18.05.2025 à 00:12
Eliott Dognon
Le 15 avril dernier, 80 étudiant·es serbes sont arrivé·es à Strasbourg à vélo pour alerter l'Europe sur la situation politique du pays et les multiples violations des droits humains par le régime d'Aleksandar Vučić. Mais face au mutisme des institutions européennes, ne faudrait-il pas pousser la lutte des classes pour enfin changer de système ? Accompagné·es de nombreux soutiens, 80 étudiant·es se sont lancé·es sur leurs bicyclettes depuis Novi Sad, deuxième ville de Serbie, le 3 avril (…)
- CQFD n°241 (mai 2025) / GarteLe 15 avril dernier, 80 étudiant·es serbes sont arrivé·es à Strasbourg à vélo pour alerter l'Europe sur la situation politique du pays et les multiples violations des droits humains par le régime d'Aleksandar Vučić. Mais face au mutisme des institutions européennes, ne faudrait-il pas pousser la lutte des classes pour enfin changer de système ?
Accompagné·es de nombreux soutiens, 80 étudiant·es se sont lancé·es sur leurs bicyclettes depuis Novi Sad, deuxième ville de Serbie, le 3 avril dernier. C'est dans cette ville au nord de Belgrade que s'était effondré l'auvent de la gare le 1er novembre 2024, faisant seize morts, alors que celle-ci venait d'être rénovée deux ans et demi plus tôt par un consortium d'entreprises chinoises, hongroises et françaises. Dès lors, un mouvement inédit mené par les étudiant·es tente de mettre fin à un système basé sur la corruption. Avec ce voyage de 1 400 kilomètres à vélo jusqu'à Strasbourg, iels mettent en lumière leur mouvement en passant par plusieurs grandes villes européennes comme Budapest, Bratislava, Vienne ou Munich. À chaque étape, un comité d'accueil les attend avec tapis rouge et slogans anti-Vučić, tandis que plusieurs maires viennent à leur rencontre. La diaspora, présente en nombre dans l'Union européenne (UE), compte bien jouer son rôle : « Il y a aussi des raisons pour lesquelles on est tous expatriés ! Et notamment la corruption. Par exemple, si tu as la carte du parti au pouvoir, tu auras plus facilement un travail par rapport à quelqu'un qui ne l'a pas, même si tu es moins compétent. Donc ça nous tient à cœur de soutenir ce mouvement », raconte Sneža, membre du collectif 11.52 Marseille1. Le deuxième objectif des cyclistes est d'alerter l'UE en déposant des documents à la Cour européenne des droits de l'homme concernant les méthodes répressives du gouvernement d'Aleksandar Vučić2. Le 15 mars dernier, alors que 300 000 personnes manifestent à Belgrade, de nombreux témoignages rapportent l'utilisation d'un canon sonore de type militaire par les forces de l'ordre pour effrayer et disperser la foule pacifique.
Encore plus radicaux que Vučić, ces ethnonationalistes rêvent d'une Grande Serbie
Tandis que les étudiant·es arrivent le 15 avril à Strasbourg, certain·es ont entamé une marche de Novi Sad jusqu'à Bruxelles. Pourtant, la démarche interroge. Qu'espérer de cette UE silencieuse face aux revendications actuelles en Serbie ? En toile de fond, un duel idéologique plus ancien commence à se rejouer : d'un côté, un récit autoritaire ethnonationaliste nourri par le mythe de la « Grande Serbie »3 ; de l'autre, une vision libérale aspirant à un rapprochement avec l'UE. Et au centre, la jeunesse serbe bien décidée à ne pas se laisser manipuler. Pour la sociologue Saša Savanović, la seule issue souhaitable, c'est la lutte des classes ou rien !4
Dans un article publié le 1er avril pour le média de gauche Mašina, elle interroge ce schéma idéologique binaire qui imprègne la Serbie depuis la fin de la Yougoslavie. Ces deux idéologies représentent « les deux faces d'une même pièce de monnaie capitaliste ». La première face s'observe dans les manifestations, où la vision ethnonationaliste est brandie par ses défenseur·ses sur des étendards avec drapeau serbe sur fond de topographie du Kosovo, accompagné du message Nema predaje [Pas de reddition]. Façon de revendiquer l'autorité serbe sur son voisin indépendant depuis 20085. Encore plus radicaux que Vučić, ces mouvements rêvent d'une Grande Serbie. Mais s'ils remportent la bataille idéologique, « la Serbie n'aura d'autre choix que de s'aligner sur une autre puissance impériale à laquelle elle offrira tout ce qu'elle a – personnes, terres, ressources. Dans ce scénario, seules les élites compradores, politiques et économiques, peuvent tirer leur épingle du jeu », explique Saša Savanović.
