29.05.2025 à 08:40
Danylo Loubkivsky
L’auteur nous plonge dans l’histoire des idées ukrainiennes : depuis des siècles, leurs penseurs rêvaient de renverser la tyrannie en Europe du Nord, de l’Est et du Sud pour instaurer un ordre plus juste.
<p>Cet article L’idée extérieure ukrainienne a été publié par desk russie.</p>
Intellectuel et diplomate, l’auteur nous plonge dans l’histoire des idées ukrainiennes, depuis la Rus’ de Kyïv à nos jours. La victoire sur l’impérialisme russe, l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, la primauté de la démocratie sur l’autoritarisme s’inscrivent dans les concepts idéologiques des siècles passés. Car depuis longtemps, les penseurs ukrainiens rêvent de libérer l’Ukraine, renverser la tyrannie dans le nord, l’est et le sud de l’Europe et instaurer un ordre juste entre les peuples, ouvrant ainsi la voie à un avenir nouveau et heureux. Un voyage passionnant dans l’univers ukrainien !
Thomas Mann qualifie le passé de puits sans fond. Plus on y descend, plus les limites de la connaissance et de la compréhension s’éloignent. Le voyage dans le passé de l’ « idée extérieure » ukrainienne ressemble à une descente dans un puits de la sorte. Même si les idées principales et les revirements de la pensée politique extérieure contemporaine semblent dictés par les réalités concrètes de notre époque, ils cachent souvent des fondements beaucoup plus profonds, voire archétypaux.
Qu’est-ce qu’une « idée extérieure » ? J’utilise ce terme pour désigner la conception qu’a une communauté nationale de ses interactions avec les autres peuples dans l’espace et le temps, c’est-à-dire dans les coordonnées mondiales du passé, du présent et du futur. Cette conception s’exprime sous différentes formes : des contes et légendes populaires aux recherches intellectuelles raffinées, en passant par les œuvres littéraires et artistiques ou les doctrines idéologiques. Cette vision ne se limite pas à l’auto-identification. Sa conséquence la plus importante est la prise de conscience et l’affirmation de sa propre destinée dans la vie mondiale et dans l’histoire. L’idée extérieure est la conception de la mission qui guide la communauté. Pour former cette conception, la communauté puise son inspiration dans différentes sources : il peut s’agir d’une conviction religieuse quant à la vocation et à l’élection divine, d’une lutte nationale pour l’indépendance, d’un sentiment complexe de dignité exaltée ou bafouée (dignitas), ou de tout cela à la fois.
Le point de départ d’une idée extérieure est un sentiment profond de singularité. En ce sens, l’identité est la « bonne étoile » de toute communauté qui revendique une place dans l’histoire.
Disons-le d’emblée : les forêts immenses occupent la glorieuse Rus’,
Leur génie s’étend jusqu’aux terres lituaniennes,
Les forêts denses s’étendent jusqu’aux espaces austères de Moscou,
Il n’y a ni fin ni limite aux forêts russes infinies12.
C’est ainsi que le poète et bourgmestre Sebastian Klonowicz écrivait sur l’Ukraine en 1584. Dans son remarquable poème en latin Roxolania, il établit un lien avec l’époque russe ancienne, en reprend l’héritage et projette une existence distincte pour la Rus’ (au sens large, la Roxolania) dans les limites spatiales de son époque. Cette projection, que Franko dépeindra au début du XXe siècle dans le prologue de Moïse comme l’espace de notre peuple des Carpates au Caucase, qui fait résonner « le bruit de la liberté » sur la mer Noire, sera traduite par Klonowicz au XVIe siècle par l’image d’une forêt puissante dont les vagues atteignent les frontières de la Lituanie et de la Moscovie, et où Kyïv « pèse autant que l’ancienne Rome pour tous les chrétiens ».
La singularité des origines et des cultures, du droit et de l’avenir est un trait caractéristique de notre héritage intellectuel depuis l’époque de la Rousskaïa Pravda » (Recueil de normes juridiques de la Rus’ kyïvienne) et du Dit de la campagne d’Igor (la plus ancienne œuvre littéraire de la Rus’ de Kyïv, datant de la fin du XIIe siècle jusqu’à Iouriy Kotermak (Évaluation prévisionnelle de l’année 1483), Stanislav Orikhovsky (Exhortation au roi polonais Sigismond Auguste de 1543), Sebastian Klonowicz, Herasim Smotrytsky (Les clés du royaume céleste de 1587), Josyp Verechtchinsky (Message lumineux à l’armée zaporogue de 1596), Martin Paсhkovsky (L‘Ukraine, tourmentée par les Tatars de 1608), et de ce vaste groupe, qui ne se limite pas aux noms mentionnés, aux générations suivantes, puis à L’Histoire des Rus’ (un monument de la pensée historique et sociopolitique ukrainienne de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle) et à notre époque.
Le sentiment d’identité propre et « d’espace d’existence » sont des traits fondamentaux de la pensée géopolitique. Dans notre tradition littéraire, religieuse et politique, ce mode de pensée préserve la succession et la continuité. Du vaste mycélium des représentations qui remontent aux temps les plus reculés, proviennent au moins cinq grands topos qui, en fait, forment l’idée extérieure ukrainienne.
La tradition de notre conception du rôle de la terre natale repose avant tout sur l’idée de gloire et de liberté. Les chercheurs affirment que « l’idée de gloire, depuis Sviatoslav et les temps païens, apparaît comme l’archétype de l’idée nationale, dont le contenu sera constamment enrichi et élargi par l’idée de foi, puis de liberté et d’indépendance nationale13 ».
