Autrefois le pays européen le plus catholique en termes de proportion de la population, l’Irlande s’est considérablement sécularisée. En 2022, date du dernier census, 69 % des Irlandais disaient être catholiques romains — soit une baisse de plus de 20 points en un demi-siècle.
Le séminaire de Dublin n’a accueilli l’an dernier qu’un seul élève souhaitant se préparer au sacerdoce.
En 1975, 92 % de la population irlandaise disait se rendre régulièrement à la messe, ce qui en faisait le taux le plus élevé en Europe. Quatre ans plus tard, la visite historique de Jean-Paul II en Irlande — la première fois qu’un pape se rendait dans le pays — avait réuni 2,5 millions de personnes, soit près des trois quarts de la population, dont plus d’un million dans le Phoenix Park de Dublin, la capitale.
Ces dernières décennies, le catholicisme a considérablement reculé en Irlande, à tel point que le séminaire de Dublin ne comptait à l’été 2024 qu’un seul élève se préparant au sacerdoce 1.
Cette chute est observable dans tout le pays, bien que la situation soit particulièrement visible à Dublin, où la population catholique est la plus faible dans toutes les tranches d’âge.
Selon le dernier census réalisé en 2022, 52,6 % des habitants du comté de la capitale disaient être catholiques romains, contre une moyenne nationale qui se situait à 69 % — en baisse de 10 points par rapport à la précédente enquête de 2016.
Depuis le cinquième amendement de 1972, l’Irlande dispose d’une Constitution séculaire suite à la victoire du « oui » au référendum du 7 décembre avec près de 85 % des voix. La question portait sur le retrait du texte des références à la « position particulière » de l’Église catholique et à d’autres confessions. C’est toutefois dans les années 1990 que la société irlandaise a commencé à se séculariser massivement.
Cette évolution n’est pas isolée en Europe. À l’échelle du continent, l’Église catholique a perdu près d’un demi-million de fidèles en 2022, et rassemble aujourd’hui moins de 40 % de la population européenne 2.
La société irlandaise conserve toutefois une des marques liées à son héritage chrétien. Ainsi, le journal d’informations du soir News : Six One commence toujours une minute après le The People’s Angelus, un programme religieux lui aussi diffusé sur la chaîne de télévision nationale 3.
Selon l’archevêque d’Armagh Eamon Martin, la baisse du nombre d’hommes souhaitant s’engager sur le chemin de la prêtrise est en grande partie due aux « péchés et crimes horribles et effroyables commis par des membres de l’Église ». Au-delà du changement de mœurs et des mutations de la société irlandaise, la réputation de l’Église catholique a considérablement souffert suite aux enquêtes ouvertes dans les années 1990 ayant mis au jour l’abus par des centaines de prêtres de milliers d’enfants irlandais au cours des cinq décennies précédentes 4.
Dans son dernier livre, le grand écrivain colombien Juan Gabriel Vásquez se met dans la peau de la sculptrice Feliza Bursztyn — son fantôme.
À Paris, chez lui et à deux pas de l’atelier de l’artiste qui continue à le hanter, nous l’avons rencontré pour chercher à comprendre comment il avait voulu « utiliser la littérature comme un lieu de mémoire » et accéder à la connaissance des être au-delà des sens — un chemin que seul permet le langage de la fiction.
Los nombres de Feliza raconte l’histoire de la sculptrice colombienne Feliza Bursztyn, décédée subitement le 8 janvier 1892 à Paris, dans un restaurant où elle dînait avec des amis, dont Gabriel García Márquez. Le livre cherche à comprendre pourquoi elle est « morte de tristesse » en cette froide nuit parisienne. Au début du récit, le narrateur décrit comment il tente de reconstituer, de revivre la vie de son personnage principal, en disant qu’il « l’imaginait, en somme, comme s’il devait la sculpter dans l’argile ». Avez-vous conçu ce roman non pas comme un exercice d’écriture, pour ainsi dire, mais comme une sculpture — ce qui expliquerait peut-être les difficultés mentionnées au début du livre ?
C’est très bien que vous commenciez ainsi.
La réponse doit commencer par la dernière page de mon roman précédent, Volver la vista atrás — dans cette dernière page non pas du roman, mais de la note de l’auteur qui se trouve à la fin. J’essayais d’y justifier ce que j’avais fait dans le livre, j’évoquais un dictionnaire colombien, le Diccionario de construcción y régimen de la lengua castellana de Rufino José Cuervo — qui est l’une des grandes fiertés de notre pays, la Colombie, pays de grammairiens et de philologues. Dans ce dictionnaire, l’entrée « fingir » (« feindre ») nous rappelle que, étymologiquement, le verbe vient du latin fingere, qui signifiait modeler, donner forme à quelque chose, appliqué à la sculpture.
Je l’ai mentionné à ce moment-là parce que je trouvais que cela illustrait très bien ce que j’avais fait. L’acte de fiction, l’acte de feindre, consistait pour moi non pas à inventer quelque chose à partir de rien, mais à donner forme à quelque chose qui existait déjà.
Volver la vista atrás, porte sur la vie réelle d’un réalisateur colombien, Sergio Cabrera. Sa vie et celle de sa famille avaient été une montagne de matière première — et j’avais sculpté une image.
Dans ce roman, Los nombres de Feliza, j’ai voulu poursuivre cette théorie de la fiction : non pas comme une invention à partir de zéro, mais comme la sculpture d’une matière qui existe déjà. À partir de la vie de Feliza Bursztyn, faire émerger une figure. C’est ce qui m’intéressait dans la fiction dans ce cas précis. Et le fait que le personnage principal soit une sculptrice m’a permis d’insister encore plus sur la métaphore.
L’acte de fiction, l’acte de feindre, consistait pour moi non pas à inventer quelque chose à partir de rien, mais à donner forme à quelque chose qui existait déjà.
Juan Gabriel Vásquez
Il fallait construire, avec les outils de l’imagination littéraire, une figure à partir de matériaux connus, qui étaient ceux de la vie de cette femme. C’est également lié à une anecdote qui, à première vue, est frivole, mais qui, pour un écrivain réaliste comme moi, a beaucoup à voir avec une méthode de travail : j’ai écrit ce roman dans le même quartier de Paris — ici-même, rue de Chevreuse dans le 6e arrondissement — où Felisa a non seulement appris à sculpter, mais où elle est également morte. C’était à trois rues d’ici, dans un restaurant qui n’existe plus.
