11.04.2025 à 10:43
nfoiry
« Avoir un bon copain », ça n'a rien d'évident ! Comment naît une amitié ? Nous vous proposons de découvrir les réponses étonnantes et profondes d'enfants à la question « Pourquoi on tombe amoureux ? », parues dans notre nouveau numéro. Puis, Chiara Pastorini vous donne les clés pour aborder le sujet avec eux.
avril 202510.04.2025 à 18:56
hschlegel
« “La vraie question philosophique, ce n’est pas être ou ne pas être / C’est : Est-ce que tu l’as vu mon cul, est-ce que tu l’as vu ? / Est-ce que tu l’as vu mon cul, est-ce que tu l’as vu ?” 🎶🍑 (bis)
[CTA1]
➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.
On le croyait mort et enterré, ou, à tout le moins, englouti dans les limbes du kitsch. N’en déplaise aux “grincheux”, comme il nomme ses détracteurs : Patrick Sébastien est bien vivant. En trois jours, plusieurs millions de personnes ont vu sa nouvelle chanson, un de ces “tubes de l’été” dont il a le secret. La vidéo est courte. L’arrangement musical, sommaire. La chorégraphie, basique : entouré de jeunes, le chanteur remue son derrière avec entrain.
J’ai beau vouloir le prendre de haut, me pincer le nez face à tant de vulgarité : Patrick Sébastien m’arrache toujours un éclat de rire. Dès que je l’entends, je suis prise d’une irrépressible envie d’agiter les bras frénétiquement, de lancer une chenille et d’y entraîner n’importe qui. Un plaisir coupable que partagent nombre de mes proches, y compris les plus intellos. “J’ai toujours un pincement au cœur quand je l’écoute”, me confie une amie. “Pile le même que quand ma mère m’envoie une carte de vœux musicale pour mon anniversaire.” Je l’associe moi aussi à mon enfance : aux campings dans lesquels mes parents me traînaient gamine, à des salles des fêtes de province, aux cotillons, aux néons qui grésillent… Bref, à tout ce qui est populaire et me renvoie à un état d’innocence festive – prolo, certes, mais chaleureuse.
Ce qui me charme, au fond, c’est la simplicité de la proposition. “C’est une chanson à la con qui n’a ni queue ni tête”, scande son auteur. “Je sais bien, c’est vulgaire, on aurait pu s’en passer / Mais c’est ce petit air qu’on avait envie de chanter !” Patoche, c’est le sens de la fête à l’épure : une fois encore, il assume de délivrer un message dénué de toute prétention. Un art poétique dont ce Boileau des paillardes délivrait déjà la recette dans Les Sardines : “Pour faire une chanson facile, facile / Faut d’abord des paroles débiles, débiles / Une petite mélodie qui te prend bien la tête / Et une chorégraphie pour bien faire la fête.”
Ce n’est pourtant pas un crétin qui est l’auteur de ces tubes. Cruciverbiste et verbicruciste, Patrick Boutot de son vrai nom est un amoureux des mots. Il aurait pu, de son propre aveu, devenir professeur de philosophie, qu’il a d’ailleurs étudiée. Très bon élève, il était passionné par la littérature et les grands penseurs. C’est son prof de philo qui lui a paradoxalement donné l’envie de se détacher de tout vernis érudit, en lui rappelant qu’“il ne faut pas vivre pour penser, il faut penser à vivre”. “J’ai alors décidé que je ferai du futile”, raconte le chanteur-animateur-humoriste. “Je me disais que j’aurai l’amour des gens, amour que je n’ai pas eu.” Ayant grandi sans père et sans argent, d’une mère de 17 ans qui travaillait à l’usine, le jeune Patrick sait depuis toujours la douleur de l’absence. Adulte, il vit l’insupportable : la mort de son enfant, Sébastien, emporté dans un accident de moto à ses 19 ans – et dont il a adopté le prénom comme nom de scène. “Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à lui”, confie le chanteur, qui avoue volontiers avoir été alcoolique et accro à la roulette. “Je suis en survie. Je suis mort avec lui.”
Comment expliquer alors cette bêtise assumée ? Peut-être doit-on y voir une manière d’être “superficiel par profondeur”, comme disait Nietzsche. Chez Patrick Sébastien, je retrouve quelque chose de l’allégresse dont parle Clément Rosset : une façon de vivre joyeusement et légèrement, sans naïveté aucune. Le philosophe aimait célébrer l’ivrognerie et l’idiotie – à comprendre au sens étymologique : le mot grec idiôtès signifie unique, singulier. Vivre en ivrogne, c’est accepter le réel tel qu’il est – idiot, comprenez : brut, sans cause ni justification. Ne pas fuir dans un deuxième monde, celui des illusions, où l’on se fantasme une image de soi.
“La fête est avant tout une ardente apothéose du présent, en face de l’inquiétude de l’avenir”, disait Simone de Beauvoir. Patrick Sébastien n’est pas né de la dernière pluie : il connaît l’état du monde – et de son corps, lui qui vient de réchapper d’un cancer du rein. Ce n’est pas par inconscience, mais par sagesse qu’il remue son popotin. Sa source de fierté ? Savoir que des gens font jouer Les Sardines à leur enterrement (“Ah qu’est-ce qu’on est serrés, serrés dans cette boîte…”). Son dernier vœu ? Qu’on écoute à ses obsèques cette chanson de son cru, cri d’adieu d’un clown à jamais meurtri par la disparition de son fils : “Tapez des mains ! C’est ça que je préfère / Allez boire du champagne, allez faire la fiesta / Honorez vos compagnes en souvenir de moi […] / La plus belle lumière est au bout du chemin / Parce que ce soir Patrick va revoir Sébastien.” »
avril 202510.04.2025 à 17:00
hschlegel
Donald Trump a sidéré le monde en proposant d’expulser les habitants de la bande de Gaza pour transformer celle-ci en « Riviera du Moyen-Orient ». Ce projet réveille le souvenir de programmes de déplacements forcés de population, dont Hannah Arendt fait l’une des sources du totalitarisme. Est-ce comparable ?
[CTA2]
Lorsque le 4 février dernier, il évoque l’annexion de la bande de Gaza par les États-Unis pour réaménager celle-ci en zone touristique haut de gamme après avoir expulsé deux millions de Gazaouis en Égypte et en Jordanie, le président américain semble sortir l’idée de son chapeau. D’après le New York Times, il n’en avait parlé qu’à quelques proches et n’avait pas consulté le département d’État ou le Pentagone. Même Benyamin Netanyahou, en visite à Washington, découvre le projet en écoutant son homologue. Tandis que les proches du président américain relativisent ses propos, plusieurs analystes considèrent qu’il s’agit sans doute d’une manœuvre pour forcer le Hamas à négocier. Mais ces déclarations visent également à faire passer des idées tout aussi illégales, mais moins choquantes, pour des réalités acceptables – comme l’occupation du territoire par l’armée ou la colonisation israélienne. Trump, d’ailleurs, insiste. Les Palestiniens expulsés n’ont pas vocation à revenir chez eux : « On peut trouver une zone magnifique pour y installer les gens de façon permanente dans de belles maisons, où ils peuvent être heureux sans se faire tirer dessus. » Cinq jours plus tard, sur Fox News, il répète : « Non, ils [ne reviendront] pas ». Les Gazaouis n’auraient pas les moyens de s’offrir le « grand site immobilier » dont il rêve. Le 26 février, le président reposte une vidéo sur son réseau social Truth, dans laquelle on le voit en maillot de bain au bord d’une piscine avec le premier ministre israélien, tandis qu’Elon Musk goûte aux spécialités orientales. L’IA a déjà imaginé la Côte d’Azur palestinienne.
➤ À lire aussi : De l’extension de l’acceptable en politique. Que voit-on par la « fenêtre d’Overton » ?
Comment qualifier ce projet, dénoncé par les pays arabes et de nombreux États, mais applaudi par l’extrême droite israélienne ? S’il devait voir le jour, il constituerait, selon le secrétaire général des Nations unies, une « forme de nettoyage ethnique ». La déportation forcée ou le transfert d’une population civile sont des violations flagrantes et très graves du droit international. En attendant, pour la spécialiste du droit international humanitaire Françoise Bouchet-Saulnier, citée par Le Monde, les déclarations de Trump constituent « une incitation directe de son allié israélien à commettre un crime contre l’humanité ». Cette nouvelle transgression trumpienne ne fait qu’accabler davantage la population palestinienne de Gaza, issue en majorité de l’expulsion de 1948 et décimée par l’armée israélienne depuis un an et demi. Les Gazaouis sont encore plus en péril depuis la rupture du cessez-le-feu le 18 mars dernier, la reprise des bombardements et de l’avancée terrestre israélienne. Après avoir espéré retrouver leurs foyers début 2025, ils subissent à nouveau des ordres d’évacuation et se demandent s’ils ne devront pas un jour quitter définitivement leur terre. Le « plan Riviera » serait-il la version contemporaine, mercantiliste et immobilière, des grands projets totalitaires de déplacements de population ? Certes, de tels déplacements forcés de communautés humaines ont maintes fois eu lieu dans l’histoire – que l’on pense au commerce des esclaves africains, aux Indiens d’Amérique notamment. Mais le plan Gaza de Trump, qui se veut purement entrepreneurial, se superpose à la volonté de l’extrême droite israélienne de « punir » les Gazaouis et de se débarrasser une fois pour toutes d’une partie du « problème palestinien » et de régler la question du droit des Palestiniens à un État aux côtés d’Israël. Pour savoir si l’idée trumpienne comporte une composante totalitaire, il n’est donc pas inutile de la comparer, afin de voir les ressemblances et les différences, avec deux deux pages importantes de l’histoire totalitaire du XXe siècle : le « plan Madagascar » caressé un temps par les nazis pour expulser les Juifs, et les déportations staliniennes de peuples entiers durant la Seconde Guerre mondiale.
