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26.07.2025 à 19:13

Essoufflement ou stabilisation ? Le trumpisme à Washington après six mois de Trump

Matheo Malik

La tronçonneuse a-t-elle été remplacée par un scalpel ?

La nouvelle génération, qui a posé il y a six mois ses bagages à Washington, semble avoir trouvé une forme d’équilibre mais sans résoudre aucune des divisions idéologiques profondes qui la traversent.

Depuis la capitale américaine, Marlène Laruelle livre une radiographie.

Trump : six mois à la Maison-Blanche | 6/7

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Texte intégral (3795 mots)

Spectaculaire, brutal, chaotique  : le projet civilisationnel de Donald Trump semble se déployer de manière inarrêtable, irrésistible.

Cela fait six mois qu’il est à la Maison-Blanche. Face au vertige des nombreux bouleversements enclenchés à Washington, comment faire un inventaire   ?

Pour dresser le bilan provisoire d’une présidence qui veut changer le cours de l’histoire en transformant la vieille république américaine en empire, nous publions cette semaine notre première série d’été pour essayer de comprendre — au-delà des sources — ce qu’a mis en acte concrètement Donald Trump pendant six mois. Et comment lui résister.

Après six mois à la Maison-Blanche, le pouvoir de Donald Trump semble avoir trouvé une forme plus stable. Si l’esprit « révolutionnaire » des premières semaines n’a disparu, certains équilibres idéologiques — certes précaires — commencent à prendre forme au sein de l’administration. Ils pourraient guider les années à venir de la présidence Trump.

La fin de « l’énergie révolutionnaire » ?

L’élément le plus révolutionnaire, le Département pour l’efficacité gouvernementale ou DOGE, sous le leadership d’Elon Musk, a vécu.

Le DOGE a en effet échoué à couper dans les énormes dépenses publiques de l’État fédéral, allant jusqu’à susciter la défiance d’une partie de l’électorat trumpiste. Les coupes budgétaires initiées — de l’ordre de 175 milliards de dollars — sont ainsi restées très inférieures à l’objectif annoncé d’un « trillion » de dollars. 

C’est bien évidemment beaucoup pour les agences les plus touchées — les domaines qui pâtissent le plus de cette politique sont l’environnement, l’éducation, le développement et le soft power américain en général — mais minime en comparaison de ce que dépense l’État fédéral au quotidien.

Mais le message est passé : c’est là que se situe, pour l’essentiel, le véritable héritage du DOGE. 

Le départ d’environ 130 000 fonctionnaires fédéraux — renvoyés ou partis « volontairement » 1 —, marque la victoire du récit poussé par une partie du mouvement MAGA selon lequel l’État fédéral serait un bastion « woke » à affaiblir à tout prix. Après le départ fracassant de Musk et son divorce spectaculaire avec Trump, le DOGE a réajusté sa mission sur des objectifs plus modestes de réduction de l’appareil fédéral.

En d’autres termes, la tronçonneuse va être remplacée par un scalpel aux missions plus précises.

La politique étrangère trumpiste : néoconservateurs, restrainers, et « transactionnalistes »

La politique étrangère sera influencée par l’équilibre — encore à trouver — entre trois groupes qui, bien que tous unis sous la bannière de la politique America First, sont en réalité divisés.

On y trouve des néoconservateurs ralliés à la cause trumpiste, qui tentent de pousser le président vers une politique étrangère républicaine plus classique ; des restrainers partisans d’une politique étrangère « retenue » 2, voire isolationniste, et des transactionnalistes, principalement issus des milieux d’affaires et prêts à des concessions idéologiques de tout bord au nom du « deal ».

La tronçonneuse de Musk va être remplacée par un scalpel.

Marlène Laruelle

Les proches du président sont divisés entre les restrainers, représentés par le vice-président J. D. Vance, et des personnalités plus proches des néoconservateurs et favorables à une politique plus engagée, comme l’ancien conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz, et Keith Kellogg, l’envoyé présidentiel pour l’Ukraine. 

Marco Rubio, qui est devenue l’une des figures centrales du gouvernement, cumulant plusieurs chapeaux — dont celui de conseiller à la sécurité nationale par intérim en remplacement de Waltz depuis le 1er mai — se situe entre les deux écoles  : historiquement proche des néocons, il s’est rallié à des positions plus marquées par la retenue et semble vouloir jouer le point d’équilibre entre les deux clans sur tous les conflits — de la guerre en Ukraine à l’embrasement au Moyen-Orient en passant par la relation avec la Chine.

Pour les think tanks trumpistes, la période d’ajustement est prolongée

La personnalité imprévisible de Trump et sa stratégie de navigation « à vue » secouent jusqu’aux milieux trumpistes. 

Bien qu’elle ait bénéficié de la publicité autour du Project 2025, la Heritage Foundation peine à produire la nouvelle élite trumpiste et reste prisonnière de logiques républicaines classiques 3. Il en va de même pour le Manhattan Institute, autre think tank conservateur, né dans les années 1970 et qui bénéficie au sein du monde MAGA, du prestige de l’un de ses experts, Christopher Rufo, chantre des attaques contre le savoir universitaire.

Les forces vives qui mettent en pratique le trumpisme sont toujours aussi actives à Washington.

Marlène Laruelle

D’autres think tanks tentent de garder leur cap idéologique : le Hudson Institute, qui bénéficie de larges contrats de recherche avec le Pentagone, reste sur sa ligne néoconservatrice, quitte à se retrouver en conflit avec certaines décisions présidentielles.

De l’autre côté du spectre, le Quincy Institute s’est récemment réjoui de la prise de distance de Trump envers Israël : l’institution s’était démarquée pour ses prises de position relativement pro-palestiniennes — une rareté dans le petit monde washingtonien. Enfin le Stimson Center continue à soutenir une reprise du dialogue avec la Russie, malgré le peu d’avancées sur le front des négociations. 

Les think tanks créés spécifiquement pour accompagner Trump après son départ de la présidence en 2021 sont plus chanceux.

Le Center for Renewing America et l’America First Policy Institute (AFPI) sont ainsi parvenus à produire de nouveaux cadres trumpistes en peu de temps 4. Russell Vought, l’influent directeur du bureau de la gestion et du budget à la Maison Blanche est issu du premier — tandis que Pam Bondi, ministre de la justice, et Linda McMahon, ministre de l’agriculture et du logement ont fourbi leurs armes dans les rangs du second. 

Toutefois, s’ils fournissent des cadres à la nouvelle administration, ces think tanks éprouvent des difficultés à produire une pensée stratégique digne de ce nom et manquent de crédibilité intellectuelle.

Former les jeunes générations trumpistes : le dilemme du nouveau cycle à Washington

Si les luttes politiques internes se tassent donc quelque peu, les forces vives qui mettent en pratique le trumpisme sont toujours aussi actives à Washington  : des milliers de jeunes staffers ambitieux sont en train de créer une vie culturelle parallèle dans la capitale américaine.

Jeunes hommes en costume, jeunes femmes bien habillées respectant les stéréotypes genrés traditionnels ont envahi les cafés, lounges et restaurants des quartiers autour du Congrès. 

Ces staffers viennent des grandes universités conservatrices comme Hillsdale College dans le Michigan — qui a son propre campus à Washington — ou l’université évangélique Liberty University, en Virginie, qui place tous ses étudiants en stage dans les institutions fédérales.

