01.11.2025 à 10:47
Romain Leclaire

Il y a des présences qui marquent la pellicule de manière indélébile. Celle de Tchéky Karyo en est une. Un visage taillé à la serpe, une mâchoire carrée qui suggère la détermination ou la menace, et surtout, un regard perçant, d’une intelligence acérée, capable de sonder les âmes ou de dissimuler les secrets les plus profonds. À cette physionomie s’ajoute une voix, grave et rocailleuse, qui confère à ses personnages une autorité naturelle, une gravité qui impose le respect ou la crainte. Pendant plus de quarante ans, cette combinaison a fait de lui l’une des figures les plus reconnaissables et les plus magnétiques du cinéma français et international, l’incarnation d’une certaine forme de puissance contenue. Il était le mentor, l’antagoniste complexe, le policier usé par la vie, le chasseur confronté à sa conscience.
Pourtant, réduire Tchéky Karyo à cette image de force tranquille ou de danger latent serait passer à côté de l’essentiel. Derrière le masque de l’homme d’action se cachait un artiste complet, d’une sensibilité profonde et d’une polyvalence surprenante. Sa carrière, loin d’être une simple succession de rôles, fut une exploration continue de l’identité, de la moralité et de la condition humaine. C’est un voyage qui l’a mené des planches des théâtres les plus prestigieux aux plateaux des plus grands blockbusters hollywoodiens, sans jamais perdre le fil d’une quête intérieure. L’annonce de son décès, survenu à l’âge de 72 ans des suites d’un cancer, invite à une relecture de ce parcours exceptionnel. Cet hommage se veut un regard au-delà des personnages iconiques pour découvrir l’homme (le fils, le père, le musicien, l’acteur à la formation classique) dont la vie a forgé l’âme que l’on devinait à l’écran.

La force de Tchéky ne résidait pas seulement dans son talent à incarner la puissance physique, mais dans sa manière de la doubler d’une profondeur intellectuelle ou émotionnelle. Ses personnages les plus mémorables ne sont pas de simples « durs », ce sont des hommes qui comprennent la nature et le coût de la violence, du pouvoir et des choix moraux. Que ce soit le formateur ambigu de Nikita ou le détective empathique de The Missing, ses interprétations sont empreintes d’une gravité qui les rend inoubliables, car elles suggèrent une riche vie intérieure derrière une façade impénétrable. C’est cette dualité, cette puissance maîtrisée, qui est devenue sa signature artistique.
Le voyage de Tchéky Karyo commence loin des projecteurs parisiens, sur les rives du Bosphore. Né Baruh Djaki Karyo le 4 octobre 1953 à Istanbul, il porte en lui un héritage culturel d’une richesse exceptionnelle. Sa mère est une juive grecque et son père est issu d’une famille juive séfarade de Turquie, dont les racines remontent à l’Espagne de l’Inquisition. Ce berceau cosmopolite, ce carrefour des civilisations, a sans doute jeté les bases de sa future aisance à naviguer entre les cultures et les langues, une compétence qui définira sa carrière internationale.

Cet héritage est également marqué par la tragédie. Dans une rare et émouvante confidence, l’acteur a révélé la souffrance de sa famille maternelle durant la Shoah. Originaires de Salonique, ses proches ont subi la violence du nazisme. Une partie de sa famille fut déportée, tandis que sa mère, cachée en France, dut fuir à de multiples reprises des familles qui la maltraitaient. Cette histoire, celle de juifs espagnols accueillis par l’Empire ottoman après l’expulsion de 1492 et qui parlaient le ladino, est une mémoire de déracinement et de résilience qui a profondément marqué l’homme et l’artiste.
La famille s’installe ensuite à Paris, où le jeune Baruh Djaki devient « Tchéky », une translittération francisée de son prénom. Son enfance est marquée par la séparation de ses parents à l’âge de 13 ans, un événement qui le pousse vers une indépendance précoce. C’est dans l’art qu’il trouve un refuge et une voie. Il se tourne vers le théâtre, d’abord au Cyrano où il se frotte au répertoire classique, puis en intégrant la prestigieuse École Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre National de Strasbourg (TNS) en 1975. Au sein du « groupe 17 » de la section jeu, il reçoit l’enseignement de maîtres comme Philippe Clévenot et Jean-Pierre Vincent, qui lui inculquent une discipline technique et un profond respect pour son art. Il fait ses armes sur les planches avec la compagnie Daniel Sorano et se produit au Festival d’Avignon à la fin des années 70, s’imposant comme une force théâtrale avant même que le cinéma ne le réclame.