Le “plan Madagascar” nazi, un projet avortéComme l’écrit Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem (1963), il y a eu avant l’extermination des Juifs par les nazis une « première solution, l’expulsion ». Durant l’été 1940, les autorités allemandes s’activent pour mettre en œuvre leur politique antisémite. Plusieurs projets sont avancés pour expulser les Juifs. Une première option est leur déportation vers certaines régions polonaises. Mais celles-ci sont pauvres et déjà surpeuplées. Après l’armistice avec la France vaincue, une autre idée s’impose, celle de l’utilisation de Madagascar, membre de l’empire français, pour y envoyer plusieurs millions de Juifs. Pourquoi, pour les nazis, ne pas résoudre définitivement le « problème juif » en les envoyant sur une île peu densément peuplée et située à des milliers de kilomètres de l’Europe ? Hitler lui-même est séduit par l’idée d’un ghetto géant et éloigné. Évoqué par l’historien Raoul Hilberg dans sa somme sur La Destruction des Juifs d’Europe (Gallimard, 1961), le plan Madagascar est également documenté par l’historien Christopher Browning dans Les Origines de la solution finale (Les Belles Lettres, 2007). Caressé durant tout l’été 1940 par les dignitaires nazis, ce projet disparaît pourtant des radars dès septembre de la même année. En effet, comme l’explique Browning, « la défaite de la France et la victoire considérée comme imminente sur la Grande-Bretagne avaient laissé espérer à la fois le territoire colonial et la flotte marchande nécessaires à une expulsion massive des Juifs d’Europe au-delà des mers ». Or si la première condition est rapidement réalisée, la seconde échoue. Le Royaume-Uni résiste : « Pareil à une superbe étoile filante, le plan Madagascar traversa le ciel de la politique antijuive des nazis, pour s’éteindre de façon abrupte. Brève, son existence n’en fut pas moins bien réelle », résume l’historien américain spécialiste de la Shoah. En effet, « aussi irréaliste qu’il puisse paraître avec le recul, le plan Madagascar représenta une étape psychologique importante dans le processus conduisant à la “solution finale” ».
“Le totalitarisme immobilier n’est pas une réalité. Mais il est devenu une hypothèse que l’on discute dans certaines sphères”
Il n’est pas question ici de comparer les autorités américaines ou israéliennes à Hitler et au nazisme. Tout d’abord, tout plan de reconstruction de Gaza nécessitera des déplacements de population, au moins à l’intérieur de la bande de Gaza. Mais, contrairement au projet trumpien, il s’agira de rebâtir pour les Palestiniens, et pas pour des Américains, des Israéliens ou des riches citoyens des pays du Golfe. Ensuite, le totalitarisme, tel que le décrit Arendt, utilise les outils de la terreur et correspond à la réalisation d’une idéologie. Ce n’est pas forcément le cas dans le plan américain, même si la terreur de vivre sous les bombes est réelle depuis un an et demi à Gaza. En ce qui concerne l’idéologie, le mercantilisme immobilier n’a rien à voir avec le nazisme ou le stalinisme. Si le projet était réalisé, il reprendrait une méthode utilisée par des régimes totalitaires, mais ne le serait pas totalement lui-même.
On retrouve cependant dans les paroles de Trump trois éléments constitutifs du « plan Madagascar ». D’abord, sa difficulté de réalisation, qui confine à l’irréalisme. Même si l’armée israélienne parvient à expulser deux millions de personnes, l’Égypte et la Jordanie refusent de les accueillir. On voit mal, dans ces conditions, où expulser les Gazaouis. Ensuite, le fait que cette idée d’expulsion définitive entre dans le champ du possible. Si le chef du plus puissant État du monde exprime sa volonté de faire partir une population entière, cette hypothèse, quoiqu’irréalisable dans les conditions actuelles, appartient désormais au domaine de ce qui est pensable [lire notre article sur la « fenêtre d’Overton »]. Elle rend ainsi possible une violence accrue. C’est psychologiquement déterminant.
➤ À lire aussi : Hannah Arendt et le mal impensé
Notons enfin le caractère prétendument généreux et humanitaire du projet d’expulsion. Dans son compte-rendu du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, Arendt insiste sur la volonté de ce responsable de la « solution finale » de trouver, comme on dirait aujourd’hui, une option gagnant-gagnant. La philosophe cite le dignitaire nazi qui, durant son contre-interrogatoire, insiste sur le fait qu’il voulait « trouver une solution acceptable, équitable pour les deux parties… C’était mettre un peu de terre ferme sous les pieds des Juifs, pour qu’ils aient un endroit où vivre, un sol qui leur appartînt ». Eichmann prétend même que les Juifs approuvaient ses projets de ce que les nazis appelaient pudiquement une réimplantation. Browning confirme ce fait en citant des hauts fonctionnaires nazis qui pensaient « qu’une telle “générosité” (Großmut) envers les Juifs pourrait être utilisée comme argument de propagande en faveur de l’Allemagne ». Lorsque Donald Trump affirme, lors de son entretien sur Fox News, que les Gazaouis ne bénéficieraient d’aucun « droit au retour » parce qu’ils « auront des logements bien meilleurs » loin de chez eux, on croirait presque entendre Adolf Eichmann – dont la caractéristique principale, selon Arendt, est ce qu’elle appelle « l’absence de pensée ».
Des déplacements de masse staliniens…Parmi les projets de déplacements planifiés de populations nationales au XXe siècle, on oublie parfois ce que Staline a fait subir à plusieurs peuples d’URSS durant la Seconde Guerre mondiale. Son objectif n’était pas de les exterminer, mais de les punir pour la faute (inventée de toutes pièces) de collaboration avec les nazis. En réalité, le dictateur voulait se débarrasser de peuples rétifs à la soviétisation, tentés par la rébellion ou la désertion. C’est pourquoi, entre 1943 et 1944, la totalité des Tchétchènes, des Ingouches, des Balkars, des Karatchaïs (deux autres peuples du Caucase du Nord) et des Tatars de Crimée, soit deux millions de personnes en tout, sont brusquement déportés. Ainsi, en six jours de février 1944, comme l’écrit l’historien spécialiste de l’Union soviétique Nicolas Werth dans La Terreur et le Désarroi. Staline et son système (Perrin, 2007), 119 000 hommes des troupes spéciales du NKVD (la police politique) arrêtent et déportent un demi-million de Tchétchènes. Ceux-ci disposent d’une heure pour réunir quelques affaires avant d’être transportés en camions à la gare la plus proche, où ils sont transférés par convois ferroviaires vers le Kazakhstan et le Kirghizistan, en Asie centrale. La mortalité durant le voyage de trois semaines, mais aussi dans ces contrées inhospitalières, est effroyable. Durant leur absence, comme l’explique Nicolas Werth, « la République autonome de Tchétchénie-Ingouchie fut abolie, la toponymie changée, les monuments à la gloire de figures nationales rasés, toute mention de l’existence même d’une nationalité tchétchène (mais aussi ingouche, balkare, kalmouke, karatchaïse, etc.) supprimée de la Grande Encyclopédie soviétique ». Ce qu’on appelle les « peuples punis » sont condamnés à perdre leur nationalité. Cette marque d’infâmie est transmise à leurs descendants. Il ne s’agit cependant pas, selon l’historien, d’un acte génocidaire obéissant à des considérations racistes : « Fondé sur la conviction que les nationalités, de même que les classes sociales, étaient des formations socio-historiques et non des entités raciales ou biologiques, le traitement infligé aux “peuples punis” ou aux “nations ennemies” s’apparentait davantage à une forme “d’excision ethno-historique” ! Le régime aspirait davantage à éradiquer les identités nationales, culturelles et historiques d’une communauté qu’à éliminer physiquement chaque membre de celle-ci. Cela explique sans doute pourquoi un régime qui avait parfaitement la capacité de mettre en œuvre de vastes opérations génocidaires n’organisa pas des camps d’extermination sur le modèle nazi. » Déplacer un peuple n’est pas nécessairement raciste ou xénophobe. Mais le déracinement est réel et traumatisant.
“Déplacer un peuple n’est pas nécessairement raciste ou xénophobe. Mais le déracinement est réel et traumatisant”
Là encore, les différences avec le projet Gaza sont nombreuses, au moins parce que l’idée trumpienne n’a pas été mise en œuvre. On peut cependant y retrouver, en filigrane, une volonté de punir les Gazaouis d’avoir élu et n’avoir pas contesté leurs dirigeants terroristes du Hamas, responsable du plus grand massacre de Juifs depuis la Seconde Guerre mondiale. La déportation des habitants de Gaza équivaut, en filigrane, à un châtiment collectif. Par ailleurs, contrairement au projet nazi, les peuples soviétiques ont été déportés en peu de temps et de manière efficace. Nicolas Werth cite ici Jacques Sémelin, spécialiste des violences de masse et notamment auteur de Purifier et Détruire. Usages politiques des massacres et des génocides (Seuil, 2005) : « Cette opération présentait trois caractéristiques communes à toutes les grandes opérations de nettoyage ethnique mises en œuvre au XXe siècle : une structure de commandement hiérarchisée, un théâtre d’opération clos et une culture de l’impunité. » La question se pose de savoir si ces conditions sont réunies au cas où un projet de ce genre voyait le jour à Gaza. C’est très discutable. Mais la mise en œuvre d’un déplacement de masse planifié n’appartient pas, on le voit dans le cas stalinien, au domaine de l’impossible. Il est enfin intéressant de suivre le destin de ces peuples déportés. La déstalinisation les rétablit progressivement dans leurs droits et provoque le retour (fort tardif en ce qui concerne les Tatars de Crimée, réhabilités en 1967, mais autorisés à rentrer chez eux seulement à partir de 1989 !) des populations déportées. En 1957, les Tchétchènes et Ingouches, par exemple, commencent à revenir chez eux de leur propre initiative, provoquant la panique parmi les colons qui avaient pris leur place. Inutile de dire que la rancœur et l’hostilité envers Moscou, de la part des Tchétchènes ou des Tatars de Crimée notamment, est en partie due à la terrible déportation qu’ils ont subie. Là encore, l’analogie avec la détresse et la colère des Palestiniens, déjà expulsés en 1948 et menacés d’un nouvel exil, semble évidente. Les déplacements de population sont voués à l’échec, et sont polémogènes pour de longues décennies.
