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29.09.2025 à 16:58

Conversation avec Jim et quelques autres sur la vie collective et le monde d'après

dev

Texte intégral (4437 mots)

Ce poème devait paraître en 2022 dans une revue qui vit finalement pas le jour. Son autrice nous l'a confié tout en précisant qu'il ne serait pas possible de l'écrire aujourd'hui sans évoquer Gaza, d'une manière ou d'une autre.

Pour une lecture plus fluide et qui respecte la mise en page originaleune version PDF est accessible ici.

Jim l'ami qui écrit des romans noirs à New York
des histoires de traces de pas dans la neige de vieilles Chevrolet abandonnées dans les broussailles
avec qui tu parles au téléphone des fois dit
j'ai relu la bible récemment
il dit un autre mot dans une autre langue je ne m'en souviens plus

je ne m'en souviens plus c'est ce que je dis quand je redoute manquer aux obligations de l'universel je crains
le particularisme du nom de la langue j'appréhende
son odeur corporelle trop présente et aussi ses métamorphoses récentes au regard de l'histoire
en nom de langue parlée par un seul groupe de gens ou presque
unifiés par principe somnambulique
beaucoup sont aimables certaines sont mes proches
un peu perdues de vue forcément mais
une tendresse s'accroche outre-colère prête à
rempart quand il le faut de ton corps dramatique une poignée ne somnambulent pas je les aime d'amour nous parlons
la langue nous l'aimons
orpheline que personne n'apprend sans agenda par simple goût des langues-pourquoi-pas la langue-cendrillon
qui cire les godasses des militaires repasse leurs futals
surveille les checkpoints ouvre les portes
des tribunaux au petit matin la langue sacrée-d'autrefois maintenant honnie des habitantes historiques de sa terre natale seules pourtant
à connaître vraiment la forme de maintenant
de ses mots d'avant dans laquelle se fabrique
le crime de guerre

Avant tout ça la rareté locutoire reposait
sur d'autres sacralités parler cette langue c'était entrer dans une salle
immense où l'ombre et la lumière mêmes
fabrique de sainteté accès proxime à la divinité laquelle seule possède
carte de séjour authentifiée
et néanmoins exilée de ce fait

Jim dit j'ai été frappé comment
de manière répétée la divinité

main character ou peut-être pas

s'adresse au peuple

his competition ou plutôt
son partenaire
the battered hero

dans ce dialogue entre
peuple et divinité sujet et projet en quelque sorte dans cet écrit
généalogique-doctrinal poétique-matriciel
matrimonial-bourgeonnant-pillable-à-merci
crypte-à-lecture inépuisable sauf carte d'occupation militaire
ni massacres populations civiles-comme-tout-le-monde

et lui dit Je vais pas te détruire maintenant pas encore pas tout de suite

Jim dit c'est comme des parents qui disent à l'enfant

Je vais pas te donner maintenant la treha de ta vie mais tu perds rien pour attendre.

Quand Jim dit la treha
tu ris mais tu as le cœur serré tu revois

cet enfant replié sur lui-même
protégeant sa tête sous ses bras repliés dans un coin d'une
entrée de salle de cinéma
juste avant la séance sur le bord du canal
murs velours noir petite lampe au plafond
faible lumière étouffée suppliant promettant
ça sert à rien l'autre adulte
la spectatrice-passante pourrait faire quoi
au juste ?
rien en tous cas ne s'oppose sérieusement à jamais
toute-puissance parentale et surtout pas
l'étatique-c'est-pire

Tu dis c'est drôle parce que moi
tu dis ce que j'ai remarqué ce qui m'a
frappée comme tu dis c'est que la divinité

est-ce que c'est le personnage principal
ou bien
the other guy la multitude
on traduit et ça devient un problème pour tous les temps

biographie de dieu ne cesse d'appeler
love me please love me
et fait comme si l'inverse

à de nombreuses reprises s'adresse au
protagoniste disons
il y a encore cette épreuve
elle dit
à traverser ceci cela tu dois
subir après tu pourras
te détendre c'est comme une promesse de
mort
non ?
promesse ultime égale repos ?
confort-total-endormissement ?
longévité d'après-repas sans les inconvénients
(digestion lente esprit brumeux) ?
salle de bain en tadelakt incrusté diamants
cascade à remous intelligents jardin-hologramme anglais
commande lumière par intention-oh-et-puis-non
5G sans effets secondaires banquettes-escort
dispensateur intégré fruits frais à volonté
cornes de gazelle en alternance
draps changés toutes les heures ablation indolore du surmoi
félicité éternelle-quoi

seule condition ne pas avoir le mal de mer

tu vomis t'es dehors
l'entourloupe

et aussi la salle de bain carrelée
sur la photo de Lee Miller
rue du Prince-Régent à Berlin

est-ce que promesse ultime égale repos ?
est-ce que repos égale mort ?
ou autre chose ?

Ah oui
dit Jim
c'est étonnant
c'est intéressant en tous cas
cette permanence de la présence de la possibilité d'une fin
du personnage principal in the book of books écrit par l'auteur-de-tout
moteur à fragmentation autobiographique
one and many

Personne n'en parle comme si
possibilité ou
nécessité
peut-être même nécessité oui tu vois de la fin
inscrite au commencement-même dans
promesse initiale-inaugurale

Tu dis
c'est l'anti-Reich-de-mille-ans.

C'est exactement ça
dit Jim
l'anti-construction politique valable pour tous les temps dans tous les lieux
finitude envisagée-codifiée dite-promise
assumée même si

regardée-pas-regardée

pas seulement pour l'individu pour le peuple aussi et intégrée à même
constitution mythologique-politique indissociable du
constituant projet pour en faire aussi un
destituant projet

Jim a la syntaxe française hasardeuse par contagion ça fait partie de son charme
d'intellectuel étranger probablement inspiré par le diable d'ailleurs
suppute un journaliste de Marianne

Tu dis attends attends
j'ai un truc à dire là-dessus c'est comme si on construisait
ces grandes tours tu sais au bord de la mer

Mais oui tu sais ces grands hôtels qui barrent la vue des quartiers anciens
enfin quand je dis anciens
les vieux quartiers quoi construits dos à la mer
dans cette ville méditerranéenne-profane insupportable
et sans manières
comme une fille de famille sûre de ses droits s'autorisant tout
belle malgré tout et capable
Cendrillon du monde d'avant carnassière du monde d'après
nonobstant inversion des valeurs et le temps se retourne comme une chaussette
messianique
dissimulant sous sa douceur irrésistible arrogance
vols de grues cendrées papillons
coquelicots en bordure
mer aux mille sourires mais mal élevée
et plus méchante à présent
le pied petit et les dents longues
que ses laides et cruelles sorelle

ça aussi te rappelle une bribe de quelque chose
les mauvaises manières des ancêtres-souvent dans les salons
quand d'aventure ils y parvenaient
leur incapacité à
intégrer
les codes aristocratiques-bourgeois
se les approprier se les
assimiler
à voir au-delà de leur désolant et touchant orgueil de parias-
parvenus
de quand-mêmes gardant leurs pelisses
grelottant sous la chapka

toi-même aussi combien d'efforts et d'attention
dans l'une des vies dont tu as un vague-encore souvenir
pour inaperçue-reconnue passer repasser
effusive l'angoisse au bar se-faire-un-monde
les soirées de premières hautain regard sur la foule
c'est ça transfuge de race quand tu sais pas c'est pire

ces tours-approches-toi-si-tu-l'oses
construites sur le sable de la plage années quatre-vingts
qui sait dans cette ville édifiée par des venus du Nord
et de l'Est trop couturés encore tout vifs pour supporter la vue même
de l'eau salée ces grandes tours
sans réfléchir ni songer au jour qu'il faudra les détruire

sans intégrer au plan de construction
comme ailleurs cela se fait assez-presque-toujours
le plan de destruction
car ce jour vient toujours

oui
toujours un jour vient où les plus hautes même les plus belles
tours doivent-il-faut
être détruites même
et celles-ci sont déjà pas très belles alors
confortable oui ça on peut pas dire
mais belles non vraiment
et c'est pas le pire

quand il faudra les détruire on le sait tout le monde le sait même si
on n'en parle pas
il faut qu'elles s'effondrent sans
tout détruire autour quelqu'un t'a expliqué
c'est ce qu'on fait quand on construit ce genre de tours

mais si on n'envisage pas la fin si la fin ne fait pas partie des plans alors
quoi ?
la tour s'écroule détruit tout autour d'elle il n'y a même plus le souvenir
de la tour
ni de rien ?
bien sûr je préfère les constructions de papier
mais si on construit une tour
si on construit une tour

tu ne peux plus t'arrêter de dire ça

Jim t'interrompt il dit ah oui c'est comme
un programme nucléaire qui s'appellerait S
amson
tu imagines ?
Et si quelqu'un découvrait ça si quelqu'un
Divulguait ça on l'enterrerait
vivant
comme une fiancée dont on ne veut plus pour
son fils

Long silence vous avez envie de ne pas rire
respect Vanunu

Et ça me fait penser
dit Jim
à quelqu'un qui aurait écrit que les groupes humains les ensembles les regroupements
humains quoi
sont désignés par plusieurs noms différents spécifiques
et qui veulent dire des choses
différentes c'est pas pour rien on confond pas innocemment
les noms peuple tribu république nation ethnie population

Quelqu'un qui aurait écrit ça dit Jim
même si je le détestais de tout mon cœur pour plein de raisons
pour d'autres choses qu'il a écrites
et tu sais combien je le déteste
may he rot in hell

Là vous riez quand même

Tu dis à Tréguier où j'étais voir ma pote
j'ai acheté pour te l'offrir quand on se verra
une tasse aux armoiries de la ville

Il poursuit quelqu'un qui aurait écrit ça je dirais quand même il a écrit ça
qu'aujourd'hui on n'arrive même plus à penser

Tu dis je sais pas en même temps on passe beaucoup de temps ici à nous reprocher
à nous autres qui cherchons
quelque chose
pas notre primitive sauvagerie pas notre douceur barbare
pas notre souveraineté pré-calibane
pas notre élévation mystique non
pas ça non plus
quelque chose mais quoi ?

