ACCÈS LIBRE
08.11.2024 à 11:11
Anne-Laure Pineau
En début de semaine, le camp trumpiste a non seulement remporté la Maison Blanche mais également le Sénat et probablement la Chambre des représentants.
Qu’implique la victoire de Donald Trump pour les femmes, les personnes LGBT+, racisées et plus largement pour toutes les minorités aux États-Unis ?
C’est une catastrophe. Ces résultats confirment une lame de fond : le vote conservateur et d’extrême droite aux États-Unis s’enracine dans des crises économiques, sanitaires et identitaires profondes. Déjà, lors de la présidentielle de 2020, alors même que Trump l’a finalement perdue, la stratégie de mobilisation derrière le slogan « Make America Great Again » (Rendez sa grandeur à l’Amérique) qui consistait à agiter les peurs et à jouer sur les menaces extérieures avait fonctionné et permis de gagner plus de 10 millions de votes par rapport à 2016. Car tout cela fonctionne très bien avec les hommes blancs qui, selon les sondages à la sortie des urnes, ont voté Trump à 60 %.
Kamala Harris, la candidate démocrate, a fait du droit à l’avortement le pivot de sa campagne. En parallèle, elle a mis en avant une féminité décomplexée. Quel rôle les questions de genre ont-elles joué dans cette élection ?
L’annulation en 2022, sous l’administration Biden, de l’arrêt Roe vs Wade qui garantissait le droit à l’avortement dans l’ensemble des États-Unis, découle du premier mandat de Donald Trump. Et malgré l’existence d’une frange anti-avortement parmi les conservateur·ices, la majorité des femmes républicaines reste attaché au droit des personnes à disposer de leur corps. Ce sont ces électrices que les démocrates ont tenté de convertir pendant la campagne.
Mais il faut rappeler que les personnes qui souffrent de l’interdiction d’avorter sont principalement aujourd’hui des femmes noires et pauvres, qui vivent dans d’anciens États esclavagistes du Sud, à l’intersection de plusieurs discriminations. Comme lors des précédents scrutins, ces femmes ont donné leur soutien au Parti démocrate. À l’échelle du pays, les Africaines-Américaines sont 91 % à avoir voté pour Kamala Harris.
Des articles de presse ont aussi laissé entendre que beaucoup d’hommes noirs mais aussi des latinos, avaient rallié Trump…
Ces sondages de sortie des urnes montrent effectivement que le vote démocrate dans la communauté africaine-américaine a baissé de 11 points pour les hommes et de 5 points pour les femmes entre 2016 et 2024.
Un nombre non négligeable d’hommes noirs (21 %) semble avoir voté pour Trump. Les démocrates ont considéré à tort qu’il s’agissait d’un électorat captif et homogène, sans véritablement proposer de mesures qui répondent à leurs revendications (je pense notamment à la lutte contre les violences policières). Cela a créé de la déception et de l’attrait pour Trump.
Mais focaliser sur cette partie de l’électorat pose plusieurs problèmes. D’abord, les désigner comme responsables de la défaite des démocrates, c’est en faire des boucs émissaires alors que, par exemple, les femmes blanches aussi ont voté pour Trump à 53 %. Cela invisibilise également le fait qu’au sein de cette communauté, la part des indécis·es ou de celles et ceux qui votent pour les candidat·es indépendant·es a augmenté. Mais également qu’à côté de cela, une écrasante majorité des électrices et électeurs africains-américains reste démocrate : 85 %, contre 41 % de l’électorat blanc !
« Ce n’est définitivement pas de Kamala Harris ni de son parti que viendra la résistance face à Trump »
Pourtant, la question raciale a bien été présente dans la campagne de Trump ?
Depuis une quinzaine d’années, à la faveur du mouvement Black Lives Matter, on assiste à une résurgence de ces questions dans le débat public aux États-Unis. Les saillies racistes de Donald Trump sont régulières (en 2015 il disait des Mexicains qu’ils étaient des violeurs ; en 2018, il surnommait « Pocahontas » une sénatrice démocrate qui revendiquait des origines cherokees), et la mise en avant de son identité politique blanche n’est pas une nouveauté (en 2020, il partageait sur Twitter une vidéo montrant des opposants au mouvement Black Lives Matter hurlant « White power »).
C’était déjà une tendance de fond chez les conservateurs du Tea Party, un mouvement d’inspiration libertarienne né au début de la présidence Obama qui protestait contre l’augmentation des dépenses publiques, notamment contre le système de protection sociale.
Donald Trump a continué à tenir des propos racistes, y compris à l’encontre de sa rivale, Kamala Harris, dont il a mis en doute l’identité raciale. Avant même sa candidature officielle, en juillet 2024, le genre de la vice-présidente était aussi un angle d’attaque pour Donald Trump. Il l’a à plusieurs reprises qualifiée de « stupide », « avec un faible QI », « paresseuse » et « folle »…
Dans quelle mesure le bilan du mandat Biden-Harris explique-t-il aussi la défaite de la candidate démocrate ?
Lors de la présidentielle de 2020, en pleine affaire George Floyd, les militant·es du mouvement Black Lives Matter avaient soutenu le Parti démocrate de façon massive dans l’espoir de voir progresser la justice sociale et raciale. Joe Biden et Kamala Harris promettaient à l’époque la fin des injustices structurelles.
Quatre ans plus tard, leur bilan est catastrophique : le nombre de personnes tuées par la police n’a jamais été aussi élevé, le budget des forces de l’ordre a explosé, les projets de construction de centres d’entraînement pour policiers en plein cœur des villes se multiplient, et l’abolition de la peine de mort a été retirée du programme démocrate. Certes, Derek Chauvin, le policier responsable de la mort de George Floyd a été condamné et c’est historique. Mais cela n’a pas suffi à gommer l’image d’un mandat très favorable à la police.
Par ailleurs, même si elle se dit choquée par le sort des civil·es palestinien·nes, le soutien de Kamala Harris à Israël dans sa guerre contre Gaza et le Liban a sidéré une grande partie de la population américaine, notamment les jeunes, les étudiant·es, les Arabes américain·es ou encore de nombreux juifs et juives.
En fin de compte, Joe Biden et Kamala Harris ont donné l’image de dirigeant·es indifférent·es aux violences subies par les personnes noires et racisées. Ce n’est définitivement pas de Kamala Harris ni de son parti que viendra la résistance face à Trump. L’écosystème du terrain, les militant·es, les organisations de défense des droits civiques et les héritages du mouvement Black Lives Matter seront probablement les seuls à tenir un vrai rôle d’opposition.
Par Anne-Laure Pineau
Journaliste indépendante, membre du collectif Youpress et du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles.
