Avec son nouveau roman, Animales difíciles, qui vient de paraître chez Seix Barral, la grande écrivaine espagnole Rosa Montero met un terme à la série de son personnage phare : la détective Bruna Husky.
« Madrid, 22 janvier 2111. »
C’est ainsi que s’ouvre la narration — mais nous ne sommes pas dans un roman de science-fiction.
D’emblée, l’intrigue se construit autour d’un attentat dans une grande entreprise technologique où des cerveaux humains sont connectés à des ordinateurs quantiques — mais nous ne sommes pas un roman policier.
Bruna Husky doit se démener sur plusieurs fronts : elle doit résoudre ce crime mais aussi et surtout parvenir à dompter ce nouveau corps cloné auquel elle n’arrive pas à s’habituer, avec lequel elle lutte en permanence — mais nous ne sommes pas dans roman psychologique sur l’identité.
Ou plutôt, nous sommes dans tout cela à la fois.
Rosa Montero refuse toutes les étiquettes et catégorisations : son roman traite de notre temps et de la condition humaine.
Nous la rencontrons.
Pour soutenir la revue et recevoir tous les nouveaux épisodes de notre série consacrée à la littérature, abonnez-vous au Grand Continent
La première épigraphe de Animales difíciles est le célèbre incipit du Conte de deux Cités de Dickens : « C’était le meilleur des temps, c’était le pire des temps ; c’était l’âge de la sagesse, c’était l’âge de la folie ; c’était l’époque de la foi, c’était l’époque de l’incrédulité ; c’était la saison de la Lumière ; c’était la saison de l’Obscurité ; c’était le printemps de l’espoir, c’était l’heure du désespoir ». Pourriez-vous expliquer pourquoi vous avez choisi cette citation ?
Parce que nous vivons le meilleur et le pire des temps.
Je pense que cela correspond parfaitement à la période que nous traversons. D’une part, elle est extrêmement conflictuelle, agitée, crépusculaire à bien des égards. Les gens ont une sensation apocalyptique. D’autre part, c’est extrêmement intéressant et fascinant parce qu’il se passe des choses qui ne se sont jamais produites auparavant.
J’ai passé toute ma vie à lutter contre ce biais cognitif qui vous fait croire que ce que vous vivez est la chose la plus importante qui soit jamais arrivée. Comme quand on vous disait qu’il n’y avait jamais eu autant de violence et que vous répondiez que si, à l’époque des Vikings…
Mais il est vrai que nous vivons des choses qui n’ont jamais été vécues auparavant. Nous sommes à une frontière par exemple technologique d’une dimension absolument incomparable. Le niveau de multiplication exponentielle des données et de l’information est sans précédent. En d’autres termes, nous vivons un moment unique et très intéressant.
Je pense donc que le merveilleux incipit de Dickens correspond tout à fait pour illustrer cela.
Le roman commence en annonçant que l’action se déroule en 2111. Mais en lisant le livre et en vous écoutant, on peut se demander si le roman ne traite pas en réalité du présent, de notre temps. À la page 36, la narratrice nous dit : « C’était une mauvaise période pour la raison et la démocratie, c’est certain »…
Dans le monde hispanique, il existe un préjugé par ignorance envers la science-fiction — qui provient lui-même, je le crains, d’un préjugé envers la science.
Les gens pensent que les livres futuristes parlent de choses ésotériques, confuses, étranges, froides, technologiques, qui n’ont rien à voir avec la réalité. C’est tout le contraire. La science-fiction offre un outil métaphorique très puissant pour parler du présent, de l’ici et maintenant et de la condition humaine.
La science-fiction sert à approfondir la réalité. En sortant de la routine, en détournant notre regard, on peut voir les problèmes auxquels nous sommes confrontés de manière beaucoup plus claire.
Diriez-vous que les romans de la série Bruna Husky sont réalistes ?
Les quatre livres de Bruna sont les plus réalistes de mes romans et ils parlent évidemment du présent — et de ce qu’est l’être humain.
Les gens pensent que les livres futuristes parlent de choses ésotériques, confuses, étranges, froides, technologiques, qui n’ont rien à voir avec la réalité. C’est tout le contraire.
