21.09.2025 à 00:30
Niel Kadereit
Depuis quelques années, les acteurs du monde agricole investissent massivement les réseaux sociaux, faisant ainsi la promotion d'une agriculture très largement automatisée et intensive. À l'occasion de leur congrès annuel qui se tenait en mars dernier à Grenoble, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) invitait Julien Perez, directeur du développement de l'agence de communication Visibrain, à prodiguer ses précieux conseils aux agriculteurs pour bien se (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Léo GilletDepuis quelques années, les acteurs du monde agricole investissent massivement les réseaux sociaux, faisant ainsi la promotion d'une agriculture très largement automatisée et intensive.
À l'occasion de leur congrès annuel qui se tenait en mars dernier à Grenoble, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) invitait Julien Perez, directeur du développement de l'agence de communication Visibrain, à prodiguer ses précieux conseils aux agriculteurs pour bien se positionner sur les réseaux sociaux. « Profitez de votre fédération, soutenez-vous les uns les autres pour vous permettre de faire face aux militants [sous-entendu écologistes, ndlr] qui sont extrêmement organisés et qui vont généralement faire plus de bruit que vous si vous restez chacun de votre côté. [...] J'espère que ça vous encouragera à prendre position sur les réseaux sociaux. » La stratégie est claire : investir massivement le numérique pour promouvoir leur modèle agricole et faire face aux critiques.
Sur TikTok, les comptes d'agri-influenceurs cumulent plus de deux millions d'abonnés
Récemment, internet a vu émerger de son flux incessant une nouvelle figure, celle de « l'agri-influenceur ». Dit autrement, des agriculteurs qui se filment et mettent en scène leur travail quotidien. Un phénomène en plein essor qui a su capter son audience. Sur TikTok, où les comptes d'agri-influenceurs cumulent plus de deux millions d'abonnés, des vidéos courtes et immersives permettent de moderniser et de rajeunir l'image du métier. Sur YouTube, ce sont des vidéos plus longues avec, par exemple, des visites d'exploitations, du suivi de récoltes ou des présentations de matériel agricole qui permettent d'engranger plus d'un million et demi d'abonnés. Les sociologues Baptiste Kotras et Sylvain Brunier tracent à grands traits les deux principes fondamentaux de cette présence numérique : « s'adresser au grand public pour contrer la critique environnementale, et la promotion d'une communication voulue pédagogique, fondée sur le quotidien et la mise en scène des pratiques professionnelles ordinaires »1. Si ces vidéos ont le mérite de valoriser le métier d'agriculteur, elles laissent peu de place à des modèles agricoles alternatifs.
Stervio et MarcA2C sont les deux agri-influenceurs les plus suivis en ligne. Ils cumulent à eux deux un peu plus d'un million d'abonnés sur leurs différentes plateformes. Au cœur de leurs vidéos, l'innovation technologique et les gros engins agricoles. « ARION 460 STAGE 5, JE TESTE CE NOUVEAU TRACTEUR POUR VOUS ! », « J'AI CRAQUÉ POUR UN CLAAS2… MOISSON RECORD ! » ou encore « VALTRA3 DE 200CV POUR FAUCHER LA LUZERNE ! », sont autant de thèmes de vidéos accrocheurs que l'on trouve sur leur page YouTube. À travers des démonstrations techniques spectaculaires et des tests de performance, ces agri-influenceurs se font la vitrine de l'automatisation et du machinisme agricole. Une aubaine pour les marques, toujours à l'affût de quelques promesses de profits futurs, qui s'empressent de multiplier les partenariats avec les agriculteurs vidéastes, à l'instar des équipementiers agricoles comme New Holland, Kuhn France ou Ifor Williams.