Son identité est une mosaïque complexe, né Turc, d’héritage grec et séfarade, élevé en France. Cette multiplicité n’est pas un simple détail biographique, elle est au cœur de son être et de son art. Les traumatismes familiaux et les dislocations de sa jeunesse ont probablement nourri sa quête artistique, faisant de la scène un espace où il pouvait explorer et unifier les différentes facettes de ce qu’il était. Sa maîtrise de plusieurs langues (français, anglais, espagnol, turc et arabe) n’est pas seulement un atout pour une carrière internationale, mais l’expression vivante de cet héritage pluriel. Comme il le confiera plus tard, « Ce métier m’a aidé à devenir un homme meilleur ». Pour lui, le jeu n’était pas une simple profession, mais un moyen de synthèse, un refuge où les complexités de son histoire personnelle pouvaient être transcendées et transformées en art.
L’année 1982 marque l’entrée fracassante de Tchéky Karyo dans le monde du cinéma. Il apparaît dans pas moins de quatre films, dont des œuvres d’auteurs reconnus comme Toute une nuit de Chantal Akerman et Le Retour de Martin Guerre de Daniel Vigne, témoignant de son immersion immédiate dans un cinéma français exigeant. Mais c’est le dernier de ces quatre films qui va changer sa destinée.
Le tournant de sa carrière est son rôle de Petrovic, un gangster violent et charismatique, dans le polar urbain et brutal de Bob Swaim, La Balance. Le film, un immense succès critique et public, est un électrochoc pour le cinéma français. Avec sa performance brute, intense et magnétique, il crève l’écran. Il incarne une nouvelle forme de menace, loin des truands stylisés du passé, plus viscérale, plus psychologique, plus moderne. C’est ce rôle qui, selon ses propres termes, lui « ouvre les portes du cinéma ».

La reconnaissance est immédiate. Le film récolte sept nominations aux Césars, et Tchéky Karyo est nommé dans la catégorie du meilleur espoir masculin. Fait notable, ce sera sa seule et unique nomination, ce qui souligne l’impact foudroyant de cette première grande performance. En 1986, il reçoit le prestigieux Prix Jean-Gabin, qui vient confirmer son statut d’acteur majeur de sa génération, un talent sur lequel il faudra désormais compter.
Le rôle de Petrovic est un acte fondateur. Il établit dès le départ les piliers de sa persona à l’écran. En un seul film, il devient synonyme d’une masculinité complexe, à la fois séduisante et dangereuse. Cet archétype du méchant intelligent et redoutable deviendra la pierre angulaire de sa carrière, notamment à l’international, où les réalisateurs hollywoodiens verront en lui l’antagoniste européen parfait. De Bad Boys à GoldenEye, l’ombre de ce personnage planera sur nombre de ses rôles, preuve de la puissance durable d’une seule performance parfaitement maîtrisée.
La filmographie de Tchéky Karyo est jalonnée de performances qui ont non seulement défini sa carrière, mais aussi marqué leur époque. Quatre rôles, en particulier, illustrent son évolution et l’étendue de son talent.
En 1988, Jean-Jacques Annaud réalise un pari cinématographique fou, un film raconté du point de vue des animaux, avec un dialogue humain quasi inexistant. Dans L’Ours, Tchéky Karyo incarne Tom, l’un des deux chasseurs traquant un immense ours kodiak. Le défi est immense, comment construire un personnage et raconter une histoire sans le secours des mots? L’acteur y parvient avec une maîtrise stupéfiante. Par sa seule présence physique, ses gestes et l’intensité de son regard, il dépeint un arc narratif complet. Il est d’abord le chasseur déterminé, puis l’homme confronté à la puissance brute de la nature, et enfin l’individu humble, transformé par un acte de miséricorde inattendu. La scène pivot où l’ours, le tenant à sa merci, choisit de l’épargner est une leçon de jeu non verbal. Le visage de Karyo exprime un mélange de terreur, d’incompréhension et de respect qui bascule en une prise de conscience profonde. Le film est un triomphe, attirant près de neuf millions de spectateurs en France et consolidant son statut de star. Sa performance est saluée comme une « belle perf », un exploit dans un film où les acteurs humains auraient pu n’être que des faire-valoir.

