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07.06.2025 à 06:59

« La guerre est dans les gènes des Russes » : un entretien inédit avec Sergueï Karaganov, l’architecte de la géopolitique de Poutine

Gilles Gressani

Pour faire face à la Russie de Poutine il faut comprendre les sources idéologiques et les doctrines du régime qui, en envahissant l’Ukraine, a déclaré une guerre sans fin à l’Europe.

Le principal de ces « producteurs d’idéologie » poutiniens s’appelle Sergueï Karaganov.

Il accorde un entretien exclusif au Grand Continent.

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Texte intégral (5892 mots)

Sergueï Karaganov, directeur du Conseil de politique étrangère et de défense, est souvent présenté comme le principal architecte de la politique étrangère russe. Vladimir Poutine assure qu’il fait partie des auteurs qu’il lit régulièrement. Dans les cercles du pouvoir russe, il est l’une des cautions intellectuelles les plus suivies et écoutées du bellicisme que déploie le régime de Vladimir Poutine en Ukraine et contre l’Europe.

Connaître les doctrines concurrentes — comprendre ce que les adversaires visent en nous désignant, en s’adonnant à la manipulation et à la propagande, tout en arsenalisant des imaginaires puissants — reste une clef décisive pour la transformation géopolitique de notre continent. C’est pour cette raison qu’après avoir traduit, contextualisé et commenté les principales publications de Sergueï Karaganov 1 — grâce à l’aide précieuse de Marlène Laruelle et de Guillaume Lancereau — nous avons décidé de l’interroger. 

Pour contribuer à notre travail, si vous en avez les moyens, nous vous invitons à vous abonner à la revue

Comment comprenez-vous la convergence entre Trump et Poutine ? Vladislav Sourkov 2 semble penser, par exemple, que « la Russie [de Poutine] est désormais entourée de sosies et de parodistes » et que la Maison-Blanche déploie une stratégie vis-à-vis du Canada, du Groenland, ou du canal de Panama qui n’est rien d’autre qu’une « imitation de notre nation [la Russie] audacieuse, consolidée, guerrière et ‘sans frontières’ » ?

Je n’ai pas pour habitude de commenter les déclarations de mes collègues, mais il me semble qu’il est parfaitement idiot de poser la question en ces termes.

Contrairement à ce que certains s’imaginent, Trump dispose d’une philosophie politique et économique tout à fait personnelle d’après laquelle il prend des décisions d’une façon certes radicale, mais, au fond, prudente.

Sa philosophie est, pour l’essentiel, sans rapport avec la Russie et les parallèles de cette nature me paraissent plus risibles qu’autre chose. 

Comment définissez-vous la « philosophie » de Donald Trump ?

Trump est un nationaliste américain qui présente certaines caractéristiques du messianisme traditionnel aux États-Unis. S’il peut parfois surprendre c’est qu’il a été vacciné contre la vermine mondialiste-libérale des trois ou quatre dernières décennies. 

Justement dans ses charges contre le libéralisme, il semble souvent mettre en avant des valeurs communes avec la Russie de Poutine. Même sur la guerre en Ukraine, l’administration Trump semble chercher un rapprochement des États-Unis avec la Russie. Pourquoi ? Comment comprenez-vous cette tentative ? 

On parle beaucoup d’un éventuel compromis et de ses différentes formes. En Russie aussi, dans les médias et ailleurs, on discute avec enthousiasme des options qu’il pourrait ouvrir.

Il me semble toutefois qu’à ce stade, l’administration Trump n’a aucune raison de négocier avec nous selon les conditions que nous avons fixées — et que par conséquent ce rapprochement sera difficile. 

Bien que la guerre en Ukraine soit inutile et même quelque peu nuisible pour le président américain — qui n’est qu’un figurant — du point de vue principal pour les États-Unis, c’est-à-dire du point de vue intérieur, l’équilibre des intérêts est plutôt propice à sa poursuite.

Expliquez-vous.

La guerre est économiquement avantageuse pour les États-Unis, car elle leur permet de moderniser leur complexe militaro-industriel, de piller leurs alliés européens avec une vigueur renouvelée et d’imposer leurs intérêts économiques par le biais de sanctions systématiques à l’encontre de pays du monde entier. 

Et, bien sûr, elle permet aux États-Unis d’infliger davantage de dommages à la Russie dans l’espoir de l’épuiser et, idéalement, de l’écraser ou de la supprimer en tant que noyau militaro-stratégique de la majorité mondiale émergente et émancipée. Sans compter qu’elle est aussi un puissant soutien stratégique du principal concurrent de l’Amérique, la Chine. 

Certains observateurs et plusieurs partisans du président américain mettent en avant aujourd’hui l’existence d’une opération complexe, une sorte de Kissinger in reverse : cinquante ans après la visite de Nixon à Pékin, la Maison-Blanche chercherait à éloigner la Russie de la Chine, en se rapprochant cette fois-ci du Kremlin. Pensez-vous qu’il s’agit d’une interprétation conforme aux tendances actuelles ? Et quel est le risque qu’elle présente vis-à-vis de votre doctrine de la « majorité mondiale » ?

La rupture de la Russie avec la Chine serait absurdement contre-productive pour nous. 

Contrairement à ce que certains peuvent rapporter, alors que les membres de l’administration Trump du premier mandat avaient tenté de nous persuader de le faire, ils comprennent aujourd’hui que la Russie n’acceptera jamais cette condition. 

Il n’y a donc pas pour vous de condition suffisante à conduire à un rapprochement des États-Unis à la Russie ?

Trois éléments pourraient pousser Trump à négocier un accord satisfaisant pour la Russie sur l’Ukraine.

Le premier serait le départ de facto de la Russie de son alliance avec la Chine — nous pouvons l’exclure. 

Le deuxième, la menace d’une répétition de la grotesque retraite de Kaboul, c’est-à-dire la défaite totale et la capitulation honteuse du régime de Kiev et l’échec évident de l’Occident dirigé par les États-Unis. 

Et le troisième est le risque que les hostilités s’étendent aux États-Unis et à leurs actifs vitaux dans le monde entier, avec des pertes humaines américaines massives, y compris la destruction de bases militaires.

Seuls ces deux derniers éléments demeurent à ce jour.

La défaite totale de l’Ukraine — avec sa capitulation pure et simple qui pourrait avoir un effet domino sur l’Europe — reste notre objectif, mais elle sera extrêmement coûteuse, voire prohibitive, car elle conduirait à la mort de plusieurs milliers de nos meilleurs enfants, si elle n’était pas renforcée par un recours plus actif à la dissuasion nucléaire, ce que je préconise pour sortir de cette impasse.

