviétique : les habitants d’Odessa distinguaient et considéraient comme « normale » toute chose existant avant 1917. Ce paradigme continue de fonctionner. Dans cette optique, le monument à Pouchkine, érigé bien avant les bolcheviks, est perçu comme « bon ».
Il existe une légende selon laquelle les habitants de la ville ont eux-mêmes collecté de l’argent pour le monument, car les municipalités n’avaient pas fourni les ressources suffisantes. D’ailleurs, un des schémas récurrents de la mythologie urbaine d’Odessa est la conviction que la ville est faite par les gens, et non par les autorités. C’est pourquoi les gens défendent ce monument et disent qu’il est beau. D’ailleurs, il a été fabriqué à Odessa, et il existe de nombreuses histoires sur qui ont réalisé, par exemple, les fontaines et d’autres éléments du monument. Cela est étroitement lié à l’histoire de l’économie et de l’éducation à Odessa, c’est pourquoi les habitants protègent ces marqueurs de l’espace urbain.
D’un autre côté, la position de ceux qui disent qu’il est aujourd’hui impossible de conserver le monument à Pouchkine dans l’espace de n’importe quelle ville ukrainienne — peu importe comment il y est apparu — est tout à fait compréhensible, car il s’agit d’un marquage du pouvoir impérial soviétique et russe. Malheureusement, tout objet dans l’espace public continue d’être perçu exclusivement dans le contexte de la glorification d’un régime donné. L’idée qu’il soit possible de requalifier un objet n’existe pas — il n’y a pas d’exemples réussis. Et les gens ne parviennent pas à trouver une position commune parce que leurs points de vue diffèrent fondamentalement.
En Ukraine, Maria Berlinska est une personnalité connue et clivante. Surnommée par les médias la « mère des drones » en raison du rôle qu’elle a joué depuis 2014 dans le déploiement de cette nouvelle arme au sein de l’armée, elle s’exprime depuis régulièrement pour critiquer ce qu’elle voit comme l’aveuglement de l’État, dans un discours marqué par l’amertume de quelqu’un qui pense avoir été trop longtemps ignoré.
Elle est une représentante marquante de cette société civilo-militaire qui s’est déployée en marge de l’État pour mieux soutenir l’armée. Ce texte, l’un de ceux qu’elle publie régulièrement sur sa page Facebook, a été posté au moment où débutait à la Maison-Blanche la dernière rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky.
Je ne me considère pas comme une experte en politique internationale. Mais la situation dans laquelle on tente de nous placer est manifestement sans issue. En substance, on nous propose une paix temporaire au prix de nos intérêts.
« Renoncez à votre territoire, remettez à la Russie les millions de personnes qui vivent dans les territoires occupés, et alors, peut-être, vous aurez un long répit. Mais ce n’est pas certain. » La paix vous est garantie par une parole qui, en réalité, comme l’a montré le mémorandum de Budapest, ne garantit rien.
Où est aujourd’hui Clinton, qui était alors le garant en tant que président des États-Unis ?
Eh bien voilà. Nous garantissons que nous ne garantissons rien. Mais les soldats américains ont tout de même déroulé le tapis rouge, ils se sont inclinés devant un dictateur maniaque. Le leader du monde libre a serré la main du dictateur.
Et ce leader veut vraiment se faire passer pour un artisan de la paix. Pour mettre fin à une guerre qui n’aurait même pas commencé sous son mandat ! (Nous passerons sous silence le fait qu’elle était déjà en cours lors de son premier mandat.) Alors, cédez vos intérêts. Sinon, vous risquez de vous retrouver sans l’aide américaine. Tout court.
Je ne suis pas enthousiasmée par bon nombre des décisions de nos dirigeants militaires et politiques.
Mais en ce moment, je souhaite sincèrement qu’ils réussissent.
Je n’envie pas notre président en ce moment. À ce moment historique, je ne voudrais certainement pas être à sa place. En fait, nous sommes pris en otages entre deux empires. Il ne faut pas oublier non plus les intérêts de l’Union et de la Chine dans ce jeu.
J’espère que nous ne nous laisserons pas battre. J’espère que nous résisterons à ce coup.
P.S. Les prévisions sont un exercice périlleux, mais je suppose prudemment qu’ils tenteront de geler le conflit sur la ligne de front actuelle. En même temps, il n’est pas certain que cela suffise à Poutine. Il exigera également les territoires inclus dans la constitution russe. Pour nous, cela est bien sûr inacceptable. Poutine continuera donc à prolonger la guerre et rejettera la responsabilité de l’« intransigeance » sur l’Ukraine.
C’est une guerre d’usure, et qui craquera le premier ? Si la société se consolide suffisamment, nous avons une chance de résister. Et de voir la Russie s’effondrer. 3
18 août 2025
Diana Berg est une célèbre activiste culturelle de Marioupol. En mars 2022, elle avait échappé au siège de sa ville. Trois ans plus tard, le 18 août, elle se trouvait avec plusieurs centaines d’autres personnes sur la place de l’Indépendance à Kyiv pour un hommage à David Chichkan, artiste anarchiste de 39 ans engagé volontaire dans l’armée ukrainienne tué au front cet été. La cérémonie s’est déroulée au milieu des drapeaux rouges et noir de l’anarchisme et arc-en-ciel de la cause LGBT. Elle a été suivie d’une brève altercation avec un néo-nazi russe engagé au sein de l’armée ukrainienne et qui a tenté d’arracher l’un des drapeaux LGBT. Diana Berg raconte ce moment surréaliste qui est aussi une mise en abyme de l’Ukraine en guerre.
Nous avons fait nos adieux à David Chichkan. Il y avait tout le monde : des anarchistes, des soldats, des artistes, des activistes, des politiciens, des créateurs de tous horizons, des antifascistes, des patriotes, des gens de gauche et de droite.
Alors que l’on quittait la place pour se rendre au cimetière de Baïkove, quelque chose d’incroyable s’est produit.
Maksym Nakonechny et Viktor Pylypenko, qui tenaient des drapeaux arc-en-ciel, ont été attaqués par derrière par un groupe de militaires du RDK [Corps des volontaires russes, une unité de l’armée ukrainienne composée de volontaires russes, ndlr].
Ils n’étaient pas présents aux funérailles, ils passaient simplement par là et ont décidé de s’attaquer au drapeau LGBT.
Une bagarre a éclaté entre les militaires russes d’extrême droite du RDK et le vétéran gay, tandis que des anarchistes de gauche passaient par là et ont mis fin à la bagarre en aspergeant tout le monde de lacrymo.
Cela ne pouvait arriver que lors des funérailles de David Chichkan. Je pense que cela devait arriver, comme une métaphore de sa vie, de son combat et de son art.
Gloire éternelle au héros. 4
Ce texte est un court extrait de Babyonki, pièce de théâtre jouée cette année par la troupe de théâtre « Ocheret », basée à Kharkiv. La pièce a été écrite par Andriy Nesmyan, soldat et mari d’Anastasia, que j’évoque dans les deux récits de ce dossier. Babyonki est un dialogue de femmes plongées dans la guerre.
Assises devant le porche d’un immeuble, elles se racontent leur vie : les trajets à Kramatorsk pour aller voir un mari au front, l’expérience d’une infirmière au début de la guerre, la peur et la frustration des nouvelles intermittentes… et la mobilisation — cette tension que j’évoque dans le deuxième épisode de cette série, ici racontée avec une franchise presque impertinente.
*
Une voix dans l’obscurité : « Bon, mais doucement, les gens dorment. Hé, les gars, vous allez où ? »
La lumière rouge s’éteint. Poivrot 1 et Poivrot 2 sortent en courant de l’ombre. Ils tombent sur un uniforme et prennent peur.
Poivrot 1 : Bonsoir. C’est quoi ça ?
Sveta (prend la lampe de poche et éclaire leur visage par en dessous) : Mobilisation.
Les poivrots prennent peur.
Olia : Sveta, arrête, aie pitié des gars !
Poivrot 2 : Mais vous voyez bien qu’on boit, qui va nous prendre ? On est, comment dire, des moins que rien, infirmes.
Sveta : Ce n’est pas une question d’être apte ou pas. C’est une question d’assembler le col au revers.
Poivrot 1 : Quoi ?
Sveta : C’est simple. Pour un bon gars, l’armée est comme une mère, pour un mauvais, c’est comme une belle-mère.
Poivrot 1 : Laisse tomber, c’est…
Sveta : Ne me « c’est » pas. Pendant que l’ennemi étudie les cartes des batailles, nous, on modifie les paysages — à la main, en plus.
Poivrot 1 : Comment ça ?
Sveta : Ils te diront ça : si tu ne t’engages pas, on perd la guerre, et toi, ils vont t’embarquer dans une toute autre armée.
Poivrot 1 : Mobilise-toi toi-même, c’est de la manip.
Sveta : Ça fait deux ans que je trime, à ton tour, beau gosse.
Poivrot 2 : Quel beau gosse ? Regarde-le ! C’est juste un dev C++… (Poivrot 1 lui donne un coup de coude) enfin, un balayeur, ouais, un balayeur. Non, même pas — ils l’ont viré du service de nettoyage parce qu’il picolait trop.
Sveta : Et dis-moi, il a commencé à picoler à quel moment ? 2021, quand il soulevait ses 100 kilos au développé-couché, ou y a six mois, quand il essayait de draguer Katia avec sa Panamera pourrie ?
Poivrot 2 : Oh, Sveta…
Sveta : (se lève, s’approche d’eux) Bon, les garçons, arrêtez un peu… (Elle prend les Poivrots par les épaules et les place de façon que l’uniforme tombe bien sur eux. Puis elle pose les manches des vareuses sur leurs épaules.)
Poivrot 2 : Putain.
Poivrot 1 : Allez, merde.
Olia : Sveta, ça suffit de foutre ce cirque. On est tous du même quartier, non ? Pourquoi les gens ne pourraient pas s’asseoir avec nous ?
Les Poivrots s’asseyent près d’Olia.
Sveta : J’sais pas, moi… Quand je suis partie à la guerre…
Poivrot 2 : Quand t’es partie à la guerre, c’est mon service qui vous a payé un minibus pour les évacs.
Poivrot 1 : Chacun son front — voilà le mien.
Sveta : Propulsion arrière ?
Poivrot 1 : Le front ?
Sveta : Ton minibus. Il était à propulsion arrière. Et après, j’ai dû y remettre autant de thunes que toi.
