Ces dix dernières années, la Russie a discrètement mais résolument développé, puis systématiquement consolidé, un pouvoir qui renforce considérablement son influence à l’échelle mondiale. 

Bien que cette forme d’influence dissimulée fasse rarement la une, le « pouvoir alimentaire » russe touche directement des centaines de millions de personnes à travers la planète. Moscou fait en effet de la nourriture une arme dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine et l’utilise comme un puissant levier géopolitique, notamment dans des régions fragiles comme le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne ou certaines parties de l’Asie du Sud. La Russie exploite la dépendance de ces régions pour renforcer son influence géopolitique, contraindre leurs élites et compenser ses faiblesses économiques et militaires.

L’Europe et ses alliés disposent des moyens nécessaires pour désarmer la machine de guerre russe en Ukraine et contribuer à la sécurité humaine ainsi qu’à la stabilité mondiale, dans un contexte où près de 300 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë, où 36 pays font face à des crises alimentaires prolongées et où 37,7 millions d’enfants sont gravement malnutris. Ils doivent prendre conscience que l’alimentation constitue un instrument de coercition silencieux mais redoutablement efficace, et une source majeure d’influence pour la Russie. 

Comme l’a clairement affirmé Dmitri Medvedev, ancien président russe, début 2022 : l’alimentation est « l’arme silencieuse » de la Russie. 

Il leur faut donc élaborer une véritable stratégie pour « désarmer » une Russie qui exploite sans scrupule la vulnérabilité des autres à des fins impérialistes, et pour reprendre toute leur place dans le système alimentaire mondial.

Neutraliser « l’arme silencieuse » de la Russie

La Russie déploie et combine habilement divers leviers de pouvoir pour renforcer son influence face à « l’Occident collectif »

Il y a le pouvoir militaire, avec ses chars, drones et missiles, qui sèment mort et destruction, tandis que le Kremlin tente toujours, en vain, de restaurer son emprise sur l’Ukraine. Il y a le pouvoir informationnel de la propagande et de la désinformation. Il y a le pouvoir commercial lié aux matières premières, notamment le pétrole, qui représente 26 % des exportations russes 1

La Russie est si dépendante du pétrole que chaque baisse d’un dollar du prix du baril lui coûte 2 milliards de dollars de recettes.

Une forme de pouvoir souvent sous-estimée et que la Russie a développée et déploie de manière stratégique est le « pouvoir alimentaire ». Il s’agit d’une forme asymétrique et souvent invisible de guerre économique, où la nourriture n’est pas seulement considérée comme une marchandise mais comme un atout stratégique, un « sharp power » par excellence : opaque, coercitif et manipulateur.

Affûtée au fil des ans, cette arme est aujourd’hui employée de façon stratégique dans des régions où la gouvernance vacille, les économies sont fragiles et la faim bien réelle. Elle permet alors à Moscou de contraindre ses partenaires vulnérables à lui accorder les avantages qu’elle exige.

Le rôle croissant de la Russie dans le commerce mondial des céréales n’est pas une simple conséquence des forces du marché. Il découle d’un système de dépendance qu’elle entretient soigneusement dans plusieurs des pays les plus touchés par l’insécurité alimentaire. La Russie bâtit ainsi une relation unilatérale avec ces partenaires vulnérables, exploitant une asymétrie là où la géoéconomie traditionnelle privilégie normalement les bénéfices mutuels.

L’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Le recours au pouvoir alimentaire par la Russie est insidieux.

Il illustre aussi les limites structurelles auxquelles Moscou se heurte dans un monde de plus en plus marqué par la compétition géopolitique. Pour pallier ses faiblesses militaires et économiques ou pour contourner les obstacles, le Kremlin exploite avec opportunisme les vulnérabilités des autres. Wagner (puis l’Africa Corps) ou la flotte fantôme en sont des exemples manifestes. 

De même, en usant de son pouvoir alimentaire, la Russie n’hésite pas à cibler les faiblesses les plus criantes des sociétés du Sud pluriel : la faim, l’instabilité, la dépendance.

