Si Xi Jinping semble conserver un contrôle absolu sur l’appareil étatique, plusieurs signes suggèrent qu’il n’est pas pour autant immunisé face toute contestation.
Dans le scénario d’un retrait contraint de Xi du pouvoir, c’est l’armée qui pourrait jouer un rôle central, et notamment le premier vice-président de la Commission militaire centrale, le général Zhang Youxia.
Afin de « tester » la popularité du président chinois et tenter de quantifier une éventuelle perte d’influence sur les structures du Parti, le China Media Project (CMP) a comparé début juillet le nombre de mentions du nom du président dans les premières pages du Quotidien du peuple, principal organe du PCC.
L’analyse du CMP révèle que Xi apparaît moins souvent depuis le début de l’année qu’en 2023 — une baisse de 14 % sur la période janvier-juillet 1.
Les auteurs de l’étude se refusent toutefois à tirer des conclusions sur la seule base de ces chiffres, soulignant que l’écart avec les autres cadres du Parti demeure conséquent.
Le nom du Premier ministre Li Qiang est apparu à 99 reprises depuis janvier, le président de la Conférence consultative politique Wang Huning 57 fois, et le premier vice-Premier ministre du Conseil des affaires de l’État, Ding Xuexiang, 55.
Xi, quant à lui, figurait dans 323 premières pages du journal.
Le nom d’un général largement inconnu hors de Chine, Zhang Youxia, n’apparaît pas dans l’étude du CMP. Pour cause, il est une figure bien plus discrète à l’intérieur même de la vie politique chinoise. Zhang est toutefois susceptible de jouer à l’avenir un rôle central si les équilibres politiques venaient à bouger — et si Xi venait à perdre sa place de « noyau dur » (核心) au sein de la direction du Parti —, en amont du 21e congrès national du PCC, prévu pour 2027.
Zhang Youxia est un militaire de carrière. Né en 1950 à Pékin, il rejoint l’Armée populaire de libération (APL) dès ses 18 ans, puis monte progressivement les échelons avant d’intégrer le Bureau politique du Parti en 2017 ainsi que la Commission militaire centrale (CMC).
Fils du général Zhang Zongxun, ami proche de Xi Zhongxun, père de Xi Jinping, il a pris part à la guerre sino-vietnamienne de 1979, ce qui en fait l’un des rares généraux en poste disposant d’une expérience de terrain, perçue comme un rare atout par le dirigeant chinois.
Depuis 2022, Zhang Youxia est le membre le plus âgé du Politburo suite à la suppression par Xi des normes relatives aux limites d’âge. Seuls trois de ses membres âgés de plus de 68 ans ont pu continuer à exercer leurs fonctions à l’issue du 20e Congrès : Zhang, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi et Xi Jinping.
Âgé de 75 ans, Zhang est de trois ans l’aîné de Xi.
De nombreux analystes avaient été surpris du maintien de Zhang à son poste à l’issue du dernier congrès. Pour certains, sa reconduction signalait la mise en avant par le dirigeant chinois de deux priorités : une loyauté sans faille au sein des plus hautes instances de l’État, et une préparation au combat en vue d’une prise de contrôle par la force de Taïwan2. Xi a fixé 2027 comme année au cours de laquelle l’armée chinoise devait devenir une force « moderne », afin de marquer le centenaire de la fondation de l’APL.
Zhang a survécu aux purges menées ces dernières années au sein de l’APL. Le mois dernier, le vice-amiral Li Hanjun, chef d’état-major de la marine, ainsi que le directeur du département du travail politique de la CMC, Miao Hua, ont été démis de leurs fonctions.
Fin mars, c’est le numéro deux de l’APL, le général He Weidong, qui a mystérieusement cessé d’apparaître lors de réunions et d’événements officiels. En novembre, une enquête a été ouverte sur le ministre de la Défense Dong Jun.
Depuis 2023, 45 responsables de l’armée ainsi que du complexe militaro-industriel ont été démis de leurs fonctions, parmi lesquels 17 commandants opérationnels, 8 responsables de la logistique et des achats et 9 commissaires politiques 3.
Zhang Youxia est impliqué au plus haut niveau dans les efforts de modernisation de l’APL, les relations bilatérales avec la Russie mais également les investissements menés dans le cadre des Nouvelles routes de la soie 4. Comme le note le chercheur à l’Asia Society Policy Neil Thomas : « Le parti commande les armes, mais tout successeur devra au moins obtenir l’acceptation, voire le soutien, de la direction de l’APL […] En cas de crise de succession, Zhang Youxia pourrait tenter de soutenir un fidèle de Xi prêt à apaiser les tensions politiques avec l’armée » 5.
Pour dresser le bilan provisoire d’une présidence qui veut changer le cours de l’histoire en transformant la vieille république américaine en empire, nous publions cette semaine notre première série d’été pour essayer de comprendre — au-delà des sources — ce qu’a mis en acte concrètement Donald Trump pendant six mois.
Selon Fernand Braudel, l’histoire enseigne que le déclin d’une hégémonie s’accompagne souvent d’une financiarisation. Face à une baisse de rentabilité de la production et du commerce, les détenteurs de capital transfèrent davantage leurs actifs vers la finance. Pour l’historien, il s’agit là d’un « signe de l’automne » — lorsque les empires « se transforment en société de rentiers-investisseurs à l’affût de tout ce qui pourrait leur garantir une vie tranquille et privilégiée » 1.
Le spectre du déclin braudélien hante les figures clefs de la seconde administration Trump.
« Qu’est-ce que toutes les anciennes monnaies de réserve ont en commun », s’interrogeait ainsi Scott Bessent, devenu secrétaire au Trésor, pendant la campagne 2. « Le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France, le Royaume-Uni… Pourquoi ont-ils perdu leur statut de monnaie de réserve ? » Sa réponse : « Ils se sont fortement endettés et n’ont plus été en mesure de financer leur armée. » Si Bessent, ancien gestionnaire de hedge funds, nie officiellement l’existence d’un programme de dépréciation du dollar, les marchés n’ont eu de cesse de faire baisser le taux de change américain depuis l’arrivée au pouvoir de Trump en janvier.
Le secrétaire d’État Marco Rubio est l’auteur d’un rapport, datant de 2019, sur « l’investissement américain au XXIe siècle », dans lequel il fustige Wall Street pour son régime de valeur actionnariale qui « oriente les décisions commerciales vers un retour rapide et prévisible de l’argent aux investisseurs plutôt que vers le renforcement des capacités à long terme des entreprises ». Son point de vue sur la finance est partagé par des « populistes » républicains autoproclamés tels que Josh Hawley.
Cette hostilité résiduelle envers Wall Street a marqué une rupture idéologique au cours des premiers mois du second mandat de Trump : d’un côté, les droits de douane imposés par le président à l’occasion du « Liberation Day » ont secoué les marchés financiers ; de l’autre, Wall Street a riposté en provoquant une panique financière afin de discipliner la Maison-Blanche.
Le spectre du déclin braudélien hante les figures clefs de la deuxième administration Trump.
Benjamin Braun et Cédric Durand
La question centrale du second mandat de Trump est celle de la viabilité d’une coalition qui comprend en son sein les partisans du mouvement MAGA qui se revendique explicitement du populisme et une base électorale qui attend une amélioration du niveau de vie et une sécurisation de l’emploi grâce à une relance de l’industrie manufacturière américaine par les droits de douane, et un resserrement du marché du travail via l’expulsion des immigrés. Les entreprises du secteur des énergies fossiles et les entreprises technologiques de défense telles que Palantir et Anduril voient d’un œil favorable cette espèce de nativisme militarisé.
Mais la politique commerciale de Trump nuit clairement au secteur financier privé et aux grandes entreprises de la Tech — deux secteurs qui ont soutenu Trump et qui s’attendent à être récompensés. S’attaquer à ces secteurs risque d’aliéner les factions mêmes du capital américain qui l’ont ramené au pouvoir. Pour celles-ci en effet, le déclin des États-Unis est relatif et pourrait — à l’instar du Japon — être géré avec plus de doigté 3.