Ils sont pétris de ce qu’on appelle aux États-Unis la classical education — des cursus centrés sur l’histoire américaine, la pensée des pères fondateurs, le droit constitutionnel et l’histoire de la pensée occidentale — et aiment parler de valeurs occidentales et de philosophie politique 5. Ils combinent ce classicisme avec la culture de la génération Z, entièrement tournées vers les réseaux sociaux : ils vénèrent ainsi les héros de la Big Tech — en qui ils voient les porteurs de l’éthos américain et d’un nouveau Gilded Age pour leur pays — et socialisent lors des soirées arrosées organisées par les grandes firmes de cryptomonnaies proches de Trump comme celles de David Sacks, le « tsar » de l’IA et des cryptoactifs.

Sur le plan intellectuel, le trumpisme reste composé de plusieurs écosystèmes idéologiques en tension.

Marlène Laruelle

Si l’administration Trump manque encore de cadres pour ses postes les plus exposés, plusieurs organisations s’activent dans l’ombre pour former les nouvelles générations. C’est le cas du American Moment, très proche de J. D. Vance, qui offre des formations professionnelles aux étudiants conservateurs et des bourses pour travailler à Washington. Son cofondateur, Saurabh Sharma, a été nommé à la Maison-Blanche dans le service en charge du personnel présidentiel. C’est également le cas de la Fellowship Ben Franklin, proposée aux nouvelles recrues trumpistes du Département d’État.

Dans les milieux universitaires, de nouveaux « centres de civisme et de leadership » 6 financés par des fonds publics provenant des États républicains, ont émergé afin de donner voix à des universitaires conservateurs dans des universités largement progressistes comme Arizona State University, University of Florida et University of Texas à Austin.

Des associations universitaires conservatrices comme American Council on Trustees and Alumni et National Association of Scholars se sont trouvées revigorées par les offensives trumpistes contre les grandes universités de la Ivy League. Bien que dans une moindre mesure, l’association MAGA « Turning Point USA », qui recrute sur les campus américains, prend également de l’ampleur. Ces projets sont soutenus par de puissantes structures comme la Bradley Foundation, la Koch Foundation, la Olin Foundation ou l’homme d’affaires de Caroline du Nord J. Arthur Art Pope 7.

Derrière l’alliance de circonstance, des clivages idéologiques profonds

Sur le plan intellectuel, le trumpisme reste composé de plusieurs écosystèmes idéologiques en tension.

Tous sont unis par les idées postlibérales : le libéralisme tel qu’il existe depuis les années 1990 aurait échoué et devrait être dépassé, soit par un retour à des pensées pré-libérales comme une forme de théocratie chrétienne, soit par l’invention d’un nouveau modèle politique futuriste.

Mais par-delà la vision partagée de ce qu’il rejette, le trumpisme se construit sur des imaginaires politiques — et parfois peu homogènes.

Techno-droite contre chrétiens post-libéraux

La ligne de partage la plus visible divise les intellectuels conservateurs, souvent catholiques (Adrian Vermeule, Patrick Deneen, Sohrab Ahmari, etc.), dits post-libéraux, et la techno-droite d’Elon Musk, Peter Thiel et autres tycoons de la « mafia Paypal ». Les intellectuels post-libéraux appellent à une société conservatrice, religieuse, non-consumériste, centrée sur le bien-être collectif plutôt qu’individuel, faite de petites communautés fermées croyant dans le Bien et le Bon et refusant ce qu’ils interprètent comme un nihilisme moral. La techno-droite propose quant à elle une vision du futur élitaire et libertarienne dans laquelle un petit groupe choisi d’êtres humains mâles et riches pourrait vivre une humanité augmentée par la technologie, se rendre dans l’espace, se reproduire de manière quasi-industrielle, et laisser le reste des leurs concitoyens croupir sur une planète polluée et surpeuplée. 

Il y a donc peu de choses en commun, donc, entre un projet centré sur une réhabilitation chrétienne de l’ontologie humaine et un projet qui considère que l’IA pourra aisément remplacer la plupart des humains. Pourtant, certains comme Patrick Deneen tentent d’articuler l’idée qu’il existerait une symbiose et non une contradiction, entre ces deux courants 8. Mais le fait que J. D. Vance puisse en un sens la personnifier n’en résout pas les contradictions philosophiques.

La fin explosive de la relation entre Trump et Musk n’a pas affecté la relation entre ces deux courants majeurs du trumpisme car des figures intellectuellement plus consistantes que Musk tels que Peter Thiel or Alex Karp continuent à marche accélérée la fusion de Palantir avec l’État américain et en particulier le Pentagone.

Pour ou contre le regime change en Europe

Une autre ligne de division oppose ceux qui appellent les États-Unis à une nouvelle politique transatlantique fondée sur des valeurs illibérales et ceux qui souhaitent une politique américaine focalisée uniquement sur les intérêts nationaux 9

Dans le premier camp, le discours de J. D. Vance à Munich, le soutien d’Elon Musk et de plusieurs officiels aux figures d’extrême droite en Europe, et l’appel à la recherche d’« alliés civilisationnels en Europe » lancé par un employé du Département d’État sur le site officiel du ministère.

Dans l’autre, on trouve des experts de politique étrangère travaillant dans des think tank trumpistes comme Sumantra Maitra, qui argue qu’il ne sert à rien de faire la morale illibérale aux Européens — au risque de reproduire les erreurs des néoconservateurs avec un autre logiciel idéologique, et que Washington ferait mieux de se concentrer sur ses propres intérêts nationaux.

L’immigration et l’économie

Une troisième ligne de partage oppose les trumpistes « originels », ceux qui viennent du monde MAGA, pour qui l’émigration est un problème majeur et qui veulent recentrer l’identité nationale sur les Blancs du pays — une tendance incarnée par Steve Bannon — et la techno-droite, qui souhaite une émigration contrôlée garantissant une force de travail bon marché et des cerveaux tech venus du monde entier. 

Le monde trumpiste est également divisé sur les questions économiques.

Le thème le plus polarisant a bien évidemment été l’imposition — ou plus exactement la menace d’imposition dans bien des cas — par la nouvelle administration de droits de douane disproportionnés à presque la totalité des pays du monde. 

Les forces vives du trumpisme ne croient ni dans le néolibéralisme globalisé, ni dans le capitalisme financier.

Elles projettent un mixte de productivisme — à travers la réindustralisation et l’extractivisme dans le secteur énergétique — et de décroissance de la consommation. 

Les commentaires de Trump sur le fait qu’une récession ne serait pas si mauvaise pour les Américains et que consommer moins est parfois nécessaire fait assez clairement écho aux racines postlibérales du projet trumpiste, au grand dam de la majorité des milieux républicains classiques.

Le tournant monarchique

Une question demeure en suspens. La dimension la plus radicale du projet trumpiste — la transformation de la république américaine en empire en passant par la monarchie — est-elle toujours d’actualité ?

Après six mois au pouvoir, la seconde présidence de Donald Trump reste marquée par une contre-révolutionnaire par bien des aspects. 

Les forces vives du trumpisme ne croient ni dans le néolibéralisme globalisé, ni dans le capitalisme financier.

Marlène Laruelle

La politique étrangère est peut-être le domaine ou les politiques républicaines classiques des néoconservateurs semblent gagner des points contre la vision du monde MAGA — même si les changements d’opinion réguliers de Trump ne garantissent à aucun camp de pouvoir se reposer sur leur lauriers. 

Mais dans le domaine intérieur, si le DOGE est passé en arrière-plan de l’agenda politique, les attaques contre l’État de droit, la mise sur pression de la justice et de la science, et le « tournant monarchique » — allant des travaux sur la possibilité d’une troisième mandat de Trump à la renaissance de la théorie du pouvoir exécutif unitaire — confirme le changement d’ère. 