Rosa Montero
J’y parle de ce dont je parle dans tous mes romans, c’est-à-dire de mes obsessions. Car tous les écrivains finissent toujours par écrire sur les mêmes thèmes, leurs obsessions.
Le sens de l’écriture de fiction est la recherche du sens de l’existence. C’est aussi ce que je fais dans ces romans.
Comment trouver cet équilibre entre la science-fiction et le réalisme dont vous parlez dans le roman ?
De la même manière qu’on fait tout le reste.
J’ai un roman qui s’intitule Le Roi transparent (traduction française chez Métailié), publié il y a exactement 20 ans et qui se déroule au XIIe siècle. Mais ce n’est pas un roman historique ; c’est plutôt un roman uchronique, car il réduit 150 ans d’histoire mondiale en 25 ans et contient des éléments fantastiques.
Ce que je veux dire, c’est que le voyage qu’on fait dans chacun des romans est exactement le même — que vous vous rendiez au XIIe siècle, en 2111 ou chez d’autres personnages qui vivent à notre époque. Dans tous les cas, le roman est un voyage — un voyage vers les autres.
Vous devez vous laisser vivre à travers vos personnages jusqu’à ce que ce soient eux qui vous racontent l’histoire et leur monde — tout en le construisant. C’est tout à fait naturel lorsque vous faites ce voyage, car c’est comme si vous étiez eux-mêmes.
N’y a-t-il pas de différence dans le rapport temporel selon que votre récit se projette vers le passé ou vers le futur, y compris dans la préparation ou la documentation autour du roman ?
Il n’y a pas de différence dans le saut existentiel que vous faites en écrivant un roman. Ensuite, cela coule de source dès lors que vous vous mettez à créer à l’intérieur des personnages.
Bien sûr, il faut avoir des informations sur le contexte. Par exemple, l’idée d’un roman qui se déroule au XIIe siècle m’est venue parce que j’adore l’histoire médiévale. Mais il faut faire très attention aux recherches : un excès de documentation peut étouffer le roman, tuer la créativité.
J’avais passé un certain temps à lire beaucoup de livres sur l’histoire médiévale, surtout des auteurs français qui sont merveilleux, comme Duby, Le Goff, mais aussi des textes du XIIe siècle, comme Chrétien de Troyes et les lais de Marie de France. En vous imprégnant des textes, vous créez un paysage mental et le livre vient tout seul, parce que vous avez déjà ces connaissances.
Je ne crois pas aux genres littéraires.
Rosa Montero
Et quand il s’agit de science-fiction ?
J’aime beaucoup la technologie et la science et je lis, de fait, beaucoup de vulgarisation scientifique. J’ai essayé dans tous mes romans de montrer que l’avenir relativement proche — dans 100 ou 80 ans — n’est pas seulement possible mais probable.
J’ai essayé de développer ce futur de manière à ce qu’il soit tout à fait possible d’un point de vue politique, social, technologique et scientifique. Dans le premier chapitre de Animales difíciles, par exemple, un terroriste attaque un entrepôt dissimulé sous une cape d’invisibilité. De prime abord, cela peut faire penser à Harry Potter. Mais non : dans le livre, il est précisé qu’il s’agit d’une cape Quantum Stealth.
Si vous recherchez « Quantum Stealth » sur Google, vous verrez qu’il s’agit d’un matériau développé il y a six ans par une entreprise américaine qui permet de devenir invisible. Pour l’instant, ce matériau est semi-rigide, mais dans quatre-vingts ans, on pourra en faire des capes.
Tout ce que je raconte est donc fondé sur la réalité, la technologie et la science. On ne peut pas faire plus réaliste.
Avec l’intrigue autour de cet attentat initial, diriez-vous que c’est aussi un roman policier ?
Bien sûr, il contient aussi des ingrédients policiers. Il comporte plusieurs ingrédients : existentiels — surtout à travers le thème de la mort, politiques, sociaux et psychologiques — à travers la question de l’identité.