Comme l’avait observé Giovanni Arrighi en 1994, la finance a toujours joué un rôle d’intermédiaire et donc tiré profit des moments de déclin hégémonique 4. Aujourd’hui, les géants de la gestion d’actifs 5 profitent à la fois du rééquilibrage des portefeuilles américains — qui s’éloignent de l’hégémon en déclin — et de l’accès aux actifs américains qu’ils offrent aux pools de capitaux en forte croissance de la Chine et d’autres économies asiatiques émergentes. Les entreprises de la Tech, quant à elles, visent le contrôle général de la connaissance et la coordination économique 6. Elles ont beaucoup à perdre d’une fragmentation géoéconomique qui pourrait les priver de l’accès aux données, réduire leurs effets de réseau, augmenter le coût de leurs infrastructures matérielles et pousser les politiques non alignées à rechercher la souveraineté numérique 7.
Dans ses efforts pour relancer l’empire américain, l’administration Trump devra donc trouver un équilibre délicat entre les intérêts des nativistes orientés vers l’industrie manufacturière et les factions capitalistes dont les intérêts s’étendent à l’échelle mondiale. La gestion de ces attentes contradictoires constitue un défi à la fois pour la pérennisation de la coalition trumpienne et pour la stabilité du système financier mondial dans son ensemble.
La politique commerciale de Trump nuit clairement au secteur financier privé et aux grandes entreprises de la Tech — deux secteurs qui ont soutenu Trump et qui s’attendent à être récompensés.
Benjamin Braun et Cédric Durand
Pourquoi la finance privée soutient Trump
L’élection de 2016 avait provoqué une scission spectaculaire à Wall Street.
Alors que les grandes banquesprivate equity), capital-risque et hedge funds — s’étaient révélés être de fervents partisans de la première candidature de Trump à la présidence.
Cette division reflétait celle qu’on avait déjà vu émerger de manière similaire au Royaume-Uni, où un groupe enhardi de magnats du capital-investissement et plusieurs hedge funds avait apporté son soutien au Brexit quand la finance traditionnelle avait plutôt eu tendance à soutenir le camp du maintien dans l’Union 8.
Comment expliquer une telle scission ?
Les gestionnaires d’actifs alternatifs cherchent en réalité essentiellement deux choses : des privilèges fiscaux et plus de dérégulation. Le facteur le plus important derrière l’ascension inexorable des patrons de la finance privée dans le classement Forbes 400 est ainsi la niche fiscale de « l’intérêt porté » (carried interest). Au cours des vingt-cinq dernières années, le « carry » — la rémunération basée sur la performance des associés commandités de ces fonds privés — s’est hissé au montant colossal de 1 000 milliards de dollars 9.
En 2010, Obama avait tenté en vain de supprimer cette niche fiscale — une initiative que Stephen Schwarzman, PDG de Blackstone, avait jugé approprié de comparer à l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie 10. Son maintien avait été une demande de dernière minute de la sénatrice Kristen Sinema au moment du vote de l’Inflation Reduction Act (IRA) de l’administration sortante 11 — un rétropédalage qui aggravait l’échec plus large d’une augmentation des impôts sur les entreprises et les riches pendant les années Biden.
Sur le front de la dérégulation, le plus grand gain pour la faction du capitalisme financier privé est l’accès à l’immense réservoir que constituent les actifs de retraite individuels.
À l’heure actuelle, les fonds de capital-investissement et les hedge funds engrangent des bénéfices colossaux grâce aux particuliers fortunés et aux détenteurs d’actifs institutionnels. Leur principale clientèle est de loin constituée par les fonds de pension à prestations définies, tant publics que privés, c’est-à-dire des investisseurs institutionnels ayant des engagements fixes.
Or depuis la crise financière de 2008, aux États-Unis, les plans individuels à cotisations définies — tels que le fameux « 401(k) » tirant son nom de la section du Code fiscal qui en définit le périmètre et de l’IRA — ont connu une croissance deux fois plus rapide que les plans collectifs. Aujourd’hui, un peu moins de 10 000 milliards de dollars sont détenus au titre de ces deux types de plans, tous gérés par les piliers de la faction la plus libérale de Wall Street — composée notamment de BlackRock, Vanguard ou State Street.
Dans sa quête pour accéder à cette gigantesque manne, la finance privée avait déjà remporté une première victoire dès la fin du premier mandat de Donald Trump. En 2020, le sous-secrétaire du département du Travail (Department of Labor), Eugene Scalia, fils de l’éminent juge conservateur à la Cour Suprême Antonin Scalia, avait ainsi publié une lettre indiquant que les règles existantes autorisaient déjà les promoteurs de plans 401(k) à allouer de l’argent collecté dans ce cadre à des sociétés de capital-investissement (private equity) 12. Une lettre du département du travail n’est pas aussi solide qu’un règlement de la Securities and Exchange Commission (SEC) et repose sur des bases juridiques fragiles — elle n’en indiquait pas moins de manière significative une nouvelle orientation en la matière.
Peu après l’entrée en fonction de Trump pour son second mandat, les mastodontes du capital-investissement ont tout fait pour ouvrir le robinet des plans 401(k) — qui, selon eux, pourraient doubler la demande pour leurs fonds — et accéder aux 60 millions d’Américains qui y souscrivent 13. Leur argument est simple : en limitant leurs options d’investissement aux actions et aux obligations cotées en bourse, les régulateurs privent les détenteurs de plans 401(k) de la possibilité de diversifier leur portefeuille et d’améliorer leurs rendements.
Marc Rowan, directeur général d’Apollo, s’est plaint que les fonds 401(k) « sont investis dans des fonds indiciels liquides cotés quotidiennement, principalement le S&P 500 » 14. Larry Fink, PDG de BlackRock, qui s’est récemment lancé dans les actifs d’infrastructure, a également déploré que ces actifs soient « sur des marchés privés, enfermés derrière des murs élevés, dont les portes ne s’ouvrent qu’aux acteurs les plus riches ou les plus importants du marché » 15. L’entrée de BlackRock dans le capital-investissement reflète en fait le glissement général vers la droite des gestionnaires d’actifs publics, qui vendent l’accès aux rendements du capital-investissement aux épargnants américains comme un pas vers une plus grande démocratie financière.
Alors que les attentes de rendement irréalistes s’accumulent, le moyen le plus sûr de garantir une sortie rentable aux investisseurs actuels est encore d’en attirer de nouveaux.
Benjamin Braun et Cédric Durand
En réalité, le secteur du capital-investissement cherche à obtenir un plan de sauvetage pour ce que l’économiste Ludovic Phalippou appelle son « usine à milliardaires » 16.
Depuis 2006, les rendements des fonds de capital-investissement n’ont pas surpassé ceux du marché boursier — mais le nombre de milliardaires devant leur fortune au private equity est quant à lui passé de 3 en 2005 à 22 en 2020. Ces dernières années, ces fonds de rachat ont eu du mal à se désengager de leurs investissements, cherchant à les transmettre à d’autres acteurs du secteur comme une patate chaude.
En 2024, le secteur a connu sa première contraction depuis des décennies 17. Les opérations de fusion-acquisition, dans le collimateur de l’administration Biden, ont repris et offrent une voie de retour à la croissance. « Le secteur s’est réjoui du retour des fusions-acquisitions en partie pour justifier les capitaux qu’il a levés », a récemment déclaré aux investisseurs le directeur des investissements de Sixth Street, un gestionnaire d’actifs alternatifs 18. « Le problème, c’est que les gens ont payé trop cher pour des actifs entre 2019 et 2022, et que personne ne veut vendre ces actifs sans un rendement acceptable. »
Alors que les attentes de rendement irréalistes s’accumulent, le moyen le plus sûr de garantir une sortie rentable aux investisseurs actuels est encore d’en attirer de nouveaux. Selon la logique du secteur, l’apport de 1 000 milliards de dollars provenant de l’argent des « stupides » plans de retraite 401(k) permettrait aux fonds de pension, aux fonds souverains et aux grands détenteurs de fortunes individuelles de se débarrasser de leurs participations avec un bénéfice.
Les petits épargnants se retrouveraient alors avec, entre les mains, une masse colossale d’actifs surévalués — en d’autres termes, un système de Ponzi.
Le réalignement de la Tech
Alors que le monde de la finance se divisait en deux factions politiques, l’élite de la Silicon Valley s’est quant à elle tournée vers la droite comme un seul homme.
Pendant trois décennies, les entrepreneurs de la tech et les financiers privés ont pu mettre en œuvre la politique du « move fast and break things » selon l’expression de Mark Zuckerberg, sans avoir à craindre de répercussions majeures imposées par l’État. Ayant eu la vie trop facile, ces prédateurs de haut-vol ont décidé qu’il fallait mettre un terme à la lutte antitrust menée par l’administration Biden et le Parti démocrate. En ce sens, leur ralliement à la bannière de Trump vise à rétablir le statu quo antitrust de l’ère Obama-Trump.