L’objectif d’une transformation profonde et irréversible du champ politique, institutionnel et culturel étatsunien reste pour cette fraction l’objectif final à atteindre.

Reste à voir si, confronté à la première vraie crise venue de sa base politique — l’affaire de la « liste Epstein » — le trumpisme — compris comme l’équation complexe entre les nouvelles élites de Washington et le mouvement MAGA — parviendra tenir. Pour l’inquiétant prophète des Lumières noires Curtis Yarvin, il est peut-être déjà trop tard.

Sources
  1. Officially, 59,000 federal jobs are gone under Trump. There’s more to the picture », NPR, 6 juin 2025.
  2. Competing Visions of Restraint for U.S. Foreign Policy », RAND, 9 janvier 2025.
  3. Conservative Think Tanks and Project 2025 : Much Ado About Nothing New ? », Illiberalism Studies Program, 30 avril 2025.
  4. Les think tanks conservateurs à l’épreuve du moment Trump », The Conversation, 5 juin 2025.
  5. Last Boys at the Beginning of History : Thymos comes to the capital », The Point, 22 janvier 2025.
  6. Old Project, New Vehicle : Conservative Civics and Leadership Institutes in Historical Context », Illiberalism Studies Program, 7 mai 2025.
  7. The 40 Million Dollar Man », Democracy NC.
  8. Why the MAGA-DOGE coalition will hold Common enemies and overlapping aims », UnHerd, 4 avril 2025.
  9. The Logic of the State Department’s Civilizational Turn », The American Conservative, 2 juin 2025.
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26.07.2025 à 06:30

L’armée russe est sur le point de s’emparer entièrement de l’oblast de Louhansk

Marin Saillofest

Au cours des prochaines semaines voire des prochains mois, l’armée russe devrait capturer les 35 km² restants dans l’oblast de Louhansk, plaçant sous son contrôle une deuxième région suite à l’annexion de la Crimée en 2014.

Si la capture de Louhansk serait érigée en victoire majeure par Moscou, c’est principalement dans la région voisine de Donetsk que la progression russe pose un réel danger pour le front ukrainien.

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Texte intégral (660 mots)

Le 24 juillet 2025, les forces ukrainiennes ne contrôlaient plus que 35 km² à l’intérieur des frontières administratives de la région de Louhansk, dans le sud-est du pays. Si la Russie parvenait à prendre le contrôle de la totalité de la région, ce qui semble très probable à court terme compte tenu du rythme de progression de son armée, il s’agirait de la deuxième région ukrainienne à tomber entièrement entre ses mains depuis 2014, après l’annexion de la Crimée.

La capture des régions de Donetsk et de Louhansk, qui forment le Donbass, constitue le principal objectif de guerre du Kremlin en Ukraine.

  • Moscou s’était rapproché de la capture de Louhansk à l’été 2022, quelques mois après le lancement de l’invasion à grande échelle, mais les forces ukrainiennes y avaient repris des positions lors de la contre-offensive de Kharkiv à l’automne.
  • Le chef de la république populaire de Louhansk — une organisation non-reconnue créée par la Russie en 2014 — Leonid Passetchnik, avait affirmé à la fin du mois de juin 2025 que le territoire de l’oblast avait « été entièrement libéré, à 100 % » 1.
  • Kiev maintient toutefois des positions dans deux « poches » situées à l’est des villages de Borova et de Yampil, dans les oblasts frontaliers de Kharkiv et de Donetsk.

Louhansk fait partie des quatre régions — aux côtés de Donetsk, Zaporijia et Kherson — dont « l’annexion » avait été annoncée par Moscou en septembre 2022, suite à des référendums non-reconnus par Kiev et la communauté internationale. Après plus de trois années de guerre, la Russie n’exerce toujours aucun contrôle sur ces oblasts dans leur totalité.

  • L’armée russe contrôle actuellement 77 % de l’oblast de Donetsk, 74 % de l’oblast de Zaporijia et 73 % de l’oblast de Kherson, selon une analyse géospatiale menée par la revue à partir des données vectorielles produites par l’Institute for the Study of War.
  • Moscou a toutefois étendu son offensive à d’autres régions de l’Ukraine qui n’étaient pas concernées par « l’annexion » annoncée par Poutine : Kharkiv (4,95 % contrôlé par l’armée russe), Soumy (0,12 %) et Tchernihiv (0,06 %), dans le nord de l’Ukraine.
  • Depuis quelques semaines, la Russie a également pénétré dans l’oblast de Dnipropetrovsk (0,07 %), jusqu’à présent relativement épargnée par la guerre, autour du village d’Horikhove.

Si la capture de l’oblast de Louhansk serait érigée en victoire majeure par Moscou, c’est principalement dans la région voisine de Donetsk que la progression russe pose un réel danger pour le front ukrainien. Les forces russes avancent rapidement au nord-est de Pokrovsk depuis quelques semaines, menaçant sérieusement la ville d’encerclement.

  • Si les forces russes parvenaient à couper l’accès à la route Т-05-15, qui relie Pokrovsk à Dobropillia, 20 kilomètres au nord, le commandement ukrainien pourrait être contraint d’envisager sérieusement l’évacuation de Pokrovsk, nœud logistique vital attaqué depuis plus d’un an.
  • Une telle victoire, bien qu’elle semble encore lointaine, serait susceptible de fragiliser la défense ukrainienne autour des autres bastions de la région : Kostiantynivka, Droujkivka, Kramatorsk et également Sloviansk.
Sources
  1. Российские военные взяли под контроль всю территорию ЛНР », Lenta, 30 juin 2025.
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26.07.2025 à 05:55

Hydra, l’Iliade et le mot bleu : Grand Tour dans l’île grecque de Gérard Araud

Matheo Malik

La scène pourrait ouvrir un roman.

Gérard Araud a vingt ans. Il est face au Parthénon. Il pleure de joie — la Grèce ne le quittera plus.

Aujourd'hui, à Hydra, il retrouve chaque année les coquelicots, les chemins de la ville à l'eau et les fantômes de l'île comme Leonard Cohen ou Jackie Onassis. Mais aussi l'esprit des exilés, de retour pour Pâques.

Et toujours la même énigme : la couleur de l'eau.

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Texte intégral (4341 mots)

Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où ils ne sont pas nés ou qu’ils n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Après Nikos Aliagas et Édouard Louis, nous finissons cette « semaine grecque » avec Gérard Araud.

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À quand remonte votre première rencontre avec la Grèce ? 

Je suis allé pour la première fois en Grèce à l’âge de vingt ans. Nous étions partis en 2 CV, avions descendu la côte yougoslave et fait le tour de l’Albanie communiste jusqu’à Thessalonique.

Nous sommes arrivés un soir à Athènes. Nous nous sommes précipités à l’Acropole où il n’y avait plus grand monde. J’étais seul face au Parthénon et j’ai pleuré doucement de bonheur. J’avais vingt ans et j’ai senti que ce lieu était une partie de moi-même. Ce sentiment ne m’a jamais quitté.

Pourquoi selon vous ?

Cet attachement trouve son origine dans mon enfance marseillaise.

Au lycée Thiers, comme les gens de ma génération, j’avais étudié le latin à partir de la sixième et le grec à partir de la quatrième. Mon professeur de quatrième nous avait accueillis en disant : « Messieurs, tout ce qui a été dit de beau et de grand l’a d’abord été en grec. » C’était évidemment occidentalo-centré. Nous étions des enfants d’autrefois  : nous faisions entre camarades des compétitions entre Athènes et Rome, nous organisions des concours autour de la rivalité entre les deux civilisations. Dans ces joutes enfantines, j’étais toujours passionnément athénien. 