Dans ce contexte, la gloire est un concept multidimensionnel. Au sens religieux, elle signifie la glorification du Seigneur, au sens chevaleresque, la victoire sur le champ de bataille, et au sens large, l’indépendance, la puissance et la grandeur d’un peuple et de son État parmi les autres tribus. On retrouve cette interprétation dans les textes les plus anciens de notre culture, en particulier ceux qui ont été créés par les trois principaux centres de lettrés du Moyen Âge : le cercle de Sainte-Sophie de Iaroslav le Sage, les pères du monastère de la laure Kyïv-Petchersk et les moines du monastère Saint-Michel-de-Vydoubytch.
L’idée de gloire résonne dans l’œuvre remarquable Le Verbe de la loi et de la grâce (1049-1051) d’Hilarion, premier métropolite non grec de Kyïv. Dans l’un des passages, Hilarion, évoquant la mémoire de Vladimir le Grand ( « semblable au grand Constantin ! »), parle des réalisations de son fils et de son protecteur Iaroslav le Sage, qui « a couronné la glorieuse ville de Kyïv de sa grandeur ».
« Regarde la ville, comme elle resplendit de grandeur, regarde les églises florissantes, regarde comment le christianisme se développe, regarde la ville, illuminée par les icônes saintes et rayonnante, enveloppée de la fumée de l’encens, et chantée par les louanges divines et les chants sacrés. Et voyant tout cela, réjouis-toi et exulte ! » se félicite le métropolite.
Et plus loin, dans sa prière au Tout-Puissant, il exprime les demandes les plus importantes de son pays : « Et tant que le monde existera, ne laisse pas le malheur nous atteindre, ne nous livre pas aux mains des étrangers, afin que ta ville ne soit pas appelée ville des esclaves, et ton troupeau des étrangers dans un pays qui n’est pas le leur, et que les autres pays ne disent pas : “Où est leur Dieu ?” (Psaume 76, 10)… Continue donc à faire miséricorde à ton peuple : chasse ceux qui marchent à la guerre, affermis la paix, pacifie les pays ennemis, change la famine en abondance, effraie les pays voisins par nos princes, donne la sagesse aux boyards, multiplie les villes, préserve ton Église, garde ta richesse. » Cette prière millénaire conserve étonnamment toute son actualité.
Il ressort clairement de la prière d’Hilarion que la gloire est étroitement liée à l’idée de liberté, qui fait appel à l’indépendance, à la défense contre l’asservissement extérieur et à la protection contre l’esclavage en général. D’ailleurs, c’est précisément là que réside l’une des règles les plus importantes de l’époque – une norme idéale, cultivée et en même temps constamment violée – « il n’est pas bon de franchir les limites d’autrui14 ». À cet égard, le testament de Iaroslav le Sage, rapporté dans la Chronique des temps passés (XIIe s.), est un exemple caractéristique d’une des dimensions de la liberté en tant qu’harmonie intérieure et garantie de protection contre les ennemis : « […] Et si vous vivez dans l’amour les uns pour les autres, Dieu sera avec vous, il soumettra vos ennemis et vous vivrez en paix. Mais si vous vivez dans la haine, les querelles et les dissensions, vous périrez vous-mêmes et vous détruirez la terre de vos pères et de vos grands-pères, que vous avez acquise par un travail acharné. »
L’idée de gloire et de liberté trouve sans aucun doute son prolongement naturel à l’époque cosaque, où l’on voit de nombreux exemples de référence nationale à ce thème. Les célèbres « Vers sur la mort tragique du noble chevalier Petro Konachevytch-Sahaydatchny », le hetman, du père Cassian Sakowicz (1622) en sont un témoignage génial, où la « liberté » est considérée comme la chose la plus importante parmi toutes, à laquelle « même la dignité cède le pas » : « Ainsi, les peuples peuvent confirmer cette opinion, / Car ils tendent vers la liberté par nature. / On l’appelle l’or du monde, / Tous aspirent ardemment à l’atteindre. » Sakovitch souligne que la liberté n’est pas donnée à tout le monde, mais seulement à ceux qui « défendent leur patrie et leur Seigneur ». C’est grâce à la force de l’armée zaporogue que l’Ukraine se défend, et là où cette force fait défaut, c’est l’anarchie qui règne.
L’idée de gloire et de liberté ne se contente pas de survivre jusqu’à nos jours, elle devient un idéologème clé de la vision contemporaine du monde. Quelle meilleure preuve que notre hymne national ? « L’Ukraine n’est pas encore morte, ni sa gloire, ni sa liberté » : ces mots renvoient directement à l’un des topos les plus importants de l’Ukraine millénaire.
Cette composante de notre identité est étroitement liée à la vision conceptuelle de l’Ukraine, qui constitue l’une des idées fondamentales de la tradition culturelle, spirituelle et, par conséquent, de la politique étrangère nationale.
Il s’agit de l’idée du Sion de Kyïv ou de Rus’.
