LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues MÉDIAS
desk russie
Souscrire à ce flux
Desk-Russie promeut et diffuse des informations et des analyses de qualité sur la Russie et les pays issus de l’ex-URSS

Accès libre

▸ les 10 dernières parutions

29.05.2025 à 10:19

De l’empire de Staline à celui de Poutine, la Russie reste un défi existentiel pour l’Occident

Sergueï Medvedev

Discours à la conférence Lennart Meri à Tallinn.

<p>Cet article De l’empire de Staline à celui de Poutine, la Russie reste un défi existentiel pour l’Occident a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2368 mots)

Ce texte est la transcription du discours prononcé par l’auteur à la conférence annuelle Lennart Meri à Tallinn, le forum le plus prestigieux consacré à la sécurité dans les pays baltes, et même dans toute l’Europe de l’Est et du Nord. En quatre thèses, le politologue russe exilé explique que la guerre est la nouvelle norme en Russie et que l’Occident est en train de la perdre. La seule solution réelle se résume à trois mots : défaite, occupation, démembrement, mais la volonté politique qui aboutirait à ce résultat n’existe pas.

Comment l’Occident doit-il envisager ses relations avec la Russie après la guerre ? J’ai à ce sujet les quatre thèses suivantes :

1. Il n’y aura pas d ‘ « après la guerre » – c’est une illusion, une projection de nos souhaits.

La guerre est la nouvelle norme, le nouvel état de la Russie et du système international. Comme au Moyen-Orient : quatre-vingt ans de guerre ininterrompue, sans fin en vue. Il n’y aura pas de paix, seulement un « processus ». Même s’il devait y avoir des cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie, ils seraient péniblement négociés pendant des mois… et immédiatement violés.

Aucune paix durable n’est possible, car la Russie actuelle – avec ou sans Poutine – est ontologiquement incompatible avec l’existence d’une Ukraine indépendante, encore plus dans les frontières de 1991, encore plus en tant que membre de l’alliance occidentale.

La Russie est désormais en état de guerre permanente : son économie, son élite, son appareil idéologique sont calibrés pour la guerre. Et c’est une locomotive lancée à pleine vitesse, que l’on ne peut pas arrêter d’un simple coup de sifflet, peu importe qui est dans la cabine de pilotage. Les passagers aiment regarder par la fenêtre et le carburant ne manque pas – comme dans le dernier roman de Sorokine, la locomotive est alimentée par des corps humains.

2. Pour l’instant, Poutine est en train de gagner cette guerre et d’atteindre ses objectifs stratégiques.

Le problème n’est pas que son armée soit embourbée dans l’est de l’Ukraine, qu’elle ait conquis 1 % supplémentaire du territoire ukrainien en un an au prix de 400 000 vies humaines et qu’elle perde jusqu’à 100 soldats par kilomètre carré de territoire conquis. La Russie a suffisamment de « chair à canon » – comme pendant la Seconde Guerre mondiale. Elles en a déjà sacrifié un million, elle en sacrifiera un autre, ou deux, s’il le faut : grâce à l’argent, la tromperie, la coercition, la répression. Pour l’instant, l’argent suffit.

L’essentiel est ailleurs : Poutine a imposé cette guerre à la Russie, à l’Ukraine et au monde. Il en a fait une norme, a fait basculer le monde dans un état qualitativement nouveau – c’est l’objectif qu’il poursuivait depuis au moins vingt ans, depuis le premier Maïdan de 2004-2005. Il impose au monde son agenda de confrontation et d’antagonisme stratégique avec l’Occident. Il affaiblit l’Occident en montrant son indécision et son inefficacité. Il favorise la fragmentation de l’Occident, en enfonçant des coins dans les fissures existantes – du soutien à Trump dès son premier mandat jusqu’au soutien à toutes les forces antisystème, des ultra-gauches aux ultra-droites.

C’est exactement ce que le Kremlin espérait depuis le milieu des années 2000, inspiré par le livre délirant de Iouriev Le Troisième Empire1. Et l’Ukraine n’est qu’un des théâtres de ce conflit global – certes, un théâtre important.

Trois années de guerre ont offert à Poutine deux cadeaux inattendus (ou du moins pas anticipés dans cette ampleur).
Le premier ? Une Russie qui est entrée dans la guerre comme une main dans un gant, l’a acceptée, absorbée, normalisée, et qui fournit de la chair à canon, de la docilité, de la complicité (du tissage de filets de camouflage aux spectacles scolaires), et surtout : de l’indifférence.
Le second ? Un monde global beaucoup plus souple et coopératif envers la Russie, construisant des mécanismes d’alternative à la mondialisation occidentale. Des soldats et obus nord-coréens, des drones iraniens, des puces électroniques chinoises, des acheteurs de pétrole indiens, des admirateurs latino-américains et africains de Poutine, une multitude de moyens pour contourner les sanctions et acquérir des technologies critiques… parfois même en Occident.
Ce qui permet à Poutine de mener une guerre sans fin – et aux Russes de vivre sans souci.

C’est en fait l’aveu que le monde n’appartient plus à l’Occident – ni économiquement, ni financièrement, ni technologiquement, ni militairement.

Ici à Tallinn, nous sommes réunis entre représentants d’un milliard d’individus partageant à peu près les mêmes valeurs. Mais hors de cet hôtel, il y a 7 milliards d’autres personnes qui ont une vision différente de la Russie, de l’Ukraine, de Poutine, de la guerre, et du rôle de l’Occident.

medvedev tallinn
Sergueï Medvedev à la Conférence Lennart Meri // Service de presse de la conférence

3. L’Occident est en train de perdre cette guerre.

En réalité, l’Occident a commencé à perdre la Russie dès les années 1990, en prenant à tort la chute de l’URSS pour « la fin de l’Histoire », en pensant que la Russie avait cessé d’être un empire pour devenir un pays « normal ».

D’où des décennies d’indulgence envers la Russie, de fascination pour ses « réformateurs », de reconnaissance de ses « intérêts particuliers », d’aveuglement sur ses dérives autoritaires internes et ses ambitions impériales externes : Abkhazie, Transnistrie, l’assaut contre le Parlement en 1993, les élections de 1996, les provocations au Kosovo, la nomination de Poutine, l’ingérence en Ukraine, le discours de Munich, la Géorgie en 2008, la Crimée… L’Occident a tout toléré, a continué à commercer, à flatter, à rendre visite pour la Coupe du monde 2018… Jusqu’au choc du 24 février 2022.

Mais même là, le soutien occidental à l’Ukraine reste minimal, prudent – juste de quoi empêcher sa disparition (et encore, seulement après que l’Ukraine, dans le premier mois, a tenu bon, seule, à la surprise d’un Occident qui l’avait déjà condamnée).

Parce qu’il n’y a qu’une chose que l’Occident redoute plus que la chute de Kyïv : la chute de Moscou, avec l’imprévisibilité qui s’ensuivrait. Russia is too big to fail. C’est cela qui paralyse la volonté politique occidentale, c’est cela qui explique l’absence de vision stratégique.

4. Et c’est là le cœur du problème : le problème de la Russie.

Pas de Poutine.
Pas de la guerre.
Même pas le problème de la chute de l’URSS.
Mais le problème de la Russie elle-même.

Pendant cent ans, le monde a été confronté à « la question allemande » – celle de la nation allemande malheureuse dans ses frontières. Cela a mené à trois guerres européennes et deux guerres mondiales, à une redéfinition du monde et à la mort d’au moins 100 millions de personnes, y compris la Shoah. (Bien sûr, l’Allemagne n’en porte pas seule la responsabilité, mais elle fut à l’origine de ces conflits.)

Cette question a été résolue tant bien que mal par la défaite, l’occupation, le démembrement, puis l’intégration de l’Allemagne dans des institutions – et encore, le révisionnisme revient à l’Est.

De la même manière, le monde fait face depuis un siècle à la question russe – celle d’un empire inachevé, qui n’a jamais défini ses frontières. Deux semi-effondrements impériaux – 1917 et 1991 – ont brisé ses marges mais n’ont ni détruit ses structures, ni éradiqué son esprit impérial, ni mis fin à son caractère colonial. Depuis un siècle, elle produit conflits, instabilité, menaces – de la révolution mondiale des années 1920 à la contre-révolution mondiale des années 2020. De l’empire de Staline à celui de Poutine, la Russie reste un défi existentiel pour l’Occident, et un danger pour la sécurité mondiale – le principal générateur d’entropie, de chaos, de peur dans le monde contemporain. (Sourkov ne dira pas le contraire.)

Comment résoudre ce problème ?

Une solution évidente : Allemagne, 1945.
Défaite, occupation, démembrement.
Techniquement, l’Occident en serait capable, même avec l’arme nucléaire – il existe des outils de neutralisation non nucléaire de la Russie, à condition d’avoir la volonté politique.
Mais cette volonté n’existe pas.
La Russie, comme déjà dit, est : too big to fail.
L’Occident a peur, même d’imaginer un monde sans Russie. Et puis… que faire de tout ce territoire immense ? De ses armes nucléaires ? De ses mines d’uranium ? De ses satellites ? De Tchaïkovski ? De Tolstoïevski2 ? Etc.

Le monde va donc devoir continuer à vivre avec ce marécage toxique de l’Eurasie du Nord, en espérant qu’au fil du XXIᵉ siècle, cet empire à moitié défait finira par se digérer lui-même et produire quelque chose de plus compatible avec le monde extérieur.

« Dommage, cette époque radieuse
— Ni toi ni moi ne la verrons jamais
3… »

En attendant, c’est la guerre.

Comme dit au point 1 : il n’y a pas de « post-guerre », ni de « post-Poutine » – il n’y a que du « post-Russie », et du haut de 2025, on n’en voit pas encore le bout.

Traduit du russe par Desk Russie

Lire la version originale 

<p>Cet article De l’empire de Staline à celui de Poutine, la Russie reste un défi existentiel pour l’Occident a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 10:19

La fête de Desk Russie : nous vous invitons !

Desk Russie

Le 28 juin, au Théâtre du Soleil, Desk Russie fête ses quatre ans d’existence et la sortie du 100e numéro de notre newsletter.

<p>Cet article La fête de Desk Russie : nous vous invitons ! a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (660 mots)

Le 28 juin, au Théâtre du Soleil, Desk Russie fête ses quatre ans d’existence et la sortie du 100e numéro de notre newsletter. Tous nos lecteurs et amis sont conviés ! Ne ratez pas cette occasion festive de retrouver notre équipe et nos auteurs !

Il y a quatre ans, en mai 2021, nous avons publié notre premier numéro. Nous étions tous bénévoles et disposions d’un premier don de 1 700 euros, grâce à la générosité de celui qui a été maître de pensée pour un certain nombre d’entre nous, penseur et fin connaisseur du monde russe, l’académicien Alain Besançon. C’est avec ça que nous nous sommes lancés dans la bataille.

À l’époque, nous pensions durer quelques mois, jusqu’à l’élection présidentielle de 2022, pour que notre voix s’élève contre l’extrême droite et sa ligne politique pro-russe. Mais en automne 2021, et en particulier depuis l’ultimatum russe à l’OTAN et aux États-Unis, il est devenu évident que la guerre contre l’Ukraine était imminente. De nouveaux objectifs se sont présentés à nous : mobiliser l’opinion publique française pour soutenir l’Ukraine et contre la Russie poutinienne, pays agresseur ; démasquer les poutinolâtres en France ; expliquer la situation en Russie.

En quatre ans, nous avons fait du chemin. Le site initial a été remplacé par un site riche et fonctionnel ; la version anglaise a été créée. Nous avons lancé notre maison d’édition. Nous avons conduit des dizaines de débats publics dont les plus riches en collaboration avec le Théâtre du Soleil et son infatigable directrice et metteuse en scène, Ariane Mnouchkine. Actuellement, nous prenons les inscriptions pour la première année (2025-2026) de notre université, qui dispensera des cours de connaissance sur la Russie et les grandes questions géopolitiques et combattra les doctrines mensongères du Kremlin. Nous avons une merveilleuse équipe dévouée, et à chaque fois que nous faisons appel aux bénévoles, ils sont là pour nous soutenir.

Tout cela se fête, les amis ! Le Théâtre du Soleil nous ouvre ses portes à partir de 18 heures, le samedi 28 juin. Nous serons sur la pelouse où des tables et des sièges sont installés, ou bien à l’intérieur s’il fait mauvais.

Au programme, quelques prises de paroles, de la musique ukrainienne et du jazz, et un vrai dîner cuisiné par le chef du Théâtre du Soleil et ses aides. Ceux qui y sont déjà allés savent que c’est un délice gastronomique, arrosé de vin. Vous pourrez échanger avec nos auteurs et notre équipe, notamment si vous avez des questions sur l’université.

Nous vous proposerons également quelques livres à la vente. Si vous avez des ouvrages consacrés à la Russie, à l’Ukraine etc. dont vous n’avez plus besoin, vous pouvez nous les apporter pour les vendre au profit de Desk. Car, sachez-le, nos moyens sont toujours modestes, et chaque contribution compte.

Nous avons également besoin de bénévoles pour aider à la logistique.

Nous vous proposons de régler une P.A.F. de 15 euros pour la soirée, mais vous pouvez également contribuer au travail de notre association avec une participation solidaire libre. À vous de voir !

Inscrivez-vous sans tarder !

<p>Cet article La fête de Desk Russie : nous vous invitons ! a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 10:18

La guerre en zone grise menée par la Hongrie contre l’Ukraine

Anton Shekhovtsov

Les services hongrois auraient espionné en Transcarpatie en vue d’une possible intervention dans cette région ukrainienne.

<p>Cet article La guerre en zone grise menée par la Hongrie contre l’Ukraine a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1721 mots)

Selon le politologue basé en Autriche, les services de renseignement militaire hongrois se sont livrés à des activités d’espionnage en Transcarpatie afin de préparer une possible intervention hongroise dans cette région ukrainienne possédant une importante minorité hongroise. C’est peut-être la vraie raison de « l’entente cordiale » entre Viktor Orbán et Vladimir Poutine : tous deux rêvent de dépecer l’Ukraine. 

Les révélations du Service de sécurité d’Ukraine (SBU) concernant une cellule des services de renseignement militaire hongrois opérant dans la région ukrainienne de Transcarpatie au détriment de l’Ukraine soulèvent de sérieuses questions quant à la position de la Hongrie au sein des alliances politiques et militaires occidentales.

Le 9 mai dernier, le SBU a révélé que cette cellule – composée de deux informateurs ukrainiens encadrés par un officier du renseignement militaire hongrois – avait pour mission de collecter des données sur la sécurité militaire de la région de Transcarpatie, notamment en identifiant les vulnérabilités de ses défenses terrestres et aériennes. La cellule devait également évaluer divers scénarios quant au comportement potentiel des habitants de Transcarpatie en cas d’entrée de troupes hongroises dans la région, que ce soit sous couvert de force de maintien de la paix ou de contingent de l’OTAN.

D’autres questions ont également été posées à la cellule – par exemple, quels équipements ou armes militaires étaient disponibles sur le marché noir en Transcarpatie, ou quelle était la situation de la population hongroise ethnique de la région. La Transcarpatie est frontalière de la Hongrie et abrite environ 100 000 Hongrois ethniques, représentant environ 10 % de la population régionale.

La cellule est devenue active en septembre 2024, mais son principal informateur avait été recruté par les services de renseignement militaire hongrois dès 2021. Les activités et le calendrier de cette cellule laissent penser que les actions anti-ukrainiennes de la Hongrie étaient directement liées à la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, et que la Hongrie préparait une extension de son influence politique en Transcarpatie.

Le rêve de la « Grande Hongrie »

Historiquement, la Transcarpatie faisait partie de l’Empire austro-hongrois et fut rattachée à la Tchécoslovaquie après la Première Guerre mondiale. En mars 1939, à la suite du démantèlement de la Tchécoslovaquie par les nazis, la Hongrie – alors dirigée par Miklós Horthy et alliée à l’Allemagne hitlérienne – annexa la Transcarpatie avec l’approbation tacite de Hitler. Après la chute du Troisième Reich, la région fut intégrée à l’Ukraine soviétique en 1945.

Les nationalistes hongrois, y compris le Premier ministre Viktor Orbán, considèrent la perte de la Transcarpatie et d’autres territoires abandonnés après la Première Guerre mondiale comme une injustice historique. La Transcarpatie occupe une place centrale dans les cartes et les discours qui promeuvent l’idée d’une « Grande Hongrie ».

La vision d’Orbán, qui considère la Transcarpatie comme une terre historiquement hongroise, est pleinement alignée avec celle du président russe Vladimir Poutine, qui considère l’Ukraine comme un État artificiel et affirme que ses régions occidentales devraient revenir de droit à la Pologne, à la Hongrie et à la Roumanie.

En 2008, Poutine aurait proposé au Premier ministre polonais Donald Tusk, lors d’une visite à Moscou, l’idée d’un partage de l’Ukraine entre la Pologne et la Russie. En 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie, le député russe Vladimir Jirinovski a envoyé des lettres aux ministères des Affaires étrangères de la Hongrie, de la Pologne et de la Roumanie, suggérant un démembrement de l’Ukraine et la répartition de ses territoires entre la Russie et ces trois pays.

Le recrutement d’un informateur ukrainien par les services de renseignement militaire hongrois en 2021 s’inscrit dans le contexte des préparatifs actifs de la Russie pour sa guerre contre l’Ukraine – une guerre que de nombreux dirigeants occidentaux exhortaient alors la Russie à ne pas déclencher.

Le 1er février 2022, soit trois semaines avant l’invasion à grande échelle par la Russie, Viktor Orbán s’est rendu à Moscou pour rencontrer Poutine. Le contenu exact de leur entretien, qui a duré plusieurs heures, n’a jamais été divulgué, mais il aurait porté sur la sécurité européenne et les pressions croissantes exercées par la Russie sur l’Ukraine.

Deux jours avant l’invasion russe, le ministère hongrois de la Défense a annoncé le déploiement d’un nombre indéterminé de soldats à la frontière ukrainienne. Officiellement, ce déploiement était présenté comme une mesure de précaution destinée à renforcer la sécurité des frontières, à empêcher l’entrée de groupes armés et à gérer un éventuel afflux de réfugiés.

À la lumière des récentes révélations du SBU sur les activités hostiles de la Hongrie, cette justification officielle pour le mouvement de troupes apparaît désormais sujette à caution.

shekhovtsov2
Militaires hongrois lors d’une cérémonie officielle // nato.int

Les « casques bleus » d’Orbán

Il serait sans doute exagéré de suggérer que l’armée hongroise avait l’intention d’envahir la Transcarpatie en février 2022 – les forces hongroises ne sont pas de taille face à une armée ukrainienne aguerrie. Cependant, l’objectif probable de Viktor Orbán aurait été de combler un vide sécuritaire potentiel dans la région, en y déployant des policiers hongrois et des « forces de maintien de la paix », si l’« opération militaire spéciale » de la Russie avait réussi à faire s’effondrer l’État ukrainien en quelques jours ou semaines.

Orbán n’aurait sans doute pas pris le risque de reproduire l’annexion directe de la Transcarpatie opérée par Horthy à la suite de l’invasion nazie de la Tchécoslovaquie, mais l’idée sous-jacente était probablement similaire : attendre l’effondrement de l’Ukraine, puis pénétrer en Transcarpatie afin d’y asseoir l’influence politique hongroise.

On ignore encore pourquoi les services de renseignement militaire hongrois ont choisi d’activer leur cellule en septembre 2024, mais cette décision semble liée à l’évolution du conflit mené par la Russie.

D’un côté, les données sur les défenses terrestres et aériennes ukrainiennes en Transcarpatie n’auraient que peu d’utilité pour l’armée hongroise, qui ne dispose pas de la capacité de s’opposer militairement à l’Ukraine. Le seul acteur susceptible de bénéficier de telles informations est la Russie. D’un autre côté, l’opération hongroise pourrait avoir été motivée par l’anticipation d’une crise intérieure aux États-Unis, déclenchée par l’élection présidentielle américaine de 2024, ce qui aurait ouvert une fenêtre stratégique permettant à la Russie d’avancer ses objectifs en Ukraine. Dans un tel scénario, des troupes hongroises se présentant comme « forces de maintien de la paix » auraient pu entrer en Transcarpatie sous prétexte de stabiliser la région.