Depuis, je n’ai cessé d’être fasciné par la culture grecque. Il est vrai qu’il est facile de tomber dans l’anachronisme en analysant le Ve siècle av. J.-C. avec une perspective du XXIe siècle, en y projetant ses propres fantasmes ou idées. Toutefois, en prenant ces précautions, la littérature grecque m’a toujours semblé aller à l’essentiel de la condition humaine. C’est Antigone, ce sont les mythes de la Grèce, le théâtre d’Eschyle. Dans Les Perses, Eschyle fait parler les ennemis, les vaincus — et le fait avec dignité et respect.

On puise dans ces textes la vision d’un homme face à Dieu, face au malheur, mais aussi libre et maître de son propre destin. 

C’est cette Grèce humaniste que j’ai ancrée au plus profond de moi. Aujourd’hui, tous les 29 mai, je suis en deuil de la chute de Constantinople.

C’est aussi la fascination pour Alexandre, le météore qui va fonder une ville à son nom au bout du monde, là où se trouve aujourd’hui l’Ouzbékistan.

Ces souvenirs du grec ancien me permettent aujourd’hui de jouer avec la langue grecque contemporaine, avec affection. Lorsque j’entends « kalimera » (bonjour), je ne peux m’empêcher de penser que « kalos » et « himera » sont des mots qui figuraient dans l’Iliade — il y a trente siècles. Lors de mon premier séjour grec, j’ai vu un journal nommé Kathimerini, que je devinais vouloir dire « le quotidien ». C’est un petit jeu personnel entre la Grèce, la langue grecque et moi.

Tous les 29 mai, je suis en deuil de la chute de Constantinople.

Gérard Araud

Enfin, j’ai été marqué à 15 ans par le film Z de Costa-Gavras, qui m’a fortement ému. 

Il raconte l’histoire d’un député de gauche dont l’assassinat par un nervi d’extrême droite est présenté par la police comme un accident. Un jeune juge, joué par Jean-Louis Trintignant, remonte la piste et découvre la vérité. Le film se termine par un coup d’État. On voyait alors apparaître au générique du film la liste des choses que les militaires avaient été interdites. Parmi elles, celle des « mathématiques modernes » avait — je ne sais trop pourquoi rétrospectivement — perturbé et marqué l’adolescent que j’étais alors. D’ailleurs, c’est la seule dont je me souvienne.

En somme, je vois dans la littérature et la culture grecques les signes toujours renouvelés d’une humanité universelle, éprise de liberté.

Depuis trente ans, vous passez vos vacances en Grèce sur une île. Quelle est « votre île grecque » ?

En tant que Méditerranéen, je suis incapable de me baigner dans une eau à moins de 24 degrés Celsius : mes vacances ne peuvent donc se dérouler qu’en Grèce ou en Italie. Nous arrivons ici à une seconde Grèce, la Grèce moderne, et à « mon île » — Hydra — où je passe mes vacances depuis trente ans et où je possède une maison. 

Hydra est une île très particulière.

Elle illustre une autre facette de l’histoire : l’artificialité des identités nationales, en Grèce comme ailleurs. J’ai fait quelques recherches sur son histoire. Le consul de France de l’époque, qui était basé à Smyrne, la décrivait au début du XIXe siècle comme albanaise  ! Beaucoup plus tard, dans le journal du diplomate britannique Nicholson, pendant les négociations du traité de Versailles, je découvre qu’un des représentants de la Grèce, originaire d’Hydra, lui explique qu’au Conseil des ministres de la Grèce, quand il veut dire des choses secrètes à l’un de ses collègues lui-aussi hydriote, il lui parle en albanais. 

C’était donc une île dont les populations étaient albanophones mais aussi orthodoxes — et elles écrivaient en grec. Ce phénomène de diglossie, voire de trilinguisme, était courant dans les sociétés paysannes de l’époque. Hydra était donc une île grecque albanophone ce qui rend d’autant plus ironique le fort sentiment de rejet qu’éprouvent aujourd’hui les habitants d’Hydra envers les Albanais actuels. Un ami installé dans l’île depuis un demi-siècle m’a d’ailleurs affirmé avoir connu de vieux habitants albanophones. 

À mesure que l’Empire ottoman sombrait dans l’anarchie au XVIIIe siècle, des réfugiés ont quitté le continent pour s’abriter dans l’île. Beaucoup sont devenus commerçants et contrebandiers à la faveur du blocus continental de l’Empire français, qui a contribué à en faire une plaque tournante de la contrebande méditerranéenne. 

Hydra, qui compte aujourd’hui 3 000 habitants, a pu alors atteindre une population de 20 000. Lors de l’insurrection contre les Turcs en 1821 par exemple, l’île aurait fourni le tiers de la flotte grecque. Historiquement, il s’agit donc d’une île longtemps prospère, où vivaient des familles d’armateurs qui ont joué un rôle important au cours des premières décennies de la vie politique du pays. Nous avons d’ailleurs acheté notre maison à une famille qui a fourni un Premier ministre et des amiraux à la Grèce à cette époque.

En tant que Méditerranéen, je suis incapable de me baigner dans une eau à moins de 24 degrés Celsius : mes vacances ne peuvent donc se dérouler qu’en Grèce ou en Italie.

Gérard Araud

Hydra est redevenue à la mode dans les années 1960, une sorte de Saint-Tropez grec qui attirait des célébrités comme Jackie Onassis, les Agnelli, des viveurs et des artistes comme Leonard Cohen — dont les enfants possèdent encore une maison sur l’île. 

Aujourd’hui, l’île est classée et protégée : il est interdit d’y construire des bâtiments modernes et il n’y a pas de voitures. Tout se fait à pied ou à dos de mulet. C’est pourquoi on mesure l’accessibilité d’une maison au nombre de marches qu’il faut monter pour y accéder. Ma première maison était à 280 marches, celle-ci à 150.

Il n’y a pas une seule faute de goût sur cette île où tout est beau. Nous avons une maison « arkhontiko » pour l’archonte, la maison du seigneur, un « manoir » qui est en fait un simple cube de pierre de deux étages. D’autres maisons contiennent notamment de magnifiques décors peints. Mais la Grèce était pauvre  : rien qui ne puisse rivaliser avec nos châteaux. 

Quels sont les lieux qui vous sont chers sur Hydra ? 

J’aime parcourir le chemin qui suit la côte et mène à un deuxième port.

Il y a également un fort qui a été transformé en restaurant par une de nos amies. Le soir, face à la mer, c’est un plaisir de s’y retrouver et de profiter de sa chaleur grecque si caractéristique.

Dans les années 1960, Hydra était une île bohème et bourgeoise.

Gérard Araud

Il y a aussi des monastères, comme celui situé en haut du mont Eros. La marche pour y accéder est magnifique. On peut y voir des ruines de maisons du XIXe siècle, vestiges d’une époque où l’île comptait une population plus nombreuse. Les coquelicots, un poulet qui court à côté d’un mulet seul, confèrent à certains endroits une atmosphère mélancolique d’abandon.

Les églises de l’île sont belles, mais elles sont souvent fermées, car elles appartiennent à des familles qui ont quitté Hydra. Elles ne s’ouvrent que le jour de la fête du saint, lorsque la famille revient pour l’occasion et offre un cocktail après l’office. Ce sont des moments à ne pas rater puisqu’ils permettent seuls de les découvrir. Or certaines sont couvertes de fresques magnifiques. J’essaye de convaincre le maire de créer un parcours des églises, mais les suggestions de non-insulaires connaissent un succès limité.