Dans la première moitié du XVIIe siècle, parmi les penseurs ukrainiens (Ivan Vychensky, Meletius Smotrytsky, Cyrille Tranquillien-Stavrovetsky et d’autres), une conviction profonde s’est imposée quant à la nécessité de former une nouvelle identité ukrainienne. Comme l’écrit Valeriy Chevtchouk, « l’Ukraine orthodoxe a compris qu’il était impossible aux Ukrainiens de résister dans la lutte historique des peuples sans renforcer la confession, sans organiser l’éducation, sans rehausser l’autorité du prêtre, sans éduquer finalement l’homme ukrainien sur une base orthodoxe, sans unir le peuple dans un même esprit, et que les deux moteurs de cette unité étaient l’Église et l’Ukraine15 ». Ainsi, les concepts de Rus’ et d’Ukraine se confondent naturellement et l’idée de l’identité de l’ukrainité et de l’orthodoxie, ainsi que celle de l’unité de l’Église et du peuple, qui ensemble créent un Sion lumineux où règne « une direction spirituelle digne, et où les membres vivront en Dieu16 », émerge.
Dans son traité Zertsalo bogoslovia (1618), le frère, poète et homme d’Église de Lviv, Cyrille Tranquillien-Stavrovetsky, développe le concept de Sion et Jérusalem, élus de Dieu, auxquels s’oppose l’image sinistre de l’impérialisme et de l’asservissement des peuples sous la forme de Babylone ou de la « vieille Rome », « serpent effrayant, peint en rouge », qui « s’était élevé au-dessus de tous les royaumes terrestres et était redoutable pour le monde entier, comme un serpent venimeux, dévorant de nombreux peuples avec son épée… ». Pour l’auteur, l’Église c’est « Sion et Jérusalem céleste, le navire et le royaume de Jésus-Christ, la bergerie et la vigne des apôtres ». Mais elle n’est « pas des murs et des murs pourris, que les longues années détruisent ou que le feu réduit en cendres et en néant, mais le peuple de Dieu, choisi parmi les païens, les pécheurs et les hérétiques… »
La conception de Kyïv comme Sion ou deuxième Jérusalem était largement répandue parmi de nombreux intellectuels. Les thèmes de l’unité du peuple et de l’Église, du rétablissement des droits et de l’indépendance se retrouvent dans plusieurs ouvrages17. Il est remarquable que dans le Conseil sur la piété (1621), l’auteur anonyme, sous la forme d’une lettre pastorale, recommande de rendre un hommage digne à l’apôtre André en Ukraine, « dont les pieds se sont posés sur les montagnes de Kyïv, et que la Rus’ a vu de ses yeux et béni de ses lèvres ». Il souligne que « la Rus’ n’est en vérité en rien inférieure aux peuples orientaux, car elle a eu en son sein un apôtre et un prédicateur ». Ces mots ont une signification multiple, qui ne se limite pas au statut égalitaire de la Rus’ parmi les autres peuples, mais qui met également l’accent sur son droit légitime à jouer un rôle particulier.
Sur cette base, deux autres concepts stratégiquement importants pour la conscience ukrainienne ont germé. Les catholiques romains, les catholiques grecs et les protestants se sont tous occupés de l’éducation de l’homme ukrainien. C’est ainsi qu’apparaissent sur nos terres les Helikon et les Parnassos, villes et centres d’éducation et de créativité, nommés d’après les montagnes antiques consacrées à Apollon, où se trouvaient les demeures et les sanctuaires des Muses. Lviv a été baptisée Helikon, et Ostrog, Parnassos. Par la suite, ce double rôle est repris par l’Académie de Kyïv-Mohyla, et Kyïv retrouve son statut de capitale spirituelle de l’Ukraine18. C’est d’ailleurs de ces sources que provient l’idée de la République céleste du grand philosophe Hryhoriy Skovoroda.
Dans le contexte des deux images bibliques et mythiques de Sion-Jérusalem et Helicon-Parnasse, attribuées à Kyïv et à l’Ukraine, une symbolique spirituelle et politique particulière saute aux yeux. Une telle pensée rejette la tendance séduisante, répandue dans de nombreuses capitales et leurs environs, à revêtir les habits de la « nouvelle-ancienne Rome » en tant qu’héritière d’un empire éternel. Kyïv ne cherche pas à devenir la « troisième Rome », mais se considère comme la « deuxième Jérusalem », et c’est dans cette approche que réside à la fois la grandeur et la vulnérabilité de notre vision religieuse et étatique de l’époque.
À mon avis, cette approche contient une caractéristique déterminante de notre vision du monde. De par sa position, l’Ukraine-Rus’ est l’antithèse de toute forme d’impérialisme étranger ou d’influence géopolitique excessive et incontrôlée dans notre partie de l’Europe. Depuis les anciennes campagnes contre Constantinople, Kyïv a été le centre de la contestation contre l’hégémonie extérieure. Et même si ses relations avec Byzance ont changé radicalement à plusieurs reprises, l’instinct combatif et défensif de Kyïv n’a pas disparu. Ce gène n’est pas seulement conservé dans les générations suivantes, mais devient l’une des principales caractéristiques de notre caractère national. Il se manifeste dans la politique étrangère dynamique de l’État de Galicie-Volhynie, puis dans les relations avec la République des Deux Nations, et plus tard avec Moscou. Au XXe siècle, le gène de l’anti-impérialisme ukrainien est devenu le fondement du mouvement de libération et de la renaissance en 1991, et au XXIe siècle, le pilier de la lutte contre le néo-impérialisme russe.