La Russie aurait-elle intérêt à ce que la Maison-Blanche poursuive sa stratégie visant l’annexion du Groenland, en mettant en discussion l’intégralité territoriale de l’un de ses alliés de l’OTAN ?

Pour le dire franchement, l’OTAN n’est pas seulement un vestige de la Guerre froide  : c’est surtout un cancer qui ronge la sécurité européenne. 

J’ignore ce qu’il en sera de l’annexion du Groenland mais, le cas échéant, j’espère qu’elle contribuera à faire finir l’OTAN aux poubelles de l’histoire — et le plus tôt sera le mieux. Elle ne mérite rien d’autre.

Depuis des années, je critique les décideurs russes qui ont tenté de rétablir des liens avec cette organisation qui est, par définition, hostile, productrice de conflits et, de surcroît, criminelle, s’étant rendue coupable d’agressions en série. Je ne rappellerai ici que le viol de la Yougoslavie, la guerre monstrueuse que l’immense majorité des pays de l’OTAN a menée en Irak, où un million de personnes ont trouvé la mort et où les pertes humaines se poursuivent à l’heure où je parle, ou encore l’agression de l’OTAN contre la Libye, qui a abouti à la destruction d’un pays relativement prospère, l’un des pays les plus prospères de l’Afrique du Nord 3.

J’espère que l’OTAN crèvera. Cette organisation n’a pas d’autre avenir. Elle a pu jouer par le passé un rôle plutôt positif, en contenant l’Allemagne, en limitant l’influence du communisme — ce qui était bien son objectif principal —, en contrebalançant l’URSS au sein d’un système relativement stable de confrontation entre grandes puissances. 

Mais il y a bien longtemps que l’OTAN n’est plus rien d’autre qu’une organisation nocive, purement et exclusivement nocive pour la sécurité mondiale. Plus vite elle disparaîtra, mieux ça sera.

L’Union européenne est-elle, selon vous, l’ennemi commun de la Maison-Blanche et du Kremlin  ? L’appellation d’« Europe collective » a-t-elle un sens à vos yeux  ? Est-elle liée à la notion d’« eurofascisme » qu’emploient désormais les services russes qui appellent à une nouvelle alliance entre la Russie et les États-Unis ? 

Je suis affligé par la trajectoire qu’empruntent les pays européens et l’Union européenne.

À cause de la déchéance morale de ses élites, le projet européen est aujourd’hui dans l’impasse, après avoir atteint un certain apogée. La génération politique actuelle échoue sur tous les fronts et cherche son salut dans l’entretien d’une hostilité croissante, voire dans une préparation à la guerre contre la Russie, ce qui est proprement sidérant, une sorte de préparatif à un suicide rapide. Je pense que l’Europe collective est inévitablement amenée à se dissoudre. Il ne me semble pas qu’elle puisse tenir longtemps en tant qu’entité sans se désagréger.

Cela aura évidemment des conséquences positives. Une Europe collective telle qu’elle existe aujourd’hui, sous la double direction d’une élite consumériste et d’une élite faillie, qui souffle sur les braises de l’hystérie guerrière, cela ne sert certainement pas les intérêts de la Russie. L’hypostase précédente, celle d’une Europe pacifique, était bien plus conforme à nos intérêts, sans compter que la politique actuelle de l’Europe ne répond pas non plus aux intérêts de sa propre population — mais je ne veux pas me prononcer à leur place.

Quant à « l’eurofascisme », il est clair qu’on en voit les symptômes 4. Cela fait longtemps que je le dis, bientôt une quinzaine d’années. Les échecs accumulés et le recul de l’Europe dans la compétition internationale font que, tôt ou tard, nous verrons ces symptômes se manifester dans un nombre croissant de pays d’Europe — j’espère simplement que cela ne sera pas le cas partout, même si les signes en sont déjà visibles. L’ultralibéralisme s’est toujours réalisé sous la forme de son propre miroir inversé.

C’est pourquoi je fais l’hypothèse d’une montée en puissance de l’eurofascisme, non pas dans les formes qu’il a prises sous Franco, Mussolini ou Hitler, mais sous les traits du néo-totalitarisme libéral. L’Europe s’apprête à traverser une période difficile  : les tendances fascistes et nationalistes vont certainement se renforcer dans de nombreux pays. J’ai l’impression que l’on a bien conscience de tout cela en Russie et que, cette fois-ci, nous saurons y faire face, nous saurons empêcher l’Europe de devenir une menace pour notre sécurité et celle du monde. En dernier recours, nous saurons y faire face à nous seuls. Je rappelle que je suis un Européen russe, bien qu’eurasiatique. Mais cela ne retire rien au fait que l’Europe a été la source des principales calamités de l’humanité au cours de ces cinq derniers siècles. 

Êtes-vous partisan de l’idée, formulée par Curtis Yarvin et d’autres intellectuels trumpistes, que les nations européennes devraient être aidées — y compris par le biais de changements de régime — à restaurer leur culture traditionnelle et des formes de gouvernement plus autoritaires, en lien avec la Russie  ? 

Je ne partage pas l’idée que les nations européennes devraient y être aidées, mais j’espère qu’elles y parviendront par elles-mêmes, d’une manière ou d’une autre. Toute ingérence extérieure risquerait plutôt de freiner ce mouvement 5. L’Europe a été le berceau des pires courants idéologiques, de guerres monstrueuses, de génocides de masse. Des gouvernements ou des normes plus autoritaires pourraient avoir de nouveau des effets catastrophiques sur le reste du monde. C’est pourquoi l’option que je privilégie consiste plutôt à prendre acte de la fin de l’aventure européenne, à ce que la Russie prenne ses distances vis-à-vis de l’Europe et reconnaisse, enfin, que son voyage européen touche à sa fin. Nous n’avons plus rien à tirer de l’Europe, sauf des menaces militaires et l’infection par ses pseudo-valeurs.

Pensez-vous que l’horizon eurasiatique s’est définitivement clos ?

L’Europe perd du terrain. Son influence culturelle, autrefois bénéfique, est désormais néfaste. J’en suis d’autant plus attristé que la Russie reste dans une large proportion, à 50 ou 60 %, un pays européen d’un point de vue culturel.

L’effondrement de l’Europe, en tant que phénomène culturel et moral, représente une véritable perte, y compris pour la Russie. Mais nous n’avons pas à nous en préoccuper  : ce dont nous devons nous préoccuper, c’est de bâtir des relations constructives avec les différents pays d’Europe, à titre individuel.