Le premier jour où j’ai écrit ce roman, je suis arrivé dans mon bureau, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai vu la rue de la Grande Chaumière. C’est la rue où Feliza a étudié.
Je suis descendu, je suis allé à l’Académie de la Grande Chaumière qui se trouve là-bas et j’ai voulu entrer pour voir l’intérieur. On ne m’a pas laissé car seuls les étudiants pouvaient entrer. Je me suis alors inscrit comme étudiant et j’ai suivi des cours de sculpture pendant trois mois afin de pouvoir voir l’intérieur, qui est intact, et ressentir littéralement ce qu’est l’apprentissage d’un métier comme celui-ci, comment Feliza aurait pu le faire.
Et cette méthode d’écriture à la Stanislavski s’est également associée à l’idée que l’écriture de fiction consiste en partie à modeler, à façonner, à donner une forme sculpturale à une matière qui existe déjà.
Dans le roman, on ressent une sorte d’élan dans l’écriture, comme une libération de quelque chose qui était là et qu’il fallait raconter. À la fin, vous écrivez : « Vingt-huit ans se sont écoulés entre l’origine lointaine de ce roman — le premier petit battement, comme dirait Nabokov — et son point final ». Et vous mentionnez des « coïncidences imprévisibles » dans le processus d’écriture. Aviez-vous prévu à un moment donné d’aboutir à ce livre avec cette idée de sculpture et cette vision de la fiction que vous mentionnez ?
L’origine du roman, comme vous l’avez vu, est très lointaine. J’ai lu en 1996 cet article de García Márquez qui parle de la mort de Feliza, qui a en quelque sorte été le point de départ de mon intérêt pour cette histoire.
Bien sûr, je n’ai pas passé ces vingt-huit années à écrire le roman. Ce qui s’est passé, c’est plutôt une certaine cohabitation avec le fantôme de Feliza. Entre-temps, d’autres choses m’arrivaient, je faisais par hasard certaines rencontres, j’obtenais certaines informations sur Feliza qui me permettaient de donner forme à son image. Même si j’aimerais le croire, je ne pense pas qu’il était clair pour moi que j’écrirais un livre sur elle.
En 1996, je ne savais pas comment écrire les romans que j’avais en tête. Je ne savais même pas quels romans j’avais en moi, mais au fur et à mesure que j’apprenais à écrire des romans et que j’écrivais les précédents, le personnage de Feliza prenait de plus en plus d’importance.
Jusqu’en 2013, lorsque j’ai écrit un roman intitulé Las reputaciones, dont le protagoniste est un caricaturiste politique, et que je me suis soudainement retrouvé à écrire une scène dans laquelle le caricaturiste devait faire une caricature qui lui causait des problèmes. Il s’agissait d’une caricature de Feliza Bursztyn. Il y a alors eu un saut qualitatif du personnage, qui est passé d’un fantôme qui hante mon imagination à une figure importante.
Il fallait construire, avec les outils de l’imagination littéraire, une figure à partir de matériaux connus, qui étaient ceux de la vie de cette femme.
Juan Gabriel Vásquez
Pourquoi n’avez-vous pas écrit le roman à ce moment-là ?
Je ne me suis pas mis à écrire le roman immédiatement parce que j’avais en quelque sorte conscience que je devais d’abord écrire d’autres livres. La forma de las ruinas et Volver la vista atrás m’ont appris à utiliser la fiction pour parler de personnages réels.
Dans La forma de las ruinas, j’ai raconté l’histoire d’un avocat qui enquêtait sur le meurtre de Rafael Uribe Uribe, un homme politique colombien, en 1914. Et Volver la vista atrás est consacré à l’exploration, à travers la fiction, d’une personne réelle, Sergio Cabrera, et de sa famille.
J’avais besoin d’écrire ces deux livres pour arriver à celui-ci, dont le sujet était une personne réelle. Mais je tenais absolument à ce que ce soit une fiction pour raconter quelque chose qui ne peut être raconté à travers la biographie, l’histoire ou le journalisme. Et cela signifiait entrer dans la conscience de Feliza, voir le monde et le ressentir à partir d’elle, utiliser avec Feliza les mêmes outils que Virginia Woolf aurait utilisés avec sa Mrs Dalloway.
Dès la fin de Volver la vista atrás, j’avais conscience que ce serait mon prochain projet et j’ai fait tout mon possible pour l’écrire à Paris — et j’y suis finalement parvenu par hasard et par chance.
Il s’agissait également de faire une sculpture particulière : le narrateur dit à un moment donné qu’il voulait effectivement « raconter le monde à travers ses yeux ». L’écrivain a cet avantage de pouvoir non seulement construire la sculpture, mais aussi voir le monde depuis son point de vue. Vouliez-vous également explorer cette relation entre l’écriture et la sculpture dans votre livre ?
Oui, tout à fait. J’ai parlé à de nombreux sculpteurs et artistes plasticiens. J’ai découvert que cette connaissance de leur métier allait rester comme une sorte de substrat. Ce qui m’intéressait, c’était de m’en servir comme point de départ pour faire ce que fait la fiction : ne pas voir l’autre de l’extérieur, mais voir le monde à partir de cette conscience que nous essayons de raconter.
À partir d’un certain moment, j’ai voulu faire dans ce roman quelque chose que je n’avais pas fait dans Volver la vista atrás : mettre en scène l’acte d’imaginer le personnage. C’est devenu une sorte de petite obsession.
C’est pourquoi le roman commence par une sorte de chronique personnelle dans laquelle je suis le narrateur et où les données biographiques coïncident avec mon séjour à Paris. Mais à partir d’un certain moment, la voix du roman passe à la conscience de Feliza Bursztyn et commence à raconter le monde à partir de là, tout comme le fait à un moment son mari, Pablo Leyva.
C’était une invitation au lecteur à imaginer l’autre, dans cet acte d’imagination qui veut volontairement envahir la conscience d’autrui pour voir le monde depuis cette perspective. C’est l’un des immenses privilèges de la fiction.
