29.09.2025 à 15:22
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Le 23 mai 2025, Sudfa Media était invité par la Coordination Régionale Anti-Armements et Militarisme (région AURA) à venir discuter de la situation au Soudan et en République Démocratique du Congo avec Génération Lumière, une association d'écologie décoloniale et de solidarité internationale fondée par des jeunes Congolais
es à Lyon. Si nous sommes très peu informés des guerres au Congo et au Soudan, cette discussion a permis de faire émerger autant les spécificités que les similitudes des deux conflits, ainsi que d'identifier la logique impériale transnationale à l'œuvre dans ces deux conflits. Quelques extraits.Hamad (Sudfa) : Bonsoir tout le monde. Peut-être avez-vous entendu parler d'une guerre qui a commencé au Soudan il y a deux ans à peu près, qui témoigne de la fragilité de notre monde aujourd'hui. On est en train d'assister à une des catastrophes les plus graves au monde, dans un silence total. On parle de 80% des hôpitaux qui sont hors de service. On parle de 20 millions de Soudanais, soit la moitié de la population soudanaise, qui sont partis de leur foyer, soit à l'étranger, soit déplacées à l'intérieur du pays. On parle de 90% des Soudanais qui souffrent de la faim aujourd'hui dans les zones de guerre. On parle de 15 millions d'enfants qui n'ont pas pu être scolarisés depuis 2023. Donc voilà, on assiste à l'une des catastrophes les plus graves au monde : mais ce qui n'est pas normal dans tout ça, c'est le silence du monde entier.
Jordi (Génération Lumière) : Contrairement au Soudan, ce qui est assez particulier avec le cas du Congo, c'est que c'est un conflit très documenté. Ça fait plus de 30 ans qu'un groupe d'experts des Nations Unies, qui a 1 milliard de dollars de financement annuel, documente, chaque année, l'évolution du conflit... C'est dire un peu le caractère ubuesque de cette situation. Ça fait plus de 30 ans qu'ils le font, alors qu'au fond, la question congolaise est assez simple à comprendre. C'est purement une question de ressources, en fait. Ce qui se passe au Congo, c'est lié à ce qu'on appelle l'extractivisme. Les penseurs, les militants d'Amérique latine ont proposé ce concept pour expliquer que la fin des empires coloniaux n'a jamais mis fin à la logique impériale qui existait. Qu'est-ce que ça a été, fondamentalement, la logique impériale ? C'est d'avoir des pays-ressources, des pays greniers, qu'on va puiser jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien, pour bénéficier à un marché qui est totalement extérieur. En fait, l'extractivisme, c'est aller récupérer une ressource sur un territoire colonisé et en tirer de la valeur pour viser un marché extérieur. On va avoir des pays que l'on va enchaîner d'une certaine manière dans un marché international et à qui on va assigner des rôles, tout simplement.
Hamad (Sudfa) : Les guerres au Soudan comme au Congo témoignent de la manière dont les richesses naturelles d'un pays alimentent l'instabilité, au lieu que la population locale profite de cette richesse. Quand on parle de richesses au Soudan, on parle de l'or, on parle du pétrole, on parle des terres agricoles… C'est un pays stratégique, qui était frontalier avec 9 pays jusqu'en 2011, et qui a une ouverture vers la mer Rouge, qui est une zone très stratégique en termes militaires. Donc voilà, le conflit actuel n'est pas lié qu'aux raisons qu'on présente le plus souvent, quand on dit que c'est une guerre autour du pouvoir entre deux généraux. Cette guerre trouve ses racines dans l'époque coloniale, qui a largement participé à la division de la population soudanaise, à la stigmatisation de certaines parties de la population, et à la division raciale, ethnique et tribale du pays.
Les Anglais, qui ont colonisé le Soudan, ont adopté un système de ségrégation : ils ont divisé la population soudanaise, qui est multiculturelle, en deux catégories. La première, c'est ceux qui ont bien profité du système colonial et qui ont été considérés comme des alliés, qui ont profité de toutes les richesses du pays et des systèmes qui ont été mis en œuvre, et de l'autre côté il y a ceux qui ont été marginalisés. En accédant à l'indépendance du pays, on a constaté qu'il y avait deux sociétés qui étaient séparées l'une de l'autre. C'est pour ça que dès l'indépendance du Soudan en 1956, la guerre a éclaté dans le Sud, parce que des groupes ont pris les armes pour revendiquer la place des Soudanais du Sud au sein de l'Etat, pour dénoncer leur marginalisation et l'injustice. Et cette guerre-là, au fur et à mesure, a éclaté dans les quatre coins du pays, notamment le Darfour, la région du Nil-Bleu, des Montagnes Nouba et du Kordofan. Et ce type de guerre est toujours alimenté par d'autres raisons locales, et notamment écologiques. Dans le sens où il y a un groupe armé qui se forme quelque part au pays et qui essaie prendre le contrôle d'une terre et de ses ressources, mais toujours en lien avec un autre groupe ou un autre pays qui vient en aide de l'extérieur, cherchant à profiter de cette richesse-là.
Jordi (Génération Lumière) : Au Congo, la guerre s'est vraiment beaucoup centrée à l'est de la RDC, au moment où il y a eu ce qu'on appelle le « boom du coltan ». Le coltan, c'est l'un des minerais « clés » pour la production des matériels numériques. Sans coltan, on ne peut pas faire de cartes et de processeurs, on ne peut pas faire d'ordinateur, de téléphone, etc. Vers la fin des années 1990, c'est le boom d'Internet, le boom de toute une nouvelle génération de produits qui a besoin de cette ressource. Et le Congo possède près de 60 à 80% des réserves mondiales du coltan. Or, ce boom est arrivé au moment d'une transition politique en RDC. Pendant près de 32 ans, on avait Mobutu, celui qu'on appelait « l'ami des occidentaux », au pouvoir. A sa mort, on s'est posé la question de quel dirigeant politique allait récupérer ce marché énorme que représente le coltan et arbitrer les intérêts stratégiques du pays. Et c'est à ce moment-là que vont intervenir de nouveaux acteurs, essentiellement le Rwanda et l'Ouganda, qui sont les pays frontaliers à l'est du Congo. Dans cette région, les frontières sont poreuses, les populations ont l'habitude de circuler, et c'est assez simple de financer la possibilité pour des groupes d'entrer au Congo, et de récupérer les minerais qui y sont situés. Or le conflit permet de maintenir les prix de la ressource au plus bas, pour financer un marché qui est en train d'exploser.
C'est à ce moment-là que va éclater ce qu'on a appelé la seconde guerre du Congo. La première, c'est la « guerre de libération », comme on l'appelle, c'est-à-dire la guerre qui va chasser Mobutu au pouvoir et qui va mettre Kabila à sa place. Puis la seconde guerre, ce qu'on appelle aussi la « première guerre mondiale africaine », c'est-à-dire une guerre entre des États frontaliers sur le territoire congolais pour des ressources congolaises, avec un bloc proche du gouvernement congolais, et un bloc proche des pays frontaliers. Ce qui va plus ou moins marcher, parce que Kabila va quand même résister. Puis à son assassinat, va se poser la question du maintien de cette partie-là de la RDC dans le giron de ces États frontaliers. Il faut donc trouver des explications qui vont paraître les plus légitimes, qui vont brouiller le conflit, c'est-à-dire mettre en avant la question ethnique pour expliquer qu'il existe des ethnies au Congo, au Rwanda et en Ouganda qui sont systématiquement discriminées, systématiquement écartées de l'appareil de l'État, qui sont même tuées, voire cannibalisées... on va pousser ce discours jusqu'à très loin, pour justifier le fait que ces États-là s'intéressent à ce qui se passe chez les voisins et peuvent ainsi intervenir pour protéger les intérêts de ces ethnies. Il faut se rappeler le contexte des années 1990, c'est une décennie qui a vu un très grand génocide, le génocide des Tutsis au Rwanda, et donc forcément sur la scène internationale, l'État rwandais qui proclame défendre l'intérêt de ceux qui ont été victimes, forcément, est légitime dans son intervention dans un pays voisin.
Et entre temps, ce qui s'est passé, c'est qu'on a eu une extrême militarisation du conflit, avec des bandes armées qui massacrent partout. Jusqu'à maintenant, on a eu plus ou moins 6 millions de morts en 30 ans sur cette région. A l'époque des années 1990, il y avait 5 ou 6 bandes armées ; aujourd'hui, on en a plus de 200. Pourquoi ? Dans cette région frontalière, il y a énormément de mines d'or, de coltan, d'étain, etc. Et une partie de ces milices, de ces chefs seigneurs de guerre, vont au Congo parce que c'est plus facile de récupérer les minerais. Ça ne demande pas d'efforts industriels, il ne faut pas forer, il ne faut pas passer par des grandes entreprises, pour pouvoir s'enrichir. Le coltan est récolté de manière artisanale, à la pelle. Donc l'essentiel de l'activité du coltan n'est pas du tout dans les mains de l'État, c'est fait de manière clandestine.
En 2020, on a découvert que le Congo n'était plus le premier producteur du coltan mondial, il venait d'être dépassé de quelques milliers de tonnes de plus. Le Rwanda est devenu, du jour au lendemain, le premier producteur de coltan mondial, en produisant près de 4 000 à 5 000 tonnes par an. Et donc la question est apparue : est-ce que ce n'est pas la contrebande des minerais congolais qui explique cette exploitation-là ? On s'est alors rendu compte que parmi les États internationaux, c'était un secret de polichinelle. Tout le monde savait, en réalité, que le Rwanda était devenu une plaque tournante de minerais récupérés au Congo. Ça va même plus loin. C'est-à-dire qu'en fait, jusqu'à aujourd'hui, il n'y a aucune entreprise du numérique qui peut certifier, vraiment preuve à l'appui, que ces minerais de coltan qu'il y a dans les produits ne proviennent pas de ces zones de guerre. C'est dramatique.
Hamad (Sudfa) : Au Soudan, les divisions créées à l'époque coloniale, ça a créé un État qui est très faible depuis l'indépendance et qui a ouvert grand la porte pour que les puissances impérialistes puissent intervenir dans les affaires soudanaises. Souvent, ça se fait à travers des alliances qui ont pour objectif de soutenir le gouvernement en place afin qu'il puisse faire profiter à d'autres des richesses naturelles du pays. Ou alors, les pays extérieurs poussent des groupes locaux à prendre les armes et créer un conflit armé en leur promettant de contrôler cette région-là un jour, pour pourvoir profiter richesses de cette région-là.
Quand on parle des puissances impérialistes qui interviennent au Soudan et qui créent l'instabilité, on parle des puissances classiques, l'Allemagne, la France et tous les pays occidentaux, qui fabriquent des composants militaires retrouvés dans les armes utilisées par les miliciens des Forces de Soutien Rapides (FSR). Mais dans le cas du Soudan, il y a d'autres puissances impérialistes qui sont beaucoup plus discrètes et silencieuses, mais qui interviennent de manière très brutale. Et notamment les pays du Golfe, qui ont tout un tas d'intérêts au Soudan, que ce soit pour des raisons géopolitiques, économiques ou sécuritaires. Les Emirats Arabes Unis, qui sont le premier soutien financier et fournisseur d'armes des FSR, cherchent à s'accaparer les terres agricoles et le bétail du Soudan car ils manquent de terres arables et veulent garantir leur autonomie alimentaire dans le contexte du réchauffement climatique. Ils profitent également, avec l'Egypte et la Russie, de la contrebande de l'or en provenance des mines d'or contrôlés par les FSR au Darfour. Il y a tous ceux qui vendent des armes à l'armée soudanaise ou aux milices (du matériel russe, chinois, turc, ukrainien), ou encore des mercenaires colombiens qui ont été recrutés par les Emirats Arabes Unis pour combattre parmi les FSR. Toutes ces puissances-là cherchent depuis toujours à imposer leur agenda, contrôler le pays, profiter de ces richesses naturelles et en même temps intervenir dans les affaires soudanaises.
