Spectaculaire, brutal, chaotique : le projet civilisationnel de Donald Trump semble se déployer de manière inarrêtable, irrésistible.

Cela fait six mois qu’il est à la Maison-Blanche. Face au vertige des nombreux bouleversements enclenchés à Washington, comment faire un inventaire  ?

Pour dresser le bilan provisoire d’une présidence qui veut changer le cours de l’histoire en transformant la vieille république américaine en empire, nous publions cette semaine notre première série d’été pour essayer de comprendre — au-delà des sources — ce qu’a mis en acte concrètement Donald Trump pendant six mois. Et comment lui résister.

Les partisans du Parti démocrate américain n’ont jamais été aussi inquiets. Pourtant, ils ont une occasion en or de retenter leur chance dans les urnes — cette fois-ci, en espérant l’emporter.

Les raisons de s’inquiéter sont claires.

Le Parti ne contrôle plus aucune branche du gouvernement fédéral et, en dehors des côtes de l’Atlantique et du Pacifique, il n’y a guère que trois États où les démocrates détiennent le poste de gouverneur et contrôlent les deux chambres.

Contrairement aux républicains, ils ne disposent pas d’un mouvement de masse comme la horde MAGA — ni d’un leader charismatique reconnu qui exige et obtient la loyauté sans faille de la base de son parti. Les démocrates, qui ont longtemps cultivé leur réputation de « parti de la classe ouvrière », tirent désormais la majorité de leurs électeurs parmi les Américains diplômés de l’enseignement supérieur et gagnant plus de la moitié du revenu moyen.

Les États-Unis restent néanmoins, comme tout au long du XXe siècle, un régime politique profondément — et amèrement — divisé entre les deux grands partis.

Trump a remporté moins de la moitié des suffrages populaires en 2024 et a obtenu des millions de voix de moins que ses rivaux démocrates en 2016 et 2020. 

Cette année, après six mois au pouvoir, il a traversé une série de crises qui ont fait chuter sa popularité.

Son administration a certes tenu une promesse de campagne en expulsant plus de 100 000 immigrés sans papiers — et prévoient d’en expulser plusieurs millions d’autres. Mais ce succès fragilise sa position auprès des employeurs qui dépendent de ces travailleurs pour occuper des postes essentiels, peu rémunérés, dans des secteurs comme l’agriculture et la construction, que peu de citoyens américains acceptent d’exercer.

Pour regagner la majorité à la Chambre des représentants, les démocrates n’ont besoin que de trois sièges lors des élections de 2026.

Trois sièges, c’est ce qui empêcherait Trump de signer toute loi importante.

Trump domine son parti plus que tout autre président dans l’histoire des États-Unis. Il est difficile d’imaginer un successeur qui le ferait aussi bien.

Michael Kazin

Construire : un retour aux racines du Parti démocrate

Le président des États-Unis n’a pas de rival au sein de son parti et se moque rapidement de tout républicain qui exprime publiquement son désaccord avec lui. Mais son règne égocentrique pourrait s’avérer être une aubaine pour les démocrates.

Lorsqu’il quittera la Maison Blanche en 2029, aucun autre républicain ne sera susceptible d’hériter de son emprise sur le mouvement MAGA ou d’égaler son talent pour les performances brutales et charismatiques. Trump domine son parti plus que tout autre président dans l’histoire des États-Unis. Il est difficile d’imaginer un successeur qui le ferait aussi bien que lui.

Il est évident que les démocrates ne peuvent pas se contenter d’attendre en espérant que le trumpisme échoue. Ils ont besoin de leaders et d’un programme qui répondent au mécontentement de nombreux Américains concernant l’avenir de leurs emplois dans une économie bientôt dominée par l’IA et déjà marquée par les guerres culturelles qui font rage depuis des décennies sans que l’un ou l’autre camp ne remporte plus que des victoires temporaires et partielles.

Les démocrates ne peuvent pas se contenter d’attendre en espérant que le trumpisme échoue.

Michael Kazin

Le maintien du Parti républicain sous Trump dans son programme de baisses d’impôts et de réductions des prestations sociales pour les plus vulnérables devrait offrir aux démocrates l’occasion de proposer une alternative à la fois populaire et progressiste, capable de reconquérir les électeurs de la classe ouvrière qu’ils ont perdus. C’est du moins de cette façon que leurs prédécesseurs ont remporté la majorité au pouvoir dans le passé.