À travers des démonstrations techniques spectaculaires et des tests de performance, ces agri-influenceurs se font la vitrine de l'automatisation et du machinisme agricole
« Lorsque les agriculteurs montrent leur travail, il y a un phénomène d'incarnation pour le public. Pour peu que la personne soit sympathique cela peut créer de l'adhésion au modèle agricole qu'il met en avant », explique Amélie Deloche, cofondatrice du collectif Paye ton influence. Un collectif qui « se donne pour mission d'agir comme un lanceur d'alerte dans le secteur de l'influence, en dénonçant les partenariats, récits ou pratiques incompatibles avec les limites planétaires et en appelant à une transformation profonde du secteur ».
En parallèle de ces agriculteurs qui décident eux-mêmes, spontanément, de se lancer sur YouTube, Instagram ou TikTok, les lobbys de l'agro-industrie et de l'agrochimie se paient les services d'influenceurs, stars des internets mondiaux, pour redorer une image quelque peu écornée. En décembre 2023, le Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL), sorte de lobby français du lait, faisait appel aux YouTubeurs Mister V et Amine ainsi qu'au combattant de MMA Ciryl Gane dans une vidéo promotionnelle pour les produits laitiers d'une heure atteignant 1,6 million de vues. Cette année-là, ce lobby dépensait 1,5 million d'euros en collaboration avec divers influenceurs. Quelques mois plus tard, en 2024, au Salon de l'agriculture c'est Inoxtag, petite célébrité française aux 9,2 millions d'abonnés sur YouTube, qui lançait un partenariat avec le CNIEL.
Le Salon de l'agriculture, c'est le moment privilégié pour ce genre de collaborations. En 2025, Samuel Étienne, présentateur – entre autres – de « Questions pour un champion », d'une revue de presse très suivie sur la plateforme de streaming Twitch et journaliste à ces heures perdues, animait sur sa chaîne un pseudo débat sponsorisé par Intercéréales, lobby prolixe de la filière céréalière. Alors que la proposition de loi Duplomb venait d'être déposée devant l'Assemblée nationale, Samuel Étienne invitait un betteravier et céréalier pro-néonicotinoïdes et proche de la FNSEA « à dérouler, sans contradiction, les éléments de langage de la loi Duplomb : concurrence déloyale, souveraineté alimentaire et besoin de rester compétitif », alerte Paye ton influence. Derrière Intercéréales, à l'initiative de cette discussion, l'Association générale des producteurs de blé et l'Association générale des producteurs de maïs, deux associations lobbyistes de la FNSEA, qui défendent un modèle de culture intensive et très dépendant des intrants chimiques et des pesticides.
« Depuis un an et demi Intercéréales multiplie les partenariats. Ils se rendent bien compte que c'est une manière d'imposer leur modèle agricole à une nouvelle génération qui peut potentiellement ensuite soutenir leurs revendications, analyse Amélie Deloche. Ce sont des industries qui veulent faire en sorte que leur modèle se perpétue. Pour cela, elles doivent s'assurer que les consommateurs continuent à acheter les denrées qu'ils produisent. »
Pour toucher le public des 18-35 ans, Intercéréales lançait au printemps 2024 une campagne « de communication d'influence », selon leurs propres termes, en produisant une vidéo avec le Studio Bagel, une chaîne YouTube humoristique extrêmement populaire. À l'écran, un jeune homme se réveille dans un monde dystopique au sein duquel les céréales ont disparu de la surface du globe. Plus de tartines de pain au petit déjeuner, plus d'habits, plus de couches pour les enfants, le cauchemar total. Pour rétablir l'équilibre du monde, il doit faire sortir du sol un immense champ de maïs en monoculture intensive. « Ces images nous disent : c'est cela l'agriculture, c'est comme cela que ça se fait, et c'est comme cela que cela doit être fait. C'est un storytelling très efficace car il instigue subtilement des manières de consommer et normalise certains modèles agricoles », note Amélie Deloche.
