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09.12.2025 à 11:21

Envisager Lady Hunt d'Hélène Frappat comme gothique et neurologique

L'Autre Quotidien

Entre plaine Monceau parisienne et pays de Galles aux accents de Tennyson, une formidable réécriture contemporaine du roman gothique classique, à l’ombre inquiétante d’une maladie neurologique héréditaire et incurable.
Texte intégral (2980 mots)

Entre plaine Monceau parisienne et pays de Galles aux accents de Tennyson, une formidable réécriture contemporaine du roman gothique classique, à l’ombre inquiétante d’une maladie neurologique héréditaire et incurable.

Depuis plusieurs mois, mes nuits sont troublées par l’irruption d’un rêve étrange. Une maison s’introduit dans mon sommeil, accapare mes rêves.
Un visage inconnu, dans une fête, au fond d’une pièce noire de monde, me fixe avec une inexplicable insistance. Intriguée par ce regard qui me lance un appel muet, je me fraie un chemin dans la foule. Mais l’inconnu a disparu. Personne ne se souvient de lui, à croire que j’ai inventé sa présence.
Le rêve a fait son apparition au début de l’automne, quelques jours après mon embauche dans l’agence immobilière Geoffroy de Birague, place des Ternes.
Le plus souvent, ça commence comme ça… Un lieu que je n’ai jamais vu m’emplit d’inquiétude et d’apaisement. J’ignore si l’écho que le lieu suscite en moi (trop faible pour se transformer en souvenir) résonne comme une sonnette d’alarme. Quand le rêve s’achève, je voudrais retourner devant la demeure où mes nuits trop courtes m’empêchent d’entrer. En fermant les yeux, chaque soir, j’attends et redoute le retour du rêve.
J’hésite à inviter un homme dans mon lit, de crainte que le rêve, au contact de l’intrus, ne s’évapore.
Après sa visite, je sombre dans le sommeil lourd de l’aube, d’où j’émerge, certains jours, en ayant raté mes rendez-vous matinaux.
Quelque part sur le trottoir d’une avenue du 17e ou du 8e arrondissement (l’agence est spécialisée dans les transactions haut de gamme du « triangle d’or »), un homme d’affaires américain ou anglais attend, en vain, une négociatrice bilingue dont le téléphone sonne dans le vide.

Laura Kern est une jeune agente immobilière parisienne, spécialisée dans les biens de luxe du Triangle d’Or et de la Plaine Monceau. Elle est aussi aux prises depuis quelque temps avec un rêve aussi inquiétant que récurrent, dans lequel une mystérieuse demeure se fait envahissante et oppressante. Lorsque lors de la visite apparemment anodine d’un grand appartement aux pièces en enfilade, l’enfant du couple d’acquéreurs potentiels disparaît – fût-ce brièvement – de manière totalement inexplicable, la jeune femme, comme la lectrice ou le lecteur, éprouve un intense vacillement entre la possibilité du fantastique, contre toute raison, et celle, hélas plus crédible en apparence, de la folie pure et simple, entre psychose hallucinatoire et possibles premiers symptômes de la maladie de Huntington, héréditaire et incurable, qui a précisément conduit son propre père vers la démence relativement précoce. En quête d’une clé qui expliquerait ou dénouerait la montée du danger, Laura entreprend de fait une étrange quête mémorielle – mais aussi physique, sensible et localisée -, quête dans laquelle les secrets ne sont pas nécessairement ce qu’ils semblent.

