12.10.2025 à 20:59
Arthur Kenigsberg
À l’heure de tous les dangers, l’auteur plaide pour changer la vision que les Européens de l’Ouest ont de leurs voisins orientaux.
<p>Cet article L’Europe de l’Est n’existe pas a été publié par desk russie.</p>
Tel est le titre de l’essai d’Arthur Kenigsberg (Éditions Eyrolles, 2025) dont nous publions l’introduction. À l’heure de tous les dangers, l’auteur plaide pour changer la vision que les Européens de l’Ouest ont de leurs voisins orientaux. Comprendre ces pays est nécessaire pour renforcer l’unité européenne et faire face aux chocs géopolitiques, militaires et technologiques qui s’annoncent. Notre avenir, affirme Kenigsberg, se joue entre la mer Baltique et la mer Noire.
De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique,
Winston Churchill, 5 mars 1946
un rideau de fer s’est abattu à travers le continent.
Péninsule de Crimée, palais de Livadia, février 1945
Dans la majestueuse résidence d’été des tsars de Russie, au bord de la mer Noire, Joseph Staline, Franklin Roosevelt et Winston Churchill épiloguent sur la future architecture du continent européen et des territoires « libérés » du nazisme. Un mythe tenace enrobe les conclusions de cette Conférence de Yalta : les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) y auraient décidé et dessiné soigneusement les traits du nouveau partage de l’Europe. Alors que l’Allemagne nazie désormais envahie était sur le point de plier, le dictateur de l’URSS aurait obtenu du président américain et du Premier ministre britannique le contrôle des pays d’Europe centrale et orientale « libérés » par l’Armée rouge.
En réalité, les principes adoptés au palais de Livadia s’inscrivent dans une série de rencontres commencées dès 1943 à Téhéran et à Moscou dans lesquelles la Grande-Bretagne et les États-Unis insistaient sur la construction d’un nouvel ordre international où les puissances ne chercheraient plus à étendre leurs sphères d’influence. La question des frontières de la Pologne et la tenue d’élections libres dans les territoires débarrassés du joug nazi constituaient deux solides points de divergences entre ces trois puissances alliées face à Hitler.
Londres étant devenue depuis 1940 la capitale des gouvernements en exil de Tchécoslovaquie et de Pologne, l’administration britannique était lucide sur la nature et les ambitions du régime soviétique. Churchill n’ignorait pas les vues impérialistes soviétiques sur la majorité des pays d’Europe centrale et orientale qui avaient arraché ou tenté d’arracher8 leur indépendance sur les décombres des empires allemands, russes et austro-hongrois tombés après 1918. La préoccupation principale invoquée par le régime stalinien était la nécessité pour l’URSS de se « prémunir des invasions venues de l’Ouest » et de ne pas avoir un « cordon sanitaire » qui la séparerait de l’Allemagne. Son contrôle des pays d’Europe centrale et orientale était donc une priorité stratégique.
L’administration américaine n’était pas plus candide face aux ambitions soviétiques. Averell Harriman, ambassadeur des États-Unis à Moscou, écrit en 1944 : « Lorsqu’au titre de sa sécurité, un pays commence à étendre à la force du poignet son influence au-delà de ses frontières, on ne voit pas où cette influence peut s’arrêter. Si l’on admet que l’Union soviétique a le droit de s’introduire au nom de sa sécurité chez ses voisins immédiats, il devient logique à un moment donné qu’elle s’introduise chez les voisins de ces voisins9. » En dépit de cet avertissement, Washington accédera aux revendications sécuritaires du Kremlin et montrera que Roosevelt n’avait pas les mêmes priorités stratégiques et politiques que Londres ou les gouvernements européens en exil.
Roosevelt, obnubilé par l’objectif d’apaiser les Soviétiques afin de les rallier à la nouvelle Organisation des Nations unies et à la guerre contre le Japon, accepte par utopisme, cynisme ou désintérêt les fausses promesses de Staline sur l’Europe centrale, orientale et balkanique. Le dirigeant de l’URSS accepte d’organiser des élections libres dans chaque pays libéré par l’Armée rouge : la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Alors que Tallinn, Riga, Vilnius, Minsk, Kyïv, Chișinău et Tbilissi sont déjà avalées par l’empire soviétique, Varsovie, Prague, Budapest, Bucarest et Sofia seront finalement dirigées, sans élections libres, par des régimes communistes à la botte du Kremlin. Staline a trahi ses engagements, ces pays vivront près de cinquante ans derrière le rideau de fer10.
Quatre-vingts ans après, nous pouvons constater que ce n’est pas à Yalta que le lourd partage de l’Europe en deux blocs fut décidé. L’occupation des pays d’Europe centrale et orientale, écrasés par le ciment totalitaire de la nouvelle « Europe de l’Est », fut imposée par le chef suprême de l’Armée rouge. L’histoire frappa Yalta d’une légende noire et jugea avec sévérité la naïveté ou la faiblesse, parfois les deux, de Churchill et de Roosevelt face à Staline. L’Europe centrale et orientale a été perdue par manque d’anticipation et de profondeur stratégique face à la vision des relations internationales de l’URSS : « Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable. » Ce sont la force et les rapports de force qui régissent ces négociations, pas les engagements ou le droit international.
L’Europe de l’Est est la création artificielle de Staline, extorquée par son pouvoir de duperie et couverte par les bruits des bottes de l’armée soviétique. Ni la géographie, ni l’Histoire, ni la culture, ni la langue, ni la religion et encore moins la volonté politique ne prédisposaient toutes ces nations à vivre dans le même bloc et sous la même chape de plomb. L’Europe de l’Est fut la négation de leurs aspirations à l’autodétermination et à l’indépendance.