Les étudiant·es mettent leur propre agenda à l'ordre du jour, qui dépasse largement la binarité idéologique entre nationalisme et libéralisme
De l'autre côté de la pièce, le 15 avril à Strasbourg, les étudiant·es interpellent Emmanuel Macron en ces termes : « Monsieur le Président, vous avez souvent souligné l'importance des valeurs européennes, vous avez aujourd'hui l'occasion de montrer que ces valeurs sont universelles », rapporte le Courrier des Balkans6. Sur le parvis de la mairie de Marseille, Sneža est venue afficher son soutien aux étudiant·es. Pour elle, « le respect du rôle de chaque institution est une des choses auxquelles le mouvement tient beaucoup ». Dans ce pays candidat à l'UE depuis 2012, certain·es veulent encore croire que cette institution répondra à leur demande de justice, malgré ses valeurs universalistes douteuses. Mais cette position ne fait pas l'unanimité. Dans notre numéro de mars dernier, le chercheur Filip Balunović expliquait que l'intégration européenne était « devenue une expression vide, dépourvue de sens concret pour le citoyen serbe moyen ». Selon lui, les Serbes sont désenchanté·es par l'inaction européenne face au régime autoritaire d'Aleksandar Vučić qui garantit à plusieurs pays membres de juteux marchés : « La France, par exemple, a le contrôle de l'aéroport de Belgrade, tandis que l'Allemagne attend l'accès au lithium serbe pour sa transition énergétique. »7 Pire ! Le locataire de l'Élysée a ostensiblement provoqué les étudiant·es serbes en recevant Aleksandar Vučić le 9 avril. Selon Saša Savanović, la jeunesse serbe a déjà compris que le « réalisme capitaliste »8 et sa forme politique néolibérale sont responsables de la destruction économique, sociale et écologique mondiale : « Au lieu de choisir de périr dans une guerre nucléaire ou d'être brûlée par le soleil, la jeunesse choisit au moins de se battre pour la possibilité d'un avenir différent ».
La seule issue souhaitable, c'est la lutte des classes ou rien !
Malgré l'absence d'un discours idéologique clair, les étudiant·es et les travailleur·ses mobilisé·es renvoient déjà dos à dos ces deux positions idéologiques. Iels s'organisent sous forme de plénums, en dehors du cadre institutionnel, avec la volonté de changer « la manière dont la société est gouvernée, pour des institutions qui sont construites à partir de la base » ajoute la sociologue. Sans chef·fe, toutes les décisions sont prises collectivement. Des groupes de travail ont été formés et les rôles tournent pour éviter toute manipulation ou prise de pouvoir informelle. Chaque temps de parole est minutieusement comptabilisé et limité à une minute par personne. Façon de montrer au reste de l'Europe que la démocratie n'est pas seulement un objectif à atteindre, mais bien une pratique. En court-circuitant ainsi les pratiques de pouvoir des institutions dominantes, les étudiant·es et leurs soutiens imposent leur propre agenda et celui-ci dépasse largement la binarité idéologique entre nationalisme et libéralisme. Cette lutte « valorise profondément la vie (et pas seulement la vie humaine), prône la non-violence, l'unité et le souci du bien commun. La lutte étudiante est antifasciste, car elle se préoccupe du bien-être des autres. Elle est anticoloniale et anti-impériale, parce qu'elle rejette la logique de la suprématie (blanche), et elle est sans aucun doute une lutte de classe parce qu'elle n'accepte pas le caractère “naturel” de l'appropriation et de l'exploitation », écrit Saša Savanović. Alors évidemment, il reste beaucoup de travail à accomplir, mais l'espoir demeure : « C'est vraiment petit à petit qu'on progresse dans cette lutte et il faut persister ! » termine Minja, membre de 11.52 Marseille.
1 Collectif de soutien au mouvement étudiant serbe. 11 heures 52 étant l'heure à laquelle l'auvent de la gare de Novi Sad s'est effondré le 1er novembre dernier.
2 La Serbie ayant ratifié la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), elle peut théoriquement être condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme.
3 Idée nationaliste développée au XIXe siècle selon laquelle le territoire de la Serbie devrait englober tous les territoires peuplés par des Serbes.
4 « With the largest protest in Serbia behind us, what do we mean by changing the system ? », Mašina (01/04/2025).
5 Le Kosovo a déclaré son indépendance unilatéralement et est aujourd'hui reconnu par plus de 90 pays membres de l'ONU. Le Kosovo reste une des obsessions nationalistes bien ancrées dans la société serbe.
6 « Serbie : après leur épopée à vélo, les étudiants interpellent les institutions européennes », Le Courrier des Balkans (17/04/2025).