Chaque fois que les démocrates ont su convaincre qu’ils défendaient les intérêts économiques du plus grand nombre, ils l’ont généralement remporté dans les urnes.

Il a fallu un temps terriblement long pour que le « parti du peuple » — comme il se désigne lui-même — accepte le soutien et défende les intérêts des Américains qui n’étaient pas blancs et de sexe masculin.

Au cours de son premier siècle d’existence, le Parti démocrate était de fait — même si ce n’était pas sa doctrine officielle — une organisation qui sollicitait uniquement les votes des hommes blancs et négligeait ou dénigrait tous les autres. Ce n’est que dans les années 1930 que le parti, au niveau national, a commencé timidement à embrasser un électorat pluri-ethnique. Ce changement a mûri de longues années durant : il n’a débouché sur l’adoption de lois solides en matière de droits civiques que près de trente ans plus tard 1.

Tout au long de leur histoire, les démocrates ont su remporter les élections au niveau national et être compétitifs dans la plupart des États lorsqu’ils ont réussi à articuler une vision économique égalitaire et à défendre des lois visant à la réaliser — d’abord uniquement pour les Américains blancs, certes, mais finalement pour tous les citoyens. Même lorsqu’ils défendaient la suprématie raciale et instauraient des politiques brutales qui ont dévasté la vie des Noirs américains et des autres personnes de couleur, les démocrates ne juraient que par la maxime de Thomas Jefferson : « des droits égaux pour tous et aucun privilège spécial pour personne ».

Seuls les programmes visant à améliorer la vie des gens ordinaires — en la rendant plus prospère ou simplement plus sûre — leur ont permis de s’unir et de rassembler un nombre suffisant d’électeurs pour constituer une majorité durable au gouvernement. Les dirigeants du parti comprenaient que la plupart des électeurs ne voyaient pas d’alternative au système du marché et des salaires — et ils n’ont pas d’ailleurs cherché à en proposer une — mais ils considéraient, de dehors de toute idéologie, que l’ordre capitaliste ne parvenait pas à produire l’idéal utilitariste du plus grand bien pour le plus grand nombre.

Des programmes universels comme la sécurité sociale, le GI Bill ou Medicare ont rencontré un large succès lorsqu’ils ont été adoptés par des majorités démocrates au Congrès et promulgués par des présidents démocrates. Modifiés pour aider les Américains de toutes les origines, ils sont devenus des piliers inébranlables de la politique de l’État. Ni Donald Trump ni aucun autre président républicain avant lui n’a véritablement tenté de les abolir ou de les remplacer.

Les périodes où les démocrates ont démontré leur engagement à mettre l’économie au service des citoyens ordinaires ont également été les seules où le parti a obtenu une majorité nationale durable : de la fin des années 1820 au milieu des années 1850, puis de nouveau des années 1930 à la fin des années 1960.

Au milieu du XXe siècle, l’historien Richard Hofstadter écrivait : « La tradition libérale dans la politique américaine, depuis l’époque de la démocratie de Jefferson et de Jackson jusqu’au populisme, au progressisme et au New Deal, a d’abord eu pour fonction d’accroître le nombre de ceux qui pouvaient bénéficier de la grande manne américaine, puis d’humaniser son fonctionnement et enfin d’aider à panser ses blessures. »

Pour gagner, les démocrates ont toujours dû construire.

Michael Kazin

L’idéologie séduisante promue par ce que l’on appelle aujourd’hui le « messaging » ne suffit guère si l’on veut remporter des élections nationales.

Même si les démocrates ont souvent gagné en formulant leurs critiques économiques et leurs propositions alternatives en des termes moraux, l’éthique n’a jamais vraiment été une exigence pour ceux qui excellaient dans l’art électoral.

En politique, on parle souvent de tactique et de stratégie.

Comme le laissent entendre ces métaphores guerrières, les personnalités politiques doivent analyser les forces et les faiblesses de leurs adversaires tout en mobilisant leurs propres ressources pour dominer le champ de bataille.

Pour gagner, les démocrates ont dû construire — puis, après de douloureuses défaites, reconstruire — une organisation efficace et intelligemment dirigée, composée d’éléments interdépendants.