e 31 avenue des Ternes est un immeuble haussmannien situé à l’angle des avenues Niel et Mac-Mahon. Il fait partie des biens qui séduisent notre clientèle familiale – vieille bourgeoisie ou parvenus désireux de s’établir dans la Plaine-Monceau -, les autres clients, souvent américains, exigeant des appartements d’exception au cœur du Triangle d’Or. Comme je parle couramment anglais, c’est à eux que j’ai affaire, mais les Américains se font plus rares ces derniers temps.
Depuis mes premières visites, jamais aucun client ne m’a identifiée. J’ai beau arpenter, dossier dans une main, cigarette dans l’autre, le porche où nous avons rendez-vous, le client me demande souvent du feu avant de s’éloigner pour me téléphoner, inquiet du retard de la négociatrice qui se tient en face de lui. Est-ce ma chevelure rousse, impossible à discipliner ? Ou le Burberry trop grand, hérité de mon père, dans lequel je me sens protégée comme par une vieille couverture ?
Ce matin-là, le père de famille qui remonte l’avenue des Ternes à grands pas, sa femme et son fils trottinant derrière lui, se dirige sans aucune hésitation dans ma direction et me tend une main ferme. Bouleversée qu’il me reconnaisse avant même de m’adresser la parole, je laisse tomber ma cigarette. Le gamin qui nous a rejoints éclate de rire. (La fiche transmise par l’agence précise que le couple vient de faire un bel héritage, et recherche un appartement familial dans le style haussmannien de la Plaine-Monceau. Nos clients apprécient les enfilades tristes de pièces peuplées, à l’identique, de parquets, moulures, miroirs, cheminées.)
Le père de famille me laisse seule avec sa femme devant l’ascenseur, une cage grillagée antique suspendue au-dessus du vide. Entre chaque étage, le petit garçon (sa mère l’appelle Arthur) nous adresse de grands gestes enthousiastes. Il doit avoir sept ou huit ans. Lui et son père s’adorent. La mère se tient en retrait.
Une fois franchie la porte d’entrée majestueuse, le produit est sans surprise. Réceptions parquetées au point de Hongrie, cheminées en marbre blanc, rose et gris, miroirs, trumeaux, peu de lumière en provenance de la cour, en dépit du cinquième étage.
Les plafonds sont si hauts que la voix aiguë du petit garçon résonne en écho.

Publié en 2013 chez Actes Sud, le cinquième roman d’Hélène Frappat, après « Sous réserve » (2004), « L’agent de liaison » (2007), « Par effraction » (2009) et « Inverno » (2011), propose un chemin inédit et dérangeant, riche en ruse fantastique et en spéculation médicale intime, vers les abîmes de mensonge conscient et inconscient que secrète la mémoire – contre nous-mêmes.

Dans sa réécriture audacieuse du roman gothique que l’on dirait d’abord « classique », sous le signe obsédant d’Alfred Tennyson et de son célèbre poème « La Dame de Shalott » (1833), elle crée discrètement des atmosphères troubles et fondamentalement inquiétantes, dignes de spécialistes telles que Mélanie Fazi ou Lisa Tuttle, pour entraîner et briser les grands appartements bourgeois de la plaine Monceau dans un voyage géographique et mémoriel joliment insensé, aux pays des landes, galloise ou bretonne.

Nourri en profondeur de la confrontation chez l’autrice du matériau échangé lors d’une résidence d’écriture dans le service de psychopathologie de l’enfant de l’hôpital Avicenne à Bobigny (coïncidence de lectures, le lieu était lui-même récemment au centre du bouleversant « Les colonies intérieures » de Denis Lemasson) et d’une histoire familiale tout à fait personnelle – même si une distance romanesque salutaire exclut tout aspect autobiographique ou autofictif -, « Lady Hunt » utilise savamment le carburant du shining cher à Stephen King comme celui des comptines enfantines à significations multiples et pas toujours recommandables, pour nous offrir une ronde éminemment diabolique, et parfaitement inattendue.

