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Desk-Russie promeut et diffuse des informations et des analyses de qualité sur la Russie et les pays issus de l’ex-URSS

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29.03.2025 à 11:28

Question de conscience : des trêves et des vérités

Jade McGlynn

La trêve en Ukraine : qui croira-t-on en cas de violation ? L’administration américaine sera-t-elle objective ? Rien n’est moins sûr.

<p>Cet article Question de conscience : des trêves et des vérités a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1485 mots)

Cet article de l’historienne militaire britannique a été publié juste avant la conversation téléphonique entre Donald Trump et Vladimir Poutine, mais l’accord sur la trêve limitée – qui comprend l’arrêt mutuel des frappes sur les structures énergétiques et l’arrêt des hostilités en mer Noire – ne change en rien le raisonnement de la chercheuse : qui croira-t-on en cas de violation de la trêve (celle-ci ou une autre) ? L’administration américaine sera-t-elle objective ? Rien n’est moins sûr.

Certaines guerres concernent le territoire, d’autres le pouvoir. Parfois, il semble que cette guerre concerne tout, mais cela pourrait refléter mon propre engagement dans ce conflit. Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons vu depuis fin janvier, cette guerre concerne également la conscience, la façon dont la réalité est interprétée, manipulée et finalement façonnée.

Les pourparlers de cessez-le-feu à Djeddah ne font pas exception. L’Ukraine a indiqué qu’elle était prête à accepter une proposition américaine de trêve de 30 jours. Washington, à son tour, a promis de reprendre le partage des renseignements et l’aide militaire (celle promise par Biden, et non une nouvelle aide).

À première vue, c’est une victoire de la diplomatie. Et ça l’est. Mais en y regardant de plus près, la diplomatie a l’air encore plus distordue. La nouvelle administration américaine interprète clairement la réalité d’une manière différente de la majorité de l’Europe, y compris et surtout de l’Ukraine. La Maison-Blanche semble croire qu’une diplomatie de bonne foi avec la Russie est possible, sans recourir à des moyens de pression considérables, et les Ukrainiens sont restés incrédules. Je pense que les Ukrainiens ont raison d’être incrédules, mais il est clair que la Maison-Blanche doit elle-même en prendre conscience. À mon avis, ce cessez-le-feu est un coup de poker, pour tester non seulement les intentions de la Russie, mais aussi la capacité des États-Unis à reconnaître la réalité lorsqu’elle se présente à eux.

Il s’agit d’un gambit qui forcera la réalité à se révéler.

L’offre de cessez-le-feu de l’Ukraine n’est pas tant une concession qu’une invitation :

  • Si la Russie refuse la trêve, la Maison-Blanche verra sans équivoque qui bloque la paix.
  • Si la Russie accepte, la guerre entrera dans une nouvelle phase, façonnée non seulement par la stratégie militaire, mais aussi par la manière dont ce cessez-le-feu sera interprété.

Car il n’y a guère de doute sur la suite des événements : la Russie rompra le cessez-le-feu.

Elle l’a déjà fait en Ukraine. Elle le fera certainement à nouveau. Elle inventera un prétexte, orchestrera une attaque et inondera l’espace informationnel de « preuves » fabriquées de toutes pièces selon lesquelles c’est l’Ukraine qui viole l’accord. Elle se posera en victime, utilisera la diplomatie comme une arme et tentera de plonger les décideurs politiques occidentaux dans un nouveau doute, que certains seront très soulagés d’accepter. Nous nous souvenons tous de 2014.

Et lorsque cela se produira, la vraie question ne sera pas de savoir si la Russie ment (elle mentira), mais si la Maison-Blanche/l’Amérique choisit de la croire.

Jouer la meilleure carte disponible comporte des risques. La trêve est la meilleure carte que l’Ukraine puisse jouer dans la situation actuelle. Mais comme tout pari, elle comporte des risques.

Il est tout à fait possible que la Russie accepte le cessez-le-feu. Si c’est de bonne foi, tant mieux. Les Ukrainiens ont besoin d’une véritable paix dans leur vie et ils ne sont en aucun cas en mesure de reprendre militairement les territoires occupés pour le moment. Il serait également souhaitable que davantage d’énergie soit consacrée aux efforts diplomatiques concernant les territoires occupés. Mais je ne vois pas comment le Kremlin pourrait accepter une trêve, la respecter et ensuite laisser l’Ukraine vivre en paix.

Au contraire, la trêve sera probablement une nouvelle étape dans une guerre d’interprétations que beaucoup en Europe présumaient déjà gagnée (c’est-à-dire : la Russie a envahi l’Ukraine, la Russie est l’agresseur, la Russie est un obstacle majeur à la paix).

Bien que les nationalistes russes pro-guerre soient mécontents du cessez-le-feu, une pause dans les combats (compte tenu de la promesse de levée des sanctions) allégerait la pression économique sur la Russie, donnant au Kremlin le temps de gérer le mécontentement croissant de sa population et les fractures internes. Cela permettrait à Moscou de consolider son pouvoir dans les territoires occupés, renforçant ainsi son emprise. Et cela donnerait du temps pour se regrouper, reconstruire et se préparer à la prochaine offensive en tirant les leçons de la situation.

Et puis, lorsque la guerre reprendra inévitablement, la Russie prétendra qu’elle ne fait que répondre à l’agression ukrainienne.

Nous avons déjà vu ce schéma se reproduire. La question est de savoir si les décideurs politiques occidentaux le reconnaîtront quand il se produira, ou s’ils se laisseront berner, une fois de plus.

Au fond, ces pourparlers de cessez-le-feu ne portent pas seulement sur une pause dans les combats. Ils portent sur la façon dont on perçoit la guerre elle-même. L’Ukraine offre aux personnes qui ne semblent toujours pas comprendre une chance de voir la réalité : la Russie poursuit cette guerre, l’Ukraine se défend.

C’est intelligent, à moins que la Russie n’accepte la trêve et ne rompe ensuite le cessez-le-feu en invoquant des représailles à une attaque ukrainienne. Dans un tel cas, j’ai très peu confiance en la Maison-Blanche.

J’étudie cette guerre depuis 2014, en particulier en ce qui concerne la propagande et les mythes, et elle a toujours été pour moi une guerre de « l’être ou du paraître ». Qu’il s’agisse de lutter contre l’équivalent moderne du fascisme, ou bien de dépenser des millions en propagande pour convaincre des gens crédules et des publics captifs que vous n’envahissez pas votre voisin, car c’est vous qui combattez le fascisme ; d’être réellement souverain, ou de simplement faire semblant de l’être, comme le Bélarus ; de décider de son propre destin et de prendre en charge son pays, ou de fuir toute responsabilité envers son peuple, ses compatriotes et ses représentants. L’Ukraine n’est ni parfaite ni idéale, aucun pays ne l’est, mais elle est réelle. Ses succès et ses erreurs s’inscrivent dans sa quête d’une indépendance authentique, dans son refus de vivre dans un monde où rien n’est figé, où les faits sont négociables, où tout événement peut être réécrit, inversé ou catégoriquement nié.

Les États-Unis semblent avoir fait un choix différent. On peut espérer que l’acceptation du cessez-le-feu par l’Ukraine aidera à réajuster la conscience de l’administration américaine (conscience dans le sens de manière dont on interprète la réalité), car cela ne modifiera pas la nature fondamentale de cette guerre. Penser que cela le fera n’est pas la réalité, mais une interprétation choisie de la réalité.

La tactique du cessez-le-feu de l’Ukraine est conçue pour forcer un moment de lucidité.

Si la Russie refuse, l’illusion de la diplomatie s’effondre.

Si la Russie accepte, le véritable test commence : Washington reconnaîtra-t-il que Moscou viole inévitablement le cessez-le-feu ? Ou permettra-t-il, une fois de plus, à la Russie de dicter les termes de la réalité ?

Car en temps de guerre comme en histoire, la réalité n’est pas seulement ce qui se passe, c’est ce que ceux qui sont au pouvoir choisissent de voir.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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29.03.2025 à 11:27

Némésis, la confrérie militaire des Arméniens d’Ukraine

Antoine Laurent

Citoyens ukrainiens d’origine arménienne et volontaires venus de Russie ou d’Arménie, ils se battent pour la liberté.

<p>Cet article Némésis, la confrérie militaire des Arméniens d’Ukraine a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3846 mots)

Avant l’invasion russe de février 2022, l’Ukraine comptait l’une des plus vastes communautés arméniennes au monde. Nombre de ses membres ont pris le chemin de l’exil. D’autres ont fait le choix des armes et ont rejoint l’armée ukrainienne. Desk Russie est parti à la rencontre des plus déterminés de ces combattants, les membres de la confrérie Némésis.