La guerre qui a éclaté en avril 2023 n'est pas une guerre des Soudanais entre eux. C'est une guerre par procuration entre ces différentes puissances. Par exemple, entre l'Egypte et l'Ethiopie, qui sont en conflit autour du barrage de la Renaissance sur le Nil : au lieu de s'affronter directement, chacun soutient l'une des deux armées qui s'affrontent au Soudan.
Jordi (Génération Lumière) : Un autre ressort de la logique impériale de l'extractivisme, c'est, au niveau politique, de bloquer l'appareil de l'État. L'objectif de l'économie extractiviste, c'est que l'essentiel de la richesse dépende d'un seul secteur d'activité. On va donc avoir une forme de militarisation de l'économie. Au Congo, par exemple, les zones où les ressources sont exploitées sont des zones auxquelles même les populations locales ne peuvent pas avoir accès. C'est barricadé, c'est militarisé, ou alors en proie aux conflits armés. Et malheureusement, le danger de l'extractivisme et la logique impériale, c'est qu'elle est très rarement démocratique. Elle finit par se limiter à des logiques d'alliance et de pouvoir. Donc, ce qui se passe avec le Soudan, c'est exactement ce qui se passe au Congo. Plus on a besoin d'un État pour ses ressources uniquement, moins il y aura de démocratie. On le voit notamment avec les pays pétroliers. Et même ici en France, on le voit : plus il y a des projets qui sont liés avec une industrie d'extractivisme, moins il y a de consultations publiques. Plus il y a des manigances, moins il y a de démocratie. Et ces logiques-là sont simplement plus opaques ailleurs, parce qu'il y a une question de racialisation. On explique qu'au fond, ces populations-là, si elles meurent, si elles souffrent, ce n'est pas si grave que ça. C'est cette racialisation qui va permettre de faire beaucoup plus de choses de manière beaucoup plus libérée, et presque sauvage. C'est-à-dire du travail forcé, faire travailler des mineurs, des viols de masse, financer des groupes armés, etc.
Hamad (Sudfa) : Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de demande de démocratie par les populations locales. En 2018, il y a une mobilisation révolutionnaire qui a éclaté au Soudan. Cette mobilisation a apporté un grand espoir pour les Soudanais, pour mettre fin au régime qui est resté au pouvoir pendant 30 ans. Cette mobilisation a été extraordinaire en termes de revendications et d'organisation. Mais elle a fait face à beaucoup de défis : on a hérité d'un système où l'appareil d'État ne fonctionne plus, d'un système économique très fragile et d'une société divisée et en guerre dans les quatre coins du pays. Même si elle a pu mettre fin au régime d'Omar El-Béchir, la mobilisation n'a pas pu atteindre son objectif de départ, qui était : « Paix, Justice et Liberté ».
Parce que l'ancien dictateur a créé un système militaire qui avait pour objectif de servir les intérêts du régime. Ainsi, l'armée n'est pas indépendante de l'Etat : elle intervient de manière très brutale dans le système politique, dans le système économique, et l'armée contrôle l'ensemble du pays, avec tous ses aspects politiques, économiques etc. Ensuite, c'est une armée qui est composée de plusieurs unités, dont des groupes paramilitaires comme Forces de Soutien Rapide (les FSR). La milice des FSR a été créée à l'époque de la guerre au Darfour en 2003 pour faire le travail que l'armée soudanaise n'a pas envie de faire : le massacre, nettoyage ethnique et le déplacement massif de la population du Darfour. Les FSR ont pu faire ce travail-là avec le soutien de certains pays étrangers, et notamment de l'Union Européenne, à travers le processus de Khartoum. Il s'agit d'un accord qui a été signé en 2014 entre le gouvernement soudanais et l'Union Européenne pour contrôler l'immigration vers l'Europe, à la frontière entre le Soudan et le Libye. Le contrôle de la frontière a été délégué par l'armée soudanaise aux FSR, qui ont pu profiter du soutien technologique et financier de l'Union Européenne. Et c'est une des raisons pour laquelle les FSR ont pu devenir une force ou une puissance militaire bien plus forte que l'armée soudanaise, si bien qu'en 2023 ils se sont retournés contre l'armée pour prendre le pouvoir à sa place. Donc voilà, ça c'est ça c'est une des raisons actuelles de la guerre, qui est une guerre autour du pouvoir, entre deux généraux, qui se battent pour leurs intérêts personnels, mais aussi les intérêts des différents pays qui les soutiennent.
Jordi (Génération Lumière) : Les Etats européens sont aussi impliqués dans le conflit à l'Est du Congo, par le soutien militaire dispensés à l'armée rwandaise. L'État français a des accords de coopération avec l'Etat rwandais, ce qui fait qu'une partie des militaires font leur formation en France.
Aujourd'hui, par rapport à ce qui se passe au Congo, la difficulté de ce conflit, c'est que même la « transition verte » a été repensée pour nous expliquer que cette transition écologique ne doit se penser qu'à travers un progrès numérique. On nous dit que l'extrême numérisation est la seule condition pour connaître une vraie sortie des énergies fossiles. C'est une justification directe d'un élargissement du conflit à l'Est du Congo. Pourquoi je dis ça ? Parce qu'au final, vu que cette demande en minerais est importante, l'argent qui est en jeu est énorme. Donc il faut faire une forme de solution finale, c'est-à-dire trouver une manière de s'installer définitivement sur le territoire qui en possède près de 60 à 80% des réserves. Ça semble logique. Et depuis février 2024, on a des groupes armés, deux essentiellement, qui sont directement financés par l'État rwandais, qui se sont mis à prendre des territoires avec pour objectif de s'installer définitivement et de chasser l'État congolais de toute la région du Kivu.
C'est un conflit qui doit nous interpeller, car en réalité, ce n'est pas possible d'imaginer, au niveau international, un monde qui prônerait la fin des énergies fossiles et une transition écologique, sans que ce qui se passe au Congo soit résolu. C'est pour ça que la situation congolaise est particulière, parce qu'elle démontre vraiment les dégâts de l'extractivisme comme modèle économique et comme modèle géostratégique, mais aussi parce qu'elle nous engage tous. C'est au profit d'un certain marché, d'un certain confort qu'on va essayer de maintenir cette situation. Mais c'est aussi en raison du maintien de cette situation qu'ici aussi, en Europe, on aura du mal à sortir d'un monde, d'un modèle que l'on dénonce de plus en plus. (…)
Ces extraits que nous avons choisi de publier de la discussion discussion croisée sur les conflits actuels au Congo et au Soudan mettent en lumière l'interdépendance de l'économie mondiale avec celle de l'extractivisme, une activité qui repose sur l'exploitation des ressources et des populations. C'est l'héritage d'un ordre colonial et racial qui justifie l'intervention étrangères dans ces zones, ainsi que l'opacité et la violence des actions perpétrées pour maintenir cette économie. Pour nous à Sudfa, il est important de penser les enjeux locaux tout en gardant un regard international qui permet de mettre en lumière les logiques globalisées du capitalisme colonial, ainsi que les voies de solidarités entre les peuples.
29.09.2025 à 14:42
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« Tu regardais : une pierre se détacha, sans que main d'homme y soit pour rien, et elle frappa la statue, ses pieds de fer et d'argile, et les réduisit en morceaux. Alors furent pulvérisés ensemble le fer, l'argile, le bronze, l'argent et l'or ; ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. Quant à la pierre qui avait frappé la statue, elle devint une grande montagne qui emplit toute la terre. »
(Daniel 2, 34-35, TOB)
La deuxième année de son règne, Nabuchodonosor eut un songe qui lui ôta le sommeil. Babylone était alors la puissance du monde, une cité entourée de murailles, de temples, de richesses et d'invincibilité. Sur le trône siégeait le plus redouté des rois, craint dans tout le Moyen-Orient. Il avait écrasé Jérusalem, conduit son peuple en exil et bâti un empire qu'il croyait éternel. Mais même le plus puissant des souverains portait l'inquiétude dans son cœur.
Une nuit, il fut terrassé par une image venue de l'intérieur. Dans sa crainte, il fit quelque chose d'inhabituel : il refusa de raconter son rêve à ses sages. Il exigea qu'ils devinent à la fois ce qu'il avait vu et qu'ils en donnent le sens. Non par caprice, mais parce qu'il savait combien il est facile aux hommes du pouvoir de vêtir la vérité de flatteries. Il demanda l'impossible – une preuve de véritable clairvoyance. Mais magiciens, devins et astrologues se révélèrent impuissants. Finalement, ils avouèrent : « Il n'est point d'homme sur la terre qui puisse accomplir cela. Seuls les dieux le peuvent, et ils n'habitent pas parmi les hommes. »
Alors le roi s'emporta, furieux, et ordonna que tous les sages de Babylone fussent mis à mort. Si personne ne pouvait lui donner la réponse, tous devaient périr. Un décret fut promulgué : l'ensemble de l'intelligentsia babylonienne devait être exterminée.
Au milieu du chaos se tient Daniel : jeune et sans statut, étranger juif fait prisonnier de guerre – un lettré parmi les exilés, formé au service de l'empire, mais privé de patrie, de temple et de sécurité. Pourtant, il est le sage en exil qui conserve la vérité et trouve un sens lorsque tout s'effondre. Son cœur n'est pas attaché à la puissance de Babylone, car il sait que la connaissance sans vérité e”st vide ; sa force est le silence, son humilité une paix qui repose en quelque chose de plus grand que lui-même.
Lorsqu'il apprend que la sentence est tombée, il se retire, réunit ses trois amis, et se tourne vers l'intérieur, dans la prière. Et durant la nuit, survient la révélation : ce qui demeurait caché aux savants.
« Toi, ô roi, tu regardais : une grande statue ! Cette statue, immense et d'un éclat extraordinaire, se dressait devant toi, et son aspect était terrible. La tête de la statue était d'or pur, sa poitrine et ses bras d'argent, son ventre et ses cuisses de bronze, ses jambes de fer, ses pieds en partie de fer et en partie d'argile. Tu regardais, lorsqu'une pierre se détacha, sans que main d'homme y soit pour rien ; elle frappa la statue, ses pieds de fer et d'argile, et les réduisit en morceaux. Alors furent pulvérisés ensemble le fer, l'argile, le bronze, l'argent et l'or ; ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. Quant à la pierre qui avait frappé la statue, elle devint une grande montagne qui emplit toute la terre. »
(Daniel 2, 31-35, TOB)
Dans le songe de Nabuchodonosor, nous voyons un colosse qui paraît invincible : or, argent, bronze, fer – mais avec des pieds d'argile. Il semble puissant, mais il repose sur un fondement fragile. Ainsi en est-il de l'Europe aujourd'hui. Nos institutions et nos économies sont impressionnantes, mais en dessous se trouvent la fragmentation, la vulnérabilité, un manque de force unificatrice.
Or, le rôle de Daniel est précisément de montrer au-delà des récits du pouvoir. Il apporte une histoire qui n'est pas taillée par les outils anciens, une pierre « non taillée par la main de l'homme » – quelque chose qui donne but et sens lorsque tout le reste se révèle poussière au vent.
Un grand récit (grand narrative) est une histoire cohérente qui donne une direction : d'où venons-nous ? Où allons-nous ? Quel est notre but commun ? Le christianisme répondait par le salut, le marxisme par la libération de l'oppression de classe, le nationalisme par le peuple et la patrie. Ces récits mobilisaient parce qu'ils donnaient à la fois une identité et un but.
Aujourd'hui, l'Europe se tient comme le colosse de Nabuchodonosor : une statue splendide, mais aux pieds d'argile. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les experts ou les chiffres – mais un récit qui nous porte, qui nous rassemble, et qui montre que nous sommes plus que l'homo economicus, plus que l'homme du confort, plus que de simples consommateurs.