Mais c’est à Pâques qu’il faut véritablement découvrir Hydra.

L’île, couverte de fleurs, célèbre la Résurrection dans ce qui est, en réalité, la vraie fête nationale grecque à défaut d’en être l’officielle. Tous les Hydriotes d’origine sont de retour. Le vendredi soir, chaque paroisse suit à travers les rues de l’île la procession derrière « l’épitaphe », le symbole du tombeau du Christ. L’une d’entre elles se rend à un petit port où les porteurs entrent dans l’eau jusqu’au torse tandis qu’ils sont bénis du rivage. Je me rappelle alors que, dans l’Antiquité, on faisait de même au printemps avec la statue d’Isis pour marquer le retour de la navigation. Le samedi soir, tout le monde se retrouve dans la cathédrale, un cierge éteint à la main, qu’on allume à minuit lorsque le prêtre qui lit l’Évangile de la Résurrection s’exclame : « Xristos anesti ! » (Le Christ est ressuscité !) — auquel on répond : « Alithos anesti » — Il est vraiment ressuscité. C’est un moment de joie auquel tous, jeunes et vieux, croyants et incroyants, participent. Le dimanche, enfin, c’est la fête dans les rues. On danse, on chante et on boit, tout en dégustant les plats traditionnels. De la musique et des danses grecques, bien sûr, et une ambiance bon enfant.

C’est aussi une île connue pour avoir été celle de Leonard Cohen. 

Dans les années 1960, Hydra était une île bohème et bourgeoise.

Leonard Cohen faisait partie de ce cercle. Lorsque la marée se retire, elle laisse des traces et de même, lorsque je suis arrivé sur l’île en 1995, il en restait encore de cette époque, avec des Anglais et des Américains qui y vivaient toujours. J’ai acheté ma première maison à un couple d’Australiens, les derniers survivants de cette époque. 

Hydra est redevenue à la mode dans les années 1960, une sorte de Saint-Tropez grec qui attirait des célébrités comme Jackie Onassis, les Agnelli, des viveurs et des artistes comme Leonard Cohen — dont les enfants possèdent encore une maison sur l’île. © Daily Mail/REX/Shutterstock
Leonard Cohen faisait partie de ce cercle. Lorsque la marée se retire, elle laisse des traces et de même, lorsque je suis arrivé sur l’île en 1995, il en restait encore de cette époque, avec des Anglais et des Américains qui y vivaient toujours.

Quelles sont vos lectures grecques ? Quelles traductions recommandez-vous ? 

Il y a une intemporalité humaine dans la culture grecque  : l’apparition d’Œdipe sur scène après s’être aveuglé, le récit des malheurs de la reine Atossa, dans Les Perses sont intemporels. Les traductions modernes n’ont pas toujours rendu justice à ces textes. 

L’été dernier, je relisais L’Iliade. J’étais bouleversé par la richesse, la poésie des comparaisons. « Comme on voit les abeilles, par troupes compactes, sortir d’un antre creux, à flots toujours nouveaux, pour former une grappe, qui bientôt voltige au-dessus des fleurs du printemps, tandis que beaucoup d’autres s’en vont voletant, les unes par-ci, les autres par-là ; ainsi, des nefs et des baraques, des troupes sans nombre viennent se ranger, par groupes serrés, en avant du rivage bas, pour prendre part à l’assemblée » 1 en permanence, on trouve des références à la nature d’une très grande intensité. 

Je pense aussi à : « Ah que je meurs et que la terre à jamais me recouvre, plutôt que d’entendre tes cris et te voir enlever. » 

Ma traduction préférée est celle des éditions Actes Sud, que je trouve vraiment excellente, par Frédéric Mugler. 

J’ai aussi lu trois fois La Guerre du Péloponnèse de Thucydide.

La première fois, on saute les discours pour y voir une histoire de batailles. Maintenant, je lis surtout les discours, car c’est un véritable cours de morale et de géopolitique. On y trouve le fameux discours mélien dans lequel les Athéniens disent aux Méliens : « Vous avez le droit de votre côté, mais ce sont les forts qui imposent leur volonté aux faibles ». Le recours contemporain régulier à Thucydide est à cet égard révélateur — puisqu’il vivait à un monde de fer, où l’on massacrait sans hésiter les prisonniers. 

Avant, je transportais dix kilos de livres, mais grâce à ma liseuse, la montée des 150 marches est désormais plus facile. 

Gérard Araud

En ce qui concerne La guerre du Péloponnèse, Donald Kagan, père de Robert Kagan, en a écrit un commentaire extrêmement détaillé et passionnant en quatre volumes : The Outbreak of the Peloponnesian War (CUP, 1969), The Archidamian War (CUP, 1974), The Peace of Nicias and the Sicilian Expedition (CUP, 1981), The Fall of the Athenian Empire (CUP, 1987). 

Cette œuvre remarquable a été publiée récemment en quatre volumes aux Belles Lettres. 

Quels sont vos conseils de lecture sur la Grèce  ? 

Je recommande chaudement Battling the Gods. Atheism in the Ancient World, de Tim Whitmarsh, que je lisais récemment (Faber & Faber, 2017).

Il y explique qu’au Ve siècle avant Jésus-Christ, dans les cités de l’Ionie grecque, on parlait d’un monde sans dieu. Le dieu d’Aristote lui-même est si éloigné qu’on peut se demander s’il existe vraiment.

L’Antiquité est fascinante, car elle ne correspond pas à ce qu’on pourrait imaginer. 

C’est pourquoi les livres d’histoire antique sont aussi importants. Je raffole bien entendu de L’Empire gréco-romain de Paul Veyne, qui montre comment la grandeur de la Grèce a survécu à la chute d’Athènes, et de Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Comme le dit la phrase célèbre d’Horace : « La Grèce vaincue a conquis son vainqueur. » Les derniers mots de Jules César furent dits en grec : « Kai su, teknon » (Toi aussi, mon enfant). Même Caton l’Ancien avait fini par apprendre le grec. 

Une grande douleur pour moi est que nous ayons perdu la peinture de l’Antiquité.

Gérard Araud

Récemment, je lisais aussi de Paulin Ismard le très beau La démocratie contre les experts, dans lequel il montre en somme que les énarques de l’époque étaient en fait des esclaves. Certains disent qu’il exagère, mais je trouve son travail passionnant. Paulin Ismard a également co-écrit avec Vincent Azoulay Athènes 403. Une histoire chorale, qui m’avait particulièrement plu. 

Dans un registre plus léger, j’ai fort goûté récemment à Courtesans and Fishcakes. The Consuming Passions of Classical Athens, de James Davidson, qui revient notamment sur la vie quotidienne des Grecs, la consommation, parfois excessive, de poisson et d’alcool dans la Grèce antique… 

Enfin, j’adore Frederic Prokosh qui, dans Le Manuscrit de Missolonghi, essaie de réinventer le journal de bord de Byron en Grèce qui se bat pour l’indépendance d’un pays étranger jusqu’à finir par en mourir

Je lis beaucoup, surtout l’été.

Avant, je transportais 10 kilos de livres, mais maintenant, grâce à ma liseuse, la montée des 150 marches est plus facile.

Vous avez également un attachement particulier à la peinture grecque.

En Grèce, les musées sont magnifiques. Par exemple, le musée de l’Acropole à Athènes a une frise complète, y compris les parties qui sont au British Museum. Le musée archéologique d’Athènes est également magnifique.