Alors que la victoire contre le nazisme est synonyme de libération pour la France et les Français, pour l’Europe centrale et orientale « la libération, c’est la terreur11 » : déportations de masse, assassinats, viols, emprisonnements, pillages… Les espoirs de liberté, de démocratie et de respect des droits humains s’envolent. La désolation économique, la répression politique, les tentatives d’effacement culturel, les déformations de l’architecture urbaine et des paysages marquent cette séparation violente avec l’Occident jusqu’à la chute du mur du Berlin.
Cette colonisation russo-soviétique craque sous le poids des résistances nationales au communisme en 1989 et s’effondre définitivement en 1991. Durant ces deux années, la Pologne, la Tchécoslovaquie12, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, le Bélarus, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie déclarent leur indépendance. Ces pays naissent ou ressuscitent. L’Europe de l’Est disparaît, mais ne quitte pourtant pas les esprits.
En plus de cinquante ans de guerre froide, cette appellation s’est profondément enkystée dans notre imaginaire et notre carte mentale jusqu’à les figer. Comme si le rideau de fer n’avait pas été brisé, comme si ces pays n’avaient pas entamé leur « retour à l’Europe », comme s’ils étaient toujours ligotés au glacis communiste, cette notion d’ « Europe de l’Est » continue d’être le prisme de lecture privilégié en France. Coincées entre le regard romantique d’une gauche anticapitaliste sur les régimes communistes et le regard admirateur d’une droite conservatrice pour la « Russie éternelle », l’Europe centrale et orientale restent un impensé français. Ces pays ont été bien trop longtemps regardés et pensés à l’ombre de l’Union soviétique puis de la Fédération de Russie.
Faute de la considérer également comme l’ « arrière-cour » historique et géographique naturelle de l’Allemagne, la France a longtemps considéré qu’elle n’avait pas d’intérêt à conceptualiser son regard, sa présence et son influence dans cette région « entre mer Baltique et mer Noire ». Elle n’est pas parvenue à prendre les tournants de la fin de l’URSS en 1991 puis des élargissements européens de 2004 et 2007 pour saisir les opportunités de rapprochement qui se présentaient. Cette incompréhension, souvent mutuelle, et le désintérêt, souvent à sens unique, entre la France et les pays d’Europe centrale et orientale ne pouvaient faire naître que frustrations et ressentiments, aggravant les fractures « Est-Ouest ».
Ces appellations d’ « Europe de l’Est » ou de « pays de l’Est » nuisent à la compréhension des dynamiques, des particularités et de la diversité des pays d’Europe centrale et orientale. Ils ne constituent pas un bloc. La Lituanie ne peut pas être assimilée à la Lettonie, la Slovaquie ne peut pas être pensée comme la Hongrie et l’Ukraine ne peut pas être regardée comme la Moldavie. Ces désignations, datées d’une époque révolue, négligent les progrès et changements réalisés par ces pays depuis l’effondrement de l’URSS et leur volonté d’appartenir pleinement à la communauté européenne ainsi qu’à « l’Occident ».
La progression et la croissance économique de certains pays d’Europe centrale et orientale depuis leur « grande conversion13 » à l’économie libérale sont impressionnantes. De la Pologne qui enregistre en moyenne une augmentation de son produit intérieur brut (PIB) de près de 4 % par an depuis son adhésion à l’Union européenne à l’Estonie devenue un leader européen du digital et de l’e-gouvernement ; de la Roumanie qui a un écosystème de start-up très dynamique à l’Ukraine qui exporte un grand nombre de services de technologies de l’information, les changements opérés dans ces pays depuis 1991 sont importants. Pourtant, dans notre imaginaire, ils sont toujours englués dans un retard conséquent et une économie arriérée. Ces défaillances de compréhension investissent malheureusement le terrain politico-diplomatique et fragilisent l’unité européenne.
Depuis 1989, au moins quatre épisodes politiques ont structuré l’image de la France dans la région : la proposition de François Mitterrand de créer une Confédération européenne réunissant tous les pays européens et l’URSS, les propos de Jacques Chirac invitant les pays d’Europe centrale à « se taire », le veto de Nicolas Sarkozy sur l’adhésion de l’Ukraine à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) après la guerre de Vladimir Poutine en Géorgie et le rapprochement franco-russe lancé par Emmanuel Macron trois ans après l’annexion de la Crimée puis d’une partie du Donbass. Ces exemples sont régulièrement cités et rappelés dans ces chancelleries européennes pour souligner le manque de fiabilité, de considération et de compréhension des élites politiques françaises pour leurs enjeux stratégiques. Ces pays se sentent incompris, la France ne se sent pas écoutée.
Fin 2019, partant de ce constat, j’ai décidé avec Romain Le Quiniou14, un ami rencontré à Varsovie, de fonder Euro Créative, un think tank15 pour rapprocher la France des pays d’Europe centrale et orientale. Nous sillonnions la région ensemble depuis des mois pour nous rendre dans les différents forums politiques, économiques ou de défense et nous étions effarés par le manque de présence et d’influence française dans ces pays. Convaincus que la France devait rester un pays moteur du projet européen, nous ne pouvions concevoir d’observer presque quotidiennement l’absence de notre pays dans ces grands rendez-vous politiques et intellectuels et de le voir incapable de défendre ses positions en Europe. Au moment où la France tentait de convaincre ses partenaires sur son idée essentielle d’ « autonomie stratégique européenne », elle ne s’expliquait pas. Questionnée sur ses doutes quant à l’avenir de l’OTAN, elle ne répondait pas. Régulièrement mise en cause sur ses relations jugées ambiguës avec la Russie, elle ne rassurait pas. L’excellent travail de certaines ambassades et instituts français ne pouvait pallier le manque d’investissement et de présence politique dans la région. Avec Euro Créative, nous voulions créer de nouveaux leviers d’actions et de réflexion.