Dans le capitalisme libéral, il n'existe plus de grand récit qui nous relie. À la place, nous recevons de petits récits : Le récit du consommateur : « Tu es libre de choisir ce que tu veux acheter. Ta vie est la somme des choix du marché. » Le récit de l'auto-optimisation : « Travaille sur toi-même, deviens plus sain, plus heureux, plus efficace. » Le récit de la carrière : « Construis ton CV, grimpe dans la hiérarchie, accumule statut et salaire. » Le récit des loisirs : « Voyage, découvre, profite, accumule des souvenirs. »
Ces récits offrent une satisfaction immédiate, mais aucune histoire. Le résultat est la fragmentation et l'errance : nous partageons le marché, mais pas un destin.
Voilà le malaise du capitalisme libéral : nous avons la sécurité et la liberté, mais aucun horizon. Et politiquement, c'est dangereux. Quand la gauche n'offre que des ajustements mineurs – un peu plus d'impôts, un peu plus de protection sociale – elle apparaît aussi anémique que le centre. La droite populiste, en revanche, propose un grand récit : « nous allons restaurer la nation », « nous allons reprendre le contrôle ». Elle donne du sens, non parce que les gens partagent forcément ses valeurs, mais parce qu'ils aspirent à une histoire dans laquelle vivre.
Ainsi, la gauche a subi une double mort : d'abord comme communisme totalitaire à l'Est ; puis à nouveau comme social-démocratie modérée à l'Ouest, progressivement absorbée par le centre et par les partis conservateurs qui reprirent eux-mêmes certains éléments de l'État-providence, de la tolérance et des thèmes de gauche. Ce qu'il en reste, c'est une politique édulcorée, privée de sa force propre.
Autrefois, la politique était structurée par un axe clair – gauche contre droite, social-démocratie contre conservatisme. Aujourd'hui, cet axe s'est dissous. Nous faisons face à un nouveau conflit : d'un côté un centre technocratique qui administre sans vision ; de l'autre des forces populistes qui monopolisent la passion et le récit.
Nabuchodonosor dort mal. L'inquiétude du roi se change en fureur, car aucun de ses sages ne peut lui donner ce qu'il désire vraiment : un récit qui rassemble tout, qui donne un sens au chaos. Les magiciens et les astrologues livrent des données, des tableaux, des calculs – mais tout cela n'est qu'un langage vide lorsque le sens manque. Ainsi en est-il de l'Europe aujourd'hui. Nous avons nos technocrates, nos experts, nos administrateurs post-politiques. Ils livrent des faits et des prévisions, ajustent les budgets, conçoivent des coalitions de plus en plus complexes. Mais ils ne peuvent apaiser l'inquiétude plus profonde. Car ce qui manque, ce ne sont pas des chiffres ou des solutions techniques, mais un récit qui pointe au-delà du marché et de l'administration.
Or, dans ce vide, c'est la droite qui a capté le récit – non pas comme un projet pour une Europe plus forte, mais comme un axe dangereux et anti-européen. Poutine soutient Le Pen en France, Salvini en Italie, le séparatisme en Catalogne, et il a applaudi le Brexit. Ces forces se drapent dans le langage de la « nation » et de la « liberté », mais leur résultat donne à l'Europe des pieds d'argile.
Le résultat, ce sont des pieds d'argile. L'économie peut sembler solide, mais les coalitions sont fragiles, les guerres culturelles de plus en plus toxiques, et les identités fragmentées. Nous obtenons la sécurité et la prospérité, mais le prix en est le vide. Freud l'appelait le malaise dans la civilisation : un système qui nous donne tout ce dont nous avons besoin, mais rien pour lequel vivre. Nietzsche voyait la même chose dans son image du « dernier homme » : des êtres confortables mais vides, sans passion ni vision, qui clignent de l'œil et disent : « Nous avons inventé le bonheur. » Le pain et les jeux n'ont jamais été aussi vrais : de l'extérieur, il peut sembler que les gens se contentent d'un salaire et de Netflix, et au-delà, d'aucune vision.
« Tu es libre tant que tu consommes. » Telle fut la nouvelle illusion, construite par des économistes comme Hayek et Friedman, diffusée par les médias et la publicité, consolidée par la dissolution académique des grands récits. Dans l'ombre de la guerre froide et après la chute de l'Union soviétique, le capitalisme s'imposa comme la dernière et unique vision de l'histoire. L'anthropologie classique – zoon politikon, l'être communautaire doté de dignité et de sens – fut déclarée obsolète, voire dangereuse, car elle pouvait nourrir une résistance collective. Nous fûmes ainsi réduits à l'homo economicus : des petits animaux du confort, maniables et prévisibles. La brutalité fut totale : le récit collectif qui nous portait nous fut retiré, et nous restâmes avec un mensonge fragmenté – la liberté réduite à la consommation, l'homme réduit au « dernier homme » de Nietzsche. Au milieu de la sécurité, beaucoup doivent périr… mais sans main humaine, il sera brisé.
Mais vous, vides et glacés, gardiens du colosse – vous sans récit, sans rêves. Vous vous êtes trompés. Nous sommes la pierre qu'aucune main humaine n'a taillée. La pierre qui renverse le colosse et s'élève en montagne lorsqu'il tombe. Comme le songe de Daniel dans la nuit : ce que vous avez méprisé, tenu pour insignifiant et faible, grandira en montagne et balaiera la splendeur de l'empire comme la paille au vent.
« Ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. »
(Daniel 2, 35, TOB)/
Sara Tetzchner
29.09.2025 à 12:48
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« Leurs résistances, c'est de continuer de vivre »
- 29 septembre / Terreur, Avec une grosse photo en haut, 2Alors que le gouvernement israélien continue d'interdire l'accès des journalistes étrangers à la bande de Gaza et qu'il cible les rares journalistes locaux encore sur place, nos confrères de La Grappe ont rencontré et se sont entretenus avec un médecin urgentiste français volontaire afin qu'il raconte ce qu'il y a vu et vécu à l'occasion des quatre missions qu'il a effectué là-bas.
29.09.2025 à 12:30
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La thérapie de conversion de Mark Fortier [lundisoir]
- 29 septembre / Avec une grosse photo en haut, lundisoir, 2, PositionsOn glose beaucoup, y compris dans lundimatin, sur la « fascisation » en cours de nombreux régimes considérés jusque là comme des démocraties libérales. Tropisme français, on commence toujours par penser les mutations sociales à partir des évolutions du pouvoir ; accaparés et obsédés que nous sommes par les institutions. Dans ce revigorant Devenir fasciste, une thérapie de conversion Mark Fortier explore ce que cela implique de devenir soi-même fasciste. Quels rapports au monde, aux autres et à la pensée sont requis pour accéder à cette forme bien particulière de la petitesse éthique.
Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.
Vous aimez ou au moins lisez lundimatin et vous souhaitez pouvoir continuer ? Ca tombe bien, pour fêter nos dix années d'existence, nous lançons une grande campagne de financement. Pour nous aider et nous encourager, C'est par ici.
Pouvoir et puissance, ou pourquoi refuser de parvenir - Sébastien Charbonnier
10 septembre : un débrief avec Ritchy Thibault et Cultures en lutte
Intelligence artificielle et Techno-fascisme - Frédéric Neyrat
De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis
Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall
Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)
De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein
Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre
Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert
Pour une politique sauvage - Jean Tible
Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili
Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi
Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï
La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste
Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris
Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani
Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria
Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay
Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes
Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil
Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine
Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
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Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
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De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
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Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
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Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
29.09.2025 à 11:47
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Quand les sciences sociales font le service marketing de l'IA Nicolas Bonanni
- 29 septembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4Cher Franck Cochoy, bonjour.
La revue en ligne AOC a publié en juin 2025 votre tribune intitulée « Pour l'antiluddisme. Du bon accueil de l'IA parmi les humains » [1]. Dans celle-ci, vous défendez l'idée selon laquelle le refus d'attribuer aux IA une intelligence de même nature que celle des êtres humains relèverait d'une forme d'anthropocentrisme. Vous en déduisez que le rejet des IA, le « luddisme », serait à mettre sur le même plan que d'autres discriminations, comme le racisme, le sexisme ou le spécisme. Les luddites, ceux qui critiquent l'IA, seraient comparables à ceux qui professent des idées racistes, sexistes ou hostiles à la notion d'intelligence animale. Au nom de l'émancipation, il faudrait donc rejeter radicalement le luddisme et accueillir les IA « parmi les humains » — il ne reste plus qu'à définir les termes et les modalités de cet accueil. Voilà ce que vous racontez.
Face à des idées absurdes, on est souvent tenté de détourner la tête, de pouffer ou de proférer quelques vagues imprécations, bref : de ne pas les prendre au sérieux. Pourtant, on sait l'importance de la production culturelle dans l'acceptation (ou le refus) des nouvelles formes économiques ou technologiques. Pour faire accepter le technocapitalisme, une petite louche de sciences sociales et de « philosophie », et ça va mieux. Je ne vous connaissais pas, Franck Cochoy ; j'ai appris que vous étiez spécialiste de sociologie économique et du marketing à l'université de Toulouse. Je ne connaissais pas non plus le site où vous avez publié votre tribune ; renseignements pris ce sont des journalistes de France Culture qui animent la revue. Elle doit avoir une bonne caisse de résonance. Mais bon, RAS, finalement. Un article pour l'IA dans une revue lambda, pas de quoi fouetter un chat. C'est juste la petite musique, le bruit de fond : l'espace médiatique se remplit progressivement d'articles qui viennent normaliser l'IA et diffamer ceux qui s'y opposent : vieux jeu, apeurés par le changement, réacs, cryptofascistes, comparables aux racistes… J'avoue, pour moi ça a été l'article de trop. C'est tombé sur vous, désolé. Je me suis résigné à prendre au sérieux vos propositions et à tâcher de les réfuter, parce que contrairement à vous je n'ai pas envie de vivre dans un monde peuplé de robots humanoïdes. Je laisse ça à la SF, c'est un de ses fonds de commerce [2]. Moi j'ai envie de vivre dans un monde débarrassé de l'exploitation, de l'aliénation et de la domination. Traduction concrète : un monde d'où on aurait banni le racisme et le sexisme, mais aussi le capitalisme et donc ses outils technologiques directement issus de l'exploitation généralisée.
D'où cette lettre que je vous écris aujourd'hui. J'ai traîné un peu, et puis ensuite ça m'a pris un peu de temps pour l'écrire. Mais le point central, cher Franck Cochoy, c'est que je voudrais interroger avec vous la notion d'intelligence qui est au cœur du débat, même si ça rejoint sans doute ce que vous appelez dans votre article une « quête crispée d'une définition de l'intelligence ». C'est bien la question : peut-on décemment qualifier d'« intelligentes » des machines de calcul, même extrêmement performantes ? Pour ma part, j'estime que les considérer comme telles réduit l'intelligence au calcul. Or, c'est autour d'une telle réduction que le capitalisme libéral a construit sa conception de l'être humain — excluant au passage les animaux et repoussant aux marges de l'humanité les peuples n'ayant pas la même obsession calculatrice. Souscrire à une telle définition de l'intelligence revient donc à jouer un bien mauvais tour aux idéaux d'émancipation, ces derniers étant incompatibles avec le schéma de l'homo œconomicus. Une véritable émancipation nécessite une définition de l'intelligence qui ne tombe pas dans ces travers instrumentaux. J'évoquerai enfin le rôle des chercheurs et des intellectuels dans la production d'idéologies de légitimation des bouleversements sociaux engendrés le capitalisme avancé. Jeter l'opprobre sur les critiques du déferlement technologique ne revient-il pas à servir d'« idiot utile » aux libertariens réactionnaires de la Silicon Valley ?
Votre article, mon cher, présente le travers de simplifier à l'extrême la notion d'intelligence, quitte à lui faire perdre sa substance même. Ce travers vous amène par la suite à une série de propositions politico-sociales aberrantes. En effet, la légèreté sémantique avec laquelle la notion est traitée dans votre article est redoutable, surtout au vu des enjeux ontologiques (il s'agit tout de même de décider si oui ou non les machines se placent sur le même plan que les humains) et politiques (ceux qui critiquent l'IA doivent-ils être traités comme des racistes ?).