À ce moment-là, le président français Emmanuel Macron avait déjà évoqué l’idée de déployer des forces européennes de maintien de la paix en Ukraine si la Russie réalisait des percées importantes dans les régions centrales du pays. Dans ce contexte, l’initiative « pacificatrice » d’Orbán aurait pu paraître légitime aux yeux de nombreux observateurs naïfs.

Quelle que soit la tactique exacte employée par la Hongrie, l’Ukraine dispose désormais de preuves concrètes que les actions anti-ukrainiennes d’Orbán vont bien au-delà du simple blocage de l’aide militaire et financière de l’UE ou de l’entrave à l’intégration européenne de l’Ukraine.

L’ampleur et la nature des opérations de renseignement menées par la Hongrie rendent de plus en plus plausible l’hypothèse qu’Orbán collabore directement avec Poutine dans la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine – et, plus largement, contre l’Europe. Une enquête approfondie, dirigée par l’Union européenne ou l’OTAN, sur cette possible collusion est non seulement justifiée, elle est urgente et nécessaire.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire la version originale

<p>Cet article La guerre en zone grise menée par la Hongrie contre l’Ukraine a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 10:18

La Roumanie, un bastion de l’Europe qui résiste aux ingérences russes

Eugène Leahu

La victoire de Nicușor Dan, candidat ouvertement pro-européen et pro-ukrainien : décryptage.

<p>Cet article La Roumanie, un bastion de l’Europe qui résiste aux ingérences russes a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (5258 mots)

Les Européens redoutaient l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en Roumanie. Mais la démocratie roumaine s’est avérée robuste : le vote massif de la population au second tour de l’élection présidentielle a permis la victoire de Nicușor Dan, un candidat ouvertement pro-européen et pro-ukrainien. L’auteur explique le dessous des cartes : les manœuvres russes pour séduire l’électorat grâce à des idées nationalistes, l’influence des milieux panorthodoxes et panslavistes, mais aussi les problèmes pendants qui ont éloigné une partie de la population des partis pro-européens, au premier chef la situation de la Bucovine du Nord, rattachée par Staline à l’URSS et à l’Ukraine.

Sur le front de l’Est, une bataille a été gagnée de justesse dans cet affrontement ouvert depuis le 24 février 2022 entre l’Europe et le Kremlin, entre l’union des pays libres de notre continent et un système néo-soviétique intrusif et liberticide.

Dans un climat de tensions sociales et de déceptions par rapport aux politiques économiques des gouvernements social-démocrates et libéraux, marqués par des scandales de corruption, et face aux promesses des partis nationalistes et eurosceptiques qui promettaient une meilleure défense des intérêts nationaux, la société roumaine a hésité entre les illusions d’un retour vers un passé aux valeurs « sûres », « morales » et celles d’un monde libre, ouvert, avec les incertitudes d’une économie de marché concurrentielle.

Les premiers chiffres annoncés le 18 mai 2025, après la clôture des bureaux de vote à Bucarest à 21 heures, ont été accueillis dans une grande confusion, les deux candidats célébrant simultanément leur victoire. Nicușor Dan a salué dans son quartier général « la victoire d’une communauté de Roumains désireux d’un profond changement » devant ses partisans scandant « Russie n’oublie pas, la Roumanie n’est pas à toi ! »,  ainsi que « Europe » et « unité ».

Son adversaire George Simion s’est proclamé au même moment devant le Parlement « le nouveau président de la Roumanie », comptant surtout sur les votes de la diaspora pour avoir la victoire finale et prétendant avoir identifié des « fraudes » dans le processus électoral.

Selon les résultats définitifs confirmés le 19 mai par le Bureau électoral central, Nicușor Dan a obtenu 53,60 % des voix (soit 6 168 642 voix), tandis que son rival George Simion a obtenu 46,40 % (soit 5 339 053 voix au total).

Comme lors des élections du mois de novembre 2024, d’importantes ingérences russes sur les réseaux sociaux ont été signalées par les représentants du gouvernement roumain. Le ministère des Affaires étrangères a dénoncé une « campagne virale de fausses informations » sur les réseaux sociaux, notamment sur Telegram, visant à « influencer le processus électoral » et portant « une nouvelle fois les marques d’une ingérence russe4 ».

Par ailleurs, le même jour, Pavel Dourov, fondateur de Telegram, qui a des démêlés avec la justice française, avait accusé la France d’avoir cherché à « réduire des voix conservatrices au silence » en Roumanie, ce qui a été vivement démenti par le ministère des Affaires étrangères de la France.

La manipulation de l’opinion eurosceptique au profit des influences russes

Le candidat indépendant Nicușor Dan, maire de Bucarest et mathématicien, a gagné au second tour avec une avance confortable, bien qu’un grand nombre d’électeurs aient cédé aux promesses de son rival George Simion, manipulateur nationaliste qui exploitait la nostalgie en jouant sur la possibilité d’un retour vers un passé sombre mais supposé stable. 

Il s’agissait bien d’un retour, car le parti nationaliste d’extrême droite AUR (Alliance pour l’unité des Roumains) qu’il a fondé et préside actuellement, a récupéré et détourné le mouvement civique « unioniste » Actiunea-2012, qui réclame l’abolition de la frontière artificielle créée par Staline en 1940 entre les citoyens de l’État roumain actuel et leurs frères de l’actuelle république de Moldavie. Ce parti est ainsi devenu un parti anti-européen qui reprend les refrains de la plupart de mouvements d’extrême droite dans plusieurs pays de l’UE, actuellement soutenus par le leader du Kremlin. 

La naissance du parti AUR fut une manœuvre habile organisée par des membres des services de renseignements roumains ayant des orientations pro-russes.

Grâce à cette opération bien préparée, le « grand frère » de l’Est réussit un grand coup. Les démarches unionistes ont été anéanties par la transformation d’un mouvement civique en un nouveau parti politique concurrent aux autres forces unionistes, un parti « souverainiste » qui milite contre les projets militaires et économiques de l’UE et pour une « Europe des nations ». Ainsi, la revendication par AUR concernant une éventuelle union librement consentie entre la Roumanie et la république de la Moldavie fait que toute démarche unioniste, légitime dans son principe, est d’office associée à AUR et considérée comme extrémiste.

Ce même type d’attitudes anti-européennes ont été manifestées également par les leaders du RN en France. Le soutien « entier et sincère » accordé par Marine le Pen5 dans son communiqué de presse du 14 mai 2025 au candidat George Simion s’inscrit dans cet esprit d’entraide poutiniste au sein de l’UE.

Revenons sur les relations historiques entre Poutine et Marine Le Pen d’une part, et entre Alexandre Douguine et Călin Georgescu d’autre part,pour mieux comprendre les raisons de ces similitudes entre ces partis politiques.

Si Marine le Pen avait demandé officiellement en 2017 le soutien de Poutine pendant sa visite au Kremlin, avant de commencer sa campagne présidentielle de « patriote française », Călin Georgescu, candidat malheureux très proche de George Simion, avait fait la même chose en 2014 auprès d’Alexandre Douguine, l’idéologue ultranationaliste qui inspire la classe politique russe.

Dans son ouvrage Cumpăna României, publié en août 2016, Călin Georgescu écrivait : « […] la Russie n’est pas un pays anti-occidental mais anti-globaliste et tourné vers le renouveau. C’est heureux que le peuple russe et le peuple roumain partagent la même eau, celle de la spiritualité chrétienne-orthodoxe, qui coulera éternellement. Il faut bien savoir d’où on peut puiser l’eau sainte, porteuse de silence et de paix, pour bâtir des édifices spirituels voués à l’éternité. »

Ce type de discours aux résonances mystiques deviendra une sorte de repère fondamental d’une bonne partie de ses sympathisants, recrutés sur les réseaux sociaux pan-orthodoxes, qui prêchent un « retour » aux « véritables » valeurs chrétiennes. Cultivant une authentique nostalgie pour les temps de « stabilité » du régime communiste, ce discours sera ainsi diffusé sous différentes déclinaisons par des influenceurs de TikTok et de Telegram, dénonçant l’idéologie « décadente » de l’Occident et, surtout, réclamant la « protection » de la famille.

Comme nous l’avons montré ailleurs6, les leaders de l’ex-URSS n’ont jamais envisagé d’abandonner leur influence sur les anciens pays de l’Est. Bien au contraire, ils ont prévu de la diversifier et d’étendre progressivement leur zone d’influence à l’ensemble du continent.

Divergences au sein des services de renseignement

Selon un dicton utilisé par certains membres de ces services, « ce n’est pas la politique qui conduit les services de renseignement, plutôt l’inverse »

 Les divergences extrêmes dans les prises de positions officielles des services de renseignement et les communiqués faits par certains hauts gradés de ces services sur les réseaux sociaux, permettent de mettre en lumière l’ambiance conflictuelle qui règne dans le monde politique et la société en Roumanie.

Lors de l’apparition soudaine d’un candidat parfaitement opaque, Călin Georgescu, dans la course pour la Présidence de la République en novembre 2024, toute l’intelligentsia et la presse pro-européenne de la Roumanie ont manifesté leur vive inquiétude dans un contexte géopolitique particulièrement conflictuel sur le front de l’Est.

Ce n’est que sous la pression de l’opinion publique et des médias que le président sortant a pu obtenir de la part du service de renseignement intérieur des rapports concernant les ingérences étrangères sur les réseaux sociaux. Ce service a notamment identifié une augmentation progressive du nombre de faux comptes sur TikTok et sur Telegram.

En parallèle, certains haut gradés des services de renseignement roumains, dont un certain conseiller du Conseil suprême de défense du pays, professeur à l’Académie Nationale de Police, publient sur les réseaux sociaux des articles qui s’opposent à la guerre en Ukraine, tout en se demandant, à deux mois  de l’élection, si le « candidat indépendant Călin Georgescu », totalement inconnu à l’époque, allait remporter l’élection présidentielle, car « les Roumains ne font plus confiance aux partis politiques ». En même temps, le haut gradé en question inonde la blogosphère avec ses points de vue virulents, usant de titres comme « Trahison nationale ou recherche de la paix ? » pour dénoncer l’aide accordée à l’Ukraine, ou affirmant que le prochain « candidat indépendant » pense aux « problèmes réels de la Roumanie », comme si la guerre d’invasion qui s’approche de ses frontières n’en était pas un.

Ces points de vue ont été repris par la suite par le « candidat indépendant » dans sa campagne électorale.

Par ailleurs, d’autres sujets d’inquiétude, tels que les déplacements mystérieux et injustifiés du candidat George Simion de Bucarest à Vienne, ou la poursuite des affaires entre l’État roumain et l’oligarque russe Viktor Vekselberg, passent totalement inaperçus auprès des services de renseignement roumains, ainsi qu’auprès de l’agence nationale de l’administration financière7. Le 5 mai, tout de suite après le premier tour des élections, G. Simion est parti à 7 heures du matin, puis il a passé seulement une heure et demie en Autriche, avant de revenir à 10 heures en Roumanie, à Sibiu en répondant aux nombreuses questions des journalistes qu’il est allé « faire une photo importante avec un politicien important8 ».

Malgré ses promesses, cette photo n’a jamais été publiée.

Plus récemment, après son discours du 19 mai, dans lequel il reconnaissait tardivement la victoire de son adversaire, George Simion est reparti de Cluj à Vienne le 20 mai en voiture et il est revenu pour faire une déclaration contradictoire et menaçante : « La raison pour laquelle j’ai félicité Nicușor Dan, compte tenu des résultats du vote c’est que j’aime la Roumanie, j’aime le peuple roumain et je ne souhaite pas voir un bain de sang dans notre pays, afin de justifier le chaos et la prise du pouvoir par certains. Vous pouvez vous cacher même dans un trou de serpent, mais nous vous retrouverons toujours. »

Voici comment Ionut Benea de l’agence de presse Europe Libre interprète cette menace : « Sans présenter des preuves concluantes, Simion a accusé la France et la République de Moldavie d’être des “acteurs étatiques” impliqués dans les élections en Roumanie. Il a également accusé la presse et les influenceurs d’avoir été payés pour soutenir son adversaire Nicușor Dan, qui a obtenu 829 589 votes de plus que lui lors des élections du 18 mai. »

Suite à la déclaration de Simion diffusée sur les réseaux sociaux et la chaîne de télévision Digi24, George Becali, l’un de ses financeurs les plus importants, a déclaré qu’il arrêtait définitivement son soutien à son ancien protégé9.

Suite aux déclarations de G. Simion, Nicușor Dan, le nouveau président élu a reçu une menace de mort avec « 15 balles » de la part d’un homme de Maramures. Des menaces de mort contre les membres des partis pro-européens et les minorités sexuelles se sont également succédé sur les réseaux sociaux.  

Les étapes d’un coup d’état organisé sur les réseaux sociaux

Un retour d’expérience sur les différentes campagnes médiatiques mises en œuvre pour ces élections présidentielles, tellement controversées, tellement manipulées, nous aide à mieux évaluer les avantages et les fragilités des régimes démocratiques.

Les systèmes totalitaires fermés, comme celui de Kremlin, organisent des ingérences afin d’imposer des acteurs politiques contrôlés depuis l’extérieur. Cela induit pour ces candidats des difficultés évidentes lors des contacts avec les journalistes et les concurrents politiques. C’est pour cette raison que les intrus auront toujours plus d’aisance sur les réseaux sociaux, où ils vont pouvoir diffuser un contenu pré-enregistré, plutôt que dans dans les débats organisés par les télévisions en présence de leurs rivaux.

Un candidat contrôlé tel que George Simion ou Călin Georgescu, aura toujours du mal à structurer une réponse cohérente à une question non communiquée au préalable. C’est pour cette raison que, pendant ces élections, les deux candidats « surprise » ont systématiquement fui les débats télévisés organisés sans communication préalable des questions, et ont privilégié  la communication sur les réseaux sociaux, avec des sujets préenregistrés, ou bien préparés à l’avance.

Paradoxalement, pendant ces élections, nous avons pu constater combien les principes démocratiques peuvent être retournés contre les fondements mêmes de l’État démocratique. Comment expliquer, par exemple, le vote massif de la diaspora roumaine en Europe occidentale en faveur d’un candidat anti-européen comme George Simion ?

Tout comme les sympathisants du RN en France, une bonne partie de la diaspora roumaine en Europe occidentale a voté pour les promesses d’une « Europe des Nations », souverainiste et pour des « valeurs morales » bien représentées, selon eux, par un candidat comme George Simion, qui pose devant les caméras et pour les réseaux sociaux en « défenseur des valeurs chrétiennes », sans se douter qu’il pourrait être un charlatan, comparable à Poutine quand il se fait filmer à l’église avant de commettre des crimes de guerre, ou après.

En 1990, lors des premières élections libres après la chute du régime de Ceausescu, si le futur président néo-communiste Iliescu, soutenu par le Kremlin, avait réussi à insinuer l’idée que les partis pro-ocidentaux allaient « vendre le pays » aux « agences occidentales », ce fut grâce au monopole absolu sur la télévision et la radio nationales, unique dans le paysage médiatique de l’époque. C’était l’époque de la manipulation radiophonique et télévisuelle.

Maintenant, nous retrouvons les mêmes méthodes, mais avec des moyens modernes beaucoup plus intrusifs, tels que les réseaux sociaux TikTok, ou Facebook, qui adressent  cookies et messages ciblés à un public infiniment plus dépendant des applications sur smartphones. 

L’apparition subite du candidat « indépendant », Călin Georgescu, totalement inconnu dans la vie politique et sociale, demeure inédite par son opacité sans précédent dans la course à la présidence dans un pays démocratique. Utilisant une communication unilatérale sur TikTok, sur Telegram et sur Facebook comme méthode de communication électorale, il demeure le personnage public le plus énigmatique de la vie politique roumaine. 

Sous la pression de la société civile, le Bureau électoral central a annulé les élections; et le Président Klaus Iohannis a fini par publier les rapports des services de renseignement sur les campagnes de publicité électorale masquée derrière quelques milliers de faux comptes créés sur TikTok.

La société civile a été appelée à « défendre la démocratie » par les partis d’extrême droite, l’AUR de George Simion et S.O.S. România, dont la présidente Simona Ivanovici-Sosoaca communique régulièrement autour de ses visites hebdomadaires à l’ambassade de Russie à Bucarest. Ils ont mobilisé des dizaines de milliers de manifestants anti-gouvernementaux et également des anti-européens. Au fond, en voulant protéger le système démocratique contre les ingérences externes, la démocratie s’est fait battre avec ses propres moyens, avec ses propres principes. 

Le cadre légal devrait protéger non seulement contre la fraude électorale, mais aussi contre les campagnes électorales irrégulières, ou non déclarées selon les règles préalablement établies par conseil national de l’audiovisuel.

Compte tenu du temps passé par les électeurs en direct avec les candidats, par rapport à celui passé avec eux sur les réseaux sociaux, nous comprenons à quel point il est essentiel de réguler le cadre légal de ce monde virtuel qui domine le monde réel.

Le tiraillement Est/Ouest et l’instrumentalisation de l’orthodoxie

L’histoire se répète, non en cercle, mais plutôt en spirale.

Des outils de manipulation tels que le réseaux Tik Tok ou Telegram exploitent depuis leur apparition les affiliations qui existent dans le monde des cultures orthodoxes de l’Europe de l’Est entre la nostalgie du communisme et l’expansionnisme panslaviste, prêché par tous les patriarches de l’Église Russe depuis Pierre le Grand jusqu’à nos jours.

Les hommes politiques d’extrême droite en Europe orientale se posent en défenseur des « valeurs orthodoxes », même si la plupart d’entre eux ne sont pas des chrétiens pratiquants. Ils récupèrent tous les sujets sensibles de l’histoire de leurs pays afin de créer non pas des « solutions » tel qu’ils le prétendent, mais des conflits, avec d’autant plus de succès qu’ils abordent souvent des sujets importants dont aucun de leurs opposants démocrates ne souhaite discuter, afin de s’éviter des soucis.  

Pour séduire l’électorat, la plupart de ces leaders d’extrême droite font un discours sur les valeurs chrétiennes orthodoxes et contre la corruption, tout en s’entourant eux-mêmes de « sponsors » issus du milieu.  On a ainsi pu constater des attitudes schizoïdes, parfaitement contradictoires, de la part d’électeurs qui prétendaient voter « contre la corruption », tout en défendant un candidat comme G. Simion soutenu par les barons de la corruption, tels que George Becali, les clans Corduneanu et Duduianu impliqués dans les affaires de banditisme et de drogues, Mugur Mihaescu ou Marcel Ciolacu.

Cela prouve la capacité inouïe des réseaux sociaux à se substituer à la logique et à entrer dans la pensée des individus. C’est pour cette raison que ces nouveaux outils sont tellement indispensables aux leaders extrémistes, et qu’ils sont toujours collés à leurs smartphones.Sur le plan extérieur, on constate une certaine solidarité et une entraide entre dictateurs.Le paradoxe des relations entre les dictateurs est que, même lorsqu’ils ont des intérêts divergents, ils ont toujours besoin l’un de l’autre. Le grand ennemi des dictateurs demeure le monde libre et, dans notre cas, le monde occidental, qui risque de contaminer par la pensée les citoyens suivistes tellement indispensables aux régimes totalitaires.

C’est dans ce cadre qu’il convient de décrypter l’intérêt subit du Kremlin pour un candidat totalement inconnu de la scène politique comme Călin Georgescu, et  maintenant pour son jeune ami George Simion. Pour l’élection présidentielle de novembre – décembre 2024, la presse russe ne parlait que de C. Georgescu, et pour l’élection de mai, en  Moldavie et en Pologne, tous les leaders politiques pro-russes ont accordé leur soutien à G. Simion.

Pour des raisons historiques liées aux manœuvres constantes de la Russie pour étendre sa domination sur les pays limitrophes, il n’y aura jamais de vraie amitié entre la Roumanie et les leaders actuels de Moscou. C’est sous cet angle qu’il faut considérer les dernières déclarations de Dmitri Peskov, pour qui « les élections ont été pour le moins étranges ».

La récupération de l’électorat de gauche en Europe de l’Est par les extrêmes

L’échec et le cynisme  des régimes autoritaires communistes a entraîné à l’Est un grand scepticisme dans les idéaux d’ « égalité », de « liberté » et de « démocratie ».

Pour sauver leurs positions, les apparatchiks post-communistes ont fondé des partis poursuivant une sorte de socialisme édulcoré, ou de « communisme à visage humain » en récupérant toute l’infrastructure de l’ancien parti unique et en détournant tous les biens qui pouvaient être récupérés. 

