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25.07.2025 à 18:00

Face à la géopolitique alimentaire de la Russie : une stratégie européenne

jechareton

Alors que les projecteurs sont braqués sur les drones et les pipelines, la Russie déploie discrètement depuis une décennie une autre arme — moins bruyante mais tout aussi puissante.

En arsenalisant l’aide alimentaire aux pays les plus pauvres, Moscou organise un système « dés-occidentalisé » d’allégeances.

En intégrant l’agriculture dans sa politique étrangère, l’Union a les moyens de contre-attaquer.

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Texte intégral (4092 mots)

Ces dix dernières années, la Russie a discrètement mais résolument développé, puis systématiquement consolidé, un pouvoir qui renforce considérablement son influence à l’échelle mondiale. 

Bien que cette forme d’influence dissimulée fasse rarement la une, le « pouvoir alimentaire » russe touche directement des centaines de millions de personnes à travers la planète. Moscou fait en effet de la nourriture une arme dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine et l’utilise comme un puissant levier géopolitique, notamment dans des régions fragiles comme le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne ou certaines parties de l’Asie du Sud. La Russie exploite la dépendance de ces régions pour renforcer son influence géopolitique, contraindre leurs élites et compenser ses faiblesses économiques et militaires.

L’Europe et ses alliés disposent des moyens nécessaires pour désarmer la machine de guerre russe en Ukraine et contribuer à la sécurité humaine ainsi qu’à la stabilité mondiale, dans un contexte où près de 300 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë, où 36 pays font face à des crises alimentaires prolongées et où 37,7 millions d’enfants sont gravement malnutris. Ils doivent prendre conscience que l’alimentation constitue un instrument de coercition silencieux mais redoutablement efficace, et une source majeure d’influence pour la Russie. 

Comme l’a clairement affirmé Dmitri Medvedev, ancien président russe, début 2022 : l’alimentation est « l’arme silencieuse » de la Russie. 

Il leur faut donc élaborer une véritable stratégie pour « désarmer » une Russie qui exploite sans scrupule la vulnérabilité des autres à des fins impérialistes, et pour reprendre toute leur place dans le système alimentaire mondial.

Neutraliser « l’arme silencieuse » de la Russie

La Russie déploie et combine habilement divers leviers de pouvoir pour renforcer son influence face à « l’Occident collectif »

Il y a le pouvoir militaire, avec ses chars, drones et missiles, qui sèment mort et destruction, tandis que le Kremlin tente toujours, en vain, de restaurer son emprise sur l’Ukraine. Il y a le pouvoir informationnel de la propagande et de la désinformation. Il y a le pouvoir commercial lié aux matières premières, notamment le pétrole, qui représente 26 % des exportations russes 1

La Russie est si dépendante du pétrole que chaque baisse d’un dollar du prix du baril lui coûte 2 milliards de dollars de recettes.

Une forme de pouvoir souvent sous-estimée et que la Russie a développée et déploie de manière stratégique est le « pouvoir alimentaire ». Il s’agit d’une forme asymétrique et souvent invisible de guerre économique, où la nourriture n’est pas seulement considérée comme une marchandise mais comme un atout stratégique, un « sharp power » par excellence : opaque, coercitif et manipulateur.

Affûtée au fil des ans, cette arme est aujourd’hui employée de façon stratégique dans des régions où la gouvernance vacille, les économies sont fragiles et la faim bien réelle. Elle permet alors à Moscou de contraindre ses partenaires vulnérables à lui accorder les avantages qu’elle exige.

Le rôle croissant de la Russie dans le commerce mondial des céréales n’est pas une simple conséquence des forces du marché. Il découle d’un système de dépendance qu’elle entretient soigneusement dans plusieurs des pays les plus touchés par l’insécurité alimentaire. La Russie bâtit ainsi une relation unilatérale avec ces partenaires vulnérables, exploitant une asymétrie là où la géoéconomie traditionnelle privilégie normalement les bénéfices mutuels.

L’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Le recours au pouvoir alimentaire par la Russie est insidieux.

Il illustre aussi les limites structurelles auxquelles Moscou se heurte dans un monde de plus en plus marqué par la compétition géopolitique. Pour pallier ses faiblesses militaires et économiques ou pour contourner les obstacles, le Kremlin exploite avec opportunisme les vulnérabilités des autres. Wagner (puis l’Africa Corps) ou la flotte fantôme en sont des exemples manifestes. 

De même, en usant de son pouvoir alimentaire, la Russie n’hésite pas à cibler les faiblesses les plus criantes des sociétés du Sud pluriel : la faim, l’instabilité, la dépendance.

Cette approche désordonnée, que l’on pourrait qualifier de « bricolage », n’est cependant pas un signe de force, mais bien un aveu de faiblesse. Il faut en prendre pleinement conscience et œuvrer à désarmer la Russie. C’est ce que propose en détail un récent rapport 2 de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, fondé sur une analyse approfondie des vulnérabilités de Moscou à travers différentes régions et domaines

Comment la Russie a arsenalisé la nourriture

À l’image de sa guerre de l’information, la Russie se sert de son pouvoir alimentaire pour exercer une influence géopolitique bien supérieure à ses capacités limitées. 

Comment en est-on arrivé là ? 

Cette situation est le résultat de décisions politiques délibérées de Moscou, destinées à renforcer sa position et à faire de l’alimentation une arme. 

Cela passe aussi par la destruction, tout aussi calculée, de la production agricole ukrainienne et la perturbation de ses exportations vers les marchés mondiaux. La réalité, c’est que l’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.

La Russie est aujourd’hui le premier exportateur mondial de blé. Pourtant, au milieu des années 2000, elle n’occupait encore « que » la cinquième place, avec moins de 11 millions de tonnes exportées. Le Kremlin avait toutefois bien mesuré le potentiel stratégique d’un secteur agricole alors sous-performant. 

Profitant de conditions agricoles favorables, Moscou a mis en place un système visant à la fois à accroître la production de céréales et à renforcer le contrôle des exportations.

La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Dès la seconde moitié des années 2000, l’État a ainsi pris progressivement la main sur les exportations céréalières russes. La Russie a aussi su exploiter le choc des prix alimentaires et la crise humanitaire provoqués par la flambée des cours en 2007-2008 pour s’ériger en champion de la sécurité alimentaire. En 2016, sa production céréalière a dépassé le niveau soviétique (avant 1991), plaçant la Russie au rang de premier exportateur mondial. Une position qu’elle maintient depuis, en volume sinon en valeur.

La Russie a alors commencé à utiliser cette position comme un véritable levier géopolitique, surtout après le lancement de son invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Moscou a massivement pillé 3 la production agricole des territoires occupés et ciblé les infrastructures agricoles dans les zones qu’elle ne contrôle pas. Elle a également bloqué les ports ukrainiens de la mer Noire, jusqu’à ce que la stratégie maritime innovante de Kiev réduise considérablement la capacité de la flotte russe dans la région à menacer le transport commercial.

Si la Russie a subi d’importants revers sur le théâtre maritime de la guerre, elle a cependant réussi à renforcer sa position de puissance céréalière depuis 2022. 