Deux ans plus tard, Tchéky décroche le rôle qui le fera connaître dans le monde entier, celui de Bob dans Nikita de Luc Besson. Il y incarne un agent des services secrets, froid et énigmatique, chargé de transformer une jeune délinquante toxicomane en une machine à tuer pour le compte de l’État. Son personnage est l’incarnation de l’ambiguïté morale. Il est à la fois un mentor, une figure paternelle de substitution et un manipulateur implacable. L’acteur livre une composition tout en retenue, où la moindre inflexion de voix ou le plus petit frémissement du regard trahit des sentiments complexes sous une surface glaciale.

Deux anecdotes de tournage révèlent les coulisses de cette performance iconique. La première concerne son engagement. Luc Besson, certain de son choix, le supplia d’accepter le rôle sans même lire le scénario, lui expliquant simplement que Bob faisait partie d’un « trio de personnages dont il rêve ». Fort d’une confiance aveugle en la vision du réalisateur, Karyo accepta les yeux fermés. La seconde anecdote est plus légère. Lors du tournage de l’unique scène réunissant Nikita (Anne Parillaud), son amant Marco (Jean-Hugues Anglade) et Bob, Tchéky Karyo fut pris d’un fou rire incontrôlable. Pour préserver le sérieux de son personnage, il dut tourner ses gros plans seul, face au vide, une illustration amusante du décalage entre l’homme et l’acteur. Le succès international de Nikita le propulse sur la scène mondiale et lui vaut le prix du Meilleur Acteur au festival Mystfest.
Grâce à Nikita, Hollywood lui ouvre grand ses portes. Sa maîtrise de l’anglais et d’autres langues, alliée à son charisme et à sa capacité à incarner une menace sophistiquée, fait de lui un second rôle de choix pour de nombreuses superproductions. Il devient l’un des « méchants » européens les plus mémorables des années 90. En 1995, il est l’inoubliable et sadique baron de la drogue français, Antoine Fouchet, face à Will Smith et Martin Lawrence dans Bad Boys de Michael Bay. La même année, il rejoint la mythique franchise James Bond dans GoldenEye, où il interprète Dmitri Mishkin, le ministre russe de la Défense, un personnage droit mais inflexible.
Sa carrière américaine ne se limite cependant pas aux rôles d’antagonistes. En 2000, il offre une performance noble et touchante dans The Patriot de Roland Emmerich. Il y joue le Major Jean Villeneuve, un officier français qui vient prêter main-forte aux miliciens américains durant la Guerre d’Indépendance. Ce rôle, inspiré du Baron von Steuben, lui permet de montrer une facette plus héroïque de son talent. Preuve de son dévouement, il assure lui-même le doublage de son personnage pour la version française du film. Au fil des ans, il collabore avec des réalisateurs de renom comme Ridley Scott (1492 : Christophe Colomb) et côtoie les plus grandes stars, de Gérard Depardieu à Mel Gibson, s’imposant comme un acteur respecté et fiable sur la scène internationale.
Alors que sa carrière cinématographique se poursuit, c’est la télévision qui lui offre, sur le tard, l’un de ses plus beaux rôles, celui qui deviendra une nouvelle signature. De 2014 à 2016, il incarne le détective français Julien Baptiste dans la série britannique de la BBC, The Missing. Le succès est tel qu’un spin-off centré sur son personnage, Baptiste, voit le jour en 2019. Ce rôle lui vaut une reconnaissance critique unanime et une nomination au Festival de Télévision de Monte-Carlo.

Julien Baptiste est en quelque sorte la synthèse de toute sa carrière. C’est un homme d’une intelligence et d’une perspicacité redoutables, comme Bob dans Nikita, mais dont la force ne réside plus dans la manipulation ou la violence, mais dans l’empathie, la patience et une humanité profonde. Hanté par les disparitions d’enfants sur lesquelles il enquête, il est obstiné, sage, et profondément touchant. Le public du monde entier s’attache à ce personnage complexe, qui représente une forme de boussole morale dans un monde obscur.
Pourtant, ce rôle qui a redéfini la fin de sa carrière, il a bien failli le refuser. Une anecdote poignante révèle que le tournage de la première saison de The Missing coïncidait avec la naissance de sa propre fille. Le sujet de la série, la disparition d’un enfant, le rendait si anxieux qu’il s’est d’abord retiré du projet. Ce n’est qu’à la dernière minute, après l’insistance du réalisateur, qu’il a accepté de revenir. Cette décision, motivée par une angoisse de père, a paradoxalement nourri son interprétation et lui a permis de livrer la performance la plus humaine et la plus sage de sa carrière.