Face aux incertitudes d’une « économie de transition » vers un système de marché ouvert et aux surprises d’une société en pleine mutation, une bonne partie de l’électorat a suivi, par inertie ou par peur, les promesses de « stabilité » des partis politiques héritiers de l’ancien régime. Cependant, durant toute cette période de transition, doublée par le choc de la guerre en Ukraine, les gens se sont retrouvés face à un vide idéologique.

Celui-ci a été rempli progressivement par un certain instinct de conservation, converti ensuite en esprit patriotique, et par la religion. De nouveaux partis regroupant ces deux tendances ont commencé à s’affirmer. Ainsi, l’électorat effrayé par l’inconnu a été réorienté.

Si l’on regarde aujourd’hui la carte des votes en faveur de Klaus Iohannis (du parti PNL, libéral) lors de l’élection présidentielle de 2014, qui l’avait opposé au candidat néo-communiste, et qu’on la superpose à la carte de l’élection de 2025 opposant Nicușor Dan et George Simion, on constate qu’à quelques exceptions près, ceux qui ont voté pour l’ancien parti communiste (PSD) ont voté maintenant pour George Simion (AUR), tandis que ceux qui ont voté en 2014 pour Klaus Iohannis (PNL libéral) ont voté maintenant, en grande majorité, pour Nicușor Dan.

leahu2
La carte des voix en 2014 et en 2025

Leçons et perspectives

Si un parti politique extrémiste tel que AUR est arrivé en tête au premier tour, c’est en grande partie en raison de l’incompétence et de la corruption des gouvernements précédents.

La chance des démocrates a été que Nicușor Dan, l’adversaire de G. Simion, ne soit ni incompétent – il a plutôt réussi en tant que maire de Bucarest –, ni corrompu, mais intègre et rigoureux.

Néanmoins, un point d’inquiétude majeur reste le nombre de voix extrêmement important réunis par le parti anti-européen.

Dans son attaque contre toute contribution de la Roumanie à la défense de l’Ukraine, George Simion a abordé un point sensible, bien connu de toute la classe politique, mais jamais discuté ouvertement : celui de la minorité roumaine vivant dans la région de la Bucovine du Nord. Cette région historique du principat de la Moldavie a été occupée en 1744 par l’Empire austro-hongrois (1744-1918), intégrée ensuite à la Roumanie (1918-1944), puis occupée par les Soviétiques en 1944 et attribuée à l’Ukraine. Ce rattachement a été confirmé  par la Présidence de la Roumanie en 1997, afin de résoudre les différends avec les États voisins et de satisfaire ainsi l’un des critères qu’elle devait remplir avant d’intégrer l’OTAN et ultérieurement l’UE.

Bien que cette confirmation ait été faite sans consultation nationale, la classe politique roumaine et l’électorat ont accepté cette décision au bénéfice de la paix et de la stabilité dans la région. Cependant, la question des Roumains vivant en Bucovine ukrainienne est un sujet sensible et important pour la plupart des Roumains. Selon les statistiques officielles de l’ambassade de Roumanie en Ukraine, « la communauté roumaine représenterait la troisième ethnie en Ukraine, après les Ukrainiens et les Russes, si elle n’était pas divisée artificiellement en Roumains (151 000 personnes) et « Moldaves » (258 600 personnes)10 ».

Or, les Roumains et les Moldaves parlent la même langue et partagent la même culture.  La diminution de l’enseignement en langue roumaine est un point important pour ceux qui prônent le respect des droits des minorités et les valeurs européennes11.

La force du projet européen est l’union en pluralité. C’est dans cet esprit que l’Union européenne pourra continuer à rayonner, tout en encourageant ses partenaires et potentiels adhérents à respecter les valeurs humaines et la diversité.

<p>Cet article La Roumanie, un bastion de l’Europe qui résiste aux ingérences russes a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 08:41

Leçons estoniennes : ce que l’Europe doit apprendre

Edward Lucas

Pourquoi l’identité compte dans un monde marqué par Trump et Poutine.

<p>Cet article Leçons estoniennes : ce que l’Europe doit apprendre a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (5810 mots)

Pourquoi l’identité compte dans un monde marqué par Trump et Poutine

Ce texte a été prononcé au Vabamu (musée des occupations) à Tallinn, le 15 mai 2025. L’auteur y réfléchit sur l’identité de l’Estonie, sur son histoire et son présent. Fin connaisseur de l’Estonie, il explique ce qu’est l’appartenance à une petite nation dont l’histoire et l’identité sont toujours au bord du gouffre, de l’oubli. Il affirme notamment que les Estoniens (et par extension les Lettons et les Lituaniens) ont eu raison sur presque tout, et en particulier sur la politique russe, et appelle à les écouter. 

L’histoire et la géographie ont façonné l’identité de l’Estonie, et ont parfois menacé son existence. Vous, les Estoniens, vivez dans un mauvais voisinage (il ne s’agit pas de la Lettonie : c’est le voisin de l’Est qui compte), et ce voisinage est mauvais depuis des siècles. Non seulement vous traversez des épreuves, mais le reste du monde ne remarque même pas que ce sont des épreuves. En réalité, il ne vous remarque pas du tout.

Les Estoniens comprennent trop bien ces souffrances. Mon inspiration ici, c’est Lennart Meri, ancien président de ce pays et mon plus grand ami estonien. Dans son livre Hõbevalge, il évoque ce que l’on pourrait considérer comme la toute première intrusion étrangère en Estonie : une gigantesque météorite tombée ici il y a environ 3 500 ans.

Je suis un visiteur étranger relativement récent dans ce pays. Je suis arrivé pour la première fois en Estonie, alors sous occupation soviétique, en janvier 1990, en tant que correspondant étranger. Je suis devenu, pendant une brève période, le premier journaliste occidental résidant en Estonie depuis 1940. Plus tard, j’ai été l’actionnaire principal et le rédacteur en chef du Baltic Independent, où j’ai travaillé aux côtés de collègues estoniens tels que Tarmu Tammerk, Imbi Hepner, Asta Trummel et Lisa Trei. Mon fils aîné, Johnny, est né ici en 1993, premier bébé de l’Estonie membre de l’OTAN. J’ai eu l’immense honneur, en 2014, d’être le premier étranger à recevoir une carte de résident électronique. J’ai également eu l’honneur d’être invité à rédiger l’introduction de la traduction anglaise récemment publiée de Hõbevalge. Mes réflexions s’appuient donc sur 35 années de connaissance intime et affectueuse de l’Estonie et des Estoniens, de votre histoire, de votre géographie et de votre identité linguistique, culturelle, nationale et, bien sûr, électronique.

Mais revenons à cette météorite. Le spectacle étonnant d’une boule de feu, aussi grande et brillante que le soleil, traversant le ciel, visible sur tout le continent européen, et atterrissant sur l’île de Saaremaa, a placé l’Estonie dans le paysage mental du monde préhistorique ; s’il y avait eu des cartes à l’époque, on aurait dit que cela avait mis l’Estonie sur la carte. Meri a trouvé ce qu’il a considéré être des références à cet événement spectaculaire et inoubliable, qui a été transmis de génération en génération dans la tradition orale et consigné dans des mythes et légendes anciens, ainsi que dans les chroniques de l’Antiquité.

lucas dig1
Lennart Meri avec l’archéologue Vello Lõugas, en train de creuser un sondage d’essai sur la levée du cratère principal de Kaali, en 1976. Photo : R. Kärner, Archives du Département estonien de la protection du patrimoine.

À un certain niveau, Hõbevalge nous rappelle que si nous interrogeons les textes anciens avec un esprit ouvert, nous pouvons arriver à des conclusions surprenantes, bien que nécessairement spéculatives. En bref – et cela devrait vous donner envie de lire le livre, plutôt que de vous en dissuader –, Meri soutient que l’Estonie actuelle n’est autre que la mystérieuse Ultima Thule, le lieu le plus septentrional mentionné dans la littérature et la cartographie grecques et romaines classiques. Si cela s’avère vrai, cette conjecture bouleverse une grande partie de ce que nous pensons de la compréhension de la géographie dans le monde antique.

Mais le travail de détective scientifique de Meri avait un autre aspect.

Meri écrivait au milieu des années 1970, à une époque où ces deux vieilles ennemies, l’histoire et la géographie, conspiraient contre l’identité de son pays, voire contre sa survie. Enfant, dans l’Angleterre des années 1970, je pouvais trouver l’Estonie dans l’Atlas mondial de mes grandes-tantes, publié en 1924. Mais dans l’atlas de mon école, les États baltes n’apparaissaient que sous le nom de « républiques socialistes soviétiques », petites provinces de l’empire du Kremlin. Les étrangers s’y rendaient rarement.

Les mensonges s’empilent sur les crimes, les crimes sur les mensonges. On disait souvent que Meri était quelqu’un d’« irrépressible ». C’était vrai. Il était difficile de lui faire faire quoi que ce soit qu’il ne voulait pas faire. Il était difficile de le faire parler quand il voulait se taire. Il était parfois difficile de l’empêcher de parler. Pourtant, le terme « irrépressible » était trompeur dans son cas. Car il avait été réprimé. Il avait été déporté en Sibérie à l’âge de 12 ans pour le « crime » de ses origines familiales. Il avait survécu en volant des pommes de terre. Son crime était d’être le fils de son père, Georg-Peeter Meri, un diplomate d’avant-guerre et le plus grand traducteur de Shakespeare en Estonie. Peu de gens dans le monde extérieur connaissaient ces histoires.

À l’époque où Meri écrivait, les déportations étaient terminées, mais la russification linguistique, culturelle et démographique battait son plein. En l’espace d’une dizaine ou d’une vingtaine d’années, les Estoniens allaient devenir une minorité dans leur propre pays ; du point de vue soviétique, ils étaient arriérés et insignifiants, une impasse nationaliste bourgeoise, une note de bas de page dans la grande histoire de l’internationalisme prolétarien. Qui se souvient de la République d’Ingrie du Nord ? Qui parle encore le vote, l’ingrien ou le vèpse ?

Que l’Estonie retrouve son indépendance seulement 15 ans plus tard semblait aussi improbable que la réapparition de l’Atlantide sous les flots. Ou aussi remarquable que la découverte que l’Ultima Thule, loin d’être mythique, existait réellement.

Avec la subtilité et l’espièglerie qui le caractérisent, Meri faisait passer un message profond lorsqu’il a écrit Hõbevalge. Pour Meri, ancrer l’Estonie et les Estoniens dans le temps et l’espace était un acte de défi, de résistance : il s’agissait de montrer que ce lieu et ce peuple existaient depuis des millénaires, bien avant leurs maîtres coloniaux russes. Le résultat est un manifeste de l’imagination, pour l’existence passée, présente et future de l’Estonie.

Et c’est la première leçon que les Européens, voire tous les étrangers, doivent apprendre. L’Estonie est un lieu réel, avec une histoire réelle, peuplé de personnes réelles, avec des espoirs réels, des craintes, des amours et des loyautés réelles. Ce n’est pas une construction cartographique, un accident historique, un État garnison de l’OTAN ou une case sur l’échiquier géopolitique.

Assis ici, à Vabamu, dans un lieu superbement conçu, évocateur et instructif, célébrant 35 ans de souveraineté retrouvée, il peut sembler superflu de souligner ce point. Qui a besoin de rappeler que l’Estonie est bien réelle ? Mais c’est là la deuxième leçon. Les Estoniens doivent lutter pour être mentionnés, pour être rappelés, pour être compris, pour être entendus.

Ces deux leçons, l’Estonie est bien réelle et l’Estonie est négligée, peuvent être difficiles à comprendre pour les étrangers. Personne ne remet en question l’existence de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie ou de la Suède. Ces pays ne risquent pas d’être rayés de la carte ou confondus dans les livres d’histoire. Il incombe aux habitants de ces pays, et à ceux dont la carte mentale est remplie de ces pays, de se rappeler, de temps en temps, ce que ressentent les personnes qui ont l’impression que leur histoire, leur identité, sont toujours au bord du gouffre ou de l’oubli.

lucas meri
Monument à la mémoire de Lennart Meri, installé dans le jardin de l’ambassade d’Estonie à Helsinki // Page Facebook du projet Hõbevalge

J’aimerais ici citer un autre historien amateur parmi les plus connus au monde, et peut-être aussi l’un des moins compétents. En 2005, Poutine décrivait ainsi l’histoire de l’Estonie pendant l’entre-deux-guerres :

En 1918, la Russie et l’Allemagne ont conclu un accord en vertu duquel la Russie a cédé des territoires à l’Allemagne. Cela a marqué le début de l’État estonien. En 1939, la Russie et l’Allemagne ont conclu un autre accord, et l’Allemagne a rendu ces territoires à la Russie [et] ils ont été absorbés par l’Union soviétique. Ne discutons pas maintenant si cela était bien ou mal. Cela fait partie de l’histoire. C’était un accord, et les petits pays étaient les monnaies d’échange dans cet accord. Malheureusement, c’était la réalité de l’époque…

À ce stade, notre autodidacte influent traitait le passé comme une sorte de processus géologique, sans composante morale et sans pertinence pour le présent. Mais il a changé d’approche. Le voici à nouveau, écrivant en 2020 :

À l’automne 1939, l’Union soviétique, poursuivant ses objectifs stratégiques militaires et défensifs, a entamé le processus d’annexion de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie. Leur adhésion à l’URSS a été mise en œuvre sur une base contractuelle, avec le consentement des autorités élues.

Cette interprétation de l’histoire représente une attaque politique profonde contre les États baltes. Non seulement elle légitime l’occupation, mais elle transforme l’indépendance acquise après 1991 en quelque chose de conditionnel et donc de temporaire. Si cela s’est produit une fois, cela peut se reproduire.

Personne ne l’a vu plus clairement que Meri. Peu de gens ici auront besoin de se rappeler sa condamnation cinglante de l’amnésie de la Russie à l’égard des crimes du passé soviétique, dans un discours prononcé à Hambourg le 25 février 1994 :

Pourquoi la nouvelle Russie postcommuniste, qui prétend avoir rompu avec les traditions néfastes de l’URSS, refuse-t-elle obstinément d’admettre que les nations baltes – Estoniens, Lettons et Lituaniens – ont été occupées et annexées contre leur gré et en violation du droit international en 1940, puis à nouveau en 1944, et qu’elles ont ensuite été poussées au bord de l’extinction nationale par cinq décennies de soviétisation et de russification ?

Affirmer que l’Estonie avait rejoint l’Union soviétique « volontairement » revenait, selon lui, « à déclarer que des dizaines de milliers d’Estoniens, dont ma famille et moi-même, s’étaient laissés “volontairement” déporter en Sibérie par les Soviétiques ».

Il convient de noter que cette légère réprimande a provoqué le départ du chef de la délégation russe, qui a entraîné ses collègues dans une sortie théâtrale, claquant la porte, avant même qu’ils aient eu le temps de dîner. Ce fonctionnaire, qui était à l’époque à la tête du comité des relations économiques extérieures de Saint-Pétersbourg, allait devenir plus connu dans les années suivantes, notamment en tant qu’historien amateur. En effet, les deux citations que j’ai lues précédemment représentent certaines de ses contributions les plus marquantes, la première datant de 2005 en réponse à une question de la journaliste estonienne Astrid Kannel, et la seconde dans un article de 9 000 mots publié dans le magazine américain The National Interest.

Bien avant que le reste de l’Europe ne commence à voir que Staline et Hitler étaient les deux faces d’une même médaille, les Estoniens, tout comme les Lettons et les Lituaniens (ainsi que les Polonais et d’autres), savaient que la Seconde Guerre mondiale n’était pas une simple lutte manichéenne entre le bien et le mal, contrairement à l’image véhiculée par les films hollywoodiens. Ils savent qu’elle n’a pas commencé avec l’invasion de la Pologne en 1939, et encore moins avec l’offensive Barbarossa de 1941. Ils savent qu’elle ne s’est pas terminée en 1945. Pour l’Estonie, la fin réelle est survenue en septembre 1994, avec le retrait définitif des forces d’occupation vers la Russie.

On pourrait même affirmer qu’aujourd’hui encore, ce n’est pas vraiment terminé. Où se trouve l’insigne présidentiel, saisi après l’occupation soviétique ? Qu’est-il advenu des collections du Musée d’art estonien et de l’université de Tartu ? Elles se trouvent toutes à Moscou. Même pendant les années 1990, considérées comme une période heureuse, la Russie n’a montré aucune volonté de les restituer.

L’histoire reste une arme. Une interprétation politisée du passé, fétichisant notamment la victoire soviétique de 1945, est le fer de lance de la nouvelle idéologie russe. Le manifeste de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine était l’étrange essai de 5 000 mots de notre historien amateur intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». L’Ukraine y est décrite non seulement comme une création artificielle, mais aussi comme un pays dirigé par des néonazis au service de leurs soutiens étrangers. Les mêmes insultes sont proférées à l’encontre de l’Estonie, prétendument un pays où les néonazis se livrent à des émeutes.

En réalité, les seules émeutes dont on se souvienne en Estonie se distinguent par l’absence de participation estonienne. Il y a eu la tentative de l’Interfront de prendre d’assaut le château de Tompea en mai 1990, et bien sûr la nuit du Soldat de bronze en 2007, lorsque de vaillants patriotes russes ont détruit des abribus fascistes et pillé des magasins d’alcool fascistes.

lucas 2007 2
Kiosque incendié dans le centre de Tallinn dans la nuit du 27 avril 2007, lors des émeutes qui ont suivi le démantèlement du Soldat de bronze. Photo : Leena Hietanen

Nous faisons quelques progrès ici. L’idée que la politique ethno-nationaliste de Poutine fait écho à celle d’Adolf Hitler envers les Volksdeutsche des Sudètes il y a 80 ans était autrefois choquante. Aujourd’hui, elle est courante. En 2008, la Déclaration de Prague sur la conscience européenne et le communisme a placé les crimes contre l’humanité commis par les nazis et les Soviétiques dans la même catégorie que les autres catastrophes du XXe siècle qui ont ravagé le continent européen, tout en précisant que chaque système de terreur devait être jugé séparément.

Mais le privilège épistémique occidental demeure. Les idées et les arguments avancés par des personnalités britanniques, allemandes ou françaises dans leur langue maternelle ont plus de poids que les voix provenant de pays supposés arriérés, pas tout à fait occidentaux, pas tout à fait sérieux, d’Europe « orientale ». Borat est désormais historien. Comme c’est amusant.

En conséquence, l’ignorance, l’arrogance, la naïveté, la complaisance, l’entêtement, la lâcheté et, surtout, la cupidité continuent de fausser notre compréhension de l’histoire. Les Estoniens ont peut-être amené les pays occidentaux à repenser le passé, mais pas encore à repenser sa pertinence pour le présent. Il est assez courant d’entendre les Occidentaux dire : « Nous aurions dû écouter les États baltes. » Il est moins fréquent qu’ils s’arrêtent réellement de parler pour écouter.

Mais ce que disent les Estoniens a de l’importance. Les Estoniens ont eu raison sur beaucoup de choses. Pas seulement sur la menace russe, si clairement décrite par Meri dans son discours il y a 32 ans, ni sur la pertinence de l’histoire pour le présent, mais aussi sur beaucoup d’autres choses.

Commençons par l’économie. Les Estoniens ont beaucoup mieux compris que nombre d’autres, dans la région et au-delà, le défi que représentait la transition. Ils savaient qu’il était important d’avoir de véritables propriétaires, c’est pourquoi ils ont privatisé les industries soviétiques par le biais d’enchères, et non à l’aide de faux programmes de bons.

Ils savaient qu’il était important d’avoir des prix réels, reflétant l’offre et la demande, et non le caprice des bureaucrates ou la pression politique. Ils ont donc supprimé les subventions et tous les autres mécanismes d’ingérence de l’économie planifiée.

Ils savaient qu’il était essentiel d’avoir une monnaie réelle, avec une valeur réelle, une stabilité réelle et une convertibilité réelle. Cela montrerait la détermination de l’Estonie à rompre fondamentalement avec l’économie planifiée soviétique, sa corruption, ses distorsions, ses pénuries et son gaspillage.

Cela semble aujourd’hui relever du bon sens. Mais à l’époque, un responsable du FMI en visite dans la région affirmait que l’ancienne Union soviétique devait avoir ce qu’il appelait « une monnaie commune de Tallinn à Tachkent ».