Les exportations de blé ukrainien vers l’Afrique subsaharienne ont chuté, passant de 10 % du total des exportations à seulement 3 %. Les exportations vers l’Afrique du Nord ont diminué de près de 20 %. Dans ce contexte, la Russie a agressivement étendu son influence, en fournissant des céréales à prix réduit, voire en faisant don de céréales à certains pays d’Afrique, tels que le Burkina Faso, le Mali ou la Somalie.  Bien que ces livraisons 4, compte tenu de leur volume global, aient eu peu d’impact sur les pénuries alimentaires aiguës sur le continent (le Soudan ayant notamment été exclu, par exemple), la liste des bénéficiaires comprend notablement des régimes alliés de la Russie.

Cette apparente générosité n’a rien d’un acte de charité. Il s’agit d’une stratégie géopolitique destinée à cultiver l’influence russe dans des régions où son poids économique classique — commerce, investissements, coopération industrielle — reste limité, voire inexistant. Elle compense aussi la perte de capacité 5, causée par la guerre en Ukraine, à vendre un autre atout stratégique qui avait permis à Moscou de tisser des relations de dépendance avec ses partenaires les plus fragiles : les armes.

Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence.

 La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+. 

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Ce modèle se révèle particulièrement efficace dans les systèmes politiques fragiles, les autocraties et les régimes hybrides, où Moscou peut offrir des avantages matériels aux élites tout en renforçant sa propre légitimité grâce à l’approvisionnement en denrées de base. Conseils politiques et paramilitaires, manipulations de l’information et pouvoir alimentaire se conjuguent alors pour produire un effet cumulatif, même là où la Russie n’aurait normalement guère de chances face à la concurrence géopolitique.

Comment l’Union peut montrer la voie face au piège russe

Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence. 

La guerre en Ukraine, tout comme les revers subis par l’Europe et les États-Unis au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et au Sahel au cours des quinze dernières années, soulignent pourtant l’urgence pour l’Occident de réaffirmer son rôle dans la sécurité alimentaire mondiale et de mobiliser ses moyens de manière plus stratégique. Après tout, l’Union, l’Ukraine, l’Australie, les États-Unis et le Canada totalisent à eux seuls près des trois quarts des exportations mondiales de blé.

Prenons l’exemple de l’Union européenne, qui représente 14 % de ces exportations mondiales 6 : elle dispose d’atouts comparatifs uniques, avec ses vastes terres arables, son expertise agronomique de pointe, ses infrastructures performantes et une politique agricole commune (PAC) solide. 

Pourtant, son potentiel pour peser sur la scène mondiale reste largement inexploité. Sa propre puissance alimentaire est, en quelque sorte, en sommeil. 

Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Comment la réactiver et comment l’Union peut-elle contribuer à la renaissance de la puissance alimentaire de l’Occident ?

Aujourd’hui, la politique agricole de l’Union reste essentiellement tournée vers ses propres besoins, ce qui pose un véritable problème. La PAC et la récente stratégie « de la ferme à la table », bien qu’elles se concentrent à juste titre sur la durabilité et la qualité des aliments, n’ont pas pris la mesure de l’importance stratégique de la production alimentaire.

Au moment même où ses rivaux utilisent l’abondance de leur production agricole comme une arme, l’Europe a choisi de limiter sa production à long terme. Elle semble avoir oublié que son climat, ses sols et son savoir-faire ne lui permettent pas seulement de subvenir à ses propres besoins, mais aussi de constituer un pilier essentiel de la stabilité, de la sécurité et de l’accessibilité alimentaire à l’échelle mondiale. 

En reléguant l’agriculture et les denrées alimentaires au second plan de l’imaginaire politique et géopolitique, et en les traitant comme de simples questions réglementaires ou compensatoires plutôt que comme des enjeux stratégiques, l’Europe a ouvert un espace aux acteurs sans scrupules, comme la Russie, qui n’ont pas hésité à exploiter la négligence des Européens face aux préoccupations réelles du reste du monde.

Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.

Pour cela, elle doit adopter une approche plus stratégique et intégrer pleinement l’agriculture et les agriculteurs parmi ses instruments d’influence internationale. Elle devrait renouer avec son rôle légitime de puissance agricole, capable non seulement de nourrir ses propres citoyens, mais aussi de stabiliser les régions voisines sans instaurer de dépendances ni d’allégeances forcées. Il lui faut aussi reconnaître la contribution essentielle des agriculteurs et des producteurs alimentaires européens à son soft power, plutôt qu’à une logique de hard power

C’est ainsi que les Européens pourront désarmer la Russie, mobiliser leur propre puissance au service du bien commun et garantir qu’aucun pays n’ait à choisir entre souveraineté et famine.

Une vision européenne du soft power agricole

L’Union pourrait commencer par mettre en place une initiative européenne commune de diplomatie alimentaire. 

Celle-ci viserait à coordonner les exportations agricoles, à renforcer la confiance dans le commerce grâce à une transparence accrue et à mettre en place des mécanismes de réponse rapide face aux crises alimentaires dans les régions les plus vulnérables. Une telle initiative permettrait d’aligner la PAC, la coopération au développement, les instruments commerciaux et l’aide humanitaire dans un cadre stratégique cohérent. Elle pourrait aussi articuler cette nouvelle approche alimentaire avec la future stratégie européenne d’adaptation au changement climatique, attendue l’an prochain, ainsi qu’avec la nouvelle stratégie pour la mer Noire 7, qui prévoit notamment la création d’un centre régional de sécurité maritime.

Cette nouvelle approche pourrait en outre mettre en avant le lien entre l’alimentation, l’eau et l’énergie tout en renforçant le soutien ciblé à la production agricole et alimentaire dans les régions partenaires. 

En Afrique du Nord, au Sahel et dans le Caucase du Sud, l’Union ne devrait pas se contenter de fournir des céréales. Elle doit également investir dans la production locale, partager son expertise agricole et aider à bâtir des systèmes alimentaires plus résilients et diversifiés. Les Européens pourraient ainsi exploiter tout le potentiel de leur « diplomatie bleue », en intensifiant la coopération stratégique pour répondre aux besoins croissants en eau et en irrigation des pays partenaires, tant dans l’agriculture que dans l’industrie alimentaire. La Stratégie pour la résilience dans le domaine de l’eau 8, adoptée en juin par la Commission, offre d’ailleurs une opportunité de rapprocher diplomatie alimentaire et diplomatie bleue. 

Il ne s’agit pas d’une aide, mais d’un partenariat stratégique visant à créer une résilience mutuelle et à limiter l’attrait du chantage exercé par Moscou. L’objectif principal de la stratégie alimentaire européenne ne devrait pas être d’accroître ses parts de marché à l’étranger, mais de tirer parti des alliances internationales et proposer de meilleures offres qui contribuent à plus de stabilité et de justice au niveau mondial. Cela signifie élever l’alimentation au rang de priorité géopolitique au même titre que la sécurité, l’énergie et les infrastructures numériques tout en comblant les lacunes créées par la fin de l’USAID. 

L’arrêt de l’aide humanitaire américaine a gravement affecté les projets de développement agricole dans le voisinage oriental de l’Union — une région de plus en plus contestée. Impactant, entre autres, plusieurs projets de développement agricole en Arménie, où la dépendance à l’égard des importations alimentaires russes reste élevée 9.

Pour désarmer la Russie dans le domaine alimentaire mondial, il faut renforcer la connectivité et investir dans les chaînes de valeur alimentaires. 