Dacha : Ça suffit, Sveta. Olia a raison. On vient tous du même quartier, on était tous au même lycée. On peut pas discuter normalement ?
Sveta : Toi, t’es pas neutre, tu le sais bien.
Dacha : Oh, ça, c’était en terminale.
Poivrot 2 : En première, plutôt.
Dacha : Sérieux, tu t’en rappelles encore ?
Olia : Mais oui ! Vous étiez collés l’un à l’autre ! Jusqu’au bal de fin d’année !
Dacha : (rit) C’est vrai, ça.
Poivrot 2 : (à voix basse, à Dacha) Tu te rappelles quand on s’est fait choper en train de fumer dans les chiottes ?
Dacha : (rire étouffé) Ouais… Heureusement qu’on avait eu le temps de se rhabiller.
(Dacha et Poivrot 2 éclatent de rire.)
Katia : T’étais canon à l’école, toi ! Et ça, tu l’as trouvé où ?
Poivrot 2 : Chez mon père. On essaie de pas trop se faire voir, vous savez bien… Y a des mecs qu’on réquisitionne vite, par les temps qui courent. (il lance un regard vers Sveta)
Sveta : Allez, arrête… Tu vis dans un pays en guerre !
Poivrot 1 : Oh, pendant la Première et la Seconde, les frontières n’étaient pas vraiment fermées. Sauf en URSS. Et là-bas, elles l’étaient tout le temps.
Olia : C’est vrai, Sveta. Tout le monde n’est pas obligé d’aller au front.
Poivrot 2 : Moi, je vis ici, je paie mes impôts, et on me laisse en paix. C’est toujours comme ça que ça a marché. J’ai étudié, j’ai bossé, j’ai tout sacrifié, collé à mon écran des nuits entières… juste pour vivre tranquille, un jour. C’est trop demander ?
Katia : Franchement, je pense pareil. Chacun son chemin, pas besoin de négatif.
Poivrot 1 : On voulait s’engager, au début. Mais le premier jour, on nous a renvoyés. Après, tout s’est enchaîné… Et maintenant, vous savez très bien comme l’armée est pourrie, avec la corruption et tout. Ici, au moins, je sers à quelque chose : j’empêche l’économie de s’effondrer.
Poivrot 2 : Alors écoutez, on reprend cette discussion dans de meilleures conditions : on sort des trucs à boire, à manger, et on continue.
L’article Parler contre Poutine : les voix de la résistance ukrainienne est apparu en premier sur Le Grand Continent.
25.08.2025 à 18:55
Matheo Malik
Pour la diplomatie ukrainienne, gérer Donald Trump est un exercice délicat.
Dans un été marqué par la mise en scène spectaculaire des négociations avec la Russie de Poutine, nous rencontrons le chef de mission de l’Ukraine auprès de l’Union européenne.
Vsevolod Chentsov en est convaincu : l’Ukraine et l’Europe sont en position de force.
L’article « Nous pouvons créer une force à laquelle la Russie ne pourra pas faire face », une conversation avec l’ambassadeur ukrainien à Bruxelles est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Une nouvelle dynamique et un nouvel élan se dessinent, qui ne reposent pas uniquement sur des discours, mais aussi sur des actions concrètes.
La délégation européenne qui a accompagné le président Zelensky à Washington a envoyé un signal fort de soutien et a montré la grande coordination des Européens avant même la tenue de la réunion. L’accent mis sur les garanties de sécurité et le suivi immédiat des modalités opérationnelles ont donné un nouvel élan aux négociations et au règlement de paix qui pourrait en découler.
Les États-Unis et l’Europe, conjointement avec l’Ukraine, ont sanctuarisé la nécessité de mettre fin aux tueries et de contenir la Russie, car il est clair que ce régime ne changera pas son comportement.
Il n’y a aucune confiance à avoir en Poutine et il n’y aura pas de nouveau Yalta — l’Ukraine n’acceptera jamais d’être incluse dans une nouvelle sphère d’influence. La seule façon de sortir de cette situation est de veiller à limiter la capacité de la Russie à poursuivre la guerre : cela implique de réduire ses ressources financières.
Les commentaires de Donald Trump critiquant l’approche du président Biden selon laquelle l’Ukraine resterait principalement sur la défensive suggèrent que sa réticence à fournir certaines armes à l’Ukraine pourrait s’estomper 5 — surtout si la Russie continue de montrer qu’elle n’est pas intéressée par des négociations de paix sérieuses.
Il s’agit là d’un message très important.
Le régime russe s’intéresse à ces négociations pour une raison simple : la dimension économique. La situation intérieure du pays se détériore et l’économie est en piteux état. Le Kremlin considère ces pourparlers comme une occasion d’établir une nouvelle forme de coopération économique avec les États-Unis. Dans le même temps, les Russes continuent de présenter des exigences totalement irréalistes, notamment territoriales, dont ils savent qu’elles ne sont pas acceptables pour entamer des négociations.
Le fait que le président Trump n’ait pas imposé de nouvelles sanctions ne signifie pas qu’il ne le fera pas à l’avenir.
Beaucoup dépendra de la volonté réelle de la Russie d’engager de véritables négociations de paix. Or les exigences qu’elle met pour l’instant sur la table, notamment en matière de garanties de sécurité, qui visent essentiellement à bloquer toute garantie réelle, rendent très difficiles la tenue de vraies discussions.
En ce qui nous concerne, nous avons répété à plusieurs reprises que nous étions prêts à organiser cette réunion et à mettre fin aux tueries. Mais pour y parvenir, nous avons besoin de garanties de sécurité.
En combinant l’expérience opérationnelle de l’Ukraine au combat, notre capacité à produire des armes innovantes et les ressources financières de l’Europe, nous pouvons créer une force à laquelle la Russie ne pourra pas faire face.
Vsevolod Chentsov
C’est assez simple : nous devons comprendre comment l’Ukraine sera protégée contre toute agression future. C’est le facteur le plus important. Il me semble juste — je dirais même logique — de clarifier ce point avant d’aborder toute autre question.
Il me semble prématuré de parler à ce stade de la forme exacte que cela pourrait prendre en termes de structure, car des discussions sont en cours entre les différents partenaires, y compris les États-Unis.
Nous avons mis sur pied une armée très forte et avons considérablement développé notre industrie militaire depuis le début de l’invasion à grande échelle. Il est important pour l’Ukraine de maintenir et de renforcer ses capacités militaires à l’avenir. Notre armée, notre industrie de défense et notre peuple sont la pierre angulaire des garanties de sécurité. Le reste doit venir compléter ces capacités fondamentales. Cela signifie : des armes pour l’Ukraine, des investissements et un soutien à la mise en place d’une dissuasion collective.
Le langage de la force est le seul que la Russie comprenne. Elle ne s’arrêtera que si elle voit une armée forte sur le champ de bataille.
Une armée ukrainienne forte serait également bénéfique pour l’Europe : nous sommes prêts à construire un rempart contre une menace commune.
En combinant l’expérience opérationnelle de l’Ukraine au combat, notre capacité à produire des armes innovantes — il suffit de regarder notre industrie des drones — et les ressources financières que l’Europe a à sa disposition pour augmenter sa production — ce qu’elle devra finir par faire —, nous pouvons créer une force à laquelle la Russie ne pourra pas faire face.
Je ne veux pas spéculer sur la signification de ce type de formule ou de garanties.
Mais soyons clairs : lorsqu’on parle de garanties similaires à celles de l’OTAN, nous entendons un système proche de l’article 5, un accord de défense collective.
Si telle est la définition, alors oui : il devrait y avoir un accord entre l’Ukraine et ses alliés pour établir un nouvel accord de défense comparable à l’article 5.
Ces discussions peuvent avoir lieu de manière bilatérale avec les membres de l’OTAN ou collectivement avec un groupe plus large de pays. Ce qui importe, c’est que nos partenaires montrent un engagement sérieux et définissent clairement le type d’aide qu’ils fournissent maintenant et qu’ils seront prêts à fournir à l’avenir.
Les États-Unis sont un partenaire important et nous souhaitons qu’ils participent à cet effort commun. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls : nos partenaires européens ont également indiqué qu’ils souhaitaient que les États-Unis jouent un rôle de force de soutien.
Avec Poutine, nous avons affaire à une puissance nucléaire agressive. Cela nécessitera la dissuasion la plus forte possible : l’implication des États-Unis aux côtés de nos partenaires européens est la meilleure garantie d’y parvenir — en la combinant avec la force de notre armée.
Je suis toujours étonné de voir à quel point il est facile pour les autres de parler de cession de territoires tant qu’il ne s’agit pas des leurs.
Pour nous, toute reconnaissance juridique visant à contraindre l’Ukraine à accepter des modifications territoriales qui compromettent notre souveraineté est inacceptable.
Le gouvernement ukrainien a fait savoir à ses partenaires que toute discussion visant à mettre fin au conflit devait partir des lignes actuelles. Négocier des territoires avant de connaître les garanties et avant même que des pourparlers de paix sérieux aient commencé, n’est pas une bonne approche.
Entamer des négociations en demandant à l’Ukraine de céder des territoires ne fera que légitimer les revendications de la Russie.
Il n’existe aucun soutien en Ukraine pour céder des territoires ou pour appuyer l’idée que les Ukrainiens russophones auraient besoin de la « protection » de la Russie pour parvenir à la paix.
Quel que soit le scénario, cette question ne peut pas être traitée à la légère : des Ukrainiens sont morts en défendant leur terre et cela doit être reconnu.
Nous voulons mettre fin à la guerre et aux tueries, mais légitimer l’agression de la Russie en cours de route serait inacceptable.
Nous devons saisir toutes les occasions qui se présentent pour mettre fin à la guerre. Mais toute discussion avec la Russie représente un danger si les conditions adéquates ne sont pas réunies pour l’Ukraine. Nous devons négocier en position de force. Et nous en avons la possibilité.
Nous avons une armée forte : ce n’est pas parce que nous endurons beaucoup de souffrances que nous sommes faibles.
À Washington, le président Zelensky a expliqué quelle est la situation réelle sur le terrain : l’idée que la Russie disposerait d’une armée largement supérieure est un mythe, de même l’idée reçue selon laquelle la Russie avancerait désormais rapidement. Nous avons repoussé les tentatives des Russes de percer nos lignes de défense au cours des dernières semaines : il n’y a pas d’avancée russe imminente sur le front.