« La jeunesse possède, comme certains animaux, un instinct qui l’avertit des changements météorologiques », écrivait Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Dès 2019, nous avions l’intuition qu’une agression directe de la Russie sur le sol européen était à considérer d’urgence. Notre analyse était simple : une large partie de l’élite politique, diplomatique, militaire et intellectuelle française sous-estimait largement cette hypothèse par manque de compréhension des subtilités géopolitiques de cette région, par manque d’écoute d’Européens qui ont vécu les multiples invasions russes et par manque de considération pour des « petites nations » qu’elle pensait paranoïaques dans leurs perceptions des ambitions du Kremlin.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine déclenchée par la Fédération de Russie le matin du 24 février 2022 a finalement bouleversé les certitudes et le regard de la France sur l’Europe centrale et orientale, devenue rapidement une région stratégique majeure. Elle a « changé de lunettes », comme rappellent les diplomates, et a certainement cessé de la considérer comme une région périphérique entre l’Allemagne et la Russie. Désormais consciente des volontés expansionnistes russes, la France accroît sa présence politique et militaire sur le « flanc est de l’Europe » (en Estonie, en Roumanie et en Pologne). L’imprévisibilité de l’administration Trump II tétanise un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale qui avaient fait des États-Unis leur principal protecteur et les pousse à rejoindre les positions françaises de renforcement « du pilier européen de l’OTAN » ou de la « souveraineté stratégique européenne ». La France, affaiblie durant des années par la réputation d’une position anti-américaine primaire, a une nouvelle opportunité de se rapprocher de ces pays, à condition d’opérer un aggiornamento idéologique. Ce livre s’attelle à l’importance de changer l’imaginaire, l’approche et le narratif français sur cette région.
À l’heure où l’Europe risque de devenir une simple « périphérie » dans le chaos du monde, le renforcement de l’unité européenne est une nécessité. Cette exigence de compréhension et d’intégration des enjeux historiques, politiques et stratégiques de nos partenaires d’Europe centrale et orientale est fondamentale pour trouver le chemin de l’ « Europe puissance ». Être « unis dans la diversité16 », c’est se faire une certaine idée de l’Europe.
<p>Cet article L’Europe de l’Est n’existe pas a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Pascal Avot
Lecture de : Nicolas Werth, Un État contre son peuple. De Lénine à Poutine. Les Belles Lettres, 2025.
<p>Cet article Ce livre est une scène de crime de masse a été publié par desk russie.</p>
Lecture de : Nicolas Werth, Un État contre son peuple. De Lénine à Poutine. Les Belles Lettres, 2025, 520 p.
L’auteur de cette recension nous offre une précieuse réflexion sur la soviétologie, qui, depuis des décennies, tente de percer le « mystère russe ». Avec la parution de la somme de Nicolas Werth, estime l’auteur, le mystère du XXe et du XXIe siècle russe est définitivement percé : dès sa fondation, l’État bolchévique était une effroyable machine pour broyer son propre peuple. Quant à Poutine, il fait ressusciter le passé soviétique, tout en utilisant les mêmes méthodes que ses prédécesseurs, de Lénine à Andropov.
Pourquoi est-il si difficile de comprendre la Russie ? Cinq raisons expliquent que l’on s’égare sur la Russie du XXe siècle, au point de la prendre pour ce qu’elle n’est pas ou, pire encore, de refuser de voir ce qu’elle est. La première est le mensonge. La Russie tsariste mentait, la Russie soviétique ment tout le temps. Enfermée dans sa possession idéologique (qui mute au fil du temps, mais persiste dans son intensité), elle n’a plus de point de contact avec la réalité, sauf pour la déformer ou la détruire – jusqu’au concept classique de « vérité », qu’elle considère comme une fiction ennemie. Par conséquent, le langage qu’elle produit est invariablement délirant : il oblige l’observateur à pratiquer un décodage constant, à démêler en chaque paragraphe officiel les fils de l’erreur, tâche épuisante pour qui n’a pas pris l’habitude, à force de patience, de parler couramment la lingua sovietica.
La deuxième raison est la censure. Le régime soviétique est obsédé par le secret. Comme son intelligence est structurée de manière paranoïaque – le pouvoir central est environné d’ennemis mortels, les alliés sont des traîtres, les innocents n’existent pas, l’infiltration est partout –, toute information est dangereuse. Même ses plus petits faits et gestes font l’objet de dissimulation. Le meilleur moyen de fuir la vérité est de l’interdire. Ce qui fera de la Russie moderne une surdouée de l’espionnage et de la désinformation. La difficulté de la lingua sovietica est donc redoublée par une complexité préméditée, stratégique, et exige une deuxième couche de décodage.