⟶ Pour aller plus loin : Charlotte Recoquillon, Harlem. Une histoire de la gentrification, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2024.
31.10.2024 à 15:48
Marion Pillas
En septembre 2020, en pleine polémique sur le « crop top », l’hebdomadaire Marianne commandait un sondage pour connaître l’avis des Français·es sur ce que devait être une « tenue correcte » pour les jeunes filles à l’école. 55 % des personnes interrogées se disaient alors opposées au port de tee-shirts dévoilant le ventre, tandis que 66 % se prononçaient contre « le port de hauts sans soutien-gorge au travers duquel la pointe des tétons est visible ». La minijupe leur semblait plus acceptable, avec néanmoins 49 % des sondé·es se positionnant pour son interdiction.
Au-delà de ces réponses affligeantes, c’est d’abord le fait même de consulter l’opinion sur la manière dont les jeunes filles devraient se vêtir qui interroge. Sans toutefois étonner : « L’historienne que je suis, déclarait Christine Bard au Monde en cette même rentrée 2020, observe la récurrence des controverses à propos du vêtement féminin […] Trop courte, la minijupe fait problème, trop longue aussi, car elle serait devenue un signe religieux ostentatoire. »
C’est ainsi que, trois ans après ce sondage, à la rentrée 2023, le gouvernement d’Élisabeth Borne – sur proposition de Gabriel Attal alors ministre de l’Éducation nationale – interdisait le port de l’abaya à l’école, presque vingt ans après la loi sur le port des signes religieux qui visait déjà tout particulièrement les jeunes filles musulmanes.
La question de l’habillement se situe à l’intersection des oppressions sexistes, racistes, validistes, classistes, mais aussi économiques et écologiques. Car si le vêtement est, pour les groupes minorisés, un motif de stigmatisation, ses modèles de fabrication nous interrogent également sur notre rapport déséquilibré aux pays du Sud global – Chine, Bangladesh et Turquie en tête des exportateurs de prêt-à-porter en Europe. Le plus souvent, les ouvrier·es de l’industrie de la fast-fashion sont des femmes, sous-payées et travaillant dans des conditions dangereuses pour leur santé et pour l’environnement.
Notre dossier se propose d’examiner les formes d’oppression qui se nichent dans ce geste quotidien qu’est celui de s’habiller. Certes, choisir un vêtement peut nous aider le temps d’une soirée ou d’une journée à nous protéger, nous réconforter ou nous affranchir d’injonctions sexistes, racistes ou grossophobes. Mais prendre conscience qu’il n’en va pas de même pour celles et ceux qui ont produit, cousu et assemblé les textiles est aussi un acte politique. Le germe, peut-être, d’une lutte dans laquelle le vêtement devient étendard.
Les articles du dossier :
Quand l’habit fait le genre, un focus de Sarah Bosquet
Turquie : avec les prolétaires de la fast-fashion, un reportage de Céline Pierre-Magnani
« Un système d’exploitation extrême », un entretien avec l’historienne Audrey Millet
Nos « dons », leurs déchets, une data visualisation de Julie Desrousseaux
La mode est-elle toujours raciste ?, une analyse de Jennifer Padjemi
Au lycée, tenues (in)correctes exigées, un reportage d’Elsa Gambin
L’armoire de ma mère, un récit d’Anne-Laure Pineau
Pourquoi les grosses ne portent pas de vêtements éthiques, une chronique de Lucie Inland
« Les cagoles montrent tout : les émotions, les seins, les fesses. », pourquoi luttez-vous avec Lisa Granado, Miss cagole 2024
La revanche des drag-kings, une bande-dessinée de Marcel Shorjian
25.10.2024 à 10:46
Rozenn Le Carboulec
Le Premier ministre, Michel Barnier, l’a promis le 22 septembre dernier sur France 2 : il ne reviendra pas sur les droits sociaux acquis tels que la procréation médicalement assistée pour toutes ou l’accès à l’avortement. Mais quelle confiance accorder à ces déclarations, quand son gouvernement a pour têtes d’affiche des ministres proches des milieux réactionnaires catholiques ?
Bruno Retailleau (Intérieur) fait partie des plus fervents soutiens du mouvement de La Manif pour tous (LMPT) – renommée en 2023 Le Syndicat de la famille. Comme d’autres ministres – Catherine Vautrin (Partenariat avec les territoires et Décentralisation de la France), Annie Genevard (Agriculture, Souveraineté alimentaire et Forêt), Patrick Hetzel (Enseignement supérieur et Recherche), François-Noël Buffet (Outre-mer) et Sophie Primas (chargée du Commerce extérieur et des Français de l’étranger) –, il a voté contre la loi Taubira instituant en 2013 le mariage pour toustes, puis, à l’instar d’Othman Nasrou (secrétaire d’État chargé de la Citoyenneté et de la Lutte contre les discriminations), a longtemps soutenu son abrogation. Comme Laurence Garnier (secrétaire d’État chargée de la Consommation), il a voté en 2022 contre l’interdiction des thérapies de conversion (qui prétendent guérir les personnes homo- ou bisexuelles de leur orientation sexuelle, comme si elles étaient malades), et contre la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) à l’hiver 2024.
« À part Retailleau, ce sont quand même des seconds couteaux, des résidus de La Manif pour tous, tempère Céline Béraud, sociologue, spécialiste des questions de genre et des religions à l’École des hautes études en sciences sociales. Ils sont allés chercher celles et ceux qui restaient chez Les Républicains, c’est-à-dire des personnes issues de la droite très conservatrice. » Avec seulement 47 député·es du groupe Droite républicaine (ex-Les Républicains) à l’Assemblée nationale, ce gouvernement n’aura selon elle pas la force de frappe suffisante pour « désanctuariser » les droits liés à l’IVG et aux familles LGBT+ : « Leur parti ne représente rien. »
Mais les associations féministes ne se disent pas rassurées pour autant. « Si on ne met ni volonté politique ni moyens financiers, il n’y a pas besoin de toucher aux lois pour restreindre les droits », pointe Véronique Sehier, rapporteure de l’étude « Droits sexuels et reproductifs en Europe », publiée en 2019 par le Conseil économique, social et environnemental.
Surtout, « il ne faut pas sous-estimer les réseaux catholiques », explique Céline Béraud. Car si La Manif pour tous a indéniablement perdu en influence depuis 2013, de nombreuses organisations satellites ont continué à se développer. Parmi celles qui ont « gagné en professionnalisation et en visibilité », la sociologue cite les Associations familiales catholiques (AFC), à l’origine du lobbying exercé sur les sénateur·ices contre l’inscription de l’avortement dans la constitution à l’hiver 2024 ; mais également l’association anti-IVG Alliance Vita, créée par Christine Boutin, dont le délégué général, Tugdual Derville, a été porte-parole de La Manif pour tous en 2013.