Vous riez franchement
Une fine goutte d'eau se fige en stalagtite
tombe et raye la surface lisse
de la table années trente

de pas savoir faire la différence entre
traduction et politique
marche à pied et religion
spiritisme et poésie

signe de notre inconvenante grossièreté

Jim dit oui en même temps les mêmes s'embrouillent tout le temps
ce qui existe ou pas
comme une table qui tourne n'existe pas
années trente ou bien avant
ce qui ne l'empêche pas de parler à quelqu'un qui le veut vraiment

Tu dis mais tu sais il y en a beaucoup ici aujourd'hui
vraiment de plus en plus qui comprendraient ton propos
celui tu sais sur la fin du peuple inscrite dans son commencement
comme une bonne idée-tout-à-fait
opportune et commodément applicable
aux exogènes encombrants

Tu prends un numéro sur le site de la mairie
le matin tu sors tu accroches un numéro au vieux canapé tout
pourri
dehors sur le trottoir
ça lui donne un air amical au trottoir
ce serait bien qu'il puisse rester là tout d'un coup le canapé
il a maintenant un air de vieux chien d'avant
tu regrettes un peu d'en avoir un nouveau maintenant
tu as un peu honte devant le vieux abandonné mais tout à
l'heure quand tu t'assiéras
quand tu allongeras tes jambes sur le nouveau
flambant-présent canapé tu n'auras pas trop de mal
à effacer ce sentiment désagréable de mise au rebut d'un vieux
compagnon des bons et mauvais moments passés
Celui-ci tu essaieras de lui être fidèle de ne pas répéter les
erreurs commises avec l'autre
tu lui apprendras à ronronner
et au chat à ne pas faire ses griffes sur la belle toile qui le
recouvre
un bleu ciel follement chic
qui va très bien avec la pierre apparente du mur derrière

et d'autres qui la rejetteraient
tu poursuis
obstinément c'est le mot
persévérant pour la même raison au fond
en miroir en quelque sorte par imputation quoique
à bien y regarder parce que tous ces
les uns comme les
l'interpréteraient comme une sorte de
programme-justif
pour l'innommable en effet

Ah non pas lui cet homonyme
pourtant oui c'est le mot

obstination et innommable
le peuple et sa divinité
souffle le vieux canapé
sur le point d'être enlevé
par le service des encombrants de la voierie
du paquebot Ville de Paris
pour aller sur le Mississippi
disséminer les fils de son récit
d'esprit c'est fini les colonies
c'est fini

(texte Solica Hachuel et Rahel Varnhagen
musique Kurt Weill
arrangements James Baldwin)

est-ce qu'il y a une fin nommable ?
est-ce que le texte-patrie-portative nomme la fin nommable ?

Jim : oui ici aussi bien sûr
You wouldn't believe it
Alors que je pense que c'est quelque chose qui
valable pour toutes les
constitutions politiques pour la
pensée politique de manière générale
loin de moi
il insiste
de promouvoir une forme inédite plus ou moins
repoussante et honteusement
désirable d'exceptionnalisme
ou de prosélytisme
ou d'éclairagisme

Vous riez un peu trop fort
le téléphone est sur écoute vous le savez
depuis toujours depuis le temps où vous disiez de temps à autre
baleines bêtement narquoises avant d'être colonisées par une
armée de Jonas en route vers Tarse
pour échapper aux ordres de la divinité
d'aller chasser les Amerloques de Mossoul
Arrêtez de vous raser sur la ligne les renseignements généraux
vous disiez
j'explique pour les plus jeunes qui liront cette histoire
avant d'aller cracher des flammes
petits dragons en colère dansant dans le vent du printemps

Ça va dans le sens de destitution
concept italo-tarnacien primaire et secondaire
dit Jim

En ce moment ça tricote un peu
dans la semoule tu dis

Oui mais qui en ce moment ne tricote pas
un peu dans la semoule
il dit
étant donné
Oui oui tu dis
j'aime assez sinon
sauf un peu masculin si j'osais je dirais
viriliste-même-comment-dire
ça manque terriblement de
trouble-fête on dit n'aiment pas les jeunes filles
je crois que c'est une rumeur et puis la philatélie
moi ça m'ennuie
à part ça y a de la matière
mais un peu rocher tu frappes ça sonne dur
manque fluide
destitution sans fluide je sais pas comment ça
faut voir en même temps
détournements fluides on a connu ça on connaît même que ça
Oui justement
dit Jim

et beaucoup de nos contemporains seraient d'accord avec
qui n'entendent pas l'italien même
prémisses et conclusions ou pas d'ailleurs

autre possibilité est-ce que tu dis une qui maintient
fratile et destitue sans atteinte à
vie ni qualification de manière absolue c'est dire
à sans abjection est-ce qu'il
rejeter qualification pour côté vie
autre forme de gens à patrie-portative il y en a beaucoup
et gens à non pas cette inquiétude-là

toujours maintenu fratile qualifique tout en accrochant
à la vie ses locales-multiples tout en les
indétachables il ne faut l'oublier comme la peau qui respire
grain de poussière asthmatique

au contraire ?

avec détermination parfois inouïe

il ne faut pas au moment où

gens à patrie-portative ont presque complètement disparu

***

En lisant dans trois siècles
le procès-verbal des séances spirites qui rappellent
ces conversations
consignées en leur temps par les agents de la DGSE
les prochains habitants de la terre nos lointaines descendantes
conçues sous acide songent à cette anecdote
trouvée dans un recueil taoïste :

Un maître d'arts martiaux
parvenu à un âge très avancé
est défié au combat par le mieux entraîné de ses disciples
jeune homme plein de fougue et d'ambition qui dépasse en rapidité
fluidité souplesse anticipation invention
tous les autres élèves
Le maître place en lui beaucoup d'espoirs

Les autres disciples sont
scandalisés par l'outrecuidance
et plus encore l'inattendue et lâche cruauté du jeune champion
infliger au Maître cette défaite lui prendre cette trop facile victoire
indigne des vertus inculquées en même temps que l'art du combat
toutes et tous pressent le vieil homme renoncer à cette
confrontation il n'y a pas de honte répètent-ils
refuser un défi qui ne peut mener qu'au désastre

Impassible et souriant le maître
s'entraîne moins et médite désormais du matin au soir presque sans interruption
Au jour dit on vient de loin assister à l'humiliation

ça promet de l'émotion un inexplicable et secret
sentiment de revanche

et à la victoire
incarnation sanguinolente-comme-souvent temps nouveaux progrès avenir
ou improbable miracle-sec

Les adversaires sont appelés
sur la place les spectateurs retiennent
leur souffle l'air est électrique un enfant sanglote
sans savoir pourquoi

Le jeune mec est déjà en place le vieil homme arrive soutenu par deux
disciples tout le monde sait que c'est son dernier
combat il sourit en dodelinant ses soutiens s'éloignent
c'est la règle des larmes d'impuissance ruissellent roulements de tambour
annonce solennelle

Le crieur ne peut s'empêcher de rappeler disposition
forfaitaire qui n'entraîne ni réprimande ni sanction et serait tout à fait
admissible dans le cas présent message des autorités
de tutelle enfin c'est le silence les adversaires se font face
yeux dans les yeux

Alors très lentement pour ne pas se briser
dans sa descente
comme un grand oiseau décharné le vieil homme
se dépose à terre un membre après l'autre une articulation
après l'autre
comme un grand oiseau de soie blanche
comme un vêtement de soie vide
et douce qu'on étend sur le sol amical
et s'endort de tout son long

La foule a le souffle coupé
le jeune héros qui a lancé le défi n'en croit pas ses yeux
le crieur pousse un grand cri de joie

Le vieux maître l'a emporté
en maîtrise et détachement
fluidité douceur
implacable lenteur souriante
en lâcher-prise-voilà-ce-que-ça-veut-dire

Jo Mrelli

PDF

29.09.2025 à 15:53

Fourrures vernaculaires

dev

Texte intégral (791 mots)

De cités leurs mains et leurs fourrures
aiguilles lovées contre l'immense ciel
l'éclair avalé pour laver l'odeur de terre
l'odeur des mouches leur goût amer
soleil invisible chandelle mains héréditaires
avide la toute-brûlure faim de goudron faim de rites

Naissance nucléaire
poison des générations
tête évaporée ventre ouvert
hurlements fleurissant le champ du dicible
et les étoiles se souviennent du sang refusé

Lumière ô sale excroissance
patron de boue fétiche d'eau rance
cultivée sur des épaules des vertèbres tordues
avides arborescences rêvées
les bourgeons brûlent de chair

Mère

Pour qui ces serpents
ces yeux pourris ces cent puis ces mille morts

Tessure de sourire zébrure dans la nuit
fleurissent les sirènes les tanières
odeur de bouche goût de viscères

Mère

Ce jardin a des dents
j'entends ton amour tomber sur moi
ton odeur abandon racines dévotion
mes paupières te crachent mauvaise sève
mes paupières dorment sous la terre

Feu souterrain bonheur inhumé
qui parle les mots sans dents sans gorge
laisse m'être canicule de mensonge
ensemble plus terribles que soleil

Étoile en guise de bouche
seconde nuit sous la nuit
oubliée
ô faillite sabots de cauchemars
citadelles chandelles doigts de cire
ces feux sans offenses le rire transi
sourire où vas-tu chez nos ennemis

Des dents mon arbre généalogique nouveau
hémorragie onirique possession fragmentée
miettes d'extase aux commissures des lèvres
ouvre la chair
vierge
des anges
branches routes vernaculaires
résidence de toutes les ascensions

Membrane
ombre brûlée de nos ressentiments
voix anéchoïques coulant loin dans la discorde
non écrites les mémoires de la guerre portée
des hardes d'acier charnier sous les voûtes du crâne
(guerre) des mouches dans des cheveux propres
(guerre) des mouches dans des cheveux d'enfants

Chante enfant l'anonymat la viande
les mouches les ronces
récitent l'animal dans ta bouche
les livres les aiguilles plein
les yeux plein
la gueule

« Dans vallée où mes amants dorment
solitude après bruit épais
bougies plein intérieur
d'aveugler aux incendies »

Sacrée ! Sacrée ! Sacrée !
loin dans les tanières les coutelas
la foi sauvage lavée au feu
l'autel disparaît

« Dans vallée où mes amants rêvent
cosmogonies brisent sous terre
tout tour s'élèvent arbres-mondes
jusqu'à ce que nuit prenne feu »

Zèle ! Zèle ! Zèle !
milles phalanges défigurant le trône
la fourrure de la nuit
souffle les bougies du rite

Mère

Les temps qui m'ont sculptés
ont perdu de leur tranchant
le soleil qui fait longues les ombres
est passé par-dessus nous

Ne restent que le lait rance
des pierres tendres caresses fossiles
qui courent acharnées
sur nos yeux sans racines
sur la langue
odeur de mouches goût de terre
paupières de cendres
goût amer

Hiram Loriant

PDF

29.09.2025 à 15:26

Focus Blocus Gaza 2 : les évacuations

dev

Texte intégral (1306 mots)

Dans ce second volet de Focus Blocus, Arthémis Johnson met en perspective le discours d'Emmanuel Macron à l'ONU à l'occasion de la reconnaissance d'un État palestinien par la France et la politique d'accueil des réfugiés palestiniens qui tentent de fuir la mort depuis des mois.

Personne n'a eu le courage ou l'envie d'écouter le discours du président M. Le discours prononcé le lundi 22 septembre 2025 à la tribune de l'onu. Son discours qui justifie la reconnaissance de l'État de Palestine. Même pas le premier mot. Sauf les journalistes bien sûr. Je n'ai pas fait exception à la règle (je suis pas maso) mais une circonstance amicale a fait que je me suis penchée quand même sur un moment de ce discours. Une amie horrifiée m'a envoyé un extrait vidéo de la tribune au cours duquel le président M. se glorifie d'avoir accueilli des jeunes Gazaouis dans notre pays. Dans son discours, le président M. cite en exemple le nom et le prénom d'une jeune fille qui existe vraiment. Dans le discours, il dit qu'il l'a rencontrée. Cette jeune fille est la fille d'un dessinateur gazaoui. Toute cette famille a été évacuée vers la France, c'est vrai. Le président M. ne ment pas. Il apporte même une preuve sous la forme d'un nom propre de jeune fille pour prouver qu'il a fait preuve d'humanité. Une jeune fille qui a sans doute très médiocrement apprécié d'avoir son identité jetée en pâture à une audience télévisée mondiale.