Une troisième couche de difficulté s’impose à nous avec la forme même du discours soviétique, sa matière fondamentale : la langue de bois. À son sujet, Françoise Thom a produit le seul classique du genre, d’une importance considérable. La Langue de bois, paru en 1986, démonte les mécanismes du sabir communiste russe – qui devient, par extension impérialiste, le vocabulaire et la grammaire de nations et de partis sur toute la terre. Cette langue est laide, glaciale, inhumaine et formidablement ennuyeuse. Elle dégoûte le lecteur. Nul n’a jamais pris de plaisir à lire en entier un discours de Léonid Brejnev. Pourtant, ce fatras de formules creuses est piégé : en détecter les chausse-trappes peut nous apprendre quelque chose sur l’émetteur. Écouter parler le système soviétique, tendre l’oreille à ses inflexions, repérer l’évolution de ses formules, est un défi pour qui veut pister la pensée du Kremlin.
Et puis, il y a la souffrance. Car le peuple russe souffre énormément, beaucoup trop, et fait énormément souffrir, beaucoup trop, ses victimes. Visiter le XXe siècle russe expose le regard à des massacres sans nombre, des tortures, les destins saccagés de générations entières, des cultures broyées, toute bonté niée, tout espoir annulé : une incroyable litanie de tragédies qui font vaciller l’âme. Oui, c’est incroyable, et certains refuseront d’y croire. Et qui pourrait leur en vouloir ? Qui a envie de se souvenir que, dans les camps de concentration des îles Solovki, l’été, on attachait les bagnards nus à des poteaux en plein air pendant des journées entières pour que des milliers de moustiques les dévorent ? Qui a envie d’imaginer leurs corps et leurs visages boursouflés et ensanglantés, et leurs hurlements de détresse sous la lune ? Personne. Pourtant, il le faut, sans quoi l’on passe à côté de l’essentiel, qui est l’agonie du peuple russe des décennies durant. Étudier la Russie du siècle dernier, c’est s’infliger l’épouvante. Sans quoi l’on ne prendra pas toute la mesure des enlèvements d’enfants et autres horreurs perpétrés en Ukraine aujourd’hui.
Pour finir, dernière couche d’opacité, la plus superficielle, mais pas la moins décourageante : le grotesque. Car l’Union Soviétique n’est pas seulement mystérieuse et horrible : elle est également ridicule jusqu’au risible, pitoyable jusqu’au clownesque. Comment réagir, lorsqu’on apprend que Staline fait réveiller ses ministres en pleine nuit, les convoque séance tenante et les force à banqueter, à boire comme des trous, et à danser des slows devant lui pendant qu’il se moque d’eux et leur jette de la nourriture ? Qu’est-ce que c’est que ce système politique ? Quel rapport avec le communisme ? Eh bien, c’est le communisme, justement : le vrai, dirigé par le plus communiste des hommes, Staline, parfaite incarnation du marxisme-léninisme. L’accepter demande une forme de modestie, car nos catégories de pensée sont sévèrement bousculées.
On comprendra donc sans peine qu’Alain Besançon raconte avoir été pris de migraines et de nausées à la lecture assidue des œuvres complètes de Lénine. Il n’était pas homme à se plaindre sans raison. Simplement, il avait plongé si profondément dans le mystère russe que son esprit – pourtant des plus solides – et son corps – pourtant sain – étaient pris d’assaut, intimement déréglés par le mélange de hideur, de niaiserie, de détresse et de casse-têtes qui forment l’univers soviétique. Pour nous guider sur cet Everest de non-sens et nous épargner une chute dans ses crevasses, nous avons besoin de cerveaux d’élite. Besançon, Thom, Courtois, Malia, Wolton, comptent parmi les rares à pouvoir nous prendre en cordée et nous emmener sur les zones de l’histoire russe où l’oxygène se fait rare et le vertige paralysant. La France peut s’enorgueillir d’être un très grand pays de soviétologie. Et puis, il y a Nicolas Werth.
Comme tous les noms que nous venons de citer, il est historien de profession. Comme eux, il a attelé sa vie entière au sujet soviétique. Le titre de son dernier livre, Un État contre son peuple, résume impeccablement son propos. Il s’agit bien, en effet, d’une monstruosité idéologique et administrative infligeant au peuple qu’elle tient en captivité – et à tant d’autres ! – un insoutenable supplice. Un État contre son peuple est l’histoire d’une souffrance aussi vaste que son territoire, aussi interminable que la période s’étendant de 1917 à nos jours, et de l’insatiable brutalité qui a conçu, organisé et fabriqué cette souffrance. Ce livre est une scène de crime de masse. Les corps se comptent en dizaines de millions, pour la plupart des innocents sans défense, hommes femmes, enfants, de toutes classes et de toutes ethnies. Les armes sont les balles de tous calibres, le fouet, l’incendie, l’ensevelissement vivant, les bombardements, les gaz, le froid, la faim – la liste est aussi longue que les manières de mourir atrocement des mains d’un autre. Et, c’est à noter pour saisir l’importance de l’œuvre, le coupable, identifié, court toujours – nous y reviendrons. Mais Un État contre son peuple n’est pas un pamphlet. Il ne lâche jamais la rampe de la scientificité, il ne s’emporte jamais. Tout juste un point d’exclamation surgit-il de temps à autre, très rarement, pour signaler que la coupe du malheur est trop pleine, et que l’auteur appelle son lecteur à s’indigner un instant avant de reprendre son chemin vers le pire. Ce n’est pas même un réquisitoire, car le dossier de l’instruction parle de lui-même. C’est une description, dressée avec le plus grand calme, sans animosité inutile, ni esprit de vengeance. Et cette patience dans la description des faits amoncelés, ce refus de nous secouer plus que nécessaire, cette confiance dans l’éloquence du réel, fait la grandeur du livre. Il y a une distance chez Werth, et elle contient une délicatesse qui nous protège un peu.