Ce n’était pas la première fois que les Estoniens écoutaient poliment et ignoraient les mauvais conseils venus de l’étranger. Le 20 juin 1992, l’Estonie est devenue le premier pays à abandonner le rouble, ces billets gras et fragiles dont nous gardons un souvenir si peu agréable. Toute devise étrangère valait mieux que le « O.R. », ou rouble d’occupation. Ils ne voulaient pas non plus de cette monnaie fantaisiste, les bons, coupons et autres monnaies de transition qui étaient très en vogue à l’époque.

La thérapie de choc en Estonie a eu un coût. Rien qu’en 1992, la production industrielle a chuté de 62 % ; le PIB a baissé de 38 % entre 1989 et 1995. À l’extérieur, on déplorait cette situation. Mais on ne se rendait pas compte qu’une grande partie de cette soi-disant production n’avait aucune valeur. Les usines fabriquaient des produits qui valaient moins que les matières premières utilisées. Comme l’a souligné le grand économiste polonais Jan Winiecki, la vache soviétique buvait plus de lait qu’elle n’en consommait. L’ancienne vache soviétique n’a pas changé ses habitudes. Elle a continué à manger. Et le lait, dans une économie de marché, avait de moins en moins de valeur.

Lorsque les observateurs extérieurs ont recommandé de freiner, le gouvernement estonien a appuyé sur l’accélérateur. Pas de subventions. Pas de contrôle des prix. Vente aux enchères de toutes les industries publiques, qui sont passées entre les mains de véritables propriétaires. Impôts forfaitaires sur le revenu et les bénéfices. Un impôt foncier, dont les économistes d’autres pays ne peuvent que rêver en raison de sa simplicité, de son faible coût de perception et de son équité.

Cela a fonctionné. En 1992, le revenu national par habitant de l’Estonie était égal à un sixième de la moyenne européenne, il avait atteint les deux tiers de ce niveau en 2008.

Depuis lors, l’histoire est moins encourageante. Rétrospectivement, beaucoup de choses auraient pu être faites différemment ou mieux. Une construction effrénée a défiguré le paysage urbain de Tallinn pendant une génération. La bulle bancaire qui a précédé 2008 a rendu la crise financière qui a suivi particulièrement douloureuse. L’argent facile du commerce de transit avec la Russie s’est avéré moins facile que prévu. Les grands projets d’investissement public, des routes et chemins de fer aux centrales nucléaires, ont été marqués par des retards et des indécisions. Les perspectives démographiques sont sombres. Les finances publiques ne sont plus aussi solides qu’auparavant. La croissance de la productivité est au point mort. Les amis de l’Estonie aspirent à ce qu’elle retrouve son esprit d’innovation, illustré par Skype, Wise et peut-être le plus connu : l’administration en ligne.

Alors que le miracle économique des 15 premières années reposait principalement sur le désengagement de l’État, la transition numérique a pris une direction diamétralement opposée. Il ne s’agissait pas de la main invisible d’Adam Smith, mais de l’exercice conscient d’une main directrice ferme et experte, de la création d’une identité numérique forte pour accéder aux services publics et privés, et de la mise en relation de ces services sur l’infrastructure X-road.

Une fois encore, les Estoniens à l’origine de ce bond en avant ont dû lutter contre des conseils peu utiles. Au lieu de conclure un gros contrat avec un prestataire international, ils ont adopté une approche frugale, en utilisant des solutions open source et en travaillant avec de petites entreprises locales. C’est aujourd’hui une bonne pratique internationale. Les pays plus riches ont gaspillé des milliards, voire des centaines de milliards, dans des systèmes moins performants que ceux dont les Estoniens bénéficient quotidiennement.

L’Estonie a également dû faire face à des conseils peu utiles sur un troisième front, celui des lois sur la langue et la citoyenneté. Deux très mauvaises idées, particulièrement répandues au début des années 1990, étaient que le russe devait être la deuxième langue officielle ou langue de l’État, et que la citoyenneté devait être accordée selon le principe de « l’option zéro », ce qui signifiait que tous les migrants de l’ère soviétique, bloqués en Estonie par l’effondrement de l’empire, devaient automatiquement obtenir la citoyenneté.

Les arguments contre ces mesures étaient simples et solides. Aucun autre pays n’était tenu de faire cela. L’Estonie n’expulsait pas les Russes. Elle ne leur interdisait pas de parler leur langue. D’une manière générale, toute personne qui prenait la peine d’apprendre l’estonien et d’accepter l’histoire et la culture de l’Estonie pouvait devenir citoyen. Le processus de naturalisation était beaucoup plus libéral que dans certains pays qui se montraient les plus prompts à donner des conseils non sollicités, sans réserve et, je dirais même, mal informés. Les Estoniens affirmaient leur droit à une identité collective dans un monde qui ne voyait les droits qu’à travers le prisme des choix individuels. Mais il était difficile de convaincre les journalistes en visite, les responsables étrangers et ceux qui se disaient experts en droits de l’Homme.

Les Estoniens ont également remporté cette bataille. Les pays baltes ne sont pas devenus le théâtre de ce que les journalistes occidentaux condescendants aimaient appeler un « conflit ethnique à la balkanique ».

Ma troisième et dernière leçon pour le monde extérieur est la suivante : écoutez les Estoniens. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’économie. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’innovation. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’identité numérique. Et surtout, écoutez-les lorsqu’ils parlent de sécurité.

Les Estoniens n’avaient pas seulement raison au sujet de la Russie. Ils avaient raison en matière de défense et de dissuasion. Ils ont maintenu leurs dépenses de défense à 2 % du PIB à un moment où d’autres pays les réduisaient à des niveaux honteusement bas. Si d’autres pays avaient fait de même, nous ne serions pas aujourd’hui confrontés à une opinion publique américaine et à un président américain qui considèrent les alliés européens comme des profiteurs.

Les Estoniens ont également été les premiers à promouvoir l’idée de la défense citoyenne qui compte au total 29 000 volontaires. Le registre de mobilisation comprend au total 230 000 personnes ayant une expérience ou des fonctions militaires, soit un cinquième de la population.

Une fois encore, l’Estonie a dû lutter contre de mauvais conseils. La défense territoriale, au moment où vous avez rejoint l’OTAN en 2004, était considérée comme anachronique. D’autres pays l’avaient abandonnée. Pas l’Estonie. Aujourd’hui, ces pays s’empressent de rétablir ces capacités. J’espère qu’ils seront prêts à temps. Alors que l’Europe s’efforce de se réarmer, sa première ligne de défense se trouve ici, en Estonie. Elle devrait être plus reconnaissante. Les Ukrainiens nous ont fait gagner du temps. L’Estonie a utilisé ce temps à bon escient. D’autres, moins.

La défense ne se résume pas aux dépenses militaires. La désinformation est désormais considérée comme une menace mortelle pour la démocratie. Là encore, l’Estonie a pris les devants, tant en matière de suivi des opérations d’information étrangères que de lutte contre celles-ci par des messages forts en estonien et en russe. Vingt grands pays occidentaux considéraient cette menace avec scepticisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Et puis il y a le contre-espionnage. Le Kapo a publié son premier rapport en 1999, couvrant l’année précédente, malgré l’opposition des services partenaires. À l’époque, la sagesse conventionnelle dans le monde de l’espionnage était que moins on en disait, mieux c’était. Pourquoi laisser les Russes savoir ce que vous savez ? Pourquoi inquiéter le public ? La décision de l’Estonie de publier un rapport public a été considérée comme imprudente et regrettable.

Les choses ont changé. Nous disposons désormais de rapports annuels des services de sécurité et même d’évaluations des menaces par les services de renseignement étrangers, et de plus en plus par les agences de renseignement militaire dans de nombreux pays de la région nordique et balte. Comme pour beaucoup de choses qui ont vu le jour en Estonie, cette approche est considérée comme relevant du bon sens. Et comme pour beaucoup de choses qui ont vu le jour ici, personne ne s’excuse d’avoir rejeté l’idée à l’époque. Personne ne félicite l’Estonie d’avoir eu cette idée en premier.

Il vaut la peine de relire ce premier rapport du Kapo. Il commence par un rappel historique, soulignant que 90 % des anciens employés de la police de sécurité de la république d’avant-guerre avaient été tués avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le rapport mentionne également la menace que représente l’espionnage russe. Peu de gens se souviennent aujourd’hui de l’année où un agent des services secrets russes a été expulsé d’Estonie. C’était en 1996. Comme les Estoniens l’expliquent à ceux qui veulent bien les écouter, les problèmes avec la Russie sont antérieurs à Poutine. Et ils lui survivront.

Beaucoup de pays ont des problèmes avec les espions russes. Un petit nombre d’entre eux prennent des mesures pour y remédier. Depuis 35 ans, la tendance dans la plupart de ces pays est de passer sous silence ces problèmes. On expulse l’officier des services secrets. Les personnes qu’il a recrutées sont mises à la retraite anticipée ou affectées à des postes fantômes dans un pays lointain. On ne les poursuit pas en justice. Pourquoi laver son linge sale en public ?

L’Estonie adopte une position opposée. Elle expulse sans hésiter les espions étrangers, licencie et poursuit les traîtres. Le cas le plus dommageable est peut-être celui d’Herman Simm, le plus haut responsable des services secrets russes démasqué au sein de l’OTAN. Les autorités estoniennes m’ont autorisé à l’interviewer en prison pour mon livre Deception. Cette approche peut être embarrassante sur le moment, mais c’est exactement la bonne chose à faire. Elle ne sape pas la confiance du public, elle la renforce. Elle renforce également la dissuasion. Les agents secrets et les procureurs estoniens qui traitent ces affaires, ainsi que les personnalités politiques qui les soutiennent sans faille dans leur travail, méritent notre gratitude. Et pas seulement celle des Estoniens.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire l’original

<p>Cet article Leçons estoniennes : ce que l’Europe doit apprendre a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 08:40

L’économie de la mort : des pyramides égyptiennes aux champs de bataille en Ukraine

Borukh Taskin&nbsp;et&nbsp;Aaron Lea

Les choix économiques de l’humanité ont toujours reflété ses convictions les plus profondes.

<p>Cet article L’économie de la mort : des pyramides égyptiennes aux champs de bataille en Ukraine a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3533 mots)

Par Borukh Taskin et Aaron Lea

Les choix économiques de l’humanité ont toujours reflété ses convictions les plus profondes, souvent exprimées à travers les cultes religieux qui ont façonné le destin des civilisations. Les auteurs comparent trois systèmes – le culte de la mort dans l’Égypte ancienne, le pragmatisme économique du christianisme primitif et l’économie de la mort contemporaine de la Russie – pour illustrer différentes manières dont les sociétés répartissent leurs ressources, en privilégiant soit l’investissement dans la mort, soit le soutien à la vie.

Les pyramides d’Égypte : comment les morts ont ruiné les vivants

L’Ancien Empire (2686-2181 av. J.-C.) incarnait le paradoxe de l’Égypte : l’immortalité architecturale obtenue au prix du sacrifice de la stabilité terrestre. La grande pyramide de Gizeh, tombeau du pharaon Khéops, a nécessité 2,3 millions de blocs de pierre et 40 000 ouvriers pendant deux décennies, cette construction gigantesque ayant coûté entre 20 et 30 % du PIB de l’Égypte antique.

La construction de lieux de sépulture est bien sûr une mesure keynésienne très sophistiquée, car elle assurait l’emploi et favorisait les innovations techniques. Mais les opportunités manquées étaient colossales : les ressources étaient détournées du développement de l’irrigation, de la construction de greniers et de l’expansion militaire, ce qui empêchait la diversification de l’économie, contrairement à la Mésopotamie, qui misait sur le commerce. Tant que les crues du Nil assuraient les récoltes de l’Égypte, la situation restait stable, mais vers 2200 avant J.-C., une période de sécheresse a commencé et le manque de ressources – investies dans la mort – a accéléré l’effondrement de l’économie. « Les pyramides étaient à la fois un triomphe spirituel et une bombe économique à retardement. À l’instar des États pétroliers modernes, l’Égypte antique identifiait son identité à une seule branche instable de l’agriculture fluviale », selon Amira Khalil, archéologue à l’université du Caire.

La révolution économique du christianisme : investir dans les vivants

L’appel de Jésus-Christ – « Laissez les morts enterrer les morts » (Luc IX, 60) – était également économique. Les premiers chrétiens réaffectaient les ressources destinées aux funérailles au bien commun : ils nourrissaient les pauvres, rachetaient les esclaves et soignaient les victimes de la peste. Au début, le christianisme était beaucoup plus avantageux que le paganisme sur le plan économique, car il réduisait au minimum les frais funéraires.

Au IIIe siècle après J.-C., les communautés chrétiennes de Rome géraient des soupes populaires et des hôpitaux financés par les dons de toutes les classes sociales. Les services religieux se déroulaient dans les maisons et non dans des temples, comme l’avait enseigné le Christ (« Car là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », Matthieu 18:20), ce qui réduisait les frais généraux, tandis que le développement rapide du commerce favorisait la propagation du christianisme. Cette « économie de solidarité », comme l’appelle l’historien Peter Brown, donnait la priorité au capital social.

Pendant la peste antonine (165-180 après J.-C.), les communautés chrétiennes ont attiré de nouveaux convertis en démontrant la stabilité et l’attrait de leur modèle économique, qui n’existait pas dans le modèle stratifié de l’Égypte. Après la légalisation du christianisme sous Constantin (313 après J.-C.), la corruption s’est progressivement installée – indulgences médiévales, églises somptueuses –, mais les fondements de l’éthique ont été préservés. « Le christianisme offrait un meilleur retour sur investissement », estime l’économiste Jan Morris. « Les communautés prospéraient en investissant dans les écoles plutôt que dans les sarcophages. »

Bien sûr, les excès ont commencé plus tard, mais la capacité d’adaptation du christianisme primitif a prouvé sa force de la Rome urbaine aux provinces rurales et, contrairement à l’économie égyptienne dépendante du Nil, il a tiré parti de la mondialisation, renforçant la stabilité économique grâce à la diversité des pratiques religieuses et au rejet d’un culte de la mort coûteux.

taskin1
Transport du colosse de Djéhoutihétep. Dessin d’après un bas-relief d’el-Bersheh, publié par Sir John Gardner Wilkinson dans A Popular Account of the Ancient Egyptians, 1854 // Domaine public

L’économie de la mort sous Poutine

Le terme « économie de la mort » (smertonomika) proposé par Vladislav Inozemtsev décrit bien l’économie militaire de la Russie, où la mort des citoyens à la guerre finance la croissance économique. Les familles des contractuels reçoivent 150 000 dollars par soldat mort au combat, ce qui dépasse le salaire moyen sur une vie entière dans la plupart des régions russes ; en 2024, l’armée et les usines du complexe militaro-industriel auraient « mangé » près d’un rouble sur trois dépensés par le Trésor (29,5 %), et les actifs liquides du Fonds de prospérité nationale sont passés de 100 milliards de dollars en 2022 à 38 milliards en 2024. L’inflation (estimée à plus de 20 %) et les taux d’intérêt (nettement supérieurs au taux directeur de la Banque centrale, fixé à 21 %) étouffent le secteur civil et réorientent les priorités d’investissement vers la guerre et la fabrication d’armes meurtrières, ce qui rend l’économie russe similaire au modèle de répartition faussée des ressources de l’Égypte antique, qui mettait l’accent sur le financement du culte de la mort.

Le Kremlin donne la priorité au financement de la guerre, c’est-à-dire à la mort, plutôt qu’aux mesures visant à améliorer le bien-être des citoyens, en utilisant une propagande massive pour masquer la contrainte à participer aux hostilités, créant ainsi un « consensus spirituel » fictif, comme cela avait été conçu et mis en œuvre dans l’Égypte antique.

La militarisation de la Russie ne fait que renforcer sa dépendance à l’exportation de ressources, ce qui rend son économie mortifère similaire à l’économie mono-agricole de l’Égypte, qui dépendait, comme cela a été prouvé, des caprices de la nature et des crues du Nil.

Les sanctions révèlent de plus en plus les vulnérabilités de ce type d’économie, car la dépendance de la Russie à l’exportation de combustibles fossiles (plus de 14 % du PIB) se heurte à un monde civilisé en voie de décarbonisation. « Le régime de Poutine ressuscite le scénario soviétique de la croissance militarisée, constate Olena Yourtchenko, de la Kiev School of Economics. Il s’effondrera lorsque la contrainte remplacera le consentement. »

Les rituels de mort comme théâtre de l’impuissance

Un sujet à part : le show-business, qui est devenu en Russie un véritable secteur mortifère, car des centaines de milliards de roubles sont dépensés pour produire des discours creux, des présentations, des émissions télévisées de propagande qui servent à exciter la passion guerrière et broient le capital humain pour le conformer à des priorités de développement social mal choisies. L’amour de l’ostentation et des formes extrêmes d’exhibitionnisme social se reflètent parfaitement dans les fêtes et les défilés russes.

Selon Michel Foucault, le défilé est une forme de spectacle disciplinaire dans lequel des corps organisés démontrent l’illusion du contrôle. En Russie, le défilé est un rituel d’impuissance et non une démonstration de force, où la technologie et les marches sont devenues les icônes du mensonge national. Les pharaons construisaient des pyramides au lieu de systèmes d’irrigation, et, en Russie, les marches militantes prospèrent au détriment des services publics. Il en résulte que toute l’économie mortifère fonctionne dans un concert étonnamment harmonieux, combinant une propagande de type militaire, qui s’abat depuis 25 ans sur la tête des masses populaires, avec la réorientation des recettes d’exportation et d’une part importante du PIB vers le financement des opérations militaires, des guerres hybrides et de la production d’armes, qui réunit directement l’usine à idées du Kremlin et l’automate Kalachnikov dans un même flacon, formant une gigantesque industrie de destruction de valeur, dont la part dans le PIB atteint en pourcentage le niveau des dépenses militaires en URSS.

Dans une société où les drones ou les gilets pare-balles sont achetés avec l’argent des bénévoles, et où la place Rouge est nettoyée jusqu’à briller comme un miroir, le défilé est devenu un substitut au résultat. Dans les pays développés, les défilés militaires ont depuis longtemps été réduits au rôle de fêtes municipales. En Russie, c’est le contraire : le défilé y est nécessaire comme une nouvelle injection de mythe. La « deuxième armée du monde », qui a fait d’énormes sacrifices, mène une offensive en Ukraine, et c’est pourquoi le char Armata, qui a calé lors du défilé de 2015, est et reste à la fois un mythe national et un triomphe.

Le culte russe de l’apparence est une forme qui prétend être l’essence même, une esthétique qui cache le vide et les vols, habille une impuissante économie de la mort en uniformes d’apparat. Slavoj Žižek dirait probablement que l’apparence est engendrée par le pouvoir qui déifie la violence.

Le chemin de l’Église : de la solidarité à la sacralisation de la hiérarchie

Le christianisme primitif, qui s’est répandu le long des routes commerciales de l’Empire romain, a fait preuve d’une étonnante flexibilité économique, construisant des communautés fondées sur l’entraide et la durabilité, mais la branche orientale du christianisme a suivi un chemin tout à fait différent. En Russie, l’orthodoxie est rapidement passée d’une force de croissance sociale à un mécanisme de stabilisation du pouvoir, en accentuant  la tradition byzantine de l’union de l’Église et du trône. L’aspect économique de l’éthique chrétienne a été déformé à des fins de sacralisation de l’État, la souffrance devient une vertu et la pauvreté une forme d’obéissance. Cette privatisation du capital religieux a transformé l’orthodoxie en une idéologie de soumission, dans laquelle la religion ne sert pas la paroisse, mais le culte étatique du pouvoir.

Si en Occident, le christianisme a été intégré dans la création des universités, des hôpitaux et des bourses, en Orient, il est devenu partie intégrante de l’infrastructure de la peur et de la soumission. C’est ainsi qu’est apparue une configuration particulière du pouvoir et de la foi, dans laquelle l’Église orthodoxe russe actuelle ne réforme pas la société, mais ritualise sa stagnation, légitimant la violence comme un phénomène sacré et la mort comme une mission.

Le passage d’une économie chrétienne de la vie à l’intégration de l’Église dans l’infrastructure de la discipline et de la mort a préparé le terrain pour l’économie de la mort – et c’est là que commence le rôle « biopolitique » de l’Église dans la Russie contemporaine, sa transformation en l’un des principaux mécanismes disciplinaires, au sens de Michel Foucault. La soumission de l’Église à l’État existait depuis l’époque d’Ivan le Terrible mais, sous Poutine, le lien entre Église et État a atteint de nouveaux sommets : l’Église sert d’architecture pour contrôler les corps et les consciences, remplaçant la foi par les instruments du pouvoir. Si le christianisme primitif s’investissait dans la vie, dans les écoles, dans les hôpitaux, l’Église orthodoxe russe s’investit dans la glorification de la mort et de la souffrance. Dans la logique de Foucault, il s’agit d’un biopouvoir qui contrôle le corps comme un objet de sacrifice.