Je pressens fortement que, d’ici une dizaine ou une quinzaine d’années, peut-être même plus tôt, les pays du sud de l’Europe et une bonne partie de l’Europe orientale rejoindront la Grande Eurasie. 

Quant aux pays du Nord-Ouest, ils continueront à pourrir sur place et s’effacer de l’arène mondiale, à moins bien sûr qu’ils ne réussissent à dépasser leurs pulsions de rejet de leurs propres valeurs fondamentales.

Le Royaume-Uni et trois ou quatre autres États du continent deviendront la périphérie, l’excroissance européenne des États-Unis. 

Leur position est intenable et on commence à s’en rendre compte : ils ont de plus en plus de mal à s’obstiner dans l’impasse actuelle de leur système de valeurs — un échec qu’ils se sont imposés et qu’ils entretiennent eux-mêmes. Mais je veux insister sur ce point : la dégénérescence ou la renaissance morale de l’Europe ne nous regarde pas.

Pour l’heure, mieux vaut nous en éloigner, en profitant de l’opportunité historique que représente la guerre déclenchée par l’Occident en Ukraine 6

Nous avons évidemment une divergence fondamentale sur la responsabilité du déclenchement et de la continuation de l’agression russe à l’Ukraine. En quoi pensez-vous que cette guerre — que le régime russe d’ailleurs continue à appeler « opération militaire spéciale » pour occulter le massacre qu’elle produit quotidiennement — représente une opportunité historique ? 

Cette guerre nous a été extrêmement bénéfique. Il est tragique que ce résultat ait dû coûter la vie à la fine fleur du pays, mais cette guerre nous a permis de rompre rapidement avec nos derniers restes d’eurocentrisme et d’occidentalocentrisme. 

En attirant le feu sur nous, nous éliminons finalement cette élite consumériste qui a définitivement quitté la Russie, nous restaurons notre propre identité, dans ses aspects à la fois traditionnels et réactualisés, tout en nous tournant résolument vers le Sud et l’Est, là où se trouvent les sources extérieures de notre civilisation et de notre prospérité future.

Si l’Europe renoue avec sa culture, ses valeurs traditionnelles, ainsi que des formes plus autoritaires de gouvernement, si elle parvient à un régime de décision plus efficace sans sombrer dans le fascisme, j’en serai ravi. Il sera alors plus simple pour nous de discuter avec nos voisins européens, de rétablir ces relations d’amitié avec la Russie qui sont aujourd’hui purement et simplement interdites aux Européens.

La Russie considère-t-elle qu’il serait souhaitable de consolider un axe transatlantique illibéral — sachant qu’il semble porter aujourd’hui à la fois des polarités favorables à la Russie, avec Viktor Orbán en Hongrie, et qui lui restent défavorables comme avec le PiS en Pologne ?

Il serait en effet souhaitable ou profitable pour la Russie qu’émerge un axe transatlantique « illibéral », car le libéralisme a fait son temps — tout comme, avant lui, le communisme et le nazisme avaient fait le leur.

Quant à savoir si cet axe sera pro-russe ou anti-russe, nous verrons bien. 

J’observe par ailleurs que le contexte évolue en Europe. Je ne pense pas, par exemple, que l’Italie poursuivra sur sa ligne anti-russe, ne serait-ce qu’à moyen terme. 

J’espère par ailleurs que la France finira par renoncer à sa position actuelle, proprement délirante et suicidaire. La conséquence de cette ligne, c’est qu’une partie considérable de l’Europe ralliera la Grande Eurasie, en tant qu’espace ayant moins vocation à contrebalancer la puissance des États-Unis qu’à faire triompher une politique et des valeurs politiques normales. J’aimerais sincèrement que la France sorte de ce moment pathétique de son histoire. 

Quant à l’Allemagne, je crains fort qu’elle se révèle incapable de sortir de la crise dans laquelle elle s’est engouffrée. Si elle y parvient, tant mieux, mais, à titre personnel, je préfère exclure l’Allemagne de tous mes pronostics, tout en espérant me tromper.

Il existe manifestement, au sein même de la population russe, des personnes qui n’adhèrent pas à votre « idée-rêve russe ». Comment concevez-vous la gestion — ou la possibilité même — du dissensus politique dans la Russie d’aujourd’hui et de demain  ? 

Il y a effectivement parmi nos concitoyens des gens qui ne partagent pas ma conception personnelle de « l’idée-rêve russe », laquelle, au demeurant, ne m’appartient pas en propre. C’est une vision que nous élaborons assidûment, avec des dizaines, des centaines d’intellectuels de premier ordre et de figures politiques du pays.

Cette conception est assez simple  : elle affirme qu’il doit exister dans notre pays une idéologie susceptible de nous porter vers l’avant, une idéologie partagée par la majorité de la population et obligatoire pour l’élite dirigeante. Mais ni moi, ni, je l’espère, mes collègues et amis, ne prétendons imposer à l’ensemble des citoyens cette idéologie, que nous appelons une « idée-rêve » ou un « Code de l’homme russe ».

Nous ne voulons en aucun cas renouer avec le totalitarisme communiste qui nous a mutilés intellectuellement et qui a contribué à l’effondrement de l’Union soviétique.

En revanche, j’estime que nous devons transmettre, dès le plus jeune âge, un socle commun de valeurs déterminées  : les valeurs inscrites dans cette conception et qui commencent aujourd’hui à se diffuser. Il n’y a donc rien là de différent de la manière dont on a inculqué jadis aux enfants russes les commandements divins, puis le Code du bâtisseur du communisme 7.

Ceci étant dit, je m’opposerai catégoriquement à toute forme d’oppression des personnes qui ne partageraient pas cette « idée-rêve » 8. Si vous n’y adhérez pas, mais que vous payez vos impôts, que vous n’allez pas à l’encontre des intérêts de l’État et que vous ne vous mettez pas au service de gouvernements étrangers, alors très bien, vous êtes libre de vivre comme vous l’entendez. Si vous aspirez cependant à faire partie de la classe dirigeante russe, alors vous devez partager ces valeurs et cette politique, promouvoir cette identité. Ceux qui s’y refusent doivent être relégués dans une sorte de semi-isolement 9. Qu’ils fassent des affaires ou qu’ils travaillent à l’usine, tant qu’ils profitent à la société et prennent soin de leur famille, alors qu’ils vivent leur vie. Mais ils ne doivent pas faire partie de la classe dirigeante. Et il faut en écarter ceux qui, aujourd’hui, en font partie sans partager cette vision.