Entamer des négociations en demandant à l’Ukraine de céder des territoires ne fera que légitimer les revendications de la Russie.
Vsevolod Chentsov
Le président Trump, pour employer son langage, a beaucoup de cartes en main.
Nos partenaires européens peuvent également faire pression sur Moscou en imposant de nouvelles sanctions.
En d’autres termes, soit la Russie s’arrête maintenant, soit les dommages causés par la poursuite de la guerre seront bien plus importants.
Ces images ont été douloureuses pour les Ukrainiens.
Mais elles s’inscrivent dans une séquence plus large qu’il est important de considérer dans son ensemble.
Notons que, dans une démonstration de force, les Américains ont également fait survoler des avions de chasse au-dessus de Poutine en Alaska.
Ils ont indiqué que les pays bénéficiant du pétrole russe bon marché seraient soumis à des droits de douane élevés et le président Zelensky a été reçu aux côtés des Européens à la Maison Blanche immédiatement après. Il faut regarder au-delà des apparences et nous concentrer sur l’opportunité que ces visites peuvent offrir pour parvenir à une paix équitable et mettre fin à la guerre.
Le président Trump a offert à Poutine la possibilité d’engager des discussions sérieuses.
Ce ne serait pas la première fois que la Russie rejette une offre diplomatique : si elle rejetait celle-ci, ce serait un manque d’irrespect envers le président Trump personnellement et envers les efforts des États-Unis pour mettre fin à la guerre.
Et je suis sûr que la Maison Blanche prendra les décisions qui s’imposent si les États-Unis sont méprisés par un nouveau refus après avoir donné à la Russie, l’État agresseur, l’occasion devant le monde entier d’engager de véritables négociations.
L’adhésion à l’Union européenne est l’entreprise la plus transformatrice et la plus aboutie qu’un pays européen puisse entreprendre.
Pour nous, c’est une priorité absolue. C’est notre aspiration politique la plus importante.
Nous sommes un grand pays, nous disposons de nombreux leviers stratégiques — de l’énergie à l’agriculture en passant par les minerais rares. Nous avons contenu la menace russe : nous sommes un garant de la sécurité dans notre région.
Si nous affirmons que l’adhésion est également une garantie de sécurité pour l’Ukraine et à la lumière de la réunion de Washington, il serait illogique de ne pas œuvrer en ce sens. Nous avons l’occasion d’ouvrir la première série de « clusters » de négociation et de faire avancer rapidement les discussions techniques. Une fois cela accompli, la question de l’adhésion à part entière de l’Ukraine deviendra un choix intellectuel et politique pour l’Union. C’est à ce moment-là que la décision devra être prise.
Telle est la bonne séquence pour la discussion et la prise de décision. Cela nécessitera un consensus, nous en sommes bien conscients, mais il s’agit également de décisions politiques auxquelles il faut donner une chance d’aboutir.
Nous avons une armée forte : ce n’est pas parce que nous endurons beaucoup de souffrances que nous sommes faibles.
Vsevolod Chentsov
Au-delà de la guerre, nous sommes confrontés à de nombreux défis. Nous avons à surmonter le lourd héritage historique des pratiques soviétiques et à mettre en place de nouveaux systèmes. Chaque pays rencontre des obstacles en cours de route. Il est naturel, voire normal, de procéder à des ajustements et de corriger le cap si nécessaire.
Cela ne concerne d’ailleurs pas uniquement l’Ukraine. Il y a des pays qui, même après avoir adhéré à l’Union, rencontrent des difficultés en matière de réforme de la justice et de questions liées à l’État de droit. L’important est que l’Ukraine reste sur la bonne voie.
Nous n’avons pas cessé de travailler en étroite collaboration avec la Commission européenne et les États membres. Nous avons écouté leurs préoccupations, suivi leurs conseils et agi en conséquence. En ce qui concerne la réforme des organismes de lutte contre la corruption, cette question a été traitée. Le sujet, désormais, est clos.
Nous ne sommes pas en concurrence avec la Moldavie.
En tant qu’ambassadeur d’Ukraine, il est naturel que je souhaite voir mon pays avancer le mieux et le plus rapidement possible. C’est tout à fait normal. Mais il convient également de noter que c’est l’Ukraine qui a relancé le processus d’élargissement, en lui donnant un nouvel élan et un nouveau sens.
À certains moments, il peut sembler que la Moldavie est dans une meilleure situation et peut avancer un peu plus vite que l’Ukraine. Je dirais que c’est comme dans le sport : quand on travaille en équipe, on se pousse mutuellement vers l’avant et on se soutient les uns les autres.
C’est pourquoi je recommande vivement à la Moldavie de continuer à courir aux côtés de l’Ukraine.
L’Ukraine a déposé sa demande d’adhésion le 28 février, quatre jours après le début de l’invasion à grande échelle. Elle a montré au monde entier qu’un pays en guerre, dans les circonstances les plus difficiles, voyait dans l’Union européenne un symbole d’espoir. Et nous avons redoublé d’efforts depuis.
La Moldavie a déposé sa candidature quelques jours plus tard, sur la base du même principe. Je ne veux pas parler au nom de la Moldavie, mais je pense qu’il est juste de dire qu’elle considère l’adhésion de l’Ukraine comme bénéfique pour elle aussi.
L’ouverture simultanée des négociations sur la première série de « clusters » pour l’Ukraine et la Moldavie constitue une étape cruciale pour une paix durable en Europe. Les deux pays doivent rester unis. L’Ukraine est déterminée à aller de l’avant aux côtés des autres pays candidats avancés à l’adhésion. Tout découplage, en particulier à ce stade — alors qu’une nouvelle dynamique s’est instaurée autour d’éventuelles négociations pour mettre fin à la guerre — enverrait un mauvais signal à la fois à la société ukrainienne et aux citoyens européens.
L’article « Nous pouvons créer une force à laquelle la Russie ne pourra pas faire face », une conversation avec l’ambassadeur ukrainien à Bruxelles est apparu en premier sur Le Grand Continent.
24.08.2025 à 12:46
Matheo Malik
Se mobiliser sans cesser de vivre ; tenir sans passer par l’économie de guerre.
L’Ukraine a une stratégie pour articuler résistance et liberté. Mais face au manque d’hommes — et dans des expériences individuelles marquées par le choix d’accepter ou de refuser d’aller au front — la société se déchire à bas bruit.
Comment Anastasia, Oleksandr ou Ihor vivent-ils ces bouleversements ?
Deuxième volet de l’enquête fleuve de Fabrice Deprez — à lire le jour de l'Indépendance.
L’article Libres de résister : enquête sur la mobilisation en Ukraine est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Pour sortir du spectacle, nous avons décidé de vous proposer une plongée inédite dans la société ukrainienne.
À partir d’aujourd’hui nous publierons une longue enquête en quatre volets signée Fabrice Deprez, qui a été jusqu’au front en Ukraine, et qui revient avec un portrait d’un pays déchiré — qui résiste.
Retrouver ici le premier épisode et abonnez-vous au Grand Continent pour recevoir les prochains et soutenir une enquête de terrain
Assis seul sur un banc du centre-ville ravagé d’Izioum, Oleksandr fait claquer le capuchon de son Zippo. Cela fait huit mois qu’il est entré dans l’armée. Ce jour-là, il profite de quelques jours de repos dans cette ville de l’arrière, occupée un temps par l’armée russe en 2022, avant le retour dans les tranchées, sur la ligne de front.
Oleksandr enchaîne les cigarettes, le regard dans le vide. Il raconte son histoire avec de courtes phrases hachées.
Après tout, elle est parfaitement banale : manutentionnaire de 48 ans en banlieue de Kyiv, il a été attrapé au mois d’octobre à la sortie de son travail par les agents du TTsK — la branche de l’armée chargée de battre le fer de la mobilisation à travers le pays.
Plus de deux ans de guerre et de mobilisation lui avaient laissé le temps d’envisager l’éventualité et de prendre sa décision : « je m’étais déjà dit que je ne me cacherai pas, je ne fuirai pas » se rappelle-t-il.
Son choix fut celui de la résignation : il n’avait pas envie d’aller à la guerre, n’y serait pas allé s’il avait pu, mais n’a pas voulu non plus s’opposer à son devoir.
La suite est, elle aussi, très banale : l’envoi dans un centre réunissant tous les nouveaux mobilisés, une quarantaine de jours de formation de base au métier de soldat, l’envoi vers la célèbre 3ème brigade d’assaut et, enfin, le baptême du feu en janvier dans l’Est de l’Ukraine.
Des périodes d’une dizaine de jours dans les tranchées de première ligne sont suivies d’une poignée de jours de repos qu’Oleksandr met à profit pour lire. Il a terminé Le Maître et Marguerite et vient de sortir d’une librairie avec Anges et Démons de Dan Brown fourré dans sa pochette kaki.
Il a parfois peur, bien sûr « mais c’est normal d’avoir peur… » — Oleksandr tire une bouffée de cigarette — « …le problème, c’est de paniquer ».
En Ukraine, la mobilisation est partout.
Elle est dans les rues, parfois aux sorties de bouches de métro et aux entrées de gares bloquées par les militaires du TTsK.
Dans les discussions et les silences, dans les gestes et les absences, dans les cuisines et dans l’hémicycle du parlement ukrainien.
Sur cette offre d’emploi placardée par une chaîne de pharmacies sur un mur de Kyiv et assurant offrir une exemption au service militaire « aux employés en possession de leurs documents militaires à jour ».
Elle est dans ces vidéos de mobilisation forcée — un pauvre bougre saisi dans la rue par une paire d’hommes cagoulés et jeté dans un fourgon — publiés avec une engourdissante régularité sur les réseaux sociaux.
Elle est dans la difficulté qu’a eu Anastasia, la directrice de la troupe théâtrale de Kharkiv « Ocheret » à trouver qui que ce soit capable de refaire l’installation électrique de leur nouvelle scène, installée dans une ancienne imprimerie industrielle de la ville, alors que la plupart des électriciens de Kharkiv ont déjà été envoyés à l’armée — ou bien se cachent chez eux pour échapper aux imperturbables recruteurs qui ratissent la ville.
Un matin de juillet, elle est à un barrage routier sur une petite route à la sortie de Poltava : un groupe de policiers et d’agents du TTsK en uniforme y est posté — leur présence est éventée par les appels de phare agressifs des voitures en aval.