Dans l’appartement sans électricité, il fait noir. En hiver la nuit tombe vite. Personne ne m’a vue emprunter les clés. je vais devoir retrouver le trousseau manquant à tâtons. Les miroirs renvoient des ombres menaçantes. Le défilé de nuages d’un ciel d’orage. Au-dessus de la cheminée, je sursaute en apercevant la lueur rouge de mes cheveux.
Les pièces vides sont immobiles. Même les arbres de l’avenue des Ternes se tiennent droit. Leur cime nue a cessé de se balancer dans le vent. L’appartement retient son souffle. La cabine de phare m’attend.
J’ai caressé le marbre des cheminées, le relief des moulures, les lames rugueuses du parquet. Sur la paume de mes mains, je sens la morsure de petites échardes.
Les portes des trois chambres sont fermées. J’étais sûre de les avoir laissées ouvertes dans ma fuite. L’une après l’autre, j’ouvre chaque porte brutalement. Le choc du bois résonne plus fort dans le noir.
Une chose me serre le cœur. Un sentiment informe, une grosse ombre grise à l’intérieur de moi, une vibration. Ce n’est pas l’obscurité, le vide, ma solitude dérisoire en ces pièces trop hautes, trop grandes. Une radio dévoilerait la tache qui obscurcit peu à peu mes organes.
Et ma voix. Je lance un appel vague :
Oh hé…
Il me revient en écho. Le cri rend un son voilé. En sourdine. Des mains invisibles ont tendu, en mon absence, les murs de feutre.
Oh hé…
Les deux syllabes rebondissent vers la porte de la dernière chambre, la cabine de phare. Le trou noir qui a englouti l’enfant. La chambre secrète. Le dépôt obscur de toutes mes peurs.
Derrière la porte, je ferme les yeux. Une force invisible m’entraîne doucement. Mais dans quoi ? Une chambre d’enfants rêvée, ou la faille du temps ?
Une présence me guide ici comme le chien d’un aveugle. Sans faire un geste, j’ai le vertige. La force tourbillonne autour de moi. Elle voudrait me connaître, me défier. Brusquement, il ne fait plus froid.
J’ai ouvert les yeux, juste à temps pour voir le trousseau de clés s’abattre devant mes pieds. Quand il atterrit sur les lames du parquet, l’entrelacs de clés métalliques ne fait aucun bruit en heurtant le sol.

Hugues Charybde, le 9/12/2025
Hélène Frappat - Lady Hunt - éditions Actes Sud

l’acheter chez Charybde, ici

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09.12.2025 à 11:14

Le monde est devenu céleste (mais le ciel est devenu mortel)

L'Autre Quotidien

Le Clavier Cannibale a depuis longtemps un faible pour les éditions La Lettre volée. Grâce à elles, j'ai pu découvrir l'œuvre ardente et cabossée de Bernard Desportes (cf. Brève histoire de la poésie par temps de barbarie ), ou faire plus ample connaissance avec le travail de Laure Gauthier (avec kaspar de pierre), ainsi que celui de La Sainte-Victoire de trois-quarts, d'Olivier Domerg ou les Art Poems de Stéphane Lambert. C'est aujourd'hui le tour du texte de Rachel M. Cholz, Trois pour cent sauvages, paru en septembre dernier.
Texte intégral (931 mots)

Le Clavier Cannibale a depuis longtemps un faible pour les éditions La Lettre volée. Grâce à elles, j'ai pu découvrir l'œuvre ardente et cabossée de Bernard Desportes (cf. Brève histoire de la poésie par temps de barbarie), ou faire plus ample connaissance avec le travail de Laure Gauthier (avec kaspar de pierre), ainsi que celui de La Sainte-Victoire de trois-quarts, d'Olivier Domerg ou les Art Poems de Stéphane Lambert. C'est aujourd'hui le tour du texte de Rachel M. Cholz, Trois pour cent sauvages, paru en septembre dernier.

Poème séditieux, partition cadencée ou texte appelé à être mis en scène : qu'importe la forme puisque tel il est donné ici, dans son déroulement brutalement serein, où page après page une esquisse de récit nous est présentée/livrée sur la vague carrière d'un prétendu Belhomme – "avec un grand A", A comme Anonyme ou juste comme se-croyant-premier – un individu dit aussi "petit animal", et qui semble destiné à n'être répertorié dans ce monde-ci que par des pourcentages et des attributs, tant son "cerveau intérieur cuir" n'est disposé qu'aux calculs qui permettent de tenir à distance l'infinie et floue tribu des "Etc". Belhomme est le contraire du Plume de Michaux: un être pesable et pourcentable qui aborde le monde comme un fichier tristement excell, avec matelas à l'avenant. Un éventuel et banal winner, comme il en pleut, et dont on ne pleurera pas l'inéluctable épuisement dans le vide acide de sa vie.