Par quels moyens souhaitez-vous les écarter ?

Heureusement pour nous, nos adversaires occidentaux actuels, ceux que nous appelions tout récemment encore nos « partenaires », nous rendent de grands services sur ce plan. À la faveur de l’opération militaire, nous nous sommes débarrassés en un temps record d’une quantité considérable de personnes que je désigne comme de la « racaille ».

Ces gens ont donc quitté la Russie pour l’Occident  : je vous en félicite.

Le mot « racaille » [šval’], je le rappelle, est un mot russe qui signifie « une personne indigne » et qui vient du français « chevalier ». C’est en entendant les Français le prononcer à l’époque napoléonienne que les Russes ont fini par désigner ainsi des gens indignes de respect 10.

En vous lisant et en vous écoutant, il apparaît que la guerre est désormais devenue la matrice de la Russie contemporaine. Pensez-vous qu’elle sera aussi la clef de son futur ? La Russie est-elle entrée dans une guerre sans fin ?

À l’heure actuelle, un processus accéléré de renaissance spirituelle, morale et intellectuelle est à l’œuvre en Russie, en très grande partie grâce à la guerre. 

On peut regretter que ce processus n’ait pas été en mesure de voir le jour par d’autres moyens. 

Toutefois, la Russie est un pays de guerriers, elle n’a jamais su vivre hors de l’état de guerre. Faire la guerre est dans les gènes des Russes. 

C’est pourquoi, dès que la menace est devenue palpable, nous nous sommes unis, nous avons surmonté nos divisions et rassemblé nos forces. 

Il est tragique que, pour cela, nous devions payer le tribut du sang — la vie de nos fils. Mais l’histoire est tragique.

Sources
  1. Marlène Laruelle dans les pages du Grand Continent sur plusieurs concepts clefs : son rapport de 50 pages sur la « majorité mondiale » ; sa théorie du « multilatéralisme nucléaire » ou de la « grande Eurasie » ; ou encore ses 11 thèses sur la Troisième guerre mondiale ou son plaidoyer pour la guerre nucléaire.
  2. y découvre un discours pseudo-analytique qui cherche à présenter l’Europe comme la source historique du mal, accusée d’une prédisposition au totalitarisme et aux conflits destructeurs. En soutenant l’Ukraine, les pays européens seraient aujourd’hui complices d’un héritage nazi, selon une logique révisionniste qui inverse les rôles et accuse l’Occident d’autoritarisme. L’objectif idéologique est clair : délégitimer l’Europe pour promouvoir une alliance russo-américaine contre elle. Pour ce faire, le texte détournait des épisodes historiques (comme la guerre de Crimée ou la crise de Suez) afin d’imaginer une convergence ancienne entre Washington et Moscou, et finissait même par dépeindre Churchill comme une sorte d’euro-fasciste responsable de la guerre froide, le retournement final présentant la Grande-Bretagne comme l’ennemi historique des États-Unis.
  3. guerre des dix ans », fait l’objet presque quotidiennement d’articles dans nos pages depuis trois ans.
  4. Code moral du bâtisseur du communisme, approuvé en 1961 lors du XXIIe Congrès du PCUS, est fréquemment mentionnée dans les discours de Vladimir Poutine, qui en fait l’une des principales sources de sa politique sur le plan des valeurs.
  5. Le Grand Continent avait publié son dernier grand entretien.
  6. e siècle ou au début du XIXe, des « citoyens actifs » et des « citoyens passifs », ou encore des citoyens électeurs et éligibles en fonction d’un critère censitaire, Karaganov propose que l’exercice plein et entier de la citoyenneté soit réservé aux seuls individus capables de démontrer leur conformité idéologique.
  7. šval’ rappelle plus assurément le mot « cheval » que le mot « chevalier », on voit mal par quel retournement linguistique ce dernier terme aurait acquis une connotation si violemment péjorative en russe. En somme, nous sommes sans doute en présence d’une légende étymologique analogue à celle qui attribue le mot français « bistrot » au russe bystro
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06.06.2025 à 17:36

Rencontre avec Trump : un mois après son investiture, un baptême du feu pour Friedrich Merz 

Ramona Bloj

Le chancelier allemand effectuait hier, jeudi 5 juin, sa première visite à Washington. Malgré les appréhensions, Friedrich Merz a su éviter les faux pas de nature à compromettre sa relation avec Trump. Toutefois, si le chancelier a réussi son entrée en matière sur le plan diplomatique, il fait désormais face à un climat social intérieur qui requiert de sa part une attention accrue.

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Texte intégral (1084 mots)

L’absence de scandale constitue un succès 

Après les visites houleuses de Zelenski en février et du président sud-africain Cyril Ramaphosa en mai, les observateurs allemands appréhendaient toute étincelle qui aurait pu enflammer la discussion entre Trump et le chancelier allemand.

  • Le président américain a trouvé en Friedrich Merz un atlantiste convaincu, partisan affirmé de l’augmentation des dépenses de défense, et qui s’est déclaré ouvert à une franche discussion sur les relations commerciales afin de résoudre la grave crise douanière initiée par Trump depuis son retour à la Maison-Blanche en janvier.
  • Les deux dirigeants, qui avaient déjà eu plusieurs conversations téléphoniques, ont eu une première rencontre cordiale, même s’il faut noter que le chancelier est resté très en retrait par rapport au président américain.
  • Paradoxalement, c’est Elon Musk et non Friedrich Merz qui a été au cœur de la conversation avec la presse, alors que le patron de X, Tesla et SpaceX s’oppose désormais violemment au président au sujet de la nouvelle loi budgétaire portée par la Maison-Blanche.

La rencontre a été majoritairement interprétée par la presse et la classe politique allemande comme une réussite, notamment grâce à l’absence d’esclandre et au calme affiché par le chancelier face aux remarques du président américain.

  • Ainsi, lorsque Friedrich Merz a rappelé l’approche du 81e anniversaire du débarquement de Normandie, le 6 juin 1940, Donald Trump a souligné que ce n’était pas une bonne journée pour les Allemands. Stoïque, le chancelier a remercié le peuple américain d’avoir libéré l’Europe et son pays de la dictature nazie.
  • Le président américain s’est également réjoui de l’augmentation notable des dépenses de défense, tout en commentant ironiquement la formule du général Douglas MacArthur qui conseillait de « ne jamais laisser l’Allemagne se réarmer ».