« Les Associations familiales catholiques, sous l’égide de l’Union départementale des associations familiales, sont entrées dans un certain nombre de structures comme représentantes des usagers, et c’est ça qui est inquiétant aujourd’hui », commente Véronique Sehier. En mars dernier, elles demandaient la suppression des « très nombreuses références au genre » dans le programme d’éducation affective et sexuelle mis en place en 2001 dans les établissements scolaires, dans le parfait prolongement de leur lutte contre le programme pédagogique « les ABCD de l’égalité » en 2013.
UNE ACCÉLÉRATION DES PANIQUES RÉACTIONNAIRES À L’UNIVERSITÉ
Les questions liées à l’identité de genre sont au cœur de la bataille que livrent « les héritiers de La Manif pour tous », comme les appelle Maud Royer, présidente de l’association féministe Toutes des femmes, et autrice du Lobby transphobe (Textuel, 2024). Dans une chronique publiée dans le numéro 15 de La Déferlante, elle rappelle l’alliance tacite conclue entre « les groupes “antigenre”, proches des droites catholiques » et « les franges les plus réactionnaires de la psychanalyse et de la psychiatrie ». Sociologue des médias, Karine Espineira fait le même constat : dans Transidentités et transitudes. Se défaire des idées reçues (Le Cavalier Bleu, 2024, coécrit avec Maud-Yeuse Thomas), elle explique que « l’ensemble des mouvements “anti” a investi la scène médiatique et “contaminé” progressivement la sphère politique depuis 2011 ». C’est ainsi que, au printemps 2024, une proposition de loi interdisant les transitions de mineur·es, largement inspirée du rapport d’un groupe de pression transphobe (l’Observatoire la Petite Sirène), a été adoptée au Sénat.
Davantage que la remise en question de droits acquis, Céline Béraud craint aujourd’hui l’accélération des paniques réactionnaires visant en particulier, dans l’enseignement supérieur, les études de genre et les études postcoloniales. « Mon ministre, Patrick Hetzel, est de ceux qui ont fait enfler la polémique sur le “wokisme” à l’université, qui est une sorte de resucée de la “théorie antigenre” » que brandissent les milieux catholiques, arguant que le genre n’est pas une construction sociale. La sociologue s’inquiète également des rapports de force au sein des établissements scolaires. Des personnalités conservatrices comme Alexandre Portier, ministre délégué à la Réussite scolaire et à l’Enseignement professionnel, pourraient y trouver des relais associatifs comme le Syndicat de la famille ou le mouvement SOS Éducation, qui prétend réunir parents et professeurs et qui est proche de l’extrême droite. Ces réseaux pourraient lancer de nouvelles polémiques sur les enfants trans ou l’éducation sexuelle à l’école.
Dans ce contexte inquiétant pour les droits des minorités sexuelles et de genre, la nouvelle secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Salima Saa, déplorait à la fin de septembre que la loi de 2001 prévoyant trois séances annuelles d’éducation à la sexualité à l’école ne soit pas appliquée. Une déclaration surprenante, car totalement à contre-courant des positions affichées par une bonne partie de ses collègues du gouvernement. La secrétaire d’État risque de se retrouver bien seule pour passer à l’action.
→ Retrouvez les recommandations ainsi que l’agenda de la rédaction juste ici.
22.10.2024 à 08:15
Audrey Millet
Dans vos travaux, vous vous appliquez à retracer l’histoire de la production industrielle des vêtements. Quels liens faites-vous entre le colonialisme, l’esclavage et l’industrie de la mode ?
Au XVIIe siècle, dans le cadre d’une forte concurrence franco-britannique, la France et l’Angleterre entreprennent de coloniser le monde. Il leur faut habiller les marins et les soldats.
À Oxford, Londres et Paris, on assiste au début du prêt-à-porter, avec des femmes qui confectionnent des uniformes en série dans des conditions déplorables. De manière générale, la sécurité nationale et la guerre ont été des moteurs de l’industrie de la mode. Les premières baskets sont fabriquées pour l’armée à la fin du XIXe siècle, avec la semelle en caoutchouc vulcanisé, initialement conçue pour tenir sur les ponts des bateaux. Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, le nylon utilisé pour les parachutes sert de collants.
L’autre élément indissociable de cette production, c’est la pratique de l’esclavage et le développement de la culture du coton. Cette matière première n’aurait jamais dû finir en fibres pour vêtements, car c’est une plante fragile, qui supporte mal le soleil ou la pluie selon les périodes. Aux États-Unis, le travail pénible de cueillette et d’égrenage est effectué par des esclaves noir·es. Après l’abolition (1865), c’est la main‑d’œuvre noire, puis mexicaine qui poursuit ce labeur dans les champs de coton.
Depuis l’avènement de la fast-fashion dans les années 1990, tout s’accélère. On fabrique des vêtements grâce à la pétrochimie et en délocalisant les usines : on ne peut pas produire au prix et à la vitesse des entreprises chinoises comme Temu ou Shein, pour le prêt-à-porter, sans recourir à des pratiques qui s’apparentent à de l’esclavage moderne, avec des cadences qui vont jusqu’à quatorze heures de travail par jour.
L’industrie de la mode a toujours été une industrie très féminisée. Comment l’expliquer ?
Depuis l’Antiquité, on a construit l’idée que les femmes seraient plus précises, donc meilleures ouvrières pour la couture. La main‑d’œuvre féminine est surtout avantageuse pour cette industrie parce qu’elle perçoit ce qu’on considère comme un salaire d’appoint par rapport à celui du mari ou du père : elles sont donc moins rémunérées. Au XIXe siècle, la machine à coudre permet de reléguer les filles hors de l’usine. Elles vont alors travailler à plusieurs dans des chambres de bonne, avec le risque d’attraper la tuberculose… Cette discrimination spatiale renforce leur exploitation.
L’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 a mis en lumière les conditions de travail infernales des ateliers de confection de vêtements. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Au Bangladesh, deuxième pays exportateur de vêtements au monde, les choses ont bougé dans les grandes villes grâce aux syndicats. Il y a eu des augmentations de salaire, mais on n’arrive toujours pas à un salaire vital. Les enfants continuent à travailler. Et, souvent, les grandes marques ne veulent pas payer d’augmentations. Certains États producteurs y sont même récalcitrants, de peur de devoir augmenter ensuite le salaire minimum. Il y a toujours des systèmes d’exploitation extrême, comme celui que subit la minorité ouïghoure en Chine. Les entreprises de textile savent très bien où elles s’installent. Si on regarde les listes de fournisseurs transmises par les marques Benetton et Gucci, on observe que la présence de syndicats y est très minoritaire.