Le président M. ne ment pas mais en fait il ment quand même. Il ment de ce type de mensonge très particulier : le mensonge par omission. Ne pas dire ce qui est ou alors seulement le dire partiellement. Rien de plus détestable en politique mais aussi dans les relations humaines que cette manière de dire/faire. Je déteste ça.

Ce moment du discours, il me reste en travers de la gorge.

Depuis le mois d'août 2025, le 1er aout, les évacuations des Gazaouis vers la France sont suspendues. Les jeunes, les moins jeunes, les enfants malades, les artistes, les enseignants, les chercheurs, les étudiants, etc., tout le monde reste bloqué dans les ruines sous les bombes, sans bouffe, sans flotte, avec, en plus la poussière des bombardements des tours d'immeubles depuis l'invasion de Gaza city, l'exode subi, forcé, les coupures d'internet etc. En cause : des propos jugés antisémites sur des réseaux sociaux écrits par une jeune évacuée. La jeune évacuée a été depuis foutue à la porte en raison de ces propos. Elle a été accueillie au Qatar. Le président M. n'est pas allé jusqu'à la renvoyer dans Gaza. Je rappelle ces faits pour mémoire. Pour mémoire, ça veut dire « pour plus tard ». Pour celles et ceux qui liront plus tard ces feuillets sur le blocus, quand seront oubliées une à une toutes ces péripéties innommables par lesquelles nous passons depuis octobre 2023 quand il est question de Gaza. « Memento-Blocus », donc.

Dans son discours, le président M. omet de mentionner l'arrêt des évacuations. Il omet aussi de mentionner toutes les tribunes qui s'égosillent depuis août pour réclamer dans ce pays que les évacuations reprennent. Des universitaires. Des journalistes. Des Gazaouis francophones, … J'ai recensé pas moins de 7 tribunes qui hurlent, soit pour accélérer les évacuations (avant août 2025), soit pour la reprise des évacuations (après août 2025). Alors même que le nombre d'évacuations organisées par la France a été microscopique. Des évacuations fondées sur des principes tout à fait discutables. J'aimerais bien qu'on me décrive en toute objectivité les critères d'évaluation d'un projet de recherche ou d'un projet d'écriture quand il est question d'évacuer une personne qui survit en territoire de mort, de famine et de persécution. Cette manière de faire, qui consiste à autoriser que seule une humanité qui sait écrire soit en mesure d'être « évacuée » de la mort, c'est intrigant. Ça pose un monde. Si je suis analphabète et/ou illettré, alors je ne peux pas écrire de projet pour être sélectionné, donc ? … etc…

On a même appris un jour grâce à une tribune qu'un « dossier » sélectionné pour l'évacuation en France est mort à Gaza avant d'être évacué. Un « dossier », c'est une » personne ». Ahmed Shamia, 42 ans. Je peux écrire ici que toutes celles et ceux qui se sont démenés, qui se démènent toujours pour organiser ces évacuations s'étranglent depuis août de rage, de désespoir, d'angoisse. Ils s'étranglent que les évacuations soient gelées. Les dossiers sont prêts. Les hébergements ont été trouvés. Les financements acceptés. Mais non, rien. Rien de rien. « Tout est bloqué ». « Toutes les évacuations sont bloquées ». Des voix éperdues demandent même de faire « profil bas » pour que le président M. ne persiste pas dans ce « gel » inique des évacuations. Traduction : faut pas attirer l'attention, faut rester discret. Parce qu'en plus, une meute médiatique fascistoïde guette . Les mêmes qui ont donné autrefois à la cagnotte pour soutenir le policier qui a tué à bout touchant Nahel sont là pour vociférer contre cet État qui fait entrer sur le territoire des réfugiés de Gaza. En off de off , on nous dit aussi que les évacuations vont peut-être reprendre, peut-être, peut-être pas, on nous dit que si on veut qu'elles reprennent, il faut qu'on continue de mobiliser l'opinion publique dans le bon sens. Oui, c'est la seule solution, sinon ça ne marchera pas, sinon le président M. ne bougera pas.

Arthémis Johnson, 23 septembre 2025.

Tribune « « Lauréats de Pause, un programme français d'accueil, des chercheurs et artistes palestiniens sont toujours bloqués à Gaza », 19 mai 2025.

Tribune « Les collaborateurs gazaouis des médias français sont en danger de mort, il faut les évacuer », 23 mai 2025.

Tribune du collectif « Ma'an pour les artistes de Gaza », « Le gel par la France des évacuations est tragique », 6 août 2025.

Tribune du collectif des « Universitaires avec Gaza », 10 août 2025

Tribune des étudiants de Gaza en francophonie, « « Nous, étudiants qui apprenons le français à Gaza, lançons un appel à la France », 3 septembre 2025.

Tribune « Laissez-nous accueillir nos confrères et consœurs palestiniens de Gaza », Appel de plus de 400 journalistes francophones, 8 septembre 2025

Tribune « 20 authors, including Viet Thanh Nguyen and Abdulrazak Gurnah, call on the French president to restart scheme to help creatives evacuate », 22 septembre 2025.

PDF

29.09.2025 à 15:22

Guerres et extractivisme : regards croisés depuis le Congo et le Soudan

dev

Texte intégral (3718 mots)

Le 23 mai 2025, Sudfa Media était invité par la Coordination Régionale Anti-Armements et Militarisme (région AURA) à venir discuter de la situation au Soudan et en République Démocratique du Congo avec Génération Lumière, une association d'écologie décoloniale et de solidarité internationale fondée par des jeunes Congolaises à Lyon. Si nous sommes très peu informés des guerres au Congo et au Soudan, cette discussion a permis de faire émerger autant les spécificités que les similitudes des deux conflits, ainsi que d'identifier la logique impériale transnationale à l'œuvre dans ces deux conflits. Quelques extraits.

Hamad (Sudfa) : Bonsoir tout le monde. Peut-être avez-vous entendu parler d'une guerre qui a commencé au Soudan il y a deux ans à peu près, qui témoigne de la fragilité de notre monde aujourd'hui. On est en train d'assister à une des catastrophes les plus graves au monde, dans un silence total. On parle de 80% des hôpitaux qui sont hors de service. On parle de 20 millions de Soudanais, soit la moitié de la population soudanaise, qui sont partis de leur foyer, soit à l'étranger, soit déplacées à l'intérieur du pays. On parle de 90% des Soudanais qui souffrent de la faim aujourd'hui dans les zones de guerre. On parle de 15 millions d'enfants qui n'ont pas pu être scolarisés depuis 2023. Donc voilà, on assiste à l'une des catastrophes les plus graves au monde : mais ce qui n'est pas normal dans tout ça, c'est le silence du monde entier.

Jordi (Génération Lumière) : Contrairement au Soudan, ce qui est assez particulier avec le cas du Congo, c'est que c'est un conflit très documenté. Ça fait plus de 30 ans qu'un groupe d'experts des Nations Unies, qui a 1 milliard de dollars de financement annuel, documente, chaque année, l'évolution du conflit... C'est dire un peu le caractère ubuesque de cette situation. Ça fait plus de 30 ans qu'ils le font, alors qu'au fond, la question congolaise est assez simple à comprendre. C'est purement une question de ressources, en fait. Ce qui se passe au Congo, c'est lié à ce qu'on appelle l'extractivisme. Les penseurs, les militants d'Amérique latine ont proposé ce concept pour expliquer que la fin des empires coloniaux n'a jamais mis fin à la logique impériale qui existait. Qu'est-ce que ça a été, fondamentalement, la logique impériale ? C'est d'avoir des pays-ressources, des pays greniers, qu'on va puiser jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien, pour bénéficier à un marché qui est totalement extérieur. En fait, l'extractivisme, c'est aller récupérer une ressource sur un territoire colonisé et en tirer de la valeur pour viser un marché extérieur. On va avoir des pays que l'on va enchaîner d'une certaine manière dans un marché international et à qui on va assigner des rôles, tout simplement.

Hamad (Sudfa) : Les guerres au Soudan comme au Congo témoignent de la manière dont les richesses naturelles d'un pays alimentent l'instabilité, au lieu que la population locale profite de cette richesse. Quand on parle de richesses au Soudan, on parle de l'or, on parle du pétrole, on parle des terres agricoles… C'est un pays stratégique, qui était frontalier avec 9 pays jusqu'en 2011, et qui a une ouverture vers la mer Rouge, qui est une zone très stratégique en termes militaires. Donc voilà, le conflit actuel n'est pas lié qu'aux raisons qu'on présente le plus souvent, quand on dit que c'est une guerre autour du pouvoir entre deux généraux. Cette guerre trouve ses racines dans l'époque coloniale, qui a largement participé à la division de la population soudanaise, à la stigmatisation de certaines parties de la population, et à la division raciale, ethnique et tribale du pays.
Les Anglais, qui ont colonisé le Soudan, ont adopté un système de ségrégation : ils ont divisé la population soudanaise, qui est multiculturelle, en deux catégories. La première, c'est ceux qui ont bien profité du système colonial et qui ont été considérés comme des alliés, qui ont profité de toutes les richesses du pays et des systèmes qui ont été mis en œuvre, et de l'autre côté il y a ceux qui ont été marginalisés. En accédant à l'indépendance du pays, on a constaté qu'il y avait deux sociétés qui étaient séparées l'une de l'autre. C'est pour ça que dès l'indépendance du Soudan en 1956, la guerre a éclaté dans le Sud, parce que des groupes ont pris les armes pour revendiquer la place des Soudanais du Sud au sein de l'Etat, pour dénoncer leur marginalisation et l'injustice. Et cette guerre-là, au fur et à mesure, a éclaté dans les quatre coins du pays, notamment le Darfour, la région du Nil-Bleu, des Montagnes Nouba et du Kordofan. Et ce type de guerre est toujours alimenté par d'autres raisons locales, et notamment écologiques. Dans le sens où il y a un groupe armé qui se forme quelque part au pays et qui essaie prendre le contrôle d'une terre et de ses ressources, mais toujours en lien avec un autre groupe ou un autre pays qui vient en aide de l'extérieur, cherchant à profiter de cette richesse-là.

Jordi (Génération Lumière) : Au Congo, la guerre s'est vraiment beaucoup centrée à l'est de la RDC, au moment où il y a eu ce qu'on appelle le « boom du coltan ». Le coltan, c'est l'un des minerais « clés » pour la production des matériels numériques. Sans coltan, on ne peut pas faire de cartes et de processeurs, on ne peut pas faire d'ordinateur, de téléphone, etc. Vers la fin des années 1990, c'est le boom d'Internet, le boom de toute une nouvelle génération de produits qui a besoin de cette ressource. Et le Congo possède près de 60 à 80% des réserves mondiales du coltan. Or, ce boom est arrivé au moment d'une transition politique en RDC. Pendant près de 32 ans, on avait Mobutu, celui qu'on appelait « l'ami des occidentaux », au pouvoir. A sa mort, on s'est posé la question de quel dirigeant politique allait récupérer ce marché énorme que représente le coltan et arbitrer les intérêts stratégiques du pays. Et c'est à ce moment-là que vont intervenir de nouveaux acteurs, essentiellement le Rwanda et l'Ouganda, qui sont les pays frontaliers à l'est du Congo. Dans cette région, les frontières sont poreuses, les populations ont l'habitude de circuler, et c'est assez simple de financer la possibilité pour des groupes d'entrer au Congo, et de récupérer les minerais qui y sont situés. Or le conflit permet de maintenir les prix de la ressource au plus bas, pour financer un marché qui est en train d'exploser.