« Envoyez nos salutations à ces ******* ! »
« Je tire !!! »

On se bouche les oreilles comme on peut. S’ensuit une explosion infernale. Un canon de gros calibre de la 5e Brigade d’assaut vient d’ouvrir le feu sur l’armée russe, quelque part dans l’Est de l’Ukraine. Le sergent-chef Blogueur (pseudonyme), en charge de l’opération, nous gratifie d’un clin d’œil et d’un léger sourire. La vidéo s’arrête là. Dans les mains de l’intéressé, que le métier d’artilleur a rendu plus épaisses encore que son passé de lutteur professionnel, le téléphone semble se demander à quel moment il finira par se faire broyer. Sur son écran comme sur le front, Blogueur, rencontré à Kramatorsk, est cependant capable de précision. C’est ce que nous rappelle son pseudonyme, qu’il doit davantage à sa passion pour TikTok qu’à ses compétences en informatique, comme il l’explique d’un air enjoué.

Double allégeance et partage de l’expérience militaire

Originaire de Louhansk, ville du Donbass conquise par les milices séparatistes pro-russes dès 2014, cet homme de 37 ans aux réponses précises, opticien à Kyïv avant la guerre, a quelques raisons d’en vouloir au maître du Kremlin. À celles que beaucoup d’Ukrainiens partagent s’en ajoutent d’autres. Blogueur, s’il dispose de la citoyenneté ukrainienne, se considère redevable à deux patries : l’Ukraine où il est né, et l’Arménie, d’où ses parents ont émigré dans les années 1970 pour trouver du travail. Avant de combattre en Ukraine, Blogueur a participé à la guerre du Haut-Karabagh, où il a affronté l’armée azerbaïdjanaise en 2020 ; une expédition dont il est rentré grièvement blessé.

Dès cette époque, il en est convaincu, pour l’Ukraine comme pour l’Arménie, la Russie constitue une menace existentielle : parce que « sans l’intervention de Staline » en 1923, le Haut-Karabagh « historiquement peuplé d’Arméniens » aurait été rattaché à l’Arménie ; parce que les troupes russes de maintien de la paix déployées au Haut-Karabagh en 2020 n’ont pas empêché la conquête de la région par Bakou quelques années plus tard ; et parce que le régime de Vladimir Poutine est responsable de la guerre qui endeuille l’Ukraine depuis 2014. Fort de ces convictions, Blogueur, comme l’ensemble des militaires interviewés ici, s’est engagé volontairement dans l’armée ukrainienne dès les premiers mois de l’invasion à grande échelle.

Deux années de guerre s’écoulent. Puis, au détour d’une conversation, Blogueur apprend l’existence d’une organisation répondant au nom de Némésis. Celle-ci n’est ouverte qu’aux combattants d’origine ou de citoyenneté arménienne engagés dans l’armée ukrainienne. Ses membres partagent la même analyse que lui du risque que représente la Russie. Il intègre l’organisation sans hésiter.

Interrogé sur la raison d’être de Némésis, l’artilleur, qui s’exprime en russe, répond prudemment : « Nous nous battons pour la liberté. Némésis a pour objectif d’unir les Arméniens qui servent dans les différentes brigades de l’armée. Certains sont dans l’artillerie, d’autres sont snipers… L’une des idées principales, c’est de partager notre expérience de cette guerre, d’échanger des conseils ; car le monde n’a jamais connu un tel conflit, qui fait appel à la technologie, aux drones… Mais je ne peux pas en dire beaucoup plus, car ces informations pourraient être utilisées par l’ennemi. »

Druide Nemesis Antoine LAURENT
Druide présentant le drapeau de Némésis reprenant les emblèmes de Tigran le Grand. Région d’Odessa. Photo de l’auteur.

Assistance mutuelle

Si l’on veut en savoir davantage, indique-t-il, c’est le fondateur du groupe, un énigmatique personnage répondant au pseudonyme de Druide, qu’il faudra rencontrer. Dix-neuf heures de train plus tard, dans un sous-sol de la région d’Odessa aménagé en entrepôt militaire, c’est chose faite. « En trois ans de guerre, précise Druide derrière sa barbe noire, nous sommes devenus plus qu’un simple forum de discussion militaire. Nous sommes une grande famille dont les membres ne se connaissent pas uniquement comme soldats mais également comme civils – on connaît la famille de nos camarades, leurs parents, leur épouse, leurs enfants… 

Aussi, poursuit cet homme réservé, père de trois filles et sculpteur de son état avant la guerre, l’entraide entre membres, qu’elle soit pratique ou financière, est-elle devenue l’une des caractéristiques fondamentales de Némésis. Dans un contexte où l’État ukrainien peine toujours à équiper correctement son armée, y compris en matériel individuel, une telle assistance s’avère précieuse.

Cette solidarité, ajoute-t-il, ne se limite pas aux seuls combattants. Si quelqu’un est blessé, d’une manière ou d’une autre, vous ferez connaissance avec sa famille, vous apprendrez à connaître ses besoins. En dehors des besoins financiers, quelqu’un peut simplement avoir besoin d’un bon médecin ; et l’un des autres membres, s’il en connaît un, peut le recommander. C’est comme ça que nous nous aidons les uns les autres, simplement en restant en contact et en étant attentifs à ceux qui ont besoin d’aide.

Dans les cas les plus extrêmes, précise Druide, aujourd’hui mitrailleur et spécialiste des opérations amphibies dans la région de Kherson, si l’un des combattants est tué, l’organisation demeure présente aux côtés de sa famille et s’applique à organiser des événements commémoratifs en l’honneur du défunt. Pour les parents des soldats tombés, ce soutien est très important », explique-t-il, une nuance de tristesse dans la voix.

Informelle et anti-impérialiste

En trois années d’existence, Némésis, fondée à l’automne 2022, s’est imposée comme une véritable confrérie militaire malgré son caractère informel. Répartis dans tout le pays, les centaines de combattants qui la composent n’ont jamais pu tous se réunir, en dehors de groupes de discussion en ligne. L’organisation, à ce jour, n’a pas non plus d’existence légale ; ce qui ne l’empêche pas de disposer de ses propres symboles.

L’écusson qu’arborent ses membres, tissé de fil blanc sur fond noir, se compose du symbole arménien de l’éternité, plaqué sur deux glaives entrecroisés. Le drapeau de Némésis, quant à lui, reprend les emblèmes de Tigran II, dit le Grand, souverain antique de l’Arménie que ses conquêtes et l’établissement d’un puissant royaume ont hissé parmi les principales figures du récit national arménien. « En dessous, ajoute Druide, nous avons apposé l’inscription “Némésis” », laquelle renvoie à une opération menée par la Fédération révolutionnaire arménienne dans les années 1920. Nommée en référence à la déesse grecque de la juste colère, elle consista en l’assassinat des principaux responsables du génocide des Arméniens, orchestré par l’Empire ottoman en 1915. « En fait, ajoute le fondateur, nous poursuivons la même cause que nos ancêtres : la lutte contre les empires. C’est une revanche sur l’impérialisme. »

Contre la « propagande russe » sur l’Arménie

Le narratif est construit avec méthode. Pour cause, se souvient Druide, contrer la « propagande » de Moscou, selon laquelle « l’Arménie serait un pays pro-russe », fait partie des motivations initiales qui l’ont poussé à fonder Némésis. « Nous combattions en silence, personne n’avait l’idée de crier que les Arméniens défendaient l’Ukraine. C’est l’ennemi qui a provoqué la création de notre part d’une organisation spécifiquement arménienne », commence-t-il par expliquer. « Cette propagande ennemie fonctionnait à plein régime, en Ukraine mais aussi en Arménie. Quand nous nous en sommes rendu compte, nous avons décidé qu’il était temps de nous rendre visibles. C’est comme ça que nous nous sommes unis. En nous unissant, nous devenons plus forts ; en générant cette force, nous évoluons vers le droit d’être libres », ajoute notre hôte avec conviction.

Parmi les éléments les plus visibles de cette propagande, indique-t-il, figure la création, côté russe, d’un groupe paramilitaire privé répondant au nom d’Arbat (une abréviation d’armianski batalion, « bataillon arménien » en russe). Fondé en septembre 2022, l’Arbat serait constitué de combattants d’origine ou de citoyenneté arménienne venus affronter l’armée ukrainienne en soutien à la Russie et faisant partie de la soi-disant Division sauvage – c’est en tout cas ce que l’on peut comprendre sur la chaîne Telegram de la brigade internationale russe Piatnachka.

Selon Cardinal (pseudonyme), un autre membre de Némésis rencontré à Kyïv, ainsi nommé parce qu’il porte le même nom que le célèbre prélat des Trois Mousquetaires, les membres du « pseudo-bataillon Arbat » seraient en réalité « mus par des motivations politiques » et, plus précisément, par la perspective d’obtenir des postes clefs en Arménie si le pays venait à passer sous domination russe.