Par le biais d’une puissante communication, les marques de vêtements mettent pourtant en avant leurs actions philanthropiques, avec leurs fondations pour les femmes, leurs écoles financées dans certains pays, etc. Primark, par exemple, se veut très clean, mais fait produire ses vêtements au Myanmar, dirigé par une junte militaire qui ne respecte pas les droits humains. On sauverait la planète si on s’intéressait d’abord aux droits humains. En Inde, au Pakistan et en Chine, des villages se dépeuplent car l’eau est contaminée aux pesticides [utilisés dans la culture intensive du coton], et les gens meurent à cause des teintures textiles.
Quelles sont les pistes pour sortir de ce système ?
En France, ce qui reste de notre rayonnement à l’international tient à notre industrie du luxe, avec des groupes comme Chanel ou LVMH. En juin 2024, une filiale italienne de Christian Dior (LVMH), Manufacturers Dior Srl, a été épinglée pour avoir sous-traité sa production à des entreprises chinoises accusées de travail forcé. Des faits similaires ont été reprochés à Gucci, Prada ou Burberry. Puisque l’on tient à ce rayonnement, on leur passe tout, même quand ils oublient de payer le fisc (1).
C’est aux pays d’être plus contraignants vis-à-vis des entreprises sur tous les plans, dans le luxe comme dans la fast-fashion. Mais l’Union européenne nous dit pour le moment que ce n’est pas dans son agenda, et la loi de 2017 sur le « devoir de vigilance » [lire l’encadré ci-dessous] n’a eu que peu d’impact pour le moment. Le problème, c’est qu’on considère trop rarement les chefs d’entreprise comme responsables de leurs industries. Quand une situation condamnable est découverte, les responsables de H&M se défendent toujours en arguant : « On ne savait pas, on part tout de suite. » Il faudrait leur dire : « Tu touches des milliards de bénéfices ? Alors tu n’avais qu’à vérifier. »
Le 24 avril 2013, à Dacca (Bangladesh), un bâtiment où sont installés plusieurs ateliers de confection s’effondre, causant la mort d’au moins 1 130 personnes, dont 80 % de femmes, et faisant 2 500 blessé·es. Les patrons des ateliers, sous-traitants de marques européennes de fast-fashion comme Mango ou Primark, avaient refusé de suivre les consignes de sécurité après l’apparition de fissures, causées par les générateurs électriques fonctionnant à plein régime sur le toit du bâtiment.
C’est à la suite de cet accident qu’a été instaurée en France la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, dans tous les domaines d’activité, de plus de 5 000 salarié·es en France ou 10 000 ailleurs dans le monde. Elles doivent désormais établir et mettre en œuvre un plan de vigilance visant à prévenir les risques d’atteinte grave aux droits humains ou à l’environnement du fait de leurs activités ou de celles de leurs sous-traitants. Cette loi n’a pour le moment entraîné qu’une seule condamnation : celle, en 2023 du groupe public La Poste, dont des sous-traitants avaient employé des personnes sans-papiers. En mai 2024, l’Union européenne a également adopté une directive sur le devoir de vigilance, pour les entreprises employant plus de 1 000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires mondial supérieur à 450 millions d’euros.
(1) Selon une enquête de Mediapart publiée en décembre 2023, « Face à LVMH, le fisc coincé dans ses contradictions » de Florence Loève, le fisc français a renoncé, fin décembre 2023, à poursuivre LVMH malgré des soupçons de fraude fiscale concernant une filiale, la centrale de trésorerie du groupe, domiciliée en Belgique.
22.10.2024 à 07:42
Marie-Agnès Laffougère
Le 22 août 2024, le média sud-coréen Hankyoreh a mis en lumière l’ampleur de la pratique des deepfakes pornographiques, ces montages générés par intelligence artificielle sans le consentement des personnes concernées – des femmes et des filles majoritairement. Dans nombre d’établissements scolaires et universitaires, par l’application Telegram, des garçons et des jeunes hommes diffusent ces images, accompagnées parfois d’informations personnelles sur les victimes. Le 27 août, le président sud-coréen Yoon Suk Yeol a annoncé l’ouverture d’une enquête approfondie sur les crimes sexuels numériques (voir aussi le portfolio dans le numéro 15 de La Déferlante, août 2024).
Le 9 août 2024, une médecin de 31 ans a été violée puis assassinée dans un hôpital public de Calcutta. En réaction, pendant plusieurs semaines, les professionnel·les de santé ont multiplié les grèves et les manifestations. Des milliers d’Indien·nes ont rejoint les mobilisations qui se sont tenues partout dans le pays, et lors desquelles sont dénoncées à la fois les conditions de travail des soignant·es et les violences sexuelles endémiques dont sont victimes les femmes en Inde.
La Haute Cour de Namibie a déclaré, le 21 juin 2023, que « le délit de sodomie [était] anticonstitutionnel et invalide », tout comme « les délits de sexe contre nature ». Adoptés en 1927, à une époque où le pays était une colonie sud-africaine, maintenus après l’indépendance en 1990, ces textes législatifs étaient rarement appliqués. Bien qu’elle puisse faire l’objet d’un appel auprès de la Cour suprême, leur abrogation est une victoire pour les personnes LGBT+, attaquées violemment ces derniers mois par les autorités politiques et religieuses.
22.10.2024 à 07:39
Sarah Boucault
Harriet de G est auteur·ice et militant·e handi·e, féministe, antivalidiste et antiraciste. Iel écrit et partage des ressources sur les questions d’antivalidisme sur son blog harrietdegouge.fr.
Rose-Marie Lagrave est sociologue, directrice d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et ancienne militante du MLF (Mouvement de libération des femmes). En janvier 2023, dans Politis, elle signe une tribune en faveur de l’« interruption volontaire de vieillesse ».
Mathilde Ledoux est médecin en soins palliatifs depuis quinze ans. Elle exerce aujourd’hui à l’unité de soins palliatifs du centre hospitalier de Saint-Nazaire. Elle est aussi coprésidente du conseil scientifique de la Sfap (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs).
Ces deux dernières années, à l’initiative d’Emmanuel Macron, la France s’est emparée du débat sur la fin de vie : en 2023, une convention citoyenne s’est prononcée pour une ouverture conditionnée au suicide assisté et à l’euthanasie.