En ce sens, leur ralliement à la bannière de Trump vise à rétablir le statu quo antitrust de l’ère Obama-Trump.
Évoquant l’inquiétude des dirigeants du secteur, l’investisseur en capital-risque Marc Andreessen a aussi décrit la menace de ce qu’il percevait comme une « révolution sociale » à la fois sur les campus universitaire et dans la Silicon Valley. Selon lui, ce qui était engagé c’était « la renaissance d’une New Left » qui radicaliserait la main-d’œuvre : « Il est très clair que les entreprises sont en train d’être détournées de leur finalité pour servir de moteurs au changement social, à la révolution sociale. Les employés se rebellent. Sous l’ère Trump I, plusieurs entreprises que je connais ont eu l’impression d’être à sur le point de faire face à des émeutes sur leurs propres sites, menées par leurs propres employés. »
Le ralliement spectaculaire des patrons de la Tech le jour de l’investiture de Trump, il y a six mois, a scellé une alliance.
Benjamin Braun et Cédric Durand
Il s’avère que le libéralisme de la Silicon Valley n’était qu’une phase temporaire liée à une période désormais révolue de liquidité maximale et de réglementation minimale du capitalisme américain.
Lorsque la pandémie de Covid a frappé, et le gouvernement a accordé des aides substantielles aux travailleurs, dont certains se sont sentis habilités à formuler de nouvelles revendications. Dans le même temps, la branche la plus activiste de l’administration Biden, la Federal Trade Commission de Lina Khan, a orienté son action antitrust précisément vers les entreprises de la Tech. Il faut ajouter à cela la tentative de coordination internationale en matière de fiscalité des entreprises de Janet Yellen, secrétaire au Trésor de Biden, et le soutien rhétorique du président démocrate à la mobilisation syndicale.
On comprend alors mieux pourquoi Andreessen a vécu cette période comme « un immense moment de radicalisation » et a passé énormément de temps à promouvoir la conscience de classe des milliardaires 19.
Ce sont ces circonstances qui ont conduit les Big Tech à rejoindre la finance privée comme deuxième faction capitaliste soutenant le retour de Trump. Le ralliement spectaculaire des patrons de la Tech le jour de l’investiture de Donald Trump, il y a six mois, a scellé cette alliance 20.
Ils ont été rapidement récompensés par une série de décrets présidentiels supprimant les garde-fous en matière de sécurité publique pour les entreprises d’IA et les obstacles réglementaires pour les entreprises de cryptomonnaie. En effet, contrairement à la réaction rapide de l’administration Biden contre le projet de Facebook de créer un système de paiement mondial appelé Libra, lancé en 2019 et abandonné en 2022, la nouvelle administration semble prête à soutenir le secteur des cryptomonnaies avec toute la confiance et le crédit de l’État.
D’ailleurs, les acteurs du secteur des cryptos ont adopté la stratégie des fonds d’investissement privés en cherchant à attirer les fonds de pension. Depuis la réélection de Trump, 23 États ont introduit une législation autorisant les entités publiques à investir dans les cryptomonnaies 21. Dans plusieurs cas, ces projets de loi mentionnent spécifiquement les fonds de pension publics.
Alors que la loi « Guiding and Establishing National Innovation for US Stablecoins » (GENIUS), visant à fournir un cadre réglementaire permissif pour les stablecoin vient d’être ratifiée par Trump, l’assaut lancé par le DOGE contre les agences de régulation financière, de la Securities Exchange Commission (SEC) au Consumer Financial Protection Bureau (CFPB), affaiblit la surveillance et incite à la prise de risques dans l’ensemble du système financier.
En six mois, les germes d’une crise beaucoup plus grave que celle de la Silicon Valley Bank ont été semés. Ainsi, les graves tensions financières qui ont perturbé la nouvelle administration relèvent moins de l’anomalie que de la structure même de la coalition entrepreneuriale du président. Les ambitions de la nouvelle élite de la Tech ne se limitent pas à paralyser la bureaucratie fédérale — la Silicon Valley veut détrôner Wall Street.
Depuis la réélection de Trump, 23 États ont introduit une législation autorisant les entités publiques à investir dans les cryptomonnaies. Dans plusieurs cas, ces projets de loi mentionnent spécifiquement les fonds de pension publics.
Malgré une crise financière majeure, la Fed a bénéficié d’une longue période de domination monétaire dans la politique macroéconomique américaine. Lorsque l’inflation est repartie à la hausse, la politique monétaire a pris en charge la stabilité financière et la stabilité des prix — la politique budgétaire passant au second plan. La politique de « high-pressure economy » mise en place par Yellen 22 dans le cadre de sa stratégie « go-big-go-early » en réponse à la récession pandémique, combinée à la hausse des prix due aux retards dans les chaînes d’approvisionnement, a justifié le resserrement de la politique monétaire de la Fed afin de corriger les effets de l’inflation sur les marchés financiers et les marchés du travail.
Sous le deuxième mandat Trump, cependant, la Fed s’engage sur une voie beaucoup plus périlleuse.
Les droits de douane imposés par Trump et l’affaiblissement du dollar rendent très probable le retour des pressions inflationnistes. Une administration compétente et disciplinée pourrait peut-être empêcher la hausse des prix des produits de première nécessité grâce à un stockage stratégique et à un contrôle des prix 23. Mais l’administration actuelle n’est ni compétente ni disciplinée — et les attaques systématiques du DOGE contre le gouvernement fédéral n’ont fait que renforcer l’impression que le fardeau de la maîtrise de l’inflation incombera uniquement à la Fed.
Son gouverneur, Jerome Powell, se trouve donc face à un dilemme. L’aggravation des tensions financières due à des taux d’intérêt plus élevés que prévu et à une croissance des revenus plus faible que prévu — les propriétaires de voitures enregistrent le taux le plus élevé de défauts de paiement de prêts depuis trois décennies 24 — pourrait contraindre la Fed à intervenir pour soutenir la valeur des actifs, comme elle l’a fait fin 2019 et début 2023, par le biais de prêts d’urgence et d’achats d’actifs.
Plus encore, Trump et Bessent n’ont de cesse d’indiquer qu’ils souhaitent une baisse des taux d’intérêt sur la dette publique américaine, une perspective qui compliquerait considérablement tout projet de resserrement monétaire.
Le dilemme de Powell est d’autant plus urgent que sa carte maîtresse est fragilisée : le statut des bons du Trésor américain en tant qu’actif refuge mondial, et donc le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve et de financement mondiale. L’appétit des gestionnaires de réserves officielles pour les titres américains est en effet en baisse depuis des années 25, la part du dollar dans les réserves mondiales étant passée de 71 % en 2000 à 57 % en 2024. Des signes d’inquiétude croissante parmi les investisseurs obligataires sont apparus dès février, lorsque le directeur des investissements du gestionnaire d’actifs français Amundi a déclaré, en réponse aux mesures prises par la Maison-Blanche pour assouplir la réglementation des valeurs mobilières, que « de plus en plus de mesures […] pourraient commencer à éroder la confiance […] dans le système américain, dans la Fed et dans l’économie américaine ».
Au cours des semaines suivantes, cette menace à peine voilée a commencé à se concrétiser par une forte correction des marchés boursiers et, plus inquiétant encore, par une hausse des rendements des bons du Trésor américain.
Après l’annonce par Trump de droits de douane « réciproques » le 2 avril, les États-Unis ont connu un phénomène extraordinaire : la fuite des capitaux. Si la Fed est contrainte de laisser les taux d’intérêt réels baisser alors que l’inflation augmente, une fuite des capitaux à une échelle beaucoup plus grande est une véritable possibilité.
On sait depuis longtemps que les objectifs d’élimination du déficit commercial américain et de préservation du statut de monnaie de réserve du dollar sont incompatibles. Depuis les travaux de Robert Triffin à la fin des années 1950 sur la « surabondance du dollar », les économistes monétaires internationaux savent que la croissance économique mondiale par le commerce dépendait de la disponibilité des réserves. En l’absence d’un nouvel étalon de réserve après l’or, l’abondance des dollars a été considérée comme une offre nécessaire, fournie au reste du monde par le biais de déficits commerciaux américains permanents.
Après l’annonce par Trump de droits de douane « réciproques » le 2 avril, les États-Unis ont connu un phénomène extraordinaire : la fuite des capitaux.