Récolte à la main dans les mines de coltan à l'Est de la RDC. Source : GRIFF TAPPER-AFP

C'est à ce moment-là que va éclater ce qu'on a appelé la seconde guerre du Congo. La première, c'est la « guerre de libération », comme on l'appelle, c'est-à-dire la guerre qui va chasser Mobutu au pouvoir et qui va mettre Kabila à sa place. Puis la seconde guerre, ce qu'on appelle aussi la « première guerre mondiale africaine », c'est-à-dire une guerre entre des États frontaliers sur le territoire congolais pour des ressources congolaises, avec un bloc proche du gouvernement congolais, et un bloc proche des pays frontaliers. Ce qui va plus ou moins marcher, parce que Kabila va quand même résister. Puis à son assassinat, va se poser la question du maintien de cette partie-là de la RDC dans le giron de ces États frontaliers. Il faut donc trouver des explications qui vont paraître les plus légitimes, qui vont brouiller le conflit, c'est-à-dire mettre en avant la question ethnique pour expliquer qu'il existe des ethnies au Congo, au Rwanda et en Ouganda qui sont systématiquement discriminées, systématiquement écartées de l'appareil de l'État, qui sont même tuées, voire cannibalisées... on va pousser ce discours jusqu'à très loin, pour justifier le fait que ces États-là s'intéressent à ce qui se passe chez les voisins et peuvent ainsi intervenir pour protéger les intérêts de ces ethnies. Il faut se rappeler le contexte des années 1990, c'est une décennie qui a vu un très grand génocide, le génocide des Tutsis au Rwanda, et donc forcément sur la scène internationale, l'État rwandais qui proclame défendre l'intérêt de ceux qui ont été victimes, forcément, est légitime dans son intervention dans un pays voisin.
Et entre temps, ce qui s'est passé, c'est qu'on a eu une extrême militarisation du conflit, avec des bandes armées qui massacrent partout. Jusqu'à maintenant, on a eu plus ou moins 6 millions de morts en 30 ans sur cette région. A l'époque des années 1990, il y avait 5 ou 6 bandes armées ; aujourd'hui, on en a plus de 200. Pourquoi ? Dans cette région frontalière, il y a énormément de mines d'or, de coltan, d'étain, etc. Et une partie de ces milices, de ces chefs seigneurs de guerre, vont au Congo parce que c'est plus facile de récupérer les minerais. Ça ne demande pas d'efforts industriels, il ne faut pas forer, il ne faut pas passer par des grandes entreprises, pour pouvoir s'enrichir. Le coltan est récolté de manière artisanale, à la pelle. Donc l'essentiel de l'activité du coltan n'est pas du tout dans les mains de l'État, c'est fait de manière clandestine.

En 2020, on a découvert que le Congo n'était plus le premier producteur du coltan mondial, il venait d'être dépassé de quelques milliers de tonnes de plus. Le Rwanda est devenu, du jour au lendemain, le premier producteur de coltan mondial, en produisant près de 4 000 à 5 000 tonnes par an. Et donc la question est apparue : est-ce que ce n'est pas la contrebande des minerais congolais qui explique cette exploitation-là ? On s'est alors rendu compte que parmi les États internationaux, c'était un secret de polichinelle. Tout le monde savait, en réalité, que le Rwanda était devenu une plaque tournante de minerais récupérés au Congo. Ça va même plus loin. C'est-à-dire qu'en fait, jusqu'à aujourd'hui, il n'y a aucune entreprise du numérique qui peut certifier, vraiment preuve à l'appui, que ces minerais de coltan qu'il y a dans les produits ne proviennent pas de ces zones de guerre. C'est dramatique.

Hamad (Sudfa) : Au Soudan, les divisions créées à l'époque coloniale, ça a créé un État qui est très faible depuis l'indépendance et qui a ouvert grand la porte pour que les puissances impérialistes puissent intervenir dans les affaires soudanaises. Souvent, ça se fait à travers des alliances qui ont pour objectif de soutenir le gouvernement en place afin qu'il puisse faire profiter à d'autres des richesses naturelles du pays. Ou alors, les pays extérieurs poussent des groupes locaux à prendre les armes et créer un conflit armé en leur promettant de contrôler cette région-là un jour, pour pourvoir profiter richesses de cette région-là.

Quand on parle des puissances impérialistes qui interviennent au Soudan et qui créent l'instabilité, on parle des puissances classiques, l'Allemagne, la France et tous les pays occidentaux, qui fabriquent des composants militaires retrouvés dans les armes utilisées par les miliciens des Forces de Soutien Rapides (FSR). Mais dans le cas du Soudan, il y a d'autres puissances impérialistes qui sont beaucoup plus discrètes et silencieuses, mais qui interviennent de manière très brutale. Et notamment les pays du Golfe, qui ont tout un tas d'intérêts au Soudan, que ce soit pour des raisons géopolitiques, économiques ou sécuritaires. Les Emirats Arabes Unis, qui sont le premier soutien financier et fournisseur d'armes des FSR, cherchent à s'accaparer les terres agricoles et le bétail du Soudan car ils manquent de terres arables et veulent garantir leur autonomie alimentaire dans le contexte du réchauffement climatique. Ils profitent également, avec l'Egypte et la Russie, de la contrebande de l'or en provenance des mines d'or contrôlés par les FSR au Darfour. Il y a tous ceux qui vendent des armes à l'armée soudanaise ou aux milices (du matériel russe, chinois, turc, ukrainien), ou encore des mercenaires colombiens qui ont été recrutés par les Emirats Arabes Unis pour combattre parmi les FSR. Toutes ces puissances-là cherchent depuis toujours à imposer leur agenda, contrôler le pays, profiter de ces richesses naturelles et en même temps intervenir dans les affaires soudanaises.
La guerre qui a éclaté en avril 2023 n'est pas une guerre des Soudanais entre eux. C'est une guerre par procuration entre ces différentes puissances. Par exemple, entre l'Egypte et l'Ethiopie, qui sont en conflit autour du barrage de la Renaissance sur le Nil : au lieu de s'affronter directement, chacun soutient l'une des deux armées qui s'affrontent au Soudan.

Jordi (Génération Lumière) : Un autre ressort de la logique impériale de l'extractivisme, c'est, au niveau politique, de bloquer l'appareil de l'État. L'objectif de l'économie extractiviste, c'est que l'essentiel de la richesse dépende d'un seul secteur d'activité. On va donc avoir une forme de militarisation de l'économie. Au Congo, par exemple, les zones où les ressources sont exploitées sont des zones auxquelles même les populations locales ne peuvent pas avoir accès. C'est barricadé, c'est militarisé, ou alors en proie aux conflits armés. Et malheureusement, le danger de l'extractivisme et la logique impériale, c'est qu'elle est très rarement démocratique. Elle finit par se limiter à des logiques d'alliance et de pouvoir. Donc, ce qui se passe avec le Soudan, c'est exactement ce qui se passe au Congo. Plus on a besoin d'un État pour ses ressources uniquement, moins il y aura de démocratie. On le voit notamment avec les pays pétroliers. Et même ici en France, on le voit : plus il y a des projets qui sont liés avec une industrie d'extractivisme, moins il y a de consultations publiques. Plus il y a des manigances, moins il y a de démocratie. Et ces logiques-là sont simplement plus opaques ailleurs, parce qu'il y a une question de racialisation. On explique qu'au fond, ces populations-là, si elles meurent, si elles souffrent, ce n'est pas si grave que ça. C'est cette racialisation qui va permettre de faire beaucoup plus de choses de manière beaucoup plus libérée, et presque sauvage. C'est-à-dire du travail forcé, faire travailler des mineurs, des viols de masse, financer des groupes armés, etc.

Soldats des Forces de Soutien Rapide. Source : The Cradle.

Hamad (Sudfa) : Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de demande de démocratie par les populations locales. En 2018, il y a une mobilisation révolutionnaire qui a éclaté au Soudan. Cette mobilisation a apporté un grand espoir pour les Soudanais, pour mettre fin au régime qui est resté au pouvoir pendant 30 ans. Cette mobilisation a été extraordinaire en termes de revendications et d'organisation. Mais elle a fait face à beaucoup de défis : on a hérité d'un système où l'appareil d'État ne fonctionne plus, d'un système économique très fragile et d'une société divisée et en guerre dans les quatre coins du pays. Même si elle a pu mettre fin au régime d'Omar El-Béchir, la mobilisation n'a pas pu atteindre son objectif de départ, qui était : « Paix, Justice et Liberté ».

Parce que l'ancien dictateur a créé un système militaire qui avait pour objectif de servir les intérêts du régime. Ainsi, l'armée n'est pas indépendante de l'Etat : elle intervient de manière très brutale dans le système politique, dans le système économique, et l'armée contrôle l'ensemble du pays, avec tous ses aspects politiques, économiques etc. Ensuite, c'est une armée qui est composée de plusieurs unités, dont des groupes paramilitaires comme Forces de Soutien Rapide (les FSR). La milice des FSR a été créée à l'époque de la guerre au Darfour en 2003 pour faire le travail que l'armée soudanaise n'a pas envie de faire : le massacre, nettoyage ethnique et le déplacement massif de la population du Darfour. Les FSR ont pu faire ce travail-là avec le soutien de certains pays étrangers, et notamment de l'Union Européenne, à travers le processus de Khartoum. Il s'agit d'un accord qui a été signé en 2014 entre le gouvernement soudanais et l'Union Européenne pour contrôler l'immigration vers l'Europe, à la frontière entre le Soudan et le Libye. Le contrôle de la frontière a été délégué par l'armée soudanaise aux FSR, qui ont pu profiter du soutien technologique et financier de l'Union Européenne. Et c'est une des raisons pour laquelle les FSR ont pu devenir une force ou une puissance militaire bien plus forte que l'armée soudanaise, si bien qu'en 2023 ils se sont retournés contre l'armée pour prendre le pouvoir à sa place. Donc voilà, ça c'est ça c'est une des raisons actuelles de la guerre, qui est une guerre autour du pouvoir, entre deux généraux, qui se battent pour leurs intérêts personnels, mais aussi les intérêts des différents pays qui les soutiennent.

Jordi (Génération Lumière) : Les Etats européens sont aussi impliqués dans le conflit à l'Est du Congo, par le soutien militaire dispensés à l'armée rwandaise. L'État français a des accords de coopération avec l'Etat rwandais, ce qui fait qu'une partie des militaires font leur formation en France.
Aujourd'hui, par rapport à ce qui se passe au Congo, la difficulté de ce conflit, c'est que même la « transition verte » a été repensée pour nous expliquer que cette transition écologique ne doit se penser qu'à travers un progrès numérique. On nous dit que l'extrême numérisation est la seule condition pour connaître une vraie sortie des énergies fossiles. C'est une justification directe d'un élargissement du conflit à l'Est du Congo. Pourquoi je dis ça ? Parce qu'au final, vu que cette demande en minerais est importante, l'argent qui est en jeu est énorme. Donc il faut faire une forme de solution finale, c'est-à-dire trouver une manière de s'installer définitivement sur le territoire qui en possède près de 60 à 80% des réserves. Ça semble logique. Et depuis février 2024, on a des groupes armés, deux essentiellement, qui sont directement financés par l'État rwandais, qui se sont mis à prendre des territoires avec pour objectif de s'installer définitivement et de chasser l'État congolais de toute la région du Kivu.