Les rituels, les processions, les prières pour les soldats ne sont plus des actes de foi, mais des procédures disciplinaires visant à légitimer la violence. En ce sens, l’Église orthodoxe russe agit comme un régime de « répression disciplinaire », où le pastorat devient un instrument de substitution à la rationalité politique. Comme l’écrivait Herbert Marcuse, dans une « société unidimensionnelle », la fausse liberté masque une véritable soumission. L’Église en Russie a son propre défilé et son propre objectif : imiter activement la spiritualité, en remplaçant la recherche d’un sens religieux par l’acceptation de la souffrance.

La mort comme gloire, ou les sacrifices humains

À l’instar de l’économie de la mort (qui caractérise le système économique créé par le Kremlin : les indemnités versées aux familles des soldats contractuels stimulent la croissance et justifient le sacrifice), la glorification de la mort définit le rôle de l’Église dans la sanctification de ce sacrifice, qui élève la mort au-dessus de la vie. Les déclarations du patriarche Kirill et d’autres hiérarques présentant la guerre en Ukraine comme une lutte sacrée contre l’Occident moralement décomposé transforment les soldats tombés au combat en martyrs modernes, et leur mort à la guerre est bénie comme faisant partie du plan divin et comme le seul bénéfice social de la vie d’un Russe.

L’Église du Kremlin a créé une alliance unique : l’État finance la mort, l’Église rend la mort sacrée.

Les conséquences de la glorification de la mort dépassent le cadre de la religion, car en glorifiant la vie après la mort, l’Église orthodoxe russe soutient implicitement une structure sociale qui sacrifie le progrès, l’innovation et la paix au nom d’idéaux mortifères. Cela montre un abandon radical de l’éthique de la vie du christianisme primitif, qui consacrait ses ressources non pas à la vénération de la mort, mais au soutien des communautés : nourrir les affamés, prendre soin des plus vulnérables.

Aujourd’hui, la mort est une valeur qui façonne une nation : elle est à la fois une affaire lucrative, un objectif suprême et une vertu. L’Égypte antique a investi dans les pyramides, épuisant son économie, tandis que l’Église russe bénit le champ de bataille, soutenant les fausses priorités de développement choisies par le Kremlin pour le peuple qu’il contrôle. Mais les investissements des pharaons, réalisés il y a 4 000 ans, rapportent chaque année jusqu’à 15 milliards de dollars à l’économie égyptienne moderne grâce au tourisme, tandis que la destruction héroïsée des citoyens en Russie donnera très bientôt une valeur actuelle nette (NPV, Net Present Value) négative à l’économie de la mort.

L’avenir de l’économie de la mort

Dans un contexte de guerres permanentes, les sociétés doivent choisir : investir dans les infrastructures ou dans les chars, dans les hôpitaux ou dans les missiles. On pourrait penser que les tombes des pharaons et les tranchées en Ukraine devraient dissuader les dirigeants de brûler l’avenir du pays pour des fantômes du passé.

Mais le Kremlin ne se laisse pas dissuader et continue de se battre. C’est pourquoi l’économie russe, alimentée par les dépenses militaires et les allocations pour la participation aux combats et la mort des contractuels, sera presque certainement confrontée à une crise d’ici 2030, voire plus tôt.

Le Centre russe indépendant d’analyse macroéconomique et de prévision à court terme prévoit un ralentissement de la croissance à 1,3-1,9 % en raison du déficit budgétaire (2 700 milliards de roubles en 2025) et des taux d’intérêt élevés (21 %).

La Banque centrale de Russie table sur une croissance du PIB de 1,7 % en 2025, avec une inflation de 7 % et un taux de chômage de 2,6 %.

Le FMI prévoit une stagnation de la Russie (1,4 % en 2025), avec un PIB en baisse de 20 % d’ici 2030 en raison des effets de la guerre et des sanctions.

La Banque mondiale table sur une croissance de 1,6 % en 2025, mais la chute des prix du pétrole en dessous de 73 dollars le baril, prévus par le budget, aggrave déjà le déficit. Or, le baril est actuellement à 64 $, et la tendance est à la baisse. 

SberCIB, centre d’analyse de la caisse d’épargne russe, la Sberbank, prévoit une croissance de 2,5 % par an, mais prévient que les sanctions freinent les investissements.

Le professeur Inozemtsev constate la stabilité de la « bulle financière » et s’attend à une stagnation d’ici 2026 si aucune réforme n’est mise en place.

Le doyen de la London School of Economics, Sergueï Gouriev, met en garde contre la fragilité structurelle, avec une croissance inférieure à 2 % en raison de la pénurie de main-d’œuvre et des moteurs fictifs de la croissance du PIB. Le Fonds de réserve stratégique sera épuisé d’ici 2027, ce qui aggravera la stagflation.

Et pendant ce temps, la mort et la gloire, sous les exhortations lugubres des popes, renforcent le fatalisme de la population, mais c’est précisément cela qui repousse les jeunes, or sans leur soutien, aucune société n’a jamais survécu. Sans paix et sans diversification de l’économie, c’est-à-dire sans renoncer à l’économie de la mort, un effondrement comme celui de l’URSS pourrait se produire, même si les liens étroits avec la Chine (ô, ces doux rêves de Moscou !) peuvent retarder ou atténuer la désintégration, qui ne se passera certainement pas sans effusion de sang cette fois, comme ce fut le cas en 1991.

Traduit du russe par Desk Russie

Lire la version originale

<p>Cet article L’économie de la mort : des pyramides égyptiennes aux champs de bataille en Ukraine a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 08:40

L’idée extérieure ukrainienne

Danylo Loubkivsky

L’auteur nous plonge dans l’histoire des idées ukrainiennes : depuis des siècles, leurs penseurs rêvaient de renverser la tyrannie en Europe du Nord, de l’Est et du Sud pour instaurer un ordre plus juste.

<p>Cet article L’idée extérieure ukrainienne a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (8771 mots)

Intellectuel et diplomate, l’auteur nous plonge dans l’histoire des idées ukrainiennes, depuis la Rus’ de Kyïv à nos jours. La victoire sur l’impérialisme russe, l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, la primauté de la démocratie sur l’autoritarisme s’inscrivent dans les concepts idéologiques des siècles passés. Car depuis longtemps, les penseurs ukrainiens rêvent de libérer l’Ukraine, renverser la tyrannie dans le nord, l’est et le sud de l’Europe et instaurer un ordre juste entre les peuples, ouvrant ainsi la voie à un avenir nouveau et heureux. Un voyage passionnant dans l’univers ukrainien !

Thomas Mann qualifie le passé de puits sans fond. Plus on y descend, plus les limites de la connaissance et de la compréhension s’éloignent. Le voyage dans le passé de l’ « idée extérieure » ukrainienne ressemble à une descente dans un puits de la sorte. Même si les idées principales et les revirements de la pensée politique extérieure contemporaine semblent dictés par les réalités concrètes de notre époque, ils cachent souvent des fondements beaucoup plus profonds, voire archétypaux.

Qu’est-ce qu’une « idée extérieure » ? J’utilise ce terme pour désigner la conception qu’a une communauté nationale de ses interactions avec les autres peuples dans l’espace et le temps, c’est-à-dire dans les coordonnées mondiales du passé, du présent et du futur. Cette conception s’exprime sous différentes formes : des contes et légendes populaires aux recherches intellectuelles raffinées, en passant par les œuvres littéraires et artistiques ou les doctrines idéologiques. Cette vision ne se limite pas à l’auto-identification. Sa conséquence la plus importante est la prise de conscience et l’affirmation de sa propre destinée dans la vie mondiale et dans l’histoire. L’idée extérieure est la conception de la mission qui guide la communauté. Pour former cette conception, la communauté puise son inspiration dans différentes sources : il peut s’agir d’une conviction religieuse quant à la vocation et à l’élection divine, d’une lutte nationale pour l’indépendance, d’un sentiment complexe de dignité exaltée ou bafouée (dignitas), ou de tout cela à la fois.

Le point de départ d’une idée extérieure est un sentiment profond de singularité. En ce sens, l’identité est la « bonne étoile » de toute communauté qui revendique une place dans l’histoire.

Disons-le d’emblée : les forêts immenses occupent la glorieuse Rus’,
Leur génie s’étend jusqu’aux terres lituaniennes,
Les forêts denses s’étendent jusqu’aux espaces austères de Moscou,
Il n’y a ni fin ni limite aux forêts russes infinies12.

C’est ainsi que le poète et bourgmestre Sebastian Klonowicz écrivait sur l’Ukraine en 1584. Dans son remarquable poème en latin Roxolania, il établit un lien avec l’époque russe ancienne, en reprend l’héritage et projette une existence distincte pour la Rus’ (au sens large, la Roxolania) dans les limites spatiales de son époque. Cette projection, que Franko dépeindra au début du XXe siècle dans le prologue de Moïse comme l’espace de notre peuple des Carpates au Caucase, qui fait résonner « le bruit de la liberté » sur la mer Noire, sera traduite par Klonowicz au XVIe siècle par l’image d’une forêt puissante dont les vagues atteignent les frontières de la Lituanie et de la Moscovie, et où Kyïv « pèse autant que l’ancienne Rome pour tous les chrétiens ».

loubkivski stamp
Le prince Iaroslav le Sage tenant le Droit russe et le métropolite Hilarion représentés sur un timbre émis en Ukraine en 1999 // Domaine public

La singularité des origines et des cultures, du droit et de l’avenir est un trait caractéristique de notre héritage intellectuel depuis l’époque de la Rousskaïa Pravda » (Recueil de normes juridiques de la Rus’ kyïvienne) et du Dit de la campagne d’Igor (la plus ancienne œuvre littéraire de la Rus’ de Kyïv, datant de la fin du XIIe siècle jusqu’à Iouriy Kotermak (Évaluation prévisionnelle de l’année 1483), Stanislav Orikhovsky (Exhortation au roi polonais Sigismond Auguste de 1543), Sebastian Klonowicz, Herasim Smotrytsky  (Les clés du royaume céleste de 1587), Josyp Verechtchinsky (Message lumineux à l’armée zaporogue de 1596), Martin Paсhkovsky (L‘Ukraine, tourmentée par les Tatars de 1608), et de ce vaste groupe, qui ne se limite pas aux noms mentionnés, aux générations suivantes, puis à L’Histoire des Rus’ (un monument de la pensée historique et sociopolitique ukrainienne de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle) et à notre époque.

Le sentiment d’identité propre et « d’espace d’existence » sont des traits fondamentaux de la pensée géopolitique. Dans notre tradition littéraire, religieuse et politique, ce mode de pensée préserve la succession et la continuité. Du vaste mycélium des représentations qui remontent aux temps les plus reculés, proviennent au moins cinq grands topos qui, en fait, forment l’idée extérieure ukrainienne.

La tradition de notre conception du rôle de la terre natale repose avant tout sur l’idée de gloire et de liberté. Les chercheurs affirment que « l’idée de gloire, depuis Sviatoslav et les temps païens, apparaît comme l’archétype de l’idée nationale, dont le contenu sera constamment enrichi et élargi par l’idée de foi, puis de liberté et d’indépendance nationale13 ».

Dans ce contexte, la gloire est un concept multidimensionnel. Au sens religieux, elle signifie la glorification du Seigneur, au sens chevaleresque, la victoire sur le champ de bataille, et au sens large, l’indépendance, la puissance et la grandeur d’un peuple et de son État parmi les autres tribus. On retrouve cette interprétation dans les textes les plus anciens de notre culture, en particulier ceux qui ont été créés par les trois principaux centres de lettrés du Moyen Âge : le cercle de Sainte-Sophie de Iaroslav le Sage, les pères du monastère de la laure Kyïv-Petchersk et les moines du monastère Saint-Michel-de-Vydoubytch.

L’idée de gloire résonne dans l’œuvre remarquable Le Verbe de la loi et de la grâce (1049-1051) d’Hilarion, premier métropolite non grec de Kyïv. Dans l’un des passages, Hilarion, évoquant la mémoire de Vladimir le Grand ( « semblable au grand Constantin ! »), parle des réalisations de son fils et de son protecteur Iaroslav le Sage, qui « a couronné la glorieuse ville de Kyïv de sa grandeur ».

« Regarde la ville, comme elle resplendit de grandeur, regarde les églises florissantes, regarde comment le christianisme se développe, regarde la ville, illuminée par les icônes saintes et rayonnante, enveloppée de la fumée de l’encens, et chantée par les louanges divines et les chants sacrés. Et voyant tout cela, réjouis-toi et exulte ! » se félicite le métropolite.

Et plus loin, dans sa prière au Tout-Puissant, il exprime les demandes les plus importantes de son pays : « Et tant que le monde existera, ne laisse pas le malheur nous atteindre, ne nous livre pas aux mains des étrangers, afin que ta ville ne soit pas appelée ville des esclaves, et ton troupeau des étrangers dans un pays qui n’est pas le leur, et que les autres pays ne disent pas : “Où est leur Dieu ?” (Psaume 76, 10)… Continue donc à faire miséricorde à ton peuple : chasse ceux qui marchent à la guerre, affermis la paix, pacifie les pays ennemis, change la famine en abondance, effraie les pays voisins par nos princes, donne la sagesse aux boyards, multiplie les villes, préserve ton Église, garde ta richesse. » Cette prière millénaire conserve étonnamment toute son actualité.

Il ressort clairement de la prière d’Hilarion que la gloire est étroitement liée à l’idée de liberté, qui fait appel à l’indépendance, à la défense contre l’asservissement extérieur et à la protection contre l’esclavage en général. D’ailleurs, c’est précisément là que réside l’une des règles les plus importantes de l’époque – une norme idéale, cultivée et en même temps constamment violée – « il n’est pas bon de franchir les limites d’autrui14 ». À cet égard, le testament de Iaroslav le Sage, rapporté dans la Chronique des temps passés (XIIe s.), est un exemple caractéristique d’une des dimensions de la liberté en tant qu’harmonie intérieure et garantie de protection contre les ennemis : « […] Et si vous vivez dans l’amour les uns pour les autres, Dieu sera avec vous, il soumettra vos ennemis et vous vivrez en paix. Mais si vous vivez dans la haine, les querelles et les dissensions, vous périrez vous-mêmes et vous détruirez la terre de vos pères et de vos grands-pères, que vous avez acquise par un travail acharné. »

L’idée de gloire et de liberté trouve sans aucun doute son prolongement naturel à l’époque cosaque, où l’on voit de nombreux exemples de référence nationale à ce thème. Les célèbres « Vers sur la mort tragique du noble chevalier Petro Konachevytch-Sahaydatchny », le hetman, du père Cassian Sakowicz (1622) en sont un témoignage génial, où la « liberté » est considérée comme la chose la plus importante parmi toutes, à laquelle « même la dignité cède le pas » : « Ainsi, les peuples peuvent confirmer cette opinion, / Car ils tendent vers la liberté par nature. / On l’appelle l’or du monde, / Tous aspirent ardemment à l’atteindre. » Sakovitch souligne que la liberté n’est pas donnée à tout le monde, mais seulement à ceux qui « défendent leur patrie et leur Seigneur ». C’est grâce à la force de l’armée zaporogue que l’Ukraine se défend, et là où cette force fait défaut, c’est l’anarchie qui règne.

L’idée de gloire et de liberté ne se contente pas de survivre jusqu’à nos jours, elle devient un idéologème clé de la vision contemporaine du monde. Quelle meilleure preuve que notre hymne national ? « L’Ukraine n’est pas encore morte, ni sa gloire, ni sa liberté » : ces mots renvoient directement à l’un des topos les plus importants de l’Ukraine millénaire.

Cette composante de notre identité est étroitement liée à la vision conceptuelle de l’Ukraine, qui constitue l’une des idées fondamentales de la tradition culturelle, spirituelle et, par conséquent, de la politique étrangère nationale.

Il s’agit de l’idée du Sion de Kyïv ou de Rus’.

Dans la première moitié du XVIIe siècle, parmi les penseurs ukrainiens (Ivan Vychensky, Meletius Smotrytsky, Cyrille Tranquillien-Stavrovetsky et d’autres), une conviction profonde s’est imposée quant à la nécessité de former une nouvelle identité ukrainienne. Comme l’écrit Valeriy Chevtchouk, « l’Ukraine orthodoxe a compris qu’il était impossible aux Ukrainiens de résister dans la lutte historique des peuples sans renforcer la confession, sans organiser l’éducation, sans rehausser l’autorité du prêtre, sans éduquer finalement l’homme ukrainien sur une base orthodoxe, sans unir le peuple dans un même esprit, et que les deux moteurs de cette unité étaient l’Église et l’Ukraine15 ». Ainsi, les concepts de Rus’ et d’Ukraine se confondent naturellement et l’idée de l’identité de l’ukrainité et de l’orthodoxie, ainsi que celle de l’unité de l’Église et du peuple, qui ensemble créent un Sion lumineux où règne « une direction spirituelle digne, et où les membres vivront en Dieu16 », émerge.

Dans son traité Zertsalo bogoslovia (1618), le frère, poète et homme d’Église de Lviv, Cyrille Tranquillien-Stavrovetsky, développe le concept de Sion et Jérusalem, élus de Dieu, auxquels s’oppose l’image sinistre de l’impérialisme et de l’asservissement des peuples sous la forme de Babylone ou de la « vieille Rome », « serpent effrayant, peint en rouge », qui « s’était élevé au-dessus de tous les royaumes terrestres et était redoutable pour le monde entier, comme un serpent venimeux, dévorant de nombreux peuples avec son épée… ». Pour l’auteur, l’Église c’est « Sion et Jérusalem céleste, le navire et le royaume de Jésus-Christ, la bergerie et la vigne des apôtres ». Mais elle n’est « pas des murs et des murs pourris, que les longues années détruisent ou que le feu réduit en cendres et en néant, mais le peuple de Dieu, choisi parmi les païens, les pécheurs et les hérétiques… »

loubkivski kyiv
Laure des Grottes de Kyïv, vue depuis le Dniepr. Photo : Norbert Aepli, CC BY 3.0

La conception de Kyïv comme Sion ou deuxième Jérusalem était largement répandue parmi de nombreux intellectuels. Les thèmes de l’unité du peuple et de l’Église, du rétablissement des droits et de l’indépendance se retrouvent dans plusieurs ouvrages17. Il est remarquable que dans le Conseil sur la piété (1621), l’auteur anonyme, sous la forme d’une lettre pastorale, recommande de rendre un hommage digne à l’apôtre André en Ukraine, « dont les pieds se sont posés sur les montagnes de Kyïv, et que la Rus’ a vu de ses yeux et béni de ses lèvres ». Il souligne que « la Rus’ n’est en vérité en rien inférieure aux peuples orientaux, car elle a eu en son sein un apôtre et un prédicateur ». Ces mots ont une signification multiple, qui ne se limite pas au statut égalitaire de la Rus’ parmi les autres peuples, mais qui met également l’accent sur son droit légitime à jouer un rôle particulier.

Sur cette base, deux autres concepts stratégiquement importants pour la conscience ukrainienne ont germé. Les catholiques romains, les catholiques grecs et les protestants se sont tous occupés de l’éducation de l’homme ukrainien. C’est ainsi qu’apparaissent sur nos terres les Helikon et les Parnassos, villes et centres d’éducation et de créativité, nommés d’après les montagnes antiques consacrées à Apollon, où se trouvaient les demeures et les sanctuaires des Muses. Lviv a été baptisée Helikon, et Ostrog, Parnassos. Par la suite, ce double rôle est repris par l’Académie de Kyïv-Mohyla, et Kyïv retrouve son statut de capitale spirituelle de l’Ukraine18. C’est d’ailleurs de ces sources que provient l’idée de la République céleste du grand philosophe Hryhoriy Skovoroda.

Dans le contexte des deux images bibliques et mythiques de Sion-Jérusalem et Helicon-Parnasse, attribuées à Kyïv et à l’Ukraine, une symbolique spirituelle et politique particulière saute aux yeux. Une telle pensée rejette la tendance séduisante, répandue dans de nombreuses capitales et leurs environs, à revêtir les habits de la « nouvelle-ancienne Rome » en tant qu’héritière d’un empire éternel. Kyïv ne cherche pas à devenir la « troisième Rome », mais se considère comme la « deuxième Jérusalem », et c’est dans cette approche que réside à la fois la grandeur et la vulnérabilité de notre vision religieuse et étatique de l’époque.