Cette approche désordonnée, que l’on pourrait qualifier de « bricolage », n’est cependant pas un signe de force, mais bien un aveu de faiblesse. Il faut en prendre pleinement conscience et œuvrer à désarmer la Russie. C’est ce que propose en détail un récent rapport 2 de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, fondé sur une analyse approfondie des vulnérabilités de Moscou à travers différentes régions et domaines

Comment la Russie a arsenalisé la nourriture

À l’image de sa guerre de l’information, la Russie se sert de son pouvoir alimentaire pour exercer une influence géopolitique bien supérieure à ses capacités limitées. 

Comment en est-on arrivé là ? 

Cette situation est le résultat de décisions politiques délibérées de Moscou, destinées à renforcer sa position et à faire de l’alimentation une arme. 

Cela passe aussi par la destruction, tout aussi calculée, de la production agricole ukrainienne et la perturbation de ses exportations vers les marchés mondiaux. La réalité, c’est que l’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.

La Russie est aujourd’hui le premier exportateur mondial de blé. Pourtant, au milieu des années 2000, elle n’occupait encore « que » la cinquième place, avec moins de 11 millions de tonnes exportées. Le Kremlin avait toutefois bien mesuré le potentiel stratégique d’un secteur agricole alors sous-performant. 

Profitant de conditions agricoles favorables, Moscou a mis en place un système visant à la fois à accroître la production de céréales et à renforcer le contrôle des exportations.

La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Dès la seconde moitié des années 2000, l’État a ainsi pris progressivement la main sur les exportations céréalières russes. La Russie a aussi su exploiter le choc des prix alimentaires et la crise humanitaire provoqués par la flambée des cours en 2007-2008 pour s’ériger en champion de la sécurité alimentaire. En 2016, sa production céréalière a dépassé le niveau soviétique (avant 1991), plaçant la Russie au rang de premier exportateur mondial. Une position qu’elle maintient depuis, en volume sinon en valeur.

La Russie a alors commencé à utiliser cette position comme un véritable levier géopolitique, surtout après le lancement de son invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Moscou a massivement pillé 3 la production agricole des territoires occupés et ciblé les infrastructures agricoles dans les zones qu’elle ne contrôle pas. Elle a également bloqué les ports ukrainiens de la mer Noire, jusqu’à ce que la stratégie maritime innovante de Kiev réduise considérablement la capacité de la flotte russe dans la région à menacer le transport commercial.

Si la Russie a subi d’importants revers sur le théâtre maritime de la guerre, elle a cependant réussi à renforcer sa position de puissance céréalière depuis 2022. 

Les exportations de blé ukrainien vers l’Afrique subsaharienne ont chuté, passant de 10 % du total des exportations à seulement 3 %. Les exportations vers l’Afrique du Nord ont diminué de près de 20 %. Dans ce contexte, la Russie a agressivement étendu son influence, en fournissant des céréales à prix réduit, voire en faisant don de céréales à certains pays d’Afrique, tels que le Burkina Faso, le Mali ou la Somalie.  Bien que ces livraisons 4, compte tenu de leur volume global, aient eu peu d’impact sur les pénuries alimentaires aiguës sur le continent (le Soudan ayant notamment été exclu, par exemple), la liste des bénéficiaires comprend notablement des régimes alliés de la Russie.

Cette apparente générosité n’a rien d’un acte de charité. Il s’agit d’une stratégie géopolitique destinée à cultiver l’influence russe dans des régions où son poids économique classique — commerce, investissements, coopération industrielle — reste limité, voire inexistant. Elle compense aussi la perte de capacité 5, causée par la guerre en Ukraine, à vendre un autre atout stratégique qui avait permis à Moscou de tisser des relations de dépendance avec ses partenaires les plus fragiles : les armes.

Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence.

 La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+. 

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Ce modèle se révèle particulièrement efficace dans les systèmes politiques fragiles, les autocraties et les régimes hybrides, où Moscou peut offrir des avantages matériels aux élites tout en renforçant sa propre légitimité grâce à l’approvisionnement en denrées de base. Conseils politiques et paramilitaires, manipulations de l’information et pouvoir alimentaire se conjuguent alors pour produire un effet cumulatif, même là où la Russie n’aurait normalement guère de chances face à la concurrence géopolitique.