D’après Cardinal, 37 ans, hier capitaine de police et aujourd’hui instructeur dans l’armée, ce scénario pourrait se produire en Arménie et dans d’autres États de l’ex-URSS en cas de victoire russe en Ukraine. « Mais cela n’arrivera pas », ajoute-t-il calmement. Le fondateur de l’Arbat, Armen Sarkissian, recherché depuis 2014 par les services ukrainiens, a été assassiné à Moscou en février. D’après France24, son unité, dont les membres seraient « souvent recrutés dans les prisons russes », pourrait avoir été impliquée dans la préparation d’un coup d’État en Arménie en 2024.

Cardinal cherche parfois ses mots. Son rêve, la guerre terminée, serait de « dormir beaucoup » ; car il ne peut aujourd’hui se reposer que quatre heures par nuit, loin de sa famille, réfugiée dans l’Ouest du pays. Pourtant, il y tient, l’interview se poursuit en anglais, langue qui lui permettait naguère d’échanger avec les délégations étrangères de passage en Ukraine. Lorsqu’on lui demande s’il joue un rôle particulier au sein de l’organisation, Cardinal répond par la négative : « Nous sommes tous égaux. Nous avons un mentor, Druide, le fondateur, mais il ne dirige pas comme un chef. »

Cette flexibilité contribue à expliquer la diversité des projets en gestation au sein de Némésis. Parmi ceux-ci, figure l’élaboration d’un « code éthique du combattant arménien en Ukraine » car, souligne Cardinal, « nos valeurs, ce n’est pas d’être des tueurs mais des défenseurs ». Lui qui a combattu dans une unité de reconnaissance habituée à opérer au plus près des troupes russes réfléchit de son côté à organiser des ventes aux enchères de matériel capturé sur le front, trophées de guerre dont raffolent certains donateurs, afin de soutenir les membres dans le besoin.

Duchesse Nemesis Antoine LAURENT
Duchesse, photographiée lors d’une interview filmée. Kyïv. Photo de l’auteur.

Projets pour paix fugace

Pour Druide comme pour Cardinal, Némésis n’est pas destinée à disparaître après la guerre. Aussi, les idées pour le temps de la paix prennent-elles déjà forme. Druide songe à développer des activités culturelles. Cardinal, quant à lui, voudrait « rédiger un manuel pour les gars [les militaires ukrainiens, NDLR qui se trouveront dans la même situation que nous, qui combattons une grande armée en petits groupes, qui avons l’habitude des pénuries de munitions, de l’infériorité technologique etc. ». « Je n’ai pas envie que cette expérience se perde après la guerre », poursuit-il froidement.

Par ailleurs, ajoute l’instructeur, Némésis pourrait organiser des camps d’entraînement pour les jeunes, où ces derniers pourraient être formés aux premiers secours en temps de guerre, assister à des concerts, ou encore pratiquer de l’exercice physique. « Nous pourrions leur raconter des histoires, expliquer que nous sommes des vétérans, que nous avons traversé telles ou telles épreuves et qu’il faut toujours être prêt à affronter ces épreuves, qu’elles soient psychologiques ou physiques », précise-t-il enfin.

Ce souci de transmettre son expérience militaire après la guerre préoccupe également Duchesse (pseudonyme), pilote de drones kamikazes aux trois masters, qui travaillait autrefois pour un fonds de pension et que nous rencontrons, elle aussi, à Kyïv. Désireuse de transmettre son expérience « à plus grande échelle », cette femme élégante de 37 ans réfléchit à ouvrir une école spécialisée dans le pilotage de drones au sein de Némésis. Comme elle l’indique, « même si la guerre venait à être gelée ou à s’arrêter, nous comprenons parfaitement qu’elle éclatera à nouveau. Nous devons nous y préparer au maximum. Je continue à le répéter : ce n’est pas avec des smartphones que nous devrions inciter les enfants à jouer depuis le berceau mais avec des télécommandes [de drones, NDLR]. »

Mère d’une adolescente fan du groupe de hard rock AC/DC réfugiée dans l’Ouest de l’Ukraine, Duchesse, qui s’exprime en russe, est née en Arménie et a grandi à Kramatorsk. Elle a vécu la prise de la ville par les milices pro-russes en 2014, puis sa libération par l’armée ukrainienne au cours de la même année. Depuis, Kramatorsk, régulièrement bombardée, est hantée par la proximité du front. Prudente, Duchesse préfère ne pas révéler trop d’informations, ni sur son expérience militaire, ni sur Némésis, qu’elle considère elle aussi comme une « grande famille » et où, assure-t-elle en riant, « les gars me traitent comme une reine ».

Alliés, la diplomatie en question

La perspective de parvenir à une paix durable avec la Russie, on l’aura compris, laisse sceptiques nos interlocuteurs. Aussi, les négociations ouvertes par Washington sont-elles accueillies avec circonspection, malgré les garanties de sécurité dont continuent à débattre les alliés de l’Ukraine, États-Unis et États membres de l’Union européenne (UE) en tête. Comme le rappelle Blogueur, l’incapacité du mémorandum de Budapest (1994) à prévenir le conflit, ou des accords de Minsk (2014-2015) à le résoudre, ont érodé la confiance dans la possibilité d’un règlement politique ou diplomatique de la question.

En outre, personne ici ne croit au désir de Vladimir Poutine de négocier de bonne foi avec Kyïv. C’est ainsi que, selon Cardinal, un cessez-le-feu s’accompagnera nécessairement d’élections en Ukraine ; que la Russie ne manquera pas d’essayer d’influencer en sa faveur. « Ce sont des professionnels de la question. Regardez ce qu’ils ont essayé de faire en Moldavie », rappelle-t-il, quelque peu dépité, en référence à l’ingérence dont a été accusé le Kremlin en amont du référendum sur une future adhésion du pays à l’UE et de ses élections présidentielles, à l’automne 2024.

La confiance dans l’allié américain, enfin, n’est pas toujours au rendez-vous. C’est ce qu’explique Vatchagan, 28 ans, influenceur spécialisé dans l’analyse de l’actualité politique et militaire ukrainienne et premier volontaire civil à avoir apporté son aide à Némésis. « Compte tenu de la complexité de la situation entre la Russie et l’Ukraine, Trump tentera de tirer profit des deux parties. C’est un homme d’affaires ; ça ne se passera pas autrement. Il est clair qu’il s’intéresse aux ressources minérales de l’Ukraine et, en même temps, il veut reprendre le commerce avec la Russie », analyse-t-il d’une voix grave. Contacté par Druide, Vatchagan, que nous rencontrons à Dnipro, a permis à Némésis de gagner en visibilité en Ukraine grâce aux pages qu’il anime sur plusieurs réseaux sociaux. Selon différentes estimations, l’armée ukrainienne compterait 15 à 25 000 combattants de citoyenneté ou d’origine arménienne dans ses rangs.

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29.03.2025 à 11:27

Plaidoyer pour une doctrine nucléaire paneuropéenne

Anton Shekhovtsov

Une force nucléaire européenne commune renforcerait la sécurité de l’Europe et garantirait son indépendance stratégique.

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Texte intégral (1684 mots)

Face à l’avenir incertain de l’OTAN, le politologue autrichien plaide pour l’élaboration d’une doctrine nucléaire européenne, qui pourrait aboutir à la création d’une force nucléaire européenne commune. Face aux pays nucléarisés, comme la Russie et la Chine, seule une telle force renforcera la sécurité de l’Europe et garantira son indépendance stratégique.

Peu après que l’Ukraine a lancé, en novembre dernier, des missiles ATACMS de fabrication américaine contre des cibles en Russie, le philosophe slovène Slavoj Žižek a vivement critiqué les voix américaines affirmant que les opérations défensives de l’Ukraine contre des cibles militaires russes risquaient de provoquer une nouvelle guerre mondiale.

Žižek a également condamné les menaces russes de riposte nucléaire contre l’Ukraine, affirmant que la Russie, ayant déclenché cette guerre, n’avait aucune justification pour une telle rhétorique.

Pour contrer ces menaces nucléaires russes, Žižek a proposé une nouvelle doctrine occidentale :
« Si un pays indépendant est attaqué par une superpuissance nucléaire avec des forces non nucléaires, ses alliés ont le droit – voire le devoir – de lui fournir des armes nucléaires afin qu’il puisse dissuader une attaque. »

Naturellement, la probabilité que l’Ukraine reçoive des armes nucléaires de la part des pays occidentaux – ou les acquière de manière indépendante – est pratiquement nulle à court et moyen terme. Cependant, compte tenu de la situation internationale et géopolitique actuelle, l’Europe doit revoir sa position sur la question nucléaire.

Le mémorandum de Budapest et son échec

En 1994, l’Ukraine a renoncé au troisième plus grand arsenal nucléaire du monde en échange de garanties de sécurité dans le cadre du mémorandum de Budapest. Cet accord, signé par la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni, réaffirmait l’engagement de ces trois États à respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières existantes de l’Ukraine.