À ce stade du XXIe siècle, je ne crois pas aux genres littéraires. Nous utilisons toutes les ressources que nous pouvons et voulons — et c’est très bien ainsi.
L’autre épigraphe du roman est peut-être moins littéraire, mais non moins intéressante. Elle est du spécialiste de l’IA Nick Bostrom : « Créer quelque chose de plus intelligent que soi est une erreur évolutive fondamentale. » C’est intéressant car les thèmes de l’intelligence et de la création s’appliquent bien sûr aussi à votre travail, celui de l’écriture notamment dans le champ romanesque. Avez-vous déjà créé des personnages plus intelligents que vous ?
Sans aucun doute !
Et il ne s’agit pas seulement de cela. Je pense que tous les écrivains, du moins les romanciers, ont la conviction profonde que leurs livres sont meilleurs qu’eux-mêmes.
Nos livres ne sont pas seulement le meilleur de nous-mêmes, ils vont même un peu plus loin. Quand l’inspiration — qui n’est pas très fréquente — arrive enfin, on écrit des choses qui vont faire qu’on se demande d’où elles viennent. On se dit : « Mais je ne savais pas cela ! ».
Alors oui, j’ai cette impression que nos livres sont plus intelligents que nous. Et par conséquent, il y a sûrement des personnages qui sont aussi plus intelligents.
Et la citation de Nick Bostrom me semble d’une évidence aveuglante. Vraiment, créer une intelligence supérieure à la nôtre est une erreur évolutive fondamentale, bien sûr.
Les romanciers ont la conviction profonde que leurs livres sont meilleurs qu’eux-mêmes.
Rosa Montero
Mais peut-être est-ce moins dangereux dans l’univers du roman ?
Dans le domaine du roman, ce n’est pas dangereux du tout ! Et heureusement…
Il arrive exactement la même chose que ce que vous venez de dire à la protagoniste du roman sur le fait que même vous ne saviez pas certaines choses qui surgissent de votre écriture. Après sa transformation en « techno-humaine », Bruna Husky dit : « Je sais des choses que je ne savais même pas que je savais. » C’est un passage amusant où, pour illustrer cette affirmation, elle nous raconte l’histoire du bataillon sacré des Thébains et nous dit à la fin : « Et pourquoi vous ai-je raconté tout cela ? Je n’en ai aucune idée. »
Bien sûr, je devais raconter sa nouvelle structure corporelle. Il s’agit fondamentalement d’un roman sur l’identité — ou du moins c’est l’un des thèmes essentiels de ce livre.
Je devais parler de ce nouveau corps, de cette nouvelle réalité, de cette étrangeté qu’elle ressent et du fait qu’elle ne contrôle pas les pouvoirs supposés qu’elle pourrait avoir : les capacités de son corps, de sa carcasse.
Alors on se glisse dans le personnage — et des choses apparaissent. Si, dès le départ, on admet qu’elle dispose d’une série d’informations et de capacités mentales, et non physiques comme auparavant, alors soudain, elle est surprise par ce qu’elle sait — et moi aussi.
Vous êtes toutes les deux surprises parce que Bruna Husky vous ressemble beaucoup, n’est-ce pas ?
C’est la partie la plus amusante, et je ne m’en étais pas rendu compte pendant que j’écrivais.
J’ai toujours dit que Bruna Husky était, au fond, le personnage que j’avais créé qui me ressemblait le plus. C’est un peu mon alter ego dans ce rapport très angoissant au passage du temps, à la conscience d’être en vie, précisément à cause de la conscience de la mort.
Quand mes amis ont commencé à lire ce livre, ils ont éclaté de rire et m’ont dit que cette fois-ci, je l’avais vraiment fait comme moi. Ce n’est plus seulement sur le fond, mais aussi dans la forme. Ils m’ont dit que je l’avais faite aussi petite que moi. Et c’est vrai : à un moment donné, elle dit qu’elle mesure 1,60 m — ce qui est exactement ma taille.