Comment l’Union peut montrer la voie face au piège russe

Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence. 

La guerre en Ukraine, tout comme les revers subis par l’Europe et les États-Unis au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et au Sahel au cours des quinze dernières années, soulignent pourtant l’urgence pour l’Occident de réaffirmer son rôle dans la sécurité alimentaire mondiale et de mobiliser ses moyens de manière plus stratégique. Après tout, l’Union, l’Ukraine, l’Australie, les États-Unis et le Canada totalisent à eux seuls près des trois quarts des exportations mondiales de blé.

Prenons l’exemple de l’Union européenne, qui représente 14 % de ces exportations mondiales 6 : elle dispose d’atouts comparatifs uniques, avec ses vastes terres arables, son expertise agronomique de pointe, ses infrastructures performantes et une politique agricole commune (PAC) solide. 

Pourtant, son potentiel pour peser sur la scène mondiale reste largement inexploité. Sa propre puissance alimentaire est, en quelque sorte, en sommeil. 

Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Comment la réactiver et comment l’Union peut-elle contribuer à la renaissance de la puissance alimentaire de l’Occident ?

Aujourd’hui, la politique agricole de l’Union reste essentiellement tournée vers ses propres besoins, ce qui pose un véritable problème. La PAC et la récente stratégie « de la ferme à la table », bien qu’elles se concentrent à juste titre sur la durabilité et la qualité des aliments, n’ont pas pris la mesure de l’importance stratégique de la production alimentaire.

Au moment même où ses rivaux utilisent l’abondance de leur production agricole comme une arme, l’Europe a choisi de limiter sa production à long terme. Elle semble avoir oublié que son climat, ses sols et son savoir-faire ne lui permettent pas seulement de subvenir à ses propres besoins, mais aussi de constituer un pilier essentiel de la stabilité, de la sécurité et de l’accessibilité alimentaire à l’échelle mondiale. 

En reléguant l’agriculture et les denrées alimentaires au second plan de l’imaginaire politique et géopolitique, et en les traitant comme de simples questions réglementaires ou compensatoires plutôt que comme des enjeux stratégiques, l’Europe a ouvert un espace aux acteurs sans scrupules, comme la Russie, qui n’ont pas hésité à exploiter la négligence des Européens face aux préoccupations réelles du reste du monde.

Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.

Pour cela, elle doit adopter une approche plus stratégique et intégrer pleinement l’agriculture et les agriculteurs parmi ses instruments d’influence internationale. Elle devrait renouer avec son rôle légitime de puissance agricole, capable non seulement de nourrir ses propres citoyens, mais aussi de stabiliser les régions voisines sans instaurer de dépendances ni d’allégeances forcées. Il lui faut aussi reconnaître la contribution essentielle des agriculteurs et des producteurs alimentaires européens à son soft power, plutôt qu’à une logique de hard power

C’est ainsi que les Européens pourront désarmer la Russie, mobiliser leur propre puissance au service du bien commun et garantir qu’aucun pays n’ait à choisir entre souveraineté et famine.

Une vision européenne du soft power agricole

L’Union pourrait commencer par mettre en place une initiative européenne commune de diplomatie alimentaire. 

Celle-ci viserait à coordonner les exportations agricoles, à renforcer la confiance dans le commerce grâce à une transparence accrue et à mettre en place des mécanismes de réponse rapide face aux crises alimentaires dans les régions les plus vulnérables. Une telle initiative permettrait d’aligner la PAC, la coopération au développement, les instruments commerciaux et l’aide humanitaire dans un cadre stratégique cohérent. Elle pourrait aussi articuler cette nouvelle approche alimentaire avec la future stratégie européenne d’adaptation au changement climatique, attendue l’an prochain, ainsi qu’avec la nouvelle stratégie pour la mer Noire 7, qui prévoit notamment la création d’un centre régional de sécurité maritime.

Cette nouvelle approche pourrait en outre mettre en avant le lien entre l’alimentation, l’eau et l’énergie tout en renforçant le soutien ciblé à la production agricole et alimentaire dans les régions partenaires. 