C'est un conflit qui doit nous interpeller, car en réalité, ce n'est pas possible d'imaginer, au niveau international, un monde qui prônerait la fin des énergies fossiles et une transition écologique, sans que ce qui se passe au Congo soit résolu. C'est pour ça que la situation congolaise est particulière, parce qu'elle démontre vraiment les dégâts de l'extractivisme comme modèle économique et comme modèle géostratégique, mais aussi parce qu'elle nous engage tous. C'est au profit d'un certain marché, d'un certain confort qu'on va essayer de maintenir cette situation. Mais c'est aussi en raison du maintien de cette situation qu'ici aussi, en Europe, on aura du mal à sortir d'un monde, d'un modèle que l'on dénonce de plus en plus. (…)


Ces extraits que nous avons choisi de publier de la discussion discussion croisée sur les conflits actuels au Congo et au Soudan mettent en lumière l'interdépendance de l'économie mondiale avec celle de l'extractivisme, une activité qui repose sur l'exploitation des ressources et des populations. C'est l'héritage d'un ordre colonial et racial qui justifie l'intervention étrangères dans ces zones, ainsi que l'opacité et la violence des actions perpétrées pour maintenir cette économie. Pour nous à Sudfa, il est important de penser les enjeux locaux tout en gardant un regard international qui permet de mettre en lumière les logiques globalisées du capitalisme colonial, ainsi que les voies de solidarités entre les peuples.

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29.09.2025 à 14:42

Comme la paille au vent : l'Europe aux pieds d'argile

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Texte intégral (1988 mots)

« Tu regardais : une pierre se détacha, sans que main d'homme y soit pour rien, et elle frappa la statue, ses pieds de fer et d'argile, et les réduisit en morceaux. Alors furent pulvérisés ensemble le fer, l'argile, le bronze, l'argent et l'or ; ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. Quant à la pierre qui avait frappé la statue, elle devint une grande montagne qui emplit toute la terre. »
(Daniel 2, 34-35, TOB)

Le rêve de Nabuchodonosor

La deuxième année de son règne, Nabuchodonosor eut un songe qui lui ôta le sommeil. Babylone était alors la puissance du monde, une cité entourée de murailles, de temples, de richesses et d'invincibilité. Sur le trône siégeait le plus redouté des rois, craint dans tout le Moyen-Orient. Il avait écrasé Jérusalem, conduit son peuple en exil et bâti un empire qu'il croyait éternel. Mais même le plus puissant des souverains portait l'inquiétude dans son cœur.

Une nuit, il fut terrassé par une image venue de l'intérieur. Dans sa crainte, il fit quelque chose d'inhabituel : il refusa de raconter son rêve à ses sages. Il exigea qu'ils devinent à la fois ce qu'il avait vu et qu'ils en donnent le sens. Non par caprice, mais parce qu'il savait combien il est facile aux hommes du pouvoir de vêtir la vérité de flatteries. Il demanda l'impossible – une preuve de véritable clairvoyance. Mais magiciens, devins et astrologues se révélèrent impuissants. Finalement, ils avouèrent : « Il n'est point d'homme sur la terre qui puisse accomplir cela. Seuls les dieux le peuvent, et ils n'habitent pas parmi les hommes. »

Alors le roi s'emporta, furieux, et ordonna que tous les sages de Babylone fussent mis à mort. Si personne ne pouvait lui donner la réponse, tous devaient périr. Un décret fut promulgué : l'ensemble de l'intelligentsia babylonienne devait être exterminée.

Au milieu du chaos se tient Daniel : jeune et sans statut, étranger juif fait prisonnier de guerre – un lettré parmi les exilés, formé au service de l'empire, mais privé de patrie, de temple et de sécurité. Pourtant, il est le sage en exil qui conserve la vérité et trouve un sens lorsque tout s'effondre. Son cœur n'est pas attaché à la puissance de Babylone, car il sait que la connaissance sans vérité e”st vide ; sa force est le silence, son humilité une paix qui repose en quelque chose de plus grand que lui-même.

Lorsqu'il apprend que la sentence est tombée, il se retire, réunit ses trois amis, et se tourne vers l'intérieur, dans la prière. Et durant la nuit, survient la révélation : ce qui demeurait caché aux savants.

« Toi, ô roi, tu regardais : une grande statue ! Cette statue, immense et d'un éclat extraordinaire, se dressait devant toi, et son aspect était terrible. La tête de la statue était d'or pur, sa poitrine et ses bras d'argent, son ventre et ses cuisses de bronze, ses jambes de fer, ses pieds en partie de fer et en partie d'argile. Tu regardais, lorsqu'une pierre se détacha, sans que main d'homme y soit pour rien ; elle frappa la statue, ses pieds de fer et d'argile, et les réduisit en morceaux. Alors furent pulvérisés ensemble le fer, l'argile, le bronze, l'argent et l'or ; ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. Quant à la pierre qui avait frappé la statue, elle devint une grande montagne qui emplit toute la terre. »
(Daniel 2, 31-35, TOB)

L'Europe, une Babylone sans Daniel

Dans le songe de Nabuchodonosor, nous voyons un colosse qui paraît invincible : or, argent, bronze, fer – mais avec des pieds d'argile. Il semble puissant, mais il repose sur un fondement fragile. Ainsi en est-il de l'Europe aujourd'hui. Nos institutions et nos économies sont impressionnantes, mais en dessous se trouvent la fragmentation, la vulnérabilité, un manque de force unificatrice.

Or, le rôle de Daniel est précisément de montrer au-delà des récits du pouvoir. Il apporte une histoire qui n'est pas taillée par les outils anciens, une pierre « non taillée par la main de l'homme » – quelque chose qui donne but et sens lorsque tout le reste se révèle poussière au vent.

Un grand récit (grand narrative) est une histoire cohérente qui donne une direction : d'où venons-nous ? Où allons-nous ? Quel est notre but commun ? Le christianisme répondait par le salut, le marxisme par la libération de l'oppression de classe, le nationalisme par le peuple et la patrie. Ces récits mobilisaient parce qu'ils donnaient à la fois une identité et un but.

Aujourd'hui, l'Europe se tient comme le colosse de Nabuchodonosor : une statue splendide, mais aux pieds d'argile. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les experts ou les chiffres – mais un récit qui nous porte, qui nous rassemble, et qui montre que nous sommes plus que l'homo economicus, plus que l'homme du confort, plus que de simples consommateurs.

Le malaise dans le capitalisme libéral : Fragments sans mythe, liberté sans horizon

Dans le capitalisme libéral, il n'existe plus de grand récit qui nous relie. À la place, nous recevons de petits récits : Le récit du consommateur : « Tu es libre de choisir ce que tu veux acheter. Ta vie est la somme des choix du marché. » Le récit de l'auto-optimisation : « Travaille sur toi-même, deviens plus sain, plus heureux, plus efficace. » Le récit de la carrière : « Construis ton CV, grimpe dans la hiérarchie, accumule statut et salaire. » Le récit des loisirs : « Voyage, découvre, profite, accumule des souvenirs. »

Ces récits offrent une satisfaction immédiate, mais aucune histoire. Le résultat est la fragmentation et l'errance : nous partageons le marché, mais pas un destin.

Voilà le malaise du capitalisme libéral : nous avons la sécurité et la liberté, mais aucun horizon. Et politiquement, c'est dangereux. Quand la gauche n'offre que des ajustements mineurs – un peu plus d'impôts, un peu plus de protection sociale – elle apparaît aussi anémique que le centre. La droite populiste, en revanche, propose un grand récit : « nous allons restaurer la nation », « nous allons reprendre le contrôle ». Elle donne du sens, non parce que les gens partagent forcément ses valeurs, mais parce qu'ils aspirent à une histoire dans laquelle vivre.

La double mort de la gauche

Ainsi, la gauche a subi une double mort : d'abord comme communisme totalitaire à l'Est ; puis à nouveau comme social-démocratie modérée à l'Ouest, progressivement absorbée par le centre et par les partis conservateurs qui reprirent eux-mêmes certains éléments de l'État-providence, de la tolérance et des thèmes de gauche. Ce qu'il en reste, c'est une politique édulcorée, privée de sa force propre.

Autrefois, la politique était structurée par un axe clair – gauche contre droite, social-démocratie contre conservatisme. Aujourd'hui, cet axe s'est dissous. Nous faisons face à un nouveau conflit : d'un côté un centre technocratique qui administre sans vision ; de l'autre des forces populistes qui monopolisent la passion et le récit.

Le sommeil troublé de l'Europe

Nabuchodonosor dort mal. L'inquiétude du roi se change en fureur, car aucun de ses sages ne peut lui donner ce qu'il désire vraiment : un récit qui rassemble tout, qui donne un sens au chaos. Les magiciens et les astrologues livrent des données, des tableaux, des calculs – mais tout cela n'est qu'un langage vide lorsque le sens manque. Ainsi en est-il de l'Europe aujourd'hui. Nous avons nos technocrates, nos experts, nos administrateurs post-politiques. Ils livrent des faits et des prévisions, ajustent les budgets, conçoivent des coalitions de plus en plus complexes. Mais ils ne peuvent apaiser l'inquiétude plus profonde. Car ce qui manque, ce ne sont pas des chiffres ou des solutions techniques, mais un récit qui pointe au-delà du marché et de l'administration.

Or, dans ce vide, c'est la droite qui a capté le récit – non pas comme un projet pour une Europe plus forte, mais comme un axe dangereux et anti-européen. Poutine soutient Le Pen en France, Salvini en Italie, le séparatisme en Catalogne, et il a applaudi le Brexit. Ces forces se drapent dans le langage de la « nation » et de la « liberté », mais leur résultat donne à l'Europe des pieds d'argile.

Le dernier homme

Le résultat, ce sont des pieds d'argile. L'économie peut sembler solide, mais les coalitions sont fragiles, les guerres culturelles de plus en plus toxiques, et les identités fragmentées. Nous obtenons la sécurité et la prospérité, mais le prix en est le vide. Freud l'appelait le malaise dans la civilisation : un système qui nous donne tout ce dont nous avons besoin, mais rien pour lequel vivre. Nietzsche voyait la même chose dans son image du « dernier homme » : des êtres confortables mais vides, sans passion ni vision, qui clignent de l'œil et disent : « Nous avons inventé le bonheur. » Le pain et les jeux n'ont jamais été aussi vrais : de l'extérieur, il peut sembler que les gens se contentent d'un salaire et de Netflix, et au-delà, d'aucune vision.