L’initiative Global Gateway devrait donc inclure les systèmes alimentaires comme l’un des piliers de l’infrastructure de connectivité stratégique. Parallèlement, l’Union doit se concentrer sur la mise en œuvre de sa nouvelle stratégie pour la mer Noire, en partenariat notamment avec la Turquie, qui a joué un rôle clé dans l’initiative céréalière de 2022, afin de sécuriser l’acheminement maritime des céréales ukrainiennes vers les marchés internationaux.

La PAC devrait être pensée à la fois comme un levier d’autonomie stratégique pour l’Union et comme un investissement dans son arsenal stratégique. Dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont perturbées et où l’interdépendance devient une arme, la capacité à produire et exporter des denrées alimentaires est aussi cruciale que la fabrication de semi-conducteurs ou le traitement des terres rares. De la même manière que les Européens parlent de relocaliser les industries critiques, ils devraient investir dans la production d’engrais, la logistique alimentaire, l’innovation agricole et une meilleure gestion de l’eau pour l’agriculture. Autant de domaines qui peuvent nourrir des partenariats avec des pays tiers, tout en réduisant la dépendance vis-à-vis d’adversaires — Russie comprise — et en soutenant les efforts de réindustrialisation à l’échelle nationale. 

L’alimentation est l’un des meilleurs investissements que les Européens puissent réaliser aujourd’hui — tant pour leur propre sécurité que pour contrer l’influence néfaste de la Russie dans ce domaine et pour relancer leur capacité à améliorer les conditions de vie dans le monde entier.

Sources
  1. Russia Exports », Trading Economics
  2. Unpowering Russia : How the EU can counter and undermine the Kremlin », European Union Center for Security Studies, Mai 2025
  3. Grand Theft : Dark schemes Russia uses to plunder Ukraine’s resources in broad daylight », Project Expedite Justice, 2025
  4. Voice of America, 15 Mars 2025.
  5. Ukraine the world’s biggest arms importer : United States’ dominance of global arms exports grows as Russian exports continue to fall  », SIPRI, 10 mars 2025.
  6. World-grain.com, 24 octobre 2024.
  7. The European Union’s strategic approach to the Black Sea region », Commission européenne, 28 mai 2025
  8. European Water Resilience Strategy », EU Directorate-General for Environment, 3 juin 2025
  9. Armenian Official Suggests Switch To Rice From Russian Wheat », Azatutyun, 14 octobre 2024.
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25.07.2025 à 17:43

La guerre entre le Cambodge et la Thaïlande a-t-elle éclaté ? 

Marin Saillofest

Depuis hier, jeudi 24 juillet, la Thaïlande et le Cambodge s'échangent des tirs d'artillerie lourde à travers leur frontière contestée. Le bilan actuel fait état d'au moins 15 morts et de dizaines de milliers de déplacés.

Un conflit frontalier à grande échelle a-t-il commencé ?

Le contexte politique et stratégique d’une crise géopolitique.

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Texte intégral (1260 mots)

Les combats ont éclaté hier, jeudi 24 juillet, dans deux provinces thaïlandaises du sud-est avec un bilan humain conséquent.

  • Selon des sources officielles cambodgiennes, le 24 juillet à 8h46, des tirs thaïlandais ont visé des soldats cambodgiens, entraînant des combats sur plusieurs sites 1.
  • Selon les autorités thaïlandaises, on compterait 14 morts dont un soldat en Thaïlande — et au moins 1 mort et 5 blessés civils côté cambodgien.
  • Bangkok a décidé l’évacuation de plus de 100 000 personnes ainsi que la fermeture de plus de 750 écoles 2.
  • L’usage d’armes lourdes et de forces aériennes a fait entrer le conflit dans une phase escalatoire. La Thaïlande a ainsi déclaré déployer des chasseurs F-16 en réponse à des frappes cambodgiennes visant des zones civiles, dont un hôpital.
  • Le Cambodge a quant à lui frappé le territoire thaïlandais avec des lance-roquettes multiples soviétiques (BM-21 Grad).

Cet affrontement s’inscrit dans un litige frontalier ancien cristallisé autour d’une série de temples (Preah Vihear, Prasat Ta Muen Thom, Ta Krabey).

  • Bien que la Cour internationale de justice ait attribué en 1962 la souveraineté au Cambodge, la Thaïlande maintient une présence militaire dans la zone, qu’elle continue de revendiquer.
  • Le contrôle des territoires frontaliers a historiquement basculé entre diverses entités khmers et thaïlandaises, en se trouvant particulièrement impacté à partir du XIXe siècle par les puissances coloniales présentes dans la région — les revendications du Cambodge se basent sur une carte datant de 1907, établie pendant la colonisation française.

La conflictualité autour de la frontière provoque des incidents fréquents.

  • Un précédent conflit en 2011 avait fait 20 morts près du temple de Preah Vihear, dédié au dieu hindou Shiva par l’empire khmer au XIe siècle, et aujourd’hui temple bouddhiste revendiqué par la Thaïlande. 
  • Le 28 mai, un échange de tirs à Chong Bok, à la frontière des provinces de Preah Vihear (Cambodge) et Ubon Ratchathani (Thaïlande), avait abouti à la mort d’un lieutenant cambodgien. 

Cette escarmouche autour d’une tranchée dans une zone frontalière contestée est à l’origine d’une nouvelle poussée nationaliste dans les deux pays, marquée par un scandale politique à Bangkok.

  • Hun Sen, ancien Premier ministre cambodgien et père de l’actuel chef du gouvernement Hun Manet, a rendu public un enregistrement téléphonique avec la Première ministre thaïlandaise Paetongtarn Shinawatra.
  • Lors de cette conversation, celle-ci l’appelait respectueusement « oncle » et critiquait implicitement l’armée thaïlandaise en la rendant responsable des échanges de tirs au mois de mai, tout en adoptant un ton jugé conciliant face aux demandes cambodgiennes.
  • Accusée de nuire aux intérêts nationaux, Paetongtarn Shinawatra a présenté des excuses publiques avant d’être suspendue par la Cour constitutionnelle le 1er juillet. Son parti reste toutefois dans la coalition au pouvoir, et elle a conservé un poste de ministre de la Culture après le remaniement.
  • Le 23 juillet, soit la veille du début des hostilités, le gouvernement thaïlandais a accusé le Cambodge d’avoir posé de nouvelles mines terrestres à la frontière, causant la perte d’une jambe de deux militaires thaïlandais.
  • Bangkok a alors rappelé son ambassadeur à Phnom Penh et expulsé le représentant cambodgien 3.

Dans un rare moment de convergence géopolitique, la Chine et les États-Unis appellent au cessez-le-feu immédiat et à la protection des civils.

  • Le Premier ministre cambodgien Hun Manet a demandé une réunion d’urgence du Conseil de sécurité, accusant la Thaïlande d’avoir mené une incursion armée planifiée sur des sites cambodgiens en violation des traités de 1904–1907 et du mémorandum bilatéral de 2000.
  • Il dénonce des attaques justifiées par un prétexte fallacieux (explosion de mine) et affirme que les forces cambodgiennes ont agi en légitime défense.
  • Si depuis la création en 1967 de l’ASEAN, aucune guerre à grande échelle n’avait éclaté entre les États membres, le risque d’une escalade entre le Cambodge et la Thaïlande pourrait fragiliser sa pertinence en tant qu’organisation garante de la stabilité régionale 4.
  • Le Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim, pays qui assure la présidence tournante de l’ASEAN, a déjà proposé d’organiser des pourparlers entre Bangkok et Phnom Penh.
  • Bien que la Thaïlande insiste sur des négociations bilatérales, elle a toutefois laissé la porte ouverte à une facilitation de l’ASEAN pour relancer le dialogue .