Donald Trump a paru satisfait du cadeau apporté par le chancelier : l’acte de naissance de Friedrich Trumpf, grand-père du président, présenté dans un cadre doré — la couleur de choix du président américain — et traduit en anglais. Friedrich Trumpf est né à Bad Dürkheim dans le Palatinat bavarois en 1869.

  • Le nouveau gouvernement allemand a évité toute action qui pourrait être interprétée comme une provocation vis-à-vis de Washington pendant son premier mois, tentant à tout prix d’apaiser le président américain.
  • Ainsi, la livraison de missiles de croisière longue portée Taurus à l’Ukraine, évoquée par Friedrich Merz pendant la campagne électorale, n’a pas encore été entérinée (le SPD, partenaire mineur au sein de la coalition, s’oppose d’ailleurs à cette mesure). 
  • Le chancelier a toutefois annoncé que l’Allemagne allait aider l’Ukraine à produire sur son sol des missiles sans restriction de portée.

Malgré l’absence de grandes annonces, un moment notable est survenu lors d’une question sur la guerre en Ukraine. Le chancelier a réfuté l’analogie entre Poutine et Zelensky établie par Trump, en soulignant que les frappes menées par l’Ukraine ne visent pas de civils, mais uniquement des cibles militaires.

  • La réussite de cette rencontre se mesure également aux réactions de l’opposition. Plusieurs députés du Bündnis 90/Die Grünen ont salué le calme du chancelier, tandis que l’AfD, qui ne manque généralement pas de critiquer Friedrich Merz, n’a pas réussi à provoquer de confrontation pour justifier sa propre stratégie de vassalisation face à l’administration Trump.

Merz, un Außenkanzler face aux réalités intérieures

Au cours de son premier mois au pouvoir, le nouveau chancelier a principalement été confronté à des dossiers de politique extérieure et européenne.

  • Malgré les craintes liées à son manque d’expérience, Friedrich Merz s’est imposé comme un interlocuteur central sur tous les dossiers.
  • La relation franco-allemande semble revigorée, comme en témoigne la multiplication des initiatives et des feuilles de route. Le lien transatlantique, si important pour Berlin, est désormais établi et le dialogue avec Varsovie est apaisé et productif.

À l’inverse, Merz a jusqu’ici laissé à ses ministres le soin de jouer les premiers rôles en politique intérieure.

  • La lutte contre l’immigration illégale, priorité de la campagne, s’est traduite par un programme de fermeture des frontières.
  • Le ministre de l’Intérieur Alexander Dobrindt (CSU) a mis en place un renvoi systématique des demandeurs d’asile par la police fédérale qui contrôle tous les véhicules arrivant sur le territoire.
  • Malgré le fait qu’un tribunal administratif de Berlin a déclaré que trois refoulements à la frontière sans audition étaient illégaux, puisque les fonctionnaires n’avaient pas déterminé auparavant quel pays de l’Union était responsable de leur procédure d’asile, le gouvernement a choisi d’interpréter l’acte juridique comme un cas isolé ne remettant pas en cause la pratique mise en place — et les contrôles se poursuivent.
  • Sur le plan économique, alors que la croissance allemande reste négative et que les chiffres du chômage et des investissements demeurent préoccupants, la politique budgétaire pourrait être l’un des prochains dossiers clefs.
  • Le ministère des Finances, dirigé par Lars Klingbeil (SPD), est en première ligne depuis l’annonce du projet de loi d’allégement fiscal surnommé « Booster pour les investissements » (Investitions-Booster).
  • Cette législation prévoit principalement des baisses d’impôts sur les sociétés. Selon l’opposition, il affaiblit aussi les marges de manœuvre des communes.
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06.06.2025 à 15:29

« Les chances d’un accord avec l’Iran sont aujourd’hui de 60 % » : les négociations nucléaires entre Trump et Téhéran décryptées

Matheo Malik

En Iran, un changement radical pourrait être imminent.

Mais alors qu’un accord avec les États-Unis sur le nucléaire permettrait une réouverture partielle du pays, la population semble bien mieux préparée que le régime à cette éventualité.

Si Washington et Téhéran ont chacun besoin d’un deal, la République islamique a intérêt à préserver en partie le statu quo sur lequel elle a fondé son modèle.

Ali Vaez (Crisis Group) livre des éclairages sur l’état de ces négociations complexes dont dépend l’avenir du Moyen-Orient.

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Texte intégral (4491 mots)

Dans les négociations en cours avec l’Iran, l’administration américaine adopte publiquement des positions contradictoires, déclarant tantôt qu’il faudrait démanteler l’intégralité du programme nucléaire de Téhéran et refuser toute forme d’enrichissement d’uranium sur le sol iranien, tantôt qu’il serait possible d’accepter que l’Iran conserve un programme d’enrichissement sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Comment comprenez-vous ces incohérences ? 

Elles sont le signe de divergences profondes au sein de l’administration américaine sur la stratégie de négociation nucléaire.

Traditionnellement, des processus clairs permettait de les surmonter et de donner l’avantage à un camp ou à l’autre, de sorte qu’au moins, lorsque les négociateurs se rendaient à la table des négociations, ils étaient en mesure d’adopter une position unique. Mais au sein de l’administration Trump, de tels arbitrages n’existent pas à proprement parler. Les fluctuations dans les positions prises s’observent en privé comme en public. 

Ensuite, il semble que Trump soit beaucoup plus intéressé par le fait d’obtenir un accord en soi que par les détails de celui-ci — dès lors que son deal peut être présenté comme meilleur que celui conclu par Obama en 2015. C’est la seule chose qu’il lui faudra pour crier victoire.

D’autres membres de son administration ont une position beaucoup plus stricte à propos du programme nucléaire iranien — voire même belliciste dans le cas de Marco Rubio.

Certains Républicains, comme Lindsey Graham, font pression depuis longtemps pour refuser toute forme d’enrichissement nucléaire en Iran et tentent aujourd’hui d’influencer le président en arguant qu’il s’agirait d’un moment de faiblesse particulière pour l’Iran en raison des revers qu’Israël a fait subir à Téhéran ces derniers mois et de l’échec de sa tentative de confrontation directe en octobre 2024.

À cela s’ajoutent les difficultés économiques que connaît l’Iran en raison de l’impact cumulé des sanctions, de la corruption et de la mauvaise gestion de l’économie du pays

Pour certains faucons à Washington, il n’y aurait donc pas lieu de céder et d’accepter que l’Iran conserve une capacité d’enrichissement, du moins pas dès le début des négociations. 