J’ai voulu faire dans ce roman quelque chose que je n’avais jamais fait : mettre en scène l’acte d’imaginer le personnage. C’est devenu une sorte de petite obsession.
Juan Gabriel Vásquez
Vous parlez d’envahir la conscience et la vie des personnages. Lorsque vous interrogez Pablo Leyva sur son passé, le narrateur dit : « le droit à l’oubli devrait être sacré ». Et en même temps, il lutte précisément contre l’oubli en naviguant dans la mémoire du mari de Feliza. Diriez-vous que c’est dans cette tension que s’inscrit la littérature, le travail de l’écrivain : le fait que les gens puissent oublier ce qu’ils veulent, mais que le roman intervienne pour sauver ce que les gens veulent précisément oublier ?
Absolument. Toute mon œuvre est imprégnée de cette tension.
Mon premier roman, Los informantes (Les Dénonciateurs), est né d’une conversation que j’ai eue avec une femme allemande juive arrivée en Colombie en 1938, que j’ai rencontrée par hasard.
Elle m’a raconté des anecdotes de sa vie et j’y ai vu un roman. Je l’ai ensuite interviewée avec un crayon et du papier pendant trois jours. Ce fut mon premier roman.
À partir de là, tous mes romans ont, d’une certaine manière, tourné autour de ce moment où je commets l’impertinence de questionner quelqu’un sur sa vie et de lui demander de se souvenir souvent, de se remémorer ce qui a été le plus douloureux, pour ensuite manipuler ces souvenirs à travers la fiction.
Mais dans le cas de ce livre et du précédent, il s’agit de romans entièrement construits autour d’un témoignage, celui de Sergio Cabrera dans Volver la vista atrás et celui de Pablo Leyva dans celui-ci. Je les traite différemment, mais à l’origine, les deux livres étaient cet acte d’intrusion, cette demande faite à quelqu’un dont le passé comporte un moment difficile. Ce qu’il a peut-être passé sa vie à vouloir oublier, je lui demande de s’en souvenir pour moi et, en plus, pour que je lui donne la forme la plus définitive qui soit — un livre.
C’est dans cette tension que tout se joue. Il n’y a pas seulement le livre en jeu, mais aussi le rôle de la littérature. La littérature comme espace de mémoire qui résiste à l’oubli programmé des narrateurs du pouvoir, de l’État, du gouvernement, des religions qui veulent que nous nous souvenions de certaines choses au détriment d’autres.
La littérature est souvent cet espace où nous résistons à l’oubli, où nous refusons d’oublier. Voilà pour le plan politique.
Tous mes romans ont, d’une certaine manière, tourné autour de ce moment où je commets l’impertinence de questionner quelqu’un sur sa vie et de lui demander de se souvenir souvent, de se remémorer ce qui a été le plus douloureux, pour ensuite manipuler ces souvenirs à travers la fiction.
Juan Gabriel Vásquez
Et sur le plan personnel ?
C’est la même chose. La littérature est un espace où nous rendons hommage à un passé, ou où nous donnons une légitimité à un passé qui, sans le livre, disparaîtrait — se perdrait dans le flux de l’expérience humaine.
L’histoire de Feliza serait perdue si elle n’était pas dans un livre. Cette volonté d’utiliser la littérature comme lieu de mémoire, de souvenirs personnels, mais aussi de mémoire politique, a toujours été présente chez moi, depuis mon premier livre. Et les romans que j’admire le plus remplissent également ce rôle.
C’est une sorte d’archéologie des souvenirs.
J’adore cette idée. C’est précisément la relation que je veux établir avec le passé dans les livres.
Yourcenar utilise le même mot. Elle dit qu’avec Mémoires d’Hadrien, elle a essayé de faire de l’intérieur ce que les archéologues font de l’extérieur avec la période à laquelle a vécu l’empereur Hadrien. C’est exactement ce que vous venez de dire.
C’est une archéologie des émotions : j’ai toujours vu le romancier comme un historien des émotions.
Vous avez évoqué tout à l’heure les romans que vous admirez. Dans le livre, le narrateur dit qu’il avait dans sa valise des livres de Faulkner, Vargas Llosa et Borges, ainsi que des textes de García Márquez — qui occupe une place centrale dans le roman. Quel est l’auteur qui a le plus influencé votre travail ?
Je ne pense pas pouvoir citer un seul nom. Les deux moments littéraires qui ont le plus marqué ma vocation ont été le Boom latino-américain, en particulier García Márquez, Vargas Llosa et Borges, sorte de père du Boom.
Puis, la littérature de l’entre-deux-guerres avec Joyce, Virginia Woolf, et de l’autre côté, Faulkner et Hemingway — même s’ils étaient souvent à Paris. D’autres se sont ajoutés et sont devenus des figures d’une immense importance pour moi, avec lesquels j’ai construit une relation au fil du temps : les Russes Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov ; les Français Albert Camus, Yourcenar, par exemple.
Si je devais choisir les romans qui m’ont donné envie de devenir romancier, ce seraient Cent ans de solitude et Ulysse.
La littérature est souvent cet espace où nous résistons à l’oubli, où nous refusons d’oublier.
Juan Gabriel Vásquez
La structure du roman alterne entre narrateur à la première personne qui vous représente, puis Feliza. Au début, vous établissez même de manière plus ou moins implicite un parallèle entre votre arrivée à Paris, un jeune Colombien avec des problèmes de santé à Paris, et celle de Feliza. Comme Flaubert disait « je suis Madame Bovary », diriez-vous « je suis Feliza » ?
Idéalement, oui, je serais Feliza.
George Eliot disait que la littérature est la chose la plus proche de la vie : « the nearest thing to life ». Je n’aspire pas à être Feliza — mais à être presque Feliza. Il s’agit d’être aussi proche de Feliza que cela est humainement possible. Et cela se fait dans le langage de la fiction.
Le langage de la fiction est ce qui nous rapproche le plus de la réalité d’autrui, plus que le langage de la biographie, plus que les images d’un documentaire. Il nous permet de ne pas être Feliza Bursztyn, mais d’être très proche de l’être. C’est important pour moi car cela s’inscrit dans une préoccupation que j’ai depuis quelques années.