Selon une source militaire française consultée par la revue, l’absence — pour l’heure — d’escalade au-delà de la zone frontalière suggérerait que le conflit pourrait y rester circonscrit. La même source note : « On voit que le Cambodge s’est préparé au moins depuis le début de l’année à cette offensive, notamment en aménageant des fortifications et des routes, ce qui pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une marche délibérée vers la guerre » et ajoute que l’escalade « constitue un nouveau point de données sur ce à quoi va ressembler la guerre moderne dans un cadre encore différent — on observe notamment l’utilisation de drones low cost sur le modèle ukrainien ».

Sources
  1. អត្ថបទ​ស្រាវជ្រាវ៖ សំណុំរឿង​ថៃ​ឈ្លានពាន​កម្ពុជា គួរ​ប្រញាប់​ប្ដឹង​ទៅ​ក្រុមប្រឹក្សា​សន្តិសុខ UN និង​អគ្គលេខាធិការដ្ឋាន​អាស៊ាន », Cambodia Daily, 24 juillet 2025.
  2. 751 schools in border areas closed following clashes with Cambodia », Bangkok Post, 25 juillet 2025.
  3. New mine blast inflames border tensions », Bangkok Post, 23 juillet 2025.
  4. Asean must act for peace in Thai-Cambodian clash or risk irrelevance », South China Morning Post, 25 juillet 2025.
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25.07.2025 à 15:40

En Écosse, Trump devrait passer la plupart de son temps sur les terrains de golf

Marin Saillofest

Durant quatre jours à partir d’aujourd’hui, vendredi 25 juillet, Donald Trump visitera ses terrains de golf en Écosse et renouera ainsi avec les greens, qu’il n’a plus fréquentés depuis plus d’un mois — sa plus longue période d’interruption depuis son retour à la Maison-Blanche le 20 janvier.

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Texte intégral (674 mots)

Aujourd’hui, vendredi 25 juillet, Donald Trump atterrira dans la soirée en Écosse pour une visite « privée » de quatre jours. Le président américain passera trois jours dans son club de golf de Turnberry, sur la côte ouest, avant de se rendre à Balmedie, dans un autre complexe sportif de la Trump Organization sur le mer du Nord.

  • Le voyage de Trump en Écosse est présenté par la Maison-Blanche comme une « visite de travail », qui devrait notamment inclure une rencontre avec Keir Starmer ainsi que des discussions sur l’accord commercial annoncé en mai.
  • Le Premier ministre britannique devrait saisir cette opportunité pour tenter d’obtenir de Trump une baisse des tarifs sur l’acier, qui n’avaient pas fait l’objet d’un accord définitif.
  • L’acier britannique est actuellement soumis à des droits de douane de 25 %, soit un taux inférieur aux 50 % imposés sur le reste du monde.
  • Une rencontre avec le Premier ministre écossais John Swinney devrait également avoir lieu, bien qu’aucun détail n’ait pour l’heure été annoncé.

Le président américain passera toutefois la plupart de son temps dans ses propriétés à jouer au golf. À Balmedie, dans l’Aberdeenshire, Trump inaugurera un nouveau parcours de 18 trous qui portera le nom de jeune fille de sa mère, MacLeod, née sur l’île de Lewis en 1912 avant d’émigrer aux États-Unis. Celui-ci disposera du « plus grand bunker naturel au monde, de dunes de sable montagneuses et de greens qui s’étendent à l’infini » 1.

  • Contraint par un agenda marqué par la montée des tensions au Moyen-Orient, le bombardement de l’Iran puis les négociations sur sa loi budgétaire dont le vote a requis une importante implication personnelle, Trump n’a guère eu le temps de jouer au golf ces dernières semaines.
  • Sa dernière visite sur un green remonte au 21 juin, lorsqu’il s’était rendu dans son club de Bedminster, dans le New Jersey, quelques heures avant que des B-2 américains ne larguent des bombes sur des sites nucléaires iraniens.
  • Ainsi, depuis le 20 janvier, Trump a consacré au 25 juillet 20,4 % de son temps à jouer au golf. Après sa visite en Écosse, ce chiffre devrait remonter à 22,1 % (en supposant qu’il jouera chaque jour).

Trump mettra fin demain, samedi 26, à sa plus longue période passée sans jouer au golf depuis son retour à la Maison-Blanche le 20 janvier (34 jours). Malgré tout, le président américain a jusqu’à présent réussi à plus jouer au golf qu’au cours de la même période lors de son premier mandat : 38 jours contre 33 en 2017 2. C’est d’ordinaire au cours du mois d’août que Trump passe la plupart de son temps sur le green.

Sources
  1. New Modern Links Masterpiece Coming Soon, Trump International Scotland.
  2. Trump’s presidency ends where so much of it was spent : A Trump Organization property », The Washington Post, 20 janvier 2021.
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25.07.2025 à 13:00

« Si Arles est un centre, c’est peut-être comme lieu de traduction », Grand Tour avec Françoise Nyssen

Matheo Malik

À Arles, Françoise Nyssen a fait la connaissance de la lumière — et d’un métier qui allait changer sa vie.

L’ancienne ministre de la culture nous raconte : la création d’Actes Sud, le déménagement de la maison d’édition du Paradou à Arles, le cinéma, le marché, la marche, le Domaine du Possible, le Rhône, Bruno Latour, la photographie.

Grand Tour. Plein Sud.

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Texte intégral (5931 mots)

En 1978, vous participez à la création d’Actes Sud, qui se déplace à Arles en 1982. Alors que vous avez vécu à Bruxelles, puis à Paris, comment expliquer votre départ vers le Sud de la France ?

Mon arrivée dans le Sud ne s’est pas faite pour un territoire, mais pour le livre. 

Fin 1978, mon père décidait de créer une maison d’édition avec Christine Leboeuf, sa femme. À la faveur d’un échange, il me propose de les aider dans ce projet — il faut se rappeler qu’à cette époque il n’y avait ni internet, ni fax, même pas de photocopieuse ! Et la maison d’édition démarrait au Paradou, loin de tout. Les moyens de communications, de déplacement — le TGV n’existait pas — et d’échange étaient donc plutôt compliqués.

J’habitais alors à Paris. Après avoir été chercheuse en biologie moléculaire, j’étais dans une deuxième vie professionnelle consacrée à l’urbanisme, en poste au ministère de l’Environnement et du Cadre de vie. Je choisis de quitter ce milieu-là pour rejoindre l’aventure de la maison d’édition, pour aller vers une activité à laquelle je ne pouvais pas résister.

Je vais dans le Sud pour y rejoindre le livre. 

D’où vous vient cet amour du livre ? 