Benjamin Braun et Cédric Durand
La liquidité mondiale n’est plus nécessairement liée au compte courant américain 26 mais les idées de l’administration pour dissocier les deux ne sont guère rassurantes. Elles comprennent notamment la promesse de « promouvoir le développement et la croissance légales et légitimes de stablecoin adossés au dollar dans le monde entier » 27.
Quand la classe dirigeante dirige : le piège du deuxième mandat Trump
Le retour de Trump au pouvoir a fait apparaître les failles qui minent la coalition qui a contribué à sa victoire.
Les factions populaires du mouvement MAGA ont soutenu Trump pour sa position nationaliste. Mais celle-ci a peu de points communs avec les intérêts de la finance traditionnelle et du secteur technologique qui souhaitent des marchés financiers et numériques mondiaux ouverts.
Ces « deux mondes » — celui de la Tech et celui du mouvement MAGA — pourraient potentiellement se rejoindre sur l’ambition de relancer la base industrielle américaine, mais cela remettrait en cause le fondement même du dollar fort, dont dépendent autant le secteur financier traditionnel que le secteur privé pour conserver leur primauté.
Même si, comme le dit Steve Bannon, « beaucoup de partisans du mouvement MAGA bénéficient de Medicaid » 28, le budget fédéral récemment adopté par la Chambre des représentants, contrôlée par le Parti républicain, prévoit des coupes radicales dans les prestations sociales, défendues par le secteur de la finance privée. Malgré les discours, ces coupes budgétaires ne compensent pas les réductions d’impôts : les déficits publics vont se poursuivre pendant que la guerre commerciale et la dérégulation administrative menacent la stabilité financière.
Les théoriciens de l’État soutiennent depuis longtemps que « la classe dirigeante ne dirige pas ». Selon l’expression heureuse de Fred Block, les démocraties libérales se caractérisent par une division du travail entre les capitalistes — qui dirigent leurs entreprises — et les « gestionnaires de l’État » — qui dirigent le gouvernement 29. Comme les capitalistes individuels ont du mal à voir au-delà de leurs propres résultats financiers, leur fortune dépend de la capacité des gestionnaires de l’État à maintenir les conditions nécessaires à la reproduction du système dans son ensemble, notamment dans ses dimensions sociales, écologiques et financières.
Selon Block, l’État capitaliste assurerait donc sa propre survie en agrégeant des intérêts capitalistes disparates.
Après six mois de Trump, la question qui se pose est de savoir si la nouvelle administration américaine, déjà à bout de souffle, sera capable d’agréger les intérêts des multiples factions rivales qui sous-tendent le trumpisme.
Des droits de douane qui épargnent les intérêts manufacturiers américains dans le secteur technologique en Chine tout en apaisant les nationalistes pro-Trump, combinés à une dévaluation du dollar orchestrée à l’échelle internationale, contribueraient grandement à soutenir le boom des investissements manufacturiers enclenchés pas les Bidenomics.
La dérégulation financière et l’ouverture des plans 401(k) au capital-investissement pourraient être combinées avec le retour de taux d’imposition élevés sur les revenus, à leur niveau d’avant 2017 soit 39,6 % — contre 37 aujourd’hui — comme l’a suggéré Trump lors du débat à la Chambre sur le budget fédéral. Reste à voir si des compromis de ce type pourront être trouvés.
Après seulement six mois, les contradictions des Trumponomics sont criantes — et aucune solution évidente ne se dégage.
Sources
Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe – XVIIIe siècle, 1979.
The ruling class does not rule : Notes on the Marxist theory of the state. In Revising state theory : Essays in politics and postindustrialism, Temple University Press, 1987, pp. 51–68.
Crédits
L'édition anglaise a été publiée sur Phenomenal World.
La tronçonneuse a-t-elle été remplacée par un scalpel ?
La nouvelle génération, qui a posé il y a six mois ses bagages à Washington, semble avoir trouvé une forme d’équilibre mais sans résoudre aucune des divisions idéologiques profondes qui la traversent.
Depuis la capitale américaine, Marlène Laruelle livre une radiographie.
Pour dresser le bilan provisoire d’une présidence qui veut changer le cours de l’histoire en transformant la vieille république américaine en empire, nous publions cette semaine notre première série d’été pour essayer de comprendre — au-delà des sources — ce qu’a mis en acte concrètement Donald Trump pendant six mois. Et comment lui résister.
Après six mois à la Maison-Blanche, le pouvoir de Donald Trump semble avoir trouvé une forme plus stable. Si l’esprit « révolutionnaire » des premières semaines n’a disparu, certains équilibres idéologiques — certes précaires — commencent à prendre forme au sein de l’administration. Ils pourraient guider les années à venir de la présidence Trump.
Le DOGE a en effet échoué à couper dans les énormes dépenses publiques de l’État fédéral, allant jusqu’à susciter la défiance d’une partie de l’électorat trumpiste. Les coupes budgétaires initiées — de l’ordre de 175 milliards de dollars — sont ainsi restées très inférieures à l’objectif annoncé d’un « trillion » de dollars.
C’est bien évidemment beaucoup pour les agences les plus touchées — les domaines qui pâtissent le plus de cette politique sont l’environnement, l’éducation, le développement et le soft power américain en général — mais minime en comparaison de ce que dépense l’État fédéral au quotidien.
Mais le message est passé : c’est là que se situe, pour l’essentiel, le véritable héritage du DOGE.
Le départ d’environ 130 000 fonctionnaires fédéraux — renvoyés ou partis « volontairement » 1 —, marque la victoire du récit poussé par une partie du mouvement MAGA selon lequel l’État fédéral serait un bastion « woke » à affaiblir à tout prix. Après le départ fracassant de Musk et son divorce spectaculaire avec Trump, le DOGE a réajusté sa mission sur des objectifs plus modestes de réduction de l’appareil fédéral.
En d’autres termes, la tronçonneuse va être remplacée par un scalpel aux missions plus précises.
La politique étrangère trumpiste : néoconservateurs, restrainers, et « transactionnalistes »
La politique étrangère sera influencée par l’équilibre — encore à trouver — entre trois groupes qui, bien que tous unis sous la bannière de la politique America First, sont en réalité divisés.
On y trouve des néoconservateurs ralliés à la cause trumpiste, qui tentent de pousser le président vers une politique étrangère républicaine plus classique ; des restrainers partisans d’une politique étrangère « retenue » 2, voire isolationniste, et des transactionnalistes, principalement issus des milieux d’affaires et prêts à des concessions idéologiques de tout bord au nom du « deal ».
La tronçonneuse de Musk va être remplacée par un scalpel.
Marlène Laruelle
Les proches du président sont divisés entre les restrainers, représentés par le vice-président J. D. Vance, et des personnalités plus proches des néoconservateurs et favorables à une politique plus engagée, comme l’ancien conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz, et Keith Kellogg, l’envoyé présidentiel pour l’Ukraine.
Marco Rubio, qui est devenue l’une des figures centrales du gouvernement, cumulant plusieurs chapeaux — dont celui de conseiller à la sécurité nationale par intérim en remplacement de Waltz depuis le 1er mai — se situe entre les deux écoles : historiquement proche des néocons, il s’est rallié à des positions plus marquées par la retenue et semble vouloir jouer le point d’équilibre entre les deux clans sur tous les conflits — de la guerre en Ukraine à l’embrasement au Moyen-Orient en passant par la relation avec la Chine.
Pour les think tanks trumpistes, la période d’ajustement est prolongée
La personnalité imprévisible de Trump et sa stratégie de navigation « à vue » secouent jusqu’aux milieux trumpistes.
Bien qu’elle ait bénéficié de la publicité autour du Project 2025, la Heritage Foundation peine à produire la nouvelle élite trumpiste et reste prisonnière de logiques républicaines classiques 3. Il en va de même pour le Manhattan Institute, autre think tank conservateur, né dans les années 1970 et qui bénéficie au sein du monde MAGA, du prestige de l’un de ses experts, Christopher Rufo, chantre des attaques contre le savoir universitaire.
Les forces vives qui mettent en pratique le trumpisme sont toujours aussi actives à Washington.
Marlène Laruelle
D’autres think tanks tentent de garder leur cap idéologique : le Hudson Institute, qui bénéficie de larges contrats de recherche avec le Pentagone, reste sur sa ligne néoconservatrice, quitte à se retrouver en conflit avec certaines décisions présidentielles.