…aux projets immobiliers poutiniensUn point essentiel semble distinguer le projet trumpien des exemples historiques que nous venons de citer : c’est sa composante immobilière. Trump imagine expulser les Gazaouis afin de bâtir un front de mer luxueux parsemé d’hôtels de luxe et de lotissements pour personnes aisées. C’est le blogueur Curtis Yarvin, exerçant apparemment une influence sur les idées de l’exécutif américain, qui a proposé, au lendemain des massacres du 7 octobre 2023, d’expulser les Palestiniens en transformant Gaza en entreprise et en dédommageant ses habitants par des « jetons » (tokens), des actions de leur terre transformée en zone d’investissement. On sait que Donald Trump, dont c’est le métier, a une approche immobilière de la politique [lire notre article]. Il continue d’investir, par exemple à Oman. Son gendre Jared Kushner est très actif, notamment en Europe centrale, en Albanie, en Serbie ou en Hongrie, où il veut transformer le quartier d’une ancienne gare de triage en petite Dubaï. Il s’est intéressé de près au règlement du conflit israélo-palestinien et à Gaza lors du premier mandat de Donald Trump, et avait déjà plaidé pour une approche immobilière du problème. Fidèle à son approche mercantiliste et impérialiste des relations internationales, Donald Trump considère que construire des logements sur des zones abandonnées ou dévastées par la guerre est la meilleure chose à faire – pour les investisseurs et les clients fortunés, en tout cas. Pour lui, Gaza et les zones détruites en Ukraine sont des terrains où l’on peut faire des affaires. C’est la même politique que met en œuvre Vladimir Poutine. En 2000, il fait détruire la ville rebelle Grozny en Tchétchénie. Il l’a faite reconstruire – en en faisant profiter ses proches oligarques – pour marquer le territoire de son empreinte et normaliser le pays. Après avoir rasé la ville martyr ukrainienne de Marioupol, sur la mer d’Azov, en 2022, il poursuit la même logique. La reconstruction prend volontiers un tour humanitaire et généreux — puisqu’on reconstruit en plus beau — et permet d’édifier une ville-vitrine du poutinisme. Sur ce sujet comme sur d’autres, le président russe semble inspirer son homologue américain. Le droit des peuples à disposer de leur terre n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, leur souci premier. Cette attitude n’est pas totalitaire, mais impérialiste et brutale.
Du totalitarisme dans les têtes ?Hannah Arendt, qui a consacré trois livres aux « origines du totalitarisme » (L’Antisémitisme, L’Impérialisme, Le Système totalitaire), évoque le projet Madagascar et les déplacements de population par Staline. Elle explique pourquoi ils constituent l’antichambre du totalitarisme. Dans le chapitre V de L’Impérialisme, intitulé « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme », la philosophe prend un autre exemple, plus général. Elle explique que la reconfiguration de la carte de l’Europe à la fin de la Première Guerre mondiale et les migrations de l’époque arrachent à une bonne partie de la population européenne son appartenance nationale. Outre les déplacements massifs de Juifs, d’Arméniens, de Russes, des pans entiers des habitants des empires se retrouvent du jour au lendemain, à la faveur du redécoupage des frontières, apatrides, réfugiés ou déplacés. Par conséquent, considère la philosophe, « les peuples privés d’un gouvernement national choisi par eux-mêmes [sont] privés de leurs droits humains ». On peut en faire ce qu’on veut – ce que vont rapidement comprendre les régimes totalitaires en les enfermant dans des camps puis, dans le cas nazi, en les assassinant. Privé de l’exercice de ses droits civiques, le réfugié ou le déplacé est soumis au bon vouloir de l’État où il se trouve et de sa police. Pour cela, il a fallu le déraciner, le priver de ses droits nationaux, avant de le déplacer.
➤ À lire aussi : Le triangle des « trumpitudes ». Les trois convictions de Donald Trump
Les Gazaouis se trouvent-ils aujourd’hui dans cette situation ? La plupart d’entre eux sont issus d’un autre déracinement, celui de 1948 [lire notre article sur la « Nakba »]. Depuis, ils se sont attachés à l’étroite bande de Gaza. Or, depuis les massacres du 7 octobre 2023, ils sont parfois à nouveau considérés comme des êtres déplaçables. Donald Trump ne les prend pas en compte comme des citoyens et des êtres attachés à leur territoire, mais comme des éléments perturbant ses projets politico-immobiliers. Si la violence qu’Arendt appelle totalitaire ne s’exerce pas sur les Gazaouis, elle semble théoriquement rendue possible par les propos du président américain. Leur vulnérabilité, qui s’ajoute aux violences de la guerre, atteint désormais un point extrême. Privés de presque tout, il ne leur reste que leur lieu de vie. Celui-ci devient à son tour une variable d’ajustement, quelque chose qui peut, au moins dans le discours, leur être enlevé. Le totalitarisme immobilier n’est pas une réalité. Mais il est devenu une hypothèse que l’on discute dans certaines sphères.
“Le droit des peuples à disposer de leur terre n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, le souci premier de Trump ou de Poutine. Cette attitude n’est pas totalitaire, mais impérialiste et brutale”
Nous n’en sommes pas donc à une politique totalitaire vis-à-vis des Gazaouis – un plan étudié pour les évacuer et les priver une fois de plus de leurs droits civiques, donc de leurs droits humains selon Arendt. Mais le fait même que cette idée ait pu être formulée fait planer un « totalitarisme d’atmosphère », une transgression de toutes les règles du droit international au nom d’un projet d’annexion ou d’occupation permanente. Et, par les temps qui courent, installer dans les esprits la possibilité d’un nouveau crime n’est pas de nature à rassurer.
avril 202510.04.2025 à 11:50
hschlegel
Un jour, la professeure de français de Pierre Niney lui a conseillé de ne pas rêver à un trop grand avenir. Dans une vidéo récente, l’acteur témoigne y repenser souvent. Pourquoi certaines phrases nous hantent-elles si longtemps, et peut-on (vraiment) s’en détacher ? Réponses avec Daniel Pennac et Elias Canetti.
[CTA2]
« Avec des résultats comme les vôtres, faudrait penser à pas trop rêver, vous êtes quand même assez médiocre. » La formule, lancée au jeune Pierre Niney par une enseignante en français, lui est restée en mémoire. Des années après, l’acteur en parle encore, au point d’en faire une petite vidéo humoristique… non dénuée d’un reste d’amertume et d’un esprit revanchard. Oui, Niney a aujourd’hui « réussi ». Mais son succès n’a pas suffi à effacer la trace de ce sévère jugement professoral. Si cette remarque est si mémorable, c’est peut-être d’abord parce qu’on sent qu’elle ne vise pas à juger un travail particulier, mais une personne tout entière. Elle essentialise une identité, la fige. Tout se passe comme si l’entièreté de l’identité était contenue dans une petite phrase assassine.
Mais l’exemple de Niney montre que la phrase va plus loin. Son enseignante ne se contente pas de qualifier ce qu’il est, elle désigne ce qu’il sera plus tard. Une personne qui ne doit pas « trop rêver », qui doit réfréner ses ardeurs et ses ambitions. Non content de qualifier le présent, ces commentaires méprisants viennent boucher l’avenir. C’est sur le terrain de la potentialité, de la virtualité, du devenir – que de telles remarques agissent avec le plus de cruauté. Voici par exemple comment l’écrivain Daniel Pennac décrit l’image qu’il avait lui-même, en tant que « cancre », dans Chagrin d’école (2007) :
“Aucun avenir. Des enfants qui ne deviendront pas. Des enfants désespérants. Écolier, puis collégien, puis lycéen, j’y croyais dur comme fer moi aussi à cette existence sans avenir. C’est même la toute première chose dont un mauvais élève se persuade”
Daniel Pennac, op. cit.
Un puissant veninCertaines de ces remarques sont parfois proférées par une figure d’autorité, comme une sorte de mise en garde, un avertissement. Le but n’est pas forcément de blesser, plutôt de susciter une réaction immédiate. Cela n’enlève pas le pouvoir destructeur qu’elles peuvent avoir sur l’individu. « Longtemps, j’ai traîné derrière moi la trace de cette honte », affirme Pennac. L’écrivain va jusqu’à comparer l’institution scolaire entière telle qu’il l’a vécue à une piqûre effectuée par des adultes « armés de seringues gigantesques et chargés [d’]inoculer cette brûlure épaisse, la pénicilline des années cinquante […] une sorte de plomb fondu qu’ils injectaient dans un corps d’enfant ». Toute sa scolarité a été marquée par cette espèce de douloureux venin intoxiquant la perception qu’il avait de lui-même et de son avenir, lequel apparaissait comme « un mur où seraient projetées les images démesurément agrandies d’un présent sans espoir ». On lui avait fait comprendre que ses échecs présents déterminaient et contenaient tous ceux qui allaient fatalement suivre. Il voyait donc sa vie entière dans le reflet de son mauvais bulletin scolaire.