Une grande douleur pour moi est que nous ayons perdu la peinture de l’Antiquité. Un professeur disait que connaître la peinture antique à travers les fresques de Pompéi, c’est comme connaître la peinture française à travers la décoration de Deauville. La perspective n’a pas été inventée au XVe siècle, mais existait déjà sous une forme particulière dans l’Antiquité.

On voit réapparaître les personnages de l’Antiquité dans les peintures byzantines, représentés en volume, mais pas dans un espace volumétrique. C’est intéressant de voir cette survivance de la peinture antique qui passe par la Grèce et revient finalement par Sienne, avec une forte influence de l’art grec.

Quel regard portez-vous sur la Grèce moderne ? 

Je parlais du miracle grec, mais en tant que passionné d’histoire, je vois aussi une tragédie grecque, qui me plonge dans une certaine mélancolie. 

Cet hellénisme, qui s’est étendu à l’époque d’Alexandre jusqu’en Afghanistan et en Inde, a vu la langue grecque devenir celle de la Palestine et de la Syrie au temps du Christ avec l’araméen. Même l’Anatolie était entièrement grecque. On ne trouve pas de textes non-grecs en Anatolie à partir du VIe siècle. Cet hellénisme se rétrécira peu à peu comme une peau de chagrin. Il y a eu la phase ottomane — la turcocratie comme on dit en grec — qui a permis la survie au moins partielle de l’hellénisme, grâce à une association inégale et parfois douloureuse dans le cadre d’un empire multiculturel, multi-religieux et multi-ethnique. Au XIXe siècle, cet hellénisme diasporique a été pris en étau entre les nationalismes grec et turc. Il a été balayé. Ce sont les tragédies du XXe siècle : l’expulsion des Grecs d’Anatolie et le massacre des Grecs du Pont.

À la radio, j’aime n’entendre que de la musique grecque.

Gérard Araud

Il est vrai que les Grecs en 1920 ont eu la mauvaise idée d’essayer d’envahir la Turquie, profitant de la chute de l’Empire ottoman, pour reconstituer l’Ionie. Ils ont été battus par Mustafa Kemal. Plus d’un million de Grecs ont été expulsés, alors que la Grèce en 1920, un pays pauvre, qui les a accueillis comptait seulement quatre millions et demi d’habitants. Ensuite, est venue la tragédie chypriote en 1974 là encore à la suite d’une initiative malheureuse grecque. Le résultat est ce petit pays de 10 millions d’habitants. J’éprouve donc une certaine tristesse, en observant la Grèce contemporaine avec l’idée du passé glorieux que je connais. 

Quelles sont les coutumes que vous appréciez tout particulièrement, lors de vos vacances grecques ? 

Je trouve charmante la permanence d’une culture nationale forte en Grèce.

On pourrait imaginer ce petit pays soumis à une forte influence étrangère, mais ce n’est pas le cas. À la radio, j’aime n’entendre que de la musique grecque. Les Grecs ont encore tous ces liens avec les villages, les maisons, les grands-mères, les grands-tantes. 

Quels sont les autres lieux, en Grèce, que vous appréciez particulièrement ? 

J’ai toujours commencé par dire qu’en Grèce, on n’est jamais loin de la mer, toujours à 30 ou 50 kilomètres tout au plus. Je suis particulièrement sensible à cette Grèce des îles. 

Dans le Péloponnèse, je pense à Mystras, un site extraordinaire perché au-dessus de Sparte, qui fut le dernier bastion byzantin à tomber — trois ou quatre ans après la chute de Constantinople.

Cependant, certains endroits à l’intérieur des terres sont un peu défigurés. Il y a des usines mal placées. Mais ce qui caractérise la Grèce, ce sont ses paysages et surtout la mer. La Grèce, c’est la mer.

Je n’ai toujours pas résolu le problème suivant : en grec ancien, il n’existe pas de mot pour désigner la couleur bleue. Chaque fois que je suis face à la mer, je me demande : comment faisaient-ils ? Lorsque vous lisez l’Iliade et l’Odyssée, l’eau est décrite comme couleur de vin, verte, noire — jamais bleue.

En tant qu’hellénophile, comment avez-vous vécu la crise économique grecque en 2008 ? 

Cette expérience fut douloureuse. La manière dont la Grèce a été traitée est honteuse. En gros, nos banques ont été remboursées. L’argent des contribuables européens est allé au Crédit Agricole ou à la Deutsche Bank, remboursant les folies des banquiers français et allemands. 

Pour les Grecs, ce fut une tragédie. La retraite d’une amie est passée de 900 à 600 euros. Des gens pleuraient, d’autres sont partis en Allemagne, en Espagne, aux États-Unis.

En grec ancien, il n’existe pas de mot pour désigner la couleur bleue. Chaque fois que je suis face à la mer, je me demande : comment faisaient-ils ?

Gérard Araud

Les Allemands n’ont pas voulu faire ce qu’il fallait, c’est-à-dire un bail-out. Les Européens auraient pu le faire une bonne fois pour toutes, mais ils ont préféré faire souffrir les Grecs, les stéréotypant comme des fainéants profitant du soleil. 

En 2009, on avait l’impression qu’une guerre civile venait d’avoir lieu. Un magasin sur deux était fermé. Les gens allaient très mal.

Mais la Grèce rebondit.

Après ces crises paroxystiques, comme après la Grande Dépression, les gens se remettent à vivre. C’est ainsi qu’Athènes est devenue la capitale européenne de la fête — supplantant Barcelone.

Sources
  1. L’Iliade, (trad. Paul Mazon), Les Belles Lettres, 1937, chant II, vers 87-93, p. 53.
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25.07.2025 à 18:00

Face à la géopolitique alimentaire de la Russie : une stratégie européenne

jechareton

Alors que les projecteurs sont braqués sur les drones et les pipelines, la Russie déploie discrètement depuis une décennie une autre arme — moins bruyante mais tout aussi puissante.

En arsenalisant l’aide alimentaire aux pays les plus pauvres, Moscou organise un système « dés-occidentalisé » d’allégeances.

En intégrant l’agriculture dans sa politique étrangère, l’Union a les moyens de contre-attaquer.

L’article Face à la géopolitique alimentaire de la Russie : une stratégie européenne est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4092 mots)

Ces dix dernières années, la Russie a discrètement mais résolument développé, puis systématiquement consolidé, un pouvoir qui renforce considérablement son influence à l’échelle mondiale. 

Bien que cette forme d’influence dissimulée fasse rarement la une, le « pouvoir alimentaire » russe touche directement des centaines de millions de personnes à travers la planète. Moscou fait en effet de la nourriture une arme dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine et l’utilise comme un puissant levier géopolitique, notamment dans des régions fragiles comme le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne ou certaines parties de l’Asie du Sud. La Russie exploite la dépendance de ces régions pour renforcer son influence géopolitique, contraindre leurs élites et compenser ses faiblesses économiques et militaires.

L’Europe et ses alliés disposent des moyens nécessaires pour désarmer la machine de guerre russe en Ukraine et contribuer à la sécurité humaine ainsi qu’à la stabilité mondiale, dans un contexte où près de 300 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë, où 36 pays font face à des crises alimentaires prolongées et où 37,7 millions d’enfants sont gravement malnutris. Ils doivent prendre conscience que l’alimentation constitue un instrument de coercition silencieux mais redoutablement efficace, et une source majeure d’influence pour la Russie. 

Comme l’a clairement affirmé Dmitri Medvedev, ancien président russe, début 2022 : l’alimentation est « l’arme silencieuse » de la Russie. 