J’aime lire depuis que je suis toute petite. J’étais enfant unique, mes parents travaillaient, ils n’étaient jamais là et me laissaient seule avec les livres. Je suis, pour cette raison, beaucoup plus une lectrice de romans que d’essais : pour moi, la compagnie des personnages constituait une vie sociale alternative. 

Comment se déroule votre découverte du Sud ? 

En 1978, je connaissais déjà un peu le Sud car mon père était installé dans le Midi, au Paradou. C’est un petit village dans les Alpilles, au pied des Baux — moins connu que Fontvieille, Maussane ou Saint-Rémy — où j’allais systématiquement en vacances. J’étais donc déjà allée à Arles, bien que je n’avais jamais imaginé pouvoir un jour y vivre. 

Arles est extrêmement belle, avec les Alyscamps, la ville romaine. Au temps des Romains, Arles comptait le double d’habitants. C’était une ville très développée et on a même découvert qu’il y avait un second centre de l’autre côté du Rhône, à Trinquetaille. Le musée de l’Arles antique, dit « Musée bleu », n’était pas encore construit — il sera construit en 1995 — mais la ville est très marquée par cette période romaine, tant dans son architecture que dans les traces qu’elle en conserve.

Je vais dans le Sud pour y rejoindre le livre. 

Françoise Nyssen

Au-delà de l’histoire, Arles est une ville étonnante : c’est l’aboutissement du Rhône, l’arrivée vers la Camargue, puis ensuite vers la mer au bout du couloir rhodanien — il y a quelque chose qui amène physiquement vers le Sud. D’ailleurs, beaucoup de mes amis à Paris ou Bruxelles me demandent : « La prochaine fois, où vas-tu aller ? » — Bruxelles, Paris, Arles : comme si je descendais sans cesse.

Pourtant, ce n’est pas le Sud en tant que tel qui m’a attiré, mais bien l’activité professionnelle que je pouvais y mener.

Pourriez-vous raconter la création d’Actes Sud ? 

La maison d’édition a démarré dans ce petit village, le Paradou, qui — contrairement à ce que beaucoup pensent — ne veut pas dire le « paradis ». Cela vient du « parador », le lieu où l’on apprête le drap. C’est là qu’on cardait la laine avec le chardon, qui était répandu dans la région.

Le Paradou est donc un lieu de travail. Cette dimension est fondamentale car elle va à l’encontre des clichés. Je n’allais pas dans le Sud pour me la couler douce, mais pour travailler. 

Actes — sigle d’« Atelier de cartographie thématique et statistique », qu’avait créé mon premier mari avec mon père — s’installe au Paradou.

La rencontre quelques années plus tard avec celui qui deviendrait mon mari et compagnon de tout, Jean-Paul Capitani fut déterminante pour le développement de la maison d’édition et son écosystème.

Jean-Paul avait un rapport au territoire particulier : sa famille était, du côté de son père, des immigrés italiens, et du côté de sa mère des Aveyronnais, qui se sont retrouvés à Arles. Ils ont beaucoup travaillé et ont acheté un lieu, le Méjan, dont Jean-Paul héritera. Il l’aménagera pour en faire un lieu ouvert plutôt qu’un immeuble de rapport : avec un cinéma ( 3 salles), qui manquait cruellement à Arles, à côté duquel, avec sens aigu de l’hospitalité, il crée un restaurant et veut ouvrir une librairie — ce que tout le monde lui déconseillait — en disant que cela n’allait pas marcher à Arles, où il n’y avait qu’un seul libraire qui se plaignait de la difficulté d’exercer ce métier dans cette ville.

Mais Jean-Paul n’en démordait pas : il voulait ouvrir une librairie, et c’est pour cela qu’il est venu nous trouver — nous, la jeune maison d’édition. Il est tombé sur moi, fan de cinéma, et dont le rêve de toujours était d’ouvrir une librairie. Très rapidement, l’affaire est conclue : nous montons la librairie, au Méjan, en plein centre d’Arles au bord du Rhône. Puis, en 1982, trois ans après mon installation au Paradou, dans la foulée nous imaginons déménager les éditions au-dessus des cinémas et de la librairie. C’est ainsi qu’Actes Sud est arrivé à Arles. 

À Arles, j’ai retrouvé ma fibre urbaniste.

Françoise Nyssen

Pourrait-on dire que vous redécouvrez alors Arles ?

Cela a été un deuxième choc, un émerveillement tout à fait différent. 

Le Paradou, dans les Alpilles, c’est un petit village dans la nature. Quand j’y suis arrivée, je n’avais jamais vécu adulte en dehors d’un centre urbain, seule dans une maison sans murs mitoyens, sans voisins. Je me retrouvais dans un mas, urbaine égarée au milieu de la nature. 

Quand on est arrivés à Arles, j’ai retrouvé ma fibre urbaniste, dans un environnement exceptionnel. La cité est d’une grande beauté, à la fois par sa densité historique et sa qualité architecturale. Dans le même temps, elle s’inscrit dans un territoire triple — la Camargue, la Crau, les Alpilles. La Camargue me rappelle la Côte du Nord, où j’ai été élevée. Arles est un vieux centre urbain, où je me retrouve bien, comme dans le centre de Bruxelles avec une vraie mixité sociale et une vie de quartier. 

Avant de poursuivre l’exploration d’Arles, pourriez-vous revenir sur les lieux qui l’ont précédé : la Belgique, puis la France. Quels étaient ces lieux auxquels Arles a fini par succéder ?

Je ne suis d’aucun territoire au départ. La famille du côté de ma mère vient de Suède. En 1914, ma grand-mère de vingt ans, qui vient d’être diplômée de kinésithérapie à Stockholm, décide qu’elle ne peut pas rester dans un pays neutre. Elle prend un bateau pour aller soigner les soldats français à Rouen : je suis issue de cette femme-là. C’est pour cela, d’une certaine façon, que j’ai accepté d’être ministre. Je ne pouvais pas refuser l’engagement si important pour la culture, qui est tellement essentielle, alors que ma grand-mère avait traversé les mers pour aider les gens.

Ma famille, qui était en Belgique pendant la guerre, a fait l’exode. Toute ma famille a été sur les routes et a été accueillie en France. Ce n’est pas quelque chose dont on parle fréquemment — même eux d’ailleurs, n’en parlaient pas énormément. La Belgique est un pays où l’on se sent territorialement moins ancré que dans d’autres pays.

La Belgique s’est créée en 1830, à la sortie d’un opéra, La Muette de Portici, qui déclenche une révolte contre les Hollandais. Elle s’est créée tardivement et sur un territoire fracassé, en raison d’un éclatement linguistique rare. Beaucoup de Belges, comme moi, ne se sentent pas vraiment Belges. C’est un territoire dont on part facilement. 

Je suis arrivée à Paris, où j’ai vécu six mois, puis j’ai glissé vers le sud. 

Là où l’on habite, définitivement, c’est le lieu de travail. Je crois que c’est essentiel pour beaucoup de gens qui ont émigré. 

Beaucoup de Belges, comme moi, ne se sentent pas vraiment Belges. C’est un territoire dont on part facilement.

Françoise Nyssen

Peut-être que ce que je garde de la Belgique est avant tout linguistique. J’adore dire « arrête de faire ton snotneus » [faire ton voyou], « on ne va pas faire ça en stoemelings » [faire quelque chose en douce]. J’aime ces termes, qui ne sont pas connus en France, et qui me rappellent la Belgique.