La Russie a violé ses propres engagements en annexant la Crimée il y a onze ans, en mars 2014, ce qui constituait non seulement un conflit interétatique, mais aussi un acte d’agression d’un État nucléaire contre un ancien État nucléaire qui s’était volontairement dénucléarisé. Cette agression russe a sapé toute la logique du désarmement nucléaire.

Bien que la Russie ait été le principal violateur du mémorandum de Budapest, elle n’a pas été la seule à ne pas respecter ses engagements.

L’article 6 du mémorandum stipulait que les signataires « se consulteront dans le cas où une question se poserait au sujet des engagements énoncés ci-dessus ». Entre 2014 et 2022, l’Ukraine a tenté à quatre reprises d’initier de telles consultations, mais aucune n’a abouti.

La Russie a refusé de reconnaître ses actions comme une violation du mémorandum. Pendant ce temps, bien que les États-Unis sous Barack Obama et le Royaume-Uni sous David Cameron aient condamné l’agression russe, ils ont évité d’ancrer explicitement leur réponse dans le cadre du mémorandum de Budapest, éludant ainsi leurs garanties de sécurité envers l’Ukraine.

En outre, la Chine, qui en 1994 avait publié une déclaration séparée promettant des garanties de sécurité à l’Ukraine et qui, en 2013, s’était engagée à la protéger en cas de menace nucléaire, a ignoré les multiples menaces nucléaires russes, tout en fournissant à la Russie un soutien politique et économique dans sa guerre contre l’Ukraine.

Il est désormais évident que le mémorandum de Budapest est caduc, tout comme l’idée de non-prolifération nucléaire en Europe.

Avec l’intensification des tensions au sein de l’alliance transatlantique, la remise en question des engagements de l’OTAN et les bouleversements géopolitiques qui atteignent l’Europe depuis l’est, l’Union européenne doit élaborer une doctrine nucléaire paneuropéenne pour assurer la sécurité du continent de manière autonome.

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Sébastien Lecornu à bord du sous-marin nucléaire d’attaque Suffren, le jour de sa mise en service // Compte X de Sébastien Lecornu

Le paysage nucléaire actuel en Europe

Actuellement, seuls deux États européens possèdent l’arme nucléaire : le Royaume-Uni et la France.

Le Royaume-Uni maintient un contrôle opérationnel sur son arsenal nucléaire, mais dépend fortement des technologies américaines pour ses systèmes clés, notamment les missiles Trident, la conception des ogives et leur maintenance. Cette dépendance rendrait difficile le maintien d’une force de dissuasion nucléaire indépendante à long terme sans le soutien des États-Unis.

À l’inverse, la France, qui a historiquement refusé de dépendre d’autres puissances pour sa sécurité, garde un contrôle souverain total sur ses forces nucléaires. Cependant, contrairement au Royaume-Uni, la France ne participe pas au programme de partage nucléaire de l’OTAN, ce qui signifie que son arsenal est principalement conçu pour la dissuasion nationale et non pour la défense collective de l’Europe.

Face aux doutes croissants sur l’engagement des États-Unis en matière de sécurité européenne, le président français Emmanuel Macron a parfois laissé entendre que la force de dissuasion nucléaire française pourrait contribuer à une sécurité européenne plus large. Toutefois, plusieurs obstacles politiques et techniques se dressent devant cette idée.

D’une part, la France elle-même, qui a historiquement refusé de compter sur des puissances extérieures pour sa propre sécurité, ne devrait pas être le seul pays dont dépend l’Europe. D’autant plus que l’influence croissante des forces populistes d’extrême droite et d’extrême gauche en France crée une incertitude politique.

D’autre part, l’arsenal nucléaire français, estimé à environ 290 ogives, est suffisant pour une dissuasion nationale et éventuellement pour quelques partenaires européens, mais insuffisant pour garantir un bouclier nucléaire à l’ensemble du continent. À titre de comparaison, les États-Unis et la Russie possèdent chacun plus de 5 000 ogives nucléaires, y compris de nombreuses armes nucléaires tactiques, que la France ne possède pas.

Malgré ces limites, la France reste le seul État européen en mesure de combler certaines lacunes si la dissuasion nucléaire américaine venait à s’affaiblir. Mais surtout, elle pourrait servir de base à la création d’une force nucléaire européenne dans le cadre d’une doctrine nucléaire de l’UE.

Une force nucléaire européenne commune renforcerait la sécurité de l’Europe et garantirait son indépendance stratégique.

L’élaboration d’une doctrine nucléaire européenne n’est pas seulement une question de défense : c’est une nécessité pour que l’Europe reste un acteur clé dans la définition de la sécurité régionale et mondiale, dans un monde de plus en plus instable.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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29.03.2025 à 11:26

Le projet russe pour les États-Unis

Françoise Thom

Le but du Kremlin, ainsi que celui des oligarques de la High Tech, est de créer une situation irréversible aux États-Unis en les rendant ingouvernables.

<p>Cet article Le projet russe pour les États-Unis a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (10334 mots)

Les services russes travailleraient depuis plusieurs décennies à un projet de destruction de l’Amérique de l’intérieur. La politique du gouvernement Trump semble confirmer cette thèse : en quelques semaines, Trump, gouvernant par décrets, est parvenu à semer le chaos aux États-Unis et à se mettre à dos la terre entière, à commencer par ses plus fidèles alliés, tout en œuvrant pour les intérêts russes. Le but du Kremlin, ainsi que celui des oligarques de la High Tech, est de créer une situation irréversible aux États-Unis en les rendant ingouvernables.

« Aujourd’hui nous réussissons ce que nous avions tenté de faire sans succès depuis 500 ans ! Et nous changeons l’Occident ! »

Vladimir Jirinovski

« Aujourd’hui nous avons pris une revanche totale, effaçant notre revers de la fin de la guerre froide. »

Andreï Lougovoï

Dans un article paru le 11 février 2019, Vladislav Sourkov, l’un des architectes du système poutinien, faisait observer que le régime russe avait « un potentiel d’exportation considérable », car c’était le règne de la force qui dit son nom. La victoire du trumpisme semble lui donner raison. À Moscou, on n’a pas le triomphe modeste. Le principal gourou du régime russe, Alexandre Douguine, déclare sur CNN le 19 mars dernier : « Poutine et Trump coïncident dans leur point de vue selon lequel l’ordre mondial doit reposer sur les grandes puissances et non sur le mondialisme libéral. » En 2017, le même Douguine pavoisait plus ouvertement, affirmant dans une interview à CNN : « J’ai remarqué chez Donald Trump de nombreuses similarités avec ma pensée et j’aurais pu rédiger son discours inaugural […]. Le 8 novembre 2016 a été une victoire importante pour la Russie et pour Poutine en personne […]. Poutine a enseigné à Trump comment mettre en cause le statu quo, les idées reçues, les principes totalitaires du mondialisme. »

La mule du pape

C’est au début des années 1950 que Staline demande à ses services de mettre en œuvre une politique de destruction des États-Unis de l’intérieur. L’effondrement de l’URSS, loin de mettre fin à cette entreprise, va lui donner des contours plus précis. Car, au sein d’un petit groupe d’hommes liés au GRU et au KGB qui rêvent de vengeance, la victoire du camp occidental dans la guerre froide est attribuée à un complot ourdi à Washington. Il s’agit pour ces hommes d’infliger aux États-Unis le même sort que celui qu’a connu l’URSS sous Gorbatchev et sous Eltsine : priver le pays de ses alliés, le plonger dans le chaos, le désarmer unilatéralement, provoquer son morcellement.

Leur première tâche est de gagner les décideurs à leur cause. Pour cela, ils trouveront un vulgarisateur de talent, Alexandre Douguine. Celui-ci va mobiliser la géopolitique afin de démontrer que l’antagonisme entre la Russie et le monde anglo-saxon demeure, et que la Russie doit adapter sa politique à cette réalité. Dans La Grande Guerre des continents, publié en 1992, Douguine décrit la « conspiration géopolitique » ayant entraîné la disparition de l’Union soviétique et l’instauration de l’indépendance ukrainienne. En 1997, Douguine développe ses thèses dans son ouvrage programmatique, Les fondements de la géopolitique, qui sert de manuel à l’Académie de l’état-major russe. À l’en croire, au cœur de la géopolitique se trouve « l’affirmation d’un dualisme historique fondamental entre la Terre, la tellurocratie, l’Eurasie, le cœur de la Terre, avec sa civilisation idéocratique, d’une part, et la Mer, la thalassocratie, la puissance maritime, atlantique, le monde anglo-saxon, la civilisation marchande25… ». « L’Occident, représenté par l’Amérique, est l’adversaire géopolitique total de la Russie, le pôle d’une tendance diamétralement opposée à l’Eurasie. La guerre géopolitique de position avec l’Amérique a été et continue d’être l’essence de toute la géopolitique eurasienne, depuis le milieu du XXe siècle, lorsque le rôle des États-Unis est devenu évident26. » Les puissances terrestres se fondent sur le primat du politique sur l’économique, sur l’autoritarisme, le conservatisme, le collectivisme. Les puissances maritimes se caractérisent par le libéralisme et l’individualisme. Entre les deux, le conflit est inévitable.