Quelle est donc aujourd’hui la véritable position américaine ?

La position la plus synthétique qui concilie les incohérences des derniers mois est probablement celle que Steve Witkoff a exprimée au mois d’avril dans les pages du Wall Street Journal 1.

Dans cet entretien, il déclare que l’absence complète d’enrichissement est l’objectif ultime que les États-Unis souhaitent atteindre dans ces négociations mais que Washington serait prêt à négocier en dessous de cette demande maximaliste pour obtenir a minima une réduction et un contrôle du programme d’enrichissement.

L’offre qui a été mise sur la table lors du cinquième cycle de négociations — puis précisée dans une lettre envoyée à l’Iran le week-end dernier par l’intermédiaire du ministre des Affaires étrangères d’Oman, et dont le contenu a fuité dans la presse 2 — est en réalité la première proposition concrète des États-Unis dans ces négociations.

Il est possible que les États-Unis fassent preuve d’une certaine souplesse dans la mesure où l’alternative à un accord négocié n’est pas attrayante pour le président Trump. Son administration semble souhaiter aborder de manière innovante la question délicate de l’enrichissement, en essayant de convaincre l’Iran de renoncer complètement à l’enrichissement non pas dès le début des négociations mais à leur terme. 

Malgré les incohérences américaines, les chances de parvenir à un accord semblent exister.

Ali Vaez

Il s’agirait donc de la logique inverse de celle qui prévalait dans l’accord nucléaire iranien (JCPOA).

En effet, dans cette nouvelle logique, lorsque les restrictions temporelles et les mesures de transparence concernant le programme nucléaire iranien prendraient fin, la capacité d’enrichissement de l’Iran disparaîtrait progressivement.

Cela pourrait se produire après la mise en place d’un consortium régional qui permettrait à l’Iran d’avoir accès à du combustible nucléaire sans nécessairement procéder à l’enrichissement sur son propre sol, ou parce que l’Occident aurait prouvé qu’il est prêt à construire et à fournir des réacteurs ainsi qu’à les approvisionner en combustible nucléaire. Ainsi, après une période pendant laquelle l’Iran aurait établi la confiance en sa capacité d’accès à la technologie et à l’approvisionnement en combustible nucléaire, il n’aurait plus besoin de son propre enrichissement, tout en conservant les droits et connaissances acquis entretemps.

Malgré les incohérences américaines, les chances de parvenir à un accord semblent donc exister.

Je les estime supérieures à 60 % à l’heure actuelle, mais il est également tout à fait possible que les parties trébuchent et ne parviennent pas à s’entendre dans un avenir proche.

Vous avez mentionné les différents groupes et positionnements à Washington. Comment fonctionne concrètement la prise de décision vis-à-vis de l’Iran autour de Trump ? Comment « l’équipe Iran » est-elle composée ?

Cette administration est particulièrement chaotique, si bien qu’on ne sait pas trop qui a de fait le dernier mot et élabore réellement ces politiques. S’il est clair que Steve Witkoff a un canal direct avec le président Trump, on ne sait pas qui des « MAGA » isolationnistes ou des faucons exercent la plus grande influence.

L’équipe de négociation nucléaire qu’il a constituée est contrastée : Michael Anton, chef du Policy Planning et dirigeant de l’équipe d’experts américains, est au départ un faucon — mais aussi quelqu’un qui vient du mouvement MAGA et ne veut pas pousser au conflit avec l’Iran.

L’équipe comprend par ailleurs des experts techniques qui participent depuis de nombreuses années aux négociations nucléaires avec l’Iran, notamment depuis l’époque du JCPOA et les négociations sur le retour au JCPOA à Vienne au début de l’administration Biden. Il y a donc une mémoire institutionnelle qui se mêle au manque de connaissances de fond de certaines personnes.

Toute négociation repose sur de la volonté politique. Or en l’occurrence elle existe des deux côtés : à Washington et à Téhéran.

Ali Vaez

Comme les processus de consultation interne sont rares, il y a peu de transparence quant à la direction que cette administration veut prendre et les consultations avec des groupes extérieurs sont tout aussi limitées. Lorsque Wendy Sherman négociait le JCPOA 3, elle réunissait un groupe d’experts techniques et externes à l’administration à Washington avant ou après chaque cycle de négociations avec les Iraniens. Aucun processus de ce type n’est actuellement en place. 

L’autre problème est que les négociateurs américains utilisent les réseaux sociaux et les médias traditionnels pour faire connaître leur position dans ce qu’ils appellent de la « diplomatie publique ». Sur une question si sensible depuis tant d’années, ce n’est évidemment pas une bonne idée. Cette pratique enferme les négociateurs dans des impasses rhétoriques, limite leur marge de manœuvre et sape, dans la perception de la partie iranienne, toute crédibilité.

Pourquoi êtes-vous alors si confiant dans la possibilité d’un accord dans ces conditions ?

Malgré toutes ces difficultés, toute négociation repose sur de la volonté politique. Or en l’occurrence elle existe des deux côtés.

En proie à de grandes difficultés économiques, l’Iran a vraiment besoin d’un accord et regarde avec appréhension et gravité la possibilité d’une frappe israélienne sur ses installations nucléaires.

L’administration Trump souhaite également parvenir à un accord puisque le président américain veut démontrer ses talents de négociateur mais aussi parce qu’il comprend que l’absence d’accord risquerait d’entraîner les États-Unis dans un autre conflit au Moyen-Orient — ce qu’il veut aussi absolument éviter.

C’est pourquoi je pense qu’il y a de fortes chances pour qu’une sorte d’accord-cadre soit conclu.

À quoi cela pourrait-il ressembler ?

Un tel accord pourrait prendre la forme d’un ensemble de principes politiques plutôt que d’un texte technique détaillé. Il pourrait d’ailleurs tout à fait reporter à plus tard le règlement de la question la plus importante — l’enrichissement.

D’une certaine manière, si l’on examine un processus diplomatique plus traditionnel, à savoir les négociations secrètes menées à Oman en 2013 avec des diplomates professionnels, dont notamment William Burns et Jake Sullivan, le processus s’est déroulé de la même manière.

Pendant ces négociations secrètes, un cadre politique avait été préparé. Il manquait de détails et s’est transformé en un accord intérimaire plus détaillé, finalisé en novembre 2013, le Joint Plan of Action, ouvrant ainsi un espace pour négocier un accord global — le Joint Comprehensive Plan of Action ou JCPOA, en juillet 2015. 