Vous n'ignorez pas que le débat sur l'intelligence s'inscrit dans une longue discussion dans l'histoire de la pensée, rendue plus acérée ces dernières décennies par l'accroissement des capacités de calcul mécaniques dues à l'informatique. Il est donc nécessaire de s'intéresser aux termes canoniques de cette discussion. Je ne connais pas les débats dans les pensées non occidentales, asiatiques, africaines ou autres, je n'en parlerai donc pas ici, me contentant du cadre occidental. Historiquement, intellegentia est le terme employé par Cicéron pour traduire le grec noêsis : l'acte de comprendre. C'est en ce sens que le mot entre dans la langue française en 1175 pour désigner la « faculté de comprendre ». Aujourd'hui encore, le mot renvoie essentiellement selon Le Robert [3] à un ensemble de fonctions concernant la connaissance ou l'action éclairée par la spéculation préalable, à la faculté de connaître, de comprendre le monde, aux fonctions mentales ayant pour but la connaissance conceptuelle et rationnelle, et enfin à l'aptitude à produire des actions efficaces, et à s'adapter à un milieu ou une situation.
Distinguons les différents usages du mot. Au niveau de la connaissance d'abord, deux usages se superposent : l'intelligence comme contenu de connaissance et l'intelligence en tant que capacité de compréhension. D'un côté, une somme de données, une compilation de savoirs ; de l'autre la faculté d'exercer ses sens, sa logique, son intuition et son entendement. La seconde, qualitative, mélange d'instinct et de calcul, étant tributaire de la première, strictement quantitative, pour s'exercer correctement. Dans le sens commun, cette opposition s'exprime dans le cas bien connu de personnes dites « intelligentes » alors qu'elles sont surtout cultivées ou savantes : l'intelligence est la faculté de comprendre, elle ne se réduit pas à une somme de connaissances car elle est surtout la capacité à produire un sens.
Mais, au-delà de la compréhension, l'intelligence comporte aussi une dimension liée à l'action, à la rencontre avec le monde et à la capacité à produire des effets. Descartes affirme ainsi que « ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien » [4]. Pour Bergson, « originellement, nous ne pensons que pour agir. C'est dans le moule de l'action que notre intelligence a été coulée. » Le philosophe va plus loin encore : pour lui, l'intelligence a pour fonction d'« entrer en contact avec la réalité et même de la vivre ». Depuis le XVIe siècle, le mot signifie s'entendre au sens « se mettre d'accord », ce qui a donné l'idée de collusion, complicité, connivence. On trouve donc sur ce plan de l'action encore deux usages distincts qui s'entremêlent : la capacité à opérer des actions efficaces et productives, un guide d'action opérationnel, mais aussi la capacité à s'adapter à son milieu, à établir avec lui une relation, autrement dit la faculté d'élaborer une éthique relationnelle. On parle ainsi parfois d'« intelligence relationnelle ».
Pour résumer, ce sont au moins quatre sens différents qui se mêlent : la connaissance comme contenu, comme somme d'informations ; la compréhension, comme faculté à articuler des éléments et à produire du sens ; la capacité à permettre des actions efficaces, à découvrir des solutions aux difficultés rencontrées ; l'aptitude à s'adapter à un milieu, une manière éthique d'interagir avec le monde. Pour chaque domaine (la connaissance d'une part, l'action de l'autre), l'un des sens renvoie à un sens quantitatif et instrumental, quand l'autre a des connotations qualitatives, éthiques, relationnelles.
Il est évidemment ardu de strictement dénouer ce réseau de sens largement entremêlés. Le terme porte en outre en lui de nombreux paradoxes, le moindre n'étant pas que si la notion s'oppose parfois à celle d'« instinct », elle en est en partie indissociable (l'intelligence est liée à l'intuition). Il faudrait encore préciser les relations entretenues par l'intelligence avec des notions voisines comme la raison, la rationalité, la pensée, le logos ou l'intellect. La notion d'intelligence est donc complexe, ambiguë et plurielle, et cette ambiguïté fait partie intégrante de son histoire et de sa définition.
Or, votre article opère une réduction de la notion, qui vient attenter à sa substance même. D'un côté, vous assimilez l'intelligence aux « capacités cognitives », c'est-à-dire à la capacité de notre cerveau à être en lien avec son environnement (la perception, la concentration, l'acquisition de compétences, le raisonnement, l'adaptation, les interactions sociales…), une sorte de définition large. D'un autre, la seule définition claire figurant dans l'article est empruntée à la spécialiste des neurosciences Anil Seth, et désigne « la capacité à atteindre des objectifs dans un large éventail d'environnements ». On ne se laissera pas abuser par l'emploi du mot « environnement », souvent à connotation écologique : il s'agit ici d'intégrer des paramètres extérieurs dans le but d'obtenir un résultat efficace et non de s'adapter à un milieu de vie, de le comprendre. Agencer efficacement des moyens à des fins, et non élaborer un art de vivre, une éthique. On le voit, cette définition réfère au troisième sens de la typologie élaborée précédemment et, comme on l'a signalé, elle est intimement liée au premier sens, l'aspect de calcul et de « traitement de données ».
Ayant évacué l'intelligence comme entendement, production de sens, guide éthique et relationnel, c'est une définition informationnelle, computationnelle et opérationnelle de la notion qui se dessine, au détriment des autres sens du mot. Cela tombe bien : c'est cette définition qui prévaut dans le cas de l'intelligence artificielle. C'est d'ailleurs uniquement si l'on accepte cette définition à l'exclusion de toute autre que l'on peut parler d'intelligence à propos de machines de calcul génératives. En effet, un être intelligent est un être ayant la capacité de connaître et comprendre. Évidemment, les ordinateurs ne « comprennent » pas : ils calculent. S'ils obtiennent des résultats probants, efficaces, c'est en rapprochant des séries de données, par des effets de corrélation et non de causalité. Ils arrivent à fournir des réponses à la question « Comment ? », jamais à la question « Pourquoi ? ». Qualifier d'intelligents des calculateurs électroniques (même extrêmement performants) réduit l'intelligence au calcul, ce dernier n'étant pourtant que l'une des composantes de l'intelligence.
Pour IBM, « l'intelligence artificielle est une technologie qui permet aux ordinateurs et aux machines de simuler l'apprentissage, la compréhension, la résolution de problèmes, la prise de décision, la créativité et l'autonomie de l'être humain. » [5] C'est entendu : les IA sont des simulateurs d'intelligence, des « intelligences factices » (même si vous en doutez dans votre article), des supercalculateurs dont la puissance est telle qu'elle permet d'obtenir des résultats opérationnels que l'esprit humain ne peut obtenir. Dès 1950, dans un article sur « les machines de calcul et l'intelligence » que vous connaissez, le mathématicien Allan Turing espérait « que les machines finiront par concurrencer les hommes dans tous les domaines purement intellectuels. » [6] Apparemment, son pari est en cours d'accomplissement : depuis quelques décennies, cette puissance permet de résoudre des calculs scientifiques, de remporter d'excellents résultats aux jeux de stratégie aux règles strictes comme le jeu d'échecs, qui peuvent être réduits à une somme de calculs. Si on a longtemps douté que le développement des ordinateurs permette à la machine de battre l'humain, ce point est désormais réglé depuis la fin des années 1990, avec les premières victoires de Deep Blue contre le champion du monde Garry Kasparov. Oui, les ordinateurs détiennent ou sont en voie de détenir une puissance de calcul supérieure à l'esprit humain.
Turing, tout génie des maths qu'il était, réduisait « tous les domaines purement intellectuels » au monde des mathématiques. Or, la nouveauté introduite par les IA depuis deux ans tient à ce que les résultats opérationnels de la puissance de calcul sont en train de déborder des jeux aux règles strictes, pour envahir le terrain conversationnel, la création de contenus culturels (images, textes, vidéos…) et le travail de synthétisation de documents complexes, voire les relations sociales (agents conversationnels, IA affectives…) ; c'est à dire tous les domaines intellectuels ou, comme vous le dites, « la quasi-totalité des interactions possibles ». Ce qui paraissait hier encore relever du domaine réservé de l'intelligence humaine a été placé en concurrence avec les calculateurs électroniques. En outre, ces résultats sont voués, si on ne se décide pas à interrompre les recherches, à s'améliorer encore. De la même façon que les IA d'aujourd'hui obtiennent des résultats qu'on n'imaginait pas hier, celles de demain investiront sans doute des domaines qu'on estime aujourd'hui comme strictement humains. La surpuissance des calculateurs permet de simuler l'apparence de comportements humains complexes. Mais une bonne simulation est-elle comparable à un évènement réellement vécu ?
Dans ce cadre, vous avez raison de mentionner le test de Turing, cette expérience de pensée imaginée par Turing dans son article. Le test consiste à mettre un humain en confrontation verbale à l'aveugle avec un ordinateur et un autre humain. « Si la personne qui engage les conversations n'est pas capable de dire lequel de ses interlocuteurs est un ordinateur, on peut considérer que le logiciel de l'ordinateur a passé avec succès le test » [7]. Comme le rappelle un observateur, « quiconque s'est amusé à questionner le nouveau logiciel Chat GPT est forcé d'admettre que non seulement l'expérience de Turing ne relève plus de l'imaginaire, mais de la réalité bien concrète, mais qu'en plus, l'IA semble déjà avoir passé le test haut la main » [8]. La prédiction de Turing est en cours de réalisation. Ce qui est en jeu ici n'est donc pas de savoir si l'on peut techniquement élever encore, et jusqu'où, les capacités de calcul informatique. La question est celle de la définition de l'intelligence. D'excellents résultats en calcul permettent-ils de devenir intelligent ? En aucun cas. Car, de la même façon qu'il faut distinguer l'intelligence de l'accumulation de savoirs, il faut se garder de la confondre avec la puissance de calcul. Cette dernière peut certes faire illusion, mais ne peut nullement répondre à la définition plurielle de l'intelligence donnée plus haut. En particulier, la compréhension (la production de sens) et l'élaboration d'une éthique relationnelle me semblent inaccessibles aux machines de calcul génératif, celles-ci se bornant par nature à accumuler et traiter des données et à permettre des actions efficaces et opérationnelles. Pour le dire plus simplement, et comme j'ai tâché de l'expliquer dans un autre article [9] : les machines ne sont pas intelligentes et l'« intelligence » prêtée aux IA n'est pas de même nature que l'intelligence humaine. Même IBM le sait, quand vous faites semblant de l'ignorer.
Si, avec l'IA, une définition purement calculatoire et instrumentale de l'intelligence peut s'imposer, c'est parce que cette réduction est déjà à l'œuvre dans la conception libérale de l'être humain ; rien d'étonnant à ce que vous l'adoptiez, M. Cochoy, puisque vous êtes un sociologue de l'économie qui s'intéresse aux nouvelles technologies. Or, les progrès de l'informatique ne font que réaliser, amplifier et radicaliser des tendances qui étaient déjà présentes dans le libéralisme.