« Imbécile », « raté », « coquille vide », « a touché le fond mais creuse encore »… Il y a une sorte de créativité cruelle dans certaines appréciations particulièrement humiliantes. Ces formules témoignent parfois d’un dérèglement dramatique du rapport au pouvoir. Celui qui s’en prend ainsi à autrui ne cherche plus à enseigner mais à écraser. « Il s’agissait d’amadouer l’ogre scolaire. Tout faire pour qu’il ne me dévore pas le cœur », se souvient Pennac. Dans son essai Masse et Puissance (1960), le philosophe Elias Canetti explique que tout pouvoir déréglé, voire totalitaire, cherche à asseoir sa puissance en tuant symboliquement tous les autres. Celui qui se laisse ainsi enivrer par l’illusion de sa propre puissance « recourt […] à ce moyen radical quand sa domination sur les hommes est attaquée. Dès qu’il se sent menacé, sa passion veut les voir tous morts ». L’appréciation scolaire ou plus largement celle qui vise à rabaisser autrui est parfois ce couperet, cette mise à mort symbolique. Elle est infligée par un pouvoir malade de lui-même, car terrifié à l’idée de perdre son autorité.
Tous “empêtrés”Que faire face à ce genre de manifestations destructrices du pouvoir ? Faire page blanche ? Tracer sa route et laisser les cruelles remarques derrière soi ? Aussi bienveillants soient-ils, ces conseils-là sont très difficiles à appliquer. Pierre Niney lui-même, au sommet de sa carrière, n’a pu s’empêcher de revenir sur cet événement et le ressasser. L’appréciation négative, surtout si elle a été scandée pendant une scolarité entière, ressurgit parfois dans la mémoire de manière traumatique. « Oui, c’est le propre des cancres, ils se racontent en boucle l’histoire de leur cancrerie : je suis nul, je n’y arriverai jamais, même pas la peine d’essayer, c’est foutu d’avance, je vous l’avais bien dit, l’école n’est pas faite pour moi… », perçoit Pennac.
Les histoires que l’on raconte sur nous, même si elles se réduisent à une petite phrase, nous déterminent donc au plus haut point. Le phénoménologue allemand Wilhelm Schapp estime que nous sommes « empêtrés » (verstrickt) par les histoires (Empêtrés dans des histoires. L’être de l’homme et de la chose, 1992, initialement paru en allemand en 1953). Elles sont cette boue collante dans laquelle on continue inlassablement de patauger. Notre façon d’être au monde consiste précisément à être englués par les récits. La seule manière de se connaître soi-même et d’avoir accès à soi est donc de se référer à ces mêmes histoires. La petite remarque rédigée dans le bulletin scolaire est l’un de ces récits. Elle est ainsi difficilement oubliable, surtout si elle est formulée à l’écrit. Le comportement de l’élève est marqué. Son histoire scolaire est inscrite, datée pour toujours. Nous ne pouvons pas nous désempêtrer des récits. Impossible de faire table rase de notre passé. Ce qui a été dit a été.
L’idée selon laquelle chacun serait à même de « forger sa propre histoire » apparaît alors plutôt comme une utopie, un mythe méritocratique. Nous ne nous créons pas nous-même ex-nihilo. Nous ne sommes pas en mesure de fabriquer celui ou celle que nous devenons. Nous sommes immanquablement empêtrés dans une foule de récits, de paroles, qui échappent à notre contrôle, nous malmènent et nous collent à la peau : de « l’intello » au « cancre », en passant par « le bavard ».
Re-raconterIl existe malgré tout une petite marge de liberté. On ne peut certes pas changer le passé, mais on peut essayer de le re-raconter à l’infini. C’est ce qu’a fait l’acteur à travers la mise en ligne de sa petite vidéo. C’est ce que d’autres font par la psychanalyse, et plus largement via tous les discours sur soi, du journal intime à la biographie publiée. La question n’est pas d’annuler, d’effacer l’appréciation, mais de la dire avec ses mots, de l’approfondir, d’en faire l’exégèse. Dans un article consacré à la question de la narration de soi, le sociologue Renaud Dulong estime que ce type de discours permet d’atteindre une connaissance de soi plus authentique, qui consiste à « revenir sur ses épisodes biographiques, déchiffrer leur enchevêtrement, découvrir un sens nouveau dans leur agencement, les comparer à des récits historiques, à des légendes, à des mythes ». Le but est selon lui de « prolonger ses histoires en de nouvelles histoires ».
Il ne s’agit pas de faire table rase du passé, mais de faire quelque chose à partir de ce que les autres ont fait de nous. Ce geste est créateur au sens fort du terme. Il consiste à se réapproprier une narration qui nous a touchés, à en faire une matière qui nous appartient. Dans un dialogue fictif entre l’adulte – enseignant – qu’il est devenu et le cancre qu’il a été, Pennac propose par exemple de redéfinir le mot même de « cancre ». « Le cancre, dit-il, se vit comme indigne, ou comme anormal, ou comme révolté, ou alors il s’en fout, il se vit comme sachant un tas d’autres choses que ce que vous prétendez lui apprendre, mais il ne se vit pas comme ignorant de ce que vous savez ! » Pour l’écrivain, ce retour sur soi est une manière de reconquérir son histoire. L’idée du cancre est toujours chevillée à son identité, elle est « un indécrottable souvenir » de lui-même. Mais en se racontant avec ses propres mots, il a pu remettre la main dessus : en montrer les rouages, en surligner l’épaisseur. Le cancre raconté par Pennac apparaît comme un personnage complexe, loin des clichés infamants. L’auteur est toujours empêtré dans son histoire… mais désormais, elle lui appartient.
avril 202510.04.2025 à 08:00
nfoiry
C’est l’une de nos aspirations les plus fortes : trouver un espace qui nous soit propre. Peu encline à défendre l’instinct de propriété, l’essayiste libertaire Marie Kock fait comprendre, dans son dernier ouvrage, l’importance de disposer d’un point d’ancrage. C'est l’« essai du mois » de Philosophie magazine, que vous présente Victorine de Oliveira dans notre nouveau numéro.
avril 202509.04.2025 à 18:26
hschlegel
« J’insiste. Alors que la proposition de loi sur la fin de vie revient ce mercredi 9 avril à l’Assemblée, scindée en deux textes à la demande du Premier ministre, l’un sur les soins palliatifs et l’autre sur l’aide à mourir, les arguments pro et contra sont rebattus…
[CTA1]
➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.
J’ai sursauté en entendant un matin Claire Fourcade à la radio. Elle préside la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, et elle était interrogée sur France Inter, le 20 mars 2025. Elle défendait les soins palliatifs contre l’aide active à mourir. Qui peut franchement s’opposer au développement nécessaire de l’accès aux soins palliatifs ? La véritable question qui se pose aux députés, dans l’examen de cette proposition de loi scindée, est celle de l’adoption de nouvelles dispositions permettant aux malades d’accéder à une aide à mourir qui ne se limite pas à l’arrêt des soins, selon les dispositions de la loi actuelle. Claire Fourcade l’écrit dans son Journal de la fin de vie (Fayard, 2025), “dans une société qui valorise le contrôle, le pouvoir et la force, les soins palliatifs sont un éloge et un aveu de faiblesse” .
Un éloge de la faiblesse… Dans un précédent édito – c’est pourquoi j’insiste ! – j’ai voulu, avec le philosophe Ruwen Ogien, faire un sort à cet argument doloriste, qui voudrait que nous soyons des êtres “vulnérables”, destinés à trouver du sens dans la souffrance. L’autrice ajoute : “Je suis croyante. Et alors ? […] Cela ne me dispense pas de penser.” Pour être franc, je me demande s’il n’existe pas malgré tout une butée idéologique qui s’exprime par la reconduction – chez certains médecins mais aussi chez certains dirigeants politiques, comme François Bayrou – de l’idée que nous sommes liés au monde par une dépendance, dont le rapport à Dieu serait la matrice. Le dolorisme s’accompagne ainsi d’un paternalisme, c’est-à-dire la conviction que nous ne sommes pas, chacun personnellement, les mieux placés pour savoir ce qui est bon pour nous – car il existe toujours une instance supérieure. Et Claire Fourcade l’a résumé au micro d’une formule vertigineuse : “Ce qui est difficile, c’est que la liberté effectivement que ça donne, que je comprends tout à fait, de pouvoir se dire ‘Si à un moment c’est trop difficile, je pourrais arrêter’, elle prive tous les patients qui sont en fin de vie de la liberté de ne pas se poser la question.”
Le choix de mourir. C’est ainsi que nous avons décidé de titrer le témoignage de Christiane Hessel, paru dans notre numéro ce mois-ci. Je l’ai rencontrée à la fin de l’année dernière, quelques jours avant qu’elle ne gagne la Belgique pour y finir ses jours, en bénéficiant d’une aide à mourir. Elle s’est justement posé la question après un parcours de vie rocambolesque, avant de conclure dans un texte posthume, publié comme un testament philosophique, que ce geste était, pour elle, “de liberté, de conviction, de sérénité et de réaction à l’égard de la pusillanimité de la France au regard de la mort assistée, autorisée dans nombre de pays voisins”. N’est-elle pas plutôt là, la liberté, dans le fait de se poser des questions et d’opérer des choix raisonnables, avec autonomie ?
“Aie le courage de te servir de ton propre entendement.” Pardon de sortir l’artillerie lourde, mais cette interpellation de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) a de l’à-propos quand il s’agit de résister à la panique morale. Exhortant à avoir le courage de sortir de sa minorité, c’est-à-dire de l’“incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui”, le philosophe poursuit en affirmant qu’il est “aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même.” Aisé d’être mineur… ou, pour d’autres, de croire que nous le sommes ? »
avril 202509.04.2025 à 17:00
hschlegel
Après des semaines de tension, la poignée de main entre le ministre français des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot et le président algérien Abdelmadjid Tebboune est un geste hautement symbolique : le symbole d’une remise à plat des relations entre l’ancienne puissance impériale et son ex-colonie.