En plus, je l’ai mise à écrire — et elle écrit comme moi ! Elle dit sur l’écriture des choses que j’ai dites et que j’ai écrites dans d’autres textes. Et ce passage du roman que vous avez rappelé il y a un instant est un peu le reflet de mon esprit qui fourmille d’idées tout le temps, d’idées qui viennent de je-ne-sais-où.
D’une certaine manière, j’ai absorbé Bruna Husky et je l’ai transformée en moi-même — ou peut-être est-ce moi qui suis devenue elle.
Nos livres sont plus intelligents que nous.
Rosa Montero
Je voulais justement vous poser une question sur cela. Le chapitre 6 s’ouvre avec cette phrase : « Je le note : je n’aime pas les puzzles, mais j’aime écrire. » Est-ce Bruna Husky ou Rosa Montera qui parle — ou les deux ?
C’est une identification totale.
Dans le roman, Bruna avait auparavant un esprit qui lui permettait de faire des puzzles — et elle adorait ça. Moi je les déteste : je suis incapable de faire des puzzles. Mais avec le temps, j’ai pris conscience que même si je n’aime pas ce jeu, je le pratique en quelque sorte avec la structure de mes romans.
C’est-à-dire ?
Je passe d’abord un an et demi à prendre des notes et à développer l’histoire dans des petits carnets. Puis, à la fin de cette période, comme la structure est importante pour moi, je commence à faire des organigrammes du roman sur de grandes feuilles en carton. Ensuite, je commence à faire des combinaisons de chapitres.
Quand j’ai l’histoire, la question qui se pose est : comment la raconter désormais ?
Je place un chapitre ici, je change celui-là, je modifie l’ordre, etc. Je peux faire une dizaine de combinaisons. C’est un fichu puzzle. En réalité, je n’aime pas les casse-tête parce que je n’ai pas de patience.
Cette phrase que vous citez est donc tout à fait la mienne.
Lorsque vous écrivez ces fragments, suivez-vous votre intuition ou une ligne directrice que vous avez a priori ?
Ce ne sont pas des fragments. En réalité, ce sont juste des idées. Peut-être que pendant toute cette année et demie où je remplis des tonnes de cahiers, j’écris trois paragraphes, mais seulement six ou sept lignes, pas plus. En d’autres termes, à ce stade, j’écris très peu.
Ce que je fais, c’est développer ce qui se passe, développer les personnages. Je prends des notes.
Ce n’est qu’après, quand j’ai une idée très claire de toute l’histoire, que je sais qu’il y aura 48 chapitres et ce qui va se passer dans chacun d’eux, que je m’assois devant mon ordinateur, que je commence le premier chapitre et que je passe encore un an et demi à écrire.
À ce moment-là, respectez-vous la structure que vous avez établie au préalable ?
Oui mais il peut y avoir des surprises. Au lieu des 48 chapitres initiaux, je peux me retrouver avec 56, par exemple. Peut-être qu’un personnage qui n’avait rien à voir avec l’histoire apparaît et devient central jusqu’à la fin du roman.
Isaiah Berlin disait qu’il existe deux types d’écrivains : l’écrivain hérisson, qui se recroqueville sur lui-même et écrit toujours la même œuvre, et l’écrivain renard, qui parcourt la steppe à la recherche de nouveaux horizons.
Rosa Montero
Bruna dit à un moment donné : « Je suis une expérimentation ». Diriez-vous que ce roman est aussi une expérimentation littéraire ?
Tous les romans sont une expérimentation littéraire. En tout cas les miens.
Pour moi, le fond et la forme sont tout aussi importants. Je n’aime pas les romans expérimentaux pour le simple plaisir de l’expérimentation, mais je n’aime pas non plus les romans conventionnels.
Écrire des gros pavés qu’on a déjà lu, c’est peut-être écrire de la littérature mais pas écrire la vie. C’est écrire des livres qui ont déjà été écrits.
Pour moi, l’originalité est une valeur cardinale, tout comme le fait d’essayer de trouver une nouvelle façon d’expliquer le monde et d’expliquer ses obsessions. Dans mon propre travail, j’essaie de trouver une nouvelle forme dans chaque livre.