En avril 2024, le camp de la majorité présidentielle a déposé une proposition de loi qui prévoyait, entre autres, d’autoriser la mise à disposition, pour les personnes « atteintes d’une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme », d’une substance létale susceptible d’être autoadministrée. Et en cas d’incapacité physique à ingérer seul·e le produit, la ou le malade aurait pu se le voir administrer par un·e soignant·e, un·e proche ou une personne volontaire de son choix. La discussion du texte à l’Assemblée nationale a été suspendue après la dissolution du 9 juin 2024. Le 19 juillet, le député MoDem Olivier Falorni a déposé une proposition de loi – la première devant la nouvelle Assemblée – qui reprend ce texte et les amendements déjà adoptés en séance.
Rose-Marie Lagrave, vous avez été militante féministe au MLF. Quels parallèles faites-vous entre le combat pour l’avortement et celui pour l’aide médicale à mourir ?
ROSE-MARIE LAGRAVE On peut parler d’approches homologues. Dans les années 1970, nous disions « Mon corps m’appartient, le corps est politique ». À l’époque, nous militions pour que toutes les femmes qui le veulent aient accès à la contraception et à l’avortement, et pas seulement celles qui avaient de l’argent pour aller avorter en Angleterre – comme on se rend aujourd’hui en Suisse ou en Belgique pour un suicide assisté, ce qui coûte très cher. Obtenir un droit ne veut pas dire qu’il y a obligation d’y recourir : il s’agit d’un choix, que ce soit le droit à l’avortement comme celui à mourir dans la dignité. Mon corps m’appartient non seulement quand il s’agit de donner ou de ne pas donner la vie, mais également quand il est à bout de souffle.
Quand la vie telle que les féministes l’ont construite, c’est-à-dire une lutte pour vivre libre et autonome, n’est plus possible, alors on devrait pouvoir avoir recours au suicide assisté. Et si on ne peut pas soi-même se donner la mort, il faut qu’il y ait des proches ou des soignant·es consentant·es qui, après concertation, aident à mourir. On ne décide pas d’un avortement ou d’un suicide assisté par simple lubie. Dans les deux cas, un consentement éclairé est exigé, tout comme des entretiens médicaux, voire psychiatriques.
« Mon corps m’appartient non seulement quand il s’agit de donner ou de ne pas donner la vie, mais également quand il est à bout de souffle. »
Rose-Marie Lagrave
Harriet de G, en tant que militant·e handi·e, antivalidiste, féministe et racisé·e, quelles sont vos craintes concernant le vote d’une nouvelle loi sur la fin de vie ?
HARRIET DE G Le concept de « dignité » est intéressant car il ne veut pas dire la même chose selon où on se place sur le spectre de la validité. Pour les valides, la plupart du temps, la dignité signifie l’indépendance. Quand on pose la question à des malades de la maladie de Charcot (1), par exemple, au début, la plupart répondent que le moment où elles et ils veulent mourir, ce n’est pas quand la souffrance physique sera la plus intense, mais quand il y aura un état de dépendance, c’est-à-dire qu’elles et ils auront besoin d’un fauteuil ou devront solliciter des tierces personnes pour se déplacer.
Pour nous, militant·es handi·es, la dignité, c’est avoir accès à un toit, des transports, de l’éducation, des soins, de la nourriture, une vie sociale, etc. Aujourd’hui, être handicapé·e en France signifie bien souvent devoir choisir entre la vie en institution ou le maintien de son autonomie, ce qui demande énormément de ressources financières et d’efforts incluant parfois l’entourage. Dans les débats autour de la fin de vie, le quotidien des personnes handicapées est décrit comme quelque chose de terrible, auquel il faut échapper à tout prix, même si pour cela il faut mourir. C’est très violent et cela vient d’un imaginaire décalé autour du handicap.
Une nouvelle loi, surtout si elle inclut les personnes en « phase avancée » d’une pathologie, et non plus uniquement en « phase terminale », comme cela a été suggéré lors des débats parlementaires, constituerait un changement de paradigme énorme. La loi Claeys-Leonetti de 2016 (lire la frise di-dessous) permet déjà de mettre un terme à des soins. Elle est aussi censée assurer des soins palliatifs pour tous·tes, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Le contexte politique dans lequel nous évoluons, qui se caractérise par la destruction des systèmes de santé et la forte montée de l’extrême droite, a un impact sur la dignité de la vie. Les militant·es antivalidistes craignent que des personnes en situation de dépendance soient poussées vers l’euthanasie. Cela doit nous amener à nous poser la question suivante : dans quelles conditions et dans quel climat politique on donne à l’État le pouvoir d’euthanasier ?
« Dans les débats autour de la fin de vie, le quotidien des personnes handicapées est décrit comme quelque chose de terrible, auquel il faut échapper à tout prix, même si pour cela il faut mourir. »
Harriet de G
ROSE-MARIE LAGRAVE Quand on observe les inégalités sociales face à l’accès aux soins, la dégradation continue du système de santé est évidente, et je suis d’accord pour dire que la façon d’envisager la vieillesse et la mort est étroitement liée à la façon dont on a pu conduire sa vie. Mais que vous fassiez le lien entre cette politique de destruction des services de soins et l’émergence des questions sur l’euthanasie me semble un peu téméraire. Vous suggérez que l’une aurait engendré l’autre, que l’objectif serait de se débarrasser du « poids » des personnes non valides, alors que par l’intermédiaire de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), c’est une parole citoyenne, composée de gens malades ou non, qui s’est exprimée.
Mathilde Ledoux, vous accompagnez tous les jours des patient·es dans la mort. Comprenez-vous ces désaccords et les différents sens donnés au terme « dignité » ?
MATHILDE LEDOUX Au quotidien, il y a deux façons de voir les choses. Il y a celles et ceux qui veulent effectivement pouvoir décider de leur mort, et d’autres qui, au contraire, ont l’impression de devoir se battre tous les jours pour qu’on reconnaisse leur dignité. Parce que le handicap fait peur, et qu’on se mélange les pinceaux. Dans le monde des soins palliatifs (2), la notion de fin de vie arrive assez rapidement, le temps devient plus court. Et parfois, on change ce qu’on avait toujours dit qu’on voudrait. Je connais plein de patient·es atteint·es de la maladie de Charcot qui, au moment du diagnostic, parce que c’était extrêmement violent, ont dit : « Autant mourir tout de suite. » Et puis qui ont atterri, réfléchi, ont finalement fait avec et sont parfois allé·es très loin.