Ce parcours illustre une fascinante évolution. L’acteur qui a débuté en incarnant la menace physique brute (La Balance) a progressivement évolué vers des figures de contrôle psychologique (Nikita), pour finalement atteindre un sommet en incarnant une autorité morale et empathique (The Missing). C’est le cheminement d’un artiste qui a su approfondir son exploration de la force, la faisant passer de l’extérieur vers l’intérieur, de la puissance qui détruit à la sagesse qui répare.
Au-delà de l’acteur se trouve une autre facette, moins connue du grand public mais tout aussi essentielle à l’homme, le musicien. Loin d’être un simple passe-temps, la musique a représenté pour Tchéky Karyo un espace d’expression intime et personnel, un lieu où il pouvait parler avec sa propre voix, sans le filtre d’un personnage.
Il se lance officiellement dans la musique en 2006 avec un premier album, Ce lien qui nous unit. Ce titre évocateur suggère déjà les thèmes qui lui sont chers: la connexion, la mémoire, les relations humaines. Sept ans plus tard, en 2013, pour son soixantième anniversaire, il sort un deuxième opus, Credo. Cet album, plus ambitieux encore, témoigne de la maturité de sa démarche artistique. Il collabore avec des plumes reconnues comme le poète Zéno Bianu et Jean Fauque (parolier d’Alain Bashung), et confie la création de la pochette au célèbre dessinateur Enki Bilal. Ces choix artistiques exigeants montrent que sa musique n’est pas une simple récréation, mais une véritable quête esthétique et poétique.
Son style musical se situe à la croisée de la chanson française à texte et d’un rock à la fois énergique et mélancolique. Sur scène, accompagné de son groupe « Les Bienveillants », il se révèle être un interprète charismatique, sa voix grave et profonde trouvant un nouvel écrin. Il a lui-même décrit ce passage à la musique, survenu autour de la cinquantaine, comme un désir de se renouveler. Si le métier d’acteur consiste à se mettre au service d’une vision, d’un texte et d’un personnage, la musique lui a offert une liberté totale. Elle était l’espace où l’homme à l’histoire complexe pouvait exprimer directement sa philosophie, ses doutes et ses convictions. C’était la voix derrière le masque, l’expression non médiatisée de l’âme de l’artiste.
Tchéky Karyo laisse derrière lui une empreinte unique et durable dans le paysage cinématographique. Il fut un pont entre les mondes: entre le cinéma d’auteur français et les blockbusters internationaux, entre la rigueur du théâtre classique et l’énergie brute de l’écran, entre l’Europe et l’Amérique. Sa facilité à être crédible en gangster parisien, en chasseur en Colombie-Britannique, en officier français du XVIIIe siècle ou en détective contemporain témoigne d’une rare polyvalence, nourrie par une curiosité insatiable pour les cultures et les langues.
Pour lui, l’art dramatique était un espace réservé et magique permettant une introspection et une prise de recul sur soi-même. Cette vision de son métier comme un chemin de vie, une quête de soi, éclaire l’ensemble de son parcours. Chaque rôle, même le plus sombre, semble avoir été une étape dans cette quête d’humanité.
L’image finale que l’on gardera de lui ne sera pas seulement celle du chasseur, de l’espion ou du détective. Ce sera celle d’un artiste complet, dont le regard intense n’était pas un signe de dureté, mais la fenêtre ouverte sur une âme riche, complexe et profondément sensible. L’acteur n’est plus, mais son empreinte sur le cinéma, elle, demeure. Et l’âme derrière le regard continue de nous parler.
01.11.2025 à 09:19
Romain Leclaire

Entre deux tentatives pour devenir le premier trillionnaire au monde, l’expansion de son entreprise de contrats de défense, sa lutte acharnée contre le « virus mental woke », ses querelles avec Sam Altman et la supervision d’une demi-douzaine de sociétés technologiques, Elon Musk a miraculeusement trouvé le temps de s’immiscer dans un débat local à San Francisco. Le sujet ? Un chat de quartier bien-aimé, écrasé par un robotaxi Waymo.
Si vous l’aviez manqué, un drame félin s’est noué cette semaine. KitKat, surnommé « le maire de la 16e rue » et pilier du Randa’s Market, a été tué. Waymo, l’entreprise responsable, a plus ou moins admis sa culpabilité, expliquant que l’animal s’était précipité sous l’un de ses véhicules alors qu’il démarrait. Une tragédie locale, certes, mais qui aurait dû le rester.