Nous sommes dans un processus similaire. Il faut commencer par définir de façon très générale le point d’aboutissement final puis aller au Conseil de sécurité et éventuellement prolonger la résolution 2231 — qui avalise le JCPOA, sans quoi il expirera en octobre.

Cela permettrait aux Américains de conserver le dossier iranien au sein du  Conseil de sécurité, puis de bénéficier de six à douze mois supplémentaires pour négocier un accord plus détaillé. Selon moi, c’est à date le scénario le plus probable.

Selon mes estimations, Trump pourrait obtenir 67 voix au Sénat pour transformer un deal avec l’Iran en traité.

Ali Vaez

Donald Trump est-il davantage à même de faire accepter un accord avec l’Iran à son parti et au Congrès américain ?

Le degré de contrôle que Donald Trump a acquis sur son parti ferait rêver Biden ou Obama…

Même si les Républicains ont traditionnellement été plutôt hostiles à l’égard de l’Iran — comme ce fut le cas avec la Russie — Trump a su faire pression sur le parti républicain pour qu’il accepte ses initiatives diplomatiques, même à contrecœur, ou du moins ne s’y opposent pas.

Aujourd’hui, il a donc de très bonnes chances de rallier la quasi-totalité du camp républicain à sa cause. Il pourrait certes y avoir quelques défections, mais je ne pense pas qu’elles seront nombreuses. Autre point important : la plupart des démocrates seraient également favorables à un accord avec l’Iran.

Certes, on trouvera toujours des opposants historiques à un accord : même sous l’administration Obama, le sénateur Chuck Schumer s’est opposé au JCPOA. Il y a donc certainement des démocrates plus bellicistes ou réfractaires à l’idée de soutenir Trump, quoi qu’il fasse, même s’ils sont d’accord avec le principe général selon lequel il vaut mieux résoudre le conflit nucléaire iranien par la voie diplomatique plutôt que par la voie militaire.

Selon mes estimations, Trump pourrait obtenir 67 voix au Sénat pour transformer un deal avec l’Iran en traité.

Quel serait son intérêt à le faire ?

Cela pourrait intéresser les Iraniens. Non pas parce que les traités sont immuables et qu’un tel texte rendrait l’accord plus durable — un président américain peut toujours se retirer d’un traité par une simple signature. Mais un traité adopté par le Congrès des États-Unis rendrait l’accord contraignant pour les cinquante États américains.

C’est un point clef : la plupart des États américains ont pris des mesures de désinvestissement et ont imposé leurs propres sanctions à l’Iran.

Dans certains cas, comme en Californie ou dans le Massachusetts, où se trouvent d’importantes entreprises technologiques, ou à New York, où les transactions bancaires sont très importantes, il est essentiel que ces États se conforment à un accord signé par le gouvernement fédéral.

Évidemment, le fait qu’un potentiel accord porte uniquement sur le nucléaire, et n’incluent pas d’autres questions, comme les questions balistiques et régionales, susciteraient certainement des résistances. Mais Trump a démontré qu’il ne se souciait guère des réactions politiques s’il pouvait obtenir ce qui l’intéressait vraiment : prouver qu’il est un maître de l’art du deal.

Pensez-vous que l’évolution très rapide de la situation au Moyen-Orient ouvre également la voie à des progrès qui n’auraient pas pu être envisagés auparavant ? On peut penser notamment à la levée des sanctions en Syrie, ou à l’idée, contenue dans la proposition américaine aux Iraniens d’un « consortium régional d’enrichissement nucléaire » entre les pays du Golfe et l’Iran…

L’idée d’un consortium régional d’enrichissement n’est pas nouvelle.

Elle a même été proposée pour la première fois à l’Iran par Henry Kissinger lors de l’achat de réacteurs nucléaires américains, Téhéran souhaitant conserver l’accès aux technologies du cycle du combustible nucléaire. 

Si cette idée est a connu une nouvelle jeunesse au gré des dernières décennies, le contexte régional y est désormais beaucoup plus favorable.

Le Golfe s’intéresse de plus en plus à la technologie nucléaire. Les Émirats arabes unis ont réussi à rattraper leur retard très rapidement. En l’espace d’une décennie seulement, ils ont pu construire des réacteurs nucléaires opérationnels avec l’aide de la Corée du Sud. Les Saoudiens sont également très désireux d’étendre leur programme nucléaire.

Un traité adopté par le Congrès des États-Unis rendrait l’accord contraignant pour les cinquante États américains. Or la plupart d’entre eux ont pris des mesures de désinvestissement et ont imposé leurs propres sanctions à l’Iran.

Ali Vaez

Dans ce contexte, il est logique que les États-Unis, plutôt que de négocier séparément avec tous ces pays, cherchent à les regrouper — d’autant plus que l’Iran dispose déjà du savoir-faire nécessaire au cycle du combustible nucléaire. Cette réalité est irréversible. Même si l’on démantèle les infrastructures nucléaires, l’Iran dispose du savoir-faire. Autrement dit : le mal est fait, depuis longtemps.

En plus des inspections de l’AIEA, la constitution d’un consortium, dans l’esprit de ses promoteurs, ajouterait une couche de garantie supplémentaire que les activités nucléaires soient bien destinées à des fins civiles.

Cela pourrait également constituer une première étape vers une coopération régionale sans précédent entre les pays du Golfe et l’Iran. 

Rappelons que l’Union européenne est née d’une coopération entre les pays européens dans le domaine du charbon. Il n’est pas absurde d’essayer de mettre en place une coopération régionale autour d’une question d’intérêt commun qui a également des implications en matière de sécurité pour les parties prenantes. À l’inverse, sans accord, les ambitions économiques ambitieuses des pays du Golfe seront compromises.

Enfin, la mise en place d’un tel consortium requiert au moins cinq à dix ans. Autrement dit : c’est une discussion parallèle mais qui ne résout pas le problème du programme nucléaire iranien à court terme.

Il faudrait donc trouver une solution pour la période de transition — un accord de type JCPOA, dans lequel le programme nucléaire iranien serait limité et rigoureusement surveillé, jusqu’à la mise en place d’un consortium auquel l’Iran pourrait transférer ses installations expérimentales.

Il existe une rare convergence en Iran sur la nécessité de mener à bien ces négociations. Mais leur réussite mettrait aussi en péril des intérêts économiques liés au contournement des sanctions — et pourrait même fragiliser le fonctionnement actuel du système politique iranien. Comment analysez-vous la situation actuelle pour Téhéran ?