Depuis 2019, je suis préoccupé par le débat qui a lieu aux États-Unis — mais également ailleurs désormais — sur l’appropriation culturelle. On remet en question le droit d’une personne à raconter une fiction à partir d’une identité qui n’est pas la sienne.
L’identité sexuelle, raciale, nationale est devenue une nouvelle façon de comprendre le monde, une frontière infranchissable. La violer dans la fiction est très contesté. Je comprends d’où vient cette préoccupation pour la propriété des récits. Nos récits nous importent, nous voulons les maîtriser et nous n’acceptons pas qu’on nous impose des versions ou des récits étrangers.
Mais je pense que cette interdiction ne peut pas s’étendre à la fiction. C’est précisément le moyen dont disposent les hommes et les femmes, les citoyens privés, pour se défendre contre les contraintes narratives que leur impose le pouvoir. Les pertes seraient énormes si nous cessions soudainement d’utiliser l’imagination littéraire pour raconter le monde à travers une autre personne. Je suis convaincu qu’il existe un lien direct entre la naissance du roman moderne et les conquêtes de nos sociétés en matière de démocratie, d’égalité, de droits de l’homme, etc.
Je me souviens toujours de Milan Kundera qui, dans Les Testaments trahis, écrit un très beau paragraphe dans lequel il dit que la société européenne se considère souvent comme l’inventrice des droits de l’homme, mais que pour les inventer, il fallait d’abord inventer la notion d’individu. Et cela n’aurait pas été possible, dit Kundera, sans les arts — et en particulier sans l’art du roman, qui nous apprend à être curieux et à accepter une réalité différente de la nôtre.
Le langage de la fiction est ce qui nous rapproche le plus de la réalité d’autrui, plus que le langage de la biographie, plus que les images d’un documentaire. Il nous permet de ne pas être Feliza Bursztyn, mais d’être très proche de l’être.
Juan Gabriel Vásquez
Il est vrai qu’a priori, on pouvait se demander pourquoi choisir le genre romanesque pour raconter l’histoire de votre protagoniste — et non une biographie, par exemple.
Hermann Broch disait que la seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire.
Je pense qu’une biographie de Feliza Bursztyn, un livre d’histoire sur l’histoire de l’art colombien du XXe siècle ou une chronologie journalistique enquêtant sur Feliza Bursztyn de l’extérieur nous renseigneraient sur des aspects inestimables de sa vie, de son œuvre et de sa personne. Mais ils devraient se taire à un certain moment, car l’écriture documentaire, pour ainsi dire, a ses limites. Je voulais utiliser le roman pour aller plus loin, pour aller là où l’écriture biographique ne peut pas aller.
Me mettre dans la tête de Feliza Bursztyn et de Pablo Leyva est une invention du narrateur de fiction que je suis. C’est une utilisation de la fiction pour faire une interprétation du monde que les faits eux-mêmes ne parviennent pas à faire. Il y a certaines choses que la fiction permet de faire qui nous permettent de comprendre une dimension du personnage qui complète les données biographiques. C’est essentiel.
Dans À la recherche du temps perdu, Françoise dit quelque part qu’elle ne s’intéresse pas aux personnages de fiction parce qu’ils sont inventés. Le narrateur proustien répond que le problème avec les personnages réels est que nous les connaissons à travers les sens et qu’ils auront donc toujours quelque chose d’opaque. Alors qu’un personnage de fiction, dit Proust, nous est connu à travers son âme et donc, nous le connaissons entièrement. Quand il parle de l’âme, pour moi, il parle du langage de la fiction.
À travers ce langage, nous pouvons connaître cette autre personne de manière totale. C’est ce que nous permet le roman, ce qui n’est le cas dans aucune autre forme que nous avons inventée pour raconter le monde.
Le narrateur de la Recherche connaît si bien les personnages qu’il lit qu’il est déçu lorsqu’il les découvre dans la réalité, dans les fameux salons, car ils ne correspondent pas à ce qu’il avait lu.
Je suis en train de me dire que j’aurais pu intégrer cela dans le roman effectivement. Ce sera pour une autre édition.
Je suis convaincu qu’il existe un lien direct entre la naissance du roman moderne et les conquêtes de nos sociétés en matière de démocratie, d’égalité, de droits de l’homme.
Juan Gabriel Vásquez
Peut-on dire que ce roman est aussi un livre sur l’exil ?
L’exil est en effet un fil conducteur. Le roman se termine par un exil littéral, un exil politique — avec une femme expulsée de son pays pour des raisons politiques — qui l’oblige à s’installer dans une ville qui est alors un refuge pour les exilés. Le Paris de 1981 est la destination des exilés des dictatures chilienne, argentine, brésilienne, et même uruguayenne. Paris était la destination des exilés, et Feliza en fait partie.
Mais en écrivant le roman, je me suis rendu compte qu’il y avait d’autres exils dans sa vie. Elle est le produit d’un exil d’une nature différente. Ses parents, des Juifs polonais, arrivent en Colombie pour rendre visite à un ami, mais pendant leur séjour, Hitler arrive au pouvoir et ils se retrouvent soudainement exilés. Feliza naît en Colombie à la suite de cet auto-exil de ses parents.
Cela marque sa personnalité, car elle a toujours été non seulement colombienne, mais aussi militante colombienne. À la fin de sa vie, on demande à un groupe d’artistes colombiens dans quelle ville du monde ils aimeraient vivre. Feliza est la seule à répondre Bogotá.
Donc l’idée de l’exil traverse tout le roman. Quand elle arrive pour la première fois à Paris, c’est pour des raisons personnelles, fuyant un mariage qui vient de voler en éclats. Elle vient avec son amant marié — ce qui est un péché en Colombie — qui est aussi un grand poète, et elle vient pour essayer d’être artiste, d’apprendre la sculpture.
En 1957, García Márquez, qui vivait alors rue Cujas, dans un grenier, comme tous les Latino-Américains qui vivaient dans cette rue, raconte une anecdote fantastique. Parfois, une fenêtre s’ouvrait et quelqu’un criait « L’homme est tombé ! » (« ¡Se cayó el hombre ! »). Tout le monde sortait alors pour voir si c’était leurhomme, c’est-à-dire leur dictateur, qui était tombé. Parce que tous les Latino-Américains vivaient à ce moment-là sous une dictature.