Il leur faut donc élaborer une véritable stratégie pour « désarmer » une Russie qui exploite sans scrupule la vulnérabilité des autres à des fins impérialistes, et pour reprendre toute leur place dans le système alimentaire mondial.

Neutraliser « l’arme silencieuse » de la Russie

La Russie déploie et combine habilement divers leviers de pouvoir pour renforcer son influence face à « l’Occident collectif »

Il y a le pouvoir militaire, avec ses chars, drones et missiles, qui sèment mort et destruction, tandis que le Kremlin tente toujours, en vain, de restaurer son emprise sur l’Ukraine. Il y a le pouvoir informationnel de la propagande et de la désinformation. Il y a le pouvoir commercial lié aux matières premières, notamment le pétrole, qui représente 26 % des exportations russes 1

La Russie est si dépendante du pétrole que chaque baisse d’un dollar du prix du baril lui coûte 2 milliards de dollars de recettes.

Une forme de pouvoir souvent sous-estimée et que la Russie a développée et déploie de manière stratégique est le « pouvoir alimentaire ». Il s’agit d’une forme asymétrique et souvent invisible de guerre économique, où la nourriture n’est pas seulement considérée comme une marchandise mais comme un atout stratégique, un « sharp power » par excellence : opaque, coercitif et manipulateur.

Affûtée au fil des ans, cette arme est aujourd’hui employée de façon stratégique dans des régions où la gouvernance vacille, les économies sont fragiles et la faim bien réelle. Elle permet alors à Moscou de contraindre ses partenaires vulnérables à lui accorder les avantages qu’elle exige.

Le rôle croissant de la Russie dans le commerce mondial des céréales n’est pas une simple conséquence des forces du marché. Il découle d’un système de dépendance qu’elle entretient soigneusement dans plusieurs des pays les plus touchés par l’insécurité alimentaire. La Russie bâtit ainsi une relation unilatérale avec ces partenaires vulnérables, exploitant une asymétrie là où la géoéconomie traditionnelle privilégie normalement les bénéfices mutuels.

L’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Le recours au pouvoir alimentaire par la Russie est insidieux.

Il illustre aussi les limites structurelles auxquelles Moscou se heurte dans un monde de plus en plus marqué par la compétition géopolitique. Pour pallier ses faiblesses militaires et économiques ou pour contourner les obstacles, le Kremlin exploite avec opportunisme les vulnérabilités des autres. Wagner (puis l’Africa Corps) ou la flotte fantôme en sont des exemples manifestes. 

De même, en usant de son pouvoir alimentaire, la Russie n’hésite pas à cibler les faiblesses les plus criantes des sociétés du Sud pluriel : la faim, l’instabilité, la dépendance.

Cette approche désordonnée, que l’on pourrait qualifier de « bricolage », n’est cependant pas un signe de force, mais bien un aveu de faiblesse. Il faut en prendre pleinement conscience et œuvrer à désarmer la Russie. C’est ce que propose en détail un récent rapport 2 de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, fondé sur une analyse approfondie des vulnérabilités de Moscou à travers différentes régions et domaines

Comment la Russie a arsenalisé la nourriture

À l’image de sa guerre de l’information, la Russie se sert de son pouvoir alimentaire pour exercer une influence géopolitique bien supérieure à ses capacités limitées. 

Comment en est-on arrivé là ? 

Cette situation est le résultat de décisions politiques délibérées de Moscou, destinées à renforcer sa position et à faire de l’alimentation une arme. 

Cela passe aussi par la destruction, tout aussi calculée, de la production agricole ukrainienne et la perturbation de ses exportations vers les marchés mondiaux. La réalité, c’est que l’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.

La Russie est aujourd’hui le premier exportateur mondial de blé. Pourtant, au milieu des années 2000, elle n’occupait encore « que » la cinquième place, avec moins de 11 millions de tonnes exportées. Le Kremlin avait toutefois bien mesuré le potentiel stratégique d’un secteur agricole alors sous-performant. 

Profitant de conditions agricoles favorables, Moscou a mis en place un système visant à la fois à accroître la production de céréales et à renforcer le contrôle des exportations.

La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Dès la seconde moitié des années 2000, l’État a ainsi pris progressivement la main sur les exportations céréalières russes. La Russie a aussi su exploiter le choc des prix alimentaires et la crise humanitaire provoqués par la flambée des cours en 2007-2008 pour s’ériger en champion de la sécurité alimentaire. En 2016, sa production céréalière a dépassé le niveau soviétique (avant 1991), plaçant la Russie au rang de premier exportateur mondial. Une position qu’elle maintient depuis, en volume sinon en valeur.

La Russie a alors commencé à utiliser cette position comme un véritable levier géopolitique, surtout après le lancement de son invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Moscou a massivement pillé 3 la production agricole des territoires occupés et ciblé les infrastructures agricoles dans les zones qu’elle ne contrôle pas. Elle a également bloqué les ports ukrainiens de la mer Noire, jusqu’à ce que la stratégie maritime innovante de Kiev réduise considérablement la capacité de la flotte russe dans la région à menacer le transport commercial.

Si la Russie a subi d’importants revers sur le théâtre maritime de la guerre, elle a cependant réussi à renforcer sa position de puissance céréalière depuis 2022. 

Les exportations de blé ukrainien vers l’Afrique subsaharienne ont chuté, passant de 10 % du total des exportations à seulement 3 %. Les exportations vers l’Afrique du Nord ont diminué de près de 20 %. Dans ce contexte, la Russie a agressivement étendu son influence, en fournissant des céréales à prix réduit, voire en faisant don de céréales à certains pays d’Afrique, tels que le Burkina Faso, le Mali ou la Somalie.  Bien que ces livraisons 4, compte tenu de leur volume global, aient eu peu d’impact sur les pénuries alimentaires aiguës sur le continent (le Soudan ayant notamment été exclu, par exemple), la liste des bénéficiaires comprend notablement des régimes alliés de la Russie.

Cette apparente générosité n’a rien d’un acte de charité. Il s’agit d’une stratégie géopolitique destinée à cultiver l’influence russe dans des régions où son poids économique classique — commerce, investissements, coopération industrielle — reste limité, voire inexistant. Elle compense aussi la perte de capacité 5, causée par la guerre en Ukraine, à vendre un autre atout stratégique qui avait permis à Moscou de tisser des relations de dépendance avec ses partenaires les plus fragiles : les armes.

Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+. 

Ce modèle se révèle particulièrement efficace dans les systèmes politiques fragiles, les autocraties et les régimes hybrides, où Moscou peut offrir des avantages matériels aux élites tout en renforçant sa propre légitimité grâce à l’approvisionnement en denrées de base. Conseils politiques et paramilitaires, manipulations de l’information et pouvoir alimentaire se conjuguent alors pour produire un effet cumulatif, même là où la Russie n’aurait normalement guère de chances face à la concurrence géopolitique.

Comment l’Union peut montrer la voie face au piège russe

Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence. 

La guerre en Ukraine, tout comme les revers subis par l’Europe et les États-Unis au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et au Sahel au cours des quinze dernières années, soulignent pourtant l’urgence pour l’Occident de réaffirmer son rôle dans la sécurité alimentaire mondiale et de mobiliser ses moyens de manière plus stratégique. Après tout, l’Union, l’Ukraine, l’Australie, les États-Unis et le Canada totalisent à eux seuls près des trois quarts des exportations mondiales de blé.

