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28.07.2025 à 17:40

Wikipédia, au cœur de la bataille informationnelle

Coline Clavaud-Mégevand

L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ? C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim […]
Texte intégral (2365 mots)

L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ?

C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim du District de Columbia, aux États-Unis. Dans un courrier daté d’avril 2025 et adressé à la Wikimedia Foundation, l’organisation à but non lucratif chargée de la gestion administrative de l’encyclopédie numérique, le magistrat accuse Wikipédia de « permet[tre] la manipulation de l’information […] y compris la réécriture d’événements historiques majeurs et de biographies de dirigeants américains actuels et passés, ainsi que de sujets touchant à la sécurité nationale et aux intérêts des États-Unis ». Tout cela, affirme-t-il, « sous couvert de fournir du contenu informatif ».

L’affaire commence fin 2023, selon un schéma « classique de Wikipédia », souligne Marie-Noëlle Doutreix, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière-Lyon-II et autrice de Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne (Presses Sorbonne Nouvelle, 2020) : « Une personnalité fait savoir qu’elle n’apprécie pas ce qui figure dans “sa” biographie, estimant être plus à même de l’écrire qu’un·e contributeur·ice anonymeLa plus célèbre de ces polémiques est lancée par l’écrivain Philip Roth en 2012. Par voie de presse, il s’insurge que la notice reprenne à son compte l’analyse du critique littéraire Charles Taylor, pour qui le héros de son roman La Tache s’inspire d’une personnalité réelle.. » Mais cette fois, la contestation provient d’Elon Musk, patron de X et de Tesla, qui fera son entrée à la Maison-Blanche quelques mois plus tard. À l’époque, il soutient déjà activement la deuxième campagne de Donald Trump et s’agace que Wikipédia parasite son storytelling, en le présentant notamment comme « premier actionnaire » de la société Tesla, plutôt que comme son fondateur. Sur X, il attaque : « Je leur donnerai un milliard de dollars s’ils changent leur nom en Dickipedia » (en anglais, « dick » signifie, entre autres, « connard »).

En décembre 2024, Elon Musk demande aux internautes d’« arrêter de faire des dons » au site qu’il surnomme « Wokipedia », dont c’est l’unique source de financement. En janvier 2025, alors que sa fiche Wikipédia mentionne désormais qu’il a effectué un geste « vu comme un salut nazi ou romain par certain·es » lors de l’investiture de Donald Trump, il tweete : « Puisque la propagande des médias traditionnels est considérée comme une source “valide”, Wikipédia devient simplement et naturellement une extension de leur propagande ! » Plus qu’une histoire d’ego, cette affaire, qui relève d’une guerre entre deux visions de l’information, se joue à l’échelle mondiale.

Les foudres du magazine Le Point 

En France, le 10 février 2025, une nouvelle section est ajoutée à la page Wikipédia consacrée à l’hebdomadaire Le Point. Elle indique que le titre, possession du milliardaire François Pinault, « ouvre ses colonnes à un certain nombre d’éditorialistes sulfureux, proches de la mouvance complotiste ». L’auteur de ces lignes, un certain FredD, contributeur de l’encyclopédie depuis dix-huit ans, mentionne ses sources, conformément aux règles de WikipédiaLes articles doivent « se référer à des savoirs connus et reconnus », issus de dictionnaires, d’encyclopédies, de livres ou d’articles de presse « de qualité ». .Cet ajout déclenche les foudres du Point qui informe le contributeur d’une enquête à son sujet, dans laquelle son identité sera révélée. Quelques mois auparavant, l’hebdomadaire publiait un article intitulé «Wikipédia, plongée dans la fabrique d’une manipulation», dans lequel le journaliste Erwan Seznec regrettait que l’encyclopédie ait rétrogradé l’hebdo parmi les sources peu fiables. Cette fois, la menace est personnelle. Wikimédia France publie une lettre ouverte pour défendre l’encyclopédie en ligne, signée par plus de 1 000 utilisateurs·ices et Le Point renonce à publier son enquête. Reste un constat: Wikipédia est décidément sous pression.

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en présentiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes photographes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo

En 2013, la branche francophone de l’encyclopédie avait déjà subi des pressions du renseignement intérieur français pour faire retirer des informations prétendument classées secret-défense sur la station de télécommunication militaire de Pierre-sur-Haute (Puy-de-Dôme). « Il s’agissait d’une gaffe des services secrets, alors qu’aujourd’hui, ceux qui attaquent Wikipédia savent très bien ce qu’ils font », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France créée en 2005. Quant aux menaces à l’échelle internationale, « elles venaient jusqu’ici d’Arabie saoudite, de Turquie, de Russie ou de Chine. Certainement pas d’une démocratie occidentale comme les États-Unis ». Elles n’étaient pas non plus d’une telle intensité. Aujourd’hui, chaque tentative d’intimidation est relayée par des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, dont certains extrêmement influents. Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, « le contexte de montée globale de l’extrême droite donne des ailes aux réactionnaires ».

Impossible à contrôler

Avant de se rallier à Donald Trump et à l’extrême droite, Elon Musk disait pourtant beaucoup de bien de Wikipédia, tout comme ses confrères et consœurs de la tech. « Les Gafam sont très heureux que le libreLe « libre » désigne
une sous-culture promouvant la liberté de diffuser et de modifier des contenus culturels, artistiques, éducatifs ou scientifiques par le biais d’Internet ou, plus rarement, des médias.
existe et investissent même dedans », rappelle la chercheuse Marie-Noëlle Doutreix. Car la masse des contenus gratuits produits et diffusés par ce mouvement permet à Apple, Meta et autres Amazon « d’entraîner leurs algorithmes, leurs assistants vocaux, ou encore l’intelligence artificielle ». En juillet 2025, Wikipédia revendiquait 65 millions d’articles en ligne rédigés dans 341 langues.