Dès 1997, Douguine a élaboré les grandes lignes de la politique de subversion de l’adversaire américain qui seront systématiquement mises en œuvre par les services russes : « Il est particulièrement important de susciter un désordre géopolitique dans la vie intérieure américaine, en encourageant toutes sortes de séparatismes, divers conflits ethniques, sociaux et raciaux, en soutenant activement tous les mouvements dissidents, les groupes extrémistes, racistes et sectaires qui déstabilisent les processus politiques internes aux États-Unis. En même temps, on soutiendra les tendances isolationnistes de la politique américaine, les thèses de ces cercles (souvent républicains de droite) qui estiment que les États-Unis devraient se limiter à leurs problèmes internes. Ces tendances sont avantageuses au plus haut point pour la Russie, même si « l’isolationnisme » est mis en œuvre dans le cadre de la version originale de la doctrine Monroe, c’est-à-dire si les États-Unis limitent leur influence aux deux Amériques. Cela ne signifie pas que l’Eurasie doive en même temps refuser de déstabiliser le monde latino-américain, en cherchant à soustraire certaines régions au contrôle américain. Tous les niveaux de pression géopolitique sur les États-Unis doivent être activés simultanément27. » Les thèses de Douguine gagnent rapidement du terrain dans l’establishment russe, percolant jusque dans le discours du président Poutine, au point que Douguine constatera avec la modestie qui le caractérise : « Poutine ressemble de plus en plus à Douguine, ou du moins met en œuvre le programme que j’ai construit toute ma vie. » Comme son mentor, Poutine en vient à considérer que l’enjeu de la guerre contre l’Ukraine est « la victoire ou la défaite de la Russie dans la bataille contre l’ennemi existentiel (l’atlantisme, l’oligarchie financière globale, l’Occident). »

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Le peintre russe Nikas Safronov avec son portrait de Trump

Les objectifs russes immédiats après la seconde victoire de Trump

Pour l’observateur de la scène politique américaine depuis l’avènement de Trump, une chose saute aux yeux : le contraste entre le chaos que fait régner le lunatique président Trump et l’extrême cohérence des mesures prises pour mettre en œuvre un désarmement unilatéral des États-Unis face à la Russie et pour servir les intérêts russes. Dans ce domaine, l’administration Trump fait preuve d’un esprit de suite absent dans les autres sphères de ses initiatives. Ce contraste est à nos yeux le meilleur indice d’une prise en main par les hommes du Kremlin des aspects importants à leurs yeux de la politique américaine. Passons rapidement en revue les mesures qui intéressent directement Moscou. Tous les organismes chargés de la protection des États-Unis contre les ingérences étrangères ont été neutralisés. Trump a unilatéralement mis fin aux cyber-opérations contre la Russie, rendant les États-Unis vulnérables aux hackers russes. Les États-Unis ont voté avec la Russie aux Nations Unies la résolution sur l’Ukraine : démarche essentielle aux yeux du Kremlin car elle poignarde démonstrativement l’Alliance atlantique. Ils ont bloqué des déclarations condamnant la Russie au sein du G7. Trump a notamment torpillé une proposition du G7 recommandant de créer une force spéciale chargée de combattre la flotte fantôme russe, qui permet à Moscou d’exporter son pétrole en contournant les sanctions. L’administration américaine a tenu les Européens hors des négociations de paix avec Moscou, à la grande satisfaction du Kremlin. Aujourd’hui, elle concède que les Européens auront leur rôle à jouer : lever les sanctions conformément aux demandes de Poutine ! Trump fait pression sur l’Ukraine pour qu’elle se plie aux exigences russes : abandon des territoires occupés, statut de neutralité et absence de garanties – qui reviennent en fait à l’isolement de l’Ukraine au moment de la prochaine offensive russe. Trump a aidé Poutine à réaliser un objectif prioritaire pour lui, la reconquête de la région de Koursk, en privant les Ukrainiens des ressources du renseignement américain et en neutralisant les F-16 fournis à l’Ukraine par l’Europe. Trump est en train de démanteler la logistique militaire américaine en Pologne.

Il semble qu’il n’y ait littéralement rien que Donald Trump puisse refuser à son ami Poutine. À peine nomme-t-il le général Keith Kellogg comme son représentant pour l’Ukraine et la Russie que le président russe fait savoir qu’il n’en veut pas. Qu’à cela ne tienne, Kellogg sera chargé de l’Ukraine, et pour la Russie Trump choisira Steve Witkoff, un émissaire totalement ignorant de ce pays, capable d’avaler les bobards poutiniens les plus énormes, comme le prouve son entretien avec Tucker Carlson : bref, l’interlocuteur idéal pour le Kremlin. Les États-Unis se sont retirés du groupe d’enquête international sur la responsabilité des dirigeants russes dans les crimes de guerre commis en Ukraine.  Trump a ordonné de fermer la Radio Liberty. Le 19 mars, les services de renseignement américains ont mis fin à un effort coordonné avec les Européens pour contrer le sabotage, la désinformation et les cyberattaques émanant de Russie. Il y a mieux : l’administration Trump envisagerait de reconnaître unilatéralement l’annexion de la Crimée. Signalons aussi l’osmose entre la propagande du Kremlin et les propos tenus par Trump et ses proches : Zelensky n’a pas de légitimité, il est corrompu, il a détourné l’aide occidentale. Ainsi Trump s’associe à un objectif majeur de Poutine, faire tomber Zelensky, l’âme de la résistance ukrainienne, en exigeant des élections immédiates en Ukraine dont la tenue transparente est impossible en temps de guerre. Dans le discours trumpien comme dans celui du Kremlin, « paix » veut dire capitulation, tandis que les Ukrainiens qui résistent et les Européens qui les soutiennent deviennent des « fauteurs de guerre » : on se souvient qu’après le pacte germano-soviétique, à partir de septembre 1939, les Britanniques et les Français étaient traités de « fauteurs de guerre » par la propagande stalinienne à cause de leur soutien à la Pologne. On remarquera que les deux points soi-disant concédés par Poutine en matière de cessez-le-feu représentent les deux domaines où l’Ukraine porte des coups sensibles pour la Russie : la frappe des infrastructures énergétiques et la flotte russe de la mer Noire obligée de se planquer en Géorgie à cause des drones et des missiles ukrainiens. Le crescendo des exigences du Kremlin est littéralement sidérant : les Russes exigent maintenant comme condition au cessez-le-feu de pouvoir déployer des observateurs à Odessa pour s’assurer que les livraisons d’armes à l’Ukraine ont cessé – celles en provenance des États-Unis et celles d’Europe.

Mais ce n’est pas tout. L’administration Trump se lance dans le sauvetage économique in extremis de la Russie aux abois, détruisant plusieurs leviers dont disposaient les Occidentaux pour faire lâcher prise à Poutine. Les hedge funds américains s’apprêtent à investir dans les titres russes. Depuis décembre dernier, le rouble s’est renforcé de 40 %. Selon certaines informations, Poutine et Trump auraient engagé des discussions secrètes pour redémarrer le gazoduc Nord Stream 2. Le revirement de Trump à l’égard de ce projet auquel Poutine tient plus que tout, car il y voit le moyen de faire basculer l’Allemagne (et donc l’Europe) dans l’orbite russe, permet de mesurer l’évolution du président américain par rapport à son premier mandat, lorsqu’il s’opposait au gazoduc. Au total, la Russie aura, grâce à l’assistance financière et technologique américaine, les moyens de préparer à loisir sa guerre contre l’Europe, à moins que la reprise de la vassalisation par Gazprom ne soit suffisante pour installer au pouvoir dans toute l’Europe des oligarques soumis à Moscou.

Depuis des années, Poutine rêvait d’ébranler l’hégémonie du dollar, objectif aussi important à ses yeux que la destruction de l’OTAN. La marotte protectionniste de Trump, vivement encouragée au Kremlin sous le slogan de la « priorité aux intérêts nationaux », est le meilleur moyen d’y parvenir. « Ce que le Wall Street Journal a qualifié de “guerre commerciale la plus stupide de l’histoire” avec le Canada et le Mexique menace de faire exploser de vastes pans de l’économie, d’éliminer des milliers d’emplois et de mettre en péril la sécurité des États-Unis », écrit l’historien Ian Gardner qui s’interroge : « Pourquoi un président promettant un “âge d’or” inaugurerait-il son règne en commençant par déclencher une série d’incendies, sociaux et politiques, qui semblent saper tous les fondements de la puissance économique, diplomatique et culturelle des États-Unis ? » En outre, Trump a créé un fond de réserve en crypto-monnaie. L’idée est d’affaiblir les devises souveraines et de saper le système monétaire. Dans l’esprit des milliardaires de la Silicon Valley, les crypto-monnaies vont permettre d’abolir une prérogative régalienne essentielle de l’État.