C’était sans compter sur l’intervention du grand oracle de la tech. Alors que la communauté pleurait KitKat, Elon Musk a choisi son camp. Il a retweeté un compte affirmant que l’autonomie sauverait les animaux, citant que « 5,4 millions de chats sont heurtés par des voitures chaque année aux États-Unis ». La réponse du milliardaire ? Un laconique et suffisant: « C’est vrai, de nombreux animaux de compagnie seront sauvés par l’autonomie ».
Quelle magnanimité. C’est formidable que Elon ait pu dégager quelques minutes dans son emploi du temps de sauveur du monde pour participer au discours sur un chat. Mais ne soyons pas dupes. Il est surtout sur le point de lancer son propre service de robotaxi. Il n’est donc pas un observateur neutre mais un concurrent direct de Waymo qui utilise cette tragédie pour vanter sa propre technologie, encore inexistante sur le marché.
Mais si commenter la mort d’un chat pour un gain commercial est mesquin, le véritable talent du patron de Tesla réside dans l’art de la distraction à grande échelle. Et pour cela, rien ne vaut une apparition chez Joe Rogan (un podcasteur américain controversé). Vendredi dernier, au milieu de sujets déjà ressassés, il a décidé de lâcher une « nouvelle »: il veut faire la démonstration d’une voiture volante d’ici la fin de l’année.
Arrêtez-nous une seconde. Musk parle de voitures volantes depuis au moins 2014. Le Roadster de deuxième génération, promis pour 2020, est devenu l’Arlésienne de l’industrie automobile. Interrogé par le podcasteur sur son statut, Musk a lentement admis qu’il voulait le faire voler. « Nous approchons de… », dit-il avec une longue pause, « …la démonstration du prototype. Une chose que je peux garantir, c’est que cette démo de produit sera inoubliable. Inoubliable. » Il a fallu un certain temps pour que Rogan comprenne. « Que ce soit bon ou mauvais, ce sera inoubliable », a ajouté le milliardaire en riant. Il a ensuite évoqué son ami Peter Thiel, un autre milliardaire d’extrême-droite, qui se plaignait que l’avenir n’ait pas tenu sa promesse de voitures volantes.
Il ne faut pas être grand clerc pour décoder la manœuvre. Musk adore déployer des prototypes et des idées bien avant qu’ils ne soient prêts. Vous souvenez-vous de l’Hyperloop, ce système de transport de masse autonome à 250 km/h ? Il a accouché d’un tunnel à Las Vegas où des chauffeurs humains conduisent des Teslas à faible vitesse. Une démonstration n’est pas un produit. C’est du spectacle. Et pourquoi ce spectacle maintenant ? La réponse est simple, les ventes de Tesla sont dans les choux. Depuis que Musk a aligné sa marque sur le trumpisme et s’est permis des saluts de style nazi, le cœur de sa clientèle s’est érodé. La voiture volante n’est pas une innovation, c’est un écran de fumée, une distraction clinquante pour faire oublier que l’empereur est nu et que ses affaires périclitent.
Et quand la distraction terrestre ne suffit plus, il y a toujours l’espace. L’IA exige une puissance de calcul et de stockage colossale et l’intérêt pour les centres de données spatiaux explose. Eric Schmidt et Jeff Bezos y investissent. Alors, qui voilà sur X ? Elon Musk, bien sûr. Répondant à un article sur le sujet, il déclare: « Il suffirait de mettre à l’échelle les satellites Starlink V3… SpaceX le fera. » Son intérêt réhausse le profil de l’industrie, mais le schéma est le même. Elon Musk se positionne sur chaque nouvelle frontière technologique, non pas nécessairement pour innover, mais pour posséder le narratif.
Que ce soit sur le bitume ensanglanté de San Francisco, dans les studios enfumés de Joe Rogan ou dans le vide de l’espace, l’objectif reste le même. Il s’agit pour cet oligarque de s’assurer que, quelle que soit la conversation sur l’avenir, il en est le centre. La voiture volante de James Bond, comme il la décrit, n’est peut-être qu’un VTOL (un hélicoptère glorifié), mais peu importe. L’important n’est pas ce qu’il livre, c’est ce qu’il promet, nous faisant oublier les controverses d’aujourd’hui.