L’ouverture des archives du Kremlin depuis une trentaine d’années nous a permis de découvrir sur l’URSS une part non négligeable de ce qu’elles avaient hermétiquement gardé scellé jusque-là. Sur l’étendue de ses crimes en particulier, et sur leurs modes opératoires, leurs rythmes, ainsi que sur les pensées des assassins et de leurs complices. Un État contre son peuple se situe à la pointe de la recherche. Après l’époque du grand silence, où les soviétologues devaient déduire par eux-mêmes ce qui se passait derrière la grande muraille du faux, et après la première ère des révélations documentaires – qui donna lieu au décisif Livre Noir du Communisme, dont Un État contre son peuple est une prolongation concentrée sur la sphère russe –, vient le moment où l’on en sait tellement que le puzzle est presque complet. À quelques détails près, l’incompréhensibilité soviétique est définitivement vaincue. Les 500 pages d’Un État contre son peuple sont la conséquence de cet éclaircissement généralisé.
Le livre de Nicolas Werth commence avec la révolution d’Octobre et finit de nos jours. Pas de détours, pas de pauses : le train du chaos et de la douleur file tout droit du départ à l’arrivée. Werth dicte au lecteur un tempo d’une régularité ne laissant aucune place à la distraction, ce qui fait de la traversée une expérience compacte et cohérente. C’est net et mat. Il n’y a pas de climax, car chaque année est un climax (et la période de la NEP, que nos lycées nous avaient présentée comme un adoucissement, n’est finalement qu’une hécatombe de plus). Mais nous attirerons spécialement l’attention sur les chapitres 5 à 8, qui courent de la révolte paysanne de Tambov aux grandes famines des années 1930. Dans ces quatre chapitres, Werth nous fait voir l’épouvantable bras-de-fer entre un Staline d’une férocité insensée et des populations qui tentent confusément et héroïquement de lui résister, et le payent très cher. On découvre à quel point la collectivisation fut une guerre civile et rien d’autre, entre un tyran idéologique absolu et des dizaines de millions de pauvres gens stupéfaits qu’on les traite de manière aussi cruelle. Ils se rebellent de mille manières, par la dissimulation, par la passivité, par la violence désordonnée ou organisée. Il est regrettable que la science historique ne présente que rarement ces refus, ces émeutes et ces batailles, chrétiennes ou athées, de gauche, de droite, apolitiques, comme un bloc malgré leurs différences. Car une Résistance majuscule au totalitarisme économique a bien eu lieu, elle a duré plus de dix ans, et elle mériterait les honneurs de notre mémoire. Bien entendu, elle a été vaincue, à chaque fois. On voudrait pleurer, mais on n’en a pas le temps. Werth nous fait passer au cachot suivant et nous pencher sur d’autres fosses, où supplient en vain d’autres innocents. Tant qu’il ne sera pas trouvé un beau matin par ses gardes, expirant dans une flaque d’urine en sa datcha de Kountsevo, Staline s’acharnera.
Il est logique et nécessaire, en 2025, de trouver condamnable le peuple russe, quand on constate sa passivité face à la morgue de Poutine et le peu d’égards qu’il a pour son voisin ukrainien. Mais une des utilités du livre de Nicolas Werth est de nous indiquer d’où vient cette morgue, et de nous rappeler pourquoi le régime poutinien tient tant à effacer la vérité du passé soviétique. Pour empêcher les Russes de voir à quel point ils deviennent monstrueux, il faut leur faire oublier de quelle monstruosité ils ont été la proie. Et c’est justement à cet oubli que les Ukrainiens se refusent. Il y a, dans la guerre en cours, un enjeu que l’on pourrait qualifier de métaphysique, et qui excède la survie biologique et culturelle du peuple ukrainien. Cet enjeu, c’est le conflit entre deux vingtièmes siècles. Celui des tchékistes, abject et tronqué. Et celui des victimes, russes autant qu’ukrainiennes ou kazakhes. En quelque sorte, le passé de la Russie, celui qu’énumère Werth, ne se situe pas du côté russe de la ligne de front. Il lutte aux côtés des Ukrainiens. De l’autre côté de cette ligne, il n’y a qu’un roman national aberrant, qui ne sait rien faire d’autre que de tuer vraiment.
Je veux évoquer brièvement une anecdote personnelle. En 1989, j’ai découvert l’univers soviétique avec Le Moment Gorbatchev, de Françoise Thom. Ébranlé par le caractère inédit de sa thèse, alors que la presse mondiale baignait en pleine gorbimania, je voulus en rencontrer l’auteur. Tandis que je lui disais ma décision de consacrer le plus possible de mon temps à comprendre l’URSS, elle me tint ce discours, je m’en souviens presque mot pour mot : « Faites attention, méfiez-vous. La Russie est un sujet bien plus sinistre que vous ne l’imaginez. Elle vous fascine, mais elle peut rendre votre existence extrêmement sombre et triste. » Je n’ai pas écouté son conseil. En lisant Nicolas Werth trente-quatre ans plus tard, j’ai repensé à l’avertissement de Françoise Thom.