Le rôle « anti-impérialiste » de l’Ukraine est dicté par de nombreuses circonstances géopolitiques et culturelles. Aucune force extérieure n’est en mesure de changer ce rôle. Seule la destruction de l’Ukraine permettrait d’atteindre cet objectif. Pour nous, cependant, deux questions restent ouvertes : quels fruits ce trait principal de notre caractère portera-t-ilau XXIe siècle et au-delà, et la résistance naturelle à l’impérialisme étranger signifie-t-elle le renoncement à nos propres ambitions de nous essayer au rôle de leader dominant ?
D’autres aspects de notre idéologie extérieure apportent une réponse partielle à ces questions. Selon moi, son troisième élément constitutif est un ensemble de convictions humanistes et démocratiques.
L’un des penseurs les plus brillants, dont le nom permet d’expliquer le sens et la profondeur de cette tradition intellectuelle, est sans aucun doute Stanislav Orikhovsky(1513-1566), éminent humaniste ukrainien, prêtre catholique romain, qui se faisait appeler le Roxolanien. Né à Przemysl, héritier d’une noble famille ukrainienne et polonaise, étudiant et diplômé des universités de Cracovie, Vienne, Wittenberg, Padoue et Bologne, disciple de Martin Luther19, il est l’auteur de nombreux ouvrages remarquables, mais parmi celles-ci, une place particulière revient à la célèbre Exhortation au roi Sigismond Auguste de Pologne (1543).
Orikhovsky est un jeune contemporain de Machiavel. Son message au souverain polonais est publié seulement onze ans après Le Prince du Florentin, adressé à Laurent de Médicis. L’idée des deux textes est tout à fait similaire, car ils traitent de la manière d’éduquer un souverain capable d’exercer son pouvoir avec habileté et clairvoyance. Dans les deux textes, l’idée principale est la défense de la patrie. Mais malgré cette similitude, la différence entre eux est fondamentale. Les « Enseignements » d’Orikhovsky sont un véritable « anti-Machiavel ».
Orikhovsky enseigne au souverain à devenir un philosophe qui se trouve « non pas sous un toit, mais sous le ciel », et c’est ainsi qu’il se sentira « solide comme un chêne », sans quoi « tu ne pourras jamais sécher les larmes qui coulent aujourd’hui dans nos yeux ». De plus, il exhorte le souverain à comprendre la nature profonde du pouvoir et à se souvenir que « tout homme n’est pas capable d’exercer le pouvoir, mais seulement celui qui, par nature, aspire à la vérité et à la justice. Mais cela ne suffit pas. Il faut qu’il aspire à la science qui rend l’homme lui-même vrai et juste. »
D’autres réflexions d’Orikhovsky semblent tout à fait révolutionnaires. Il demande « qu’est-ce qui est le plus important dans un État : la loi ou le roi ? » et, sans aucune ambiguïté, place la loi au-dessus de tout et rappelle au roi qu’ « il sera plus juste que tu restes dans les limites de ton devoir », car « le roi est choisi pour l’État, et l’État n’existe pas pour le roi » (littéralement !).
Orikhovsky exhorte le roi à transférer sa résidence de Cracovie en Rus’, à démontrer sa volonté de défendre la patrie de l’auteur et à faire preuve de courage contre les attaques des « Scythes, Valaques et Turcs ». « Hâte-toi de venir en Rus’, écrit-il au roi, des hommes courageux te suivront. Des chevaliers t’accompagneront, et non des bouffons honteux… Si tu fais cela, il est difficile d’imaginer à quel point ton peuple t’aimera, ô roi, et à quel point tes ennemis te craindront. Tu seras considéré partout comme un second Cyrus, un second Agésilas, un second Alexandre le Grand, tant dans ton pays qu’à l’étranger . »
Il termine son enseignement par une recommandation qui résume parfaitement son approche, radicalement différente du pragmatisme machiavélique : « Ne cherche pas la gloire parmi les hommes en leur offrant la pourpre ou des tissus fins. Méprise la force brute, méprise les richesses, la soif de domination, la justice irréfléchie et hypocrite. Apprécie au plus haut point la gloire difficile, mais inébranlable… »
Orikhovsky rêve d’un monarque éclairé, d’un système de pouvoir juste qui empêche et s’oppose à la tyrannie, et d’un rôle digne pour sa patrie dans le cadre et les coordonnées de son époque. Ce récit humaniste et, dans son essence même, démocratique, servira de préambule et de fondement à la quête d’une grande pléiade d’intellectuels ukrainiens de différentes écoles, qui poursuivront ces thèmes principaux et les mèneront systématiquement jusqu’à notre époque, formant ainsi l’une des traditions idéologiques les plus importantes de l’Ukraine.
Le rejet de l’autocratie ( « autorité autocratique ») et de la soumission aveugle des « brebis aux bergers » résonne chez Ivan Vychensky20. Cassian Sakowicz met en garde contre la fugacité de la vie et de la gloire du tsar et affirme que « le tsar ne doit pas convoiter les terres étrangères »21. Semen Klymovsky, philosophe, poète et cosaque, parle d’une justice égale pour tous22. En fin de compte, la pensée humaniste et démocratique est devenue la source de la tradition de notre constitutionnalisme, comme en témoignent tous les actes les plus importants, de la Constitution de Pylyp Orlyk (1710) aux lois fondamentales de la République populaire ukrainienne et de la république populaire de l’Ukraine occidentale. La liste des exemples est loin d’être exhaustive, et depuis le XVIe siècle, ces idées se sont répandues comme un courant puissant à travers toute notre histoire.