De l’autre côté du spectre, le Quincy Institute s’est récemment réjoui de la prise de distance de Trump envers Israël : l’institution s’était démarquée pour ses prises de position relativement pro-palestiniennes — une rareté dans le petit monde washingtonien. Enfin le Stimson Center continue à soutenir une reprise du dialogue avec la Russie, malgré le peu d’avancées sur le front des négociations.
Les think tanks créés spécifiquement pour accompagner Trump après son départ de la présidence en 2021 sont plus chanceux.
Le Center for Renewing America et l’America First Policy Institute (AFPI) sont ainsi parvenus à produire de nouveaux cadres trumpistes en peu de temps 4. Russell Vought, l’influent directeur du bureau de la gestion et du budget à la Maison Blanche est issu du premier — tandis que Pam Bondi, ministre de la justice, et Linda McMahon, ministre de l’agriculture et du logement ont fourbi leurs armes dans les rangs du second.
Toutefois, s’ils fournissent des cadres à la nouvelle administration, ces think tanks éprouvent des difficultés à produire une pensée stratégique digne de ce nom et manquent de crédibilité intellectuelle.
Former les jeunes générations trumpistes : le dilemme du nouveau cycle à Washington
Si les luttes politiques internes se tassent donc quelque peu, les forces vives qui mettent en pratique le trumpisme sont toujours aussi actives à Washington : des milliers de jeunes staffers ambitieux sont en train de créer une vie culturelle parallèle dans la capitale américaine.
Jeunes hommes en costume, jeunes femmes bien habillées respectant les stéréotypes genrés traditionnels ont envahi les cafés, lounges et restaurants des quartiers autour du Congrès.
Ces staffers viennent des grandes universités conservatrices comme Hillsdale College dans le Michigan — qui a son propre campus à Washington — ou l’université évangélique Liberty University, en Virginie, qui place tous ses étudiants en stage dans les institutions fédérales.
Ils sont pétris de ce qu’on appelle aux États-Unis la classical education — des cursus centrés sur l’histoire américaine, la pensée des pères fondateurs, le droit constitutionnel et l’histoire de la pensée occidentale — et aiment parler de valeurs occidentales et de philosophie politique 5. Ils combinent ce classicisme avec la culture de la génération Z, entièrement tournées vers les réseaux sociaux : ils vénèrent ainsi les héros de la Big Tech — en qui ils voient les porteurs de l’éthos américain et d’un nouveau Gilded Age pour leur pays — et socialisent lors des soirées arrosées organisées par les grandes firmes de cryptomonnaies proches de Trump comme celles de David Sacks, le « tsar » de l’IA et des cryptoactifs.
Sur le plan intellectuel, le trumpisme reste composé de plusieurs écosystèmes idéologiques en tension.
Marlène Laruelle
Si l’administration Trump manque encore de cadres pour ses postes les plus exposés, plusieurs organisations s’activent dans l’ombre pour former les nouvelles générations. C’est le cas du American Moment, très proche de J. D. Vance, qui offre des formations professionnelles aux étudiants conservateurs et des bourses pour travailler à Washington. Son cofondateur, Saurabh Sharma, a été nommé à la Maison-Blanche dans le service en charge du personnel présidentiel. C’est également le cas de la Fellowship Ben Franklin, proposée aux nouvelles recrues trumpistes du Département d’État.
Dans les milieux universitaires, de nouveaux « centres de civisme et de leadership » 6 financés par des fonds publics provenant des États républicains, ont émergé afin de donner voix à des universitaires conservateurs dans des universités largement progressistes comme Arizona State University, University of Florida et University of Texas à Austin.
Des associations universitaires conservatrices comme American Council on Trustees and Alumni et National Association of Scholars se sont trouvées revigorées par les offensives trumpistes contre les grandes universités de la Ivy League. Bien que dans une moindre mesure, l’association MAGA « Turning Point USA », qui recrute sur les campus américains, prend également de l’ampleur. Ces projets sont soutenus par de puissantes structures comme la Bradley Foundation, la Koch Foundation, la Olin Foundation ou l’homme d’affaires de Caroline du Nord J. Arthur Art Pope 7.
Derrière l’alliance de circonstance, des clivages idéologiques profonds
Sur le plan intellectuel, le trumpisme reste composé de plusieurs écosystèmes idéologiques en tension.
Tous sont unis par les idées postlibérales : le libéralisme tel qu’il existe depuis les années 1990 aurait échoué et devrait être dépassé, soit par un retour à des pensées pré-libérales comme une forme de théocratie chrétienne, soit par l’invention d’un nouveau modèle politique futuriste.
Mais par-delà la vision partagée de ce qu’il rejette, le trumpisme se construit sur des imaginaires politiques — et parfois peu homogènes.
Techno-droite contre chrétiens post-libéraux
La ligne de partage la plus visible divise les intellectuels conservateurs, souvent catholiques (Adrian Vermeule, Patrick Deneen, Sohrab Ahmari, etc.), dits post-libéraux, et la techno-droite d’Elon Musk, Peter Thiel et autres tycoons de la « mafia Paypal ». Les intellectuels post-libéraux appellent à une société conservatrice, religieuse, non-consumériste, centrée sur le bien-être collectif plutôt qu’individuel, faite de petites communautés fermées croyant dans le Bien et le Bon et refusant ce qu’ils interprètent comme un nihilisme moral. La techno-droite propose quant à elle une vision du futur élitaire et libertarienne dans laquelle un petit groupe choisi d’êtres humains mâles et riches pourrait vivre une humanité augmentée par la technologie, se rendre dans l’espace, se reproduire de manière quasi-industrielle, et laisser le reste des leurs concitoyens croupir sur une planète polluée et surpeuplée.
Il y a donc peu de choses en commun, donc, entre un projet centré sur une réhabilitation chrétienne de l’ontologie humaine et un projet qui considère que l’IA pourra aisément remplacer la plupart des humains. Pourtant, certains comme Patrick Deneen tentent d’articuler l’idée qu’il existerait une symbiose et non une contradiction, entre ces deux courants 8. Mais le fait que J. D. Vance puisse en un sens la personnifier n’en résout pas les contradictions philosophiques.
Une autre ligne de division oppose ceux qui appellent les États-Unis à une nouvelle politique transatlantique fondée sur des valeurs illibérales et ceux qui souhaitent une politique américaine focalisée uniquement sur les intérêts nationaux 9.
Dans le premier camp, le discours de J. D. Vance à Munich, le soutien d’Elon Musk et de plusieurs officiels aux figures d’extrême droite en Europe, et l’appel à la recherche d’« alliés civilisationnels en Europe » lancé par un employé du Département d’État sur le site officiel du ministère.
Dans l’autre, on trouve des experts de politique étrangère travaillant dans des think tank trumpistes comme Sumantra Maitra, qui argue qu’il ne sert à rien de faire la morale illibérale aux Européens — au risque de reproduire les erreurs des néoconservateurs avec un autre logiciel idéologique, et que Washington ferait mieux de se concentrer sur ses propres intérêts nationaux.
L’immigration et l’économie
Une troisième ligne de partage oppose les trumpistes « originels », ceux qui viennent du monde MAGA, pour qui l’émigration est un problème majeur et qui veulent recentrer l’identité nationale sur les Blancs du pays — une tendance incarnée par Steve Bannon — et la techno-droite, qui souhaite une émigration contrôlée garantissant une force de travail bon marché et des cerveaux tech venus du monde entier.
Le monde trumpiste est également divisé sur les questions économiques.
Le thème le plus polarisant a bien évidemment été l’imposition — ou plus exactement la menace d’imposition dans bien des cas — par la nouvelle administration de droits de douane disproportionnés à presque la totalité des pays du monde.
Les forces vives du trumpisme ne croient ni dans le néolibéralisme globalisé, ni dans le capitalisme financier.
Elles projettent un mixte de productivisme — à travers la réindustralisation et l’extractivisme dans le secteur énergétique — et de décroissance de la consommation.
Une question demeure en suspens. La dimension la plus radicale du projet trumpiste — la transformation de la république américaine en empire en passant par la monarchie — est-elle toujours d’actualité ?
Après six mois au pouvoir, la seconde présidence de Donald Trump reste marquée par une contre-révolutionnaire par bien des aspects.
Les forces vives du trumpisme ne croient ni dans le néolibéralisme globalisé, ni dans le capitalisme financier.
Marlène Laruelle
La politique étrangère est peut-être le domaine ou les politiques républicaines classiques des néoconservateurs semblent gagner des points contre la vision du monde MAGA — même si les changements d’opinion réguliers de Trump ne garantissent à aucun camp de pouvoir se reposer sur leur lauriers.