Prenons l’exemple de l’Union européenne, qui représente 14 % de ces exportations mondiales 6 : elle dispose d’atouts comparatifs uniques, avec ses vastes terres arables, son expertise agronomique de pointe, ses infrastructures performantes et une politique agricole commune (PAC) solide. 

Pourtant, son potentiel pour peser sur la scène mondiale reste largement inexploité. Sa propre puissance alimentaire est, en quelque sorte, en sommeil. 

Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Comment la réactiver et comment l’Union peut-elle contribuer à la renaissance de la puissance alimentaire de l’Occident ?

Aujourd’hui, la politique agricole de l’Union reste essentiellement tournée vers ses propres besoins, ce qui pose un véritable problème. La PAC et la récente stratégie « de la ferme à la table », bien qu’elles se concentrent à juste titre sur la durabilité et la qualité des aliments, n’ont pas pris la mesure de l’importance stratégique de la production alimentaire.

Au moment même où ses rivaux utilisent l’abondance de leur production agricole comme une arme, l’Europe a choisi de limiter sa production à long terme. Elle semble avoir oublié que son climat, ses sols et son savoir-faire ne lui permettent pas seulement de subvenir à ses propres besoins, mais aussi de constituer un pilier essentiel de la stabilité, de la sécurité et de l’accessibilité alimentaire à l’échelle mondiale. 

En reléguant l’agriculture et les denrées alimentaires au second plan de l’imaginaire politique et géopolitique, et en les traitant comme de simples questions réglementaires ou compensatoires plutôt que comme des enjeux stratégiques, l’Europe a ouvert un espace aux acteurs sans scrupules, comme la Russie, qui n’ont pas hésité à exploiter la négligence des Européens face aux préoccupations réelles du reste du monde.

Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.

Pour cela, elle doit adopter une approche plus stratégique et intégrer pleinement l’agriculture et les agriculteurs parmi ses instruments d’influence internationale. Elle devrait renouer avec son rôle légitime de puissance agricole, capable non seulement de nourrir ses propres citoyens, mais aussi de stabiliser les régions voisines sans instaurer de dépendances ni d’allégeances forcées. Il lui faut aussi reconnaître la contribution essentielle des agriculteurs et des producteurs alimentaires européens à son soft power, plutôt qu’à une logique de hard power

C’est ainsi que les Européens pourront désarmer la Russie, mobiliser leur propre puissance au service du bien commun et garantir qu’aucun pays n’ait à choisir entre souveraineté et famine.

Une vision européenne du soft power agricole

L’Union pourrait commencer par mettre en place une initiative européenne commune de diplomatie alimentaire. 

Celle-ci viserait à coordonner les exportations agricoles, à renforcer la confiance dans le commerce grâce à une transparence accrue et à mettre en place des mécanismes de réponse rapide face aux crises alimentaires dans les régions les plus vulnérables. Une telle initiative permettrait d’aligner la PAC, la coopération au développement, les instruments commerciaux et l’aide humanitaire dans un cadre stratégique cohérent. Elle pourrait aussi articuler cette nouvelle approche alimentaire avec la future stratégie européenne d’adaptation au changement climatique, attendue l’an prochain, ainsi qu’avec la nouvelle stratégie pour la mer Noire 7, qui prévoit notamment la création d’un centre régional de sécurité maritime.

Cette nouvelle approche pourrait en outre mettre en avant le lien entre l’alimentation, l’eau et l’énergie tout en renforçant le soutien ciblé à la production agricole et alimentaire dans les régions partenaires. 

En Afrique du Nord, au Sahel et dans le Caucase du Sud, l’Union ne devrait pas se contenter de fournir des céréales. Elle doit également investir dans la production locale, partager son expertise agricole et aider à bâtir des systèmes alimentaires plus résilients et diversifiés. Les Européens pourraient ainsi exploiter tout le potentiel de leur « diplomatie bleue », en intensifiant la coopération stratégique pour répondre aux besoins croissants en eau et en irrigation des pays partenaires, tant dans l’agriculture que dans l’industrie alimentaire. La Stratégie pour la résilience dans le domaine de l’eau 8, adoptée en juin par la Commission, offre d’ailleurs une opportunité de rapprocher diplomatie alimentaire et diplomatie bleue. 

Il ne s’agit pas d’une aide, mais d’un partenariat stratégique visant à créer une résilience mutuelle et à limiter l’attrait du chantage exercé par Moscou. L’objectif principal de la stratégie alimentaire européenne ne devrait pas être d’accroître ses parts de marché à l’étranger, mais de tirer parti des alliances internationales et proposer de meilleures offres qui contribuent à plus de stabilité et de justice au niveau mondial. Cela signifie élever l’alimentation au rang de priorité géopolitique au même titre que la sécurité, l’énergie et les infrastructures numériques tout en comblant les lacunes créées par la fin de l’USAID. 

L’arrêt de l’aide humanitaire américaine a gravement affecté les projets de développement agricole dans le voisinage oriental de l’Union — une région de plus en plus contestée. Impactant, entre autres, plusieurs projets de développement agricole en Arménie, où la dépendance à l’égard des importations alimentaires russes reste élevée 9.

Pour désarmer la Russie dans le domaine alimentaire mondial, il faut renforcer la connectivité et investir dans les chaînes de valeur alimentaires. 

L’initiative Global Gateway devrait donc inclure les systèmes alimentaires comme l’un des piliers de l’infrastructure de connectivité stratégique. Parallèlement, l’Union doit se concentrer sur la mise en œuvre de sa nouvelle stratégie pour la mer Noire, en partenariat notamment avec la Turquie, qui a joué un rôle clé dans l’initiative céréalière de 2022, afin de sécuriser l’acheminement maritime des céréales ukrainiennes vers les marchés internationaux.

La PAC devrait être pensée à la fois comme un levier d’autonomie stratégique pour l’Union et comme un investissement dans son arsenal stratégique. Dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont perturbées et où l’interdépendance devient une arme, la capacité à produire et exporter des denrées alimentaires est aussi cruciale que la fabrication de semi-conducteurs ou le traitement des terres rares. De la même manière que les Européens parlent de relocaliser les industries critiques, ils devraient investir dans la production d’engrais, la logistique alimentaire, l’innovation agricole et une meilleure gestion de l’eau pour l’agriculture. Autant de domaines qui peuvent nourrir des partenariats avec des pays tiers, tout en réduisant la dépendance vis-à-vis d’adversaires — Russie comprise — et en soutenant les efforts de réindustrialisation à l’échelle nationale. 

L’alimentation est l’un des meilleurs investissements que les Européens puissent réaliser aujourd’hui — tant pour leur propre sécurité que pour contrer l’influence néfaste de la Russie dans ce domaine et pour relancer leur capacité à améliorer les conditions de vie dans le monde entier.

Sources
  1. Russia Exports », Trading Economics
  2. Unpowering Russia : How the EU can counter and undermine the Kremlin », European Union Center for Security Studies, Mai 2025
  3. Grand Theft : Dark schemes Russia uses to plunder Ukraine’s resources in broad daylight », Project Expedite Justice, 2025
  4. Voice of America, 15 Mars 2025.
  5. Ukraine the world’s biggest arms importer : United States’ dominance of global arms exports grows as Russian exports continue to fall  », SIPRI, 10 mars 2025.
  6. World-grain.com, 24 octobre 2024.
  7. The European Union’s strategic approach to the Black Sea region », Commission européenne, 28 mai 2025
  8. European Water Resilience Strategy », EU Directorate-General for Environment, 3 juin 2025
  9. Armenian Official Suggests Switch To Rice From Russian Wheat », Azatutyun, 14 octobre 2024.
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