Le revirement du milliardaire de la tech s’explique doublement. Tout d’abord, Wikipédia se révèle impossible à contrôler par une entreprise, aussi puissante soit-elle. Wikimedia Foundation a été pensée comme « un mouvement social », dont l’unique mission est « d’apporter un contenu éducatif gratuit à l’ensemble du monde » – en clair, elle n’est pas à vendre et obéit à une logique non capitaliste et d’intérêt public. Quant aux milliardaires ou leurs amis chefs d’État, ils peuvent, comme n’importe quel citoyen·ne, modifier, corriger ou créer des articles. Mais leurs contributions seront ensuite évaluées et potentiellement amendées, en toute transparence, par une communauté qui regroupe 265 000 personnes dans le monde. « Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus le plus abouti qui existe, résume Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en présentiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes photographes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo


Et cette logique de transparence et de vérification va à l’encontre de la tendance actuelle qui voit le risque de fake news s’aggraver sur les plateformes. En janvier 2025 Mark Zuckerberg annonçait la fermeture par le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) de son programme de fact checking aux États-Unis, au prétexte que « les fact-checkers [seraient] trop orientés ». Même tendance sur X, qui a rendu payante la certification des comptes, rendant difficile la distinction entre les sources fiables (médias, ONG, administrations…) et les autres. Quant aux intelligences artificielles génératives, elles assènent des informations avec une confiance digne des meilleur·es expert·es, quand bien même elles sont totalement fausses.

Une plateforme pas si progressiste

Face à cette offensive réactionnaire, l’encyclopédie est plus que jamais en danger, estime la Wikimedia Foundation. Le risque n’est pas tant qu’elle disparaisse, mais plutôt que la production de contenus ralentisse. Or, cette capacité à sans cesse s’enrichir – qui repose sur le travail de bénévoles – est précisément la garantie de son sérieux et de sa pertinence.

Les campagnes successives de dénigrement empêchent par ailleurs toute critique constructive à l’égard d’une plateforme qui n’est pas des plus progressistes, contrairement à ce que martèlent ses détracteurs et détractrices. Par exemple en 2020, quand la communauté wikipédienne francophone est appelée à voter au sujet de l’adoption de l’écriture inclusive, de « la féminisation rarement usitée des métiers et fonctions » (autrice, peintresse…) ou des « formulations non binaires », ces propositions sont rejetées à une large majorité. « Les articles de Wikipédia sont aussi établis à partir de sources officielles, ajoute Marie-Noëlle Doutreix. Et dans les règles et les recommandations aux contributeur·ices, on les invite à hiérarchiser les points de vue en fonction de leur importance. Wikipédia cherche donc à être proche des discours majoritaires, pas à mettre en avant des points de vue contestataires ou marginaux. »

Quant aux contributeur·ices, ce sont en grande majorité des hommes et des personnes très diplômées, ce qui crée un nombre important de biais et de lacunes. Dissimulée derrière son pseudonyme AfricanadeCuba, une femme se présentant comme africaine-caribéenne et contributrice depuis 2018, confirme : « Le regard qui domine parmi les bénévoles est masculin, blanc, occidental. C’est un problème, car une encyclopédie a pour but de représenter le monde le plus justement possible. » En 2018, la wikipédienne, qui souhaitait « mettre en lumière des personnalités féminines de la diaspora africaine – des activistes, des artistes, des intellectuelles… », a décidé de créer le projet Noircir Wikipédia. Une idée inspirée par l’initiative Les sans pagEs, lancée en 2016 par la wikipédienne Natacha Rault, afin de « combler le fossé et les biais de genre sur Wikipédia ». À l’époque, la version francophone de l’encyclopédie comptait seulement 16,6 % de biographies de femmes, contre presque 20 % en juillet 2024. AfricanadeCuba explique : « Sur le même principe, nous organisons des ateliers itinérants où nous proposons de créer des fiches pour rendre Wikipédia plus inclusive. » Une façon de « décoloniser l’encyclopédie, en donnant à voir d’autres concepts historiques, sociologiques… que ceux présentés comme universels ». Malgré l’ampleur de la tâche et les menaces de l’extrême droite, AfricanadeCuba se dit déterminée : « Si on nous attaque, cela prouve que ce qu’on fait est très important. » Depuis la prise de fonction de Donald Trump en janvier 2025, son administration a effacé des dizaines de milliers de pages web de sites gouvernementaux consacrées aux questions d’écologie et de santé, mais aussi de photos de femmes et de personnes afro-descendantes travaillant dans l’armée.


« Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus de vérification le plus abouti qui existe. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France

À l’inverse, les fake news influencent comme jamais la vie des démocraties. En 2022, quatorze expert·es remettaient à Emmanuel Macron un rapportLes Lumières à l’ère numérique, sous la direction de Gérald Bronner, 2022 ; disponible sur vie-publique.fr et au format papier aux Presses universitaires de France. alertant sur « le chaos informationnel contemporain », créé par « la masse […] inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles » et « le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde » – notamment les mouvements d’extrême droite. « Les wikipédien·nes connaissent bien la “loi de Brandolini”, qui veut que pour réfuter les propos de quelqu’un qui dit n’importe quoi, on mobilise une énergie dix fois supérieure à lui », conclut Capucine-Marin Dubroca-Voisin, pour qui « Wikipédia est un outil qui permet de gagner un temps fou, ce qui le rend d’autant plus précieux face à la prolifération des discours de haine. » •

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