Elle est, enfin, dans tout débat évoquant les dernières avancées russes sur le front.
Derniers exemples en date : des infiltrations d’unités russes à l’intérieur de Pokrovsk, dans le Donbass, ou encore l’avancée de près de 10 kilomètres près de la ville de Dobropillia.
Ces infiltrations, cette percée, sont expliquées en partie par un manque d’homme qui laisse aujourd’hui une multitude de trous dans les lignes défensives ukrainiennes.
La discussion a quelque chose de lancinant : voilà au moins deux ans que le manque d’hommes dans les brigades ukrainiennes tient de la crise permanente — d’un problème si ouvertement reconnu qu’il est parfois réduit à un inévitable état de fait. Les premiers mois de l’invasion, lorsque des hommes faisaient la queue aux centres de recrutement et à qui l’on assurait que leur engagement n’était pour l’heure pas nécessaire, semblent appartenir à un autre monde.
À l’entrée de ces bâtiments éparpillés à travers le pays et désormais observés avec un mélange de crainte et de mépris, seuls font aujourd’hui la queue les hommes venus, tous les 90 jours, renouveler leur exemption de service militaire.
Malgré une fatigue de plus en plus palpable, le caractère impératif de la résistance à l’invasion russe ne souffre dans la société ukrainienne d’aucune véritable remise en cause.
Au même moment pourtant, l’armée ukrainienne peine à mobiliser suffisamment d’hommes : celle-ci a « la capacité » d’en recruter 27 000 par mois, assurait le président ukrainien Volodymyr Zelensky au mois de juin 6. Le véritable chiffre serait plus proche des 20 000 par mois, rythme considéré par experts et militaires comme insuffisant pour compenser les pertes — tués, blessés, prisonniers, déserteurs.
L’opposition à la mobilisation est au même moment devenue presque banale, focalisée autour d’une hostilité profonde envers le TTsK.
Conversations et sondages dressent ainsi le portrait complexe et à première vue contradictoire d’une société pleinement consciente de l’importance de la mobilisation mais opposée à son caractère forcé alors même — répond l’armée — que le tarissement du flux de volontaires rend inévitable ce caractère obligatoire. Selon les chiffres d’une étude non publiée, 77 % d’Ukrainiens interrogés par l’agence InfoSapiens disaient ainsi au mois d’avril ne pas faire confiance au TTsK, alors que 93 % faisaient confiance à l’armée dans son ensemble.
Comment en est-on arrivés là ?
L’Ukraine y voit d’abord le résultat d’une guerre qui se prolonge, de la peur inévitable et compréhensible d’être envoyé dans une tranchée soumise jour et nuit aux frappes de drones et bombes planantes russes. Systématiquement relayés sur les réseaux sociaux, les abus du TTsK ou les affaires de corruption dans les commissions médicales choquent, et ont aussi contribué au rejet d’une méthode perçue comme brutale et archaïque. L’époque est aux brigades menant elles-mêmes leurs propres campagnes de recrutement à grand renfort d’affiches, de spots radio ou de concerts. Car dans cette société moderne et ouverte, l’engagement ne se fait pas sans conditions : toute mobilisation individuelle implique que l’État remplisse sa part du marché. Or la possibilité de tomber dans une brigade commandée par un officier incompétent est vue comme inacceptable et justifie souvent l’opposition à la mobilisation.
Pour comprendre la tension qui tiraille aujourd’hui l’armée et la société en Ukraine, il faut revenir aux décisions prises durant les premiers mois de l’invasion russe.
Cette phase initiale avait en effet vu des milliers de volontaires ukrainiens renvoyés chez eux par une armée alors incapable d’absorber un tel flux de soldats. En mai 2022, le chef du conseil de sécurité ukrainien pouvait assurer qu’« à l’heure actuelle, nous avons suffisamment de soldats ». Le 24 février, Volodymyr Zelensky avait décrété la mobilisation générale des hommes entre 27 et 60 ans, immédiatement synonyme pour ces derniers d’interdiction de quitter le pays. Mais le choix fait fut celui d’une mobilisation limitée et au compte-goutte, en fonction des besoins de l’Etat-major.
Une série de facteurs permet sans doute de l’expliquer.
Une évidence d’abord : l’Ukraine de 2022 n’était ni la France de 1914, ni l’URSS de 1941. Le pays n’est alors pas capable de mener une véritable mobilisation générale. Les centres de recrutement éparpillés à travers son vaste territoire passent pour la branche la plus négligée et corrompue de l’armée, dans un État qui se dirigeait jusqu’alors vers un modèle d’armée professionnelle et sans conscription.
L’élan patriotique et l’engagement massif de la société civile rendent aussi dans un premier temps impensable l’idée d’une mobilisation reposant en partie sur la coercition. Le tissu de volontaires développé depuis 2014 et capable de monter en puissance dès les premières heures de l’invasion va non seulement soutenir mais bien souvent, comme l’a montré notamment la sociologue Anna Colin Lebedev, se substituer à l’État. Des centaines de milliers d’Ukrainiens forment ainsi leurs propres unités de combat, remuent ciel et terre pour fournir l’armée en drones, en générateurs, en nourriture, aident à l’évacuation des civils pris dans le tourbillon de l’avancée russe, renseignent sur les mouvements des troupes russes, montent des checkpoints spontanés, se font coursiers, fusiliers, infirmiers, préparents cocktails molotov and obstacles anti-tank…
Cet engagement n’est pas seulement massif, il est aussi extraordinairement organisé et efficace.
Non seulement l’Ukraine ne se disloque pas — comme l’espérait Vladimir Poutine — mais elle arrête l’armée russe aux portes de Kyiv. À l’Est, les troupes de Moscou se cassent les dents sur les fortifications érigées dans le Donbass depuis 2015. Au sud, elle s’emparent de Kherson et ravagent Marioupol mais s’essoufflent avant même d’avoir atteint Mykolaïv, bien loin d’Odessa.
La retraite des forces russes de la région de Kyiv et du nord de l’Ukraine au mois de mars 2022 semble alors entériner une vision de la guerre dans laquelle la conscription n’a pas sa place : à la Russie la masse, la brutalité et la dictature ; à l’Ukraine l’agilité, la technologie et l’engagement patriotique.
Un autre élément joue sur la trajectoire initiale qu’emprunte l’État ukrainien et sa société au début de l’invasion : le temps.
Dans tout le pays, personne ou presque ne peut dans ces premières semaines imaginer que la guerre durera.
À « l’époque de l’adrénaline », comme me le confiait un conseiller du président ukrainien, les décisions sont dictées par l’immédiateté, affaire d’heures et de jours tout au plus, affaire aussi de ce qui se passe là, sous ses yeux, dans la rue et le quartier d’à côté. À Kyiv, Kharkiv ou Odessa, des hommes prennent les armes pour défendre leur ville et leur famille, incapables d’imaginer qu’ils seront, trois ans plus tard, toujours au front. Saisie par le choc d’une invasion à laquelle peu croyaient, l’Ukraine à trop à faire pour concevoir l’arrivée d’une guerre d’attrition qui reposera sur les ressources des belligérants.
En mars 2022, 58 % des Ukrainiens interrogés pensent que la guerre durera moins de six mois — 70 % moins d’un an 7.
Le choix d’une mobilisation limitée n’est pas le seul, et peut-être pas le plus important, que fait le leadership ukrainien dans cette première phase de la guerre.
Cette décision s’accompagne en effet de la mise en place d’un nouveau contrat social qui va guider l’Ukraine en temps de guerre.
On le retrouve dans l’adresse à la nation que fait Volodymyr Zelensky le 2 avril 2022 :
« Nous ne pouvons pas caresser l’espoir naïf que l’ennemi se contentera de quitter notre terre. Nous ne pouvons que remporter la paix. Nous pouvons la remporter dans de difficiles batailles, dans des négociations et, en parallèle, dans notre travail quotidien. Chacun d’entre nous doit donc continuer à faire tout son possible. Pour soutenir nos forces armées. Pour préserver et développer l’activité économique en Ukraine, autant que possible […] Tout le monde peut contribuer à la victoire. Certains avec une arme entre les mains. Certains au travail. D’autres avec une parole chaleureuse et une aide offerte au bon moment. » 8
À un moment où l’armée ukrainienne dispose d’assez d’hommes, l’engagement militaire n’est pas particulièrement mis en avant.
« L’armée combat, la société soutient » — dit en substance un contrat social qui, dès le début, insiste sur l’importance de maintenir une vie normale à l’arrière.
Cette démarcation est dans un premier temps acceptée par tous : la normalité de la vie dans les villes de l’arrière est pour nombre de soldats une source de fierté autant qu’elle est pour l’État un gage de stabilité. Elle contribue aussi à unifier la société, dans un pays où l’engagement peut se faire en parallèle d’une vie relativement préservée : chacun participe à l’effort de guerre, qu’il s’agisse de rejoindre l’armée, de préparer des repas, de coudre des filets de camouflage, de souder des drones dans sa cuisine, ou même simplement de payer ses impôts, et de contribuer ainsi à un budget de l’État presque entièrement dédiée à la défense du pays.
Car aux tranchées de l’Est s’ajoute un autre front.
La priorité accordée à l’économie pour éviter l’effondrement du pays est clef : elle donne lieu à des exemptions de service militaire délivrées à des employés d’entreprises pas forcément considérées comme « critiques » au sens traditionnel du terme — comme les entreprises produisant des armes ou les employés de centrales thermiques ou nucléaires — mais pourvoyeuses de revenu au budget de l’État.
Le moment pendant lequel l’idée que les engagés volontaires suffiraient à soutenir l’effort de guerre fut court — une poignée de mois de 2022 tout au plus. Mais les choix politiques faits à l’aune de cette vision des choses sont restés. Ils se sont en quelque sorte calcifiés alors que la situation militaire commençait l’année suivante à se dégrader — et que le recours de plus en plus important à la mobilisation devenait inévitable.
L’année 2023 voit ainsi les premières tensions entre une hiérarchie militaire réclamant une intensification de la mobilisation et un pouvoir politique récalcitrant.
Le commandant en chef Valeri Zaloujny aurait à l’automne réclamé 500 000 hommes supplémentaires, alors que l’Ukraine tente de digérer l’échec d’une contre-offensive estivale qui portait le dernier espoir d’une fin rapide de la guerre. Volodymyr Zelensky rejette la demande et évince quelques mois plus tard Zaloujny. Son successeur, Oleksandre Syrsky, assure en mars 2024 que le chiffre de 500 000 hommes devant être mobilisés « a été réduit de manière significative ».