J’adore Bruxelles, mais la ville est trop fracassée. À Paris, on peut traverser la ville du nord au sud, d’est en ouest, à pied. Ce n’est pas possible à Bruxelles, où il n’y a que des égouts à voiture. Certains quartiers sont magnifiques, mais ce n’est pas une ville qui se traverse.

Est-ce que Arles est une ville qui se traverse ?

Ma vie a changé récemment. Mais avec Jean-Paul, quand il était là, on se levait souvent très tôt le matin pour traverser la ville. On se promenait et on découvrait les quartiers, les petits endroits. D’ailleurs, quand Patrick de Carolis est devenu maire de la ville, je lui ai dit : « J’espère que tu marches dans ta ville, parce qu’il n’y a que comme cela que tu peux vraiment l’appréhender. »

J’ai la chance d’habiter au bord du Rhône : on traverse le pont jusqu’à Trinquetaille, puis on file le long du Rhône, en prenant la Via Rhona, que ce soit vers Beaucaire, au nord, ou vers Port-Saint-Louis, au sud. On peut marcher des kilomètres sur les bords du Rhône, dans la nature. Pour toutes les balades que je fais, je pars à pied de chez moi, au centre d’Arles, et en cinq minutes, je suis dans la nature. 

Au-delà de l’histoire, Arles est une ville étonnante : c’est l’aboutissement du Rhône, l’arrivée vers la Camargue, puis ensuite vers la mer au bout du couloir rhodanien — il y a quelque chose qui amène physiquement vers le Sud. © Françoise Nyssen
Pour toutes les balades que je fais, je pars à pied de chez moi, au centre d’Arles, et en cinq minutes, je suis dans la nature. © Françoise Nyssen

Quels sont les éléments qui vous plaisent le plus à Arles ? 

J’ai vécu vingt-huit ans à Bruxelles, sous un ciel gris. En arrivant dans le Sud, j’ai découvert la lumière. C’est un commun de le dire, mais j’ai vu qu’il était possible de vivre éclaboussé de lumière, sous un ciel bleu. Tout de suite, j’ai le sentiment que plus jamais je ne pourrai « remonter ». J’en suis même à aimer ce qui rend souvent les habitants un peu fous et énervés, le mistral, parce qu’il nettoie le ciel et lui confère une luminosité extraordinaire. 

Arles est un endroit où les gens viennent plutôt en été, mais très rapidement — j’indique à tous mes amis que les hivers y sont encore plus beaux. 

Très rapidement, je me suis attachée au marché d’Arles, dont je ne peux plus me passer. D’ailleurs, je dis toujours à quiconque vient à la maison de venir un samedi pour que je les emmène au marché. 

C’est un lieu de rencontre permanent, de confrontation avec les populations arlésiennes. Tout le monde y va : les gens plus aisés des Alpilles, tous les gens du quartier, et une partie du marché donne l’impression d’être dans une ville d’Afrique du Nord. Je fais partie de ceux qui essayent de ne jamais manquer le marché du samedi matin.

Le marché est un lieu de convivialité, ou du moins je le vis comme tel. Cela va maintenant faire 46 ans que je suis dans le Sud, donc au fil des ans, il est vrai que les gens me reconnaissent — aussi compte tenu de mon passage au ministère de la Culture, et de ma présence à Actes Sud. Mais je ne suis pas dérangée par l’absence d’anonymat. J’aime bien saluer les gens, leur parler. J’en tire beaucoup de joie. 

Je ne suis pas dérangée par l’absence d’anonymat. 

Françoise Nyssen

Pourriez-vous nous parler de votre maison, de sa situation à Arles ?

Ma maison est très centrale. Dans une vie antérieure à Bruxelles, j’avais déjà fait cette démarche de vivre au centre de la ville. 

J’avais été élevée dans la banlieue verte, comme on essaye souvent d’élever ses enfants en dehors de la pollution. Quand le moment est venu de choisir le lieu où j’allais habiter avec mon premier mari, j’ai profondément désiré aller habiter dans le vieux centre populaire de Bruxelles — c’était une démarche délibérée, pour être auprès des gens. 

Si vous connaissez Bruxelles, j’habitais près de la place Sainte-Catherine, dans une maison rue du Béguinage. À cette époque, le quartier n’était encore pas du tout gentrifié, ce qui me plaisait beaucoup. Nous avions tout de suite créé un comité de quartier avec les autres riverains. 

Tout au long de ma vie, je n’ai toujours voulu être que dans l’accueil, l’hospitalité, le partage. C’est aussi pour cette raison que, depuis toujours, j’aime les librairies. Déjà au Paradou, dans le mas de mon père, on faisait table ouverte le midi, on avait un comité de lecture, on accueillait des gens. 

Comment avez-vous conçu la place d’Actes Sud, en dehors de la capitale qui concentre l’immense majorité des activités d’édition en France ?

Nous étions conscients d’entrée de jeu, avec Actes Sud, que nous étions complètement délocalisés par rapport au centre actif, consensuel, et parfois même un peu incestueux du monde de l’édition. Au début des années 1980, la grande majorité des maisons d’édition étaient à Paris — hormis les éditions Privat à Toulouse, les éditions Rivages fondées à Marseille, et les Éditions Verdier, qui se créent en même temps que nous, près de Carcassonne. 

La démarche éditoriale en dehors du territoire parisien n’est donc absolument pas commune. À tel point que certains journalistes nous demandent si l’on publie les auteurs « de la région ». Cette question témoigne d’une vision extrêmement centralisée de l’activité. Aujourd’hui, tout le monde en a conscience, mais conserve les mêmes réflexes. Les personnes qui m’invitent à des événements à Paris sont souvent interloqués quand je leur explique que j’habite vraiment à Arles. 

Une telle centralisation n’existe nulle part ailleurs en Europe — ni en Italie, ni en Espagne, ni en Allemagne. C’est très spécifique à la France, et je pense que c’est très réducteur. Il est urgent de s’ouvrir, de se réapproprier ses territoires et de les connaître. 

Un de nos moteurs dans la création du Méjan, avec Jean-Paul, était justement de créer un lieu de rencontre. On souhaitait faire venir là tout le monde, le monde entier — et c’est ce qu’on a fait. Ce n’est pas une originalité, puisque le fait d’organiser des rencontres est intrinsèque à l’idée de la librairie, mais nous avons essayé d’aller de plus en plus loin. 

En plus du cinéma et de toutes les animations qui vont autour, nous avons décidé d’organiser aussi des concerts, car je suis une grande amatrice de musique. Nous avons découvert, à côté du bâtiment de la maison d’édition, une chapelle datant du XIe siècle, ayant été désacralisée au XIXe — elle avait ensuite été utilisée par le syndicat des éleveurs du Mérinos : encore une fois, la marque du territoire arlésien, qui a été celui de l’élevage de moutons, est omniprésente. C’est pour cela que j’aime beaucoup Bruno Latour : il invite à penser son territoire avec ses dépendances. Penser à la manière dont on peut développer une activité à partir du lieu où l’on se situe, en étant conscient de ses dépendances et de ses possibilités, plutôt que dans une dynamique de délocalisation et de non-spécificité.