À mon avis, cette approche contient une caractéristique déterminante de notre vision du monde. De par sa position, l’Ukraine-Rus’ est l’antithèse de toute forme d’impérialisme étranger ou d’influence géopolitique excessive et incontrôlée dans notre partie de l’Europe. Depuis les anciennes campagnes contre Constantinople, Kyïv a été le centre de la contestation contre l’hégémonie extérieure. Et même si ses relations avec Byzance ont changé radicalement à plusieurs reprises, l’instinct combatif et défensif de Kyïv n’a pas disparu. Ce gène n’est pas seulement conservé dans les générations suivantes, mais devient l’une des principales caractéristiques de notre caractère national. Il se manifeste dans la politique étrangère dynamique de l’État de Galicie-Volhynie, puis dans les relations avec la République des Deux Nations, et plus tard avec Moscou. Au XXe siècle, le gène de l’anti-impérialisme ukrainien est devenu le fondement du mouvement de libération et de la renaissance en 1991, et au XXIe siècle, le pilier de la lutte contre le néo-impérialisme russe.

Le rôle « anti-impérialiste » de l’Ukraine est dicté par de nombreuses circonstances géopolitiques et culturelles. Aucune force extérieure n’est en mesure de changer ce rôle. Seule la destruction de l’Ukraine permettrait d’atteindre cet objectif. Pour nous, cependant, deux questions restent ouvertes : quels fruits ce trait principal de notre caractère portera-t-ilau XXIe siècle et au-delà, et la résistance naturelle à l’impérialisme étranger signifie-t-elle le renoncement à nos propres ambitions de nous essayer au rôle de leader dominant ?

D’autres aspects de notre idéologie extérieure apportent une réponse partielle à ces questions. Selon moi, son troisième élément constitutif est un ensemble de convictions humanistes et démocratiques.

L’un des penseurs les plus brillants, dont le nom permet d’expliquer le sens et la profondeur de cette tradition intellectuelle, est sans aucun doute Stanislav Orikhovsky(1513-1566), éminent humaniste ukrainien, prêtre catholique romain, qui se faisait appeler le Roxolanien. Né à Przemysl, héritier d’une noble famille ukrainienne et polonaise, étudiant et diplômé des universités de Cracovie, Vienne, Wittenberg, Padoue et Bologne, disciple de Martin Luther19, il est l’auteur de nombreux ouvrages remarquables, mais parmi celles-ci, une place particulière revient à la célèbre Exhortation au roi Sigismond Auguste de Pologne (1543).

Orikhovsky est un jeune contemporain de Machiavel. Son message au souverain polonais est publié seulement onze ans après Le Prince du Florentin, adressé à Laurent de Médicis. L’idée des deux textes est tout à fait similaire, car ils traitent de la manière d’éduquer un souverain capable d’exercer son pouvoir avec habileté et clairvoyance. Dans les deux textes, l’idée principale est la défense de la patrie. Mais malgré cette similitude, la différence entre eux est fondamentale. Les « Enseignements » d’Orikhovsky sont un véritable « anti-Machiavel ».

Orikhovsky enseigne au souverain à devenir un philosophe qui se trouve « non pas sous un toit, mais sous le ciel », et c’est ainsi qu’il se sentira « solide comme un chêne », sans quoi « tu ne pourras jamais sécher les larmes qui coulent aujourd’hui dans nos yeux ». De plus, il exhorte le souverain à comprendre la nature profonde du pouvoir et à se souvenir que « tout homme n’est pas capable d’exercer le pouvoir, mais seulement celui qui, par nature, aspire à la vérité et à la justice. Mais cela ne suffit pas. Il faut qu’il aspire à la science qui rend l’homme lui-même vrai et juste. »

D’autres réflexions d’Orikhovsky semblent tout à fait révolutionnaires. Il demande « qu’est-ce qui est le plus important dans un État : la loi ou le roi ? » et, sans aucune ambiguïté, place la loi au-dessus de tout et rappelle au roi qu’ « il sera plus juste que tu restes dans les limites de ton devoir », car « le roi est choisi pour l’État, et l’État n’existe pas pour le roi » (littéralement !).

Orikhovsky exhorte le roi à transférer sa résidence de Cracovie en Rus’, à démontrer sa volonté de défendre la patrie de l’auteur et à faire preuve de courage contre les attaques des « Scythes, Valaques et Turcs ». « Hâte-toi de venir en Rus’, écrit-il au roi, des hommes courageux te suivront. Des chevaliers t’accompagneront, et non des bouffons honteux… Si tu fais cela, il est difficile d’imaginer à quel point ton peuple t’aimera, ô roi, et à quel point tes ennemis te craindront. Tu seras considéré partout comme un second Cyrus, un second Agésilas, un second Alexandre le Grand, tant dans ton pays qu’à l’étranger . »

Il termine son enseignement par une recommandation qui résume parfaitement son approche, radicalement différente du pragmatisme machiavélique : « Ne cherche pas la gloire parmi les hommes en leur offrant la pourpre ou des tissus fins. Méprise la force brute, méprise les richesses, la soif de domination, la justice irréfléchie et hypocrite. Apprécie au plus haut point la gloire difficile, mais inébranlable… »

Orikhovsky rêve d’un monarque éclairé, d’un système de pouvoir juste qui empêche et s’oppose à la tyrannie, et d’un rôle digne pour sa patrie dans le cadre et les coordonnées de son époque. Ce récit humaniste et, dans son essence même, démocratique, servira de préambule et de fondement à la quête d’une grande pléiade d’intellectuels ukrainiens de différentes écoles, qui poursuivront ces thèmes principaux et les mèneront systématiquement jusqu’à notre époque, formant ainsi l’une des traditions idéologiques les plus importantes de l’Ukraine.

Le rejet de l’autocratie ( « autorité autocratique ») et de la soumission aveugle des « brebis aux bergers » résonne chez Ivan Vychensky20. Cassian Sakowicz met en garde contre la fugacité de la vie et de la gloire du tsar et affirme que « le tsar ne doit pas convoiter les terres étrangères »21. Semen Klymovsky, philosophe, poète et cosaque, parle d’une justice égale pour tous22. En fin de compte, la pensée humaniste et démocratique est devenue la source de la tradition de notre constitutionnalisme, comme en témoignent tous les actes les plus importants, de la Constitution de Pylyp Orlyk (1710) aux lois fondamentales de la République populaire ukrainienne et de la république populaire de l’Ukraine occidentale. La liste des exemples est loin d’être exhaustive, et depuis le XVIe siècle, ces idées se sont répandues comme un courant puissant à travers toute notre histoire.

À une certaine époque, cette vision du monde faisait écho aux idées progressistes des premiers esprits européens. Il convient toutefois de rappeler que la ligne qui faisait appel à la sagesse de l’âge d’or n’était pas sans antithèse.

« Tu veux louer l’âge d’or de Saturne, / Je loue celui de fer ou d’acier ! » C’est par ces mots que s’exprimait en 1689 Stefan Iavorski, poète, philosophe et théologien, professeur à l’Académie de Kyïv-Mohyla. Avec ces vers brillants, Iavorski glorifie la force, car « il y a bien plus de valeur dans le combat que dans la paix », et la gloire, dit-il, ne dort pas sur un lit moelleux, mais suit « les chemins semés d’embûches de Mars ». « Par leur militarisme et leur anti-humanisme, les poèmes de S. Iavorski, note Valeriy Chevtchouk, constituent un phénomène sans précédent dans la pensée socio-politique des Ukrainiens23… » Il est significatif que Iavorski devienne plus tard métropolite de Riazan et de Mourom, puis président du synode de l’Église de Moscou. Avec Théophane Prokopovitch, ils lutteront pour influencer Pierre Ier

loubkivski yavorski
Portrait de Stefan Yavorsky, XVIIIe siècle. Auteur inconnu.

Le quatrième topos de l’idée ukrainienne, selon moi, repose sur le rêve d’une union de peuples libres et égaux.

L’idée d’un système de relations égalitaires et justes entre les peuples est très caractéristique de notre tradition. Dans un sens hautement idéaliste, ce rêve a captivé de nombreux dirigeants, écrivains et philosophes, prêtres et guerriers ukrainiens. Si, dans l’Antiquité, il reposait sur deux principes – la nécessité d’assurer le respect et l’égalité des droits de nos intérêts par les autres peuples et d’empêcher la violation des frontières et des limites –, au XIXe siècle, les principales sources de ce que l’on pourrait appeler l’universalisme ukrainien (ou fédéralisme) dans les relations internationales sont les exemples inspirants des changements qui se produisaient alors en Amérique et en Europe, ainsi que l’absence de forces et de possibilités réelles pour réaliser l’idée d’un État indépendant.

Un exemple classique de cette façon de penser est le phénomène unique dans notre histoire que fut la confrérie Cyrille et Méthode, une organisation politique secrète d’intellectuels ukrainiens fondée en décembre 1845 par Vassyl Bilozersky, Mykola Goulak, Mykola Kostomarov, Panteleïmon Koulich et Opanas Markovitch. En 1846, Taras Chevtchenko rejoint la confrérie.

foto kyrylo mefodiyivske bratstvo
Les membres de la Confrérie

Les documents fondateurs de la confrérie sont Le Livre de la vie du peuple ukrainien et Les statuts de la confrérie slave de Saint Cyrille et Méthode, rédigés par Mykola Kostomarov, ainsi que La Note de Vassyl Bilozersky. La brève existence de l’organisation, détruite par le régime tsariste en 1847 sur dénonciation d’un étudiant, n’a pas permis, selon l’expression de l’historien Mykhaïlo Hrouchevsky, de « cristalliser » leurs idées24, mais les textes programmatiques qui ont survécu jusqu’à nos jours impressionnent par leur audace, leur profondeur et l’ampleur des jugements qu’ils portent non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur le monde entier.

La confrérie part de l’idée d’égalité entre les peuples – égalité culturelle, linguistique et politique. Kostomarov poursuit la ligne idéologique que l’on retrouve chez Orikhovsky et affirme que le véritable leadership réside dans le service. Soit dit en passant, cette thèse biblique trouvera plus tard un écho dans la parabole du buisson ardent dans Moïse de Franko. Mais le plus important, affirme Kostomarov, c’est qu’en période d’oppression, la voix de l’Ukraine ne s’est pas éteinte et qu’elle a un rôle particulier à jouer dans le monde slave : « Et l’Ukraine se lèvera de sa tombe, et elle appellera à nouveau tous ses frères slaves, et ils entendront son cri, et les Slaves se lèveront, et il ne restera plus ni tsar, ni tsarévitch, ni princesse, ni prince, ni comte, ni duc, ni sire, ni monsieur, ni seigneur, ni boyard, ni serf, ni valet – ni en Moscovie, ni en Pologne, ni en Ukraine, ni en Bohême, ni chez les Slovènes, ni chez les Serbes, ni chez les Bulgares. Et l’Ukraine sera une République indépendante au sein de l’Union slave. Alors toutes les langues diront, en montrant du doigt la ville où l’Ukraine sera dessinée sur la carte : “Voici la pierre que ceux qui construisaient ont rejetée, elle est devenue la pierre angulaire”. »

Dans La Note jointe au statut de la Confrérie, Vassyl Bilozersky expose sa vision de l’organisation des relations internationales et des relations au sein du monde slave. Son œuvre est avant tout une réponse remarquable à l’idéologie chauvine du panslavisme russe, selon laquelle « les ruisseaux slaves se jetteront dans la mer russe », comme l’écrivait Pouchkine en 1831. L’union slave dont rêve Bilozersky n’absorbe ni ne détruit les peuples, mais respecte l’identité de chacun et crée une famille « sous la protection de la loi, de l’amour et de la liberté pour tous ». Cependant, son œuvre a une signification bien plus grande qu’une simple réaction à l’impérialisme moscovite : l’idée principale de La Note est avant tout consacrée à l’ordre juste entre les hommes.

loubkivski belozirski
Vassyl Bilozersky à Varsovie, photographie des années 1860 // Internet Encyclopedia of Ukraine

Bilozersky demande si ceux qui détiennent le pouvoir et la possibilité de « créer la vérité céleste » ont répondu aux attentes des peuples asservis. La réponse est sans équivoque : « Le XVIIIe siècle touche à sa fin, mais nous ne voyons rien de tel. Les peuples souffrent toujours autant de l’injustice, ils sont toujours aussi opprimés ; heureux sont ceux dont la conscience nationale est forte et convaincue qu’aucune force extérieure ne peut vaincre leur force spirituelle ; alors le peuple conservera son indépendance et son libre développement : tel est le but auquel chaque peuple doit aspirer, car malheur à celui qui subit l’asservissement ! »

À son sens, le chemin vers la vérité est clair : « Aimer et défendre plus que sa propre vie, épargner et ne pas opprimer autrui est un devoir sacré tant pour chaque individu que pour le peuple qui a déjà atteint la conscience morale de lui-même et de sa destinée. » C’est pourquoi les membres de la Confrérie doivent diffuser les idées de liberté et de droits du peuple, qui aideront les peuples slaves à retrouver leur indépendance et leur liberté morale. Cela signifie apprendre à connaître les Slaves et « le droit de chaque membre de leur tribu à l’indépendance », éveiller l’amour pour les Slaves et « détruire par tous les moyens les préjugés qui existent entre les tribus », ainsi que diffuser la connaissance des monuments qui « éveillent le sentiment national et la conscience de la fraternité mutuelle ».

Dans l’élévation des Slaves, la Fraternité attribue un rôle central aux Ukrainiens. En général, Bilozersky formule un « testament » qui deviendra le credo de l’intelligentsia ukrainienne jusqu’à la renaissance de l’État en 1991 : « Aucune des tribus slaves n’est tenue, dans la même mesure que nous, Ukrainiens, de tendre vers l’authenticité et d’inciter les autres frères à le faire. Et si, conscients de l’importance de l’exploit de nos ancêtres, nous restons de passifs témoins de l’injustice, si l’exemple des peuples disparus ne nous sert pas de leçon, si nous ne nous soucions pas de notre héritage, alors un sort similaire nous attendra. Non, nous préserverons les trésors de notre peuple, nous les garderons jusqu’à des jours meilleurs. »

L’héritage de la Confrérie comprend un autre document dont le statut est presque apocryphe. On sait que le plus jeune membre de l’union, l’étudiant Heorhiy Androuzky, a préparé un projet de constitution d’une fédération slave. S’inspirant du modèle américain, il proposait de créer des États slaves unifiés avec pour centre Kyïv et sans la Russie. Selon lui, la République slave devait comprendre sept autonomies : l’Ukraine avec la Galicie, la région de la mer Noire et la Crimée ; la Pologne avec Poznań, la Lituanie et la Samogitie (région du nord-ouest de la Lituanie) ; la Bessarabie avec la Moldavie et la Valachie ; la Baltique (Ostsee) ; la Serbie ; la Bulgarie et le Don. Une telle fédération devait devenir une puissante ceinture entre la Baltique et la mer Noire.

Ce projet illustre bien l’ampleur de la pensée des membres de la Confrérie et reflète les objectifs fondamentaux de leur idéologie : libérer l’Ukraine, renverser la tyrannie dans le nord, l’est et le sud de l’Europe et instaurer un ordre juste entre les peuples, ouvrant ainsi la voie à un avenir nouveau et heureux.

Le destin de l’étudiant Androuzky est tragique. Il a été arrêté et exilé, puis, à son retour en Ukraine, ses droits ont été restreints ; la date et le lieu de sa mort sont encore inconnus à ce jour. Cependant, les idées sur lesquelles écrivait ce jeune homme de dix-neuf ans n’ont pas disparu avec le temps, mais ont survécu et vaincu l’empire qui voulait les détruire. L’universalisme épris de liberté de la Confrérie se développera dans l’œuvre des futurs auteurs de notre État. Il sera reflété à sa manière dans les premières décisions de nos autorités nationales au XXe siècle.

Mais c’est dans une phrase prophétique étonnante, prononcée plusieurs décennies plus tard, que l’on trouvera l’écho le plus intéressant, qui reliera les recherches audacieuses des XIXe, XXe et XXIe siècles. En 1930, le premier ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine, Alexandre Choulguine, s’adressant à la Société des Nations, dira : « L’Ukraine, lorsqu’elle sera libre, devra entrer dans l’Union européenne, car celle-ci existera25. » Aujourd’hui, ces mots semblent tout simplement incroyables compte tenu de l’époque à laquelle ils ont été prononcés, mais ils contiennent une vérité évidente : la foi en notre indépendance et l’espoir d’un ordre juste et d’une véritable union de libres et égaux.

Le cinquième élément de l’idée ukrainienne en matière de politique étrangère est, selon moi, l’unité et l’union.

Ce concept repose sur l’idée de l’indivisibilité du peuple ukrainien et de ses terres. Ce n’est pas un hasard si le XXe siècle a commencé pour nous avec trois documents programmatiques aux titres évocateurs : « Ukraine Irredenta (L’Ukraine indivisible) » de Ioulian Batchynsky (1895), «Ukraine Irredenta » d’Ivan Franko (1895) et « Ukraine indépendante » de Mykola Mikhnovsky (1900). Chacun de ces manifestes appelle à l’unité du peuple ukrainien divisé par les empires et à la lutte pour l’indépendance.

Alors que Batchynsky et Franko mettent la question de la proclamation de l’indépendance à l’ordre du jour (Franko déclare de manière prophétique que cette question ne disparaîtra pas de l’agenda européen tant qu’elle ne sera pas résolue), Mikhnovsky propose un slogan clair et articulé, adapté à son époque et à son contexte : « Une Ukraine libre, indépendante, indivisible, des Carpates au Caucase ! »

loubkivski statue
« Mère Ukraine », ex-« Mère-Patrie », monument à Kyïv // Service de presse du président ukrainien, capture d’écran

Outre la portée « géopolitique » générale, l’idée de unité se concentre bien sûr avant tout sur les tâches d’unité interne, traditionnellement décrites comme l’unité entre l’Ouest et l’Est. Un nouveau thème apparaît ici, car l’unité dans ce sens a non seulement une dimension politique, mais aussi une dimension religieuse. Vyatcheslav Lypynsky l’exprime très clairement : « Ayant dans notre nation à la fois l’Orient et l’Occident, l’une et l’autre Église, […] nous devons, si nous voulons être une nation, harmoniser en permanence ces deux tendances sous le slogan de l’unité et de l’individualité de notre nation. Sans cette harmonisation, nous périssons en tant que nation : nous tombons, non pas sous le joug d’une arme étrangère, mais toujours sous l’influence de notre propre décomposition interne, tantôt sous l’influence de Moscou à l’Est, tantôt sous celle de la Pologne à l’Ouest. »

C’est ainsi que se manifeste l’impératif qui, au fil des siècles, a été le dénominateur commun du plus large cercle de penseurs ukrainiens. L’Ukraine est nationale. L’Ukraine est entière et unie. Et en même temps, l’Ukraine est libre et polyphonique. Ainsi, l’unité interne harmonieuse de l’Ukraine signifie une identité nationale distincte, l’indépendance politique, la liberté civile, l’unité du peuple, des cultures, des Églises et des territoires, la cohésion autour de l’idée ukrainienne et, en même temps, sa diversité polyphonique.

On a souvent tenté d’enfermer l’Ukraine dans le cadre étroit du concept de « champ sauvage» (région historique de steppes de la mer Noire et d’Azov26). Le thème de l’Ukraine comme «frontière », qui implique involontairement l’impossibilité d’une vie stable et, au contraire, une insécurité permanente et une instabilité sismique, a souvent été exploité.

Or l’idée de l’Ukraine, exprimée dans les particularités du caractère national et de la culture, réside dans l’union des possibilités. Cela a d’ailleurs été prouvé à maintes reprises par l’histoire. Notre tradition intellectuelle montre que l’idée du rassemblement des terres et de l’unité du peuple se traduit par une unité interne, et de là, elle ouvre des horizons beaucoup plus larges : l’unité non seulement des Ukrainiens, mais aussi des Slaves occidentaux et orientaux, l’unification non seulement des Églises ukrainiennes, mais aussi le dépassement du Grand Schisme de 1054 dans l’esprit de l’Union de Florence de 1439, et donc l’unification européenne.