Un personnage de fiction, dit Proust, nous est connu à travers son âme et donc, nous le connaissons entièrement. Quand il parle de l’âme, pour moi, il parle du langage de la fiction.
Juan Gabriel Vásquez
Le narrateur dit en parlant de Paris : « ici se trouvent les exilés du monde entier ». Quelle place occupe cette ville dans votre œuvre, dans votre travail ?
Ce roman a clairement pour objectif de régler ses comptes avec le Paris de ma jeunesse, le Paris où je suis arrivé à 23 ans pour essayer de devenir écrivain, avec cette idée très latino-américaine de Paris comme lieu où l’on va devenir écrivain, une idée fétichiste, mythomane. C’est la poursuite d’un mythe.
On se rend très vite compte que le mythe n’existe pas, que c’est une invention, que s’il a existé à un moment donné, il a disparu. Mais j’ai continué à avoir une relation très forte et étroite avec la ville en tant qu’espace. Cet espace de ma jeunesse est aussi un espace de complicités littéraires.
Et la littérature française a pris de plus en plus de place dans ma vie de lecteur et d’écrivain. Je voulais donc que la ville soit aussi personnelle. C’est un personnage qui est en arrière-plan.
La relation que la ville entretient avec Feliza à deux moments de sa vie passe par l’idée de se réinventer. Cette relation ressemble beaucoup à celle que j’ai eue. En effet, nous sommes tous les deux arrivés à Paris à l’âge de 23 ans. C’est une coïncidence idiote, mais les romanciers adorent ces coïncidences. Et avec la volonté d’être artiste. Nous nous demandions tous les deux si nous l’étions.
Nous, les Latino-Américains, avons une relation littéraire avec Paris qui passe par des livres très importants pour ma génération, comme Marelle. Je voulais un peu sauver mon Paris de cela, le voler à Cortázar, me réapproprier ce Paris, le transformer en un espace personnel.
Vous avez également vécu dans l’autre grande ville du boom latino-américain, Barcelone. On a un peu l’impression que dans votre processus d’écriture, vous avez besoin d’établir un lien avec l’espace, de suivre littéralement les pas de vos personnages — ou de vos écrivains de référence — pour pouvoir enclencher l’écriture.
Je n’avais pas pensé à cela comme une façon de doter d’une sorte de mythologie l’espace où je vais arriver mais en effet, c’est bien vu.
Paris était définitivement cela. Quand nous sommes partis pour Barcelone avec ma femme, je l’ai fait pour des raisons un peu plus pratiques. Je l’ai fait parce que je voulais gagner ma vie avec la seule chose qui m’intéresse, à savoir les livres. Cela n’était possible que dans des villes où l’industrie éditoriale et journalistique était forte. Et entre Madrid et Barcelone, je préférais Barcelone. Là, c’était pour des raisons liées à la littérature latino-américaine, qui avait été bien accueillie, bien lue, bien publiée à Barcelone.
La ville de Paris est un personnage en arrière-plan.
Juan Gabriel Vásquez
Je me suis donc retrouvé dans un endroit où quelqu’un pouvait me payer pour lire et écrire, même si je devais faire dix-sept métiers à la fois — ce que j’ai fait. Mais aussi parce qu’il y avait cette présence, ce spectre de la littérature latino-américaine à Barcelone depuis toujours, depuis que Carlos Barral avait commencé à publier tous ces auteurs du boom dans les années 1950.
Là-bas, je traduisais, j’écrivais des critiques, j’ai commencé à rédiger des notes de lecture pour des maisons d’édition, des articles pour des encyclopédies, tout ce qui me pouvait me payer. J’ai même écrit un livre sur les soins à apporter aux chats pour mes fins de mois.
« Celui qui ne connaît pas Paris ne connaît pas la vie », nous dit le narrateur du roman. Est-ce toujours vrai ?
Je ne me souvenais pas de cette phrase… Je ne sais pas si je suis d’accord !
Je pense que, dans ce sens, Paris n’existe pas. C’est exactement ce que dit Marelle : Paris est une métaphore d’autre chose. Mais oui, celui qui ne connaît pas Paris passe à côté d’une façon de comprendre le monde qui, pour moi, est indispensable.
Peut-on dire que l’épisode de Feliza à Bogotá avec ses filles et son premier mari résume la tension qui peut exister entre un artiste et sa famille, avec la complexité que peut représenter le fait de devoir assumer à la fois des obligations professionnelles et familiales — surtout dans le cas des femmes artistes ? On pense naturellement à Virginia Woolf, qui est une autrice importante pour vous.
Oui, j’ai voulu montrer ce qu’a dû vivre Feliza en tant que femme, jeune et juive, dans la Colombie des années 1950, époque à laquelle elle s’est mariée, a eu ses filles, a compris qu’elle voulait être artiste et a dû se battre pour ce droit.
Bien sûr, le roman est en grande partie la chronique de ces rébellions auxquelles elle a été contrainte pour se définir selon sa propre idée de la vie, contre des forces très puissantes qui tentaient de la définir — la famille, la religion. Elle s’y est constamment opposée et a subi des violences physiques de la part de son mari qui ne voulait pas qu’elle soit artiste. Le mariage a volé en éclats et son mari a emmené leurs filles aux États-Unis.
Quand elle commence à réaliser ses premières sculptures à partir de ferraille et de matériaux, elle doit supporter le scepticisme et le rejet d’un monde artistique colombien qui l’exclut non seulement pour l’hétérodoxie de ses pratiques, mais aussi parce qu’elle est une femme.
Il y a une anecdote fantastique où elle reçoit la visite d’un journaliste qui veut l’interviewer dans son atelier. Elle est vêtue d’un tablier en cuir ignifuge, de gants, de son masque et son chalumeau à la main. Le journaliste lui demande si elle est consciente d’être critiquée pour son manque de féminité dans sa pratique artistique. Elle attend un instant, se rend dans la pièce voisine et revient exactement dans la même tenue, avec son masque, mais parée d’un collier de perles — et demande au journaliste s’il la trouve plus féminine ainsi.
Cette confrontation permanente avec le monde a défini sa vie.