L’occasion de revenir, avec les philosophes contemporains de la guerre d’Algérie, sur la manière dont ils se sont engagés dans ce conflit – les uns défendant l’indépendance ou l’autonomie, les autres un État pluriel, critiquant ou justifiant la violence, mais tous happés par l’événement.
[CTA2]
Pour l’indépendanceIl n’y a pas de colon innocent : Jean-Paul Sartre (1905-1980), dans Situation V. Colonialisme et néo-colonialisme (Gallimard, 1964)
Sartre fut un critique acerbe de la domination coloniale française en Algérie, et l’un des plus vigoureux défenseurs occidentaux des mouvements d’indépendance. Le colonialisme, affirme-t-il dans Situations V (1964), « est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme […] il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans. » Si à ses yeux l’indépendance est la seule solution, c’est que le colonialisme forme un « système » de domination fondée sur un partage discriminant entre les groupes humains. « La colonisation n’est ni un ensemble de hasards, ni le résultat statique de milliers d’entreprises individuelles. […] Les réformes nécessaires ne peuvent être opérées ni par les bons colons ni par la “Métropole” elle-même, tant qu’elle prétend garder sa souveraineté en Algérie. Ces réformes seront l’affaire du peuple algérien lui-même, quand il aura conquis sa liberté. » Cette analyse structurelle conduit à une condamnation morale sans concession de tous les colons : « Il n’est pas vrai qu’il y ait de bons colons et d’autres qui soient méchants : il y a les colons c’est tout. […] Les colons n’ont rien à offrir aux colonisés que la misère, puisqu’ils les tiennent à distance, puisqu’ils en font un bloc inassimilable. » Les intérêts des colons sont « directement contraires à ceux des Algériens », ils conduisent à la « surexploitation » et « l’oppression pure et simple ». C’est dans la résistance à ce système oppressif que s’est forgée « une prise de conscience des masses », qui servira de fondement à l’Algérie de demain : « C’est par réaction à la ségrégation et dans la lutte quotidienne que s’est découverte et forgée la personnalité algérienne. […] Le nationalisme algérien n’est pas la simple reviviscence d’anciennes traditions, d’anciens attachements : c’est l’unique issue dont les Algériens disposent pour faire cesser leur exploitation. »
Pour l’indépendance
La culpabilité des Occidentaux : Simone de Beauvoir (1908-1986), dans La Force des choses II (Gallimard, 1963)
C’est sur un mode très personnel que Beauvoir aborde, dans La Force des choses II (1963), son rapport à la guerre d’Algérie. « Ce n’est pas de mon plein gré, ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai laissé la guerre d’Algérie envahir ma pensée, mon sommeil, mes humeurs », écrit-elle. Le conflit est, pour elle, un « drame personnel » : « Je suis complice des privilégiés et compromise par eux », les colons. « La guerre d’Algérie a porté au rouge l’horreur que m’inspire ma classe. » Même lorsque les Algériens fêtent leur indépendance – Beauvoir est alors « au siège des étudiants nord-africains, boulevard Saint-Michel » avec Sartre –, la joie de la philosophie est encore teintée de culpabilité. « Pour nous, Français, la situation où nous laissions l’Algérie n’autorisait pas la joie. Depuis sept ans nous souhaitions cette victoire : elle arrivait trop tard pour nous consoler du prix qu’elle avait coûté. »
Pour l’indépendanceUne guerre totale : Mohand Tazerout (1893-1973), dans Histoire politique de l’Afrique du Nord (Subervie, 1961)
Philosophe et écrivain algérien, traducteur du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, Mohand Tazerout se montrera lui aussi sans concession au sujet de la domination coloniale. « L’obscurité relative qui règne aujourd’hui sur l’histoire de l’Afrique du Nord provient de ce qu’elle a toujours été écrite par des étrangers », écrit-il dans son Histoire politique de l’Afrique du Nord (1961). « Chacun de ceux-ci s’ingénie le plus naturellement du monde à décrier les envahisseurs précédents, sans jamais chercher à connaître pour autant la mentalité des autochtones, qu’il se borne à exploiter dans l’intérêt exclusif des conquérants momentanés. » De fait, « toute l’industrie algérienne (durant la colonisation), dans la faible mesure où elle existe, ne produit pas pour l’Algérie, mais pour la France et à l’étranger ». Cette oppression économique s’appuie, fondamentalement, sur la « répression raciste des peuples momentanément forts contre leurs adversaires momentanément faibles ». Les Algériens, en dépit de ce mépris colonial, résistent. Leur conscience collective instille pour Tazerout un ferment puissant de résistance : « Placé historiquement sous les régimes successifs de l’esclavage antique, du servage chrétien, de la piraterie internationale et du capitalisme colonisateur, le peuple nord-africain s’est toujours conduit en protestataire véhément, contre toutes les atteintes portées à sa liberté native d’homme égal aux autres hommes de la création adamique. » À ces résistances, la France répond, constate Tazerout, par une « guerre totale », qui légitime les violences des mouvements de libération : « Le FLN était acculé à la nécessité de se défendre depuis sept ans contre l’extermination lente du peuple algérien. » Il est « toujours vain d’accuser les autres des crimes qu’on commet soi-même au centuple. »
Pour l’indépendanceColonisation et colonisabilité : Malek Bennabi (1905-1973), dans La Lutte idéologique en pays colonisé (1957)
Le philosophe Malek Bennabi proposa une analyse moins unilatérale de la situation algérienne que son compatriote Tazerout dans La Lutte idéologique en pays colonisé (1957). Bennabi met en effet en regard « les efforts du colonialisme, d’une part, et tout ce qui a trait à l’apathie de la colonisabilité, de l’autre ». De son point de vue, « la colonisation n’est pas un caprice politique, quoiqu’elle puisse paraître cela, c’est une fatalité de l’histoire. On ne cesse d’être colonisé qu’en cessant d’être colonisable, c’est une loi immuable. […] Pour cesser d’être colonisé, il faut cesser d’être colonisable. » Si l’Algérie a été colonisée, c’est qu’elle était dans une certaine mesure colonisable. Au moment de la conquête, l’Algérie était la terre d’« un peuple somnolent depuis des siècles ». Il y eut bien sûr très tôt des défenseurs de l’indépendance. Mais tant que cette « idée exprimée » était le seul fait de quelques leaders, la force brute et l’alliance avec des chefs locaux suffisait à la contenir. La « naissance de la conscience politique du peuple algérien » après la Première Guerre mondiale change la donne. De plus en plus, l’idée exprimée devient « “idée imprimée”, logée celle-là dans la conscience du peuple ». « Le colonialisme a senti le danger de perdre les procédés qui lui permettent d’exercer l’influence et le contrôle sur la politique du pays. » Le pouvoir colonial prend conscience que « l’emploi de la force […] échouera inévitablement et à plus forte raison dans la lutte engagée contre l’idée imprimée ». Une « lutte idéologique » lancinante s’installe. Le colonialisme change de stratégie : il « attise l’ire aveugle des masses et alimente, avec démesure les ambitions de leurs dirigeants », il manipule les comportements par un travail d’« insinuation » idéologique. « Il est clair que ce procédé demeurera invisible parce qu’il est logé au fond de nous-mêmes, il s’y insère grâce à nos prédispositions à recevoir passivement les inspirations et les insinuations susceptibles d’orienter nos comportements […] Le problème de l’homme musulman face à la lutte idéologique est que son comportement reste assujetti au réflexe conditionné tel que défini par Pavlov, si bien qu’il ne peut disposer librement de sa réflexion ni de son action […] La manœuvre poursuivie par le colonialisme repose en effet sur des objectifs à atteindre par la voie des règles issues de la théorie de Pavlov. »
Pour l’indépendance
Résister à la déshumanisation coloniale : Frantz Fanon (1925-1961), dans L’An V de la révolution algérienne (François Maspero, 1959)
Proche de Sartre, Frantz Fanon (qui s’engagea aux côtés du FLN dès 1954) partage ses analyses sur la dimension systémique de la lutte anti-coloniale, qui ne peut déboucher que sur l’indépendance. Dans L’An V de la révolution algérienne (1959), il écrit : « Cette guerre a mobilisé le peuple dans sa totalité, l’a sommé d’investir en bloc ses réserves et ses ressources les plus cachées. Le peuple algérien ne s’est pas donné de répit, car le colonialisme auquel il est confronté ne lui en a laissé aucun. La guerre d’Algérie, la plus hallucinante qu’un peuple ait menée pour briser l’oppression coloniale. » Une certaine violence est nécessaire pour y parvenir, Fanon ne le nie pas. Mais il dénonce les adversaires de l’indépendance qui « aiment affirmer que la Révolution algérienne est composée de sanguinaires ». « Non, ce n’est pas vrai que la Révolution soit allée aussi loin que le colonialisme », tranche-t-il. Le colonialisme, qui nie l’humanité des Algériens, est au contraire pour Fanon une violence sans aucune mesure avec celle des mouvements de libération : « Le Front de libération nationale n’a pas craint, dans les moments où le peuple subissait les assauts les plus massifs du colonialisme, de proscrire certaines formes d’action et de rappeler constamment aux unités engagées les lois internationales de la guerre. Dans une guerre de libération, le peuple colonisé doit gagner, mais il doit le faire proprement, sans “barbarie”. […] Le peuple sous-développé doit à la fois prouver, par la puissance de son combat, son aptitude à se constituer en Nation, et par la pureté de chacun de ses gestes, qu’il est, jusque dans les moindres détails, le peuple le plus transparent, le plus maître de soi. » Tel est l’enjeu paradoxal d’une révolte qui, pour être radicale, doit en même temps s’interdire les plus terribles extrémités. Résister à la barbarie, c’est résister à la « brutalité presque physiologique que fait naître et qu’entretient une oppression séculaire », celle colonialisme, qui s’efforce de réduire le colonisé au rang de bête sauvage.