J’ai vécu vingt-huit ans à Bruxelles, sous un ciel gris. En arrivant dans le Sud, j’ai découvert la lumière.

Françoise Nyssen

Arles est un territoire très spécifique, avec des potentialités énormes : on peut y réinventer un lieu de rencontre, aussi bien qu’à Paris — je suis sûre que le Grand Continent pourrait parfaitement être installé à Arles et cela ne poserait aucun problème !

Vous évoquez l’ouverture que permet Arles, la présence de la culture méditerranéenne. À quel point est-ce que la localisation dans le Sud permet de mieux comprendre l’ouverture du catalogue d’Actes Sud — on pense par exemple à Sindbad ? 

C’était pour nous une nécessité de ne pas laisser mourir la maison d’édition Sindbad. Quand nous l’avons reprise, Sindbad était en faillite. Cela relevait pour nous de la nécessité politique de pouvoir faire entendre la voix de ces pays qu’on ne connaît pas sinon à travers les événements dramatiques qui touchent leurs populations. Il est extraordinaire de prendre conscience de la qualité de leur littérature, toujours très créative. 

Certes, la localisation d’Actes Sud à Arles est une ouverture à la Méditerranée, à d’autres centres, mais publier n’est pas un acte géographique. Actes Sud a été une maison d’édition du monde entier. 

D’abord par goût, et puis parce qu’à nos débuts en 1978, nous sommes en dehors du circuit traditionnel. Mon père n’a pas fait d’études, n’est pas issu du réseau des grandes écoles. Nous ne connaissons pas d’écrivain a priori, ni personne qui peut nous suggérer de publier telle ou telle chose. 

C’est d’autant plus vrai que nous sommes en dehors de Paris. Les auteurs ont naturellement tendance à envoyer leurs manuscrits à Paris, où il y a des très belles maisons d’édition, comme Gallimard, le Seuil, ou Grasset. Personne ne va envoyer un manuscrit aux Belges qui viennent de créer une maison d’édition que personne ne connaît. Il fallait donc aller les chercher.

La curiosité, qui est un des facteurs déterminants d’un métier comme le nôtre, poussait mon père à beaucoup voyager. Dans tous les pays où il allait, il demandait aux gens ce qu’ils lisaient, ce qui les intéressait. Il avait notamment fait un grand voyage en Algérie et était très intéressé par les cultures méditerranéennes. Nous avons commencé ainsi, en nous appuyant beaucoup sur la traduction, et constitué, petit à petit, un catalogue du monde entier. 

En même temps que l’on développe une maison d’édition en essayant de diffuser ces textes le plus possible, de les faire traduire, nous essayons d’amener le monde à Arles, par les rencontres. 

Pourrait-on dire qu’Arles est ainsi devenu le centre d’un monde ? 

Chaque lieu est, d’une certaine manière, le centre du monde. Je reviens de l’Ouzbékistan : quand on regarde une carte depuis l’Ouzbékistan, on ne peut pas penser que l’Europe soit le centre du monde !

Si Arles est un centre, c’est peut-être comme lieu de traduction. 

À l’époque du lancement d’Actes Sud, la traduction n’est pas du tout encore mise en avant dans le monde éditorial en France — le nom des traducteurs n’était même pas inscrit sur les livres. Les librairies n’avaient pas de rayons de littérature traduite. Ce n’était pas du tout ancré dans les habitudes d’aller explorer des territoires autres que la littérature franco-française — en oubliant que, dès qu’on est sorti de France, la littérature française est une littérature étrangère. 

Comme nous publions des textes du monde entier, nous avons essayé de faire d’Arles un lieu de la traduction. Nous avons proposé à la ville d’organiser des rencontres des traducteurs. Puis l’association des traducteurs littéraires Atlas s’est installée à Arles, qui organise notamment les Assises internationales de la traduction, de même qu’un collège des traducteurs. 

Publier n’est pas un acte géographique. Actes Sud a été une maison d’édition du monde entier. Si Arles est un centre, c’est peut-être comme lieu de traduction. 

Françoise Nyssen

Il en va de même pour la photo. Michel Tournier, Lucien Clergue, Maryse Cordesse, Jean Maurice Rouquette se sont dits un jour qu’il fallait créer quelque chose autour de la photographie, d’où la création des Rencontres de la photographie, puis de l’École de photo, et ainsi de suite.

Faire d’une maison d’édition un outil d’ancrage sur le territoire a aussi été, pour Jean-Paul et moi, porté par une vision politique. On ne peut pas travailler dans une cité sans être de cette cité — sans être citoyen, au sens propre du terme. Cela vient de mon engagement dans l’urbanisme et dans les comités de quartier. Je n’ai jamais fait partie d’un parti politique, mais j’ai toujours été de ma cité

Je considère qu’on ne peut pas agir uniquement en étant délocalisé et en irriguant le monde de textes. Tout en développant cette activité délocalisée — car une maison d’édition n’est pas un concept géographique — on développe une activité in situ très forte. 

Vous nous parlez de citoyenneté, de l’importance d’habiter sa cité, et dans le même temps vous nous avez dit ne venir d’aucun territoire. Vous sentez-vous Arlésienne ? 

Je pourrais vous répondre par une métaphore.

Quand je suis née à Bruxelles, j’étais une plante dans un pot. Je ne savais pas ce que je faisais là, où étaient mes racines. Un jour, je suis arrivée à Arles, et j’ai planté mes racines. Parce que j’y fais une activité qui me passionne, j’y ai rencontré l’homme de ma vie, et mes enfants y sont. En ce sens oui, je suis Arlésienne, parce que j’y ai trouvé ma vie. 

Je suis Arlésienne, parce que j’y ai trouvé ma vie. 

Françoise Nyssen

Alors que vous vous rattachez à l’urbanité, y compris professionnellement, la nature semble être une dimension essentielle de votre vie à Arles. Vous y organisez le festival « Agir pour le Vivant » : Arles est-elle un lieu particulièrement adapté pour l’élaboration d’une écologie politique ? 

Tous les lieux le sont. Par exemple, l’école du Domaine du Possible que l’on a créée est adaptée à son territoire : c’est une école de son territoire. Il faut arrêter d’imaginer faire des choses en dehors de là où elles sont, qui pourraient se reproduire partout. Il faut que partout, on agisse à partir de là où l’on se trouve.

Le festival Agir pour le Vivant est lié au territoire où il se déroule. Quand j’ai quitté le gouvernement, j’étais extrêmement contente de retourner à Arles, là où je pouvais travailler. Le président m’a proposé de réfléchir à la question — cela va vous amuser — du « grand tour ». 

Pour moi, il s’agissait de penser une manière de faire valoir l’ensemble du territoire français par rapport à son patrimoine. J’ai trouvé l’idée très intéressante, ne fut-ce que parce qu’avec Jean-Paul, qui était ingénieur agronome-paysan, nous étions déjà très investis sur les questions environnementales. Je souhaitais d’entrée de jeu mettre en avant le sol comme élément central du patrimoine — concept aussi essentiel chez Bruno Latour. Le sol, c’est la partie « vivable », l’écosystème comprenant l’air, la structuration des paysages, les fermes, les terres. 

Après avoir appelé Cyril Dion, j’ai contacté Alain Thuleau pour réfléchir ensemble à un « grand tour » qui inclurait les questions de patrimoine naturel. Très rapidement, nous avons compris qu’il allait être compliqué d’avancer à l’échelle nationale. 