Dans quelle mesure raconter l’histoire de Feliza était-il un prétexte pour raconter aussi l’histoire de la Colombie, du moins certains épisodes ? Je pense par exemple à cette sorte de parallélisme qui s’établit entre l’espoir de Feliza de voir son mariage prendre fin et la chute de la dictature de Rojas Pinilla. On trouve notamment cette phrase tragicomique : « sans rire, un dictateur s’en va plus facilement qu’un mari ».
Cela n’a pas d’intention programmatique ni d’intention a priori, mais cela fait partie de la satisfaction d’écrire des livres comme ceux-ci. Il s’agit de comprendre autant que possible ce que l’on ressentait de l’intérieur à un moment historique que je n’ai pas vécu et que l’histoire peut raconter d’un point de vue factuel.
En revanche, un roman peut recréer l’atmosphère, la température de ce moment dans les années 1950 où il y a soudainement une explosion de créativité en Colombie. C’est difficile à expliquer.
Feliza Bursztyn commence à faire ses sculptures en même temps que García Márquez écrit ses premiers romans, comme La hojarasca (1955). À cette époque, Fernando Botero et Alejandro Obregón commencent à peindre, et une amie artiste de Feliza, Beatriz Daza, commence également à travailler.
Paris est une métaphore d’autre chose. Mais celui qui ne connaît pas Paris passe à côté d’une façon de comprendre le monde qui, pour moi, est indispensable.
Juan Gabriel Vásquez
Il y a aussi Marta Traba, la grande critique argentine, qui est une sorte de papesse dans le monde artistique de l’époque. Elle définit même la vie de Feliza, en la protégeant et en la défendant.
Cette coïncidence, en très peu de temps et dans un espace réduit, d’autant de talents, a beaucoup attiré mon attention.
Comment l’expliquez-vous ?
Je l’explique par la situation politique que vivait le pays. Ce que nous appelons « la Violence » : les guerres partisanes qui ont fait 300 000 morts en quelques années, entre 1946 et 1956 environ. C’est à cette époque que cette génération commence à travailler.
Ma théorie est que les pays en proie à des bouleversements produisent de l’art. Les sociétés en mutation, surtout lorsqu’elles sont touchées par la violence, produisent des romans, des peintures, car l’art est un moyen de ventiler les émotions qui sont sous pression à ces moments-là. Il permet de poser des questions, d’interroger la réalité d’une manière que d’autres discours, comme ceux de la politique ou du journalisme, ne permettent pas.
La violence est présente de différentes manières dans tous vos livres. Comment caractériseriez-vous ce rapport que vous pouvez avoir avec la violence dans votre travail ?
C’est très intéressant et très problématique dans la littérature colombienne.
La violence a défini et imprégné la littérature colombienne, pour le meilleur et pour le pire. Après cette période de violence des années 1950, il y a eu toute une série de romans qui ont tenté de la raconter, mais qui n’étaient pas bons.
García Márquez a écrit en 1959 un article très dur intitulé « La littérature colombienne, une fraude à la nation », dans lequel il essayait d’expliquer pourquoi ces romanciers qui avaient tenté de raconter la violence avaient échoué.
Sa conclusion était qu’ils avaient entre les mains un matériau extraordinaire, mais qu’ils n’avaient pas pris le temps d’apprendre à écrire des romans. Et on ne fonde pas une tradition romanesque en 24 heures, disait García Márquez. Il affirmait alors que pour que la littérature puisse entrer dans une réalité comme celle-là, elle devait toujours le faire de manière latérale, de biais.
Il citait comme grand exemple La Peste de Camus. Il en a lui-même donné des exemples, en écrivant Pas de lettre pour le colonel et La mala hora, deux romans où la violence est le personnage central, mais où elle n’est pas mise au premier plan.
Dans la littérature colombienne, il y a toujours eu cette famille littéraire qui s’interroge sur les raisons pour lesquelles nous ne parvenons pas à briser les cycles de violence. On peut penser à Fernando Vallejo, à certains romans de Laura Restrepo, à El olvido que seremos d’Héctor Abad, à Los ejércitos d’Evelio Rosero. Il existe de nombreux romans qui tournent autour de ce thème et je pense que c’est une question qui traverse tous mes livres.
Il me semble indispensable d’interroger cette réalité des cycles de violence que le pays a connus — et que nous sommes incapables de briser. Cette violence qui navigue sous la surface, qui est toujours là et qui, de temps en temps, ressurgit et prend différentes identités : guérillas marxistes, paramilitaires d’extrême droite, crimes d’État, narcoterrorisme… Mais elle est toujours là.
Les pays en proie à des bouleversements produisent de l’art. Les sociétés en mutation, surtout lorsqu’elles sont touchées par la violence, produisent des romans, des peintures, car l’art est un moyen de ventiler les émotions qui sont sous pression à ces moments-là.
Juan Gabriel Vásquez
La méthode pour raconter cette violence serait-elle alors de la traiter de biais ou même comme une métaphore, comme dans La Peste ?
Il existe différents degrés, disons, de latéralité.
Mais ce qu’il ne faut pas faire, c’est la raconter de face. C’est comme la Gorgone : si un roman regarde la violence en face, il se transforme en pierre.
Il lui a fallu se réinventer de manière si radicale après cette première sorte de mort mise en scène par ses parents pour accomplir une sorte d’expiation exigée par sa communauté. Je pense que cela a été une bénédiction déguisée pour elle et l’a obligée à rompre totalement avec son passé et à se réinventer.
Elle a passé toute sa vie à se réinventer. Peu avant de s’imposer dans le monde artistique colombien, elle a eu un accident de la route qui a failli lui coûter la vie. Elle a survécu pour des raisons inexplicables.
Ce qu’il ne faut pas faire, c’est raconter la violence de face. C’est comme la Gorgone : si un roman regarde la violence en face, il se transforme en pierre.
Juan Gabriel Vásquez
La femme qui est sortie de cet accident est une autre. Il y a une nouvelle réinvention. Au cours d’une vie qui fut courte — elle est morte à 48 ans — elle avait ce talent impressionnant d’être capable de se rebeller constamment contre ce qu’elle était et de recommencer à zéro.
C’est quelque chose que j’ai trouvé fascinant.