Pour l’indépendance
L’impensable négation des droits humains : Aimé Césaire (1913-2008), dans son discours du 22 janvier 1956 (paru dans la revue Les Temps modernes, vol. 11)
Grand admirateur de Fanon (« celui qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience », celui dont la vie est « un appel à vivre »), Césaire fut lui aussi un défenseur acharné de l’indépendance. Dans le discours qu’il prononce lors du meeting organisé par le Comité pour la fin de la guerre en Afrique du Nord le 22 janvier 1956, et publié dans Les Temps modernes aux côtés de celui de Sartre, il lance : « Je ne dis pas de la réforme, je dis de l’abolition pure et simple du régime colonial. On voit ce que cela signifie dans le cadre algérien : cela signifie, dans l’immédiat, la restitution de ses droits à l’homme algérien traqué, séquestré, torturé. Cela signifie la fin de la guerre et la fin de la répression. Cela signifie la parole donnée et pour la première fois depuis 1830 au peuple algérien, et l’assurance qu’il pourra librement orienter ses destinées. » Et de souligner combien l’hostilité des États européens à la libération des peuples est un oubli de l’histoire : incompréhensible est « la croyance qu’à l’époque où nous sommes, dix ans après la fin d’une guerre que les peuples européens ont menée pour la liberté […], on peut encore maintenir par la force et la terreur des empires fondés sur la négation des droits de l’homme et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». L’engagement de Césaire, cependant, est indissociable d’un profond humanisme, et d’un optimisme sincère. Car à ses yeux, l’indépendance algérienne « signifie la naissance ou la renaissance d’un État algérien, uni avec la France par des lois d’amitié et de solidarité, et non plus par des liens de sujétion et de domination ».
Pour une Algérie plurielle associée à la France
Je préfère ma mère à la justice : Albert Camus (1913-1960), dans Actuelles III. Chroniques algériennes 1939-1958 (Gallimard, 1958)
Par rapport à Sartre ou Fanon, Camus – lui même né en Algérie – défendit dans différents articles de presse (regroupés dans le volume Actuelles III. Chroniques algériennes 1939-1958, paru en 1958) une position plus ambigüe, sensible au sort des pieds-noirs, ce qui lui sera parfois reproché. « “Il faut choisir son camp” crient les repus de la haine. Ah ! Je l’ai choisi ! J’ai choisi mon pays. J’ai choisi l’Algérie de la justice, où Français et Arabes s’associeront librement ! » Le philosophe, plutôt que de défendre un camp ou l’autre, croit à la possibilité d’une « Algérie plurielle » où serait possible « ce peuple de neuf millions d’Arabo-Berbères et d’un million d’Européens et de Juifs ». Et d’ajouter : « J’ai essayé de définir clairement ma position : une Algérie constituée par des peuplements fédérés, et reliée à la France. […] J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. » Camus déplore « le malheur algérien comme une tragédie personnelle ». « Ce grand pays se brise en deux. […] L’éternelle querelle du premier responsable perd alors son sens. » Contrairement à bon nombre de ses contemporains qui condamnent d’abord le colonialisme, il dénonce fermement les exactions des mouvements de libération : « Si je peux comprendre et admirer le combattant d’une libération, je n’ai que dégoût devant le tueur de femmes et d’enfants. La cause du peuple arabe en Algérie n’a jamais été mieux desservie que par le terrorisme civil pratiqué désormais systématiquement par les mouvements arabes. » Camus refusera toujours de se « réjouir d’aucune mort, quelle qu’elle soit », et condamnera, dans un camp comme dans l’autre, ceux qui, exaltés par l’enthousiasme d’une cause, dérogent à cette règle éthique. « Je crois à la justice […] mais je défendrai ma mère avant la justice », dira-t-il. « Si un terroriste jette une grenade au marché de Belcourt que fréquente ma mère et s’il la tue, comment accepter cette mort ? »
Pour une autonomie interneLe colonialisme a déjà disparu en Algérie : Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), dans Signes (Gallimard, 1960)
Merleau Ponty se montera lui aussi prudent au sujet de la guerre d’Algérie, et sceptique quant à la possibilité d’une solution satisfaisante : « On a laissé pourrir le problème », condamnant des issues qui auraient auparavant été viables. Le philosophe s’en tiendra à quelques engagements. « Je suis inconditionnellement contre la répression et en particulier la torture », écrit-il dans Signes (1960). Quant à l’avenir de l’Algérie, il se montre hostile à l’idée d’une indépendance sans délai : « Je ne souhaite pas que l’Algérie, l’Afrique noire et Madagascar deviennent sans délai des pays indépendants parce que l’indépendance politique, qui ne résout pas les problèmes du développement accéléré, leur donnerait par contre les moyens d’une agitation permanente à l’échelle mondiale, aggraverait la tension entre l’U.R.S.S. et l’Amérique sans que ni l’une ni l’autre ne puissent apporter une solution aux problèmes du sous-développement tant qu’elles poursuivront leur effort d’armement. Je souhaite immédiatement des régimes d’autonomie interne ou de fédéralisme, comme transition vers l’indépendance, avec des délais et des étapes prévue. » Le phénoménologue ajoute qu’à ses yeux, « le colonialisme, en toute hypothèse, est aux trois quarts fini. […] Quand l’administration française en Afrique était encore dominée par les grandes compagnies, il y avait un colonialisme. » Mais les choses ont changé. Pour Merleau-Ponty, « il n’y a pas à poser en principe que les Blancs doivent rentrer chez eux, car en Afrique aujourd’hui, ils sont autre chose que ce colonialisme-là […] Pour 1.200.000 non-musulmans, il y a en Algérie 19.000 colons au sens strict dont 7.000 sont de pauvres gens, 300 riches et une dizaine extrêmement riches. Le reste des Français d’Algérie sont des salariés, des ingénieurs, des commerçants qui représentent les trois quarts de l’infrastructure économique du pays. […] Je constate que cette relation-là entre l’Algérie et la France n’a rien à voir avec le colonialisme. Pendant ce temps, 400.000 ouvriers algériens travaillent en France et nourrissent en Algérie même deux millions d’Algériens ».
Pour un État algérien autonomePréparer l’autonomie, envisager l’indépendance : Raymond Aron (1905-1983), dans La Tragédie algérienne (Alon, 1957)
Grand historien, ami puis adversaire de Sartre, Aron aborde la guerre d’Algérie avec réalisme et s’interroge sur les différentes issues possibles dans La Tragédie algérienne (1957). Il remarque d’abord que « moins que jamais la pacification telle qu’elle est menée depuis des mois promet la paix ». Et d’ajouter que « plus la pacification-guerre se prolonge, plus les chances de cohabitation pacifique entre les deux communautés diminuent ». Il est donc urgent de changer de politique. Faudrait-il, comme le proposent certains, opérer un partage des terres entre colons et colonisés ? Impossible pour Aron : « Les Français d’Algérie ne forment pas une population capable de se suffire à elle-même, répartie entre les divers métiers selon les exigences d’une collectivité intégrale ; ils se mêlent aux musulmans, ils les encadrent. Le partage romprait cette symbiose et paraîtrait odieux, contre nature, aux uns et aux autres. » La seule solution viable semble être « l’acceptation en principe d’un État algérien sans exclure la “vocation à l’indépendance” de cet État », mais pas dans un avenir immédiat. Mieux vaut prendre le temps de préparer de concert une véritable autonomie, et une potentielle indépendance, que de risquer que cette dernière se produise brutalement – ce qui serait dramatique notamment pour les pieds-noirs, dont le sort préoccupe particulièrement Aron (« moins que jamais on ne peut abandonner les Français d’Algérie et les Algériens fidèles à la France à la fureur des fanatiques »). L’indépendance, sans doute, est un risque, mais c’est un risque qu’il faut prendre. Les résistances sont toutefois nombreuses. Elles ne sont pas tellement économiques, du point de vue d’Aron : « L’autonomie de l’Algérie n’est pas contraire aux intérêts français à long terme », étant donnés les liens qui s’établiront entre les deux pays. Les résistances sont d’abord symbolique : « Le débat porte sur un point, et un seul : la France accepte-t-elle de perdre un jour la souveraineté » sur ces terres au-delà de la Méditerranée ?
Pour l’indépendancePourquoi l’indépendance est impensable pour les colons : Pierre Bourdieu (1930-2002), dans « L’unité de l’Algérie » (in : Le Monde diplomatique, 1961)
Pour Bourdieu, qui enseigna plusieurs années à Alger, la difficulté de la France à accepter l’indépendance de l’Algérie est indissociable de la structure, systémique, de la domination coloniale elle-même, comme il l’explique dans son article « L’unité de l’Algérie » (1961) : « La conscience que le système colonial ne saurait être que détruit ou maintenu en totalité est tout aussi aiguë chez les membres de l’une ou de l’autre communauté. Aussi, nombre d’Européens, parce qu’ils lient leur existence à l’existence du système colonial, ne conçoivent pas d’autre ordre possible que l’ordre actuel ou bien leur propre disparition. Si l’idée d’une nation algérienne n’est pas pensable pour la plupart d’entre eux, c’est qu’ils la vivent comme leur propre négation, comme leur propre anéantissement. » C’est pourtant la domination coloniale elle-même qui a accéléré la constitution du nationalisme algérien culminant dans la guerre : « La situation coloniale, en suscitant des conduites collectives de refus, a agi dans le sens de l’effacement des particularismes » locaux. Avec un certain espoir, Bourdieu envisage que, là où le système colonial instaurait un clivage brutal, sa disparition pourrait apaiser la situation : « Est-il absurde de penser que, précisément parce [que les colons] conçoivent ainsi leur propre avenir, la simple expérience de la persistance du train ordinaire de la vie quotidienne au sein d’un ordre jusque-là impensable et inimaginable, pourra apparaître à beaucoup comme un miracle et susciter des “conversions” miraculeuses ? » Cet espoir n’est pas seulement une chimère pour Bourdieu. Il s’enracine dans le fait que « les deux communautés présentent des parentés ou des affinités culturelles indéniables, résultats d’emprunts le plus souvent inconscients et involontaires qui ont créé, par-delà les oppositions les plus brutales liées à l’existence du système colonial, une complicité d’autant plus forte et plus profonde peut-être qu’elle reste communément inavouée et pour certains inavouable ».