Le parlement ukrainien vote en avril 2024 une loi visant à intensifier le rythme de la mobilisation, notamment en abaissant l’âge de la mobilisation à 25 ans et en renforçant les pouvoirs des centres de recrutement.
Conscient de l’impopularité de la mesure, le président ukrainien se tient soigneusement à l’écart du débat houleux qui précède le vote de la loi, marqué notamment par les demandes de plus en plus insistante des familles de soldats d’une démobilisation au moins partielle des hommes engagés depuis 2022.
Le ministère de la défense évoque un temps la possibilité d’un retour au civil d’une partie des hommes, mais des figures de la société civile — qui sont désormais bien souvent aussi des militaires — appellent le pouvoir à la franchise : une démobilisation des hommes au front depuis 2022 ne pourrait se faire sans une augmentation équivalente de la mobilisation que chacun sait déjà impensable. 44 % de la population dit dans un sondage voir la nouvelle loi sur la mobilisation de manière négative, 21 % seulement de manière positive 9.
Peu à peu, chacun commence à se faire à l’idée : il n’y aura pas de démobilisation.
Pourtant, malgré ce constat et la persistance de la guerre d’attrition, le contrat social reste largement inchangé.
Sur les murs des grandes villes du pays, le 1er régiment d’assaut « Loups de Da Vinci » a beau à l’été 2024 appeler au recrutement avec le slogan « Tout le monde va combattre, choisissez votre unité », ce n’est pas le discours officiel.
La société reste soudée et l’engagement massif. Le plus souvent, il prend la forme du volontariat ou de la participation à des caisses virtuelles pour soutenir une brigade sur la ligne de front. Le maintien de l’activité économique — et donc d’une vie la plus « normale » possible à l’arrière — est toujours vu comme aussi crucial que l’engagement militaire.
C’est ce que résume la revue économique Eknomicheska Pravda en mai 2024 : « l’Ukraine ne peut trouver les fonds pour la guerre que dans sa propre économie, la capacité des entreprises à travailler et à payer des impôts est donc tout aussi important pour la victoire que la capacité de l’État à mobiliser des hommes dans l’armée » 10. Au même moment, le ministre de la transformation digitale Mykhailo Fedorov appelle à offrir des exemptions de service militaire aux travailleurs du secteur informatique, affirmant qu’ils contribuent de manière décisive au budget de l’État et, de fait, à l’effort de guerre 11.
Mais les lentes avancées russes et la fin de l’espoir d’une victoire rapide mettent ce contrat social sous tension.
Une partie de la société civile ukrainienne, la plus proche de l’armée, et de nombreux militaires — pas tous — grincent des dents à toute mention du « front économique » et réclament une mobilisation de toutes les forces vives ainsi que le passage à une véritable économie de guerre.
L’idée que payer ses impôts pourrait représenter un engagement suffisant est aussi pour certains insupportable : « Je me suis engueulé avec des amis qui se justifient de cette manière » s’insurge ainsi Ihor Koulish, un ancien homme d’affaires de Kharkiv impliqué depuis 2014 dans le soutien à l’armée.
« Je leur dis que si tu peux travailler, c’est parce qu’à 20 kilomètres de toi il y a des gens qui meurent. Cette position de dire ‘je paye des impôts pour l’effort de guerre’ n’est pas naturelle, n’est pas normale, n’est pas correcte. L’Ukraine, encore aujourd’hui, n’est pas passée en économie de guerre. C’est une catastrophe mentale. Tu dois tout donner pour le front, et garder seulement de quoi subvenir à tes besoins et à ceux de tes employés. Il ne peut pas y avoir d’impôts sur le revenu en temps de guerre, parce qu’il ne peut pas y avoir de revenu… On me traitera peut-être de communiste mais c’est ce que je pense. La mobilisation économique totale, ce n’est pas du communisme, c’est une question de survie. »
La position d’Ihor Koulish est, il faut le dire, relativement minoritaire.
Sans même débattre de sa faisabilité, l’idée d’une véritable mobilisation générale sous la houlette de l’Etat semble aller à l’encontre d’un modèle ukrainien qui laisse une part importante à l’implication du secteur privé — entreprises et activistes — synonyme de flexibilité et à un engagement individuel fondé sur l’autonomie.
Pour parer aux défaillances du système de mobilisation, l’État tente d’ailleurs d’intégrer ces caractéristiques dans son processus d’enrôlement : les brigades ont par exemple une grande latitude pour mener elles-mêmes leur recrutement. La crainte paralysante d’échouer dans une brigade de piètre qualité a aussi poussé le ministère de la défense à mettre en place une fonction permettant de réclamer son changement d’unité depuis son smartphone.
Mais même ses initiatives n’ont pas suffit à renverser l’impopularité endémique de la mobilisation.
Plus grave, le processus a en trois ans creusé un véritable fossé entre ceux qui combattent et les autres.
D’un côté des hommes menant une vie civile normale ou presque ; de l’autre une mobilisation synonyme de choc profond, comme la perte d’un membre ou la mort, elle est une « boîte noire chargée de peur » reconnaît un officier, un instant où l’homme n’a plus le contrôle de son destin. Même lorsqu’elle n’implique pas un départ au front, la mobilisation oblige à une pause dans sa vie civile, pause à laquelle tout le monde n’est pas soumis. Un exemple parmi de très nombreux : elle peut par exemple forcer un entrepreneur à diminuer ou à cesser son activité alors que ses concurrents continuent de travailler.
La perspective encourage sans surprise l’évitement, alors qu’une myriade de manières plus ou moins légales et honnêtes d’échapper à la mobilisation existent.
Il y a là deux mondes qui s’éloignent peu à peu depuis le début de l’invasion et ne se rencontrent qu’avec gêne, mépris ou fureur.
La collision est parfois imperceptible, onde éphémère à la surface de l’eau : un soldat dans un restaurant de Kyiv dont le regard ne cesse de dériver derrière mon épaule. Il observe un groupe d’hommes, jeunes et en pleine forme physique, qui rient bruyamment à la table voisine.
« Quand tu vois ça… mais c’est peut-être des soldats en civil, je ne sais pas » finit-il par dire, comme pour s’excuser.
À Kharkiv, la directrice de la troupe de théâtre « Ocheret » évoque ce bref malaise de faire jouer dans une pièce à des acteurs masculins — et qui n’ont donc pas encore été mobilisés — le rôle d’hommes tentant d’échapper à la mobilisation… face à un public composé en partie de soldats.
À Kyiv, une autre mise en abyme, encore plus flagrante. Un chauffeur de taxi traverse en trombe la capitale ukrainienne, racontant au passage être un soldat blessé au combat et actuellement en réhabilitation. Sa puissante BMW déboule sur la rocade longeant le Dniepr mais doit soudainement ralentir : nous sommes bloqués derrière une voiture noire affichant fièrement sur son pare-brise arrière, en grosses lettres capitales, un mot : « Oukhilyant ».
Le terme, que l’on pourrait traduire par « réfractaire », décrit ceux qui tentent d’échapper à la mobilisation en fuyant le pays, en payant un pot-de-vin pour être déclaré inapte ou simplement en restant chez soi pour échapper aux patrouilles du TTsK.
Dans un geste de sidération dépitée, le chauffeur accélère : il veut se placer au niveau du conducteur de la voiture noire pour voir le visage de cet homme qui se vante d’éviter la mobilisation.
D’un côté, la frustration — voire même la colère — d’hommes engagés pour certains depuis deux ou trois ans et qui voient des hommes de leur âge ne pas être logés à la même enseigne. Un sentiment d’abandon canalisé parfois en cynisme rageur : ainsi ce populaire écusson à coller sur l’uniforme qui affiche un crâne et la phrase « il n’y aura pas de relève, on est là jusqu’à la fin. »
De l’autre, une sorte de fierté macabre à refuser le service, l’idée qu’échapper à la mobilisation serait une affaire de débrouillardise ou de ressources. Celui qui se laisse attraper devient alors un lokh — un pigeon.
Entre les deux : la majorité.
Les hommes comme Oleksandr, peu désireux d’aller au front mais résignés à accepter l’ordre de rejoindre l’armée lorsque celui-ci viendra, tout en espérant y échapper aussi longtemps que possible. Et ceux qui ont trouvé le moyen de s’y soustraire, vaguement honteux.
C’est là que l’on retrouve aussi la perception d’une mobilisation injuste, qui toucherait avant tout les campagnes et les classes populaires.
Là encore, la prolongation de la guerre joue à plein : même les quartiers chics du centre de Kyiv ne sont plus tout à fait épargnés par les patrouilles du TTsK aujourd’hui.
Le manière dont Volodymyr Zelenskyy s’est désengagé du sujet a aussi laissé un vide qui a fait de la critique du processus de mobilisation un quasi-poncif dans l’espace politique, sans que des solutions claires n’apparaissent.
La question de la mobilisation est à la fois omniprésente et profondément tabou.
Trois ans après le début de l’invasion russe, la stratégie ukrainienne de mobilisation est enfermée dans un cercle vicieux : le choix d’une mobilisation limitée au début de la guerre empêche toute démobilisation ou relève même temporaire des hommes engagés depuis 2022. L’épuisement des fantassins et le manque d’homme oblige l’État à une mobilisation coercitive et parfois violente.
Systématiquement relayée sur les réseaux sociaux, cette « bussification » — c’est le terme consacré pour désigner ces cas réguliers d’hommes attrapés dans la rue et jetés dans des minibus — sape le morale et décourage d’autant plus l’engagement, aggravant au passage la pénurie d’hommes.
Les abandons de postes et désertions tiennent alors lieu de soupape pour des mobilisés à bout.
La Russie a de son côté tout intérêt à exacerber ces tensions, en relayant sur les réseaux sociaux des vidéos de mobilisation forcée, ou en recrutant par la chaîne de messagerie Telegram des adolescents ukrainiens manipulés pour déposer près des centres de recrutement des sacs chargés d’explosifs. Depuis le mois de juin, les drones kamikazes russes se sont aussi mis à viser systématiquement ces mêmes centres de recrutement.