À une certaine époque, cette vision du monde faisait écho aux idées progressistes des premiers esprits européens. Il convient toutefois de rappeler que la ligne qui faisait appel à la sagesse de l’âge d’or n’était pas sans antithèse.
« Tu veux louer l’âge d’or de Saturne, / Je loue celui de fer ou d’acier ! » C’est par ces mots que s’exprimait en 1689 Stefan Iavorski, poète, philosophe et théologien, professeur à l’Académie de Kyïv-Mohyla. Avec ces vers brillants, Iavorski glorifie la force, car « il y a bien plus de valeur dans le combat que dans la paix », et la gloire, dit-il, ne dort pas sur un lit moelleux, mais suit « les chemins semés d’embûches de Mars ». « Par leur militarisme et leur anti-humanisme, les poèmes de S. Iavorski, note Valeriy Chevtchouk, constituent un phénomène sans précédent dans la pensée socio-politique des Ukrainiens23… » Il est significatif que Iavorski devienne plus tard métropolite de Riazan et de Mourom, puis président du synode de l’Église de Moscou. Avec Théophane Prokopovitch, ils lutteront pour influencer Pierre Ier…
Le quatrième topos de l’idée ukrainienne, selon moi, repose sur le rêve d’une union de peuples libres et égaux.
L’idée d’un système de relations égalitaires et justes entre les peuples est très caractéristique de notre tradition. Dans un sens hautement idéaliste, ce rêve a captivé de nombreux dirigeants, écrivains et philosophes, prêtres et guerriers ukrainiens. Si, dans l’Antiquité, il reposait sur deux principes – la nécessité d’assurer le respect et l’égalité des droits de nos intérêts par les autres peuples et d’empêcher la violation des frontières et des limites –, au XIXe siècle, les principales sources de ce que l’on pourrait appeler l’universalisme ukrainien (ou fédéralisme) dans les relations internationales sont les exemples inspirants des changements qui se produisaient alors en Amérique et en Europe, ainsi que l’absence de forces et de possibilités réelles pour réaliser l’idée d’un État indépendant.
Un exemple classique de cette façon de penser est le phénomène unique dans notre histoire que fut la confrérie Cyrille et Méthode, une organisation politique secrète d’intellectuels ukrainiens fondée en décembre 1845 par Vassyl Bilozersky, Mykola Goulak, Mykola Kostomarov, Panteleïmon Koulich et Opanas Markovitch. En 1846, Taras Chevtchenko rejoint la confrérie.
Les documents fondateurs de la confrérie sont Le Livre de la vie du peuple ukrainien et Les statuts de la confrérie slave de Saint Cyrille et Méthode, rédigés par Mykola Kostomarov, ainsi que La Note de Vassyl Bilozersky. La brève existence de l’organisation, détruite par le régime tsariste en 1847 sur dénonciation d’un étudiant, n’a pas permis, selon l’expression de l’historien Mykhaïlo Hrouchevsky, de « cristalliser » leurs idées24, mais les textes programmatiques qui ont survécu jusqu’à nos jours impressionnent par leur audace, leur profondeur et l’ampleur des jugements qu’ils portent non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur le monde entier.
La confrérie part de l’idée d’égalité entre les peuples – égalité culturelle, linguistique et politique. Kostomarov poursuit la ligne idéologique que l’on retrouve chez Orikhovsky et affirme que le véritable leadership réside dans le service. Soit dit en passant, cette thèse biblique trouvera plus tard un écho dans la parabole du buisson ardent dans Moïse de Franko. Mais le plus important, affirme Kostomarov, c’est qu’en période d’oppression, la voix de l’Ukraine ne s’est pas éteinte et qu’elle a un rôle particulier à jouer dans le monde slave : « Et l’Ukraine se lèvera de sa tombe, et elle appellera à nouveau tous ses frères slaves, et ils entendront son cri, et les Slaves se lèveront, et il ne restera plus ni tsar, ni tsarévitch, ni princesse, ni prince, ni comte, ni duc, ni sire, ni monsieur, ni seigneur, ni boyard, ni serf, ni valet – ni en Moscovie, ni en Pologne, ni en Ukraine, ni en Bohême, ni chez les Slovènes, ni chez les Serbes, ni chez les Bulgares. Et l’Ukraine sera une République indépendante au sein de l’Union slave. Alors toutes les langues diront, en montrant du doigt la ville où l’Ukraine sera dessinée sur la carte : “Voici la pierre que ceux qui construisaient ont rejetée, elle est devenue la pierre angulaire”. »
Dans La Note jointe au statut de la Confrérie, Vassyl Bilozersky expose sa vision de l’organisation des relations internationales et des relations au sein du monde slave. Son œuvre est avant tout une réponse remarquable à l’idéologie chauvine du panslavisme russe, selon laquelle « les ruisseaux slaves se jetteront dans la mer russe », comme l’écrivait Pouchkine en 1831. L’union slave dont rêve Bilozersky n’absorbe ni ne détruit les peuples, mais respecte l’identité de chacun et crée une famille « sous la protection de la loi, de l’amour et de la liberté pour tous ». Cependant, son œuvre a une signification bien plus grande qu’une simple réaction à l’impérialisme moscovite : l’idée principale de La Note est avant tout consacrée à l’ordre juste entre les hommes.