Pourtant, comme tout bon livre sur la Russie depuis un siècle, Un État contre son peuple vous fait relever la tête : il donne envie de combattre l’influence du Kremlin sur le monde. Il est apte à déflorer à temps de jeunes intelligences encore en formation, trop naïves pour résister aux sérénades de Poutine, et il renouvelle l’effroi dans le cœur usé des plus aguerris et des plus désabusés. Le communisme s’est évanoui, mais le bolchévisme, le tchékisme, la machine à tromper, à enfermer et à tuer, est toujours en marche : elle ne peut pas s’arrêter. Elle viole, elle lance ses essaims de drones sur Kyïv, elle emporte des milliers d’enfants ukrainiens vers des destinations plus infernales encore que la guerre, où ils deviendront, dans le pire des cas, les valets serviles du néant qui les aura décérébrés – et elle tente de rendre nos médias aussi visqueux que les siens. Sa bataille incessante et hybride contre les peuples est loin d’être achevée. L’Ukraine est la citadelle qui barre sa route vers nous. 1917 est un jour sans fin.
Le travail historique continue, mais le plus dur, qui consistait à arracher son masque au Kremlin, est fait, malgré tous les effets de Vladimir Poutine pour empêcher ce travail en écrasant l’association Memorial qui comptabilise et nomme inlassablement les martyrs anonymes du soviétisme, et en imposant aux écoliers russes une version officielle où Staline est un fier patriote et le Holodomor un entrefilet. Mais, lorsque le masque tombe, que voyons-nous, justement ? La Russie de Poutine. Celle-là même qui s’embourbe dans les tranchées ukrainiennes. Celle qui intimide l’Europe et arnaque les États-Unis. Celle qui serre fermement la main aux potentats de Pékin, de Pyongyang, de Téhéran, tout en adressant un sourire de reptile aux chrétiens et aux juifs. Un État contre son peuple nous dit qu’au-delà de la Russie éternelle de Dostoïevski et des bulbes dorés, on trouve une autre Russie éternelle, du Holodomor, du Goulag et de la Loubianka. Cette Russie–là, les russolâtres, les Philippe de Villiers et autres Dominique de Villepin prétendent que c’est un fantasme d’atlantistes. Les soviétologues savent que c’est du savoir. Karl Popper écrit : « Je considère nos théories scientifiques comme des inventions humaines, des filets conçus par nous pour attraper le monde. » Un État contre son peuple attrape la Russie. Au fond de ce filet remue un squale : Vladimir Poutine.
Pour terminer, une citation tirée du livre de Werth qui en dit long sur le régime soviétique. « Camarades ! Le soulèvement koulak dans vos districts doit être écrasé sans pitié. Les intérêts de la révolution toute entière l’exigent, car partout la “lutte finale” avec les koulaks est désormais engagée. Il faut faire un exemple. 1) Pendre (et je dis pendre de façon que les gens le voient) pas moins de 100 koulaks, richards, buveurs de sang connus. 2) Publier leurs noms. 3) S’emparer de tout leur grain. 4) Identifier les otages comme nous l’avons indiqué dans notre télégramme hier. Faites cela de façon qu’à des centaines de lieues à la ronde les gens voient, tremblent, sachent et se disent : ils tuent et continueront à tuer les koulaks assoiffés de sang. Télégraphiez que vous avez bien reçu ces instructions. Vôtre, Lénine. P.-S. Trouvez des gens plus durs. » (p.70)
<p>Cet article Ce livre est une scène de crime de masse a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Uilleam Blacker
Si nous voulons sérieusement mettre en place un plan global pour aider l'Ukraine à survivre, nous devons y intégrer le soutien culturel.
<p>Cet article Pourquoi la culture ukrainienne est l’affaire de tous face à l’impérialisme russe a été publié par desk russie.</p>
Pour comprendre comment renforcer la sécurité de l’Ukraine, nous devons examiner les stratégies utilisées pour la compromettre. Uilleam Blacker montre que la culture est un élément crucial de l’agression russe et que le soutien culturel à l’Ukraine peut être un outil efficace dans le cadre d’une politique de sécurité plus large.
Dans ses actions comme dans ses discours, la Russie a démontré que la culture ukrainienne était clairement dans sa ligne de mire. Elle a attaqué les infrastructures culturelles ukrainiennes, bombardant des bibliothèques, des théâtres, des imprimeries, etc. Elle a également assassiné des centaines d’écrivains, d’artistes et d’autres personnalités culturelles. Au-delà de la violence physique, la Russie interdit la langue ukrainienne dans les écoles des zones occupées et rééduque des milliers d’enfants kidnappés afin qu’ils méprisent leur langue, leur histoire et leur identité. Les personnes vivant sous occupation sont soumises à un contrôle visant à détecter tout sentiment pro-ukrainien, ce qui peut conduire à des arrestations, des tortures et des meurtres. Cet effacement de l’identité et de la culture s’accompagne d’un vaste programme de réinstallation de Russes sur des terres volées à l’Ukraine. Tout cela équivaut à un nettoyage ethnique.
Les politiques du Kremlin sont la conséquence logique de la vision de la Russie qui sous-tend la décision d’entrer en guerre. Les propres mots de Poutine fournissent toutes les preuves dont nous avons besoin : ses discours et ses écrits sont imprégnés du chauvinisme russe séculaire qui nie non seulement l’autonomie, mais aussi l’existence même de l’Ukraine. Sous le règne médiéval de Volodymyr le Grand, l’Ukraine était le berceau du christianisme orthodoxe dans le monde slave oriental. Lorsque la Russie moderne a cherché à affirmer une influence impériale « divinement ordonnée » au-delà de ses frontières, elle a également cherché à s’approprier l’histoire du christianisme en Ukraine, tant sur le plan discursif que par la conquête territoriale. Dans le même temps, l’Ukraine revêt également une importance stratégique pour le puzzle impérial russe. En conquérant l’Ukraine au XVIIIe siècle, la Russie a éliminé son principal rival régional, la Pologne, et étendu son pouvoir jusqu’à la mer Noire, s’imposant ainsi sur la scène européenne comme une puissance impériale. Une Ukraine autonome constitue donc une menace pour les fondements des mythes historiques russes. Ce n’est pas un hasard si Poutine aime tant répéter que les Ukrainiens et les Russes ne forment qu’un seul peuple, s’il a érigé un monument à Volodymyr près des murs du Kremlin et s’il fait référence à Catherine II, la conquérante de la Pologne, dans ses discours.