Mais dans le domaine intérieur, si le DOGE est passé en arrière-plan de l’agenda politique, les attaques contre l’État de droit, la mise sur pression de la justice et de la science, et le « tournant monarchique » — allant des travaux sur la possibilité d’une troisième mandat de Trump à la renaissance de la théorie du pouvoir exécutif unitaire — confirme le changement d’ère.
L’objectif d’une transformation profonde et irréversible du champ politique, institutionnel et culturel étatsunien reste pour cette fraction l’objectif final à atteindre.
Reste à voir si, confronté à la première vraie crise venue de sa base politique — l’affaire de la « liste Epstein » — le trumpisme — compris comme l’équation complexe entre les nouvelles élites de Washington et le mouvement MAGA — parviendra tenir. Pour l’inquiétant prophète des Lumières noires Curtis Yarvin, il est peut-être déjà trop tard.
Au cours des prochaines semaines voire des prochains mois, l’armée russe devrait capturer les 35 km² restants dans l’oblast de Louhansk, plaçant sous son contrôle une deuxième région suite à l’annexion de la Crimée en 2014.
Si la capture de Louhansk serait érigée en victoire majeure par Moscou, c’est principalement dans la région voisine de Donetsk que la progression russe pose un réel danger pour le front ukrainien.
Le 24 juillet 2025, les forces ukrainiennes ne contrôlaient plus que 35 km² à l’intérieur des frontières administratives de la région de Louhansk, dans le sud-est du pays. Si la Russie parvenait à prendre le contrôle de la totalité de la région, ce qui semble très probable à court terme compte tenu du rythme de progression de son armée, il s’agirait de la deuxième région ukrainienne à tomber entièrement entre ses mains depuis 2014, après l’annexion de la Crimée.
La capture des régions de Donetsk et de Louhansk, qui forment le Donbass, constitue le principal objectif de guerre du Kremlin en Ukraine.
Moscou s’était rapproché de la capture de Louhansk à l’été 2022, quelques mois après le lancement de l’invasion à grande échelle, mais les forces ukrainiennes y avaient repris des positions lors de la contre-offensive de Kharkiv à l’automne.
Le chef de la république populaire de Louhansk — une organisation non-reconnue créée par la Russie en 2014 — Leonid Passetchnik, avait affirmé à la fin du mois de juin 2025 que le territoire de l’oblast avait « été entièrement libéré, à 100 % » 1.
Kiev maintient toutefois des positions dans deux « poches » situées à l’est des villages de Borova et de Yampil, dans les oblasts frontaliers de Kharkiv et de Donetsk.
Louhansk fait partie des quatre régions — aux côtés de Donetsk, Zaporijia et Kherson — dont « l’annexion » avait été annoncée par Moscou en septembre 2022, suite à des référendums non-reconnus par Kiev et la communauté internationale. Après plus de trois années de guerre, la Russie n’exerce toujours aucun contrôle sur ces oblasts dans leur totalité.
L’armée russe contrôle actuellement 77 % de l’oblast de Donetsk, 74 % de l’oblast de Zaporijia et 73 % de l’oblast de Kherson, selon une analyse géospatiale menée par la revue à partir des données vectorielles produites par l’Institute for the Study of War.
Moscou a toutefois étendu son offensive à d’autres régions de l’Ukraine qui n’étaient pas concernées par « l’annexion » annoncée par Poutine : Kharkiv (4,95 % contrôlé par l’armée russe), Soumy (0,12 %) et Tchernihiv (0,06 %), dans le nord de l’Ukraine.
Si la capture de l’oblast de Louhansk serait érigée en victoire majeure par Moscou, c’est principalement dans la région voisine de Donetsk que la progression russe pose un réel danger pour le front ukrainien. Les forces russes avancent rapidement au nord-est de Pokrovsk depuis quelques semaines, menaçant sérieusement la ville d’encerclement.
Si les forces russes parvenaient à couper l’accès à la route Т-05-15, qui relie Pokrovsk à Dobropillia, 20 kilomètres au nord, le commandement ukrainien pourrait être contraint d’envisager sérieusement l’évacuation de Pokrovsk, nœud logistique vital attaqué depuis plus d’un an.
Une telle victoire, bien qu’elle semble encore lointaine, serait susceptible de fragiliser la défense ukrainienne autour des autres bastions de la région : Kostiantynivka, Droujkivka, Kramatorsk et également Sloviansk.
Gérard Araud a vingt ans. Il est face au Parthénon. Il pleure de joie — la Grèce ne le quittera plus.
Aujourd'hui, à Hydra, il retrouve chaque année les coquelicots, les chemins de la ville à l'eau et les fantômes de l'île comme Leonard Cohen ou Jackie Onassis. Mais aussi l'esprit des exilés, de retour pour Pâques.
Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.
Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où ils ne sont pas nés ou qu’ils n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.
À quand remonte votre première rencontre avec la Grèce ?
Je suis allé pour la première fois en Grèce à l’âge de vingt ans. Nous étions partis en 2 CV, avions descendu la côte yougoslave et fait le tour de l’Albanie communiste jusqu’à Thessalonique.
Nous sommes arrivés un soir à Athènes. Nous nous sommes précipités à l’Acropole où il n’y avait plus grand monde. J’étais seul face au Parthénon et j’ai pleuré doucement de bonheur. J’avais vingt ans et j’ai senti que ce lieu était une partie de moi-même. Ce sentiment ne m’a jamais quitté.
Pourquoi selon vous ?
Cet attachement trouve son origine dans mon enfance marseillaise.
Au lycée Thiers, comme les gens de ma génération, j’avais étudié le latin à partir de la sixième et le grec à partir de la quatrième. Mon professeur de quatrième nous avait accueillis en disant : « Messieurs, tout ce qui a été dit de beau et de grand l’a d’abord été en grec. » C’était évidemment occidentalo-centré. Nous étions des enfants d’autrefois : nous faisions entre camarades des compétitions entre Athènes et Rome, nous organisions des concours autour de la rivalité entre les deux civilisations. Dans ces joutes enfantines, j’étais toujours passionnément athénien.
Depuis, je n’ai cessé d’être fasciné par la culture grecque. Il est vrai qu’il est facile de tomber dans l’anachronisme en analysant le Ve siècle av. J.-C. avec une perspective du XXIe siècle, en y projetant ses propres fantasmes ou idées. Toutefois, en prenant ces précautions, la littérature grecque m’a toujours semblé aller à l’essentiel de la condition humaine. C’est Antigone, ce sont les mythes de la Grèce, le théâtre d’Eschyle. Dans Les Perses, Eschyle fait parler les ennemis, les vaincus — et le fait avec dignité et respect.
On puise dans ces textes la vision d’un homme face à Dieu, face au malheur, mais aussi libre et maître de son propre destin.
C’est cette Grèce humaniste que j’ai ancrée au plus profond de moi. Aujourd’hui, tous les 29 mai, je suis en deuil de la chute de Constantinople.
C’est aussi la fascination pour Alexandre, le météore qui va fonder une ville à son nom au bout du monde, là où se trouve aujourd’hui l’Ouzbékistan.
Ces souvenirs du grec ancien me permettent aujourd’hui de jouer avec la langue grecque contemporaine, avec affection. Lorsque j’entends « kalimera » (bonjour), je ne peux m’empêcher de penser que « kalos » et « himera » sont des mots qui figuraient dans l’Iliade — il y a trente siècles. Lors de mon premier séjour grec, j’ai vu un journal nommé Kathimerini, que je devinais vouloir dire « le quotidien ». C’est un petit jeu personnel entre la Grèce, la langue grecque et moi.
Tous les 29 mai, je suis en deuil de la chute de Constantinople.
Gérard Araud
Enfin, j’ai été marqué à 15 ans par le film Z de Costa-Gavras, qui m’a fortement ému.
Il raconte l’histoire d’un député de gauche dont l’assassinat par un nervi d’extrême droite est présenté par la police comme un accident. Un jeune juge, joué par Jean-Louis Trintignant, remonte la piste et découvre la vérité. Le film se termine par un coup d’État. On voyait alors apparaître au générique du film la liste des choses que les militaires avaient interdites. Parmi elles, celle des « mathématiques modernes » avait — je ne sais trop pourquoi rétrospectivement — perturbé et marqué l’adolescent que j’étais alors. D’ailleurs, c’est la seule dont je me souvienne.