Gluesenkamp Perez et Mamdani : figures d’une relève du Parti

Les bâtisseurs de cette organisation étaient rarement des présidents.

Pour certains, comme la Première dame Eleanor Roosevelt et le leader syndical Sidney Hillman dans les années 1930 et au début des années 1940, ils n’étaient même pas élus.

Mais ils avaient compris une chose essentielle : ils avaient trouvé ce qu’il fallait pour recruter des candidats capables de rassembler une coalition démographiquement diversifiée, à même de canaliser et d’intégrer les revendications et l’énergie des mouvements sociaux émergents.

Aujourd’hui, deux jeunes démocrates partageant les mêmes principes se sont révélés habiles dans ce type de politique, bien qu’ils mobilisent des électorats très différents et proposent des politiques assez dissemblables.

Marie Gluesenkamp Perez — ou MGP comme elle est désormais surnommée aux États-Unis — a été élue deux fois au Congrès dans une circonscription rurale de l’État de Washington que Trump a facilement remportée. Âgée de 37 ans, cette ancienne propriétaire d’un garage automobile parle presque exclusivement des questions qui préoccupent vraiment ses électeurs : l’accès aux soins de santé reproductive, le maintien des hôpitaux locaux et l’arrêt des importations de fentanyl

À un journaliste qui lui demandait comment les démocrates pourraient regagner la majorité, elle déclare : « il faudra que les parents de jeunes enfants, les habitants des communautés rurales et les artisans se présentent aux élections — et qu’on les prenne au sérieux. »

Elle est l’incarnation du profil des candidats aux fonctions électives issus des rangs des salariés ou des petits entrepreneurs et capables de gagner la confiance de ces catégories sociales qui forment la majorité de l’électorat américain.

De manière particulièrement habile, elle prend soin de louer le bipartisme et se vante des projets d’infrastructure qu’elle a fait financer dans sa circonscription. Évitant toute attaque contre Trump lui-même, Gluesenkamp Perez qualifie les républicains du Congrès de serviteurs des riches, tandis qu’elle défend les « familles travailleuses du sud-ouest de l’État de Washington » et leurs besoins d’une « santé durable ». En 2026, les démocrates qui se présenteront dans des circonscriptions conservatrices et modérées de la Chambre des représentants auraient tout intérêt à imiter sa stratégie : un savant mélange de modération et de conscience de classe.

À un journaliste qui lui demandait comment les démocrates pourraient regagner la majorité, Gluesenkamp Perez déclare : « il faudra que les parents de jeunes enfants, les habitants des communautés rurales et les artisans se présentent aux élections — et qu’on les prenne au sérieux. »
Lors des primaires de juin, il a fait campagne en promettant de rendre la ville abordable pour les millions d’habitants qui se sentent étouffés par les loyers élevés et le coût des produits de première nécessité. Mamdani promet de construire davantage de logements sociaux, de rendre les transports publics gratuits et d’augmenter les impôts des plus riches.

L’identité et le parcours de Zohran Mamdani diffèrent fondamentalement de ceux de la représentante de l’État de Washington.

Lorsqu’il était encore enfant, celui qui s’est autoproclamé socialiste démocrate a immigré avec ses parents depuis l’Ouganda ; son père — de gauche — est un professeur renommé à l’université Columbia et sa mère une réalisatrice de cinéma célèbre. À 33 ans, il a surpris la plupart des observateurs en remportant l’investiture de son parti pour la mairie de New York avec un message populaire qui pourrait aider ses collègues démocrates à regagner les voix des Américains ordinaires qu’ils ont perdues.

Mamdani et Gluesenkamp Perez montrent tous deux comment une nouvelle génération de politiciens démocrates ravive un populisme agressif que le reste du parti gagnerait à adopter.

Michael Kazin

Lors des primaires de juin, il a fait campagne en promettant de rendre la ville abordable pour les millions d’habitants qui se sentent étouffés par les loyers élevés et le coût des produits de première nécessité. Mamdani promet de construire davantage de logements sociaux, de rendre les transports publics gratuits et d’augmenter les impôts des plus riches. 

S’il pourrait tout à fait être élu maire de New York, son identité « socialiste » risque de limiter l’influence qu’un tel succès pourrait exercer sur le reste du parti.