L’Ukraine a cependant toujours été une cible coloniale difficile. Du XVIe au XVIIIe siècle, elle a non seulement connu des périodes d’autonomie politique relative grâce aux Cosaques, mais elle a également connu une vie culturelle, intellectuelle et religieuse florissante. Une Ukraine menant une existence si distincte et éprise de liberté, avec des liens étroits avec l’Europe via la Pologne, a toujours menacé de faire voler en éclats le projet impérial naissant de la Russie.
Pour lutter contre cette menace, la Russie a mis au point une astuce ingénieuse : elle a traité l’Ukraine non pas comme une terre étrangère conquise, mais, grâce à une gymnastique mentale historique sur ses revendications concernant l’histoire médiévale de l’Ukraine, comme une partie légitime et naturelle de son patrimoine culturel, religieux et, par conséquent, territorial. L’histoire et la culture distinctes de l’Ukraine ont été systématiquement effacées ou dénigrées par les hommes d’État, les historiens et les écrivains russes, qui les ont réduites à de simples variations folkloriques d’une culture russe plus grande. Les dirigeants russes successifs, des tsars aux commissaires, ont consacré des ressources considérables à discréditer, emprisonner ou assassiner ceux qui suggéraient le contraire. De l’interdiction des livres religieux ukrainiens par Pierre Ier au massacre des poètes par Staline, la politique russe a été remarquablement cohérente.
Il y a bien sûr une contradiction au cœur de tout cela. Si la culture ukrainienne n’était qu’une simple note folklorique de la grande culture russe et l’identité ukrainienne qu’une étrange nuance de russité, pourquoi faudrait-il déployer des efforts aussi acharnés pour la contenir ? Si, comme l’écrivait en 1863 le ministre de l’Intérieur tsariste Piotr Valouïev, « il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il ne peut y avoir de langue petite-russe [c’est-à-dire ukrainienne] distincte », alors pourquoi aurait-il besoin de promulguer un décret secret l’interdisant ? Mais telle est la logique de la Russie, qui est prête à verser le sang pour maintenir l’illusion de la non-existence de l’Ukraine.
Poutine n’est que le dernier représentant d’une longue tradition de déni de l’Ukraine, dans laquelle la culture occupe une place centrale. Pour Poutine, si l’Ukraine a sa propre culture, son histoire et son identité, elle est mieux armée pour maintenir son statut d’État et affirmer son influence géopolitique. Si, en revanche, les Ukrainiens peuvent être convaincus qu’ils sont destinés, par la logique historique et l’affinité culturelle, à faire partie du « monde russe », qu’ils n’ont pas le droit de défendre des valeurs (telles que la démocratie, les droits de l’homme, la liberté) qui s’opposent à celles de la Russie, alors ils seront plus faciles à gouverner. C’est la logique qui prévaut dans les camps de rééducation russes pour enfants et l’assassinat d’écrivains ukrainiens à coups de balles et de missiles. Chaque mouvement de la frontière de facto de la Russie vers l’ouest alimente les ambitions de Poutine de restaurer la grandeur impériale russe.
La promotion de la culture ukrainienne aujourd’hui n’est donc pas un luxe. Chaque livre ukrainien vendu, chaque film diffusé au cinéma, chaque chanson diffusée à la radio est une brique dans le mur défensif contre l’expansionnisme russe. La culture ukrainienne aide les Ukrainiens à conserver le sentiment d’un objectif commun ; elle les aide à assimiler leur passé, à comprendre leur présent et à planifier leur avenir ; elle leur fournit des modèles de résistance et des voies de consolation dans les moments difficiles. Elle repousse l’influence culturelle russe, qui alimente chez les Ukrainiens des stéréotypes néfastes d’infériorité et d’impuissance.
Mais la culture ukrainienne n’est pas seulement importante pour les Ukrainiens. Elle peut également contribuer à renforcer la solidarité entre les publics du monde entier. Pour le meilleur ou pour le pire, lorsque quelqu’un que nous connaissons souffre, nous éprouvons plus de sympathie à son égard qu’à l’égard d’un parfait inconnu. Il en va de même pour les pays et les sociétés. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les puissances d’Europe occidentale ont pu décider de ne pas protéger ceux qui étaient menacés par l’invasion nazie parce que, comme l’avait dit de manière tristement célèbre Chamberlain, il s’agissait d’une « querelle dans un pays lointain entre des gens dont nous ne savons rien ». Le Premier ministre britannique était terriblement naïf, mais il avait raison de supposer que le manque de connaissances pouvait garantir l’absence de préoccupation. En revanche, la connaissance et la familiarité avec une autre culture renforcent la solidarité et sèment les graines d’une action potentielle. Si la longue histoire de la violence coloniale russe contre l’Ukraine avait été mieux comprise par un public familier avec les codes de la culture ukrainienne, l’Ukraine et la Crimée n’auraient peut-être pas été perçues par tant de personnes en Occident comme des régions obscures de l’ « arrière-cour » de la Russie en 2014. Bien sûr, l’Ukraine n’est pas un cas isolé : nos réactions aux événements à Gaza ou au Soudan seraient-elles différentes si nous lisions tous des romans d’auteurs palestiniens et soudanais dans nos écoles et nos universités ?