Dès 1651, Thomas Hobbes affirme dans le Léviathan que « la raison n'est que le calcul (c'est-à-dire l'addition et la soustraction des conséquences des dénominations générales dont nous avons convenu pour noter et signifier nos pensées) » [10]. L'être humain est alors interprété à travers ses comportements calculateurs, considéré comme un homo œconomicus qui, si on le laisse à l'état de nature, vit dans un état de « guerre de chacun contre chacun », car « la nature dissocie les humains » (Hobbes, encore [11]). Par la suite, si Helvétius et Mandeville vont considérer que l'amour de soi est la seule motivation de l'être humain, par nature égoïste, d'autres philosophes libéraux (Hume, Mill…) promouvront une vision de l'intérêt plus global, pensé à l'échelle sociale. Mais il s'agira toujours, dans une perspective utilitariste amorale, de peser avantages et inconvénients, d'additionner et de soustraire comme dans une machine à calculer. Ce double postulat — réduisant la raison au calcul et considérant les individus comme des agents rationnels cherchant à maximiser leurs gains et à réduire leurs pertes — forme la base de la science économique, depuis Adam Smith et sa « main invisible » du Marché, jusqu'aux néo-libéraux en passant par la théorie des jeux. Bien sûr, nombre de chercheurs en sciences sociales — et même d'économistes non libéraux — ont contesté une vision réductrice de l'être humain basée sur l'intérêt et le calcul. Nous sommes évidemment mus par d'autres forces que l'intérêt rationnel. L'influence des sentiments, de l'inconscient ou des déterminations sociales a ainsi été mise en avant ; le néo-libéralisme lui-même, quoiqu'héritier du libéralisme classique, a intégré à sa théorie l'irrationalité de bon nombre de comportements humains, tout en conservant paradoxalement le cadre général de l'intérêt individuel. Dans tous les cas, c'est bien la vision libérale de l'être humain réduisant l'intelligence à une collecte et un traitement de données — au calcul — qui a triomphé. Le premier sens de compréhension, entendement, se fait progressivement remplacer.
Ça va plus loin que ça. À cette vision réductrice et mécaniste de l'intelligence comme calcul correspond une représentation des êtres vivants comme machine et du cosmos comme machine géante. Ce système de pensée n'est pas propre au libéralisme. Il émerge aux XVIIe et XVIIIe siècles, quand des esprits libres professent contre l'absolutisme religieux des doctrines empiristes, matérialistes et mécanistes. À cette époque, fleurissent dans toute l'Europe des automates au réalisme bluffant : le « joueur de flûte » de Vaucanson, qui jouait douze morceaux différents, le « canard » du même Vaucanson, imitant tous les mouvements de l'animal « jusqu'à l'ingestion et la digestion complète des aliments » [12]… Cet engouement occidental pour les automates réactualise le thème millénaire des êtres artificiels (servantes d'or d'Héphaïstos, statues de Dédale, Ars magna de Lulle, Golem juif…) et inspire les philosophes. Du précurseur Descartes [13] à La Mettrie [14], en passant par Hume ou Hélvetius [15], l'être humain est considéré comme une machine sensorielle dotée de raison, au service de ses intérêts. Plus que l'humain, c'est l'ensemble des êtres vivants qui sont comparés à des machines très perfectionnées. Ainsi David Hume déclare : « La ressemblance de l'univers avec une machine faite de la main des hommes est si palpable, si naturelle, et justifiée par un si grand nombre d'exemples d'ordre et de dessein dans la nature qu'elle doit frapper immédiatement les esprits dégagés de préjugés et obtenir une approbation universelle » [16] — la métaphore du monde comme horloge mécanique géante actionnée par un « Grand Architecte » remontant à Nicolas Oresme au XIVe siècle [17]. Précurseurs du libéralisme, mais aussi du socialisme et des principales tendances de la Modernité, ces philosophes vont notablement contribuer à la rationalisation des arts, des sciences et des métiers (comme l'énonce le sous-titre de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert), et favoriser à terme la naissance de la technoscience. Jacques Luzi rappelle que « la technoscience dérive de la croyance occidentale en un Dieu-horloger ayant conçu et fabriqué un monde-machine qui, fait à son image, est pourvu de la capacité de percer tous les secrets mathématiques du « grand livre de la nature » (Galilée) » [18].
La comparaison de l'organisme, de l'esprit ou du cosmos avec des machines perfectionnées aurait pu rester ce qu'elle était à l'origine : une comparaison, un modèle, une métaphore pouvant permettre de faire des découvertes. Mais la question a pris une autre ampleur, avec la Révolution industrielle qui a imposé au début du XIXe siècle le règne des machines dans la production. Libéralisme et technoscience : ce sont deux forces différentes, quoiqu'entretenant une certaine parenté, qui se percutent à ce moment-là. D'un côté, l'idéologie libérale, avec ses mots d'ordre de « responsabilité individuelle », de « liberté » et de « propriété », qui voit la société comme un agrégat d'agents économiques rationnels et calculateurs cherchant à satisfaire efficacement leurs intérêts égoïstes. De l'autre, la technoscience, une infrastructure matérielle fondée sur les machines et la pensée abstraite, également au service d'une « efficacité » sans considérations éthiques. La rencontre de cette idéologie et de cette force matérielle va progressivement imposer dans les faits la réification des êtres vivants : on va traiter l'être humain, tous les animaux et l'ensemble du vivant comme de simples choses animées, des automates.
Deux cents ans plus tard, avec entretemps le coup d'accélérateur donné par l'informatique au milieu du XXe siècle, vous pouvez mesurer le triomphe de ce mariage de raison entre le libéralisme et la technoscience. La productivité, la production, la consommation ont augmenté dans des proportions inimaginables, le secteur économique a pris une place prédominante : les activités dites « économiques » se sont désencastrées du reste de la vie sociale pour devenir un secteur de plus en plus autonome, une fin en soi [19]. Triomphe, ou naufrage : à l'exploitation démesurée des ressources naturelles et des travailleurs répond l'isolement des consommateurs dans des réalités virtuelles et des bulles sociales.
La question centrale autour de la thématique de l'intelligence, quand elle est abordée par le rapport aux machines, est donc moins de savoir ce qui arrive aux machines quand on les compare aux humains, que ce qui arrive aux humains quand on les compare aux machines. Dans le test de Turing (comme dans l'expérience de Milgram), l'objet de l'expérience n'est pas celui que l'on croit. On pense tester une IA pour déterminer si elle est ou non intelligente ; mais on oublie de se demander ce que cette expérience fait aux humains. La réponse n'est pas brillante. En adoptant une définition computationnelle de l'intelligence, ce ne sont pas les machines qui se trouvent augmentées jusqu'au statut d'humains : ce sont les humains qui se trouvent dévalorisés jusqu'au statut de machines. Depuis le test de Turing et le développement de la cybernétique (Norbert Wiener, John Von Neumann…), les promoteurs de l'intelligence artificielle veulent réduire la vie à un ensemble d'informations et la pensée à une somme de calculs. Avec l'IA, un nouveau cap est franchi : c'est quotidiennement que nous comparons nos facultés cognitives aux machines et que, selon vous, « les spécificités supposées de l'intelligence humaine résistent assez mal aux assauts concurrentiels de l'IA ». J'avoue, Franck Cochoy, que j'ai un peu plaint vos proches quand j'ai lu sous votre plume que la seule chose qui importe dans le cadre d'une interaction, c'est d'être « capable de simuler des états émotionnels ». C'est donc que, selon vous, rien n'existe par soi-même, il n'y a que des apparences et les relations sont basées sur du vide. Entre une simulation et une véritable émotion, si les apparences sont sauves, pour vous c'est pareil. Le monde est un théâtre où des êtres vides jouent chacun leur rôle — et si le rôle doit être repris par une machine qui imite bien, eh bien c'est équivalent. La vie avec vous doit être assez fun, mais un peu creuse.
Cher Franck, j'ai bien compris que lorsque vous avez écrit votre article, vous n'avez pas eu peur d'énoncer des âneries. Vous plaidez donc « pour un accueil ouvert, mais prudent des machines intelligentes en démocratie », vous voulez « réfléchir à la façon de vivre avec les nouvelles machines intelligentes ». Le titre de l'article, quant à lui, suggère même d'accueillir les IA « parmi les humains ». Vous cultivez sciemment l'ambiguïté : s'agit-il de les inscrire au sein de la communauté humaine, ou bien de leur faire une place à côté de nous ? La leçon — ou plutôt le postulat — du test de Turing, c'est qu'il n'y a pas d'humanité en soi, seulement des manifestations d'humanité. Si une machine arrive à produire toutes les manifestations attendues d'intelligence humaine, au nom de quoi devrions-nous lui dénier le statut d'humain ? L'absurdité d'une telle question pointe les limites de votre « anti-solipsisme cognitif » : les machines ne sont pas des êtres humains et les êtres humains ne sont pas des machines [20]. Il s'agit de deux catégories différentes, deux ontologies si l'on veut. Chacune est exclusive de l'autre : elles sont différentes par nature car elles n'ont pas les mêmes propriétés constitutives ni le même statut. Les êtres vivants — dont font partie les humains — naissent. Issus du hasard, ce sont des personnes, qui possèdent une dignité. Les artefacts — outils, machines, IA… — sont fabriqués : ce sont des choses, issues d'une volonté auxquelles on peut attribuer un prix et trouver des équivalents. Pour reprendre la terminologie de Kant, les uns sont des fins en soi, les autres des moyens [21].
Encore faut-il ajouter que ce débat n'a pas lieu dans les cieux éthérés des Idées, mais dans le monde réel de 2025. Vous vous y connaissez en économie, Franck Cochoy, vous faites des livres sur les innovations technologiques au service de l'économie [22] ; vous savez que le budget R&D dans le domaine de l'IA est prévu pour atteindre 475 milliards de dollars (en hausse de 42 % par rapport à 2024. C'est l'équivalent du PIB du pays le plus riche d'Afrique, le Nigeria) [23]. Les artefacts sont des créations humaines, certes, mais surtout l'expression de la volonté d'individus particuliers, ou d'entreprises particulières, ou de classes sociales particulières. Ce n'est pas « l'humanité » qui développe l'IA, mais bien certaines entreprises et certains centres de recherches publics. Faut-il vous rappeler que l'IA est une technologie au service des intérêts du Grand Capital et des intérêts des États. Elle n'est évidemment pas neutre, même si tout article de presse sur le sujet prétend faire preuve de neutralité en affirmant que l'IA n'est ni-bonne-ni-mauvaise-tout-dépend-de-ce-qu-on-en-fait-et-il-faut-des-usages-prudents, etc., on connaît la chanson. Elle est à la fois un enjeu économique majeur et une arme au service des dominants. On est même en droit de prendre le mot « arme » au sens propre, quand on connaît l'intérêt des militaires pour le domaine [24]. Par manque de temps, je laisse de côté tout le sujet du transhumanisme, qui constitue pourtant un autre aspect important des avancées technologiques…
Résumons : au nom d'intérêts particuliers, les dominants développent une technologie issue d'une vision mécaniste du monde, qui va encourager encore la domination du monde par la Tech américaine et les États impérialistes. En contrepartie, nous aurons la possibilité de faire écrire nos dissertations par ChatGPT et de trouver du réconfort affectif auprès d'une IA émotionnelle comme Affectiva [25]. Que font les intellectuels comme vous ? Ils appellent à donner un statut juridique aux armes du grand capital, à les accueillir sur un pied d'égalité avec celles et ceux des humains qui n'ont plus que leur souris pour cliquer [26]. Vous êtes sérieux Franck ? Vous avez réfléchi deux secondes à qui sortira perdant ?
Je sais que vous n'aimez pas la métaphysique. Mais tout de même, prenons un peu de recul sur cette drôle de créature qu'est l'être humain. Faite de chair, de sang, de fantasmes, de rire, de calcul et d'intérêt, liée aux autres tant par des sentiments que par des idées, dépendante de son milieu tant pour son alimentation que pour sa vie affective, prise tantôt de délires de toute-puissance et d'autres fois d'une peur tragique de la mort, férue de poésie comme de vidéos pornographiques trash ; vous conviendrez qu'il est difficile de cerner facilement cette créature et de donner une définition simple de son intelligence. C'est un lieu commun de dire qu'on peut attendre de lui le pire comme le meilleur, mais il est bien connu qu'on trouve surtout ce qu'on cherche : en en appelant aux bas instincts (peur, égoïsme, ressentiment), on ne rencontrera pas le même être que si on vient trouver en lui le philosophe, l'altruiste ou l'artiste. C'est en cela que la réduction opérée par le libéralisme est contestable. Descriptive et prescriptive, elle oriente l'être humain sur un chemin périlleux. On peut en dire de même de la vision réductionniste qui nous présente comme des machines perfectionnées. Chacun son idéal, et celui-ci n'est pas le mien.