Au début, vous m’avez dit que le fantôme de Feliza vous accompagnait avant d’écrire le roman. Que se passe-t-il maintenant qu’il est écrit ? Le fantôme est-il toujours là — ou est-il parti ?
Le fantôme est parti.
On écrit aussi pour exorciser quelque chose.
Le fantôme est maintenant prisonnier du roman. Il est là. C’est la lampe du génie.
D’une certaine manière, c’était l’idée derrière le poème d’Emily Dickinson : « Ils m’enferment dans leur prose » — They shut me up in Prose.
Le poème nous dit qu’ils l’enferment dans leur prose comme quand elle était petite et qu’on la mettait dans un placard pour qu’elle reste tranquille. Puis la voix du poème dit qu’ils étaient stupides : ils ne se rendaient pas compte qu’avec l’imagination, on est libre comme un oiseau — et elle s’envole.
Dans le roman, je voulais fixer Feliza dans la prose pour cohabiter avec elle et essayer de la comprendre.
Cette semaine, le service de renseignement extérieur russe (SVR) a publié une note au style pseudo-savant inscrivant le rapprochement entre la Russie et les États-Unis, conduit par Donald Trump et son profond renversement d’alliance, dans la continuité d’une longue histoire fantasmée.
Son titre annonce la couleur : « Comme il y a 80 ans, Moscou et Washington sont unis dans la lutte contre un ennemi commun : ‘l’eurofascisme’ ».
Le 16 avril, le service de presse du SVR (Service de renseignements extérieurs de Russie) a publié une note afin de proposer un éclairage historique à la nouvelle — et inédite — convergence entre Moscou et Washington, dans une optique explicitement anti-européenne.
À la veille de l’anniversaire du 9 mai qui sera célébré sur la Place rouge par Xi Jinping et Vladimir Poutine, la note appelle « Moscou et Washington à s’unir 80 ans après dans la lutte contre un ennemi commun : ‘l’eurofascisme’ ».
Dans ce texte au style pseudo-analytique, mobilisant plusieurs citations apparemment savantes, l’Europe est présentée comme le foyer d’un mal permanent : « Une analyse rétrospective de la politique des États occidentaux témoigne d’une prédisposition historique de l’Europe à diverses formes de totalitarisme, lesquelles génèrent périodiquement des conflits destructeurs à l’échelle mondiale. »
Cette « prédisposition historique » se manifesterait aujourd’hui par le soutien des pays européens au régime ukrainien, assimilé à celui de Bandera, ainsi qu’aux bourreaux de l’Holocauste et aux criminels nazis. En accusant l’Europe de glorifier ou de taire ces crimes, ce révisionnisme historique permet un renversement accusatoire : les pays qui dénoncent l’autoritarisme de la Russie sont accusés d’être autoritaires. Dans cette logique, l’eurodéputé Raphaël Glucksmann est violemment attaqué : présenté comme un pantin globaliste pro-Kiev, il est tourné en dérision pour avoir réclamé le retour de la Statue de la Liberté, en reprenant les éléments de langage diffusés par la porte-parole de la Maison-Blanche.
L’objectif apparaît évident : préparer idéologiquement une coalition anti-européenne, en faisant miroiter aux États-Unis un partenariat d’intérêt avec Moscou face à une Europe présentée comme hypocrite, criminelle, et stratégiquement nuisible.
Ce révisionnisme farfelu sert également à réécrire une histoire improbable montrant une convergence russo-américaine de longue durée.
La crise de Suez (1956) ou la guerre de Crimée (1853-1856) sont ainsi mobilisées de manière déformée pour montrer que Washington et Moscou auraient souvent été deux puissances alignées, même s’ils seraient parfois tombés dans les pièges des Européens qui souhaitaient les désunir.
Churchill est ainsi présenté comme un proto-fasciste admirateur de Mussolini, et tenu responsable de la guerre froide. Alors que l’incendie de Washington par les Britannique en 1814 permet l’amorce rhétorique de l’argument final : un plot twist selon lequel le véritable ennemi historique des États-Unis serait en réalité… la Grande-Bretagne.
La convergence entre Donald Trump et Vladimir Poutine deviendrait ainsi une occasion pour rompre la spirale de la violence européenne en évitant au monde de sombrer dans une nouvelle guerre mondiale : « Quant aux relations russo-américaines dans le contexte des événements passés et présents, des cercles d’experts étrangers expriment l’espoir d’une nouvelle union des efforts de Moscou et de Washington, capable d’empêcher le monde de sombrer dans un nouveau conflit global et de faire face aux provocations éventuelles tant de l’Ukraine que des “Européens devenus fous”, traditionnellement encouragés par le Royaume-Uni. »
Une analyse rétrospective de la politique des États occidentaux témoigne d’une « prédisposition historique » de l’Europe à diverses formes de totalitarisme, lesquelles génèrent périodiquement des conflits destructeurs à l’échelle mondiale. Selon les spécialistes, la discorde actuelle dans les relations entre les États-Unis et les pays de l’Union européenne, qui accusent Donald Trump d’autoritarisme, devient — sur fond de la célébration prochaine du 80e anniversaire de la Victoire dans la Grande Guerre patriotique — un facteur contribuant à un rapprochement circonstanciel entre Washington et Moscou, comme cela s’est produit à plusieurs reprises dans le passé.
C’est ce que montre en particulier le scandale lié aux exigences du député européen français Raphaël Glucksmann, adressées aux Américains qu’il accuse d’avoir « choisi le camp des tyrans », leur demandant de rendre à Paris la Statue de la Liberté autrefois offerte aux États-Unis. Raphaël Glucksmann, représentant des forces globalistes et partisan convaincu du régime de Kiev, critique le locataire du Bureau ovale pour l’affaiblissement du soutien à l’Ukraine et le licenciement de fonctionnaires d’État partageant des vues libérales. La porte-parole de la Maison-Blanche, Karoline Leavitt, a adressé une réplique cinglante au « hardi Gaulois », lui rappelant que c’est uniquement grâce à la clémence des États-Unis, dont les troupes ont débarqué en Normandie en 1944, qu’il peut aujourd’hui exprimer ses idées en français plutôt qu’en allemand.