Malgré la menace extérieure permanente et la vulnérabilité de sa situation, le rôle de l’Ukraine n’est pas de vivre au bord du gouffre d’une fracture civilisationnelle ou de rester un fragment européen abandonné, mais, selon les termes du slaviste italien Sante Graciotti, d’être une « synthèse paneuropéenne27 ». Et ici, c’est précisément le centrisme européen d’une telle évaluation qui revêt une importance capitale, car il signifie le renforcement tant de l’Europe orientale que de l’Europe dans son ensemble.

La victoire sur l’impérialisme russe, l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, la primauté de la démocratie sur l’autoritarisme : chacune de nos stratégies contemporaines, qui sont vitales pour l’Ukraine, s’inscrit naturellement dans les concepts idéologiques qui, depuis les temps les plus reculés, ont défini notre « géopolitique », ou plus précisément, selon les termes d’Evhen Malaniouk, notre « géoculture ». Dans un contexte de menace mortelle permanente, c’est la clé du succès de la « grande stratégie » de l’Ukraine de demain.

Traduit de l’ukrainien par Desk Russie

Lire la version originale

<p>Cet article L’idée extérieure ukrainienne a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 08:39

Une nouvelle génération d’artistes perdue ?

Dmytro Chepurnyi

Hommage à Marharyta Polovinko, artiste tuée au front. L’auteur, lui-même mobilisé, rappelle que l’Ukraine sacrifie ses meilleurs pour offrir du temps à l’Europe.

<p>Cet article Une nouvelle génération d’artistes perdue ? a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2164 mots)

La créativité de la jeune artiste Marharyta Polovinko, tuée au front, s’exprimait sous une forme tourmentée à travers son expérience de soldate sur la ligne de front ukrainienne. Les mots d’un camarade récemment mobilisé, lui aussi artiste et jeune père de famille, rappellent crûment que l’armée ukrainienne sacrifie ses meilleurs fils et filles pour donner du temps aux Européens. 

La guerre recèle de nombreuses histoires – celle-ci en est une. Le 5 avril 2025, l’artiste et soldate Marharyta Polovinko fut tuée alors qu’elle servait sur la ligne de front de la guerre totale menée par la Russie contre l’Ukraine. Elle avait 31 ans. Sa mort s’ajoute aux centaines de milliers dont la Russie porte la responsabilité. Et pourtant, pour la communauté culturelle ukrainienne – dans laquelle je suis actif depuis dix ans en tant que commissaire d’exposition en art contemporain –, c’est une perte à la fois profondément personnelle et tragiquement symbolique.

Je ne connaissais pas bien Marharyta. Nous nous croisions de temps à autre lors de vernissages, où nous échangions quelques mots cordiaux, et nous nous suivions sur les réseaux sociaux. Pourtant, sa mort a eu l’effet d’un miroir brisé – une violence intime. En la pleurant, j’ai appris que nous étions nés le même jour, en 1994.

Il y a une proximité terrifiante dans cette coïncidence. J’ai appris sa mort alors que je servais moi-même dans l’armée ukrainienne, ayant été mobilisé un mois auparavant. Être appelé sous les drapeaux suscite des sentiments complexes. Je suis un homme de 31 ans, citoyen d’un pays en guerre. Je suis originaire de Louhansk, une ville de l’est de l’Ukraine occupée par la Russie depuis 2014. Ma famille a fui lorsque les troupes russes ont pris le contrôle de la ville. À l’époque, j’étudiais à Kyïv, et je n’ai pas eu l’occasion de rentrer chez moi depuis.

Après trois ans de guerre à grande échelle, j’ai toujours été prêt à rejoindre l’armée. Pourtant, je ne me suis pas porté volontaire pour le service militaire. Avec ma femme, nous élevons ensemble notre petit enfant. J’ai souvent assumé le rôle de parent au foyer, afin de soutenir sa carrière. Mais l’État a décidé qu’il avait besoin de moi, et j’accepte cette décision – même si cela me fait souffrir d’être éloigné de ma famille. J’espère pouvoir m’acquitter de ma dette envers des personnes comme Marharyta, qui nous ont offert ce temps.

C’est du sang, c’est de la douleur, c’est de la souffrance

Avant la guerre, Marharyta Polovinko peignait sa ville natale, Kryvyï Rih, et les figures fragiles de la société post-industrielle. Diplômée de l’Académie nationale des beaux-arts et d’architecture de Kyïv, elle créait des portraits réfléchis, souvent bruts, de la vie en périphérie. Sa peinture de 2019 Trois Grâces de l’urbanisation, réalisée à partir de gouache, de charbon, de pierres et de papier, ne représentait pas une muse idéalisée, mais la beauté accablée de la vie parmi les terrils, les cliniques psychiatriques et le béton en ruine. Dans l’une de ses œuvres les plus saisissantes, Habitants de Kryvyï Rih près du refuge de nuit, elle révélait non seulement l’esthétique de ceux qui sont à la marge, mais aussi leur dignité.

Comme l’œuvre d’autres artistes ukrainiens, l’art de Polovinko a muté en 2022. Elle a commencé à dessiner compulsivement. Ses matériaux sont devenus symboliques : dessins réalisés avec des stylos à sec, voire avec du sang, pour transmettre la douleur brute et non filtrée de sa génération. « L’art est venu à moi là où c’était le plus insupportable sans lui », disait-elle dans une interview en 2023. Mais elle reconnaissait aussi que ses dessins de guerre semblaient impossibles à partager : « C’est du sang, c’est de la douleur, c’est de la souffrance. C’est une matière qui n’a pas sa place. Je ne veux pas qu’elle existe. »

Pourtant, elle a continué à dessiner – même après s’être portée volontaire pour évacuer des soldats blessés à bord de véhicules médicaux sur la ligne de front. Elle dessinait pendant les pauses entre les missions à Mykolaïv et Kherson. Son œuvre a commencé à refléter non seulement l’horreur collective véhiculée par les nouvelles, mais aussi des souvenirs profondément personnels, des portraits de camarades, de la mort, de la survie.

Au moment de sa mort, Polovinko avait rejoint l’armée ukrainienne en tant que soldate. Ses camarades se souviennent d’elle comme d’une personne courageuse, honnête et déterminée – quelqu’un qui « faisait plus que ce qu’on lui demandait ». Elle a été tuée lors d’une mission de combat, arme à la main – avec dignité. Elle a été enterrée le 11 avril dans sa ville natale, Kryvyï Rih, dans l’Allée de la Gloire.

tchepourny dessin
Dessin de Marharyta Polovinko // Son compte Instagram

Une génération au bord du gouffre

Dans un essai précédent, où j’évoquais la possibilité de retourner dans ma ville natale de Louhansk, j’écrivais : « La violence en Ukraine est une logique totale, importée dans notre pays par la Russie. Avant de parler de reconstruction, nous devons comprendre que le retour vers nos territoires sera mené par les soldats, les partisans, ceux qui seront les premiers à le reconquérir. » Cette déclaration avait été faite depuis une position de distance théorique. Aujourd’hui, je la réécris de l’intérieur même de cette logique – et depuis le deuil qu’elle engendre.

Même avant ma mobilisation, je percevais un nouveau sentiment au sein de ma génération. Nous avons grandi dans les années 1990 avec l’idée que la liberté était déjà acquise. Mais au cours de la dernière décennie, à mesure que nous devenions adultes, nous avons dû apprendre ce que signifie lutter pour la dignité. Aujourd’hui, alors que nos villes brûlent et que nos proches tombent, nous comprenons que cette lutte est loin d’être terminée. Cette prise de conscience s’accompagne non seulement d’un deuil, mais aussi d’une profonde douleur générationnelle. Une douleur née du fait de voir ses pairs mourir – non pas dans un accident ou à cause d’une maladie, mais sous les missiles et les balles.

Ma génération d’acteurs culturels est en train d’être transformée par la perte. À l’image de ceux qui ont résisté à l’oppression soviétique et payé de leur vie pour avoir écrit en langue ukrainienne ou porté l’idée nationale, nous apprenons à inscrire notre volonté et notre défi dans l’histoire. Cette guerre est en train de nous forger – sa souffrance brute, qui laisse en soi une trace indélébile, se transforme en une urgence de dire et de se souvenir.

À travers cette guerre, la production culturelle en Ukraine se poursuit, en témoignage de la valeur durable de l’art face à la destruction. Les artistes, écrivains et penseurs ukrainiens poursuivent leur travail, même si la guerre rend leur pratique de plus en plus précaire. Nous apprenons à nous souvenir, à résister, à parler dans une langue qui porte à la fois le poids du passé et l’urgence du présent.

C’est dans ce contexte que l’exposition Concernant la fourmilière avant la pluie, que j’ai récemment co-organisée avec ma femme Oleksandra Pogrebnyak au musée The Stein Studio à Kyïv, raconte des histoires autour de la possibilité fragile de se préserver au milieu de bouleversements historiques profonds. Elle explore la relation complexe entre la modernisation et l’expérience du déplacement, révélant comment les grands projets géopolitiques et d’infrastructure non seulement transforment les paysages, mais déstabilisent aussi le sentiment d’agir et la subjectivité.

Nous avons ouvert l’exposition par une minute de silence. J’ai rédigé mes mots d’introduction depuis le camp d’entraînement, et Oleksandra les a lus au public en mon nom.

tchepourny marharyta1
Marharyta Polovinko

Quand la clarté morale compte

La mort de Polovinko est plus qu’une tragédie personnelle. C’est un réquisitoire. C’est un miroir tendu au monde occidental, qui s’est habitué à détourner le regard. Un monde où la complexité géopolitique éclipse trop souvent la clarté morale. Pour les Ukrainiens, ce n’est pas une option. La clarté morale se vit. Elle est enterrée dans les cimetières de Kryvyï Rih, peinte avec du sang et de l’encre bleue sur la ligne de front.

Ne détournez pas le regard du visage souriant de Marharyta. Sa mort ne doit pas devenir une note de bas de page. Elle ne doit pas non plus finir comme un simple nom de plus dans les archives de la guerre ou comme un « talent perdu » dans quelque future exposition consacrée à une autre génération sacrifiée de l’art ukrainien [allusion à la « Renaissance fusillée », la génération d’artistes et d’écrivains ukrainiens décimée sur ordre de Staline dans les années trente, NDLR]. Nous ne sommes pas encore une génération perdue. Mais nous sommes en danger. Honorez Marharyta. Honorez l’Ukraine.

Nous remercions la rédaction d’Eurozine de nous autoriser de publier ce texte.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire la version originale

<p>Cet article Une nouvelle génération d’artistes perdue ? a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 08:39

Comment Moscou s’empare de l’héritage des Russes blancs de Nice

Galia Ackerman

L’église Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra et le cimetière de Caucade ont été attribués à l’État russe par la justice française.

<p>Cet article Comment Moscou s’empare de l’héritage des Russes blancs de Nice a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3649 mots)

L’Association cultuelle orthodoxe russe de Nice (ACOR), créée en 1923 pour assurer la continuité du culte, a perdu sa deuxième bataille : après la cathédrale de Nice, c’est l’église orthodoxe Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra, ainsi que le cimetière de Caucade, qui ont été attribués à l’État russe par la justice française. Desk Russie a interviewé, ensemble, trois responsables de l’ACOR, Alexis Obolensky, président et marguillier, son épouse Joëlle, secrétaire adjointe, et Tatiana Chirinsky Abolin, trésorière. 

Pouvez-vous résumer pourquoi et comment votre Église est passée sous la coupe du Patriarcat de Moscou ?

Commençons par l’histoire. L’église orthodoxe Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra, dans la rue de Longchamp à Nice, a été construite à l’époque d’Alexandre II et inaugurée en 1859. L’Église n’a pas été achetée sur les deniers de la couronne, mais par une souscription qui a été lancée auprès des résidents russes de Nice. La première à inscrire son nom dans la liste des souscripteurs a été l’impératrice Alexandra Fiodorovna, la veuve de Nicolas Ier, en tant que personne privée. 

L’Église n’appartenait donc pas à la Russie. Le moyen que les autorités russes trouvent, soi-disant juridiquement, pour mettre la main sur notre église, c’est que tout ce qui avait trait à l’Église orthodoxe russe, où que ce soit, dépendait à l’époque du Saint-Synode. Et le chef de l’Église était l’empereur régnant. D’où leur conclusion que notre église doit appartenir à l’État russe, ce qui est historiquement discutable. En effet, pour ouvrir une Église à l’étranger, il fallait l’aval du Saint-Synode. Évidemment, les Russes de Nice, qui étaient de fidèles sujets, se sont adressés à l’autorité de tutelle religieuse, qui était le Saint-Synode. Aussi, la paroisse a ouvert un compte en banque à la Société Générale. Pour avoir le droit d’ouvrir un compte en banque, il leur fallait l’autorisation du Saint-Synode. Et chaque fois qu’ils faisaient un chèque ou qu’ils avaient une dépense importante à faire, ils se référaient au Saint-Synode qui donnait son aval. C’était tout simplement comme un tuteur ! Tel était le système de fonctionnement de l’Église.

En tout cas, notre avocat ne s’est pas lancé, pour notre défense, dans l’histoire de l’Église, ni dans l’histoire de la Russie, mais s’est appuyé uniquement sur des questions patrimoniales, selon la loi française. Et selon la loi française, si l’Église a été construite sur des deniers personnels, elle appartient en quelque sorte aux ouailles, aux paroissiens.  

D’un autre côté, la Russie a été proclamée héritière de l’URSS, mais l’URSS n’a pas été l’héritière de l’Empire tsariste. Comment est-ce que cette difficulté a été contournée ? 

La Russie, officiellement, ne peut pas être héritière de l’Empire des Romanov. Mais le régime russe a contourné la difficulté en disant que l’État russe actuel, ainsi qu’apparemment l’Union soviétique, préservait la continuité de l’Église russe. Tel est le terme qu’ils ont employé!

nice kisselev
L’église Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra dans un reportage de propagande diffusé dans l’émission de Dmitri Kisselev sur la chaîne Rossiya 1, mars 202 // Capture d’écran

La Russie, en règle générale, depuis plusieurs années, essaie de s’accaparer de toutes les églises orthodoxes russes dans le monde, à Jérusalem, par exemple. Mais est-ce que vous, en tant que communauté de fidèles, vous aviez la possibilité de rester sous la juridiction de Constantinople ? 

L’histoire de la tutelle de Constantinople est différente de l’histoire de notre procès. En 2019, il y a eu, de la part du Patriarche de Constantinople, un ultimatum qui était adressé notamment aux paroisses de notre archevêché, celui des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale du patriarcat œcuménique de Constantinople. Cet ultimatum préconisait aux paroisses de rejoindre les métropoles grecques locales. Car l’archevêché avait obtenu, dans les années 1930, une autonomie particulière et un statut particulier. C’était la fin de cette autonomie, la fin de ce statut, et il fallait se fondre dans les métropoles grecques locales : les Français dans la métropole de France, les Anglais dans la métropole d’Angleterre, etc.

À ce moment-là, il y a eu une très forte propagande du patriarcat de Moscou auprès de nombreux représentants des églises de l’archevêché. Et cette propagande a fait qu’à peu près deux tiers des paroisses, enfin les prêtres des paroisses concernées, ont décidé de ne pas se fondre dans les métropoles grecques, mais de rejoindre le Patriarcat de Moscou.

Est-ce que c’était l’unique alternative ?  

Non, il y avait d’autres possibilités, à savoir, se choisir une autre tutelle, c’est ce que nous avons fait. Il y a deux paroisses, une en Belgique et la nôtre, qui ont rejoint le patriarcat de Roumanie, du moins la métropole roumaine en Europe occidentale et méridionale. En fait, le choix de la métropole roumaine était dicté en grande partie par la rupture de la communion entre Moscou et Constantinople.

En quoi cette rupture était-elle gênante pour vous ? 

Les personnes qui rejoignaient le patriarcat de Constantinople n’avaient plus leur place dans une église qui dépendait de Moscou. Par contre, la métropole roumaine était neutre et donc nous pouvions aller dans n’importe quelle église orthodoxe et n’importe quel fidèle orthodoxe, de quelque juridiction qu’il soit, pouvait venir chez nous sans aucun problème. C’était l’une des raisons de ce choix pour nous.

nice3
Dessin d’Alexis Obolensky

Pouvez-vous prier encore dans votre église qui, formellement, appartient à l’État russe ? 

Nous avons reçu l’arrêt de la cour d’appel de Saint-Provence, mais nous n’avons pas été encore signifiés. Il y a une procédure formelle qui oblige à nous envoyer le même arrêté, mais par huissier, et le président de l’association doit signer. Tant que cela n’a pas été fait, ils ne peuvent rien faire, rien changer.

Dès que la signature aura été apposée, nous devenons des occupants sans droits ni titres dans une église où nous et nos prédécesseurs avons prié depuis près de 160 ans maintenant. 

Donc, pour l’instant, vous allez dans cette église. Et le prêtre, est-ce qu’il a été changé ? 

Pas pour l’instant. Mais il risque de se passer à tout moment ce qui s’est passé à la cathédrale Saint-Nicolas, lorsque l’État russe a gagné le procès contre celle-ci. Le Patriarcat a fait semblant qu’on pouvait trouver une entente. Et puis, un beau jour, ils ont changé les serrures. La cathédrale de Saint-Nicolas fait désormais partie du diocèse orthodoxe russe de Chersonèse du Patriarcat de Moscou. Et, bien entendu, le nouveau recteur fut nommé par ce diocèse.  

Qu’est-ce qui s’est passé exactement avec la cathédrale de Nice ? Je sais qu’elle est passée sous la juridiction de Moscou. Mais là aussi, il y avait quand même pas mal de paroissiens qui ne le souhaitaient pas.

Ce n’était pas tout à fait la même histoire, bien que les intentions de la Russie soient strictement les mêmes. Mais il se trouve que le terrain sur lequel la cathédrale Saint-Nicolas a été bâtie appartenait à Nicolas II personnellement. Il l’avait hérité de son grand-père, Alexandre II, qui l’avait acheté parce que sur ce terrain se trouvait la résidence dans laquelle le Tsarévitch était mort, en 1865, à l’âge de vingt ans. Et il a acheté le terrain pour y construire une chapelle en hommage à son fils. 

Lorsque la quantité de Russes dans la ville de Nice étant devenue trop grande pour être contenue dans une salle de la petite église que nous occupons aujourd’hui, ils ont eu l’idée de construire une église plus grande. C’est à ce moment-là que l’impératrice douairière, la mère de Nicolas II, a été sollicitée. Elle venait régulièrement à Nice et les paroissiens de l’époque lui ont demandé d’obtenir de son fils Nicolas II l’autorisation de réaliser ce projet sur le terrain du mausolée. Il a donné son accord.

La construction a commencé en 1903. Ça a piétiné. Il fallait beaucoup d’argent. La guerre russo-japonaise a fortement freiné le financement.

Finalement, l’empereur Nicolas II a chargé son cabinet de signer un bail de 99 ans avec les représentants de la communauté orthodoxe russe de Nice. C’est-à-dire qu’au lieu de tout simplement autoriser la construction sur son terrain, son administration a voulu sécuriser cette opération.

D’où la différence très forte entre les deux cas. Dans le cas de la cathédrale, les tribunaux français n’ont tenu compte que du bail. Là, la partie historique a été sans doute volontairement ignorée. En fait, le signataire du bail et tous ses héritiers avaient été assassinés par les bolcheviks. Il n’y avait plus ni l’entité à l’époque de la signature, ni l’empereur, ni ses descendants, tout cela avait été balayé par l’histoire.

nice2
Dessin d’Alexis Obolensky

Que s’est-il passé avec les paroissiens de la cathédrale?

Les paroissiens se sont scindés en deux. La majorité des personnes que nous connaissions nous a suivis. À l’époque, nous avions une possibilité de repli vers la vieille église, qui se trouvait en réfection. Cette même église que nous venons de perdre actuellement. 

Tous ces faits s’inscrivent dans la politique de contrôle du monde russe. Est-ce que vous pouvez expliquer quand a commencé cette politique ? Est-ce que c’était encore sous Eltsine ou c’était Poutine ? 

C’était encore sous Eltsine que les premières hirondelles sont venues pour inspecter les biens russes à Nice. Des mouvements de rattachement à la Russie, pas entièrement publics, existaient depuis longtemps. Les descendants de l’émigration blanche étaient travaillés à l’intérieur des paroisses. En 2019, l’Archevêque-Exarque de l’Exarchat des églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale, Jean Renneteau, a établi la communion de l’Archevêché avec l’Église russe du patriarcat de Moscou. C’était cela, le coup de maître, quand toutes les églises, par exemple à Paris, presque tous les lieux historiques ont passé à Moscou, à travers notre archevêché.