Les jeunes progressistes le saluent comme un candidat qui ose dire la vérité sur les maux du capitalisme moderne — mais le socialisme n’a historiquement jamais conquis le cœur ou les votes de plus qu’une minorité bien déterminée d’Américains. Face à lui, la stratégie des républicains sera assez évidente : ils s’aligneront sur la description récente que Trump a faite de Mamdani — « un communiste fou à 100 % » et tenteront de forcer tous les candidats démocrates à se positionner par rapport à lui.

Si la plupart des électeurs vivant loin de New York se moquent bien de savoir qui sera élu maire de la ville, l’accusation de « radicalisme » a déjà mis les démocrates sur la défensive et pourrait compromettre leur volonté de faire campagne contre les coupes budgétaires de Trump dans les soins de santé et d’autres prestations sociales populaires. Certains démocrates centristes s’opposent déjà à Mamdani pour ces mêmes raisons.

Malgré leurs différences et ces limites, Mamdani et Gluesenkamp Perez montrent tous deux comment une nouvelle génération de personnalités politiques démocrates ravive un populisme agressif que le reste du parti gagnerait à adopter.

Depuis la crise de 2008, alors que les populistes autoritaires de droite gagnaient en puissance dans toute l’Europe, les sociaux-démocrates n’ont proposé aucune alternative cohérente. Ils ont d’ailleurs gagné uniquement lorsque leurs adversaires se sont révélés être de piètres gouvernants — comme au Royaume-Uni en 2024. Des deux côtés de l’Atlantique, la gauche et le centre-gauche continuent de perdre des électeurs nés dans le pays et sans diplôme universitaire, qui considèrent l’économie d’aujourd’hui et de demain comme une machine à créer des inégalités.

Revenir à l’économie : de la « vie large » en Amérique

Une solution pour les démocrates serait de défendre et de lutter avec acharnement pour faire adopter un petit nombre de mesures à la fois très populaires et susceptibles de rendre la vie du plus grand nombre des Américains plus sûre.

Les possibilités ne manquent pas : de la généralisation de l’école maternelle à un salaire minimum de 18 dollars de l’heure en passant par un contrôle strict des prix des médicaments et du droit à l’avortement et à la contraception. Une stratégie consisterait ainsi à sélectionner quelques mesures clef et à les défendre inlassablement dans un langage clair et compréhensible pour les Américains — plutôt que de recourir à des formules creuses censées plaire à tous mais qui n’enthousiasment en fait personne, à l’image ce qui a conduit à l’échec de Kamala Harris en 2024.

Les identités ethniques continuent bien sûr d’avoir leur importance, mais centrer une stratégie dessus ne permet pas d’obtenir la majorité.

Michael Kazin

Pour réussir, ce virage doit être radical.

Les démocrates devraient ainsi également abandonner l’idée fixe selon laquelle les groupes ethniques auraient, en tant que tels, une quelconque importance électorale. La croyance selon laquelle on pourrait compter sur la solidarité ethnique pour gagner les voix d’un professeur noir dans une université prestigieuse, d’une employée de maison salvadorienne et d’un programmeur informatique dont la famille vit à Mumbai a toujours relevé davantage du vœux pieu que de la réalité de terrain. Le fait que Harris n’ait remporté que 53 % des voix des Latinos et 86 % des voix des électeurs noirs prouve que faire appel au vote des « personnes de couleur » uniquement en raison de leur origine est souvent une stratégie perdante. Les identités ethniques continuent bien sûr d’avoir leur importance, mais centrer une stratégie dessus ne permet pas d’obtenir la majorité.

Les démocrates devraient aussi renforcer leur collaboration avec les syndicats existants — qui rassemblent 14 millions de membres de toutes les origines, genres et nationalités — et plaider pour l’adoption de lois facilitant leur implantation dans le secteur privé, où ils ne représentent aujourd’hui que 6 % des travailleurs. Joe Biden et Kamala Harris ont tous deux participé à des piquets de grève et exprimé leur soutien au PRO Act, une loi pour la protection du droit à l’organisation syndicale, qui supprimerait les obstacles juridiques à la création de syndicats. 

Mais les élus et les militants démocrates devraient placer cette défense des syndicats au cœur de leur discours et la mettre en avant tout au long de l’année. Seuls les travailleurs eux-mêmes peuvent créer des syndicats, mais il ne peut y avoir de véritable « populisme économique » sans institutions qui représentent et défendent les besoins économiques du « peuple » lui-même.