Il est tout à fait juste de dire qu’il existe un consensus historique au sein des élites politiques iraniennes sur la nécessité d’obtenir un répit économique grâce à un accord avec les États-Unis.

Si l’Iran s’ouvre économiquement, cela n’ira pas sans certaines conditions.

Ali Vaez

Deux preuves sont frappantes à cet égard.

D’une part, le fait que les médias affiliés aux Gardiens de la Révolution n’attaquent pas l’équipe de négociation sur le nucléaire — alors qu’ils le faisaient quotidiennement lors des négociations sur le JCPOA et même lors des pourparlers sur la relance du JCPOA. Aujourd’hui, ces attaques ont cessé. 

D’autre part, personne en Iran n’a jamais mentionné que ces négociations se déroulent avec le président qui a fait tuer Qassem Soleimani. On aurait pu imaginer que le Guide suprême critique les États-Unis pour leurs exigences maximalistes ou leur manque de fiabilité en tant que partenaire de négociation à ce titre. Mais il n’a rien dit sur le fait que Trump est la personne qui a ordonné l’assassinat de Soleimani.

Cela étant posé, je ne pense pas qu’il faille considérer cet alignement comme une transformation profonde du système iranien.

Les dirigeants continuent d’envisager un accord transactionnel qui aiderait l’Iran à surmonter cette période difficile parce qu’ils considèrent que le statu quo n’est pas tenable et que personne n’a à gagner d’une période d’affrontements entre l’État et la société. 

Mais si l’Iran s’ouvre économiquement, cela n’ira pas sans certaines conditions.

Vous voulez dire que le régime posera des limites claires ?

L’élite politique continue de croire qu’une ouverture économique rapide pourrait entraîner une ouverture politique, ce qui ne serait pas dans l’intérêt du régime.

Qu’un deal soit trouvé ou non, l’Iran ne connaîtra probablement pas de moment d’ouverture « à la chinoise » dans un avenir proche.

En d’autres termes, pour les dirigeants iraniens, une croissance du PIB de 5 % par an est essentielle à la survie du régime — mais une croissance à 8 ou 10 % serait dangereuse.

Qu’en est-il de la société civile ?

De nombreuses voix s’élèvent en Iran pour demander une rupture par rapport à la stratégie des décennies passées, car ils voient bien qu’ils sont en train de rater le coche par rapport à la plupart de leurs voisins. Même des pays comme l’Arabie saoudite ont réussi à faire des progrès impressionnants en peu de temps sur le plan économique et investissent désormais dans des technologies de pointe telles que l’intelligence artificielle là où l’Iran est à la traîne.

Pour les dirigeants iraniens, une croissance du PIB de 5 % par an est essentielle à la survie du régime — mais une croissance à 8 ou 10 % serait dangereuse.

Ali Vaez

Nous assisterons donc probablement à des changements progressifs liés au contexte dans lequel se trouve le pays : d’un côté, une population aspire à se connecter au monde extérieur et à être à la pointe du progrès technologique ; de l’autre, une élite conservatrice gérontocratique âgée de 70 à 80 ans est complètement déconnectée des réalités actuelles.

Le changement, en Iran, pourrait être imminent et rapide. Mais cela dépendra également de l’issue des négociations diplomatiques.

Si la diplomatie échoue et que l’Iran entre en conflit avec les États-Unis et Israël, la situation pourrait s’aggraver encore davantage. En revanche, s’il y a une certaine désescalade et une ouverture économique, le changement pourrait peut-être prendre une tournure plus positive.

La population iranienne est-elle, en un sens, « en avance » sur le régime ?

Au cours des derniers mois, l’Iran a ouvert ses portes à de nombreux journalistes européens, mais aussi à des journalistes américains, pour qu’ils visitent le pays. 

Les reportages en provenance d’Iran sont assez étonnants car toutes les personnes à qui j’ai parlé, qu’il s’agisse d’experts étrangers ou de journalistes, ont été stupéfaites de constater que le régime a perdu le contrôle de la société : les Iraniennes ne respectent plus les règles de port du hijab et le régime a renoncé à les faire respecter.

De même, la population est impatiente de faire partie d’un environnement technologique en pleine évolution, tandis que le régime est toujours enlisé dans des discussions pour savoir s’il faut aligner le week-end sur le reste du monde 4.

Le pays est par ailleurs confronté à d’importantes pénuries d’énergie alors que la population tente de se tourner vers les cryptomonnaies, l’IA et toutes sortes de technologies très gourmandes en énergie.

Le régime a perdu le contrôle de la société : les Iraniennes ne respectent plus les règles de port du hijab et le régime a renoncé à les faire respecter.

Ali Vaez

Enfin, de plus en plus de personnes ont conscience en Iran d’un paradoxe : Téhéran possède environ un quart des ressources mondiales en hydrocarbures mais 0,1 % des réserves mondiales d’uranium. L’idée de suspendre toute l’économie et de ne pas pouvoir exporter ces phénoménales ressources en hydrocarbure au nom d’une autre ressource très minoritaire sans intérêt économique majeur semble de plus en plus absurde à un nombre croissant de personnes.

Le régime est en partie conscient de cette réalité.

C’est la raison pour laquelle il a permis à l’actuel dirigeant, Massoud Pezechkian, relativement pragmatique, d’être élu. Ce dernier a mené certaines politiques visant à combler le fossé entre l’État et la société. Par exemple, le Parlement a adopté une loi qui adoucit la répression du non-port du hijab, ou encore des lois sur le blanchiment d’argent et la lutte contre le financement du terrorisme, qui avaient été suspendues et étaient dans les limbes depuis dix ans dans le système parlementaire iranien.

Aujourd’hui, elles ont été ratifiées et ouvrent la voie à la sortie de l’Iran de la liste noire du Groupe d’action financière (GAFI). Lorsque les sanctions seront levées, le pays pourra se reconnecter à l’économie mondiale. Le gouvernement tente de prendre des mesures dans ce sens — sans être toutefois ni assez rapide ni assez ambitieux pour une société qui a déjà une longueur d’avance sur ses gouvernants.

Sources
  1. Witkoff Says U.S. Open to Compromise Ahead of Iran Nuclear Talks », The Wall Street Journal, 11 avril 2025.
  2. Scoop : U.S. nuclear deal offer allows Iran to enrich uranium », Axios, 2 juin 2025.
  3. Undersecretary of State for Political Affairs de 2011 à 2015, et à ce titre principale responsable des négociations entre 2013 et 2015.
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