J’ai été frappé par le nombre de Britanniques instruits qui ont du mal à croire que la Russie, qu’ils connaissent à travers sa grande littérature, son ballet et sa musique, puisse être à l’origine d’une telle barbarie. Ils considèrent la culture russe, mystérieuse et émouvante, comme « au-dessus de la politique » ou comme souffrant en opposition à la tyrannie. Ils sont peu conscients de la manière dont le canon de la culture russe – de Pouchkine et Dostoïevski à Soljenitsyne – a soutenu et construit le discours impérial russe. C’est ainsi qu’en 2024, le film hagiographique de Kirill Serebrennikov sur l’écrivain Edouard Limonov, un fasciste qui a tiré avec une mitrailleuse sur Sarajevo assiégée pour s’amuser et qui a été le premier à proposer l’idée de s’emparer violemment de la Crimée, a pu être célébré au festival de Cannes. Ce n’est que récemment que l’un des romanciers les plus en vue de Russie, Zakhar Prilepine, qui racontait avec jubilation avoir tué des Ukrainiens lors des combats dans l’est de l’Ukraine, a finalement été exclu des forums culturels européens.
Pour mettre en relief le statut privilégié de la Russie, il suffit d’examiner la perception de ses alliés géopolitiques – la Chine, l’Iran, la Corée du Nord. Les publics occidentaux n’ont aucune affinité avec les cultures de ces pays. Il est difficile de citer des écrivains de ces pays dont le statut serait équivalent à celui de Dostoïevski, Tolstoï ou Tchekhov. Et par conséquent, il n’y a pas la même volonté de « voir les choses du point de vue » de l’Iran, par exemple, que dans le cas de la Russie. La littérature russe, incarnée par Tolstoï et Tchekhov, est pour de nombreux lecteurs occidentaux le seul point d’accès à l’histoire de la Crimée. On ne peut pas en dire autant des écrivains chinois en ce qui concerne Taïwan. Si nous voulons sérieusement combattre et contenir la Russie, nous devons apprendre à aborder de manière critique les récits historiques et culturels que sa culture inculque à ceux qui la consomment.
Compte tenu de tout ce qui précède, il est clair que la culture ukrainienne est importante tant pour l’Ukraine que pour ses alliés dans un sens politique très concret. Plus les Ukrainiens fréquentent leur propre culture, plus ils se sentent sûrs de leur identité et de leur objectif commun ; plus le public européen et mondial apprendra à connaître la culture ukrainienne, plus il est probable que l’aide politique et militaire sera soutenue par la sympathie du public. De la même manière, remettre en question les mythes culturels et historiques russes peut amener les publics étrangers à adopter une approche plus critique de l’influence régionale de la Russie. Au Royaume-Uni, nous avons tenu à remettre en question notre propre passé impérialiste et à mettre en avant les voix de ceux qui en ont souffert. Nous devrions traiter la Russie de la même manière.
Quelles sont les mesures spécifiques nécessaires pour faciliter tout cela ? Il est essentiel de continuer à soutenir la culture ukrainienne. Malheureusement, les États-Unis ont récemment fait exactement le contraire, en réduisant les budgets de l’USAID consacrés aux projets culturels et journalistiques ukrainiens en Ukraine et aux États-Unis. Le soutien européen s’amenuise également : les salons du livre en Europe, par exemple, n’offrent plus de tarifs réduits aux éditeurs ukrainiens pour leur participation. Si nous voulons sérieusement mettre en place un plan global pour aider l’Ukraine à survivre, nous devons intégrer le soutien culturel dans des stratégies géopolitiques à long terme et le poursuivre par l’intermédiaire d’organismes tels que le British Council. Dans le même temps, nous devons également réfléchir à la manière de développer une vision plus réaliste et critique de la Russie chez le public britannique. Les organismes publics, par exemple les organismes de financement universitaire, pourraient y contribuer en soutenant des projets qui abordent de manière critique les fondements culturels de l’impérialisme russe, comme ils l’ont fait avec l’histoire britannique.
C’est maintenant qu’il faut agir. Les années à venir risquent de voir l’Ukraine dans une situation encore plus précaire. Ces derniers mois, la Russie s’est montrée de plus en plus audacieuse face à l’absence de réaction de la part de l’Occident et ne semble pas prête à revoir ses ambitions à la baisse. Des sanctions économiques sévères et un soutien militaire considérablement renforcé sont bien sûr essentiels. Mais ce combat a besoin d’un fondement culturel. Il a besoin d’histoires captivantes dans lesquelles des actions positives en faveur de l’Ukraine peuvent prendre racine. Il a besoin de faits historiques pour faire appel à notre sens de la justice et d’images culturelles pour faire appel à notre imagination. En fin de compte, ce sont les Ukrainiens ordinaires et les citoyens ordinaires des pays qui les soutiennent qui comptent dans tout cela – sans eux, aucune action gouvernementale ne pourra aboutir. Ce sont leurs cœurs et leurs esprits qui doivent s’ouvrir à l’Ukraine, et seule la culture peut y parvenir.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
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Nous remercions London Ukrainian Review pour l’autorisation de publier cet article
<p>Cet article Pourquoi la culture ukrainienne est l’affaire de tous face à l’impérialisme russe a été publié par desk russie.</p>