« Tu es libre tant que tu consommes. » Telle fut la nouvelle illusion, construite par des économistes comme Hayek et Friedman, diffusée par les médias et la publicité, consolidée par la dissolution académique des grands récits. Dans l'ombre de la guerre froide et après la chute de l'Union soviétique, le capitalisme s'imposa comme la dernière et unique vision de l'histoire. L'anthropologie classique – zoon politikon, l'être communautaire doté de dignité et de sens – fut déclarée obsolète, voire dangereuse, car elle pouvait nourrir une résistance collective. Nous fûmes ainsi réduits à l'homo economicus : des petits animaux du confort, maniables et prévisibles. La brutalité fut totale : le récit collectif qui nous portait nous fut retiré, et nous restâmes avec un mensonge fragmenté – la liberté réduite à la consommation, l'homme réduit au « dernier homme » de Nietzsche. Au milieu de la sécurité, beaucoup doivent périr… mais sans main humaine, il sera brisé.

Comme la pierre contre le colosse

Mais vous, vides et glacés, gardiens du colosse – vous sans récit, sans rêves. Vous vous êtes trompés. Nous sommes la pierre qu'aucune main humaine n'a taillée. La pierre qui renverse le colosse et s'élève en montagne lorsqu'il tombe. Comme le songe de Daniel dans la nuit : ce que vous avez méprisé, tenu pour insignifiant et faible, grandira en montagne et balaiera la splendeur de l'empire comme la paille au vent.

« Ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. »
(Daniel 2, 35, TOB)/

Sara Tetzchner

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29.09.2025 à 12:48

Entretien avec un médecin urgentiste français de retour de Gaza

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« Leurs résistances, c'est de continuer de vivre »

- 29 septembre / , ,
Texte intégral (5776 mots)

Alors que le gouvernement israélien continue d'interdire l'accès des journalistes étrangers à la bande de Gaza et qu'il cible les rares journalistes locaux encore sur place, nos confrères de La Grappe ont rencontré et se sont entretenus avec un médecin urgentiste français volontaire afin qu'il raconte ce qu'il y a vu et vécu à l'occasion des quatre missions qu'il a effectué là-bas.