En somme, je vois dans la littérature et la culture grecques les signes toujours renouvelés d’une humanité universelle, éprise de liberté.
Depuis trente ans, vous passez vos vacances en Grèce sur une île. Quelle est « votre île grecque » ?
En tant que Méditerranéen, je suis incapable de me baigner dans une eau à moins de 24 degrés Celsius : mes vacances ne peuvent donc se dérouler qu’en Grèce ou en Italie. Nous arrivons ici à une seconde Grèce, la Grèce moderne, et à « mon île » — Hydra — où je passe mes vacances depuis trente ans et où je possède une maison.
Hydra est une île très particulière.
Elle illustre une autre facette de l’histoire : l’artificialité des identités nationales, en Grèce comme ailleurs. J’ai fait quelques recherches sur son histoire. Le consul de France de l’époque, qui était basé à Smyrne, la décrivait au début du XIXe siècle comme albanaise ! Beaucoup plus tard, dans le journal du diplomate britannique Nicholson, pendant les négociations du traité de Versailles, je découvre qu’un des représentants de la Grèce, originaire d’Hydra, lui explique qu’au Conseil des ministres de la Grèce, quand il veut dire des choses secrètes à l’un de ses collègues lui-aussi hydriote, il lui parle en albanais.
C’était donc une île dont les populations étaient albanophones mais aussi orthodoxes — et elles écrivaient en grec. Ce phénomène de diglossie, voire de trilinguisme, était courant dans les sociétés paysannes de l’époque. Hydra était donc une île grecque albanophone ce qui rend d’autant plus ironique le fort sentiment de rejet qu’éprouvent aujourd’hui les habitants d’Hydra envers les Albanais actuels. Un ami installé dans l’île depuis un demi-siècle m’a d’ailleurs affirmé avoir connu de vieux habitants albanophones.
À mesure que l’Empire ottoman sombrait dans l’anarchie au XVIIIe siècle, des réfugiés ont quitté le continent pour s’abriter dans l’île. Beaucoup sont devenus commerçants et contrebandiers à la faveur du blocus continental de l’Empire français, qui a contribué à en faire une plaque tournante de la contrebande méditerranéenne.
Hydra, qui compte aujourd’hui 3 000 habitants, a pu alors atteindre une population de 20 000. Lors de l’insurrection contre les Turcs en 1821 par exemple, l’île aurait fourni le tiers de la flotte grecque. Historiquement, il s’agit donc d’une île longtemps prospère, où vivaient des familles d’armateurs qui ont joué un rôle important au cours des premières décennies de la vie politique du pays. Nous avons d’ailleurs acheté notre maison à une famille qui a fourni un Premier ministre et des amiraux à la Grèce à cette époque.
En tant que Méditerranéen, je suis incapable de me baigner dans une eau à moins de 24 degrés Celsius : mes vacances ne peuvent donc se dérouler qu’en Grèce ou en Italie.
Gérard Araud
Hydra est redevenue à la mode dans les années 1960, une sorte de Saint-Tropez grec qui attirait des célébrités comme Jackie Onassis, les Agnelli, des viveurs et des artistes comme Leonard Cohen — dont les enfants possèdent encore une maison sur l’île.
Aujourd’hui, l’île est classée et protégée : il est interdit d’y construire des bâtiments modernes et il n’y a pas de voitures. Tout se fait à pied ou à dos de mulet. C’est pourquoi on mesure l’accessibilité d’une maison au nombre de marches qu’il faut monter pour y accéder. Ma première maison était à 280 marches, celle-ci à 150.
Il n’y a pas une seule faute de goût sur cette île où tout est beau. Nous avons une maison « arkhontiko » pour l’archonte, la maison du seigneur, un « manoir » qui est en fait un simple cube de pierre de deux étages. D’autres maisons contiennent notamment de magnifiques décors peints. Mais la Grèce était pauvre : rien qui ne puisse rivaliser avec nos châteaux.
Quels sont les lieux qui vous sont chers sur Hydra ?
J’aime parcourir le chemin qui suit la côte et mène à un deuxième port.
Il y a également un fort qui a été transformé en restaurant par une de nos amies. Le soir, face à la mer, c’est un plaisir de s’y retrouver et de profiter de sa chaleur grecque si caractéristique.
Dans les années 1960, Hydra était une île bohème et bourgeoise.
Gérard Araud
Il y a aussi des monastères, comme celui situé en haut du mont Eros. La marche pour y accéder est magnifique. On peut y voir des ruines de maisons du XIXe siècle, vestiges d’une époque où l’île comptait une population plus nombreuse. Les coquelicots, un poulet qui court à côté d’un mulet seul, confèrent à certains endroits une atmosphère mélancolique d’abandon.
Les églises de l’île sont belles, mais elles sont souvent fermées, car elles appartiennent à des familles qui ont quitté Hydra. Elles ne s’ouvrent que le jour de la fête du saint, lorsque la famille revient pour l’occasion et offre un cocktail après l’office. Ce sont des moments à ne pas rater puisqu’ils permettent seuls de les découvrir. Or certaines sont couvertes de fresques magnifiques. J’essaye de convaincre le maire de créer un parcours des églises, mais les suggestions de non-insulaires connaissent un succès limité.
Mais c’est à Pâques qu’il faut véritablement découvrir Hydra.
L’île, couverte de fleurs, célèbre la Résurrection dans ce qui est, en réalité, la vraie fête nationale grecque à défaut d’en être l’officielle. Tous les Hydriotes d’origine sont de retour. Le vendredi soir, chaque paroisse suit à travers les rues de l’île la procession derrière « l’épitaphe », le symbole du tombeau du Christ. L’une d’entre elles se rend à un petit port où les porteurs entrent dans l’eau jusqu’au torse tandis qu’ils sont bénis du rivage. Je me rappelle alors que, dans l’Antiquité, on faisait de même au printemps avec la statue d’Isis pour marquer le retour de la navigation. Le samedi soir, tout le monde se retrouve dans la cathédrale, un cierge éteint à la main, qu’on allume à minuit lorsque le prêtre qui lit l’Évangile de la Résurrection s’exclame : « Xristos anesti ! » (Le Christ est ressuscité !) — auquel on répond : « Alithos anesti » — Il est vraiment ressuscité. C’est un moment de joie auquel tous, jeunes et vieux, croyants et incroyants, participent. Le dimanche, enfin, c’est la fête dans les rues. On danse, on chante et on boit, tout en dégustant les plats traditionnels. De la musique et des danses grecques, bien sûr, et une ambiance bon enfant.
C’est aussi une île connue pour avoir été celle de Leonard Cohen.
Dans les années 1960, Hydra était une île bohème et bourgeoise.
Leonard Cohen faisait partie de ce cercle. Lorsque la marée se retire, elle laisse des traces et de même, lorsque je suis arrivé sur l’île en 1995, il en restait encore de cette époque, avec des Anglais et des Américains qui y vivaient toujours. J’ai acheté ma première maison à un couple d’Australiens, les derniers survivants de cette époque.
Quelles sont vos lectures grecques ? Quelles traductions recommandez-vous ?
Il y a une intemporalité humaine dans la culture grecque : l’apparition d’Œdipe sur scène après s’être aveuglé, le récit des malheurs de la reine Atossa, dans Les Perses sont intemporels. Les traductions modernes n’ont pas toujours rendu justice à ces textes.
L’été dernier, je relisais L’Iliade. J’étais bouleversé par la richesse, la poésie des comparaisons. « Comme on voit les abeilles, par troupes compactes, sortir d’un antre creux, à flots toujours nouveaux, pour former une grappe, qui bientôt voltige au-dessus des fleurs du printemps, tandis que beaucoup d’autres s’en vont voletant, les unes par-ci, les autres par-là ; ainsi, des nefs et des baraques, des troupes sans nombre viennent se ranger, par groupes serrés, en avant du rivage bas, pour prendre part à l’assemblée » 1 en permanence, on trouve des références à la nature d’une très grande intensité.
Je pense aussi à : « Ah que je meurs et que la terre à jamais me recouvre, plutôt que d’entendre tes cris et te voir enlever. »
Ma traduction préférée est celle des éditions Actes Sud, que je trouve vraiment excellente, par Frédéric Mugler.
J’ai aussi lu trois fois La Guerre du Péloponnèse de Thucydide.