Pour l’indépendanceUn syncrétisme de luttes : Edgar Morin (né en 1921), dans « La révolution algérienne et la gauche française » (in : Arguments, n°10, 1958)
Au-delà de son engagement pour l’indépendance (« nous sommes radicalement ennemi de tout système colonial et de toute domination raciale »), c’est en sociologue qu’Edgar Morin s’est intéressé à la guerre d’Algérie – il anime d’ailleurs, à partir de 1955, le Comité contre la guerre d’Algérie. Dans l’article « La révolution algérienne et la gauche française » (1958), il écrit : « C’est dans ce syncrétisme que réside l’originalité des révolutions coloniales. Elles ne sont pas des révolutions bourgeoises proprement dites, elles ne sont pas non plus des révolutions prolétariennes ou socialistes, et ce ne sont pas non plus des tentatives de restauration pure et simple du passé autochtone. Mais ce syncrétisme est évidemment instable. » Cette instabilité fait vaciller les cadres conceptuels traditionnels. Difficile d’anticiper le nouveau monde ouvert par la guerre d’Algérie. « La guerre d’Algérie a modifié et accéléré l’évolution de l’Afrique dans son mouvement vers l’indépendance, a modifié et accéléré l’évolution de la France, et de là de l’Europe, retentit sur les États-Unis et sur l’U.R.S.S. […] C’est ce qui obscurcit nos visions d’avenir, et nous empêche de formuler autre chose que des souhaits pieux ou de vagues schémas. » Sans doute peut on penser que « des chaos, des conflits, des crises, des dictatures, des oppressions se préparent ». Mais pas seulement.
Pour une paix négociée
Les métamorphoses de l’armée dans le combat colonial : Claude Lefort (1924-2010), dans Le Temps présent. Écrits 1945-2005 (Belin, 2007)
C’est en particulier au rôle singulier de l’armée dans la guerre d’Algérie que s’est intéressé Claude Lefort, proche de Morin au sein du groupe « Socialisme ou barbarie ». Point de départ, développé dans un long article paru dans Le Temps présent (2007) : « La société colonisée est […] destructurée par les colonisateurs. » « Dans de telles circonstances, la guerre, si elle s’allume, engendre immédiatement une reconversion sociale, c’est‑à‑dire qu’elle arrache à des cadres traditionnels […] des éléments divers, qui constituent une nouvelle hiérarchie. Celle‑ci tend à se subordonner tous les rapports sociaux existants. […] Le FLN, bien qu’il soit dans l’incapacité de faire passer sous son contrôle des régions entières et de les transformer, pendant la guerre elle‑même […], se comporte à la fois comme une armée, un parti, une administration d’État. » Cette évolution du mouvement de libération rétroagit sur le fonctionnement l’armée colonisatrice : « Engagée dans une guerre d’une telle nature, l’Armée voit ses tâches se transformer. Elle ne peut combattre efficacement qu’en disputant au FLN le contrôle de la population, qu’en tentant de restructurer les activités sociales autour de son pouvoir, qu’en jouant tous les rôles que la situation impose – de la terreur à l’éducation des enfants dans les écoles en passant par la propagande politique. » De ce point de vue, l’armée acquiert de plus en plus « une autonomie croissante vis‑à‑vis du pouvoir d’État ». Ce qui n’est pas sans rapport avec les nombreuses exactions qu’elle commettra pendant le conflit.
Pour l’indépendance
L’expérience vécue de la domination coloniale : Hélène Cixous (née en 1937), dans La Jeune Née (Union générale d’éditions, 1975)
Hélène Cixous passa elle aussi son enfance en Algérie. Elle en tira une conscience aigüe des structures de domination qui conduiront à la guerre d’indépendance, comme elle le raconte dans un entretien de 2017 : « Mon expérience de l’Algérie, c’était la violence de la guerre, le pétainisme, une superposition hallucinante de racismes et l’exploitation monstrueuse d’un peuple. Il suffisait d’ouvrir les yeux pour voir que neuf millions d’inférieurs n’avaient pas de droits, ne votaient pas, n’étaient pas scolarisés. […] Les Algériens, qu’on appelait les Arabes, les indigènes, étaient un peuple en haillons qui avait faim. » Cixous développe dans La Jeune Née (1975) ce témoignage personnel qui permet d’appréhender, de manière incarnée, les racines de la guerre de libération : « Ce qu’était l’Algérie française, il faut l’avoir vécu, subi. Avoir vu les “Français” au “sommet” de l’aveuglement impérialiste se conduire sur une terre habitée par des humains comme si elle était peuplée de non-êtres, d’esclaves-nés. De ce premier spectacle, j’ai tout appris : j’ai vu comment le monde “blanc” (français) supérieur ploutocratique civilisé instituait sa puissance à partir du refoulement de populations soudain devenues “invisibles” […] bien sûr perçues en tant qu’instruments, sales, bêtes, paresseux, sournois, etc., grâce à la magie dialectique anéantissante. J’ai vu que les beaux grands pays “avancés” s’érigeaient en expulsant l’étrange ; en l’excluant mais pas trop loin : en l’asservissant. »
Pour l’indépendance
Quand les Algériens parlent en leur nom : Jean-François Lyotard (1924-1998), dans La Guerre des Algériens (Galilée, 1989)
L’enjeu essentiel de la guerre anti-coloniale en Algérie tient pour Lyotard – qui enseigna plusieurs années à Constantine - en une réappropriation de la capacité des colonisés à parler en leur nom propre, comme il le souligne dans sa préface au livre La Guerre des Algériens intitulée « Le nom d’Algérie ». En dépit de la répression féroce qui les a fait taire pendant des décennies, « les Algériens “sortent”. Aussitôt, les ultras s’évanouissent, tirant ici et là dans les manifestants algériens, appelant les paras à la rescousse. Le vrai problème est posé. Tous ceux qui parlaient au nom de l’Algérie, c’est-à-dire à la place des Algériens, se taisent. Les Algériens “manifestent”, c’est-à-dire se manifestent, en chair et en os, collectivement. L’objet du litige intervient dans le litige, retirant à tout le monde la parole. » Les voix s’élèvent. Les Algériens recouvrent ce destin qui leur a été dérobé. « C’est aux seuls Algériens de savoir ce qu’ils veulent et d’imposer les solutions. Chacun a eu et continue d’avoir une expérience particulière de la situation révolutionnaire, a rencontré sous une forme concrète l’un ou l’autre de ces problèmes, lui a donné ou a songé à lui donner telle ou telle solution. C’est cette richesse de l’expérience accumulée […] que doit cristalliser le programme révolutionnaire, c’est d’elle qu’il doit tirer les leçons. » L’enjeu n’est pas, comme le pense y compris la gauche d’alors, l’affrontement des leaders, « des dirigeants, des “agitateurs” », entre lesquels les « masses » sont des « intermédiaires » muets. L’enjeu, c’est la mise en mouvement de tout un peuple qui réclame la maîtrise de son destin.
avril 202509.04.2025 à 12:37
hschlegel
Nous ne retrouverons confiance dans l’avenir qu’à condition de revoir entièrement notre conception du lien qui unit les différentes générations entre elles. C’est la proposition du très inventif anthropologue écossais Tim Ingold dans son dernier essai. Frédéric Manzini l’a rencontré lors de son passage à Paris, à l’occasion de la sortie de la traduction française de l’ouvrage sous le titre Le Passé à venir (Seuil, 2025).
[CTA2]
Le point de départ de votre livre consiste à repenser la manière dont nous concevons le rapport entre les générations…
Tim Ingold : Nous avons, en effet, pris l’habitude de penser les générations comme des cohortes de personnes qui se suivent les unes après les autres, dans un certain ordre, chaque cohorte se substituant à la précédente et étant destinée à être remplacée par la suivante. Aussi les différentes générations sont-elles comprises comme autant de couches qui se superposent les unes aux autres, qui ainsi s’accumulent et repoussent les plus anciennes toujours plus loin dans le passé. C’est une manière de voir, par strates et par succession de strates, qui me semble typique de la modernité. J’explique au contraire que nous devrions admettre que, même si elles appartiennent à des générations différentes, les vies des gens se chevauchent et s’entremêlent, de sorte que le futur est fait de toutes ces générations qui agissent ensemble au lieu de se retrouver séparées et isolées les unes des autres [cf. schéma illustré ci-dessous]. Un peu comme dans une famille, où il n’y a pas d’un côté les grands-parents, ensuite les parents et enfin les enfants mais où – et c’est une chose merveilleuse que nous ne valorisons pas suffisamment – les vies s’entremêlent, c’est-à-dire celles des parents avec celles des enfants et celles des grands-parents, toutes ensemble.