Bilozersky demande si ceux qui détiennent le pouvoir et la possibilité de « créer la vérité céleste » ont répondu aux attentes des peuples asservis. La réponse est sans équivoque : « Le XVIIIe siècle touche à sa fin, mais nous ne voyons rien de tel. Les peuples souffrent toujours autant de l’injustice, ils sont toujours aussi opprimés ; heureux sont ceux dont la conscience nationale est forte et convaincue qu’aucune force extérieure ne peut vaincre leur force spirituelle ; alors le peuple conservera son indépendance et son libre développement : tel est le but auquel chaque peuple doit aspirer, car malheur à celui qui subit l’asservissement ! »
À son sens, le chemin vers la vérité est clair : « Aimer et défendre plus que sa propre vie, épargner et ne pas opprimer autrui est un devoir sacré tant pour chaque individu que pour le peuple qui a déjà atteint la conscience morale de lui-même et de sa destinée. » C’est pourquoi les membres de la Confrérie doivent diffuser les idées de liberté et de droits du peuple, qui aideront les peuples slaves à retrouver leur indépendance et leur liberté morale. Cela signifie apprendre à connaître les Slaves et « le droit de chaque membre de leur tribu à l’indépendance », éveiller l’amour pour les Slaves et « détruire par tous les moyens les préjugés qui existent entre les tribus », ainsi que diffuser la connaissance des monuments qui « éveillent le sentiment national et la conscience de la fraternité mutuelle ».
Dans l’élévation des Slaves, la Fraternité attribue un rôle central aux Ukrainiens. En général, Bilozersky formule un « testament » qui deviendra le credo de l’intelligentsia ukrainienne jusqu’à la renaissance de l’État en 1991 : « Aucune des tribus slaves n’est tenue, dans la même mesure que nous, Ukrainiens, de tendre vers l’authenticité et d’inciter les autres frères à le faire. Et si, conscients de l’importance de l’exploit de nos ancêtres, nous restons de passifs témoins de l’injustice, si l’exemple des peuples disparus ne nous sert pas de leçon, si nous ne nous soucions pas de notre héritage, alors un sort similaire nous attendra. Non, nous préserverons les trésors de notre peuple, nous les garderons jusqu’à des jours meilleurs. »
L’héritage de la Confrérie comprend un autre document dont le statut est presque apocryphe. On sait que le plus jeune membre de l’union, l’étudiant Heorhiy Androuzky, a préparé un projet de constitution d’une fédération slave. S’inspirant du modèle américain, il proposait de créer des États slaves unifiés avec pour centre Kyïv et sans la Russie. Selon lui, la République slave devait comprendre sept autonomies : l’Ukraine avec la Galicie, la région de la mer Noire et la Crimée ; la Pologne avec Poznań, la Lituanie et la Samogitie (région du nord-ouest de la Lituanie) ; la Bessarabie avec la Moldavie et la Valachie ; la Baltique (Ostsee) ; la Serbie ; la Bulgarie et le Don. Une telle fédération devait devenir une puissante ceinture entre la Baltique et la mer Noire.
Ce projet illustre bien l’ampleur de la pensée des membres de la Confrérie et reflète les objectifs fondamentaux de leur idéologie : libérer l’Ukraine, renverser la tyrannie dans le nord, l’est et le sud de l’Europe et instaurer un ordre juste entre les peuples, ouvrant ainsi la voie à un avenir nouveau et heureux.
Le destin de l’étudiant Androuzky est tragique. Il a été arrêté et exilé, puis, à son retour en Ukraine, ses droits ont été restreints ; la date et le lieu de sa mort sont encore inconnus à ce jour. Cependant, les idées sur lesquelles écrivait ce jeune homme de dix-neuf ans n’ont pas disparu avec le temps, mais ont survécu et vaincu l’empire qui voulait les détruire. L’universalisme épris de liberté de la Confrérie se développera dans l’œuvre des futurs auteurs de notre État. Il sera reflété à sa manière dans les premières décisions de nos autorités nationales au XXe siècle.
Mais c’est dans une phrase prophétique étonnante, prononcée plusieurs décennies plus tard, que l’on trouvera l’écho le plus intéressant, qui reliera les recherches audacieuses des XIXe, XXe et XXIe siècles. En 1930, le premier ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine, Alexandre Choulguine, s’adressant à la Société des Nations, dira : « L’Ukraine, lorsqu’elle sera libre, devra entrer dans l’Union européenne, car celle-ci existera25. » Aujourd’hui, ces mots semblent tout simplement incroyables compte tenu de l’époque à laquelle ils ont été prononcés, mais ils contiennent une vérité évidente : la foi en notre indépendance et l’espoir d’un ordre juste et d’une véritable union de libres et égaux.
Le cinquième élément de l’idée ukrainienne en matière de politique étrangère est, selon moi, l’unité et l’union.
Ce concept repose sur l’idée de l’indivisibilité du peuple ukrainien et de ses terres. Ce n’est pas un hasard si le XXe siècle a commencé pour nous avec trois documents programmatiques aux titres évocateurs : « Ukraine Irredenta (L’Ukraine indivisible) » de Ioulian Batchynsky (1895), «Ukraine Irredenta » d’Ivan Franko (1895) et « Ukraine indépendante » de Mykola Mikhnovsky (1900). Chacun de ces manifestes appelle à l’unité du peuple ukrainien divisé par les empires et à la lutte pour l’indépendance.