Bonjour, merci de témoigner pour nous. Tout d'abord, est-ce que tu peux te présenter brièvement ?
Bonjour, je suis médecin urgentiste depuis longtemps. J'ai 75 ans. J'ai commencé mes études à l'École de Santé des Armées à Lyon, parce que j'étais fasciné à l'époque (rires) par les nageurs de combat. J'étais spécialisé dans la médecine subaquatique, donc j'ai accompagné des gens comme ça pour suivre leur santé, pour les sortir quand il y avait besoin, les foutre en caisson hyperbare, enfin bref, faire un travail technique. Très vite, j'ai compris que ce n'était pas exactement ma tasse de thé. Ensuite, j'ai effectué toute une carrière de médecin. J'ai rencontré les Palestiniens, en 82, 83, dans un camp palestinien à Beyrouth qui était le camp de Tel al-Zaatar. On parle plus souvent de Sabra et Chatila, mais Tel al-Zaatar et la Quarantaine, c'étaient aussi des camps. Pour le premier, il regroupait des Palestiniens, pour le second, des chrétiens libanais. Dans les deux cas, ils se sont fait zigouiller de la même manière. Moi à cette époque-là, j'ai rencontré un médecin canadien, qui est devenu, plus tard, responsable des opérations pour la Croix-Rouge Internationale. C'était un jeune chirurgien à l'époque, qui m'a appris beaucoup de choses et on a travaillé dans les camps quelques semaines. C'est là où j'ai découvert, concrètement, sur le terrain en tout cas, les Palestiniens. Voilà, donc, c'est resté quelque chose de permanent, d'important dans ma vie. J'ai eu de nombreux contacts avec beaucoup d'entre eux. J'étais abonné à la Revue d'Études Palestiniennes, qui n'existe plus. Cette revue trimestrielle qui paraissait en France, était passionnante et riche d'interviews, riche de documents, riche de beaucoup de choses. Daniel Bensaïd en était le directeur avec une quinzaine d'auteurs à chaque numéro. Cela doit se trouver peut-être encore dans les librairies d'occasion. Je suis médecin urgentiste. Urgentiste, ça veut dire « bon à tout faire », surtout aujourd'hui... Mais enfin, c'est une autre histoire et un autre débat. J'ai pris ma retraite. Je suis arrivé à Bordeaux et puis en fait, j'ai retravaillé un an avec le COVID, parce qu'ils m'ont appelé pour travailler. Comme un con, j'ai dit oui. Je partais déjà depuis longtemps sur des missions hors de mes temps de travail. Je continue à le faire. Je vais sur les bateaux en Méditerranée avec des ONG comme Sea-Watch et Open Arms. J'y vais quand je peux, quand je suis dispo, je tiens l'infirmerie et puis voilà. Bon ça, c'est une chose. Il y a eu l'épisode ukrainien aussi en 2022 où je suis parti faire un petit tour là-bas, avec un médecin ukrainien, qui m'avait appelé en me disant « je pars, tu viens ? » On se connaissait, on est partis comme ça, à une dizaine, à nos frais, sans ONG, sans rien, en se démerdant, en payant de notre poche. Enfin bref, on est restés un mois et demi, on est rentrés. Et puis, quand le conflit du 7 octobre a démarré, Israël s'est comporté d'une manière très très dure dès le début. Direct, la question s'est posée de savoir si on avait accès ou pas, si on pouvait partir ou pas, si les ONG étaient acceptées ou non, et elles ne l'étaient pas. Elles ne sont toujours pas acceptées sauf au compte-gouttes, on va dire. Là, récemment, vous avez dû voir, ils ont largué 20 tonnes de bouffe, enfin ça n'a aucun sens. Ce ne sont pas 20 tonnes qu'il faut, ce sont 20 000. Je n'ai pas les chiffres, mais c'est totalement insuffisant. Ils laissent rentrer quelques camions. Moi, j'ai fait 4 séjours là-bas, très courts à chaque fois. Le plus long a duré un mois et le plus court a duré 15 jours parce qu'on nous a foutu dehors et parce que c'est épuisant, totalement épuisant, physiquement et mentalement, je dirais. Pour rentrer, il faut des recommandations, il faut des autorisations, il y a un tout un chemin à suivre, ça prend du temps. Ça prend de la relation, sur place même des fois, ça prend du fric parce qu'on rentre par Rafah qui est la porte Sud de Gaza avec l'Egypte. Les militaires sur place sont comme tous les militaires du monde, c'est-à-dire qu'il y a les ordres et après, il y a les arrangements possibles, quelques fois à nos risques et périls, je dirais, car une fois qu'on est rentré, personne ne s'occupera de nous. Donc, voilà, j'y suis allé à 4 reprises avec une équipe à chaque fois d'environ entre 10 et 15 personnes, soit des infirmières, infirmiers tous bénévoles, tous volontaires. Non, pas tous bénévoles, certains étaient payés, enfin peu importe, en tous cas tous volontaires. Des orthopédistes, des réanimateurs, des médecins généralistes, des urgentistes, ce genre de métiers. On ne va pas chercher les ophtalmos quoi, ça, c'est pour plus tard (rires). Voilà alors le travail sur place...
Avant de parler du travail sur place, est-ce que tu peux revenir un peu sur le protocole en place, une fois que tu rentres en territoire palestinien ?
Alors, une fois que tu rentres en territoire palestinien, il faut signaler ta présence aux militaires qui sont sur place, ta position GPS. On a des téléphones satellitaires, on est en contact avec eux, tous les jours, tout le temps ; eux, ils appellent, nous, on appelle, surtout si on se déplace...
Militaires israéliens ?
Bah, il n'y a qu'eux, bien sûr. On est invité, à chaque fois, à travailler avec un hôpital. À Rafah, c'est l'hôpital Nasser qui est à Khan Younès, qui est un petit peu au-dessus, à quelques kilomètres. Aujourd'hui, il n'est plus tellement opérationnel. On y travaille encore, mais il ne reste pas grand-chose. Il y a encore quelques salles qui fonctionnent, mais... enfin, on y reviendra peut-être après. Donc on va travailler dans un cadre hospitalier dégradé, on va dire, entourés de militaires, avec une escorte militaire aussi très souvent, à la fois pour qu'ils contrôlent nos déplacements et pour nous protéger aussi, que le ciel nous tombe pas sur la tête. Voilà en gros. Nos équipes sont occidentales. Aussitôt, sur place, on travaille avec les équipes locales, des ONG qui sont tenues par des Palestiniens, parce que lorsque l'on parle de MSF à Gaza aujourd'hui, ce sont les Palestiniens. Idem pour les correspondants de presse, dont on a parlé récemment parce qu'ils crèvent la dalle, ce sont des correspondants Palestiniens, ce n'est pas gens qui viennent de Reuters où je ne sais où... Enfin, à chaque fois, on fait avec eux et c'est bien. On a ce qu'on appelle un « fixeur » aussi, c'est-à-dire quelqu'un qui nous emmène là où on doit aller, qui nous dit là, c'est bon, là ce n'est pas bon, etc., qui connaît par cœur le terrain et qui a un réseau de relations suffisant pour nous permettre de bouger sans s'exposer trop.
Par exemple, vous dormez où et comment ?
Les deux premiers séjours, on dormait dans des locaux qui avaient été préservés, donc on pouvait dormir à peu près correctement, enfin bon, ce n'était pas un gros souci. Le dernier séjour, on a dormi sous tente, comme presque tout le monde, près de la mer, donc sur des structures mobiles légères. Idem pour l'hôpital, on se trimballe avec du matériel sous tente, donc c'est très sommaire. Pour ce qui est de dormir, on s'en fout, pour ce qui est de travailler, c'est ennuyeux.
Justement, est-ce que tu peux raconter un peu plus vos conditions d'intervention et de travail ?
Les conditions d'interventions sont très variables selon le nombre. Quand on a quelques patients, quelques personnes, quelques blessés qui arrivent, on peut relativement bien les prendre en charge avec ce qu'on a, on se démerde, ça va assez bien. Le problème, c'est quand on en reçoit trente en une demi-heure, là, on a un énorme problème, c'est-à-dire qu'on n'est pas équipés. À Paris, dans les urgences, s'il y a trente blessés d'un coup, c'est arrivé lors des attentats en 2015, on a réparti dans les hôpitaux, il y a un système de SAMU et tout ce qu'il faut pour prendre en charge les gens. Là, il n'y a pas ça, il faut les prendre nous-mêmes, on est une équipe d'une dizaine pour trente patients. Même en y mettant la meilleure volonté du monde, on n'y arrive pas, donc on fait le « tri », c'est-à-dire, on « privilégie » en quelque sorte, ceux qui ont la meilleure chance de survivre. Tous n'ont pas la « même chance », entre guillemets. C'est prendre ceux pour lesquels on pense qu'on va régler leurs problèmes, enfin régler leurs problèmes, leur survie provisoire, on va dire, quand ils sont blessés gravement hein. Quand c'est une foulure, un petit doigt, on a rien à foutre. On prend que les blessés lourds, donc des gens qui ont des hémorragies internes, des gens qu'ont des fractures lourdes, ouvertes, enfin des tas de choses de ce type-là. Et ça, c'est un peu compliqué, parce qu'on n'est pas du tout équipés pour travailler comme ça. Donc ça veut dire que dans l'hôpital Nasser par exemple, aujourd'hui encore, il faut imaginer qu'il y a encore des gens par terre sur les tables, sous les tables, que ça pue, qu'il y a de la merde partout, qu'il y a du sang partout, c'est difficile à décrire et à imaginer, mais, que les familles qui viennent voir leurs proches hurlent en permanence souvent, parce qu'elles ont peur, parce qu'elles sont effrayées. Et nous, on est là-dedans, à essayer de faire ce qu'on peut, de faire au mieux. Donc, ça veut dire des opérations qui sont des fois lourdes et dans des conditions d'hygiène qui ne correspondent pas aux protocoles habituels, ça, c'est évident. Mais ça marche quand même, enfin ça marche, oui, si on peut dire. Les conditions sont actuellement très très dégradées. Il y a quelques endroits où y a des blocs d'urgence en tente qui ne sont pas trop mal équipés, mais avec des réserves de produits pour une semaine, pas plus. Ce n'est pas renouvelé. S'il n'y a rien qui rentre, faut stopper quoi, faut arrêter. Parce que des opérations sans morphine, c'est compliqué. Donc tout est comme ça. Tout est vraiment très dégradé. Le problème aussi pour ces choses-là, c'est qu'on n'est pas seuls. Il y a les soldats israéliens souvent qui ne sont pas très loin. Ils ne sont pas toujours hostiles, mais ils ne sont pas toujours très arrangeants. Ce qui veut dire qu'ils interviennent n'importe quand, n'importe comment, sans prévenir.
Dans les hôpitaux ?
Bien sûr, ils chopent des mecs, ils font n'importe quoi. Depuis le début, l'hôpital comme lieu sacralisé, ça n'existe pas, enfin ça n'existe plus. Les hôpitaux, les lieux de culte, tout ça. Cela a été aussi au début, et même maintenant encore, des lieux ciblés parce qu'ils ont prétendu que c'étaient des lieux dans lesquels se réfugiaient des gens du Hamas. Bon, personnellement des gens du Hamas, j'ai dû en croiser, je n'en sais rien, parce qu'ils ne mettent pas « Hamas » dessus. Et puis pour ce qui est des tunnels ou des réserves sous les hôpitaux, moi personnellement, je n'ai rien vu. Alors on ne m'a pas invité à aller voir s'il y en avait hein, mais je n'ai réellement rien vu. Parce qu'on ne me fera pas croire que s'il y en avait, ça ne se verrait pas un minimum quoi. Par contre j'ai vu des hordes de soldats israéliens rentrer, qui foutaient un bordel total dans l'hôpital, cassaient tout, rentraient n'importe où pour mettre le bordel et repartir, pour chercher des mecs et ne pas en trouver ou en trouver. Sans compter les combats rapprochés tout près de l'hôpital. Quand on dit tout près, c'est la rue d'en face hein. Où ça tire plein pot. Alors, ces moments-là sont difficiles, parce qu'il faut se planquer quoi, faut attendre que ça passe.
Je me permets de t'interrompre, parce que nous, dans ce qu'on voit depuis ici, on a l'impression qu'il n'y a qu'une offensive d'Israël, qu'il n'y a pas de combats. Et quand on dit combats, c'est bien qu'il y a deux camps qui réellement s'affrontent ?
On est bien d'accord, merci, parce que s'il n'y avait pas de combat, Israël depuis longtemps aurait envahit Gaza totalement, maîtriserait Gaza. Or, les combattants du Hamas se battent toujours et recrutent toujours. Ils ont eu des pertes énormes, je pense, que je ne sais pas chiffrer, mais ils continuent de se battre, oui bien sûr. Ça veut dire qu'ils ont une logistique, qu'ils ont un équipement, qu'ils ont des hommes, qu'ils ont de quoi bouffer, qu'ils ont de quoi se planquer, qu'ils ont des munitions. Donc on raconte beaucoup de choses, mais la réalité elle est là, il y a toujours des batailles. Et des batailles terribles, c'est-à-dire qu'ils ne se battent pas avec un lance-pierre. Ce sont des rocket anti-chars, des missiles, des trucs relativement sophistiqués pour une armée qui est donnée comme très en deçà de ce qu'est l'armée israélienne. Les bombardements aussi continuent. Alors les bombardements, c'est très ambivalent. Normalement, les Israéliens disent prévenir. Ce qui est vrai. Souvent, ils préviennent. Sauf que les gens n'ont pas forcément le temps ni l'endroit pour aller se planquer. Après ils disent qu'à tel endroit – ils donnent les coordonnées – et faut se tirer quoi. Ce qui fait que les populations déménagent depuis deux ans, je ne sais pas, dix fois. Donc les conditions sur place sont vraiment difficiles. On ne se lave pas. On mange peu. On dort par petites séquences. Moi, j'ai adopté le système des marins. C'est-à-dire que je dors vingt minutes, puis je travaille. Quand je peux plus j'arrête. Je dors vingt minutes. Et 24h/24h quoi. Donc je tiens quinze jours/trois semaines, après je peux plus. Bon, voilà, c'est des conditions quand même particulières. Les Palestiniens du personnel médical, il en reste encore. Au tout début, il y en a qui se barraient dès qu'ils pouvaient. Aujourd'hui pour se barrer de Gaza, c'est possible, faut juste sortir dix, quinze mille euros. Alors, il n'y en a pas beaucoup qui ont ces sous, surtout aujourd'hui, au bout de 21 mois de guerre. Il y a eu quelques évacuations médicales, mais très très peu. C'est un chaos vraiment énorme.
Tu parlais du personnel médical. Est-ce que tu peux parler un peu plus de l'état d'esprit des Gazaouis ?
Les Gazaouis, moi, de ce que je vois, ce sont des gens très résignés, qui n'ont plus un poil d'espoir sur quoi que ce soit, et qui en même temps s'accrochent à leur pays, à leur terre, à leur endroit. C'est chez eux, ils veulent y rester. La plupart veulent rester. Enfin le peu avec lequel j'ai pu discuter. Parce que moi, je ne parle pas un mot d'arabe. Je parle un peu anglais et on a un traducteur, enfin, on se démerde et on arrive à discuter. Beaucoup veulent rester, reconstruire, et sont prêts à reconstruire d'ailleurs. Enfin, il faut s'imaginer quand même que tous les Gazaouis connaissent quelqu'un qui a perdu quelqu'un. Si on considère qu'il y a eu 100 000 morts et 500 000 blessés sur 2 300 000 – ce sont à peu près les chiffres qu'on peut donner, je crois – c'est énorme comme proportion. Moi, je n'ai jamais connu ça ailleurs quoi. Imaginez ça en France, ce serait vingt millions de Français qui seraient zigouillés. C'est affolant. Tous sont très marqués, très choqués. Ce sont des gens qui ont tous subi des traumatismes lourds qu'il faudrait ou qu'il faudra traiter. Ce que nous, on ne fait pas. Alors il y a des psycho gazaouis, il y en a. Mais pour l'instant l'urgence, c'est de bouffer, donc c'est compliqué. Mais ils ont une force assez incroyable.