Parfois, cela peut partir de situation extrêmement concrètes.

L’automne dernier, les démocrates du comté de York dans l’État clef de Pennsylvanie ont mené leur campagne électorale dans un bâtiment appartenant à une section locale de l’International Brotherhood of Electrical Workers (IBEW) — l’un des plus grands syndicats du bâtiment du pays. Kamala Harris a obtenu dans ce comté conservateur des résultats similaires à ceux obtenus par Biden quatre ans auparavant. Sans le soutien en nature de l’IBEW, les militants sur place du parti démocrate n’aurait peut-être pas eu de lieu où se réunir.

Les politiciens et les militants démocrates doivent placer la défense des syndicats au cœur de leur discours et la mettre en avant tout au long de l’année. 

Michael Kazin

Le parti doit également mettre en place des institutions qui recrutent des militants dans toutes les régions de leur État, avec pour mission de créer un mouvement durable — et pas simplement une organisation qui s’anime au début de chaque campagne.

Recrutement, gestion des ressources humaines et organisation : redevenir un parti

Le Wisconsin présente un cas d’étude fécond pour penser une telle bifurcation.

De 2019 à 2025, Ben Wikler a dirigé une organisation disposant de bureaux dans tout l’État et travaillant en permanence avec des défenseurs de toutes les causes progressistes. Les démocrates de cet État indécis ont remporté une série de victoires — du poste de gouverneur à la Cour suprême en passant par la législature. En 2024, Harris a perdu le Wisconsin avec seulement 29 000 voix d’écart, le plus faible écart dans les trois États pivots qui bordent les Grands Lacs. Néanmoins, les démocrates du Wisconsin sont parvenus à renverser dix circonscriptions à la Chambre et quatre qu’ils avaient ciblées au Sénat de l’État.

En l’absence des anciennes « machines » municipales et étatiques qui récompensaient autrefois les partisans fidèles par des emplois et des faveurs personnelles, les démocrates aux niveaux étatique et local doivent s’adapter : compter sur des bénévoles dévoués est toujours un point de départ. Mais leur nombre et leur enthousiasme fluctuent à chaque cycle électoral. Le recours direct des candidats aux réseaux sociaux pour s’adresser aux électeurs contribue par ailleurs à affaiblir ce qui reste des structures traditionnelles du parti.

Au niveau national, le Comité national démocrate est devenu une coquille vide. La responsabilité de remporter ou de conserver des sièges au Congrès et dans les États incombe au DCCC (Comité de campagne du Congrès démocrate), au DSCC (Comité de campagne sénatoriale démocrate) et au DLCC (Comité de campagne législative démocrate).

Derrière ces acronymes ennuyeux se cache le travail de milliers de gestionnaires, de consultants, de publicitaires, de programmeurs et de démarcheurs qui promeuvent des candidats à la Chambre des représentants, au Sénat et dans les assemblées législatives des États — des candidats dont les ambitions dépassent parfois leurs compétences politiques.

Les tenants cosmopolites du « blob » washingtonien veillent à ce que le parti soutienne fermement le droit à l’avortement, l’égalité des droits pour les couples mariés et la justice raciale.

Mais la plupart des démocrates « de carrière », grands gagnants de la loterie méritocratique interne aux parti, ont peu de contacts avec les classes moyennes inférieures. Ils se sentent souvent moins pressés de mettre en avant des solutions à l’inégalité économique que leurs leaders condamnent rituellement dans leurs discours.

Le recours direct des candidats aux réseaux sociaux pour s’adresser aux électeurs contribue aussi à affaiblir ce qui reste des structures traditionnelles du parti.

Michael Kazin

Mais rien ne condamne les démocrates à se battre uniquement avec les armes de l’appareil officiel du parti.

Dans le camp progressiste de la société civile, il existe un certain nombre d’organisations qui défendent les politiques démocrates et qui sont assez habiles dans la gestion quotidienne des campagnes électorales ou dans la mobilisation de partisans enthousiastes. L’une d’elles est « Indivisible », fondée après la victoire de Trump aux élections de 2016, qui compte des milliers de sections à travers le pays, dont au moins une dans chaque circonscription électorale. En collaboration avec une multitude de groupes locaux, elle a organisé les manifestations « No Kings » le 14 juin dernier, qui auraient rassemblé jusqu’à cinq millions de personnes. Des groupes plus anciens, tels que le Sierra Club, Planned Parenthood et la NAACP, font également des dons et travaillent à l’élection de leurs candidats.