Le pouvoir ukrainien a bien tenté de contourner le problème en encourageant le recrutement volontaire, dans un pays tapissé depuis le début de la guerre d’affiches sur lesquelles des dizaines de brigades et d’unités appellent à l’engagement.
Des offres d’emplois dans l’armée sont diffusées sur des sites spécialisées, tandis que des SMS tombent régulièrement pour appeler à l’engagement. Un exemple, que je reçois sur mon téléphone au moment d’écrire ces lignes : « La 28ème brigade t’invite à rejoindre notre équipe de spécialistes désirant protéger leur patrie ! Quel poste choisiras-tu : opérateur de drones, infirmier militaire, chauffeur-mécanicien ou autre ? ». Et il est vrai que, trois ans après le début de la guerre, la crainte prégnante d’être mobilisé contre son gré et envoyé au front encourage de plus en plus d’hommes à s’engager d’eux mêmes, pour viser la possibilité d’obtenir un poste à l’arrière ou dans une position logistique.
En parallèle de ce modèle décentralisé laissant la part belle à l’initiative, Kyiv a aussi lancé au début de l’année un contrat d’un an associé à de multiples avantages financiers et destinés aux 18-24 ans, qui ne sont pas concernés par la mobilisation.
Mais ces mesures restent insuffisantes : à peine plus de 10 % des hommes rejoignant actuellement l’armée sont des volontaires, reconnaissait le mois dernier Fedir Venislavsky, député du parlement ukrainien et membre du comité aux questions de sécurité nationale 12. L’Ukraine est une société moderne, fière de sa méfiance envers l’excès de bureaucratie étatique, portée par l’importance de l’accomplissement individuel. Un modèle de mobilisation mettant l’accent sur l’initiative et la liberté de choisir son unité ou même son poste y est à première vue parfaitement adapté. Mais il trouve sa limite dans les tranchées camouflées du Donbass où se fait cruellement sentir le besoin impérieux de fantassins — rôle ingrat, anonyme et meurtrier.
Alors on mise sur une robotisation du champ de bataille qui, espère-t-on, pourrait compenser le manque d’hommes.
Il est vrai que la guerre a beaucoup changé depuis 2022, ou même depuis 2024, lorsque Kyiv craignait que le gel d’un paquet d’aide américaine ne provoque un effondrement causé par un manque de missiles et d’obus. La guerre n’est plus essentiellement affaire d’infanterie ou d’artillerie.
Règnent désormais des drones qui saturent le champ de bataille, frappent de plus en plus profondément, neutralisent presque tout mouvement jusqu’à quinze kilomètres de profondeur.
La ligne de front n’est plus une ligne, que l’on imaginerait marquée de tranchées bien délimitées renforcées d’interminables rangées de barbelés et d’obstacles anti-tanks.
Elle prend de plus en plus souvent la forme d’archipels de positions retranchées, isolées et camouflées dans des endroits ou le moindre mouvement déclenche une furie de frappes de drones.
L’infanterie marque alors l’emplacement mais combat peu, laissant le soin aux opérateurs de drones en deuxième ligne de briser les assauts d’infanterie russe.
L’État-major ukrainien travaille déjà à systématiser cette « ligne de drones » tandis qu’à l’arrière, une foule de volontaires et d’entreprises travaillent à la vision d’un champ de bataille robotisé : drones terrestres capables de poser des mines, de transporter nourriture et munitions, d’évacuer des blessés, drones kamikazes dopés à l’IA et capables de repérer et de détruire leurs cibles en en autonomie partielle ou totale.
Après trois ans de guerre, l’armée ukrainienne tient mais n’arrive pas à stabiliser le front ; l’armée russe avance mais ne parvient pas à percer.
Le long d’une route, dans la région de Kyiv, un large panneau destiné aux automobilistes affiche en lettre capitale un slogan définitif, comme une maxime : « l’Ukraine est là où se trouve notre infanterie ».
L’article Libres de résister : enquête sur la mobilisation en Ukraine est apparu en premier sur Le Grand Continent.
23.08.2025 à 18:21
Matheo Malik
Le réel est ce qui reste après les illusions du spectacle.
Cet été, Fabrice Deprez a parcouru l’Ukraine, au front et dans les campagnes à la rencontre d’Anastasia, Denys et Ihor…, découvrant un pays acculé comme jamais — mais qui tient sur une seule option : résister.
Premier épisode de son enquête.
L’article Vivre en Ukraine : une enquête au front est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Pour sortir du spectacle, nous avons décidé de vous proposer une plongée inédite dans la société ukrainienne.
À partir d’aujourd’hui nous publierons une longue enquête en quatre volets signée Fabrice Deprez, qui a été jusqu’au front en Ukraine, et qui revient avec un portrait d’un pays déchiré — qui résiste.
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Parcourir l’Ukraine ces dernières semaines est une expérience déroutante. Dans le reste de l’Europe et peut-être encore dans certains cercles de pouvoir à Washington, on connaît ces noms par cœur : vivre à Kyiv, conduire jusqu’à Poltava puis à Kharkiv, croiser en descendant vers Zaporijia des véhicules blindés enserrés de cages anti-drones ou enveloppés de filets de camouflage qui claquent au vent, échanger avec les soldats, les étudiants, les volontaires — c’est faire l’expérience d’un pays en apnée prolongée.
Car nous sommes, déjà, au quatrième été de la guerre.
Dans la société ukrainienne, l’épuisement, le détachement et la force de la résistance s’affrontent et se mélangent. L’Ukraine n’est pas seulement rongée par la guerre : elle est aussi, souvent, minée par l’impossibilité de penser l’avenir.
Car il faudrait pour cela pouvoir s’arrêter. Et l’invasion russe a fait de l’Ukraine un pays en mouvement constant.
Il y a eu d’abord, en 2022, la fuite de millions d’Ukrainiens vers l’Europe et au-delà — et depuis trois ans l’exil intérieur de plus de trois millions d’autres personnes ayant voulu fuir l’occupation russe ou l’apocalyptique destruction qui accompagne l’avancée de l’armée de Poutine.
Depuis, le mouvement ne s’est jamais arrêté.
En juillet, une enseignante de la capitale prend une décision. Comme tant d’autres, elle change ses plans au gré de la réalité militaire, va prolonger avec son fils leur séjour estival dans la datcha familiale de la région de Kyiv. Je l’interroge : leur quartier de Sviatochine — mélange éclectique de vieux immeubles résidentiels soviétiques, d’universités et de zones industrielles à l’Ouest de la capitale — est depuis quelques semaines soumis au matraquage des drones et des missiles russes, il est plus prudent de ne pas revenir tout de suite.
Dans les régions plus proches de la ligne de front, ils sont nombreux à s’être réfugiés dans de grandes agglomérations tout en continuant à se rendre régulièrement dans leur village natal — trop proche des combats pour y vivre en permanence, pas encore assez loin pour l’abandonner complètement.
Mouvement aussi d’étranges cortèges devenus routiniers : c’est un ballet de tanks, de camions, de 4×4 tractant un autre 4×4 aux portières explosées par un drone, d’hommes en arme ; c’est un soldat arrivé de l’Ouest de l’Ukraine dans un village du Donbass qui s’avoue étonné d’entendre des locaux parler ukrainien.
C’est une conversation tranquille entre Pavlo et Natalia, deux cinquantenaires qui ne se connaissaient pas avant de s’installer dans leur compartiment du « 102-D ».
Tous les deux jours, ce train entame un extraordinaire périple entre Kramatorsk, forteresse du Donbass dont Vladimir Poutine réclame aujourd’hui l’abandon par les forces ukrainiennes, et Kherson, ville-martyre au bord du Dniepr vidée de l’écrasante majorité de sa population par les frappes d’artillerie et la chasse constante des drones russes.
Pavlo vient de Rivne, dans l’Ouest du pays ; Natalia a fui Marioupol au début de l’invasion.
Avant le retour à son poste de démineur dans la région de Mykolaïv, l’un se lève avec des grognements de douleur — cela fait trois ans qu’il porte sur le dos ce lourd gilet pare-balle. L’autre va rejoindre son mari, militaire, pour quelques jours.
La rame du train 102-D est sortie d’un autre temps : rideaux blanchâtres effilochés, lumières orangées blafardes, panneaux de bois qui se détachent parfois. Leur conversation est marquée d’une tranquille familiarité, le langage entendu entre deux Ukrainiens d’une même génération bousculée par la guerre.
Si l’on sait bien regarder, cette impression de mouvement constant à la surface en cache une autre — invisible et marquée par l’angoisse d’un conflit qui se prolonge : l’errance de l’esprit. En quatre étés, la guerre est entrée dans les vies, dans les mémoires : avoir vu tant d’amis et de parents partir ailleurs, cela rend songeur. On envisage, parfois vaguement, parfois très concrètement, de faire la même chose, peut-être, un jour, si les choses empirent, si les frappes deviennent trop intenables.
Après le choc et la résistance fervente de 2022, après la résignation déterminée de 2023 — et d’une partie de 2024 — une longue angoisse a saisi la société ukrainienne. C’est celle d’une situation qui paraît sans issue claire, parfois sans issue du tout.
À la radio publique, où une émission quotidienne laisse la parole aux soldats ukrainiens, la voix chaude du colonel Serhiy Douplyak se fait sombre. Nous sommes un matin de juillet et il souligne l’importance de l’engagement : « soit nous défendons notre terre, soit nous serons un peuple sans terre, sans patrie. On peut fuir à l’étranger. Mais qui nous y attend ? Nos maisons, nos biens, on ne peut pas tout emporter là-bas. Tout le monde ne partira pas. Et si une partie de la population veut fuir à l’étranger, vivre toute sa vie comme réfugié, sans patrie, sans État, recommencer sa vie à zéro… »
Moscou réclame la capitulation pure et simple de l’Ukraine.
Volodymyr Zelensky a depuis longtemps reconnu que l’armée ukrainienne ne pourrait pas, dans l’état actuel des choses, reprendre les territoires ukrainiens perdus.
Si l’armée russe continue de subir des pertes effroyables, elle continue aussi inlassablement d’avancer, défiant depuis deux ans les espoirs d’un épuisement et d’une stabilisation du front. À l’arrière, les drones russes frappent de plus en plus souvent, de plus en plus violemment.
L’atmosphère est pesante toujours, parfois surréaliste — car elle n’empêche pas toujours une vie normale à laquelle s’accrochent des millions d’Ukrainiens.