Au demeurant, réduire l'humain à une machine perfectionnée pose un problème : avec le perfectionnement des machines, ce qui était hier une machine perfectionnée peut vite être dépassé, et devenir une machine désuète. C'est ce qui s'est passé dans le cas de Kasparov. Autrement dit : si vous acceptez de vous placer sur le même plan que les ordinateurs, même en position de supériorité, vous ouvrez la possibilité d'être demain l'inférieur des machines. C'est ce qu'avait saisi dès 1942 le philosophe Günther Anders en analysant les sentiments qui traversent l'être humain qui se compare aux machines fruits de sa création et qui se rend compte que celles-ci travaillent mieux que lui : plus vite, plus précisément avec des productions plus régulières. La machine travaille plus vite, mais il faut aider la machine à travailler. Nous devenons les assistants des machines, ceux qui leur fournissent du carburant, qui les nettoient, qui les réparent, qui appuient si nécessaire sur des boutons… Nous croyions avoir fabriqué des instruments, et nous devenons en fait les instruments des instruments. L'être humain, confronté à ses créations, constate sa propre faiblesse face aux machines. Le sentiment majoritaire pouvait être qualifié, dit le philosophe, de « honte prométhéenne ». Il entend par là « la honte qui s'empare de l'homme devant l'humiliante qualité des choses qu'il a lui-même fabriquées » [27]. L'être humain éprouve la vanité de ses efforts, dans un monde en outre soumis à la menace d'une guerre mondiale et du feu nucléaire : c'est le règne de ce qu'Anders appelle « l'obsolescence de l'homme ».
Bon, je pense que vous comprenez un peu maintenant pourquoi je ne vous ai pas répondu dans la minute. Pour vous écrire, j'ai dû potasser un peu. Mais j'étais bien motivé, parce qu'il y a un vrai enjeu à ne pas vous laisser raconter des bêtises qui débouchent sur des erreurs stratégiques et des calomnies politiques de bas étage. En effet, en adoptant une définition calculatoire et instrumentale de l'intelligence et de la raison tout en prétendant vous placer dans la continuité des luttes féministes, antiracistes ou pour la reconnaissance de l'intelligence animale, vous trahissez l'émancipation que vous prétendez défendre.
Mettre en parallèle l'émergence de l'IA avec les luttes des femmes et des peuples colonisés semble une blague de bien mauvais goût quand on a connaissance de quelques éléments de contexte. Ainsi, un récent rapport de l'Organisation internationale du travail nous apprend que dans les emplois susceptibles d'être automatisés par l'arrivée de l'IA dans les entreprises, les femmes sont en première ligne. À l'échelle mondiale, les postes occupés par des femmes sont trois fois plus menacés que ceux des hommes [28]. Quant au racisme, on rit jaune quand on connaît le coût social et environnemental des nouvelles technologies en Afrique, dans le Grand Nord canadien, en Asie du Sud-Est ou en Amérique du Sud pour l'extraction des matières premières nécessaires à la production des outils numériques. Pour extraire ces « minerais de sang » [29], les droits des peuples premiers sont foulés aux pieds, les milices mettent la RDC à feu et à sang. Le mode de vie numérique repose sur une exploitation intensive des ressources naturelles, et se fait au bénéfice principal des grandes puissances impérialistes [30]. Il semble aujourd'hui difficile de défendre l'idée selon laquelle le capitalisme ou la technoscience seraient des formes sociales émancipatrices au service des minorités. Rassurez-moi, M. Cochoy : ce n'est quand même pas ce que vous essayez de faire croire ?
Une simple carte du monde rend visibles quels pays ont profité de la mondialisation capitaliste : c'est le Nord global qui a accru son hégémonie sur le reste du monde. Le triomphe de la rationalité instrumentale a certes permis des résultats impressionnants, en termes d'augmentation de la productivité. Mais cette recherche étant totalement déconnectée de tout impératif éthique, la productivité est maximale dans tous les domaines, y compris celui de la destruction. Alors, peut-on décemment qualifier d'« intelligente » une société ayant produit la capacité de détruire plusieurs dizaines de fois la Terre grâce à son arsenal nucléaire ? Peut-on décemment qualifier d'« intelligente » une société qui détruit la biodiversité dans des proportions inédites depuis des millions d'années ? Une société incapable de ralentir ou de stopper un réchauffement climatique aux causes majoritairement anthropiques qui menace d'atteindre 4 degrés d'ici la fin du siècle ? De quelle intelligence sommes-nous capables, alors que nous détruisons les autres êtres vivants dans des proportions inédites ? C'est curieux, car dans votre article vous semblez très conscient de ces derniers points, mais vous n'en tirez pas la conclusion qui s'impose, et vous déclarez votre amour aux pires produits du système que vous semblez dénoncer par ailleurs.
Celles et ceux qui se battent pour l'égalité entre les hommes et les femmes ou contre le racisme savent que ce n'est pas en s'appuyant sur la mentalité de calcul et de l'instrumentalisation que leurs combats pourront trouver une issue positive. Il n'y a pas d'émancipation des « minorités » au sein du technocapitalisme. « Femmes dirigeantes d'entreprises », « diversité » ou « inclusion » dans l'entreprise, astronautes de toutes les nationalités à la conquête de Mars : c'est toujours le même système intrinsèquement instrumental et dominateur qui cherche à se renouveler.
En réalité, l'émancipation desdites « minorités » (dont il reste à prouver qu'elles soient minoritaires) passe par l'émancipation de tous. Si les luttes féministes ou antiracistes spécifiques sont bien sûr nécessaires, l'enjeu repose sur une articulation des combats qui ne vienne pas oblitérer l'émancipation de l'ensemble des êtres vivants. Autrement dit, lutter pour l'émancipation devrait signifier défendre une autre vision de l'intelligence, des relations entre les êtres, une autre ontologie, incompatible avec le schéma de l'homo œconomicus et de la « guerre de chacun contre chacun ». Ce que bon nombre de personnes en lutte au quotidien essayent de mettre en œuvre, c'est l'inverse de ce que vous faites quand vous revendiquez un statut d'être intelligent pour les calculateurs électroniques. Mais enfin, vous avez vous-même écrit quelque part que l'homo œconomicus ne méritait pas tant d'acrimonie [31]…
Breaking news : l'intelligence humaine – et cela vaut aussi pour l'intelligence animale – repose nécessairement sur une forme de sensibilité. Par sensibilité, j'entends qu'elle est issue des sens et intimement liée à eux, et que les sens ne peuvent se réduire à des données informatiques collectées et transmises à un centre de traitement (contrairement au cas de la machine, qui établit son seul rapport au monde par ce prisme). Désolé pour les informaticiens que vous aimez tant et qui « ont fait le pari qu'il était possible d'extirper [l'intelligence] de notre corps et de la réagencer/déplacer ailleurs », mais nous ne sommes pas que de simples réceptacles à sensations ou à données. Nous interagissons avec le monde et cette relation à double sens est constitutive de notre intelligence, l'intelligence ne se réduisant pas au traitement de données, mais incluant aussi la production de sens et de compréhension en lien avec ce que nous percevons et ce que nous produisons. Il faut donc bien comprendre cela : notre corps ne fait pas que recueillir et transmettre des données à notre cerveau. Croire cela, ce serait reproduire le vieux dualisme qui nous imagine avant tout comme des âmes, conjoncturellement incarnées dans des corps — ces derniers n'étant jamais qu'un vulgaire substrat biologique [32]. Tout ça, c'est la grande leçon de l'école philosophique de la phénoménologie, autour de Merleau-Ponty. Enfin, plutôt, ce que j'en ai compris au fil de mes lectures ; je ne prétends pas que vos collègues profs de philo agrégés expliqueraient ça de la même manière.
Connaissez Matthew B. Crawford ? Ce philosophe étasunien se livre depuis une vingtaine d'années à un travail associant phénoménologie, sciences cognitives, éloge du travail manuel et critique de l'idéologie libérale [33]. J'aime beaucoup son travail. Selon lui, nous baignons dans « une culture qui associe le progrès de la liberté et de la dignité humaine à l'abstraction toujours plus grande des contingences matérielles ». Comme j'ai déjà tâché de l'expliquer ailleurs [34], cette position d'extériorité au monde — de supériorité en fait — trouve ses racines modernes chez Descartes, qui professait un dualisme corps/esprit, chacun étant réputé indépendant. Ce dualisme est profondément ancré dans notre culture moderne : le sujet cartésien est semblable à un « cerveau baignant dans une cuve » [35], recevant passivement des stimuli extérieurs et les interprétant selon ses représentations. En réalité, rappelle Crawford, nos facultés rationnelles sont intimement liées à une compétence émotionnelle et corporelle et « le caractère incarné (embodied) de notre existence et le type de mobilité qui l'accompagne […] ne sont pas de simples auxiliaires de la perception, mais sont constitutives de la façon même dont nous percevons. Comme l'explique [le chercheur Alva Noë] : « la perception est une forme d'action. Elle n'est pas quelque chose qui nous arrive ou qui se produit en nous. Elle est quelque chose que nous faisons. » [36]. Par nature, nous éprouvons « [notre] incomplétude et, par conséquent [notre] besoin de l'autre » [37]. Il est donc illusoire de vouloir séparer corps et esprit. C'est ainsi : nous sommes notre corps, et nous vieillirons avec lui — et nous mourrons avec lui.
Construire une conception de l'intelligence alternative aux représentations mécanistes, cela peut aussi passer par étudier les agencements à l'œuvre dans d'autres sociétés. De nombreux peuples ont ainsi développé une intelligence de leur milieu dont nous serions bienvenus de nous inspirer : peuples d'Amazonie ou d'Asie du Sud-Est par exemple. Certains de ces peuples sont animistes : ils confèrent à tous les êtres vivants — et parfois même aux rivières ou aux montagnes — des esprits, des âmes. Ça peut paraître étrange, et en premier lieu à moi qui suis athée et matérialiste. Il faut cependant constater que, en pratique, ces autres cosmologies ont été incapables d'inventer les élevages concentrationnaires de poulets ou la bombe atomique. Ce n'est pas un défaut, et cela doit même être mis à leur crédit : cela traduit un rapport à leur milieu moins dominateur et moins destructeur, plus modeste peut-être. En effet, même si des mécanismes de violence existent largement dans la plupart de ces peuples, ils ont su ne pas se doter des moyens qui permettraient le déchaînement de la violence à une échelle industrielle.
La modestie, l'humilité, la capacité à s'autolimiter, à s'empêcher, la conscience et l'acceptation de notre tragique condition mortelle, voilà ce qu'il faudrait développer. Sous les auspices du technocapitalisme, l'espèce humaine a achevé de conquérir le Globe. Cette volonté de puissance, je pense qu'elle fait partie des forces qui ont toujours traversé l'humanité — les philosophes l'appellent l'hubris. Mais ce n'est que depuis tout au plus deux cents ans que nous nous sommes dotés des moyens de vraiment asservir le monde, de déchaîner notre hubris. Cette dynamique va en s'accélérant, jusqu'à ce que, probablement, on rencontre un mur. Évidemment, la solution la plus logique, la plus intelligente, consisterait à s'arrêter avant le mur. À ralentir, et à adopter un comportement moins destructeur, à sortir même de la logique de la destruction et de la domination. Mais on comprend bien les problèmes qui se posent ici : prendre cette proposition au sérieux, cesser de considérer le monde comme une « ressource » et les êtres vivants comme des outils, cela nécessiterait de démanteler la majeure partie — si ce n'est la totalité — de l'appareil de production mis en place depuis la Révolution industrielle. D'en finir avec la division internationale du travail qui s'est imposée à nous, avec la « main invisible du marché » et avec le mode de vie occidental qui, on le sait, nécessiterait si l'on voulait le généraliser à l'ensemble des êtres humains, des ressources naturelles équivalant à plusieurs planètes Terre. Il ne suffira pas de remettre en cause notre rapport au monde : il va falloir poser des actes forts. Notre mode de vie n'est pas durable, notre représentation du monde non plus, pas plus que notre définition instrumentale de l'intelligence.