En Afrique du Nord, au Sahel et dans le Caucase du Sud, l’Union ne devrait pas se contenter de fournir des céréales. Elle doit également investir dans la production locale, partager son expertise agricole et aider à bâtir des systèmes alimentaires plus résilients et diversifiés. Les Européens pourraient ainsi exploiter tout le potentiel de leur « diplomatie bleue », en intensifiant la coopération stratégique pour répondre aux besoins croissants en eau et en irrigation des pays partenaires, tant dans l’agriculture que dans l’industrie alimentaire. La Stratégie pour la résilience dans le domaine de l’eau 8, adoptée en juin par la Commission, offre d’ailleurs une opportunité de rapprocher diplomatie alimentaire et diplomatie bleue. 

Il ne s’agit pas d’une aide, mais d’un partenariat stratégique visant à créer une résilience mutuelle et à limiter l’attrait du chantage exercé par Moscou. L’objectif principal de la stratégie alimentaire européenne ne devrait pas être d’accroître ses parts de marché à l’étranger, mais de tirer parti des alliances internationales et proposer de meilleures offres qui contribuent à plus de stabilité et de justice au niveau mondial. Cela signifie élever l’alimentation au rang de priorité géopolitique au même titre que la sécurité, l’énergie et les infrastructures numériques tout en comblant les lacunes créées par la fin de l’USAID. 

L’arrêt de l’aide humanitaire américaine a gravement affecté les projets de développement agricole dans le voisinage oriental de l’Union — une région de plus en plus contestée. Impactant, entre autres, plusieurs projets de développement agricole en Arménie, où la dépendance à l’égard des importations alimentaires russes reste élevée 9.

Pour désarmer la Russie dans le domaine alimentaire mondial, il faut renforcer la connectivité et investir dans les chaînes de valeur alimentaires. 

L’initiative Global Gateway devrait donc inclure les systèmes alimentaires comme l’un des piliers de l’infrastructure de connectivité stratégique. Parallèlement, l’Union doit se concentrer sur la mise en œuvre de sa nouvelle stratégie pour la mer Noire, en partenariat notamment avec la Turquie, qui a joué un rôle clé dans l’initiative céréalière de 2022, afin de sécuriser l’acheminement maritime des céréales ukrainiennes vers les marchés internationaux.

La PAC devrait être pensée à la fois comme un levier d’autonomie stratégique pour l’Union et comme un investissement dans son arsenal stratégique. Dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont perturbées et où l’interdépendance devient une arme, la capacité à produire et exporter des denrées alimentaires est aussi cruciale que la fabrication de semi-conducteurs ou le traitement des terres rares. De la même manière que les Européens parlent de relocaliser les industries critiques, ils devraient investir dans la production d’engrais, la logistique alimentaire, l’innovation agricole et une meilleure gestion de l’eau pour l’agriculture. Autant de domaines qui peuvent nourrir des partenariats avec des pays tiers, tout en réduisant la dépendance vis-à-vis d’adversaires — Russie comprise — et en soutenant les efforts de réindustrialisation à l’échelle nationale. 

L’alimentation est l’un des meilleurs investissements que les Européens puissent réaliser aujourd’hui — tant pour leur propre sécurité que pour contrer l’influence néfaste de la Russie dans ce domaine et pour relancer leur capacité à améliorer les conditions de vie dans le monde entier.

Sources
  1. Russia Exports », Trading Economics
  2. Unpowering Russia : How the EU can counter and undermine the Kremlin », European Union Center for Security Studies, Mai 2025
  3. Grand Theft : Dark schemes Russia uses to plunder Ukraine’s resources in broad daylight », Project Expedite Justice, 2025
  4. Voice of America, 15 Mars 2025.
  5. Ukraine the world’s biggest arms importer : United States’ dominance of global arms exports grows as Russian exports continue to fall  », SIPRI, 10 mars 2025.
  6. World-grain.com, 24 octobre 2024.
  7. The European Union’s strategic approach to the Black Sea region », Commission européenne, 28 mai 2025
  8. European Water Resilience Strategy », EU Directorate-General for Environment, 3 juin 2025
  9. Armenian Official Suggests Switch To Rice From Russian Wheat », Azatutyun, 14 octobre 2024.