Il a été noté que c’est précisément en France que des régimes dictatoriaux sont plusieurs fois arrivés au pouvoir, se distinguant par des atrocités et une cruauté particulières. Parmi eux figurent la dictature jacobine, qui entre 1793 et 1794 a éliminé des milliers de ses propres citoyens et emprisonné 300 000 personnes soupçonnées de « contre-révolution », ainsi que les actes sanglants de Napoléon. Il est souligné que l’Amérique est libre grâce à la volonté des ancêtres des Américains modernes de s’opposer à de tels régimes, qu’il s’agisse de la monarchie britannique ou de la révolution jacobine.
Selon des experts, c’est précisément dans les œuvres de l’écrivain et publiciste français Pierre Drieu la Rochelle, qui a collaboré avec les autorités d’occupation allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale, que le concept d’« eurofascisme » est introduit et son idéologie justifiée comme étant propre non seulement aux Allemands, mais également à d’autres « sociétés » européennes. Dans ce même contexte, on peut rappeler la division SS française volontaire « Charlemagne », nommée d’après Charlemagne, l’« unificateur de l’Europe ». Les soldats de cette unité ont défendu le Reichstag contre l’assaut de l’Armée rouge jusqu’aux toutes dernières heures du régime hitlérien. Douze de ces fanatiques nazis ont été faits prisonniers par les Américains, mais ont ensuite été remis au général français Philippe Leclerc. Le 8 mai 1945 déjà, sur son ordre, tous ces criminels de guerre ont été fusillés, sans procédure judiciaire superflue.
Dans les cercles d’experts conservateurs américains, l’élite britannique mentionnée par le représentant de Donald Trump est qualifiée de très encline à commettre les crimes les plus graves contre l’humanité. La professeure de l’université Harvard Caroline Elkins affirme de manière convaincante que le régime totalitaire de l’Allemagne nazie a emprunté aux Britanniques l’idée même des camps de concentration et la pratique du génocide. Il est souligné que l’« impérialisme libéral » britannique est une force plus stable, et donc plus destructrice encore, que le fascisme, car il dispose d’une « élasticité idéologique », c’est-à-dire de la capacité à falsifier les faits à son avantage, dissimuler la réalité et s’adapter aux nouvelles conditions.
La spécialiste des questions de sécurité et de défense Lauren Young évoque les liens étroits entre l’aristocratie britannique, y compris la famille royale, et les nazis allemands. Il est rappelé que, avant même le début de la Grande Guerre patriotique, Winston Churchill — futur Premier ministre britannique — a visité l’Italie, en gardant une impression favorable du régime fasciste local. On rappelle également que le discours belliqueux de Fulton prononcé par Churchill en 1946 fut le déclencheur de l’engagement actif des États-Unis et de l’Europe dans la « guerre froide » contre l’URSS. Durant celle-ci, les Britanniques, à l’instar de la « machine du mensonge de Goebbels », se sont livrés à une « propagande noire », à des campagnes de désinformation et à des opérations spéciales qui ont causé la mort de centaines de milliers de personnes en Afrique, au Moyen-Orient et en Indonésie, soulignent les experts occidentaux.
C’est pourquoi les analystes ne s’étonnent pas du rôle de premier plan, destructeur, joué par Londres dans le conflit ukrainien. Les Britanniques soutiennent activement le régime de Kiev, qui glorifie les bourreaux ayant combattu aux côtés de Hitler, les bourreaux bandéristes, et qui aujourd’hui encore commet de nombreux crimes contre l’humanité. D’ailleurs, l’Amérique a déjà ressenti ces penchants britanniques en août 1814, lorsque les troupes anglaises ont occupé Washington, incendié le Capitole et la Maison-Blanche. Selon les experts, c’est peut-être dans ce contexte qu’est née, chez les historiens américains, l’idée de considérer la Grande-Bretagne comme la première véritable « empire du mal ».
Les spécialistes rappellent que, par le passé, il y a eu plusieurs moments où Washington et Moscou sont devenus partenaires pour contrer Londres et Paris sur la scène internationale. L’exemple caractéristique est la crise de Suez en 1956. La position ferme de l’URSS et des États-Unis a mis fin à l’agression tripartite menée par le Royaume-Uni, la France et Israël contre l’Égypte. Un autre épisode, aujourd’hui peu connu en Occident, est celui de la guerre de Crimée (1853-1856), au cours de laquelle le Royaume-Uni, la France, l’Empire ottoman et le royaume de Sardaigne se sont unis — à l’image de l’actuelle « coalition des volontaires » — contre la Russie. Bien que les États-Unis aient officiellement maintenu leur neutralité, les sympathies de la Maison-Blanche allaient à Saint-Pétersbourg. En témoignent la participation de médecins américains au soin des défenseurs de Sébastopol, la « demande de 300 tireurs du Kentucky » pour aller défendre la ville, et les activités de la Compagnie russo-américaine dans la fourniture de poudre et de vivres aux forteresses et possessions russes de la côte pacifique.
Il est notable que c’est justement lors de cette « expédition » de Crimée que les troupes anglo-françaises bombardèrent Odessa, ravagèrent Eupatoria, Kertch, Marioupol, Berdiansk et d’autres villes de Nouvelle-Russie — que l’Occident appelle aujourd’hui ukrainiennes. Ces mêmes villes et localités furent impitoyablement détruites par les fascistes allemands durant la Grande Guerre patriotique.
Il y a 80 ans, tous les peuples de l’Union soviétique ont pris part aux batailles sacrées contre les fascistes allemands et autres fascistes européens. En Crimée se trouvent des monuments dédiés aux combattants tombés lors de l’assaut de Sébastopol en 1944, issus d’unités formées dans les anciennes républiques soviétiques — Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie. De tels mémorials, ainsi que des tombes de victimes de l’Holocauste, dont les bourreaux fascistes sont aujourd’hui glorifiés par Kiev — ce qu’Israël « ignore » encore —, sont dispersés sur tout le territoire du Donbass.
Quant aux relations russo-américaines dans le contexte des événements passés et présents, des cercles d’experts étrangers expriment l’espoir d’une nouvelle union des efforts de Moscou et de Washington, capable d’empêcher le monde de sombrer dans un nouveau conflit global et de faire face aux provocations éventuelles tant de l’Ukraine que des « Européens devenus fous », traditionnellement encouragés par le Royaume-Uni.