Le technosolutionnisme a vécu. Les femmes ou les victimes de racisme ne trouveront aucune consolation dans le développement de l'IA ou du transhumanisme. Ce n'est pas en allant plus loin dans la technologie qu'on va résoudre les problèmes d'égalité sociale. Au contraire, nous avons passé un tel seuil dans ce développement technologique que tout progrès est avant tout un progrès de la domination, qui profite en premier lieu aux dominants. En réalité, aujourd'hui, le luddisme, le rejet des machines et du rapport social qu'elles impliquent n'est pas contradictoire avec l'émancipation. Au contraire, c'est l'un des préalables à la mise en place de toute société égalitaire. L'égalité n'aura pas lieu dans le vide, dans le cyberspace ou dans le paradis après la mort. Elle aura lieu sur Terre, entre humains qui auront décidé de se débarrasser de la logique de la domination.
J'ai parlé de modestie. En effet, parfois — souvent même — s'empêcher c'est faire œuvre d'intelligence. Cela vous évoque-t-il la fameuse phrase d'Albert Camus « Un homme, ça s'empêche » [38] ? C'est l'occasion de soulever un point intéressant qui transparaît dans votre article : le rapport entre humanité et intelligence. Il faut en effet se demander si cette dernière est réservée à l'humanité ? Beaucoup de personnes entretiennent cette croyance. Mais s'il y a bien un point sur lequel je rejoins vos thèses, c'est que l'intelligence n'est pas l'apanage exclusif de l'espèce humaine. C'est une caractéristique qu'on peut sans nul doute étendre aux animaux, ou du moins à bon nombre d'entre eux. On peut discuter de savoir si tous les êtres vivants sont intelligents. On peut également discuter de savoir dans quelle mesure une espèce mettant en place un arsenal nucléaire aux capacités de destruction qui dépassent l'entendement peut être dite intelligente. Par contre, nul doute ne subsiste quant à savoir si les grands singes — chimpanzés, bonobos, gorilles, orangs-outans — ont une intelligence comparable à la nôtre, une capacité à utiliser des outils, la possibilité de manier des symboles, et même une culture et une morale [39]. Vous mentionnez aussi les dauphins, les perroquets, les cétacés… Nous sommes d'accord, ne confondons donc pas intelligence et humanité.
Notre accord sur le sujet va plus loin : bien souvent, même celles et ceux qui acceptent l'idée que les animaux disposeraient d'une forme d'intelligence se sentent obligés de rappeler que l'être humain dispose d'une intelligence supérieure. Mais à quelle définition de l'intelligence une telle croyance se rapporte-t-elle ? Une fois de plus, à l'intelligence entendue comme calcul, agencement de moyens à des fins, efficacité, productivité. Pour citer la définition de l'intelligence que vous proposez dans votre article, « la capacité à atteindre des objectifs dans un large éventail d'environnements ». C'est vrai : l'être humain est capable d'habiter n'importe où sur la planète grâce à ses techniques, ses outils, ses vêtements, ses chauffages d'appoint et ses climatiseurs. On sait même aller sous l'eau et parfois sur la Lune. Les bonobos et les chimpanzés en sont, eux, bien incapables. Tout comme ils sont, je le rappelle, incapable de fabriquer des armes de destruction massive. Ils ne savent pas que le Groenland, l'Antarctique ou les fonds marins existent ; ils n'ont pas non plus l'idée de les coloniser et de piller toutes leurs ressources fossiles. En un sens, leur comportement vis à vis de leur environnement est plus éthique que celui de l'être humain.
Sans doute les animaux ont beaucoup plus de difficultés que nous à produire de l'information et à la traiter. Sur le plan du calcul, tout comme sur le plan de l'efficacité, ce n'est pas à eux qu'on va s'adresser pour résoudre des équations du deuxième degré ou construire le viaduc de Millau. Pas plus que pour produire du sens, imaginer des histoires, des mythes, manier des symboles. Ce dernier point me semble une propriété intrinsèquement humaine, ce que le philosophe Cornelius Castoriadis appelle la faculté d'imagination [40]. En un sens, c'est vrai, cela nous met à part. Nous sommes des animaux, mais des animaux un peu spéciaux : des mammifères dotés d'imagination. Par contre je ne crois pas que nous disposions d'une intelligence supérieure. C'est au nom d'une telle croyance orgueilleuse que notre espèce s'est permis d'asservir toutes les autres, d'inventer des techniques inhumaines comme l'élevage industriel ou la pêche au chalut. Et, oui, j'ai employé le mot « inhumain » à dessein : personne d'autre que l'être humain ne fait des choses inhumaines ! C'est quand même paradoxal. Nous avons conscience du bien et du mal, nous avons inventé le mal radical, et nous sommes capables de dire que ce dernier est inhumain. Alors, bon, se dire supérieurs aux autres espèces, je ne sais pas.
En cela, Franck Cochoy, je vous rejoins sur le fait qu'il faut attribuer une intelligence aux animaux. Mais, un peu de jugeote : si vous pensez que les animaux sont intelligents, alors que tout montre qu'ils ne sont pas très forts en maths ou en construction aéronautique, ne serait-ce pas un critère à intégrer à votre définition de l'intelligence, et qui viendrait finalement contredire votre idylle naissante avec les supercalculateurs électroniques ? Les animaux n'ont rien à gagner à votre définition computationnelle et opérationnelle de l'intelligence. Sur ce plan-là, ils sont perdants, car leur avantage se trouve davantage dans leur adaptation au milieu, autrement dit dans la modestie dont nous sommes incapables de faire preuve. Franchement, embarquer les animaux dans votre croisade pour l'IA me semble un peu trop anthropocentré.
On arrive au bout, Franck. Je ne voudrais pas trop vous accabler, mais avant de vous laisser je dois vous dire un dernier mot. Après vous avoir parlé des animaux, c'est sur les universitaires qu'il faut finir. Comme ce que j'ai à vous dire n'est pas très gentil, je vais me permettre de passer au tutoiement, ce sera plus sympa. Voilà : tu connais le contexte économique. Derrière le développement de l'IA, il y a d'énormes enjeux d'argent et de pouvoir. La technologie vient bouleverser des monopoles acquis, permet l'émergence de nouveaux acteurs. Elle envahit de nombreux domaines d'activité qui s'estimaient il y a peu intouchables. En dehors de quelques auteurs de science-fiction, qui aurait imaginé il y a quelques années que 30 % des adolescents américains qui utilisent l'IA trouvent que les interactions virtuelles sont autant voire plus satisfaisantes que les interactions avec leurs amis ? Et du côté des applications militaires, l'enjeu de l'IA est évidemment crucial.
Tu sais donc bien, Franck, que les géants de la Tech aussi bien que les États ont besoin, selon leurs propres intérêts, de développer l'IA. Et comme une modification des structures de production et de consommation doit toujours s'enrober d'un discours d'accompagnement, la publicité, le marketing, les producteurs d'images, de mots et d'idéologies sont courtisés. Hé, ça tombe bien, c'est exactement toi : sociologue du marketing, anthropologue du marché. Quel hasard ! Il y a un boulot pour toi et tes semblables : il faut expliquer aux consommateurs à quel point l'IA est nécessaire, utile, plaisante, naturelle ou conviviale. On doit vanter ses intérêts, au besoin en mentionnant quelques inconvénients, mais en se plaçant toujours d'un point de vue « constructif ». Ne pas rejeter l'IA « en soi », bien sûr, mais juste « s'interroger » sur certains de ses usages. Comme tu le disais dans un de tes bouquins à propos d'une application pour smartphone à des fins de marketing, il faut « cerner les potentialités du dispositif » et « évaluer les modalités et les chances d'insertion [du dispositif] dans son marché » [41]. Bref : accompagner le développement de la technologie avec un discours universitaire de bon aloi.
À ce titre, ton article est exemplaire, car il y est question d'un basculement ontologique : tu cherches à placer les humains et les machines sur le même plan, en affirmant que tous deux partageraient une même nature d'êtres intelligents et que la question de l'ontologie ne se poserait même plus. On peut légitimement se demander si le rôle des intellectuels et des chercheurs est bien de fournir des idéologies d'accompagnement aux technologies issues du capitalisme avancé. D'autant plus en se parant de vertus morales, et en rejetant ceux qui combattent les nouvelles technologies dans le camp du Mal et de la réaction.
La Silicon Valley a besoin de nous fourguer ses innovations. Elle a également besoin d'« idiots utiles », dans le même sens que le Parti communiste cherchait à s'entourer d'intellectuels non communistes, sociaux-démocrates ou libéraux, pacifistes sincères, dans le but de favoriser les intérêts impérialistes de l'Union soviétique. Il me semble qu'ici, les sciences sociales sont entraînées dans une croisade qui sert des intérêts bassement matériels et mercantiles : : le camelotage de l'IA.
Ce type de discours n'est pas très surprenant. Cela fait des années que, sous l'influence du très renommé sociologue de l'innovation Bruno Latour, une part importante des chercheurs en sciences sociales a pour totem la notion d'« hybridité ». Le « Parlement des choses » prôné par Bruno Latour, tout en se plaçant sous les auspices de Gaïa et du « Vivant » cherchait à inclure dans une même communauté politique êtres vivants et objets inertes [42]. Humains, animaux, ordinateurs, routes, monuments, rivières : tous membres de la société ! La critique de l'« essentialisation » a bon dos, et permet de tout mélanger, en accompagnant le déferlement technologique [43]. Enfin, je ne t'apprends rien, puisque tu avoues toi-même être très influencé par la pensée latourienne [44] et que tu cites le sociologue dans ton article. Voilà pourquoi tu veux accueillir les IA parmi nous. Pour toi, la distinction machines/vivant n'a aucun sens. Tout juste précises-tu que l'accueil de ces « créatures » (je te cite) doit être « prudent » et « démocratique ». La belle affaire, Francky ! Tu as déjà entendu quelqu'un prôner un accueil imprudent et antidémocratique ? Non, vraiment, sous des atours de belles idées généreuses et écologiques, les disciples de Bruno Latour comme toi fournissent surtout du pain béni à la Silicon Valley qui rêve de voir ses IA et ses androïdes accéder au statut de citoyen.
Moi, de mon côté, je t'avoue qu'il me semble modestement que le rôle de ceux qui pensent est de produire du sens critique, plutôt que se poser en conseillers du prince et en stratèges de l'innovation. Le technocapitalisme détruit la planète dans des proportions affolantes et cherche à imposer ses innovations, son mode de vie et sa vision du monde. À nous de nous montrer, enfin, à la hauteur de notre humanité, et de refuser les progrès de la domination, l'IA en premier lieu.
Refuser l'IA, c'est facile et c'est amusant. C'est facile, parce que l'IA est vraiment un gadget, du moins dans les usages qui sont consentis aux sans pouvoirs, un truc dont on n'a pas besoin. Il est facile de s'en dispenser individuellement, que ce soit dans les études, au travail ou dans la vie quotidienne. Ce boycott quotidien est le premier pas. On peut aussi en dire du mal, affirmer haut et fort qu'on ne s'en sert pas, qu'on refuse cette logique, qu'on ne veut pas participer à la course folle à l'innovation. Rappeler que l'IA consomme des ressources naturelles exorbitantes. Et en allant un peu plus loin, on peut chercher à entraver la production, à faire acte de sabotage : empêcher les implantations des nouveaux data centers dédiés à l'IA, contester les agrandissements des usines de puces électroniques qui servent à fabriquer le « monde augmenté », s'opposer à la numérisation généralisée. Là bien sûr, c'est moins facile. Mais là où ça peut être amusant, c'est que l'IA avance à visage découvert. Elle fait sa promo dans de nombreux débats « citoyens », comme ces jours-ci ceux de la Fête de la science sur le thème « Intelligence(s) » [45] : autant d'occasions d'aller porter la contestation et de gâcher la fête. L'IA a même des promoteurs assumés, des gens qui font sa publicité, des sociologues serviles (tu vois de qui je parle ?). On peut les dénoncer publiquement, se moquer d'eux, montrer leurs contradictions, voire leur jeter des tomates ou des tartes à la crème les jours de grande forme. Faire preuve d'esprit critique, c'est sans doute plus ça que de chercher à accueillir les IA parmi les humains.