Les militants démocrates ne peuvent toutefois pas percevoir leur institution seulement comme un mouvement social.

De 2019 à 2025, Ben Wikler a dirigé une organisation disposant de bureaux dans tout l’État et travaillant en permanence avec des défenseurs de toutes les causes progressistes. Les démocrates de cet État indécis ont remporté une série de victoires — du poste de gouverneur à la Cour suprême en passant par la législature.
En 2024, Harris a perdu le Wisconsin avec seulement 29 000 voix d’écart, le plus faible écart dans les trois États pivots qui bordent les Grands Lacs. Néanmoins, les démocrates du Wisconsin sont parvenus à renverser dix circonscriptions à la Chambre et quatre qu’ils avaient ciblées au Sénat de l’État.

Dans un système démocratique, le rôle d’un parti politique est de remporter les élections, puis de faire pression sur les élus pour qu’ils mettent en œuvre les politiques souhaitées par leurs électeurs. Les mouvements sociaux, quant à eux, existent pour articuler des politiques alternatives et lancer des appels moraux forts en faveur d’une ou plusieurs causes. Leur rôle n’est pas de convaincre la majorité mais de persuader la minorité qui s’identifie à eux de changer le fonctionnement du pouvoir.

Les démocrates auraient néanmoins tout intérêt à attiser l’élan qui anime tout mouvement efficace et durable : le sentiment de faire cheminer un objectif commun vers une fin louable ; la solidarité entre ses partisans et l’empathie envers les Américains qui ont besoin d’une société plus équitable — et la méritent.

Plus le nombre de personnes mobilisées pour lutter de manière intelligente et stratégique pour leur propre compte sera important, plus les États-Unis se rapprocheront de cet objectif.

Nevada, section locale 226 : refaire de la politique

Dans le Nevada, un syndicat unique en son genre a fourni une sorte de modèle pour le succès des démocrates.

Le soir des midterms de 2018, une foule de travailleurs, vêtus de chemises rouge vif portant le nom de leur section locale en grosses lettres noires, a défilé dans les couloirs ridiculement larges du Caesars Palace, sur le Strip de Las Vegas.

Les membres du syndicat Culinary Workers Union Local 226 discutaient gaiement et riaient à gorges déployées.

De temps à autre, l’un d’eux lançait le slogan « Nous votons, nous gagnons ! » — aussitôt repris en chœur par les autres.

En groupe, ils se dirigeaient vers la salle de bal de l’hôtel — une immense salle décorée comme une parodie du Forum romain — pour suivre l’annonce des résultats électoraux.

Plus le nombre de personnes mobilisées pour lutter de manière intelligente et stratégique pour le compte du parti sera important, plus la nation se rapprochera de cet objectif.

Michael Kazin

Lorsque le bureau du secrétariat de l’État a finalement annoncé les résultats, le slogan du syndicat s’est concrétisé : les électeurs avaient élu, avec une nette avance, des démocrates à presque tous les postes de l’État — à l’exception d’un seul — ainsi que trois des quatre représentants du Nevada au Congrès.

Ils avaient également battu le sénateur républicain sortant, signant ainsi la seule victoire démocrate de l’année au Sénat 2. Les démocrates ont également renforcé leur majorité déjà confortable au sein de la législature, et le Nevada est devenu le premier État à compter plus de femmes que d’hommes dans cette instance.

Sans la section locale 226, ces victoires n’auraient pas été possibles.

Le syndicat, qui représente quelque 60 000 travailleurs qui servent les clients à Las Vegas et à Reno, nettoient leurs chambres et portent leurs bagages, est une formidable machine électorale dans le comté de Clark, où vivent trois habitants du Nevada sur quatre.

Le syndicat organise régulièrement des sessions d’éducation politique pour ses membres.

Il loue des bus pour les transporter jusqu’aux urnes.

Dans les conventions collectives qu’il a signés avec les hôtels, il a obtenu le droit pour ses membres de prendre un congé de deux mois si c’est pour participer à une campagne électorale.