Tu as parlé du fait que le Hamas continuait à avoir des armes. Je me demandais quelles étaient les résistances du peuple palestinien, dans un sens large : tout ce qui leur permet de résister, ralentir l'offensive, contrer les plans israéliens, même au niveau de la partie civile ?
Militairement, quand Israël se met à pousser fort, il n'y a aucune chance. Parce que devant des chars ou l'aviation qui pilonne, il n'y a aucun moyen de résister. Il faut se planquer, il faut se tirer. Mais ce qu'il faut comprendre aussi, c'est que les Gazaouis sont dans une zone fermée depuis 11 ans ou 12 ans. On ne rentre pas, on ne sort pas, ou très très difficilement, en dehors des ONG. Donc ils sont habitués, si on peut dire, à survivre avec très très peu et à considérer qu'Israël est totalement l'agresseur. Je ne vois aucun moyen de faire une paix avec un peuple gazaouis qui a été agressé de manière terrible, même si le Hamas le 7 octobre a fait un acte terroriste, en tous cas un acte de guerre puissant et très surprenant qui a choqué les Israéliens, mais ça n'a rien à voir. Ce qu'ils subissent en Israël n'a rien à voir avec ce que subissent les gens à Gaza. Entre eux, ils sont très très solidaires. Quand ils ont un problème quelconque, c'est la collectivité qui le traite, pas un individu, jamais. Aussi bien dans les deuils qu'ils subissent, parce qu'il y en a encore tous les jours. Ils continuent quand même à faire des cérémonies de deuil. Ce qui, en temps de guerre, est quand même très compliqué. De trouver les ressources pour une cérémonie minimale pour honorer tel autre ou tel autre, ça suppose quand même pas mal de ressources, mentales, j'entends. Ils s'aident aussi assez bien pour la bouffe. Bon il y a des dérapages, bien sûr, que la presse évidemment relaie en se focalisant uniquement dessus. Quand les distributions alimentaires ont été faites par la pseudo ONG américaine, les morts qu'il y a, à chaque fois, ce ne sont pas le fait de Palestiniens qui se taperaient dessus, il y a des échauffourées parfois, mais ce sont les Israéliens qui tirent dans le tas. Parce qu'ils se laissent déborder, parce qu'ils ne savent pas organiser ça, ils ne sont pas assez nombreux, pour plein de raisons. Les ONG le savent très bien et hurlent depuis le début. Ça, pour être solidaires, ils le sont tous. Les ruines, pour l'instant, ils ne peuvent rien en faire, ils n'ont pas les moyens. Tout est détruit ou presque. Par contre, effectivement, c'est une chose intéressante, ils continuent à faire des enfants. Alors ça, il y a le hasard peut être aussi, bien sûr, mais il y a des femmes qui accouchent encore aujourd'hui à Gaza. C'est un grand mystère quand même, enfin, ça pourrait l'être vu d'ici parce que... Voilà, ce sont des conditions… Comme les femmes accouchaient ici chez nous il y a un siècle et demi quoi, dans les champs et puis elles travaillent dès le lendemain… Bah, c'est pareil. Quand on les voit nous, on essaie de les aider quoi, mais elles partent dès le lendemain, il n'y a pas de place, on ne peut pas les garder. Il y a de la mortalité infantile évidemment et il y a des mères qui meurent en accouchant aussi, bien sûr. Ce qu'on oublie par chez nous, parce que chez nous, l'accouchement est devenu une chose banale, et c'est tant mieux, enfin banale dans le sens « survie ». (Bien que l'on est le pays d'Europe avec le plus mauvais chiffre de mortalité infantile. C'est stupéfiant, mais c'est comme ça, c'est un indice que l'hôpital n'est pas tout à fait au niveau. Mais bon. C'est quand même très très peu.) Alors en situation de guerre évidemment… Et surtout, en ce moment… La bouffe, les biberons, le lait maternisé tout ça… il n'y en a pas, ou alors très peu, très très peu. Comme les mères elles même sont très mal nourries, le lait maternel est très pauvre et insuffisant pour faire grandir les nourrissons. Elles les allaitent, mais avec quoi, avec un lait qui est nul quoi. Donc, pour te répondre, des résistances, je ne sais pas. Leurs résistances, c'est de continuer de vivre hein, avec toutes les difficultés.
Quand tu dis qu'ils sont résignés, si tu as réussi à cerner ça, du coup qu'est-ce qu'ils pensent de la communauté internationale, des pays arabes, de l'Occident, même de la Palestine, c'est quoi leur rapport au reste du monde ?
Ils ont des contacts avec leurs cousins de Cisjordanie, c'est évident. La Cisjordanie qui est en train de s'effondrer totalement, parce que les Israéliens aussi pilonnent d'une manière ou d'une autre. Pas directement, enfin des fois, mais ils foutent des implantations partout... Quand on voit la carte de la Cisjordanie... Un État palestinien là-dedans, je ne sais pas bien, il faudrait raser toutes les colonies, je ne sais pas combien il y en a, mais c'est monstrueux. Et ça les Gazaouis le savent. Donc ils n'ont pas d'espoir de faire un État palestinien rapidement. C'est pour cela que la reconnaissance éventuelle de la France, dont on fait grand cas, c'est intéressant pour les instances de l'ONU, mais sur le terrain, rien, que dalle. Et je pense que les Palestiniens ont compris que les pays arabes se foutaient de leur gueule depuis le début, je veux dire, ils n'ont pas bougé d'un poil. Et même si récemment il y a eu quelques parachutages de bouffe par je ne sais plus qui... Les Émirats Arabes Unis, je sais plus qui encore, c'est symbolique. Les pays arabes : la Jordanie ne bouge pas, l'Egypte, c'est un régime absolu, ils ont 1 million de Palestiniens chez eux, l'Iran, c'est pareil. Ils n'en veulent pas un de plus. Parce que ça serait le rêve d'Israël ça, que tous les Palestiniens quittent Gaza, et aillent s'installer aux Émirats ou en Egypte. Et ils savent ça les Gazaouis. Je ne crois pas qu'ils aient beaucoup d'illusions. À part l'utopie, celle des militants, l'objectif à atteindre. L'utopie, c'est loin, mais c'est ça. Mais ils sont quand même très désespérés parce qu'ils vivent le deuil très très souvent. Je ne sais pas si je vous en ai parlé, parce que moi ça m'a beaucoup touché. Il y avait deux médecins à Gaza qui avaient 10 gosses. La femme était pédiatre et lui médecin généraliste. La femme était à l'hôpital et lui retournait voir les gosses. Et ils se sont fait bombarder. Le mari, grièvement blessé, est mort quelques jours après, et 9 enfants sont morts d'un coup. Il n'en reste qu'un seul. Et ça, c'est très courant. Alors toutes les familles n'ont pas 10 enfants, mais ils ont quand même souvent des familles nombreuses. Les 9 enfants, je les ai vus arriver en ambulance. Mais j'ai vu des morceaux d'enfants arriver, je n'ai pas vu des enfants arriver. Il y en avait 6 en morceaux, brûlés, enfin bref. Et ça, ils vivent ça tout le temps. Parce que les bombardements, ça casse tout, donc si vous êtes dessous on ne vous retrouve pas. Il y a comme ça des gens qui sont encore sous les ruines, qu'on retrouvera peut-être un jour, qui sont des disparus. Et ceux qui sont tapés, ben, c'est des écrasements. Donc un membre écrasé trop longtemps, il faut couper parce qu'il y a un risque de gangrène. C'est très dur.
Durant ta carrière, tu es allé à différents endroits où il y avait des conflits. Sans parler de comparaison, j'ai l'impression que tu n'as pas forcément connu des situations similaires à celle-ci. Je pense à la famine qui est organisée et généralisée en ce moment à Gaza.
Effectivement, c'est très simple, là il y a des enfants qui pèsent 10-12 kilos alors qu'ils ont 14 ou 15 ans. Ils se sont développés normalement pendant des années et là, ils perdent du poids jour après jour. On a des images qui correspondent exactement aux images des livres d'histoire sur Dachau et les camps de concentration. On ne peut pas s'empêcher de penser à ce raccourci qui est ignoble entre des Israéliens qui viennent tous de familles qui ont été exécutées par les nazis, même si là, il s'agit de la deuxième ou troisième génération, c'est l'histoire commune de ceux qui viennent d'Israël quand même, et donc de penser que les militaires et le gouvernement d'Israël organisent une famine, c'est ignoble. Là, on se trouve vraiment avec des enfants qui sont très fins, ils ne mangent rien de rien, ils ont peut-être un repas par jour, il leur faudrait 1000 ou 2000 calories, ils en ont 200… Il suffirait que les camions rentrent avec la bouffe.
C'est ce que tu disais tout à l'heure, il y a 7 000 camions pleins qui attendent un peu partout pour rentrer.
Oui et il a aussi eu le bateau avec Greta, qui était symbolique, mais qui apportait de l'aide humanitaire aussi. Parait-il qu'ils ont ouvert légèrement un couloir d'aide, mais c'est largement insuffisant. Vraiment la famine, c'est terrible. C'est une arme de guerre ignoble, interdite par les conventions internationales et Israël s'assoit dessus depuis belle lurette. C'est ce qui me frappe réellement. Qu'un État décrit comme démocratique, moderne, dont on dit que c'est un État qui a des intérêts culturels, des chercheurs, qui pourraient être respectables, perd complètement pied en balayant toutes les lois internationales et pas seulement. Cet État se sent tout-puissant comme si c'était Dieu finalement. Nétanyahou l'invoque en permanence dans ses discours avec des morceaux de la Bible bien choisis qui l'arrangent. J'ai entendu récemment que des militaires israéliens se suicidaient. Des jeunes, car ils sont très jeunes, ils ont 25, 28 ans. Il y aurait eu une centaine de suicides. Les gens rentrent tellement choqués ou traumatisés de ce qu'ils ont fait ou de ce qu'ils ont vu faire, qu'ils se tuent. Et ça, clairement, c'est un signe de plus que ça ne va pas du tout. Une armée dont les gens se suicident, c'est que le niveau d'horreur est absolu.
On parlait des conventions internationales. Au vu de ton parcours, j'imagine que tu pensais que la communauté internationale allait trouver des solutions, résoudre des problèmes ? Et globalement, on voit depuis des années que les grandes puissances ne respectent pas leurs engagements qu'elles ont pourtant écrits et signés. Qu'est-ce que cela t'inspire en tant qu'humanitaire ?
À titre personnel, ça m'inspire que c'est un échec de toute ma vie. Et c'est pour cela que je continue d'y retourner. Parce qu'à 75 ans, je devrais rentrer chez moi. C'est ce que me disent mes filles, mes proches et tout le monde, mais moi, je considère que je dois continuer. Maintenant, ça m'inspire aussi que c'est le bordel, mais complètement. Depuis bien longtemps, la situation nous échappe. La notion de progrès a été abandonnée depuis un moment, on s'est aussi planté sur le climat, qui va nous faire du mal à nous, mais à nos descendants encore plus. Et donc, des générations entières dont je fais partie, nous nous sommes trompés. En 1968, j'avais 18 ans et on avait des utopies pour reprendre le terme, alors qu'aujourd'hui, c'est plutôt la dystopie qui domine. On croyait en beaucoup de choses qui étaient probablement inatteignables, mais on y croyait et cela faisait un chemin à suivre pour essayer d'avancer. Je fais mon quart d'heure vieux con, mais tant pis. À l'époque, on a travaillé et on a cru que sur le plan social, on allait pouvoir développer un tas de choses et il y en a eu quand même un peu. Depuis, tout a été bouffé. Je parle de la situation actuelle avec mes amis de l'époque, investis chacun dans des luttes à leur manière et nous sommes assez effondrés, il faut le dire. Parce qu'on voit bien que ça a pris le chemin inverse de ce qu'on espérait, même s'il y a ici et là des choses intéressantes, notamment avec des jeunes gens qui font des super choses de manières plus décentralisées et sans grandes organisations. Je pense que c'est là-dessus qu'il faut s'appuyer pour aller chercher de nouvelles choses.
Qu'est-ce que tu penses des mobilisations sur le territoire français de type manifestations, dénonciations, actions, etc. Est-ce que ça te donne de l'espoir ?
Oui bien sûr ! Mais que cela soit pour la Palestine ou pour les retraites ou autres. Pendant les GJ, j'ai passé du temps avec eux. Pour toutes ces mobilisations, cela montre que malgré le fait que des gens ne soient pas d'accord, on peut se compter un peu quand même et qu'on n'est pas seul. Il y a des groupes, des gens qui font des choses et c'est bien, mais sur le plan du changement réel, c'est plus compliqué. Macron, on a beau lui dire qu'on ne veut pas, il s'en fout. Il comprend très bien, mais il a choisi de s'en foutre. Lui et d'autres, bien sûr.
Et sur la mobilisation pour la Palestine en particulier ?
Eh bien, je trouve que c'est très faible. Il n'y a malheureusement pas grand-chose, quelques manifs. À Bordeaux, je sais qu'il y a le Comité Action Palestine qui fait des manifs tous les samedis, mais on est très peu à y aller, moi-même, je n'y vais plus. On doit être 30, 40, 50 dans la rue, c'est vraiment peu. C'est dur de pousser l'opinion à se mobiliser, mais globalement, les gens n'en ont rien à foutre. Ça marche un peu avec des gros titres de journaux avec des photos bien dégueulasses, parce que je ne suis pas sûr que cela soit une bonne chose d'utiliser ce genre de photos, mais bref. Ça choque un peu, alors les gens s'y intéressent. Dans les années 1970, avec la guerre du Vietnam, il y avait des mouvements populaires états-uniens et européens qui étaient énormes. Ça n'était pas la seule raison pour laquelle cette guerre s'est arrêtée, mais ça a bien poussé pour. Quand on regarde aussi le traitement qui est fait aux migrants, mais c'est ahurissant. On entend des choses horribles. Donc le contexte n'est pas très favorable.
Est-ce que tu crois que tu vas y retourner, et si oui, dans quel cadre ?
En septembre, oui bien sûr. Il faut que je retrouve une ONG, ça dépendra de la situation, des autorisations, je n'en sais rien franchement. Le seul truc, c'est de pouvoir partir avec une équipe, suffisamment de matériel. Parce que quand on part, évidemment, ce n'est pas les mains dans les poches. Donc pour l'instant, ça, je ne sais pas, j'essaie de ne pas y penser, mais c'est très compliqué. Voilà ce que je peux vous dire.
Comment tu te prépares mentalement et physiquement avant de partir ?
Me préparer spécifiquement, avec un régime particulier de bouffe, de sommeil, d'exercice physique, pas du tout. Mentalement, j'ai ma psy hein, évidemment, que je vois régulièrement.
Cette psy, elle comprend ce que vous faites et ce que vous vivez ?
Bah, elle pleure beaucoup ! Elle m'aide un peu à supporter certaines choses bien sûr. Elle est spécialisée dans les traumas, etc. Ça, elle ne connaissait pas, mais maintenant elle connaît (rires). Il faut vraiment quelqu'un pour déverser un certain nombre de choses, et ne pas le déverser dans la famille par exemple. J'essaie d'éviter que mes proches soient trop impactés par moi-même quand je ne suis pas en forme ou des choses comme ça. Mentalement, je me prépare, mais je sais ce que ça me coûte d'y aller, il y a eu d'autres interventions avant. Avant, je partais pratiquement chaque année un mois sans solde pour faire des choses comme ça sur différents terrains et c'est marquant à chaque fois, bien sûr.
Tu veux dire un dernier mot avant qu'on ne stoppe l'enregistrement ?
Bah … J'aimerai qu'on se revoie quand ça s'arrêtera.
Merci beaucoup.
Merci à vous.
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