Alors que Batchynsky et Franko mettent la question de la proclamation de l’indépendance à l’ordre du jour (Franko déclare de manière prophétique que cette question ne disparaîtra pas de l’agenda européen tant qu’elle ne sera pas résolue), Mikhnovsky propose un slogan clair et articulé, adapté à son époque et à son contexte : « Une Ukraine libre, indépendante, indivisible, des Carpates au Caucase ! »
Outre la portée « géopolitique » générale, l’idée de unité se concentre bien sûr avant tout sur les tâches d’unité interne, traditionnellement décrites comme l’unité entre l’Ouest et l’Est. Un nouveau thème apparaît ici, car l’unité dans ce sens a non seulement une dimension politique, mais aussi une dimension religieuse. Vyatcheslav Lypynsky l’exprime très clairement : « Ayant dans notre nation à la fois l’Orient et l’Occident, l’une et l’autre Église, […] nous devons, si nous voulons être une nation, harmoniser en permanence ces deux tendances sous le slogan de l’unité et de l’individualité de notre nation. Sans cette harmonisation, nous périssons en tant que nation : nous tombons, non pas sous le joug d’une arme étrangère, mais toujours sous l’influence de notre propre décomposition interne, tantôt sous l’influence de Moscou à l’Est, tantôt sous celle de la Pologne à l’Ouest. »
C’est ainsi que se manifeste l’impératif qui, au fil des siècles, a été le dénominateur commun du plus large cercle de penseurs ukrainiens. L’Ukraine est nationale. L’Ukraine est entière et unie. Et en même temps, l’Ukraine est libre et polyphonique. Ainsi, l’unité interne harmonieuse de l’Ukraine signifie une identité nationale distincte, l’indépendance politique, la liberté civile, l’unité du peuple, des cultures, des Églises et des territoires, la cohésion autour de l’idée ukrainienne et, en même temps, sa diversité polyphonique.
On a souvent tenté d’enfermer l’Ukraine dans le cadre étroit du concept de « champ sauvage» (région historique de steppes de la mer Noire et d’Azov26). Le thème de l’Ukraine comme «frontière », qui implique involontairement l’impossibilité d’une vie stable et, au contraire, une insécurité permanente et une instabilité sismique, a souvent été exploité.
Or l’idée de l’Ukraine, exprimée dans les particularités du caractère national et de la culture, réside dans l’union des possibilités. Cela a d’ailleurs été prouvé à maintes reprises par l’histoire. Notre tradition intellectuelle montre que l’idée du rassemblement des terres et de l’unité du peuple se traduit par une unité interne, et de là, elle ouvre des horizons beaucoup plus larges : l’unité non seulement des Ukrainiens, mais aussi des Slaves occidentaux et orientaux, l’unification non seulement des Églises ukrainiennes, mais aussi le dépassement du Grand Schisme de 1054 dans l’esprit de l’Union de Florence de 1439, et donc l’unification européenne.
Malgré la menace extérieure permanente et la vulnérabilité de sa situation, le rôle de l’Ukraine n’est pas de vivre au bord du gouffre d’une fracture civilisationnelle ou de rester un fragment européen abandonné, mais, selon les termes du slaviste italien Sante Graciotti, d’être une « synthèse paneuropéenne27 ». Et ici, c’est précisément le centrisme européen d’une telle évaluation qui revêt une importance capitale, car il signifie le renforcement tant de l’Europe orientale que de l’Europe dans son ensemble.
La victoire sur l’impérialisme russe, l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, la primauté de la démocratie sur l’autoritarisme : chacune de nos stratégies contemporaines, qui sont vitales pour l’Ukraine, s’inscrit naturellement dans les concepts idéologiques qui, depuis les temps les plus reculés, ont défini notre « géopolitique », ou plus précisément, selon les termes d’Evhen Malaniouk, notre « géoculture ». Dans un contexte de menace mortelle permanente, c’est la clé du succès de la « grande stratégie » de l’Ukraine de demain.
Traduit de l’ukrainien par Desk Russie
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<p>Cet article L’idée extérieure ukrainienne a été publié par desk russie.</p>
29.05.2025 à 08:39
Dmytro Chepurnyi
Hommage à Marharyta Polovinko, artiste tuée au front. L’auteur, lui-même mobilisé, rappelle que l’Ukraine sacrifie ses meilleurs pour offrir du temps à l’Europe.
<p>Cet article Une nouvelle génération d’artistes perdue ? a été publié par desk russie.</p>
La créativité de la jeune artiste Marharyta Polovinko, tuée au front, s’exprimait sous une forme tourmentée à travers son expérience de soldate sur la ligne de front ukrainienne. Les mots d’un camarade récemment mobilisé, lui aussi artiste et jeune père de famille, rappellent crûment que l’armée ukrainienne sacrifie ses meilleurs fils et filles pour donner du temps aux Européens.
La guerre recèle de nombreuses histoires – celle-ci en est une. Le 5 avril 2025, l’artiste et soldate Marharyta Polovinko fut tuée alors qu’elle servait sur la ligne de front de la guerre totale menée par la Russie contre l’Ukraine. Elle avait 31 ans. Sa mort s’ajoute aux centaines de milliers dont la Russie porte la responsabilité. Et pourtant, pour la communauté culturelle ukrainienne – dans laquelle je suis actif depuis dix ans en tant que commissaire d’exposition en art contemporain –, c’est une perte à la fois profondément personnelle et tragiquement symbolique.