Ajoutons que Trump a porté un coup sérieux aux exportations d’armes américaines, les États-Unis ayant démontré en Ukraine qu’ils ne sont pas un fournisseur fiable. Bref, à Moscou on se frotte les mains : en quelques semaines, Trump est parvenu à se mettre à dos la terre entière, à commencer par ses plus fidèles alliés.

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Affiche soviétique : « Les peuples du monde attendent »

La nature de l’emprise de Poutine sur Trump

Cet alignement spectaculaire de Washington sur Moscou pousse les observateurs à se demander si Trump est un agent du Kremlin ou s’il entre simplement dans la catégorie des « idiots utiles ». Une récente remarque de Trump jette quelque lumière sur les relations entre les deux hommes : « Laissez-moi vous dire, Poutine a traversé une sacrée épreuve avec moi. Il a subi une fausse chasse aux sorcières, où ils l’ont utilisé, lui et la Russie. Russie, Russie, Russie, vous avez déjà entendu parler de cet accord ? […] C’était un bobard démocrate. Il a dû subir ça. Et il l’a fait28. » Trump voit en Poutine un compagnon d’armes, un homme qui a les mêmes ennemis que lui (les libéraux, les « mondialistes »), et qui, comme lui, en a bavé à cause d’eux. Tout autant que Poutine, Trump est un prédateur. Il ne conçoit pas une transaction où les deux partenaires soient gagnants : dans un deal à la Trump, il y a toujours un dindon de la farce. Trump et Poutine sont convaincus que le monde entier conspire à plumer les États-Unis et la Russie. Pour eux, le contrôle d’un Lebensraum en expansion vaut mieux que la conquête de marchés. Trump pourrait souscrire à cette remarque d’Alexandre Prokhanov, le chantre de l’eurasisme : « Oubliez l’intangibilité des frontières. Pour tout empire, les frontières sont flottantes, on peut et on doit les déplacer. Plus on contrôle d’espace, moins on a de chances de se faire bouffer par d’autres29» Le président américain admire la manière dont Poutine est venu à bout de ses ennemis chez lui, et il est tout prêt à prendre conseil auprès de lui avec déférence. Comme Poutine, Trump est avant tout l’homme du ressentiment et de la vengeance. Rien ne solidifie mieux une alliance qu’une haine partagée. Poutine joue en maître sur le complotisme paranoïaque de Trump et sur sa soif maladive de revanche. Il l’a persuadé que le soutien à l’Ukraine était une politique de Biden, donc qu’il devait absolument s’en démarquer s’il ne voulait pas devoir se tourner vers des hommes qui avaient servi dans l’administration démocrate. Il l’a persuadé que transformer le FBI en police chargée de venir à bout des opposants ferait enrager les « libéraux ». Bref, il lui a fait croire que toutes les mesures pro-russes soufflées par lui étaient le meilleur moyen de faire la nique à ses adversaires de l’ancien establishment.

L’ensemble de décisions que nous avons mentionnées plus haut donne à penser que Trump est solidement encadré par des « conseillers » russes ou contrôlés par la Russie, un peu comme l’étaient en 1945-1946 les communistes dans les futures démocraties populaires, un Rakosi ou un Ulbricht par exemple. L’administration Trump ne fait preuve d’esprit de suite que dans ce qui est impulsé de Moscou dans l’intérêt de la Russie. La proximité quotidienne de Trump avec des hommes du Kremlin se révèle aussi dans sa rhétorique. À peine Poutine avait-il déclaré Zelensky « illégitime » que Trump entonnait le même refrain, en répercutant les bobards de la propagande russe sans comprendre qu’il trahissait sa proximité avec ses mentors russes. Trump trouve la frontière avec le Canada « artificielle » : exactement ce que Poutine disait de la frontière avec l’Ukraine. On voit même Trump reprendre à son compte les invectives russes. Ainsi, outré par des critiques formulées par le Wall Street Journal à l’égard de sa politique, il traite cette publication de « mondialiste » : l’insulte suprême dans la bouche de Vladimir Poutine. Cette contamination par la propagande russe est aussi évidente au sein du parti républicain. Ainsi le sénateur Mike Johnson affirme que les manifestants anti-Trump sont payés par Soros : exactement un coupé-collé de ce que les média russes ne cessaient de répéter à propos de l’opposition au régime de Poutine.

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Caricature soviétique anti-américaine

Le chaos tous azimuts

Si dans la paralysie de l’opposition et la décérébration des Américains grâce à la propagande, on trouve un calque des méthodes poutiniennes, le but du Kremlin n’est évidemment pas de créer un État fort outre-Atlantique. Pour reprendre l’expression de l’historien Ian Garner, Trump est un « démolisseur qui n’a pas le sens de l’orientation », qui scie les branches sur lesquelles il est assis. En dehors des objectifs très précis poursuivis par Moscou mentionnés plus haut, qui visent, d’une part à neutraliser le système immunitaire de l’État américain et, de l’autre, à mettre les ressources américaines au service des ambitions de puissance russe, le but du Kremlin est de créer une situation irréversible aux États-Unis en les rendant ingouvernables. Les Russes ont favorisé l’élection de Trump non parce qu’il était perçu comme un homme fort avec lequel on pourrait s’entendre, mais parce qu’ils ont deviné en lui une boule de démolition qui causerait aux États-Unis des dégâts irréparables.

Depuis le début du blitzkrieg lancé par Trump contre l’establishment américain et contre les alliés traditionnels de l’Amérique, on s’est accroché à des explications rationnelles de son comportement : Trump s’attaque aux pays de l’OTAN pour qu’ils payent plus pour leur défense ; Trump flirte avec la Russie pour la détourner de l’alliance avec la Chine, la priorité de son administration étant l’affrontement sino-américain. En réalité, comme l’a récemment montré David Frum, éditorialiste pour The Atlantic, ces rationalisations ne résistent pas à l’examen : ainsi les trumpistes soutiennent l’AfD en Allemagne alors que ce parti est hostile à l’augmentation des dépenses militaires ; et en Asie, tous comprennent que le lâchage de l’Ukraine préfigure celui de Taïwan. La politique de Trump n’est pas isolationniste, elle est prédatrice et nullement hostile au « regime change », comme l’a montré le discours de Vance à Munich. Même remarque pour l’économie. Nombre d’observateurs américains ont l’impression que Trump la saborde à dessein. Mais, là aussi, on invente des rationalisations. Ainsi Saikat Chakrabarti, un démocrate progressiste, accuse Trump d’avoir « fabriqué une récession » exprès pour enrichir ses favoris : « Cela paraît logique quand on sait que son objectif est de créer une économie semblable à celle de la Russie, dirigée par une poignée d’oligarques qui lui sont fidèles. […] Créer un tel État est difficile dans une économie vaste, dynamique et puissante, où trop d’acteurs peuvent s’opposer à lui. Il accélère donc la concentration de l’argent et du pouvoir entre les mains de ses fidèles, tandis qu’il écrase le reste. » La vérité est que, hors les domaines qui l’intéressent directement, le Kremlin est favorable à un chaos maximum en Amérique et on peut penser qu’il laisse la roue libre aux impulsions dévastatrices de son protégé. En outre, avec son flair infaillible pour la destruction, il s’est découvert des auxiliaires fanatiques au sein des milliardaires de la Silicon Valley. C’est grâce à eux que le parti républicain s’est transformé en parti russe, basculement qui est apparu en plein jour en juillet 2024, lors de la convention nationale du parti républicain qui marque le triomphe de la ligne isolationniste. David Sacks, un oligarque de la tech, y accuse le président Biden d’être responsable de l’invasion russe en Ukraine : « Il a provoqué – oui, provoqué – les Russes à envahir l’Ukraine en évoquant l’élargissement de l’OTAN. Par la suite, il a rejeté toute possibilité de paix en Ukraine, y compris un accord mettant fin à la guerre deux mois seulement après son déclenchement », tandis que Marjorie Tailor Greene, la fougueuse partisane de Poutine, se déchaînait contre les « mondialistes ». Douguine se vantait le 4 janvier 2025 : « J’ai beaucoup de bons amis aux États-Unis. » Et de se féliciter de « la bro-révolution et du virage à droite ».

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Leonid Rakov. L’impérialisme, c’est l’agression. Affiche soviétique de 1966 // Domaine public

Les alliés du Kremlin : le projet idéologique de Silicon Valley

L’entreprise de démolition de l’État américain pilotée par le Kremlin ne peut évidemment pas s’afficher sous son vrai visage, le kidnapping d’un État par une puissance hostile. Le camouflage est assuré par les idéologues de la Silicon Valley, dont l’objectif est le même que celui de Moscou, détruire l’État américain. Voyons en quoi les dogmes colportés par les Tech bros, comme on les appelle, convergent avec le projet du Kremlin pour l’Amérique, tout en le masquant.