7 Lire « Une “tentative semi -révolutionnaire” : en Serbie, jusqu'où iront les étudiants » CQFD, n° 239 (mars 2025).
8 Idée selon laquelle il n'existe aucune alternative viable au capitalisme.
18.05.2025 à 00:08
Zoé Picard
En s'appuyant sur son immersion au sein des Jeunesses identitaires, le sociologue Samuel Bouron dévoile dans son nouvel ouvrage, Politiser la haine, les ressorts idéologiques et médiatiques de ce mouvement. Entretien. En 2010, le sociologue Samuel Bouron infiltre durant un an les Jeunesses identitaires, l'un des ancêtres de l'organisation Génération identitaire, dissoute par le gouvernement en 2021. Entre camps d'été, footings matinaux et coups de com', il découvre les bases idéologiques (…)
- CQFD n°241 (mai 2025) / Baptiste AlchourrounEn s'appuyant sur son immersion au sein des Jeunesses identitaires, le sociologue Samuel Bouron dévoile dans son nouvel ouvrage, Politiser la haine, les ressorts idéologiques et médiatiques de ce mouvement. Entretien.
En 2010, le sociologue Samuel Bouron infiltre durant un an les Jeunesses identitaires, l'un des ancêtres de l'organisation Génération identitaire, dissoute par le gouvernement en 2021. Entre camps d'été, footings matinaux et coups de com', il découvre les bases idéologiques sur lesquelles se regroupent les militants de cette mouvance et les alliances qu'ils tissent avec d'autres tendances d'extrême droite. On a échangé avec le chercheur, à partir de son essai Politiser la haine, la bataille culturelle de l'extrême droite identitaire (La Dispute, 2025), sur les actuelles recompositions stratégiques au sein de ce mouvement.
Peux-tu donner une définition de la mouvance identitaire ? En quoi ses conceptions se démarquent-elles des autres tendances d'extrême droite et de celles du Rassemblement national (RN) ?
« Ce courant se différencie du RN et, plus largement, des mouvances souverainistes et nationalistes, en plaçant l'identité au centre. Cette notion revêt un caractère essentialiste. Selon ses membres, le processus d'assimilation est impossible pour celles et ceux qui ne sont pas “Français de souche”. Contrairement au fascisme traditionnel et au nazisme, les identitaires ne procèdent pas à une hiérarchisation de morphotypes raciaux ; mais ils justifient la nécessité d'une épuration par l'incompatibilité entre certaines racines culturelles. Par ailleurs, alors que le RN défend une souveraineté exclusivement nationale, avec un programme qui prônait la sortie de l'Europe, les identitaires défendent une Europe blanche et indo-européenne et forment des alliances à échelle continentale.
« Pour “assainir” leur corps et leur esprit, les identitaires s'engagent donc dans un processus “d'enracinement” »
Autrefois, les différents groupuscules d'extrême droite étaient plus morcelés, mais à partir des années 2012-2013, lors des premières mobilisations de la Manif pour Tous, ils ont commencé à se considérer comme des alliés face aux musulmans, aux “wokes”, aux personnes LGBT... À cette période, les identitaires, qui disposent de locaux et de bars militants, et forment la mouvance la plus importante, renforcent leur réseau. Ces lieux deviennent alors un passage presque obligatoire pour les jeunes militants qui se politisent à l'extrême droite, y compris pour les élus du RN. »
Tu as infiltré les Jeunesses identitaires durant un an. Quel a été l'apport de ce travail de terrain, qui date maintenant d'il y a quinze ans, pour la rédaction de ton dernier ouvrage ?