“Les vies des gens se chevauchent et s’entremêlent. Le futur est fait de toutes ces générations qui agissent ensemble au lieu de se retrouver séparées et isolées les unes des autres” Tim Ingold
Votre conception de vies partagées vous conduit aussi à critiquer l’idée d’“héritage” entre générations.
Je tiens à établir une distinction entre « hériter » et « perdurer ». Qu’est-ce qu’hériter ? C’est soustraire quelque chose à quelqu’un, à qui cela appartenait, afin de le confier à quelqu’un d’autre : en héritant de tel ou tel bien de mes parents par exemple, je la retire de leur vie pour le transférer à la mienne, ce qui fait de moi désormais son propriétaire. La notion d’héritage repose donc sur une forme de transaction, c’est-à-dire de transfert de propriété – d’où le lien avec le capitalisme – qui ne fonctionne que parce qu’il y a un moment de rupture dans la propriété privée, individuelle. Perdurer, au contraire, c’est faire prolonger les différentes existences de manière continue. Si je peux hériter de mes parents au sens où j’hérite alors de quelque chose qui leur appartenait auparavant, je ne peux pas hériter de mes parents eux-mêmes. Je peux certes hériter de leur maison, mais je ne peux pas hériter du foyer que nous avons partagé. C’est autre chose qui se joue. Ce qui se passe en réalité, c’est que leur vie va perdurer à travers la mienne (entre autres) et va ainsi se prolonger, se poursuivre.
Schéma tiré du livre Le Passé à venir : dans une corde, les fils s’entremêlent comme autant de générations.
Que s’est-il passé qui nous a conduits à penser les générations séparées les unes des autres ?
C’est un processus compliqué bien entendu, mais je pense que tout s’est noué vers l’aube de la modernité, autour une certaine idée du progrès. C’est sans doute en partie lié au développement de l’économie capitaliste, qui a éloigné géographiquement les différentes générations en dissociant les lieux de production et les lieux de consommation. Mais ce qui a joué un rôle plus décisif est sans doute le transfert de charge concernant l’éducation qui s’est opéré depuis les familles vers l’État : à partir de ce moment, le foyer n’était plus l’endroit où les compétences se développaient et où s’apprenaient les manières de vivre, puisque c’était une institution spécialisée, à savoir l’école, qui en assumait désormais la responsabilité. Dès lors, les nouvelles générations dépendaient moins des précédentes et la transmission s’effectuait différemment. Ce modèle, qui est né en Europe, s’est ensuite exporté partout dans le reste du monde.
Mais les origines que vous pointez sont profondes et bien installées… Est-il possible, par conséquent, d’échapper à cette manière erronée de considérer les choses ?
Non seulement nous le pouvons, mais nous le devons. Pas dans la perspective de retourner à l’ancienne manière de faire les choses, mais plutôt en commençant par reconnaître que notre manière actuelle de les faire ne peut pas durer, qu’elle n’est pas durable, c’est-à-dire tout simplement pas soutenable à long terme. Ce n’est même pas qu’elle serait fausse, mais surtout qu’elle est incompatible avec la possibilité pour la vie de perdurer. On peut alors dire qu’elle est fausse, mais seulement au sens pragmatique du terme, c’est-à-dire dans la mesure où ses effets sont délétères. Et Il nous faut trouver un moyen d’en sortir pour construire un futur ensemble. Et il est nécessaire, pour cela, de réparer les relations entre les anciennes et les nouvelles générations, par l’éducation notamment, de façon à restaurer des manières de vivre susceptibles de permettre aux différentes générations de cohabiter. Cela peut semble difficile parce que nous tenons le modèle actuel comme allant de soi, mais après tout, il n’a « que » 300 ou 400 ans. Relativisons, car ce n’est pas grand-chose à l’échelle de la totalité de l’histoire humaine !
“Il est indispensable et urgent de changer notre manière de penser les générations. Les voir séparées les unes des autres est incompatible avec la possibilité même pour la vie de perdurer” Tim Ingold
Si nous devons changer de paradigme, c’est pour faire face à la crise écologique qui s’annonce ?
Nous voyons l’avenir comme un sorte de mur qui s’avance vers nous ou comme le ciel qui nous tombe sur la tête – et plus nous accélérons, plus nous sentons le danger se rapprocher, ce qui est évidemment effrayant ! Or je pense que si nous voyons l’avenir ainsi, c’est à cause de notre manière de penser le rapport entre générations. Penser autrement les générations ne va certes pas faire disparaître la crise, mais pourrait nous permettre de voir autrement les possibilités qui s’offrent à nous, avec davantage d’espoir. Par exemple, se demander « quelle planète allons-nous laisser à nos enfants ? » est une manière de poser la question en termes d’héritage, alors qu’on devrait plutôt se poser la question : « Comment pouvons-nous être de bons ancêtres pour nos descendants ? », car cela suppose que ce que nous faisons compte pour eux. Penser que le futur va simplement remplacer le présent, c’est-à-dire se substituer à lui, a tendance à nous rendre irresponsables.
Vous développez en ce sens une critique de ce que vous appelez la “Génération maintenant”. De qui parlez-vous ?
Attention, mon ouvrage n’est pas un livre de sociologie qui s’efforcerait de décrire ou de dénoncer une expérience vécue particulière, circonscrite dans le temps et l’espace. Je ne vise ni une génération en particulier ni un groupe précis de personnes, mais plutôt une idée. Il s’agit pour moi de montrer comment, la plupart du temps, une fois qu’on a atteint un certain âge et qu’on est actif, on s’empare des commandes du présent, au sens où on a la prétention de commander aux jeunes (en décidant de la manière dont ils devront mener un avenir déjà tracé pour eux), de la même manière qu’on a celle d’organiser la vie des plus anciens (invités à se retirer). Comme si chaque génération devait éradiquer ce que la précédente avait établi, et comme si la suivante allait faire la même chose avec celle-ci, et ainsi à l’infini.
“Penser que le futur va simplement remplacer le présent, c’est-à-dire se substituer à lui, a tendance à nous rendre irresponsables” Tim Ingold
Vous dites que ce n’est pas un livre de sociologie. Mais est-ce pour autant un livre d’anthropologie à proprement parler, voire de philosophie ?
Je ne me suis pas soucié de cela au moment où je l’ai rédigé, et après tout, peu importe de quelle discipline il relève. Mais je dirais quand même que c’est un livre d’anthropologie au sens de l’anthropologie telle qu’elle devrait être (outre le fait que je fais référence à certains peuples comme les Tchouktches de Russie ou les Batek de Malaisie). La version courte de ma définition de l’anthropologie est que c’est « de la philosophie qui intègre les gens » [« philosophy with the people in »], pour la distinguer d’une certaine tendance des philosophes à se recroqueviller sur un nombre restreint de textes canoniques. Une philosophie en plein air, pour le dire autrement, qui discute avec le monde et avec les gens. Ma définition longue de l’anthropologie est que c’est une enquête généreuse, ouverte, comparative et critique sur les conditions et les différentes possibilités qu’offre la vie dans ce monde que, tous, nous habitons. C’est en ce sens qu’on peut considérer mon ouvrage comme un livre d’anthropologie, oui.
Vous vous référez à la conception du temps de Bergson, mais à vous lire, on pense aussi aux concepts de “vie liquide” de Zygmunt Bauman ou au “présentisme” de François Hartog par exemple…
Il y a des influences, peut-être... Pourtant, la vie à laquelle je pense quand je pense à la vie qui perdure, ce n’est pas ni une vie « liquide » ni une vie « solide » mais une vie « fluide », qui est en permanence en train d’évoluer. C’est ce que Bergson cherche à penser également – Bergson qui m’avait tellement fasciné quand je l’avais découvert : j’avais été extrêmement intéressé par sa conception d’une « évolution créative », et du pouvoir créatif de la vie qui peut devenir plus ou autre qu’elle est. Quant au « présentisme », il me semble qu’il consiste à faire encore du passé et de l’avenir des constructions du présent – or le passé perdure à travers le présent, et le présent ne peut s’en défaire. Nous sommes nous-mêmes des produits du passé, actifs au présent, et qui sommes appelés à l’avenir à appartenir au passé. C’est vraiment un point délicat mais fondamental : l’avenir est le passé, et le passé, l’avenir. Cette vision ouvre bien d’autres possibilités que celle qui s’enferme dans un prétendu pur présent.
“C’est un point délicat mais fondamental : l’avenir est le passé, et le passé, l’avenir” Tim Ingold
C’est d’ailleurs le titre donné à la version française de votre ouvrage, Le Passé à venir.
Le titre original, en anglais, est The Rise and Fall of Generation Now mais la traduction littérale, à savoir quelque chose comme Grandeur et décadence de la génération maintenant, n’était pas très claire en français. En italien non plus d’ailleurs, et le titre italien qui a finalement été retenu est l’inverse du titre français puisque c’est Il futuro alle spalle, c’est-à-dire « l’avenir derrière nous ». Ces deux titres semblent aller en sens inverse l’un de l’autre, mais je les trouve tout aussi bons l’un que l’autre !
Le Passé à venir. Repenser l’idée de génération, de Tim Ingold, vient de paraître aux Éditions du Seuil dans une traduction de C. Le Roy. 240 p., 18,90€, disponible ici.
avril 202509.04.2025 à 09:45
nfoiry
Contrairement à la dictature, la tyrannie ne naît pas forcément d’un coup de force. Elle s’insinuerait plutôt dans des structures démocratiques, comme l'affirment dans notre nouveau numéro des penseurs de Hong Kong, de Géorgie ou d’Argentine. L’économiste et politologue hongrois Péter Krekó décrypte ici la manière dont le gouvernement de Viktor Orbán a pris le contrôle des esprits.
avril 2025