De l'Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes à l'Interprofession nationale porcine en passant par l'Interprofession de la filière des fruits et légumes frais, tous les acteurs influents de l'industrie agroalimentaire ont désormais recours aux vidéastes sur internet. « Nous on souhaite que d'autres modèles agricoles soient mis en avant par les influenceurs », regrette Amélie Deloche. Alors, à quand la vidéo de José Bové en featuring avec le vidéaste Michou, star de YouTube, ou la collaboration entre la Confédération paysanne et l'instagrammeuse aux millions d'abonnés Léna Situations ?
13.09.2025 à 00:30
Thelma Susbielle
Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Cette onzième chronique est une reprise de flambeau, une succession, une relève : notre chère Constance a dû mettre les voiles, longue vie à elle ! Thelma, grande fureteuse de l'internet, reprend la barre. L'occasion pour elle de plonger dans l'abominable affaire Jean Pormanove. Une mort en direct, sous les yeux de milliers de (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Céleste Maurel, Capture d'écranLes bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Cette onzième chronique est une reprise de flambeau, une succession, une relève : notre chère Constance a dû mettre les voiles, longue vie à elle ! Thelma, grande fureteuse de l'internet, reprend la barre. L'occasion pour elle de plonger dans l'abominable affaire Jean Pormanove.
Une mort en direct, sous les yeux de milliers de spectateurs. Le streameur Raphaël Graven, alias Jean Pormanove, 46 ans, est décédé dans la nuit du 17 au 18 août après douze jours de sévices, filmés en continu et diffusés en direct sur la plateforme Kick. Douze jours d'humiliations, d'insultes, de baffes, d'étranglement ou encore de décharges électriques. À plusieurs reprises, celui qui était « consentant » (dixit ses bourreaux) avait voulu quitter le live (diffusion vidéo en direct). Sur Kick, les violences subies par Jean Pormanove et Coudoux, les deux souffre-douleurs de Naruto et Safine, n'étaient qu'un « contenu » comme les autres. Tous se disent « potes », « collègues » de la chaîne « Jeanpormanove », la plus suivie de France sur la plateforme.
Du côté de l'État, la justice avait ouvert une enquête en janvier 2025, avec garde à vue pour Naruto et Safine. Ils en ressortent libres et la diffusion continue. Sur Pharos, la plateforme gouvernementale qui permet de signaler des contenus et comportements en ligne illicites, les sévices retransmis en direct de Raphaël Graven et de Coudoux, un homme handicapé sous curatelle, avaient aussi fait l'objet d'environ 80 alertes. Durant les dernières semaines, la police, alertée par des viewers (spectateurs) inquiets, s'était déplacée à cinq reprises. Sur place, les agents contrôlent les identités et repartent, comme ils sont venus.
Pour les deux tortionnaires, le discours est ficelé : la chaîne Jeanpormanove c'est « des mises en scène », « de l'improvisation », « pas la réalité ». Dans la réalité des faits, en plus des insultes homophobes et sexistes à longueur de journée, on voit mal comment les coups ou le nettoyage d'excréments pourraient constituer un théâtre expérimental. De son côté, le procureur de Nice a indiqué que Jean Pormanove gagnait « des sommes à hauteur de 6 000 euros » par mois. Une exploitation de la misère dans sa forme la plus laide.
Kick, c'est ça : une plateforme poubelle où se réfugient tous les « créateurs » qu'ailleurs on ne veut plus. Diffusion de pornos à peine maquillés, jeux d'argent interdits en France, débats néonazis… Il y en a pour tous les goûts, jusqu'à l'indigestion. Créée en Australie en 2022 par Edward Craven et Bijan Tehrani, la plateforme devait initialement promouvoir leur site de casino en ligne. All in sur la misère quoi.
Faut-il s'indigner de la modération en carton (75 personnes en tout dans le monde) de Kick ? De sa tolérance pour la violence et l'humiliation monétisée ? Finalement, ces lives ne font que reproduire une machine bien en place : l'exploitation des corps, des existences fragiles et des pauvres qui n'ont plus rien à perdre. Chez Kick, une mort en direct n'est pas un drame, c'est un business model.