Je crois beaucoup à l’ambivalence des individus : quand on est confronté·e à l’idée de sa propre mort, qu’on soit valide ou pas, on a peur, et c’est cela qui fait dire des choses ou prendre des décisions. On projette un certain stade de dégradation physique qui paraît insurmontable, et en face duquel la mort est parfois la seule option. Cette demande de mort est fréquente, je l’entends toutes les semaines. Celle qui persiste après qu’un certain nombre de symptômes ont été apaisés ou entendus est moins fréquente, mais elle existe quand même. Si, malgré tous les soins mis en place, toute l’attention accordée, la demande se maintient, je trouverais difficile de ne pas accompagner le ou la patient·e jusqu’au bout. En restant très vigilant·e sur la responsabilité que ça fait porter aux proches.
En tant que médecin, le plus important, c’est d’avoir la possibilité d’apaiser certaines souffrances. Chez certaines personnes, la vie peut manquer de sens pour tout un tas de raisons : dépendance physique, impression d’être un poids pour ses proches, souffrances qu’on ne veut plus vivre de façon consciente. La loi d’aujourd’hui répond en partie à ces situations, mais dans la mesure où, pour atténuer les souffrances du ou de la malade, elle propose une sédation profonde jusqu’au décès, on ne peut pas satisfaire la demande de celles et ceux qui ne veulent pas être sédaté·es. Quoi qu’il arrive, je veux qu’on me donne les moyens, avant toute chose, d’essayer de remettre un petit peu de douceur et de sens dans le soin. Ce n’est pas l’un ou l’autre.
ROSE-MARIE LAGRAVE C’est très important ce que vous dites, car vous n’opposez pas les soins palliatifs au suicide assisté ou à l’euthanasie. C’est complémentaire.
Quel doit être le rôle des proches dans l’accompagnement de la fin de vie ?
ROSE-MARIE LAGRAVE Je viens d’accompagner le père de mes enfants, mort d’un cancer agressif en un mois. J’ai constaté que les directives anticipées (3) ne servaient à rien, et qu’il n’irait pas en soins palliatifs faute de place : une telle situation implique que les proches pallient ce manque. Au bout d’une semaine, l’arrêt des traitements laissait présager une mort rapide alors que le cœur a cédé trois semaines après. Ce temps indigne de dessaisissement de soi et d’exposition aux yeux des autres, il n’en aurait jamais voulu.
HARRIET DE G Concernant la vigilance à avoir et ce que cela fait porter aux autres, je pense qu’il y a ici l’une des grosse différences entre l’avortement et l’euthanasie. Les IVG impactent en premier lieu les personnes qui s’exposent à un risque de grossesse. Non seulement les avortements sauvent des vies, mais ils ne représentent pas une menace pour qui souhaite avoir des enfants le moment voulu. Or la loi euthanasie, tel qu’elle est construite actuellement, s’inscrit dans un contexte validiste où l’on associe la dignité avec le fait d’être indépendant·e, un cadre de pensée déjà bien étayé où la vie des personnes malades ou handicapées n’est pas digne.
Les personnes malades et handicapées risquent de se retrouver dans des situations qu’elles n’ont pas choisies, soumises non seulement aux aléas des systèmes médicaux mais aussi au point de vue des proches. Je prends l’exemple d’Anne Ratier qui a écrit le livre J’ai offert la mort à mon fils [City Édition, 2019]. Elle y parle de son enfant, « handicapé sévère », selon ses termes, qu’elle a décidé de tuer par miséricorde. Elle a fait une tournée médiatique et n’a jamais été ni inquiétée, ni condamnée par la justice… Personne n’a cherché à prendre en compte le point de vue de son fils, à considérer sa vie à lui indépendamment de la valeur qu’elle lui avait accordée.
Pour moi, il n’y a pas de débat autour de la décision individuelle de mourir : le suicide est légal. La question est ailleurs : en créant une loi sur l’aide à mourir, quels risques fait-on peser sur les personnes les plus vulnérabilisées ? Celles à qui on annonce des diagnostics très intenses et qu’on lâche dans la nature parce qu’il n’y a ni soutien ni entraide ? Celles qui bataillent pendant cinq, dix, quinze ans avec des institutions comme la Maison départementale pour les personnes handicapées, et à qui on finit par accorder le minimum, alors même qu’elles sont dans des situations extrêmement tendues ?
Si on leur dit : « Si vous voulez, il existe l’euthanasie », elles vont forcément se poser la question. Au Canada, l’athlète des Jeux paralympiques Christine Gauthier raconte qu’on l’a gentiment invitée à se tourner vers l’aide médicale à mourir parce que ça faisait cinq ans qu’elle se battait pour avoir une rampe lui permettant d’accéder à sa maison : après tout, pourquoi créer des systèmes de soutien et d’entraide solides puisqu’il existe cette solution ?
MATHILDE LEDOUX J’ai l’impression que le monde soignant est très largement orienté vers la poursuite de la vie. C’est plutôt l’arrêt des soins qui est difficile à envisager, et ce alors que la plupart des gens écrivent dans leurs directives anticipées : « Je ne veux pas d’acharnement thérapeutique. » J’ai aussi le sentiment que notre attention est la même vis-à-vis des personnes valides ou invalides.
HARRIET DE G J’aimerais vous croire. C’est sans doute le cas pour beaucoup de soignant·es mais je pense qu’on ne peut pas en faire une généralité. Pendant la période du Covid, le média en ligne Basta! a montré que face au manque de moyens, un tri s’opérait entre les personnes qui allaient être prises en charge et celles qui n’étaient pas considérées comme soignables (4). Celles-ci étaient les personnes handicapées.
MATHILDE LEDOUX L’idée que « tout le monde n’ira pas en réanimation » est une réalité antérieure au Covid, elle est liée à ce que la médecine peut proposer.
HARRIET DE G Quand le corps médical choisit de prioriser des personnes plus valides au détriment d’autres, cela relève d’une logique eugéniste (5) qu’on a vu se développer fortement ces dernières années. Sans même parler des négligences et des maltraitances médicales : aujourd’hui, on stérilise encore des femmes handicapées sans leur consentement ; les personnes polyhandicapées doivent fréquemment réaffirmer dans leurs directives anticipées que si, en fait, elles veulent être réanimées. On ne peut pas partir du principe qu’on peut faire confiance au corps médical. Sachant qu’historiquement il s’est construit sur des bases racistes, sexistes (6), et qu’il a encore énormément de mal à regarder ses propres biais.
MATHILDE LEDOUX Bien sûr, je comprends. Après, on oublie parfois que la médecine a des limites. On tombe de l’armoire quand on apprend qu’en 2024 on meurt encore du cancer. On demande encore souvent aux patient·es, même sur des prises en charge palliatives précoces, si elles et ils voudront aller en réanimation alors qu’on sait bien souvent que, vu la lourdeur du dispositif, elles et ils n’y survivraient pas. Donc ce n’est pas forcément faire une sélection entre qui semble digne de vivre ou pas.