C’est peut-être la fameuse différence entre les écrivains qui réécrivent en quelque sorte toujours le même livre — et qui peuvent être géniaux — et les autres…
Isaiah Berlin disait qu’il existe deux types d’écrivains : l’écrivain hérisson, qui se recroqueville sur lui-même et écrit toujours la même œuvre, et l’écrivain renard, qui parcourt la steppe à la recherche de nouveaux horizons.
La distinction n’est pas péjorative pour les hérissons car on suppose qu’ils approfondissent leurs thèmes. Un grand hérisson serait, par exemple, Marcel Proust qui a écrit Jean Santeuil puis À la recherche du temps perdu. C’était la même chose mais approfondie. Javier Marías était un autre hérisson très clairement.
Moi je suis totalement un renard. Je cherche sans cesse une nouvelle façon d’expliquer mes obsessions. Je pense qu’il faut chercher une forme novatrice. Mais le fond est absolument essentiel — la forme seule n’a aucun intérêt.
À propos de cette sorte de convergence entre le fond et la forme, vos romans vous ont également amené à réfléchir sur la langue, sur son évolution, en introduisant par exemple de nouveaux mots.
Oui, beaucoup. Pas seulement dans ce roman, en effet. Il y en a davantage dans d’autres : dans Le Temps de la haine, il y en a beaucoup plus parce que Bruna entre en contact avec des gens très jeunes et crée un autre langage avec beaucoup de mots nouveaux.
C’est un travail supplémentaire pour mes traducteurs. Ma traductrice en français, Myriam Chirousse, également écrivaine et qui termine la traduction de ce roman, m’interroge sur tous ces nouveaux mots inventés.
Cette protagoniste du roman, Bruna Husky, est une « techno-humaine ». Qu’est-ce que cela signifie ? Comment la présenteriez-vous ou la définiriez-vous ?
Il faut d’abord dire que c’est un clone. Ce n’est pas un androïde, dans le sens où ce n’est pas une construction artificielle.
Elle est un clone, c’est-à-dire qu’elle est pleinement humaine en termes d’ADN. Mais elle a été manipulée et élevée non pas dans le ventre d’une femme, mais dans un tank pendant 14 mois. Dans le tank, elle atteint l’âge physique de 25 ans, et c’est à ce moment-là qu’ils la créent comme main-d’œuvre esclave. Ce développement très rapide lui permet d’atteindre le stade le plus efficace en tant que main-d’œuvre.
À partir de 25 ans, ils vivent encore 10 ans, non pas parce que les ingénieurs génétiques le veulent ainsi, mais parce que ce développement très rapide a bien sûr un coût cellulaire, et à 10 ans, on déclare la TTT — la « Tumeur Totale Techno » — qui est une défaillance multiviscérale aiguë — et ils meurent en une semaine. C’est pourquoi ils savent quand ils vont mourir.
Est-ce l’une de vos obsessions, la mort et le moment où elle surviendra ?
Oui et la pauvre Bruna est également obsédée par le temps qui passe et la mort, contrairement à la plupart des humains qui vivent comme s’ils étaient éternels.
Comme le disait Cicéron, j’ai toujours su que j’étais mortelle.
Avec Woody Allen et quelques autres, nous sommes une poignée de névrosés qui ne pensons qu’à cela. D’ailleurs, Cicéron devait aussi être névrosé pour dire cela. Je suis sûre qu’il aurait pu faire partie du groupe.
Ce qu’il faut perdre, c’est la peur de la finitude de la vie, c’est-à-dire cette idée impensable depuis la vie qu’est la non-existence.
Rosa Montero
Un leitmotiv est effectivement introduit lorsque la protagoniste intervient — et la caractérise en quelque sorte : le compte à rebours de ce qui lui reste à vivre. Cela l’angoisse, du moins au début. À la fin du roman, Bruna accepte sa finitude : « Cela fait des jours que je ne compte plus les jours qui me restent à vivre. Il est possible que j’aie perdu la peur de vivre. » Peut-on dire en ce sens qu’il s’agit d’une sorte de roman d’apprentissage ?
Les romans de Bruna peuvent se lire indépendamment les uns des autres. On peut lire le dernier sans avoir lu les autres.