La première fois, on saute les discours pour y voir une histoire de batailles. Maintenant, je lis surtout les discours, car c’est un véritable cours de morale et de géopolitique. On y trouve le fameux discours mélien dans lequel les Athéniens disent aux Méliens : « Vous avez le droit de votre côté, mais ce sont les forts qui imposent leur volonté aux faibles ». Le recours contemporain régulier à Thucydide est à cet égard révélateur — puisqu’il vivait à un monde de fer, où l’on massacrait sans hésiter les prisonniers.
Avant, je transportais dix kilos de livres, mais grâce à ma liseuse, la montée des 150 marches est désormais plus facile.
Gérard Araud
En ce qui concerne La guerre du Péloponnèse, Donald Kagan, père de Robert Kagan, en a écrit un commentaire extrêmement détaillé et passionnant en quatre volumes : The Outbreak of the Peloponnesian War (CUP, 1969), The Archidamian War (CUP, 1974), The Peace of Nicias and the Sicilian Expedition (CUP, 1981), The Fall of the Athenian Empire (CUP, 1987).
Cette œuvre remarquable a été publiée récemment en quatre volumes aux Belles Lettres.
Quels sont vos conseils de lecture sur la Grèce ?
Je recommande chaudement Battling the Gods. Atheism in the Ancient World, de Tim Whitmarsh, que je lisais récemment (Faber & Faber, 2017).
Il y explique qu’au Ve siècle avant Jésus-Christ, dans les cités de l’Ionie grecque, on parlait d’un monde sans dieu. Le dieu d’Aristote lui-même est si éloigné qu’on peut se demander s’il existe vraiment.
L’Antiquité est fascinante, car elle ne correspond pas à ce qu’on pourrait imaginer.
C’est pourquoi les livres d’histoire antique sont aussi importants. Je raffole bien entendu de L’Empire gréco-romain de Paul Veyne, qui montre comment la grandeur de la Grèce a survécu à la chute d’Athènes, et de Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Comme le dit la phrase célèbre d’Horace : « La Grèce vaincue a conquis son vainqueur. » Les derniers mots de Jules César furent dits en grec : « Kai su, teknon » (Toi aussi, mon enfant). Même Caton l’Ancien avait fini par apprendre le grec.
Une grande douleur pour moi est que nous ayons perdu la peinture de l’Antiquité.
Gérard Araud
Récemment, je lisais aussi de Paulin Ismard le très beau La démocratie contre les experts, dans lequel il montre en somme que les énarques de l’époque étaient en fait des esclaves. Certains disent qu’il exagère, mais je trouve son travail passionnant. Paulin Ismard a également co-écrit avec Vincent Azoulay Athènes 403. Une histoire chorale, qui m’avait particulièrement plu.
Dans un registre plus léger, j’ai fort goûté récemment à Courtesans and Fishcakes. The Consuming Passions of Classical Athens, de James Davidson, qui revient notamment sur la vie quotidienne des Grecs, la consommation, parfois excessive, de poisson et d’alcool dans la Grèce antique…
Avant, je transportais 10 kilos de livres, mais maintenant, grâce à ma liseuse, la montée des 150 marches est plus facile.
Vous avez également un attachement particulier à la peinture grecque.
En Grèce, les musées sont magnifiques. Par exemple, le musée de l’Acropole à Athènes a une frise complète, y compris les parties qui sont au British Museum. Le musée archéologique d’Athènes est également magnifique.
Une grande douleur pour moi est que nous ayons perdu la peinture de l’Antiquité. Un professeur disait que connaître la peinture antique à travers les fresques de Pompéi, c’est comme connaître la peinture française à travers la décoration de Deauville. La perspective n’a pas été inventée au XVe siècle, mais existait déjà sous une forme particulière dans l’Antiquité.
On voit réapparaître les personnages de l’Antiquité dans les peintures byzantines, représentés en volume, mais pas dans un espace volumétrique. C’est intéressant de voir cette survivance de la peinture antique qui passe par la Grèce et revient finalement par Sienne, avec une forte influence de l’art grec.
Quel regard portez-vous sur la Grèce moderne ?
Je parlais du miracle grec, mais en tant que passionné d’histoire, je vois aussi une tragédie grecque, qui me plonge dans une certaine mélancolie.
Cet hellénisme, qui s’est étendu à l’époque d’Alexandre jusqu’en Afghanistan et en Inde, a vu la langue grecque devenir celle de la Palestine et de la Syrie au temps du Christ avec l’araméen. Même l’Anatolie était entièrement grecque. On ne trouve pas de textes non-grecs en Anatolie à partir du VIe siècle. Cet hellénisme se rétrécira peu à peu comme une peau de chagrin. Il y a eu la phase ottomane — la turcocratie comme on dit en grec — qui a permis la survie au moins partielle de l’hellénisme, grâce à une association inégale et parfois douloureuse dans le cadre d’un empire multiculturel, multi-religieux et multi-ethnique. Au XIXe siècle, cet hellénisme diasporique a été pris en étau entre les nationalismes grec et turc. Il a été balayé. Ce sont les tragédies du XXe siècle : l’expulsion des Grecs d’Anatolie et le massacre des Grecs du Pont.
À la radio, j’aime n’entendre que de la musique grecque.
Gérard Araud
Il est vrai que les Grecs en 1920 ont eu la mauvaise idée d’essayer d’envahir la Turquie, profitant de la chute de l’Empire ottoman, pour reconstituer l’Ionie. Ils ont été battus par Mustafa Kemal. Plus d’un million de Grecs ont été expulsés, alors que la Grèce en 1920, un pays pauvre, qui les a accueillis comptait seulement quatre millions et demi d’habitants. Ensuite, est venue la tragédie chypriote en 1974 là encore à la suite d’une initiative malheureuse grecque. Le résultat est ce petit pays de 10 millions d’habitants. J’éprouve donc une certaine tristesse, en observant la Grèce contemporaine avec l’idée du passé glorieux que je connais.
Quelles sont les coutumes que vous appréciez tout particulièrement, lors de vos vacances grecques ?
Je trouve charmante la permanence d’une culture nationale forte en Grèce.
On pourrait imaginer ce petit pays soumis à une forte influence étrangère, mais ce n’est pas le cas. À la radio, j’aime n’entendre que de la musique grecque. Les Grecs ont encore tous ces liens avec les villages, les maisons, les grands-mères, les grands-tantes.
Quels sont les autres lieux, en Grèce, que vous appréciez particulièrement ?
J’ai toujours commencé par dire qu’en Grèce, on n’est jamais loin de la mer, toujours à 30 ou 50 kilomètres tout au plus. Je suis particulièrement sensible à cette Grèce des îles.
Dans le Péloponnèse, je pense à Mystras, un site extraordinaire perché au-dessus de Sparte, qui fut le dernier bastion byzantin à tomber — trois ou quatre ans après la chute de Constantinople.
Cependant, certains endroits à l’intérieur des terres sont un peu défigurés. Il y a des usines mal placées. Mais ce qui caractérise la Grèce, ce sont ses paysages et surtout la mer. La Grèce, c’est la mer.
Je n’ai toujours pas résolu le problème suivant : en grec ancien, il n’existe pas de mot pour désigner la couleur bleue. Chaque fois que je suis face à la mer, je me demande : comment faisaient-ils ? Lorsque vous lisez l’Iliade et l’Odyssée, l’eau est décrite comme couleur de vin, verte, noire — jamais bleue.
En tant qu’hellénophile, comment avez-vous vécu la crise économique grecque en 2008 ?
Cette expérience fut douloureuse. La manière dont la Grèce a été traitée est honteuse. En gros, nos banques ont été remboursées. L’argent des contribuables européens est allé au Crédit Agricole ou à la Deutsche Bank, remboursant les folies des banquiers français et allemands.
Pour les Grecs, ce fut une tragédie. La retraite d’une amie est passée de 900 à 600 euros. Des gens pleuraient, d’autres sont partis en Allemagne, en Espagne, aux États-Unis.
En grec ancien, il n’existe pas de mot pour désigner la couleur bleue. Chaque fois que je suis face à la mer, je me demande : comment faisaient-ils ?
Gérard Araud
Les Allemands n’ont pas voulu faire ce qu’il fallait, c’est-à-dire un bail-out. Les Européens auraient pu le faire une bonne fois pour toutes, mais ils ont préféré faire souffrir les Grecs, les stéréotypant comme des fainéants profitant du soleil.
En 2009, on avait l’impression qu’une guerre civile venait d’avoir lieu. Un magasin sur deux était fermé. Les gens allaient très mal.