C’est ce monde en suspens qui a accueilli début août le tourbillon soulevé par Donald Trump.
Le choc des annonces successives — la visite de Steve Witkoff à Moscou, le sommet en Alaska, la rencontre précipitée de Volodymyr Zelensky et Donald Trump à Washington avec les Européens… — ne se fait pas encore profondément ressentir. Les Ukrainiens ne sont pas dupes du spectacle trumpiste : cette séquence les effraie surtout parce que Vladimir Poutine réclame désormais que l’Ukraine abandonne la partie de la région de Donetsk qu’elle contrôle déjà.
Le moment diplomatique destructeur de cet été rappelle aussi une douleur connue : celle des espoirs brisés.
Car l’Ukraine est déjà passée par là. L’élection puis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump furent dans la population la source d’une véritable espérance puis, rapidement, d’une déception tout aussi forte.
Le président américain n’avait pourtant jamais fait mystère de son mépris pour le président ukrainien et de son affinité pour son homologue russe.
Personne n’ignorait en Ukraine ni ce mépris ni cette affinité, des simples habitants jusqu’au président ukrainien.
L’espoir était d’abord guidé par la perception d’une trajectoire intenable, par l’idée que l’administration Biden n’allait sans doute jamais revoir son soutien à la hausse alors même que la situation continuait lentement d’empirer.
Peut-être les choses allaient-elles alors changer.
Pour certains Ukrainiens, c’était l’espoir d’un Trump ouvertement défié par Vladimir Poutine qui aurait en réponse décuplé son soutien financier et militaire à l’Ukraine. Pour beaucoup d’autres, c’était l’espoir d’un cessez-le-feu et de garanties de sécurités qui auraient enfin permis de retrouver la possibilité de penser son avenir au-delà de l’immédiat. Espoir un temps nourri par les premières véritables négociations depuis le début de l’invasion et la demande américaine d’un cessez-le-feu, puis douché lorsque Vladimir Poutine a clairement fait comprendre son désintérêt à la mise en place de tout cessez-le-feu qui ne s’accompagnerait pas de la vassalisation de l’Ukraine.
Dans un café du centre-ville de Poltava, le journaliste Viktor Tkatchenko évoque l’atmosphère d’alors : « au début de l’année, il y avait ce sentiment, cet espoir que l’on verrait au printemps un dogovornitchok, une sorte de mini-accord ; qu’il y aurait au moins un gel des combats. Mais ce n’est pas arrivé, et on voit maintenant une nouvelle chute du moral, avec cette compréhension, à nouveau, que la guerre va durer. »
Cet assombrissement généralisé n’est pas qu’une impression superficielle : il se retrouve très clairement lorsqu’on regarde les données.
Un sondage réalisé en décembre 2024 et juin 2025 par le très sérieux Institut International de Sociologie de Kyiv sur l’optimisme des Ukrainiens est sans appel : en six mois, la part des Ukrainiens considérant que « dans 10 ans l’Ukraine sera un pays détruit et frappé par un exode de population » a bondi de 28 % à 47 % 13. La part des optimistes chute quant à elle de 57 % à 43 %. 69 % des Ukrainiens considèrent désormais que l’Ukraine devrait négocier une fin de la guerre aussi vite que possible, d’après un sondage de l’agence Gallup 14. La popularité de Donald Trump auprès des Ukrainiens est, entre novembre 2024 et avril 2025, passée de 44,6 % à 7,4 % 15.
La relation des Ukrainiens à Donald Trump a quelque chose d’une malédiction. Les espoirs d’une volte-face du président américain ont été douchés, encore et encore, mais ils ne se sont jamais complètement éteints. Car il y a toujours quelque chose à espérer. Ainsi des sanctions décidées par Donald Trump contre l’Inde, qui ont fait renaître, un temps, la perspective d’un alignement du président américain sur l’Ukraine.
Le choc de la rencontre de Vladimir Poutine avec son homologue américain en Alaska a été d’autant plus renforcé par la demande russe d’un retrait des troupes ukrainiennes des régions de Donetsk et Lougansk. Car si la société ukrainienne est épuisée et désireuse d’une paix qu’elle sait synonyme de compromis douloureux, elle n’est pas prête à la capitulation réclamée par le président russe. Et elle craint que le président américain ne le comprenne pas.
Bien souvent, ce n’est pas qu’une question de patriotisme — ou un rejet né de la crainte de voir souillé le sacrifice de parents ou d’amis tombés au front.
C’est aussi et surtout la conscience aiguë qu’une fin des combats incertaine et fragile, sans garanties de sécurité pour l’Ukraine, ne les ferait pas sortir de l’apnée. Une trêve sans paix ou sans défaite russe empêcherait les Ukrainiens de pouvoir à nouveau envisager un futur : car comment, au juste, reconstruire un pays lorsqu’on craint en permanence que la guerre recommence ?
Sur sa page Facebook, l’analyste militaire ukrainien Mykola Bielieskov a déjà trouvé une formule pour qualifier le monde d’avant Anchorage : « Il nous semblait alors que Trump avait fait un 180 degrés radical sur la manière de parvenir à la fin de la guerre. On se rappellera de l’été 2025 comme l’époque de la grande illusion. » 16
Dans une période de frénésie diplomatique, le flux d’informations contradictoires laisse toujours de l’espoir aux espoirs.
Sur sa page Telegram, un blogueur politique a depuis le début de la guerre pris l’habitude de réaliser auprès de ses 40 000 lecteurs un sondage mensuel posant toujours la même question : « combien de temps pensez-vous que la guerre va encore durer ? ».
Avec l’arrivée de Trump au pouvoir, la courbe en hausse stable de la réponse « plus d’un an » s’est soudain mise à prendre des airs de dents de scie 17. Il nous dit : « on voit l’humeur des lecteurs changer graduellement avant la victoire de Trump en novembre 2024… Ça va, ça vient, en fonction de quels cafards dans la tête de Trump sont aux commandes au moment du sondage. »
« Aujourd’hui, avec Trump en Amérique, je ne vois simplement pas de porte de sortie » nous confiait début juillet Ihor Koulish, un ancien homme d’affaires de Kharkiv qui se consacre aujourd’hui entièrement au soutien à l’armée et à des activités de défense des droits de l’homme. « Trump part d’une très faible position en tant que négociateur. Et Poutine, comme ancien du KGB, comme tout négociateur russe, comprend que de telles négociations seront décidées par le plus fort. Trump ne comprend pas et ne comprendra jamais cela. »
En attendant, la société ukrainienne est revenue à une situation d’accoutumance.
Dans plusieurs grandes villes, dont la capitale, les attaques de drones et de missiles russes se sont au printemps puis à l’été faites de plus en plus régulières.
Ces vagues de 300 ou 400 drones étaient impensables il y a un an. En quelques semaines, elles sont devenues banales.
C’est dans ces moments, précisément, que se creuse l’épuisement : après des nuits entières passées sous un ciel déchiré par les rafales de mitrailleuses de la défense antiaérienne, ce sont les explosions d’un missile abattu en plein air ou le hurlement d’un drone russe plongeant sur sa cible.
Vient ensuite le lever du soleil, l’ouverture des magasins, les embouteillages qui bloquent la rocade de Kyiv et le retour à une vie presque normale.
Le soir venu, une nouvelle alerte déclenche une nouvelle routine : précipitamment, on jette des matelas dans les couloirs éloignés des fenêtres, des familles descendent aux abris ou installent leurs enfants dans des salles de bain.
En rentrant chez moi un soir comme celui-ci, je croise dans la rue une jeune femme en route vers la station de métro servant d’abri anti-aérien : écouteurs sur les oreilles, sweat autour de la taille, tapis de sol sous le bras, elle a la démarche un peu absente de l’employé en chemin vers le bureau.
La société ukrainienne, pour l’heure, tient.
Le consensus autour de la nécessité de se défendre face à l’invasion russe n’a jamais été remis en cause, l’armée continuant de trôner en tête de la liste des institutions les plus respectées du pays 18.
Le tissu de volontaires disséminé à travers le pays joue un rôle crucial : actif depuis 2014, Ihor Koulish et ses amis continuent comme des dizaines de milliers d’autres de soutenir l’armée en achetant et en livrant véhicules, lunettes de vision thermique, systèmes de brouillage… l’engagement de l’homme d’affaires et de ses amis est dans la droite lignée d’un volontariat informel et à petite échelle déployée depuis 2014, des « fourmis » — comme il se décrit lui-même — qui partagent aujourd’hui l’espace avec de puissantes organisations capables de lever des fonds considérables, de financer l’achat de centaines de drones ou de dizaines de véhicules à la fois. Pour Ihor Koulish, leur action à petite échelle reste cruciale : « c’est aussi une manière de maintenir le contact entre l’armée et la société, de leur montrer qu’on est toujours là », assure-t-il, ses lunettes fines plantées sur le bout du nez. Trouver de l’argent est certes de plus en plus difficile, certains volontaires sont partis, d’autres se sont engagés dans l’armée et sont morts au combat.
Cela fait de toute manière longtemps que l’engagement n’est plus porté par l’engouement. La société tient parce qu’elle n’a pas d’autres choix, parce qu’elle ne voit pas d’autre porte de sortie — sinon l’exil.
Le sens du devoir ? « C’est compliqué, à tous les niveaux » reconnaît dans son bureau Volodymyr Havrilenko, le chef du village de Sourokhabivka, dans la région de Poltava. « Au niveau de l’économie, du moral, de l’état psychologique… c’est très compliqué ». L’homme s’interrompt. « L’hiver sera dur, mais on ne sait pas ce qu’il se passera… est-ce que ce sera comme l’année dernière, ou pire. Est-ce qu’il y aura de l’électricité, du gaz ? »
Nouveau silence.
« Il y a cette absence de perspectives… »
Sous le soleil de plomb d’une journée de juillet, Sourokhabivka paraîtrait au premier abord comme l’un de ces endroits isolés de la guerre. Un village anonyme de paysans de la région de Poltava caché au bout d’une route défoncée et bordée de champs de blé vallonnés. Quelques cigognes se prélassent sur des nids installés au sommet de poteaux électriques. Devant l’épicerie, deux hommes chargeant un coffre avec de lents mouvements, dans le silence d’un village cogné par la chaleur. Un peu plus loin, à la lisière boisée du patelin, les cris joyeux de gamins et de parents venus profiter de l’eau fraîche et translucide de la rivière Psel.