Commençons par leur gourou, le sulfureux Curtis Yarvin, l’auteur d’un plan appelé RAGE (Retire All Government Employees). Cet ex-entrepreneur de la tech est l’un des penseurs les plus influents de cette extrême droite technophile acquise à Trump. Yarvin est le fondateur d’un courant anti-égalitaire qu’on a appelé « néoréaction », apparu sur Internet à la fin des années 2000, qui marie une vision du monde antimoderne et antidémocratique classique à un ralliement au capitalisme technologique vu comme un moyen de gouverner les hommes. En 2008, le jeune Yarvin proposait de résoudre de manière rationnelle le problème des « improductifs » : « Les convertir en biodiesel, ce qui peut aider à alimenter les transports en commun. » « Mais, ajoute-t-il, le problème avec la solution biodiesel, c’est que personne ne voudrait vivre dans une ville dont les transports publics seraient alimentés, même en partie, par les restes distillés de ses anciennes classes populaires. Cependant, cela nous permet d’aborder le problème que nous cherchons à résoudre. En un mot, notre objectif est une alternative humaine au génocide. » Yarvin se fait fort d’avoir trouvé la réponse : elle consiste à « virtualiser » ces gens en les emprisonnant dans un « isolement cellulaire permanent » où, pour éviter de les rendre fous, ils seraient connectés à une « interface de réalité virtuelle immersive » afin qu’ils puissent « vivre une vie riche et épanouissante dans un monde complètement imaginaire ». En 2012, Yarvin écrivait : « Si les Américains veulent changer leur gouvernement, ils vont devoir surmonter leur phobie des dictateurs. » Son idéologie, baptisée « Lumières obscures », prône la fin de la démocratie : « Je ne crois pas au droit de vote » ou encore : « La démocratie est faible et dépassée. » Dans la vision du monde de Yarvin, ce ne sont pas les élections qui permettent au régime démocratique de fonctionner, mais les illusions projetées par un ensemble d’institutions, dont la presse et les universités, de mèche avec la bureaucratie fédérale, dans une nébuleuse qu’il appelle la Cathédrale. Cette Cathédrale invisible est toute puissante car elle est située partout et nulle part, tissée de notre mode de vie, de nos façons de communiquer et de penser. « À toutes fins pratiques révolutionnaires », écrivait Yarvin en mai 2020, « l’État profond est aussi décentralisé que le Bitcoin et aussi invulnérable – aux bulletins de vote comme aux balles. »

En revanche, Yarvin admire la manière dont l’État chinois use de la violence. Il trouve que la politique de surveillance totale « zéro Covid » de la Chine face à la pandémie implique « moins de restrictions liées au Covid que celles imposées aux citoyens de l’État rouge [républicain] le plus rouge des États-Unis ». Pour Yarvin, même si le libertarisme a raison sur la meilleure façon d’organiser la société, son point faible est qu’il ne prend pas au sérieux le pouvoir. Un État tout-puissant est nécessaire, un Léviathan souverain, capable d’imposer l’ordre par la force avec une autorité si absolue qu’il peut alors disparaître de la vie quotidienne. L’État « devrait être géré comme une entreprise avec à sa tête un PDG ayant les mêmes pouvoirs qu’un monarque absolu », c’est-à-dire quelqu’un qui n’a à répondre ni devant son peuple ni devant la loi. Les États doivent être dissous et remplacés par des territoires plus réduits, des sortes de phalanstères high tech, voire d’îles flottantes, en concurrence entre eux et gouvernés par les milliardaires de la tech : on pense aux fiefs exotiques gouvernés par les méchants que l’on voit dans les films de James Bond. On aura donc des États-réseaux (network state) ou des États patchwork. Curtis Yarvin écrit : « L’idée fondamentale de Patchwork est que, à mesure que les gouvernements défaillants que nous avons hérités de l’histoire sont démantelés, ils doivent être remplacés par une toile d’araignée mondiale de dizaines, voire de centaines, de milliers de mini-pays souverains et indépendants, chacun gouverné par sa propre société par actions, sans tenir compte de l’opinion de ses habitants. »

Les millionnaires de la Tech pensent qu’ils seront aux manettes dans un monde géré par l’IA. Musk ambitionne de contrôler le système financier global grâce à X. Au fur et à mesure qu’elle se rapproche du pouvoir, la secte des milliardaires de Silicon Valley tient un discours de plus en plus millénariste. Les Tech bros sont convaincus que les États vont s’effondrer, que nous marchons vers l’apocalypse. C’est notamment le cas de Peter Thiel, un proche de Curtis Yarvin. Pour lui, les démocraties sont obsolètes. « Je ne crois plus que liberté et démocratie soient compatibles », écrivait Thiel en 2009. « La grande tâche des libertariens  est de trouver une issue à la politique sous toutes ses formes – des catastrophes totalitaires et fondamentalistes au demos irréfléchi qui guide la soi-disant “social-démocratie” ». Il rêve de refaire la nature, contestant « l’idéologie de l’inévitabilité de la mort de chaque individu ». Lui se propose de vivre jusqu’à 120 ans. Obsédé par l’apocalypse (il a écrit un essai sur le sujet), Peter Thiel s’est fait construire en Nouvelle-Zélande un bunker pour s’y réfugier à la fin des temps (il y a passé la pandémie du Covid). Comme Douguine, Thiel semble croire à une conspiration planétaire que l’avènement de Trump va dévoiler. C’est ce qu’il affirme début janvier, dans une tribune publiée par le Financial Times, en saluant « le retour de Trump à la Maison-Blanche » qui « augure l’apocalypse des secrets de l’ancien régime. L’apocalypse est le moyen le plus pacifique de résoudre la guerre menée par l’ancien régime contre Internet – une guerre qu’Internet a gagnée… » Et d’entonner le couplet sur « les organisations médiatiques, bureaucraties, universités et ONG financées par l’État qui délimitaient traditionnellement la conversation publique »

Quoique nombre de ces milliardaires idéologues aient des lectures, leurs écrits révèlent des personnalités d’adolescents attardés, inconscients des conséquences de leurs actes et de leurs propos, peut-être parce qu’ils ont l’habitude d’évoluer dans un univers virtuel de science-fiction ou de jeux vidéos où tout est réversible. Ces as de l’informatique ont un cerveau reptilien, étranger à l’éthique et à l’empathie, indifférent à la vérité, allergique à la loi. Leur passion dominante semble être la transgression. Ils ressemblent à nos soixante-huitards admirateurs de la révolution culturelle maoïste. Pour eux, le dernier chic est d’afficher une posture iconoclaste, d’épater le bourgeois, surtout s’ils ne savent rien de ce dont ils parlent. Ainsi Musk a doctement expliqué que « Staline, Mao et Hitler n’ont pas assassiné des millions de personnes. Ce sont leurs employés du secteur public qui l’ont fait » : bref, encore un coup de l’État profond !

Tout cela rend ce milieu fort réceptif aux leçons des propagandistes russes, riches de leur expérience unique en matière de manipulation des foules. À commencer par la mouvance alt-right, qui rassemble néonazis, nationalistes et monarchistes, dont Richard Spencer est le fondateur. Son ex-femme russe, Nina Kouprianova, traductrice de Douguine, lui a assuré une liaison directe avec l’entourage de Vladimir Poutine. Douguine et Vladislav Sourkov, l’architecte du régime poutinien, passent pour avoir exercé une forte influence sur le mouvement alt-right. Plutôt que de simplement diffuser des mensonges, le but de la propagande est, pour Sourkov, de détruire entièrement la capacité à traiter l’information. Steve Bannon, le concepteur de la propagande MAGA, en a pris de la graine : « Il ne s’agit pas de persuasion : il s’agit de désorientation. » « L’obscurité a du bon… Ça ne fait que nous aider quand les gens se trompent. Quand ils ne voient ni qui nous sommes ni ce que nous faisons. » La cible principale n’est pas l’opposition, explique encore Bannon. « Les démocrates n’ont pas d’importance », déclare-t-il à l’écrivain Michael Lewis en 2021. « La véritable opposition, ce sont les médias. Et la façon de s’en occuper, c’est d’inonder la zone de merde. »