Lorsque les démocrates remportent Clark avec plus de dix points d’avance, la base républicaine blanche rurale de l’État ne parvient pas à rassembler suffisamment de voix pour les battre.

Malgré la pandémie de Covid-19 qui a poussé la plupart de ses membres au chômage, la section locale 226 a réitéré sa performance en 2020.

Ils ont frappé à plus d’un demi-million de portes — permettant de nouveau aux démocrates de remporter la victoire dans toutes les catégories.

En 2024, le mécontentement face à la hausse des prix a réduit l’avance du parti dans le comté de Clark à seulement 2 %. Trump a remporté l’État.

La section locale 226 reste un modèle de multiculturalisme en action. Ses membres sont originaires de plus de 170 pays et parlent plus de quarante langues. La majorité d’entre eux sont latino-américains et la plupart sont des femmes. La section locale aide des milliers de travailleurs immigrés à se préparer à l’examen de citoyenneté. Elle gère également une pharmacie où les membres de la section et leurs familles peuvent se faire délivrer leurs ordonnances gratuitement.

Le syndicat projette ainsi une image des Latino-Américains qui diffère nettement de celle véhiculée par la gauche — qui les considère principalement comme des victimes du racisme nativiste — ou par la droite — qui les accuse d’être des voleurs d’emplois ou des criminels. Ces immigrés ont conquis le pouvoir sur leur lieu de travail et savent comment l’utiliser pour défendre leurs intérêts politiques.

Ce sont des syndicats comme celui-ci, composés de travailleurs d’origine étrangère, qui ont joué un rôle essentiel dans la création du New Deal dans les années 1930 et 1940.

À l’époque, le Congrès des organisations industrielles (CIO) avait brisé la résistance des employeurs dans les secteurs de l’automobile, de la sidérurgie, des docks et de l’électricité, et a transformé des États autrefois solidement républicains comme l’Ohio, la Pennsylvanie et le Michigan en bastions des démocrates pro-syndicats.

L’industrie lourde décline depuis longtemps aux États-Unis, tout comme les institutions ouvrières qui permettaient autrefois aux hommes et aux femmes peu diplômés — souvent sans diplôme au-delà des études secondaires — d’accéder à un emploi stable et correctement rémunéré. Mais les membres de la section locale 226 accomplissent un travail collectif, socialisé, même s’il est aujourd’hui jugé moins essentiel — à l’image des ouvriers qui assemblaient autrefois des pare-chocs de Chevrolet ou des métallurgistes au pied des hauts fourneaux.

Comme dans les puissants syndicats industriels du passé, la section locale 226 donne à ses membres le sentiment d’appartenir à une communauté de personnes qui ne se contentent pas de travailler ensemble.

Ils s’informent mutuellement des enjeux de la politique locale et nationale et passent de nombreuses heures à sillonner le Nevada pour élire des hommes et des femmes qui, selon eux, protégeront et feront progresser leurs intérêts.

*

Comme à l’époque du New Deal et de la Grande Société, les démocrates ne connaîtront à nouveau des victoires régulières que si leurs militants, leurs candidats et leurs élus débattent de leurs divergences sans qu’un camp ne dénonce ou ne cherche à purger l’autre.

Il serait utile que les démocrates de tous horizons, salariés ou non, s’inspirent de ce que les membres de la section locale 226 ont accompli sur leur lieu de travail et dans leur quartier.

Tout comme les républicains ne pourraient pas se qualifier de « parti chrétien » s’ils n’avaient pas des milliers d’églises évangéliques à leurs côtés, les démocrates ne redeviendront jamais un « parti de la classe ouvrière » s’ils n’aident pas à construire et à soutenir des institutions solides représentant les Américains ordinaires — pour en faire les forces vives d’une coalition plus large. 

Des groupes solides, durables, rassemblant celles et ceux qui aspirent à incarner collectivement ce que le poète Walt Whitman appelait « l’égalisateur de son temps et son pays » 3, sont essentiels pour faire face à la pression puissante exercée par Donald Trump et ses partisans pour remettre en cause la démocratie américaine.

Sources
  1. What It Took to Win : A History of the Democratic Party, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2022.
  2. He is the equalizer of his age and land ». Nous empruntons la traduction française à Léon Bazalgette in Walt Whitman, Feuilles d’herbes, II, Mercure de France, 1922, « Au bord de l’Ontario bleu », p. 92.