L’État russe a également œuvré pour fusionner l’Église hors-frontières, fondée en 1922 par des prêtres qui ont fui le régime bolchévique, avec le Patriarcat de Moscou, directement sur proposition de Vladimir Poutine. Cela s’est soldé par la signature solennelle à Moscou, en présence du président russe, d’un Acte d’union canonique et eucharistique le 17 mai 2007. Il me semble que cela fait partie de la même logique qui préside la prise de contrôle des paroisses de Nice, à savoir s’emparer des biens de différents temples à travers le monde et promouvoir le discours de Moscou au sein de l’émigration russe – ancienne et récente. 

En effet, en France, un certain nombre de paroisses faisaient partie de cette église hors-frontières, comme l’église de Cannes ou celle de Montauban. Il y avait une énorme célébration à Moscou pour ce rattachement. Mais le siège principal de l’Église hors-frontière se trouvait en Amérique, ainsi que la majorité des paroisses qui y étaient rattachées, alors que notre archevêché couvrait l’Europe occidentale, et Nice était restée dans l’archevêché. 

Ceci dit, cette fusion a provoqué une espèce de schisme dans l’église hors-frontière, parce que toute l’église, dans son ensemble, n’a pas accepté le passage à Moscou.

À Nice, il y a beaucoup de Russes, mais aussi beaucoup d’Ukrainiens. Où est-ce qu’ils prient ? 

Il y a une église qui s’appelle l’église Saint-Jeanne d’Arc, à Nice, qui accueille les Ukrainiens gréco-catholiques, c’est-à-dire des catholiques de rite oriental. C’est une paroisse assez active.

Beaucoup d’Ukrainiens viennent chez nous, mais il ne faut pas se cacher, il y a beaucoup d’Ukrainiens qui vont aussi à la cathédrale. En fait, si vous voulez, l’attitude du prêtre de notre paroisse, c’est de ne pas demander aux personnes qui viennent à notre église de s’identifier. L’église reste l’église, c’est-à-dire qu’elle accueille tout le monde. Notre prêtre est lui-même d’origine ukrainienne. Les Ukrainiens réclamaient au début que la liturgie soit en ukrainien, et il a toujours répondu qu’à Dieu, ça Lui est bien égal dans quelle langue on s’adresse à Lui. Cette église est de tradition russe, donc il fait la liturgie en russe, d’autant plus que tout le monde parle russe parfaitement. 

Quelle est votre prochaine action ? Est-ce que vous espérez encore récupérer votre église ? 

Récupérer, enfin… On ne sait pas. En tout cas, nous irons jusqu’au bout des possibilités que nous offre le tribunal français. Après la cassation, il y a la Cour européenne de justice.

Entre-temps, on sera de toute manière partis si on nous chasse. Et après on verra, est-ce qu’on forme une autre communauté quelque part et qu’on trouve un lieu de culte. On ira à l’église grecque, on ira à l’église roumaine ou encore ailleurs. Certains paroissiens resteront peut-être fidèles à cette belle église, même si ce n’est plus la même paroisse. 

Est-ce que vous pouvez récupérer les objets de culte qui sont actuellement dans l’église ? 

Normalement, les biens de l’église orthodoxe russe à Nice ont été transférés à l’association par Mgr Euloge en 1927. Et selon notre avocat, tout ce qui a été acquis depuis 1927, nous pouvons l’emporter. Ce qui représente évidemment énormément d’objets. Mais c’est extrêmement compliqué à faire.

Également, au sous-sol de l’église, il y a une très belle et importante bibliothèque en langue russe, qui a été créée en 1860 en même temps que l’église. Elle compte 13 000 volumes. Dans l’arrêté du tribunal d’appel d’Aix-en-Provence, il n’est question que du terrain et des bâtiments. Et la bibliothèque est dans l’acte d’attribution dont nous nous revendiquons. Dans la mesure de nos forces, de nos possibilités, nous souhaitons garder ce qui est à nous pour que l’histoire de l’immigration ne disparaisse pas.

Nous n’avons pas encore parlé du cimetière de Caucade qui a été « donné » à l’État russe par la même décision de justice que votre église. 

Le tribunal de première instance nous avait accordé en février 1921 la propriété de l’église et du cimetière. Car nous avions droit à la prescription acquisitive. C’est-à-dire qu’en France, celui qui possède ouvertement, en toute quiétude et honnêtement un bien pendant plus de 30 ans en devient le propriétaire. L’avocat plaidait que l’acte d’attribution par Mgr Euloge est un vrai acte d’attribution, le terme attribution étant le terme employé dans la loi de 1905, lorsque des établissements publics de culte transféraient la propriété des biens aux associations culturelles. Ça fait partie de la loi de 1905, un aspect que tout le monde ignore, la structure administrative des églises. Hélas, le tribunal de la cour d’appel a cassé cette décision. Il l’a inversée, de manière tout à fait incompréhensible, en suivant l’argumentation russe, à savoir que Mgr Euloge n’avait pas le droit de donner ce qui ne lui appartenait pas. 

Quant au cimetière, c’est quelque chose de très important. Il est possible que, dans la récupération par la Russie, le cimetière soit en première place. Parce que ce régime veut effacer l’histoire, d’une certaine manière. Et il prétend que les seuls représentants fiables de l’histoire russe, c’est la Russie actuelle…

<p>Cet article Comment Moscou s’empare de l’héritage des Russes blancs de Nice a été publié par desk russie.</p>

29.05.2025 à 08:39

Maria Galina : « Le rejet de la langue de Moscou est le prix le plus modeste à payer pour la liberté »

Desk Russie

L’écrivaine a remporté le nouveau prix littéraire Dar, mais a refusé de l’accepter.

<p>Cet article Maria Galina : « Le rejet de la langue de Moscou est le prix le plus modeste à payer pour la liberté » a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2944 mots)

Maria Galina est une romancière et poétesse de langue russe. Elle a été déclarée lauréate du prix littéraire Dar (Le Don) fondé en 2024 à l’initiative de l’écrivain Mikhaïl Chichkine, afin de soutenir une nouvelle littérature indépendante en langue russe. Après l’annonce du prix attribué à Galina pour son livre À côté de la guerre. Odessa. Février 2022 – février 2023, Chichkine a expliqué la démarche du jury. Néanmoins, l’écrivaine, qui a quitté Moscou pour retourner en Ukraine après le début de l’invasion russe, a refusé le prix. Desk Russie publie le texte de Chichkine et la lettre ouverte de Galina. 

Mikhaïl Chichkine : « Le livre de Galina résiste à la déshumanisation »

[…] Nous sommes tous, au sens propre ou figuré, à côté de la guerre. Le livre qui a remporté le prix est né de la guerre, imprégné de douleur face à la perte de l’humain dans un pays qui avait offert au monde une « grande culture russe ». Pourtant, ce livre résiste à la déshumanisation.

À côté de la guerre se déroule une autre guerre – une guerre pour la sauvegarde de la dignité. Ce livre ne parle pas seulement de la catastrophe de la culture, ni de celle de notre langue ; il parle avant tout du dépassement. La force de la voix de l’autrice réside dans l’espoir, dans la foi en la culture humaine, dans la victoire sur le mal qui émane du pays-agresseur. Ce livre contamine le lecteur avec sa foi dans le bien, dans la lumière, dans un monde qui viendra – si l’on tient bon et que l’on ne cède pas. […]

Il ne s’agit pas ici de culture russe ni de littérature russe. Ces notions font désormais partie du lexique de l’histoire. La langue russe n’appartient ni à la plus grande zone carcérale du globe, ni à la vermine tchékiste sur le trône, ni à une mère-patrie à la bouche pleine de cadavres. Ceux qui vivent et écrivent en russe en Ukraine, en Lituanie, en Israël, au Bélarus, en Amérique ou ailleurs – ce ne sont pas des écrivains russes, et ce qu’ils font n’est pas de la littérature russe. Ils vivent dans leurs pays, et font leur propre littérature.

C’est ainsi que cela doit être dans un monde régi non par le « don de l’obéissance », mais par le « don de la compréhension ».

La littérature russe est restée dans les manuels. Nous sommes dans un nouvel espace culturel et historique de la littérature en langue russe. Cet espace, qui fait partie de notre culture mondiale, je le partage avec des Juifs, des Ukrainiens, des Géorgiens, des Polonais, des Américains, avec tous les êtres humains sur la planète Terre pour qui cette langue – ma langue – est une forme de vie.

C’est dans cet espace de création libre en langue russe que se trouve notre avenir. Notre langue est un dialecte russe de la dignité humaine.

Traduit du russe par Desk Russie

Lire la version originale

galina2
Maria Galina // Sa page Facebook

Maria Galina : « La langue dans laquelle je travaillais m’a été enlevée par la Russie »

Commençons, comme toujours, par remercier mes éditeurs, les experts, ainsi que ceux qui m’ont nominée, sans oublier, bien sûr, tous ceux qui ont participé au vote des lecteurs. En réalité, je considère les résultats de ce vote davantage comme un geste de soutien à une autrice qui se trouve actuellement à Odessa sous les missiles russes (comparé à d’autres villes d’Ukraine, nous avons été plus ou moins épargnés ces dernières années, mais au moment où j’écris ces lignes, la Russie vient de frapper la ville). Je voudrais dire quelques mots à ce sujet.

J’écris ce texte en anglais et en ukrainien. Au cours des trois années de guerre, j’ai très peu écrit en russe, à l’exception de ce livre, que j’ai terminé à la fin de la première année de l’invasion. Il m’est désormais plus facile d’écrire des textes publics en ukrainien et, franchement, cela m’est plus agréable. Mais dans la vie de tous les jours, je parle assez souvent russe. Je pense que dans les régions qui étaient majoritairement russophones à l’époque soviétique, la langue écrite restera pendant un certain temps très différente de la langue parlée, ce qui constituera une situation intéressante pour les futurs chercheurs. Mais cela n’a rien à voir avec le sujet qui nous occupe.

À vrai dire, j’ai hésité à accepter de participer à un prix russophone, même s’il est financé par des fonds suisses. Finalement, j’ai accepté, et ma motivation est très simple. Je veux que le journal de la première année de l’invasion, écrit par un témoin de la catastrophe qui a brisé la vie de nombreuses personnes, soit lu par le plus grand nombre possible, et en premier lieu par ceux qui ne lisent pas l’ukrainien. Car, franchement, mon peuple sait déjà tout cela. J’ai écrit ce livre (comme je l’indique dans la préface de la réédition) spécialement pour vous. Cela vaut également pour les membres du jury, parmi lesquels figurent de nombreuses personnalités des médias. Peut-être n’aimeront-ils pas le texte. Mais au moins, ils le liront. Je considère donc ma participation ici comme une occasion de dire ce que je considère comme important, à autant de personnes que possible, dans autant de langues que possible. Et pour cette opportunité, je suis sincèrement reconnaissante au prix et à ses organisateurs.

Autrement dit, si un livre condamnant l’invasion de la Russie et la Russie telle qu’elle est reçoit une certaine attention médiatique grâce à un prix censé soutenir la littérature en langue russe, ce sera bien sûr une ironie amère, mais c’est ainsi.

À titre personnel, je ne pense pas que la littérature russophone ait besoin d’être soutenue. Certains écrivains en ont probablement besoin. Mais depuis l’époque soviétique, la littérature russe, tout comme la langue russe, est un instrument de soft power qui a contribué à façonner une image attrayante de la Russie dans certains cercles, ce qui a probablement influencé la motivation de la communauté internationale lorsque le sort de l’Ukraine a été décidé. D’une manière générale, je pense que le rôle mondial de la littérature russe est un peu exagéré. Je ne sais pas d’où proviennent les fonds qui financent les nombreux départements d’études russes dans les universités occidentales, ni grâce à quoi il était plus populaire de s’intéresser à Tolstoï et Dostoïevski qu’à Du Fu ou Balzac, par exemple. Peut-être que, lorsque tous les financements provenant de Russie seront enfin coupés, la littérature russe finira par occuper la place qui lui revient parmi les autres littératures du monde, ni plus, ni moins. Et seulement après qu’elle aura purgé sa peine pour ses crimes d’État. Certes, je connais des gens de lettres qui ne se taisent pas, même en Russie. Mais j’en connais aussi qui se taisent, même dans la diaspora, et ceux-là sont majoritaires. Je sais qu’ils sont contre. Mais aucune déclaration publique, rien. 

Un écrivain est une créature vulnérable, car le langage est son outil, un moyen d’identification, d’affirmation de soi, une source de revenus. C’est incomparablement plus facile pour un artiste ou un compositeur. C’est peut-être pour cela que l’on voit tant de compromis et de décisions douteuses parmi les écrivains russes. Je peux le comprendre, sans plus. J’ai moi-même fait des compromis, je sais donc de quoi il s’agit.

Quel destin attend la littérature russe ? Je ne sais pas, cela ne m’intéresse pas. Je ne peux que deviner. Bien sûr, si un écrivain veut conserver son public, il doit être publié dans la métropole, car c’est là que se trouvent les lecteurs. Certains auteurs russophones le font.

Pour moi, c’est une option inacceptable, mais c’est leur choix – et avec ce choix viennent certaines restrictions en matière de thèmes et d’intrigues. Mais si un auteur n’est pas publié dans la métropole, il y a d’autres restrictions : son cercle se limite aux lecteurs de ses œuvres sur les réseaux sociaux ou aux maisons d’édition dont les publications ne sont pas disponibles dans la métropole et sont donc inaccessibles aux critiques et aux débats publics… Ainsi, c’est la littérature russe qui paie aujourd’hui le prix fort de l’agression russe : en raison de son conformisme général, elle est, à mon avis, presque réduite à néant, a perdu son intégrité, et comme d’habitude, ce sont les meilleurs qui en souffrent.

Bien sûr, la littérature de la diaspora peut devenir quelque chose d’intéressant avec le temps, mais il n’est pas certain qu’elle deviendra LA littérature russe. Ce sera la littérature russophone des cultures de l’exil. Ainsi, je ne considère pas Nabokov comme un écrivain russe.

Aurons-nous alors, dans dix ou vingt ans, des œuvres puissantes d’auteurs russophones ? Probablement oui, car la littérature se nourrit généralement de la souffrance et peut donc naître de la nostalgie, du sentiment de culpabilité et de défaite, comme l’ont montré des exemples historiques.

Mais ce que je souhaiterais personnellement pour la littérature russe, même dans la diaspora, c’est qu’elle s’éloigne un peu de l’espace médiatique. Car je vois l’intention de construire l’image d’une soi-disant Grande littérature russe, mais qui soit la « bonne » littérature. Je ne suis pas sûr que ce soit une tendance utile. Le phénomène de la littérature russe ne peut exister que si cette littérature est liée à la métropole, même en confrontation… sinon, ce n’est pas de la littérature russe, mais, comme je l’ai dit, de la littérature en langue russe d’autres pays. Pour ma part, je ne veux rien avoir à faire avec cette métropole.

À strictement parler, je n’aime pas les projets qui intègrent des textes russophones ukrainiens dans le processus littéraire russophone commun. Ils visent à prouver qu’il existe un espace russophone commun – et que les russophones de l’ancienne zone d’influence russe ou soviétique en font partie. C’est une notion dangereuse, car la Russie revendique des territoires précisément en se basant sur la présence de populations russophones.

Maintenant, quelques mots sur moi. Je suis une écrivaine de langue russe d’origine ukrainienne, autrice de plusieurs livres de poésie et de prose. J’ai longtemps vécu à Moscou, mais j’ai finalement quitté la Russie avant la guerre, car la guerre était toute proche et je voulais la vivre chez moi, avec mes amis et ma famille. Mes livres, mes poèmes et mes textes en prose ont été traduits en plusieurs langues, ce pour quoi je remercie sincèrement les éditeurs et les traducteurs – ukrainiens, anglais, français, américains, polonais et estoniens (j’en oublie probablement). Mais je n’écrirai probablement plus de livres. Parce que la langue dans laquelle je travaillais m’a été enlevée par la Russie. J’ai entendu des slogans : nous ne céderons pas notre langue à Poutine, etc. Malheureusement, comme nous le voyons, tout est beaucoup plus compliqué. Si je continue à écrire, ce seront probablement des livres complètement différents, peut-être dans une autre langue. La prose chimérique [à rapprocher du réalisme magique, NDLR], autant que la science-fiction et l’horreur, c’est-à-dire le domaine dans lequel je travaillais, ont désormais perdu leur charme, car la réalité est plus bizarre, plus fanatique et plus terrible. Le livre qui a été primé est un journal documentaire, mon histoire. C’est une tentative d’analyser comment la guerre est perçue par une personne purement civile qui a vécu à Moscou pendant de nombreuses années, qui y était une écrivaine plus ou moins connue, et puis Moscou a commencé à bombarder sa ville natale.

Au cours de ces trois années de guerre totale, j’ai publié deux livres en russe – celui dont je parle ici et un recueil de poèmes, qui est aussi une sorte de journal de guerre –, tous deux dans de bonnes maisons d’édition, mais en dehors de l’Ukraine. Je fais partie de ceux qui ne soutiennent pas la langue russe en Ukraine. Car c’est la langue russe dans certaines régions qui les a rendues vulnérables à l’agression russe – ce sont elles que Moscou revendique, ce sont elles qui ont le plus souffert et qui continuent de souffrir. Je ne veux pas d’un tel sort pour Kharkiv, où vivaient mon arrière-grand-mère et mon arrière-grand-père Roudnytski, où, d’ailleurs, mon grand-père juif a été arrêté en tant que « médecin-meurtrier », je ne veux pas d’un tel sort pour Kyïv, où j’ai grandi, ni pour Odessa, où je vis aujourd’hui.

Et la langue de Moscou, ou plutôt le rejet de la langue de Moscou, est à mes yeux le prix le plus modeste à payer pour la liberté. Le prix le plus élevé est la vie, et beaucoup l’ont déjà payé.

Quand j’entends parler ukrainien, je me sens chez moi. Le reste n’a aucune importance.

Traduit de l’ukrainien par Desk Russie

Lire la version originale en ukrainien et en anglais

Notice biographique

Maria Galina a grandi en Ukraine, notamment à Kyïv et Odessa. Elle a étudié la biologie marine à l’Université d’Odessa, se spécialisant en hydrobiologie. Elle a soutenu une thèse et participé à plusieurs expéditions scientifiques avant de se tourner vers la littérature dans les années 1990, publiant d’abord sous le pseudonyme de Maxime Golitsyne. Depuis 1995, elle publie sous son propre nom. Son œuvre, mêlant réalisme et fantastique, comprend des romans, des nouvelles et de la poésie. Elle est également traductrice, ayant notamment traduit en russe des auteurs comme Stephen King, Clive Barker et Jack Vance. Galina a longtemps vécu à Moscou  où elle a notamment travaillé en tant que critique littéraire à Literatournaïa Gazeta et à Novy mir. Elle a également fait partie de jurys de plusieurs prix littéraires. En 2021, Maria Galina s’est installée à Odessa avec son époux, le poète Arkadi Chtypel. Elle a souhaité « être du côté de la lumière lorsque la guerre éclaterait ».

Plusieurs de ses œuvres ont été traduites en français : les romans L’Organisation (Agullo Éditions, 2017) et Autochtones (Agullo Éditions, 2020) et le recueil de poèmes L’invisible est lumineux (Agullo Éditions, 2023).

<p>Cet article Maria Galina : « Le rejet de la langue de Moscou est le prix le plus modeste à payer pour la liberté » a été publié par desk russie.</p>

10 / 10
  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Le Figaro
France 24
France-Culture
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP / Public Senat
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE ‧ RUSSIE
Courrier Europe Centrale
Desk-Russie
Euractiv
Euronews
Toute l'Europe
 
  Afrique du Nord ‧ Proche-Orient
Haaretz
Info Asie
Inkyfada
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
L'Orient - Le Jour
Orient XXI
Rojava I.C
 
  INTERNATIONAL
CADTM
Courrier International
Equaltimes
Global Voices
I.R.I.S
The New-York Times
 
  OSINT ‧ INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
Global.Inv.Journalism
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
L'Insoumission
Les Jours
LVSL
Médias Libres
Politis
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Reseau Bastille
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Curation IA
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
🌓