 Le documentariste britannique Adam Curtis a ainsi défini l’action de Sourkov : « Son objectif est de saper les perceptions que les gens se font du monde, afin qu’ils ne sachent jamais ce qui se passe vraiment. Sourkov a transformé la politique russe en une déroutante pièce de théâtre, en changement perpétuel. Il a financé des groupes de tous genres, de skinheads néo-nazis à des groupes de défense des droits de l’Homme progressistes. Il a même soutenu des partis opposés au président Poutine. Mais l’élément clé était que Sourkov faisait ensuite savoir que c’était lui qui était derrière ces groupes, de sorte que personne ne soit jamais sûr de ce qui était vrai et de ce qui était bidonné. Comme l’a décrit un journaliste : “C’est une stratégie du pouvoir qui entretient toute opposition dans la confusion permanente”. Un tel changement perpétuel et incessant est inarrêtable parce qu’il est indéfinissable. » Parlant de la guerre contre l’Ukraine, Sourkov faisait remarquer que « l’objectif sous-jacent n’est pas de gagner la guerre, mais d’utiliser le conflit pour créer un état permanent de perception déstabilisée, afin de manipuler et de contrôler. » Comparons avec la description que donne Ian Gardner de l’Amérique trumpienne : « La confusion n’est pas un dysfonctionnement ou un effet indésirable : c’est le moteur même et l’objectif du spectacle trumpiste qui génère sans cesse de l’attention. » Gardner diagnostique aussi le dangereux engrenage de la surenchère qui se met en place dans les régimes où sévit le culte de la personnalité et où les masses ne sont associées au pouvoir que pour la destruction : « Plus le gouvernement va loin, plus la foule est exigeante. Dans une dynamique exponentielle, le pouvoir spectaculaire ne peut conduire qu’à des actes destructeurs plus grands, plus audacieux, plus scandaleux. » « La politique de Trump passe par une esthétique de destruction totale, car seule la participation à la destruction et au démantèlement semble ouvrir aux désenchantés une option politique : le semblant d’une possibilité d’agir. » C’est cette logique qui en Russie a amené la guerre contre l’Ukraine. Le dictateur, sentant son illégitimité, se croit obligé d’accumuler en continu des succès nouveaux, de peur de perdre son emprise sur les masses.

L’osmose entre les idéologues de Silicon Valley et certains idéologues du régime poutinien apparaît dans un article futuriste de Vladislav Sourkov, paru le 11 octobre 2021, intitulé « La démocratie déserte et les autres merveilles politiques de 2021 ». Sourkov affirme que la représentation parlementaire n’a désormais plus lieu d’être puisque les vœux de la population peuvent être communiqués en un instant par Internet. Bref, la représentation politique doit être jetée aux oubliettes et remplacée par des algorithmes. Seuls resteront aux commandes les informaticiens et les siloviki qui dirigeront en coulisse les géants de l’intelligence artificielle. « La numérisation et la robotisation du système politique aboutiront à la création d’un État high tech et d’une démocratie sans hommes […] dans lesquels la hiérarchie des machines et des algorithmes poursuivra des objectifs échappant à la compréhension des gens qui les servent. »

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Vladimir Jirinovski, invité dans l’émission de Vladimir Soloviev, montre une image le représentant sous les traits de Donald Trump. 2016 // Rossiya 1, capture d’écran

La prochaine étape pour le Kremlin : rendre le basculement américain irréversible

Comment voit-on la situation américaine au Kremlin ? À la différence des Américains qui ne comprennent rien à la Russie et ne s’y intéressent pas, les Russes se sont donné une expertise sérieuse sur les États-Unis. Ils connaissent la mentalité et la politique américaines en profondeur. Pour eux, la phase Trump est une première étape, mais la victoire n’est pas encore définitive. « Donald Trump est comme notre Jirinovski », opine Margarita Simonian. Cette comparaison en dit long. Rappelons que le parti de Jirinovski a d’abord été lancé par le KGB après l’abolition du monopole du parti communiste sur le pouvoir en 1990 pour discréditer la démocratie à la fois aux yeux des Russes et des Occidentaux. Jirinovski endosse le personnage d’un fou du roi qui peut se permettre de dire n’importe quoi impunément et dont les propos ne tirent pas à conséquence. Dans son programme électoral du printemps 1991, il promet de nourrir la Russie en 72 heures : « J’enverrai une troupe dans l’ex-RDA, 1,5 million d’hommes, j’agiterai la menace nucléaire et tout nous sera fourni…  Nous expédierons les grévistes en taule, les racketteurs à l’étranger pour qu’ils y défendent les intérêts nationaux russes, nous ferons venir de l’étranger des ouvriers qui travailleront pour nous gentiment à 100 roubles par mois. » Il se fait fort de procurer un homme à toutes les femmes de Russie, de distribuer de la vodka gratuite à tous. Avec le temps, la fonction de Jirinovski va s’élargir. Son rôle va être à la fois de faire tomber les tabous et de construire une réalité alternative dans laquelle le bon peuple russe sera enfermé comme dans une bulle. Jirinovski va acclimater en Russie le culte de la violence, faire la réclame de l’expansionnisme militaire, du racket planétaire, de la dictature. Après avoir puissamment accéléré la dégradation morale des Russes en jouant sur leurs pires instincts, il a pavé la voie à la construction d’un nouveau système politique rendu possible par cette mutation des hommes ramenés au cerveau reptilien. Avec l’arrivée de Poutine au pouvoir, le bouffon a cédé la vedette au tueur en série.

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Vladimir Jirinovski en 2016. Photo : Vladimir Gousseïnov, Komsomolskaïa Pravda

De nombreuses allusions dans les médias russes laissent entendre que la phase Trump est en quelque sorte le stade initial de la révolution américaine. Trump joue le même rôle que Jirinovski : il fait tomber les tabous, rend les Américains accros à la transgression, tout cela sous la forme d’un spectacle médiatique ou clownesque qui empêche la réaction morale et l’interprétation rationnelle. Au Kremlin, on se réjouit de la déroute des élites libérales. Le premier réflexe est d’engranger le maximum pendant cette période faste. Mais on se préoccupe aussi de gagner la seconde manche. Douguine, jamais à court de complots, met en garde : la révolution trumpienne est trop belle pour être vraie. Une partie de l’État profond était sûrement dans le coup : Trump « n’aurait pas pu opérer des changements aussi radicaux et n’aurait même pas pu se faire élire et survivre jusqu’à l’investiture s’il n’avait pas reçu le soutien exceptionnel de forces très influentes au niveau de ce même État profond. » Ce deuxième État profond est constitué selon Douguine par les milliardaires de la Silicon Valley, dont il se méfie, ses sympathies allant aux conservateurs populistes à la Steve Bannon. On comprend ses réticences : entre l’État-patchwork et l’empire, il y a un abîme. La ligne à suivre pour le Kremlin coule de source. La Russie doit encourager les ambitions impériales de Trump, le pousser à l’annexion du Canada et du Groenland. « Du coup, quel besoin aura Trump de l’Europe ? Qu’elle crève, il s’en fiche », explique Soloviov qui estime qu’on doit se hâter : « Trump nous a donné quatre ans pour nous préparer à la grande guerre européenne qui est inévitable. » Mais pour que cet effort fructifie pleinement, pour que la Russie puisse installer à nouveau ses bases en Europe de l’Est, revenir à Berlin, il faut que « Vance ou quelqu’un comme lui succède à Trump en 2028 ». Douguine voit aussi d’un fort bon œil les velléités de conquête exprimées par Trump, mais pour une raison plus importante encore : il veut que les États-Unis se transforment de puissance thalassocratique en puissance continentale, car seule cette mutation empêchera le retour des élites libérales au pouvoir et garantira la pérennité du tournant conservateur de l’Amérique.

Quelle place le Kremlin réserve-t-il à cette Amérique reformatée ? Le condominium russo-américain que la propagande poutinienne fait miroiter aux idiots utiles du MAGA n’est qu’un leurre. Quand Adalbi Chkhagochev, un député de la Douma, propose d’offrir à Trump  « la possibilité de diriger la construction d’un monde multipolaire », il est sévèrement repris par le présentateur Evgueni Popov : « Non ! Nous ne le laisserons plus rien diriger. » Un analyste de la politique étrangère russe à Moscou a confié récemment à Thomas Friedman, l’éditorialiste du New York Times : « Trump ne comprend pas que Poutine le manipule simplement pour atteindre son objectif principal : saper la position internationale des États-Unis, détruire leur réseau d’alliances de sécurité – surtout en Europe – et déstabiliser les États-Unis de l’intérieur, rendant ainsi le monde plus sûr pour Poutine et Xi. »

Les États-Unis ne seront jamais considérés comme des alliés par les Russes. La soif d’humiliation de l’Amérique chez ces derniers est loin d’être étanchée, comme le montrent les entretiens de Poutine avec Witkoff, qui ont, entre autres, pour but d’exposer au monde entier la prodigieuse sottise des dirigeants américains. Le sort réservé par le Kremlin à l’Amérique ressemble à celui d’une araignée piquée par le pompile, un insecte qui se reproduit en pondant ses œufs dans une araignée qu’il a paralysée au préalable en lui injectant un venin. Les larves se nourrissent de la proie vivante. Ainsi la Russie compte s’alimenter aux sucs extraits d’une Amérique immobilisée, y pomper les investissements et les transferts de technologie, en tirer les ressources humaines qui lui donneront les moyens de réaliser son projet d’hégémonie mondiale.

<p>Cet article Le projet russe pour les États-Unis a été publié par desk russie.</p>

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