Mais si vous les lisez tous à la suite et dans l’ordre, vous y gagnez quelque chose.
Elle a vraiment toujours eu cette obsession. C’est pourquoi c’est le dernier roman : j’en suis venue à penser que je devais arrêter de raconter cette sorte d’accord avec la vie finie, car ce à quoi il faut arriver, ce n’est pas un accord avec la mort ou perdre la peur de la mort.
Ce qu’il faut perdre, c’est la peur de la finitude de la vie, c’est-à-dire cette idée impensable depuis la vie qu’est la non-existence. Parce que la vie se réjouit de vivre et s’obstine à continuer à vivre malgré tout. Et c’est pourquoi il nous est si difficile d’accepter qu’elle se termine.
Bruna est une techno-humaine, mais elle a besoin d’aller voir une « psychoguide ». Vouliez-vous montrer que dans ce futur, tout n’est pas parfait — c’est le moins que l’on puisse dire — pour ces nouveaux êtres ?
En réalité, Bruna est un personnage très humain. Elle appartient à ce type d’individus — surtout des hommes, mais aussi certaines femmes — qui ont peur de leurs propres émotions parce qu’ils pensent que les sentiments les affaiblissent. Ils se renferment alors sur eux-mêmes. Ce sont d’énormes misanthropes.
Ils ne veulent pas de complications émotionnelles, alors ils ne demandent jamais rien de peur qu’on leur demande quelque chose en retour. Ils vivent dans une solitude terrible.
Bruna était comme cela au début du premier livre et, au fil des trois autres, elle a évolué pour accepter de plus en plus la terreur d’aimer et d’être aimée.
Mais comme dans ce livre, elle a changé de corps. Comme au jeu de l’oie, elle revient au point de départ et doit faire cette évolution de manière beaucoup plus importante.
Comme dans tous mes romans, je voulais parler du sens de l’existence des êtres humains. Pour moi, c’est un personnage pleinement humain. C’est ce qui fait que les lecteurs aiment les Bruna ; ils s’identifient à elle et à toutes ces angoisses.
Une angoisse face à la vulnérabilité ?
Oui : aimer quelqu’un rend vulnérable, cela ne fait aucun doute. Je ne parle même pas d’aimer passionnément…
Or être vulnérable est très désagréable, évidemment. Mais nous n’avons pas le choix : nous sommes des animaux sociaux, nous devons vivre avec les autres, c’est la seule façon de mener une vie qui vaille la peine d’être vécue. Il n’y a donc pas d’autre solution que d’accepter la douleur et la peur de la vulnérabilité. C’est ce que fait Bruna.
Il y a justement une tension très forte entre l’esprit de la Bruna clonée, sa puissance de calcul, et ce nouveau corps dans lequel elle se trouve et qu’elle cherche à dompter, comme si elle voulait justement rétablir son lien avec le sensible.
Elle cherche à dominer ce nouveau corps — et elle y parviendra. Du moins, je l’espère.
Il y a une tension au début : la première chose qu’elle fait, c’est de se muscler pour essayer de retrouver son premier corps. C’est absurde et inutile : elle ne pourra jamais retrouver ce corps.
À la fin, cependant, à un moment donné, Bruna croise des « techno de combat », qu’elle va qualifier de très maladroits et désagréables ; elle commence ainsi à s’habituer à elle-même.
Les êtres humains sont les animaux les plus difficiles qui soient.
Rosa Montero
Il aurait pu sembler paradoxal d’appeler ces personnages du futur « animaux ». Pourquoi avoir choisi ce terme ?
Je ne l’ai pas choisi : nous sommes des animaux.
Les êtres humains sont des animaux difficiles.
Nous sommes les animaux les plus difficiles qui soient. Nous sommes évidemment des animaux conflictuels, tragiques, contradictoires, déchirés entre notre part animale et notre part culturelle.
Au-delà des individus, la société dans son ensemble en 2111 telle que vous la décrivez comporte de nombreux problèmes — de la criminalité aux inégalités. Diriez-vous qu’il s’agit d’un roman anti-évolution ou contre-évolution ?