« Je n'aurais pas pu construire les hypothèses décrites dans mon essai si je n'avais pas réalisé ces observations lors de cette immersion. J'ai notamment pu comprendre comment s'incarne leur pensée militante. Selon eux, le groupe racial et la nation forment un être vivant à épurer de ses éléments nocifs, qui contaminent la pureté du corps social, mais aussi biologique. Pour “assainir” leur corps et leur esprit, ils s'engagent donc dans un processus “d'enracinement”, qui consiste à se reconnecter à ce qu'ils conçoivent comme leur essence culturelle, fondamentalement blanche. Ils se perçoivent comme le dernier rempart face au “grand remplacement”. Ce “réenracinement” passe aussi par une “revirilisation”. Selon les identitaires, si la civilisation occidentale s'affaiblit face au “grand remplacement”, c'est aussi parce que les hommes se “féminiseraient”, comme l'affirmait une thèse issue du journaliste et théoricien d'extrême droite Guillaume Faye. Ils aspirent à une complémentarité entre les hommes et les femmes, ayant une essence différente, afin d'équilibrer la civilisation occidentale. Malgré leur dédiabolisation apparente, ces groupes sont encore structurés autour de la violence et de la virilité. Lors des camps d'été, la boxe est obligatoire et pratiquée quotidiennement. Le dernier jour, chaque militant se bat contre l'un de ses camarades. Ce tournoi fonctionne comme un rite de passage qui scelle définitivement l'arrivée dans le groupe. »
Comme tu le montres, la rhétorique masculiniste est une porte d'entrée vers l'extrême droite. Elle attire des jeunes, au départ peu politisés, mais sensibles à ces discours portés par des identitaires. Par exemple, Thaïs d'Escufon, l'ancienne porte-parole de Génération identitaire, utilise YouTube pour s'adresser à la communauté incel1. En 2021, dans le cadre d'un débat avec Alice Cordier, la dirigeante du collectif féministe identitaire Némésis, elle affirme défendre « la vision européenne d'une femme libre, mais qui a également une complémentarité avec l'homme européen et une place propre dans la famille ».
« La trajectoire de Thaïs d'Escufon est intéressante car elle n'a pas continué sa carrière en politique, comme l'ont par exemple fait Damien Rieux, membre de Reconquête, et Philippe Vardon, membre d'Identité-Liberté, mais elle a prolongé celle-ci sur les réseaux sociaux.
« Les fémonationalistes sont le vernis de modernité des discours identitaires »
Progressivement, elle s'est rapprochée des masculinistes en devenant “coach en séduction”, une activité qui représente une certaine manne économique et qui lui permet de déployer un discours raciste. Elle affirme notamment qu'elle n'entretiendra jamais de relation avec un homme non blanc. Le coaching en séduction n'est pas nouveau à l'extrême droite : en 1996 déjà, l'essayiste Alain Soral sortait Sociologie du dragueur, ouvrage dans lequel il prétend que les femmes ont une essence différente des hommes et qu'elles aiment être dominées et protégées. Pour multiplier les conquêtes, il faudrait rompre avec les idées féministes qui entrent insidieusement en nous, et assumer sa virilité profonde. L'idéologie fasciste rencontre ici celle du développement personnel : pour être heureux, il ne faut pas changer la société mais devenir la “meilleure version de soi-même”, un mantra que l'on retrouve souvent sur les réseaux sociaux. »
Thaïs d'Escufon s'adresse surtout aux hommes mais le mouvement identitaire, autrefois très masculin, tente aujourd'hui de toucher un public plus féminin en prônant un féminisme identitaire. C'est notamment le rôle du collectif Némésis, créé en 2019. Quel rôle jouent des collectifs comme celui-ci, dans les actuelles recompositions au sein de la mouvance identitaire ?
« Quand j'ai commencé à enquêter, les femmes étaient marginales sur le plan numérique et elles acceptaient très peu de tâches d'encadrement. Mais désormais, les identitaires tentent de s'imposer à un public plus large. Pendant la Manif pour Tous, des groupes exclusivement féminins ont émergé, comme les Antigones, nées en 2013 en opposition aux Femen, connues pour leurs protestations publiques avec la poitrine dénudée sur laquelle sont écrits des slogans. Plus tard, des jeunes femmes diplômées de l'enseignement supérieur créent le collectif Némésis. Ses militantes estiment aussi que les hommes et les femmes n'ont pas la même essence, mais défendent une égalité en droit. En effet, ces groupuscules sont contraints de s'adapter aux avancées féministes conquises par les luttes sociales de ces dernières années. Elles rejoignent les obsessions identitaires concernant les musulmans et les personnes non blanches qu'elles perçoivent elles aussi comme des ennemis. Le viol, par exemple, serait selon elles principalement commis par des étrangers. La professeure en sociologie Sarah Farris qualifie de “fémonationaliste” ce type de féminisme structuré par un cadrage nationaliste à des fins racistes. Ces militantes sont le vernis de modernité des discours identitaires. Aujourd'hui, on voit même de nombreux partis d'extrême droite européens dirigés par des femmes. Les fémonationalistes bénéficient d'un écho médiatique en trouvant des relais au sein des élites politiques : Bruno Retailleau a notamment affirmé récemment qu'il partageait le “combat” de Némésis. Néanmoins, le féminisme identitaire ne s'étend pas vraiment dans la population et la jeunesse. Les idées féministes gagnent plus de terrain que celles des identitaires ! »
1 La culture incel (involutary celibate) désigne celle des communautés en ligne d'hommes se définissant comme des célibataires involontaires. Ils cultivent la violence et le ressentiment envers les femmes qui seraient responsables de leur misère affective et sexuelle.