Cet après-midi, pas de 4×4 kaki. Ni de ces véhicules militaires divers et variés que l’on retrouve garés devant les maisons de bois de tant de villages de l’Est de l’Ukraine, signe de soldats au repos pour quelque jours ou chargé de quelque mission logistique.
Pas de coups de feu ni, à ce moment, de bourdonnement lancinant des drones kamikazes russes.
La seule arme visible à la ronde est le vieux pistolet accroché au jean tombant du facteur qui attend patiemment derrière le volant de son utilitaire. Dans les campagnes ukrainiennes, les fourgons jaunes vif de la poste d’État ne se contentent pas de distribuer le courrier mais transportent aussi aux habitants les plus isolés nourriture, magazines — et les retraites, des liasses de billets fourrés dans des sacs en toile de jute.
L’impression est évidemment trompeuse dans ce village de moins de mille habitants non loin de la capitale régionale de Poltava, un nœud logistique majeur pour l’effort de guerre ukrainien à une centaine de kilomètres de la frontière russe et un peu plus de 200 kilomètres de la ligne de front la plus proche.
C’est pourtant d’abord par l’absence que la guerre se révèle à Sourokhabivka.
En pleine saison de la récolte du blé, les fermes aux alentours manquent d’hommes. Dans le cimetière, trois drapeaux jaunes et bleu flottent au pied d’autant de tombes, d’autant d’hommes du village tombés au combat.
Toujours discrète, la guerre est aussi dans cette bâtisse rose pâle cachée dans un bois encerclé par un méandre de la rivière Psel aux airs de douves.
L’école du village a fermé il y a plusieurs années ; le bâtiment accueille désormais une quarantaine de réfugiés venus de la région de Kharkiv ou, dans le cas de Lioudmila, d’une ville de Bakhmout entièrement ravagée par les féroces combats qui s’y sont déroulés en 2023. Lioudmila est assise sur une chaise installée dans le couloir, où des photos d’élèves souriants sont toujours accrochées au mur. La mélodie d’un vieux film soviétique s’échappe de l’ancienne salle d’informatique, sans perturber le calme de l’endroit.
Le refuge paraît aussi figé que Sourokhabivka même, mais plus de trois ans de guerre pèsent là aussi : près de la moitié des quelque 80 réfugiés arrivés ici au début de l’invasion russe sont depuis repartis, soit pour retourner chez eux, soit pour s’installer ailleurs. Quatre de ceux qui sont restés sont déjà décédés, enterrés dans le cimetière du village.
Une vertigineuse absence de perspectives frappe aujourd’hui chaque Ukrainien — mais la société tient debout grâce à un mélange d’engagement et de détachement difficile à décrire : c’est la force d’un pays acculé qui résiste, parce que tenir est la seule alternative.
Car si la guerre touche tout le monde en Ukraine, c’est souvent de manière très différente.
Sous sa forme la plus littérale, la proximité à la guerre est fonction de la distance — un gouffre sépare les tranquilles montagnes des Carpathes des faubourgs de Dobropillia, où des habitants chargeaient il y a quelques semaines des remorques de vieux meubles et de souvenirs sous la menace permanente des drones russes.
« C’est différent » tente d’expliquer Nastya, étudiante de vingt ans à Zaporijia, à 30 kilomètres de la ligne de front, ville industrielle au bord du Dniepr régulièrement frappée par drones, missiles et bombes planantes. « Il y en a qui disent que ceux en Ukraine de l’Ouest oublient ce qu’est la guerre, mais je crois que c’est juste une perspective différente. Pour nous, la guerre est à quelques kilomètres, pour eux c’est quelque chose dont souffrent des gens qui sont proches d’eux. »
Un habitant des Carpathes peut avoir un ami, cousin ou frère tué au front — ou y être lui-même envoyé.
À quelques dizaines de kilomètres de la frontière russe, elle aussi souvent frappée par des bombes planantes qui déchirent le ciel, Kharkiv offre toujours cet été le spectacle presque surréaliste d’un centre-ville plein de vie, aux parcs impeccablement tenus. C’est à peine si l’on remarque que les façades du Derjprom, mythique gratte-ciel constructiviste et symbole de la ville, se sont transformées en échiquiers, succession de fenêtres transparentes et de plaques de contreplaqué brunes causées par le souffle d’une récente frappe.
Certains ont fait le choix d’ignorer la guerre autant que possible, de se replier sur une bulle personnelle — une décision parfois source de tensions.
Sur Instagram, une illustratrice ukrainienne laisse par exemple libre court à sa frustration : « début 2022, je croyais vraiment que la guerre touchait tout le monde. […] Mais j’ai compris plus tard que beaucoup de gens sont partis simplement pour avoir l’opportunité de démarrer une nouvelle vie, et que beaucoup d’hommes placent leur vie et leur confort au-dessus de leurs responsabilités. » 19
Mais dans la société ukrainienne du quatrième été de la guerre, engagement et détachement ne sont souvent plus — ne peuvent plus — être des positions séparées.
« Même moi, j’ai… » — entre les murs de brique d’une ancienne imprimerie industrielle de Kharkiv reconvertie en centre culturel, Anastasia, 23 ans, le reconnaît d’abord avec hésitation, puis avec défiance — « …peut-être que j’ai arrêté de prêter tant d’attention que ça à la guerre. »
Que veut-elle dire ? Est-il possible d’oublier la guerre quand les drones drones russes frappent si près, si souvent ?
« J’ai arrêté d’être effrayé par les nouvelles, de pleurer en les lisant, parfois j’ai même arrêté de les lire. Parfois, je ne me réveille même plus quand il y a des frappes. C’est assez logique, je crois. Je me sens un peu coupable, parce que si je ne regarde pas les nouvelles, cela veut peut-être dire que je rate une levée de fonds urgente, et ce n’est pas bien. Mais je suis humaine… que ceux qui veulent me juger se jugent d’abord eux-même ».
Anastasia n’est pas détachée de la guerre.
Elle vit à Kharkiv, qu’elle a connue en 2022 désertée, soumise à d’interminables coupures d’électricité, où les bombes planantes continuent aujourd’hui de s’écraser avec une glaçante régularité. Son mari sert dans l’armée, comme nombre de ses amis. Chaque représentation d’Ocheret, la troupe de théâtre dont elle est la directrice, est l’occasion d’une levée de fonds pour l’armée.
Babyonki, tragi-comédie jouée par la troupe depuis le printemps, raconte avec une franchise désarmante l’absurdité et la tristesse de la guerre pour un groupe de femmes installé sur le porche d’un immeuble.
Dans cette Ukraine, la culture est soit une manière d’échapper à la réalité, soit de l’exorciser par des œuvres montrant la réalité la plus sauvage de la guerre. Anastasia a envisagé Babyonki comme une sorte de troisième voie : on y parle de la guerre mais pas dans ses moments les plus brutaux — seulement dans la banalité et l’absurdité du quotidien.
Mais Anastasia est, comme toute l’Ukraine : elle en suspens. Comme ces centaines de milliers de déplacés intérieurs qui s’accrochent pour certains à l’espoir d’un retour à la maison, se résignent pour beaucoup d’autres à une vie en exil. Comme toute une jeunesse aux projets mis à l’arrêt par l’invasion russe et qui contemple pour une partie d’entre eux la perspective du départ. « C’est assez courant : j’ai beaucoup d’amis et de connaissances qui ont refait leur vie à l’étranger » murmure Nastya à Zaporijia. Sa meilleure amie est installée depuis 2022 aux Pays-Bas. « Elle ne compte pas rentrer. Elle voulait, au début. Et puis elle a pris conscience que la guerre allait continuer. Elle a construit une vie là-bas, elle a un copain avec qui elle va sans doute se marier, ils en parlent déjà. Elle a l’air heureuse. » Nastya n’a quant à elle aucune intention de partir de cette ville que Vladimir Poutine continue de revendiquer comme sienne.
Guerre et normalité se côtoient et se mélangent. Il y a des moments où l’insertion de la guerre dans le quotidien est parfois l’affaire d’une poignée de minutes, voir de secondes. Un café de Kyiv prisé des nomades digitaux du quartier où, un matin d’été, la guitare saupoudrée de basse de Cypress Hill s’interrompt brutalement pour la minute de silence journalière en hommage aux hommes tombés au combat. Ou une route de campagne maltraitée de la région de Poltava où la circulation s’interrompt soudain, où l’on se range sur le bas côté pour voir ce qu’il se passe — c’est encore la mort, une route bloquée pour laisser place au convoi funéraire de Serhiy Aksiouk, 30 ans, blessé sur le front et décédé dans un hôpital de la région de Dnipropetrovsk.
Silence, hommes et femmes agenouillés, un corbillard qui s’approche longtemps sur cette route droite avant d’enfin tourner devant le drapeau jaune et bleu et disparaître vers le cimetière. Et comme Cypress Hill résonne bien vite à nouveau dans le café de Kyiv, les voitures et les camions redémarrent alors en chœur sur la route de Poltava.
Combien de temps une société peut-elle encore tenir dans un tel état d’incertitude ?
Il est impossible de répondre.
Pourtant, les choses peuvent changer très vite.
Prenons cet été : toute la scène politique a évolué elle aussi dans un curieux état de flottement. Si le débat n’avait pas disparu — loin s’en faut — et si les critiques du président ukrainien se faisaient de plus en plus audibles, le consensus d’une union nationale autour de Volodymyr Zelenskyy continuait de dominer. Pourtant, une simple décision du pouvoir ukrainien, une tentative de remettre en cause l’indépendance d’agences anti-corruption nées de la révolution du Maïdan, l’a brutalement mis en péril.
Pour la première fois depuis le début de l’invasion russe, des milliers d’Ukrainiens sont descendus dans les rues pour dénoncer une décision de leur gouvernement.
De chef de guerre incontesté, Volodymyr Zelensky redevenait simple président.
Ce parfum d’avant-guerre a très vite été suivi d’un rétropédalage du président ukrainien. La séquence confirme que trois ans de guerre n’ont pas émoussé une société civile toujours revendicative, toujours agile et autonome.
Si la tension est cette fois rapidement retombée si rapidement, c’est que le moment a été éclipsé par l’ouverture début août d’une nouvelle séquence diplomatique.
L’Ukraine tient et l’Ukraine espère. Mais cet été a marqué la fin d’une époque : celle de la « grande illusion ».
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