La première chose que je dois dire, c’est que mon roman n’est pas une dystopie. Dès que vous écrivez un roman de science-fiction, on a tôt fait de vous coller l’étiquette de « dystopique ».
Ce n’est pas un monde pire que le nôtre, c’est un monde équivalent au nôtre — et je dirais même qu’il se pourrait bien que le nôtre soit pire. Dans le monde de Bruna, par exemple, on a créé les « États-Unis de la Terre », une nation très jeune qui connaît de nombreux problèmes. Mais c’est un pas en avant. Là-bas, le sexisme a disparu ; il y a une conscience beaucoup plus aiguë des autres animaux, etc. Certaines choses ont évolué.
Mais il y a bien sûr des forces réactionnaires qui tentent d’y mettre fin, d’inverser ce processus.
Le problème, c’est que, sur le plan émotionnel, nous n’avons peut-être pas tellement évolué depuis la préhistoire.
Je suis toujours frappée par le décalage énorme entre les progrès technologiques et notre capacité à les gérer. Nous ne sommes pas mûrs pour les manier. Les humains sont comme des enfants qui jouent avec des bombes qu’ils ont trouvées enfouies dans le sable. Nous n’avons pas atteint une maturité émotionnelle qui soit comparable, même de loin, au développement scientifique et technologique que nous avons apporté.
Vous avez parlé de la relation du personnage avec la finitude. Avez-vous eu du mal à mettre un point final à ce roman ?
Oui et non. En réalité, cela m’a été difficile, mais plutôt dans le sens où cela m’a attristée.
Au début, je ne savais même pas que ce serait le dernier de cette série. Mais quand j’ai commencé à le développer, je m’en suis rendu compte. Ce roman est très intense et très épique, car il comporte un double front : d’une part, celui de résoudre une affaire particulièrement sombre, car elle nous touche dans la vie réelle, et d’autre part, celui de devoir s’habituer à un nouveau corps.
J’ai alors compris que je ne serais pas capable d’écrire un autre roman de Bruna qui soit plus ambitieux et j’ai décidé que celui-ci serait le dernier.
Les humains sont comme des enfants qui jouent avec des bombes qu’ils ont trouvées enfouies dans le sable.
Rosa Montero
Est-ce vraiment la fin ?
Un ami m’a dit que je pourrais écrire un recueil de nouvelles sur l’univers de Bruna : cela me semble être une excellente idée.
Quand vous commencez à écrire un roman, savez-vous nécessairement dès le début comment il va se terminer ?
Oui. L’une des choses qui me vient presque comme par magie, dès le début, c’est la fin — ou du moins les contours de la fin.
Cela ne signifie pas pour autant que je sais nécessairement comment y arriver et quelle ampleur cela va prendre. On ne s’en rend compte qu’une fois qu’on est vraiment plongé dans le roman.
Avez-vous déjà des idées pour votre prochain livre ?
Normalement, quand je termine un roman, j’attends que tout se stabilise autour de moi. On se retrouve d’abord avec un grand vide.
Mais cette fois-ci, j’ai terminé en juillet dernier dans un tel état d’ébullition, avec une tête tellement créative et le regret d’avoir arrêté, que je me suis mise à travailler sur une nouvelle idée.
Toute une saga m’est venue d’un coup — c’est vraiment une saga dans le sens où il s’agit de trois romans qui se suivent et que je devrais tous trois écrire et finir avant de commencer à les publier. Si vous les publiez à la suite, vous devez les publier chaque année et je ne vais pas commencer à en publier un sans savoir si le suivant sera bon ou si j’aurai le temps de le terminer.
Je sais absolument tout ce qui se passe dans chacun. J’ai déjà écrit sept chapitres, mais cette écriture est en ce moment au point mort parce que je suis en pleine promotion de ce livre. C’est le problème, c’est pour cela que je fais généralement autrement — écrire seulement après la promotion. Pour la première fois de ma vie, j’ai fait l’inverse.
Peut-être cela tuera-t-il ce nouveau manuscrit.
Tout est, peut-être, déjà gâché.
Nous verrons.