HARRIET DE G La question est aussi : dans quelles conditions meurt-on ? Est-ce que mourir à l’hôpital – et dans quel service, d’ailleurs –, c’est toujours digne ?
MATHILDE LEDOUX Et aussi : quelle représentation a‑t-on de ce qui est une belle mort, une mort moins agréable ?
« Quoi qu’il arrive, je veux qu’on me donne les moyens d’essayer de remettre un petit peu de douceur et de sens dans le soin. »
Mathilde Ledoux
HARRIET DE G Je trouve triste que la parole des personnes malades et handicapées soit toujours perçue sous un prisme dramatique, et qu’elle soit du même coup dépolitisée. Vivre une existence où la maladie est omniprésente, frôler ou croiser régulièrement la mort change les perspectives.
Ce n’est plus théorique. Qu’est-ce que ça fait en tant que personne handicapée de voir énormément de personnes autour de soi choisir le suicide ? Aujourd’hui, des personnes handicapées et trans se suicident car leurs conditions de vie sont intolérables. La société fait que ces corps et ces psychés-là n’ont pas le droit de cité. Tant qu’on réduira les droits des personnes trans et qu’on continuera à enfermer des personnes handicapées contre leur gré dans des institutions mouroirs, la question d’une mort digne ne pourra pas être posée de manière pertinente.
ROSE-MARIE LAGRAVE : Harriet de G, ce que vous dites fait réfléchir. Il faut sans doute renverser la perspective et élaborer une réflexion sur l’accès à la mort à partir de la situation de non-validité. Je vous remercie d’avoir souligné le biais opéré par mon regard valido-centré. Dans une perspective citoyenne et collective, non-valides et valides doivent pouvoir lutter ensemble pour un droit à mourir dans la dignité qui n’aille pas sans la poursuite des combats pour une vie « digne ».
HARRIET DE G Une des raisons pour laquelle ces débats sont compliqués, c’est que, pour beaucoup, on parle de choses qui sont dans un futur lointain.
ROSE-MARIE LAGRAVE Pour moi, ce n’est pas lointain, j’ai 80 ans.
HARRIET DE G Oui, c’est vrai. Mais on se dit : « Ah, quand je ne serai plus capable de faire telle ou telle chose, je me tuerai. » Puis en fait, on va plus loin, on repousse cette limite au fur et à mesure, parce qu’il y a quand même une envie, chez beaucoup de gens, de vivre. Les humain·es, c’est malin, ça s’adapte. Et tant qu’on n’inclura pas les personnes directement concernées dans les débats autour de la fin de vie, tant qu’on ne prendra en compte que les proches et les soignant·es, on se retrouvera par défaut avec des biais eugénistes.
Quand les débats autour de la loi sur l’aide à mourir sont lancés, le lundi 27 mai 2024, ils sont censés se poursuivre jusqu’au 18 juin. Alors que l’Assemblée est encore majoritairement macroniste, la plupart des député·es du camp présidentie et la gauche défendent la liberté de choisir les conditions de sa mort, considérant l’aide à mourir comme un soin qui ne s’oppose pas aux soins palliatifs.
L’opposition des partis de droite et d’extrême droite (Les Républicains et le Rassemblement national) est connue : traditionnels porte-voix des milieux conservateurs et religieux, ils dénoncent une « rupture anthropologique », considérant que mettre fin à une vie humaine n’est pas une décision qui revient aux individus. Mais dans les médias et sur les réseaux sociaux, une autre voix, moins audible, s’élève aussi contre le projet : celle des antivalidistes, qui dénoncent l’oppression subie par les personnes handicapées au profit des valides, perçu·es comme la norme sociale.
L’avocate Elisa Rojas alerte ainsi dans Politis* sur « les risques de dérives eugénistes que représente l’aide active à mourir » et s’interroge : « Peut-être faudrait-il d’abord s’assurer que [les personnes malades et/ou handicapées] puissent vivre dans de bonnes conditions. »
Le dimanche 9 juin 2024, alors que six articles ont déjà été votés, la dissolution de l’Assemblée nationale entraîne l’interruption de tous les travaux législatifs en cours. Fervent défenseur d’une loi sur l’aide à mourir, le député MoDem Olivier Falorni dépose une nouvelle proposition de loi le 19 juillet – la première de la nouvelle législature –, reprenant le texte déjà partiellement voté. Au vu de la composition très conservatrice du gouvernement nommé le 21 septembre, il est difficile de savoir dans quel contexte celle-ci sera examinée.
* Elisa Rojas, « Notre mort est toujours considérée comme libératrice par cette société », Politis, 27 mars 2024.
L’euthanasie est une aide médicale où le geste est pratiqué par un·e soignant·e et dans le cas du suicide assisté, la ou le patient·e s’inocule elle ou lui-même la substance létale. Selon vous, quel doit être le rôle des soignant·es et quels sont les garde-fous indispensables à une loi juste, féministe et antivalidiste ?
MATHILDE LEDOUX Dans mon service, ce qui inquiète les soignant·es, c’est le risque de devoir endosser la responsabilité d’un geste qui, jusqu’à présent, était interdit. Déjà, injecter un médicament qui entraîne l’apaisement d’un·e patient·e qui meurt ensuite – parce que le processus de mort était déjà engagé –, ça les impacte fortement : cela questionne à leurs yeux un lien de cause à effet.
Pour autant, certain·es se sentent aussi en capacité d’accompagner ce geste actif d’aide à mourir s’il s’intègre dans un parcours de soins avec un·e patient qu’on a rencontré·e, accompagné·e, et pour qui cette aide est la fin de l’histoire. D’autres, au contraire, disent vouloir changer de métier si on les oblige à faire ça, car ça vient toucher des valeurs qui leur sont propres. Je pense qu’il faut l’entendre. À mon sens, la question est : quel accompagnement offre-t-on aux soignant·es ? Quelle porte de sortie pour celles et ceux qui ne voudraient pas accompagner un tel geste ? Et quelle solution pour les patient·es qui se retrouveraient dans une équipe qui ne veut pas aller jusqu’à une aide à mourir ?
ROSE-MARIE LAGRAVE Je me souviens que les mêmes termes étaient employés dans les années 1970 vis-à-vis de l’avortement. À la suite du manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté en 1971 et de celui de médecins revendiquant avoir pratiqué des avortements, d’autres médecins, tout en réagissant positivement à cette demande, avaient mis en avant la nécessité d’une clause de conscience (7).