Pour lui, "prendre un café une douche un sac de riz un stylo" est un héritage venu d'un quasi préhistorique passé, son but qui est une cible s'étant détaché de cette histoire et rêvant de choses qui ne sont plus des rêves, juste des parts de camember. Il préfère "imagine[r] tous les probables", tel un baladin d'un monde hyper occidentalisé, "surdimensionné", autant dire "une vie sans échelles".

Que dit le texte de Cholz? À coups de moins de dix lignes-flèches par page, comme autant de portraitures brisées, Trois pour cent sauvages met en scène le hiatus entre celui-qui-croit-savoir et ceux-qui-font, entre celui qui sait de quel côté dormir et ceux qui ont compris depuis longtemps que fructifier "son destin sur le destin de l'autre" est acte inique. Le texte de Cholz, par ses légers écarts, ses redites soignées, sa presque narration aux subtiles découpes, trace une saine logomachie entre ce Belhomme rivé aux bourses des valeurs et les "petites choses" qu'absorbe le quotidien des anonymes dits"Etc" – que piétinent, froides, ces valeurs.

Sous la langue faussement encalminée, bat un tempo, net, imparable. Nul besoin pour Cholz de monter dans les tours ou de fracasser les remparts: il lui suffit de fragmenter son Belhomme en ses pathétiques parties pour qu'on sente monter l'impensé de la violence sociétale. Mais: lisez, c'est toujours mieux:::

"Le corps de Belhomme n'a pas de contours / pas de limites et trop de place / Il s'étale tellement sur le globe qu'en se parcourant / il peut se dire bonjour / chaque fois / quand il passe// Se reconnaît à l'horizon / Un événement à lui seul // Prend sa mesure de taille / savoir ce qu'il pèse / un poids vif sans le reste / le reste n'a pas d'importance / le reste c'est le poids de caracasse qu'on retrouve chez les porCs."

Claro, le 9/12/2025
Rachel M. Cholz, Trois pour cent sauvages, éd. La Lettre volée

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02.12.2025 à 15:07

En voie de disparition, créer de nouvelles œuvres à partir de fragments ratés

L'Autre Quotidien

Une boîte récupérée contenant des images « ratées » devient la matière première de nouvelles compositions en grille, transformant des fragments jetés en nouvelles histoires racontées à travers des traces, des objets et des connexions visuelles inattendues.
Texte intégral (2018 mots)

Une boîte récupérée contenant des images « ratées » devient la matière première de nouvelles compositions en grille, transformant des fragments jetés en nouvelles histoires racontées à travers des traces, des objets et des connexions visuelles inattendues.

Lunar Eclipse and Sailor. Cyanotype on Paper, unique image © Cynthia Katz

Les segments d'images de ces œuvres ont été sélectionnés dans une boîte d'échecs destinés à être déchirés ou jetés au feu. Mais en tant que recycleuse, je ne pouvais pas me résoudre à jeter les parties que j'aimais, et j'ai commencé à découper des fragments, transformant ce qui était des « déchets » en compositions soigneusement sélectionnées. Les moments qui traversent la surface des grilles créent des liens, ralentissant le regard du spectateur pour lui permettre d'apprécier les formes qui racontent des histoires à travers des traces, des objets et de nouveaux liens visuels.

Cynthia Katz

Blue Moons. Cyanotype on Paper, unique image © Cynthia Katz

Blue Lightening. Cyanotype on Paper, unique image © Cynthia Katz

Quadrants. Cyanotype and thread on Paper, unique image © Cynthia Katz

Found. Cyanotype and thread on Paper, unique image © Cynthia Katz

Cynthia Katz, le 2/12/2025
De nouvelles œuvres à partir de fragments ratés

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