Nous avons alors pensé développer ces réflexions à Arles, où l’on dispose d’un véritable écosystème pour faire société par rapport au territoire : la ville et son patrimoine historique, Actes Sud et l’accès au monde entier par la littérature, mais aussi les lieux culturels que nous avons créés (le cinéma, le restaurant, la librairie, les concerts et les évènements du tiers-lieu La Croisière) et le Domaine du possible qui est à la fois une ferme en agroécologie et une école. 

Ainsi a démarré Agir pour le Vivant — qui a des déclinaisons en Colombie, au Japon, et bientôt au Brésil. Ce sont des journées de réflexion sur les façons d’habiter le monde aujourd’hui, avec des tables rondes et des ateliers de mise en pratique, au sein desquels la culture et les arts jouent un rôle central. 

Le Domaine du possible est à la fois une ferme en agroécologie et une école : pouvez-vous nous présenter ce lieu ? 

À l’école du Domaine du Possible, installée à Arles, nous proposons des façons d’apprendre innovantes à travers la pratique des arts, de la culture, le rapport à la nature, et le cheval. Les enfants ont par exemple développé des méthodes d’apprentissage en musique pour la grammaire, la géographie, mais aussi les mathématiques. 

Au collège, trois blocs de connaissance sont travaillés : Sciences, Humanités et Terre vivante et Nature. C’est une école rattachée à un territoire spécifique qui permet une réflexion plus large sur l’éducation. 

Pour faire une métaphore, si l’Éducation nationale correspond à l’agriculture intensive-extensive, on peut dire que le Domaine du Possible est une école permaculturelle. 

Faire pareil partout n’est pas riche, ne produit pas de l’égalité, mais crée plutôt un manque d’attention, voire un manque de liberté pour certains enfants dès qu’ils sont un peu différents. 

Nous avons décidé de créer cette école car nous avons eu des enfants très différents, dont un qui n’a pas réussi à vivre. Je ne dis pas que l’école est responsable de cela, mais il n’a pas pu s’adapter à la société qu’on lui offrait et cela nous a beaucoup fait réfléchir. 

Notre seule référence est l’énergie des enfants et l’envie de développer leur désir d’apprendre. © Françoise Nyssen
Faire pareil partout n’est pas riche, ne produit pas de l’égalité, mais crée plutôt un manque d’attention, voire un manque de liberté pour certains enfants dès qu’ils sont un peu différents. © Françoise Nyssen

À quel point cette école peut-elle être un modèle d’éducation humaniste ?

Il est temps de repenser l’école dans ses fondements. Cette école est donc certainement une source d’inspiration possible pour l’Éducation nationale, où nombre d’enseignants ont envie que les choses changent et que les enfants retrouvent leur désir d’apprendre. 

La première question que l’on nous pose à propos de notre école est : « Quelle méthode appliquez-vous ? ». Pourtant, ce n’est pas l’école d’une méthode ! Notre seule référence est l’énergie des enfants et l’envie de développer leur désir d’apprendre. 

Nous ne sommes pas là pour enseigner un monde qui se meurt, mais pour appréhender le monde qui vient.

Françoise Nyssen

L’autre caractéristique est que tout le personnel de l’école se charge d’éducation. On n’a pas de personnes chargées exclusivement de la surveillance, de la cantine, de l’infirmerie etc. L’ensemble du personnel fait partie du corps enseignant – sur le modèle de ce qui peut exister en Finlande. 

Il s’agit de ramener les enseignants à leur rôle fondamental : accompagner les enfants pour devenir acteurs de leur futur. Nous ne sommes pas là pour enseigner un monde qui se meurt, mais pour appréhender le monde qui vient. On ne peut donc pas appliquer des méthodes d’enseignement qui datent de Jules Ferry, avec un fonctionnement de matières en silo, sans ouvrir les possibilités du développement de l’esprit critique, de l’accueil à l’autre, mais aussi de l’éveil au sensible, de la santé culturelle à l’école. 

Une révolution de l’éducation est possible. Il faut juste qu’on arrête de donner des directives, des encadrements, des normes. Ce qui se passe dans le monde se passerait de façon peut-être un peu différente si l’éducation était conçue pour pousser nos jeunes enfants à être fraternels, désireux d’être des citoyens ouverts aux autres, et non pas refermés sur eux, condamnés au désespoir. 

Le désir de partir de l’échelle locale pour la création artistique a également marqué votre mandat de ministre de la Culture, de 2017 à 2018. 

Lorsque j’ai essayé de porter une politique de la culture, pendant un an et demi, les territoires étaient mon obsession. Je souhaitais accompagner l’ensemble des territoires dans ce qu’ils avaient de riche et de culturel. 

Un bel exemple en la matière est le processus des Nouveaux Commanditaires, un outil de politique culturelle exceptionnelle créé par Jack Lang. En s’adressant aux Nouveaux Commanditaires, une communauté — une municipalité, un groupe d’habitants, un lieu culturel, une école, une bibliothèque, un hôpital — qui a envie de porter une oeuvre culturelle quelle qu’elle soit, est mise en contact avec un médiateur qui l’aide à définir le type d’œuvre et trouver des financements. Ce processus a permis la réalisation d’œuvres telles que la composition de Bechara El-Khoury, Il fait novembre en mon âme, en hommage aux victimes du Bataclan.

Grâce à ce processus, la culture émane de là où les gens en ont besoin — plutôt que de croire que le ministère de la Culture saurait quelle œuvre installer à tel endroit. C’est l’inverse du financement du haut vers le bas : la création émerge des territoires. 

L’école du Domaine du possible constitue-t-elle votre réponse à la vague néoréactionnaire mondiale ? 

Je pense que l’éducation est un élément fondamental de cette réponse. C’est pourquoi la dernière partie de ma vie consistera à accompagner l’école du Domaine du Possible à Arles et les réflexions qu’elle pourrait susciter.

Cette école doit être un lieu de ressources et de réflexion, voire un lieu clinique pour l’éducation. Ce n’est pas une école « privée », car elle a été créée sur un terrain qui appartenait à mon mari, en Crau, au Mas Tiber, et Jean-Paul l’a donné à un fonds de dotation. 

Lorsque j’ai essayé de porter une politique de la culture, pendant un an et demi, les territoires étaient mon obsession. 

Françoise Nyssen

L’école est en association. Je me bats pour qu’elle soit de plus en plus reconnue. Elle est reconnue par l’Education nationale — mais par des contrats simples — ainsi que par le ministère de l’Agriculture. C’est d’ailleurs peut-être une des seules écoles qui soit sous double-tutelle, et je ne comprends pas pourquoi ces deux systèmes éducatifs ne se parlent pas davantage. 

Elle s’ouvre aussi vers le monde en venant d’être intégrée au réseau des écoles UNESCO. 

Face aux bouleversements du monde contemporain, on peut chercher à préserver ce qui existe ou bien essayer de créer autre chose. Est-ce cette deuxième voie que vous privilégiez ?

Une phrase de Machado, que je reprends tout le temps, s’accorde bien avec la philosophie de tout ce que nous avons évoqué : « Voyageur, le chemin n’existe pas, le chemin se fait en marchant ». C’est ma devise. 

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