Puis, petit à petit, médecins et militant·es ont pu faire comprendre au plus grand nombre la différence entre un fœtus et un enfant, entre ne pas laisser vivre et tuer. Je comprends qu’un·e infirmier·e, un·e médecin ne veuillent pas endosser ce geste au motif qu’elles et ils ont appris à soigner et non à tuer. Mais il me semble que la dignité d’une profession, c’est d’aller jusqu’au bout des contradictions engendrées par les frontières poreuses entre la vie et la mort, et de transgresser quand il faut pour être au plus proche des intérêts des agonisant·es.
Faire le geste d’arrêter ce qui est encore un semblant de vie, mais pas encore la mort, fait partie, me semble-t-il, de l’accompagnement d’une équipe médicale par rapport à un·e malade qui sait qu’il n’y a plus d’échappatoire. Beaucoup de médecins ne le disent pas, mais le font déjà, exactement comme certain·es de leurs consœurs et confrères pratiquaient des avortements interdits. Les lois n’évoluent que sous l’impulsion des luttes. Je suis d’ailleurs favorable à un manifeste féministe des 343 vieilles qui auraient recours au suicide assisté ou à « l’interruption volontaire de vieillesse », comme disait l’humoriste Pierre Desproges. Il est certes préférable que la personne concernée se donne la mort dans le cadre d’un suicide assisté, mais songez aussi à celles et ceux qui n’ont plus la capacité de faire le geste de la piqûre. C’est là que l’expression « assistance médicale » prend tout son sens.
HARRIET DE G Remettre complètement ce pouvoir aux mains du corps médical n’est pas une bonne idée. Ma crainte, ce n’est pas que les soignant·es refusent, mais qu’elles et ils fassent de l’excès de zèle. On a très peu de contrôle sur ce qui se passe dans l’anonymat des institutions et des lieux d’enfermement. Quel délai de réflexion on accorde ? Quel soutien psychologique pour les proches, pour la personne, pour les soignant·es, qui vont devoir opérer ces gestes-là ? Que faire en cas de changement d’avis ? Lors des discussions autour du projet de loi, certain·es député·es ont proposé que les personnes gérant les tutelles et les curatelles des patient·es ou des proches aient le droit d’accomplir ce geste ; c’est oublier l’énorme dynamique de pouvoir qui existe dans ces relations. Accompagner une personne pendant des mois, voire des années, sur son lit de mort, c’est extrêmement pesant. Et quel choix éclairé fait-on quand la famille met la pression pour dire que ce serait bien qu’on se dépêche parce que ça commence à être long ? Cela pousse les gens dans leurs retranchements, à prendre des décisions qu’elles et ils peuvent regretter.
MATHILDE LEDOUX Ce que vous dites, Harriet de G, c’est essentiel. Il faut avoir les conditions les plus optimales pour prendre cette décision, dont on se doute bien, comme vous le disiez au début, Rose-Marie Lagrave, qu’elle n’est pas une lubie. Cette décision de mourir ou d’être aidé·es à mourir ne nous appartient pas, à nous autres soignant·es. Mais je trouve essentiel, par contre, d’essayer de garantir qu’elle n’est pas dictée uniquement par les effets d’une douleur intolérable ou d’un symptôme insupportable. Il faut prendre le temps de se dire les choses, et que les proches, la famille puissent être dans la même temporalité que le ou la patient·e. La loi telle qu’elle était dessinée prévoyait qu’il y ait une obligation de réponse des soignant·es dans les quinze jours. C’est court et c’est long, quinze jours, mais c’est quand même surtout court à l’échelle d’une vie. •
La loi Leonetti interdit l’« obstination déraisonnable ». Elle est consécutive à l’affaire Vincent Humbert : devenu tétraplégique, aveugle et muet à la suite d’un accident de voiture en 2000, le jeune homme de 19 ans a demandé un « droit de mourir » refusé par le président Jacques Chirac. Il meurt en 2003 avec l’aide de sa mère et d’un médecin. L’affaire se conclut par un non-lieu en 2006.
La loi Claeys-Leonetti autorise une sédation profonde et continue jusqu’au décès provoquant une altération de la conscience. Le but : soulager les souffrances d’une personne atteinte d’une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme.
Lors de la convention citoyenne sur la fin de vie, 76 % des 184 participant·es tiré·es au sort se prononcent en faveur de l’aide active à mourir (euthanasie et suicide assisté), parallèlement au renforcement des soins palliatifs.
Un projet de loi est présenté par la majorité présidentielle. La discussion du texte à l’Assemblée nationale est suspendue après la dissolution de celle-ci le 9 juin.
Entretien réalisé par Sarah Boucault, journaliste indépendante, en visioconférence le jeudi 4 juillet 2024. Il a été édité par Mathilde Blézat.
(1) La maladie de Charcot, ou sclérose latérale amyotrophique (SLA), est une maladie neurodégénérative incurable entraînant la paralysie progressive et la mort par insuffisance respiratoire dans les années suivant le diagnostic.
(2) Les soins palliatifs visent à soulager les douleurs physiques et psychologiques de malades souffrant de maladies graves et incurables, en phase avancée ou terminale, afin d’améliorer leurs conditions d’existence.
(3) Les directives anticipées sont un document écrit dans lequel la personne indique sa volonté de poursuivre, limiter, arrêter ou refuser des traitements ou actes médicaux. Elles s’imposent à l’équipe soignante dès lors que le ou la patient·e n’est plus en capacité de communiquer son souhait.
(4) Rachel Knaebel, « Tri des patients : des dérives laissent penser que les personnes en situation de handicap sont discriminées », Basta!, 12 mai 2020.
(5) L’eugénisme est l’ensemble des méthodes et pratiques visant à sélectionner les humain·es sur la base de leur patrimoine génétique.
(6) À ce sujet, écouter les différents épisodes du podcast Le Serment d’Augusta, une série documentaire réalisée par Binge Audio.
(7) La clause de conscience permet à certain·es professionnel·les de santé de ne pas accomplir un acte comportant des enjeux éthiques importants, comme l’avortement ou l’aide médicale à mourir.
22.10.2024 à 07:22
Marcel Shorjian
Camille et Leïla sortent ensemble depuis peu.
Auteur, scénariste et dessinateur de bande dessinée, il développe un univers visuel marqué par le théâtre, l’illustration ésotérique et l’imaginaire queer. Il aime écrire des récits intimistes et poétiques, tels que La Revanche des drag-kings, la BD qu’il signe pour La Déferlante.
22.10.2024 à 07:07
Salomé Lahoche
Tous les trois mois, la dessinatrice Salomé Lahoche publie un strip inédit dans La Déferlante.