A bon entendeur, mon Francky !
Nicolas Bonanni
PS : à propos d'« intelligence collective », merci aux camarades pour les relectures !
[1] https://aoc.media/opinion/2025/06/05/pour-lantiluddisme-du-bon-accueil-de-lia-parmi-les-humains/
[2] Isaas Asimov, Le cycle des robots (1956-1986) ; Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques (1968) ; Stanley Kubrick, 2001, L'Odyssée de l'espace (1968) ; Ridley Scott, Blade Runner (1982) ; Spike Jonze, Her (2013) ; les séries Real humans, Black Mirror, Westworld, etc.
[3] Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d'Alain Rey, 2005, auquel sont emprunté une partie des développements étymologiques de ces paragraphes.
[4] René Descartes, Discours de la méthode, 1637.
[6] Allan Turing, « Comuting Machine and Intelligence », Mind, vol. 59, n° 236, 1950.
[7] Wikipédia, « test de Turing »
[8] Philippe Setlakwe Blouin, Le devoir, décembre 2022.
[9] Nicolas Bonanni, L'écologie, révolutionnaire par nature, Le monde à l'envers 2025, en particulier l'annexe « La nature de l'écologie ».
[10] Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, pp. 110-111 de l'édition Folio.
[11] Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, pp. 224-225 de l'édition Folio.
[12] Philippe Breton, Une histoire de l'informatique, La découverte, 1987.
[13] René Descartes, Discours de la méthode, 1637.
[14] La Mettrie, L'homme-Machine, 1748.
[15] Helvétius, De l'homme, 1795.
[16] David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779 (cité par Bertrand Louart, Les êtres vivants ne sont pas des machines, La Lenteur, 2018).
[17] Jacques Luzi, Au rendez-vous des mortels, La lenteur, 2018.
[18] Jacques Luzi, Ce que l'intelligence artificielle ne peut pas faire, La lenteur, 2024.
[19] Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944.
[20] Bertrand Louart, Les êtres vivants ne sont pas des machines, op. cit.
[21] Si Kant attribuait cette qualité aux seuls humains, je propose de l'attribuer aux êtres vivants.
[22] Franck Cochoy, Sociologie d'un « curiositif », Le Bord de l'eau, 2011.
[23] https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-le-rebond-des-depenses-it-stimule-par-l-ia-en-2025%C2%A0selon-gartner-97430.html
[24] Deux exemples parmi d'autres : https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/aid/Bilan%20d%27activite%CC%81s-2024.pdf en France et https://www.darpa.mil/research/programs/ai-forward aux Etats-Unis.
[25] https://www.affectiva.com/. Voir aussi https://innovations.fr/ia-et-ados-quel-impact-sur-leur-vie/
[26] Dans une optique de modernisation, l'expression vient de remplacer officiellement « n'avoir plus que les yeux pour pleurer ».
[27] Günther Anders, « Sur la honte prométhéenne » [1942], in L'Obsolescence de l'homme [1956], éditions de l'Encyclopédie des nuisances et éditions Ivréa, 2002.
[28] https://www.usine-digitale.fr/article/les-emplois-des-femmes-sont-plus-exposes-a-l-ia-generative-selon-l-organisation-internationale-du-travail.N2232259
[29] Christophe Boltanski, Minerais de sang. Les esclaves du monde moderne, Grasset, 2012
[30] Un exemple parmi d'autres : Fabien Lebrun, Barbarie numérique, L'échappée, 2024.
[31] Franck Cochoy (dir.), La captation des publics, Presses universitaires du Mirail, 2004.
[32] Voir Céline Lafontaine, L'empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Seuil, 2004 et La société postmortelle. La mort, l'individu et le lien social à l'ère des technosciences, Seuil, 2008.
[33] Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La découverte, 2010 ; Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, La découverte, 2015.
[34] Nicolas Bonanni, Que défaire ? Pour retrouver des perspectives révolutionnaires, Le monde à l'envers, 2022.
[35] L'expression est de Hillary Putnam, citée par Matthew B. Crawford, Contact, op. cit.
[36] Matthew B. Crawford, Contact, op. cit.
[37] Matthew B. Crawford, Contact, op. cit.
[38] Albert Camus, Le premier homme, Gallimard, 1994.
[39] Les travaux de nombreux éthologues sont à ce sujet éclairants. Voir la bande dessinée de vulgarisation d'Aurel Singes. Quel genre d'animaux sommes nous ?, Futuropolis, 2021.
[40] Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, 1975.
[41] Franck Cochoy, Sociologie d'un « curiositif », op. cit.
[42] Bruno Latour, « Esquisse d'un parlement des choses », Ecologie & politique n° 56, 2018. https://shs.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2018-1-page-47?lang=fr#s1n5
[43] À ce sujet, voir Nicolas Bonanni, L'écologie, révolutionnaire par nature, op. cit., en particulier l'annexe « La nature de l'écologie ».
[44] Franck Cochoy, Une histoire du management. Discipliner l'économie de marché, 1999.
29.09.2025 à 10:27
dev
Ghassan Salhab
- 29 septembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, International, 2, Ghassan SalhabJe ne suis rien
et ma parole est passagère
comme moi,
entre des gens de passage,c'est pourquoi,
je parle de toi.
Bassam Hajjar
Est-ce une démence absolue qui s'est accaparée du sionisme, poussant cette idéologie née au cœur des nationalismes européens qui émergèrent au dix-neuvième siècle, à coup de massacres et contre-massacres, et de « mythes fondateurs » montés de toutes pièces, avant même les deux terribles guerres dites mondiales, alors que les colonies européennes étaient à leur apogée, que trois continents étaient déjà définitivement « conquis », les différentes populations autochtones soit décimées, soit réduites à portion congrue ; est-ce donc une démence absolue qui pousse cette idéologie à croire dur comme fer à son propre délire mystico-mythique qu'elle a longtemps su utiliser, manipuler, et qui désormais la déborde de toutes parts, faisant fusion totale avec l'autre grand délire sioniste, celui qui l'avait précédé de peu, le sionisme chrétien issu du christianisme évangélique apparu d'abord en Grande-Bretagne avant de prospérer aux États-Unis, chacun entraînant l'autre au plus loin et au plus aliéné dans cette fuite en avant génocidaire ?
Est-ce cet appel du vide que plus rien ne peut combler dorénavant, pas même cette mer de sang, pas même ce tenace goût de cendres et de poussière, un appel du vide qui n'attendait que ce basculement au-delà de toute limite, à l'image de cette morbide promesse éternelle, ce sacrifice définitif de l'autre, des autres, tous ceux qui n'ont pas été choisis, ces êtres humains en trop ? L'autel n'est que cela après tout : offrandes aux pieds de Yahvé ou tout autre nom qu'on veut bien donner à ce dieu unique. Une infernale machine de mort qui n'en finit plus de s'autoalimenter, qui surtout n'en finit plus d'être alimentée, en continu et en toute impunité, au vu et au su de tous — qu'il y ait reconnaissance ou pas d'un dit État Palestinien, cette peau de chagrin, où règnerait un fantoche de plus.
Mais quand nous parlons d'Israël, de l'État hébreux, comme il aime tant se nommer, nous parlons après tout d'une population qui ne dépasse pas les sept millions, qui ne peut démesurément croître, et qui ne peut vraiment dominer — n'oublions pas ce qu'est l'essence-même du sionisme, toutes tendances confondues : une colonisation, et toute colonisation est d'abord et avant tout domination — qu'au-dessus, à coup d'avions de chasse, d'hélicoptères, de drones, de satellites et autres instruments de technologie mortelle de pointe, qui ne peut donc durablement occuper le terrain une fois envahi. Pas suffisamment de soldats, et nulle Alya ne suffirait. Le « Grand Israël » (dépassant largement la fameuse rivière) ne se peut, sinon dans un vaste délire mental, un terrifiant conte pour soi et pour les autres, à commencer par les indigènes condamnés à l'assujettissement ou à la disparition, encore une fois.
Est-ce donc cette impasse sanguinaire, génocidaire, suicidaire, ou le sionisme n'est-il aujourd'hui qu'une sorte d'avant-garde poussée du surcapitalisme, véritable bras armé et laboratoire sécuritaire à ciel ouvert d'un futur déjà présent ? Les différents lobbys et alliances actuelles de circonstance ne peuvent expliquer à eux seuls la sidérante complicité de plus d'un pays. Il est tout de même question d'intérêts financiers, économiques, qui sont pour le moins pharamineux. Et cette domination sans répit qu'exerce le capital — aujourd'hui dans sa variante largement entre extrême-droite et droite-centre-extrême (comme plus d'une fois depuis au moins la révolution industrielle) — ne sefait pas seulement aux dépends de toute population qui refuse d'être asservie, qui persiste en dépit de tout à l'autodétermination, y compris dans les ex-colonies, ou encore dans les territoires supposément libérés, décolonisés, constamment dépouillés de leurs ressources naturelles ; elle s'exerce tout autant, de manière encore plus pernicieuse à dire vrai, sur sa propre population, à domicile, utilisant bien évidemment les flux migratoires (faisant immanquablement comme si notre monde n'était pas le fruit de siècles de mouvements migratoires, et sans lesquels plus d'une infrastructure n'existerait pas, mais que diable !) pour dissimuler cette exploitation de plus en plus sophistiquée dans son exigence d'une servitude volontaire — sinon : matraques, Tazer, grenades défensives, gaz de toutes sortes, garde à vue, au strict minimum.
Ce capitalisme suprême, même quand il nous la joue national, patriotique et toute la mascarade qui vient avec, n'a strictement aucune frontière quand il est question de profit. Et, nous le savons : il est toujours d'abord et avant tout question d'intérêts et de profits avec ce Moloch. Bien entendu, ce surcapitalisme dans sa version impérialiste occidental continue et continuera de mépriser au plus profond les populations des dits tiers et quart-monde. Il n'empêche que pour ce suprémacisme de toujours, toute population, « ceux d'en bas » plus précisément, ne sont que subordonné, sujet, consommateur, chair à canon quand nécessaire, quelles que soient leurs origines, ou alors ce ne sont que du lumpen, des rebuts et rien d'autre, des bouches en trop. Les dominants et les dominés encore et encore, et la fumeuse classe moyenne bien coincée au milieu de cette terrible échelle. La finance est en somme la seule internationale (oui, ce mot) qui fonctionne. Non pas une union quand même ! Les requins se tolèrent tout au plus entre eux. À l'inverse de cette grande illusion de l'abolition des frontières, que plus d'un a pensé tenir enfin avec l'invention de l'internet et sa propagation, oubliant que nulle recherche scientifique, technologique, n'échappe à leurs insatiables appétits, qu'elle est souvent même parrainée par ces squales. Le virtuel, l'intelligence artificielle, n'ont pas fini de brouiller encore plus la géographie, nos esprits et les lisières, tout en les creusant encore plus. Et la finance internationale en joue et s'en joue à merveille. Le nerf de la guerre, plus que jamais.
Cette démence sans fin du sionisme ne se peut assurément sans l'inconditionnel apport de plus d'un autre État et tout ce que le surcapital dans toutes ses composantes déploie, engrange, broie, sans rémission aucune. Après tout, cet État colonial en expansion continue, ne produit pas le gros de sa machine de mort. Il est extrêmement dépendant des États complices que nous connaissons (y compris dans le monde arabe, comme on l'appelle), et plus particulièrement de la grande puissance impériale d'aujourd'hui, ces États-Unis bâtis sur des terres entièrement spoliées au bout d'une conquête qui a duré près de quatre siècles, loin de toute caméra, de tout réseau, de tout direct, du live.
Ghassan Salhab