Je ne connaissais pas bien Marharyta. Nous nous croisions de temps à autre lors de vernissages, où nous échangions quelques mots cordiaux, et nous nous suivions sur les réseaux sociaux. Pourtant, sa mort a eu l’effet d’un miroir brisé – une violence intime. En la pleurant, j’ai appris que nous étions nés le même jour, en 1994.
Il y a une proximité terrifiante dans cette coïncidence. J’ai appris sa mort alors que je servais moi-même dans l’armée ukrainienne, ayant été mobilisé un mois auparavant. Être appelé sous les drapeaux suscite des sentiments complexes. Je suis un homme de 31 ans, citoyen d’un pays en guerre. Je suis originaire de Louhansk, une ville de l’est de l’Ukraine occupée par la Russie depuis 2014. Ma famille a fui lorsque les troupes russes ont pris le contrôle de la ville. À l’époque, j’étudiais à Kyïv, et je n’ai pas eu l’occasion de rentrer chez moi depuis.
Après trois ans de guerre à grande échelle, j’ai toujours été prêt à rejoindre l’armée. Pourtant, je ne me suis pas porté volontaire pour le service militaire. Avec ma femme, nous élevons ensemble notre petit enfant. J’ai souvent assumé le rôle de parent au foyer, afin de soutenir sa carrière. Mais l’État a décidé qu’il avait besoin de moi, et j’accepte cette décision – même si cela me fait souffrir d’être éloigné de ma famille. J’espère pouvoir m’acquitter de ma dette envers des personnes comme Marharyta, qui nous ont offert ce temps.
Avant la guerre, Marharyta Polovinko peignait sa ville natale, Kryvyï Rih, et les figures fragiles de la société post-industrielle. Diplômée de l’Académie nationale des beaux-arts et d’architecture de Kyïv, elle créait des portraits réfléchis, souvent bruts, de la vie en périphérie. Sa peinture de 2019 Trois Grâces de l’urbanisation, réalisée à partir de gouache, de charbon, de pierres et de papier, ne représentait pas une muse idéalisée, mais la beauté accablée de la vie parmi les terrils, les cliniques psychiatriques et le béton en ruine. Dans l’une de ses œuvres les plus saisissantes, Habitants de Kryvyï Rih près du refuge de nuit, elle révélait non seulement l’esthétique de ceux qui sont à la marge, mais aussi leur dignité.
Comme l’œuvre d’autres artistes ukrainiens, l’art de Polovinko a muté en 2022. Elle a commencé à dessiner compulsivement. Ses matériaux sont devenus symboliques : dessins réalisés avec des stylos à sec, voire avec du sang, pour transmettre la douleur brute et non filtrée de sa génération. « L’art est venu à moi là où c’était le plus insupportable sans lui », disait-elle dans une interview en 2023. Mais elle reconnaissait aussi que ses dessins de guerre semblaient impossibles à partager : « C’est du sang, c’est de la douleur, c’est de la souffrance. C’est une matière qui n’a pas sa place. Je ne veux pas qu’elle existe. »
Pourtant, elle a continué à dessiner – même après s’être portée volontaire pour évacuer des soldats blessés à bord de véhicules médicaux sur la ligne de front. Elle dessinait pendant les pauses entre les missions à Mykolaïv et Kherson. Son œuvre a commencé à refléter non seulement l’horreur collective véhiculée par les nouvelles, mais aussi des souvenirs profondément personnels, des portraits de camarades, de la mort, de la survie.
Au moment de sa mort, Polovinko avait rejoint l’armée ukrainienne en tant que soldate. Ses camarades se souviennent d’elle comme d’une personne courageuse, honnête et déterminée – quelqu’un qui « faisait plus que ce qu’on lui demandait ». Elle a été tuée lors d’une mission de combat, arme à la main – avec dignité. Elle a été enterrée le 11 avril dans sa ville natale, Kryvyï Rih, dans l’Allée de la Gloire.
Dans un essai précédent, où j’évoquais la possibilité de retourner dans ma ville natale de Louhansk, j’écrivais : « La violence en Ukraine est une logique totale, importée dans notre pays par la Russie. Avant de parler de reconstruction, nous devons comprendre que le retour vers nos territoires sera mené par les soldats, les partisans, ceux qui seront les premiers à le reconquérir. » Cette déclaration avait été faite depuis une position de distance théorique. Aujourd’hui, je la réécris de l’intérieur même de cette logique – et depuis le deuil qu’elle engendre.
Même avant ma mobilisation, je percevais un nouveau sentiment au sein de ma génération. Nous avons grandi dans les années 1990 avec l’idée que la liberté était déjà acquise. Mais au cours de la dernière décennie, à mesure que nous devenions adultes, nous avons dû apprendre ce que signifie lutter pour la dignité. Aujourd’hui, alors que nos villes brûlent et que nos proches tombent, nous comprenons que cette lutte est loin d’être terminée. Cette prise de conscience s’accompagne non seulement d’un deuil, mais aussi d’une profonde douleur générationnelle. Une douleur née du fait de voir ses pairs mourir – non pas dans un accident ou à cause d’une maladie, mais sous les missiles et les balles.
Ma génération d’acteurs culturels est en train d’être transformée par la perte. À l’image de ceux qui ont résisté à l’oppression soviétique et payé de leur vie pour avoir écrit en langue ukrainienne ou porté l’idée nationale, nous apprenons à inscrire notre volonté et notre défi dans l’histoire. Cette guerre est en train de nous forger – sa souffrance brute, qui laisse en soi une trace indélébile, se transforme en une urgence de dire et de se souvenir.
À travers cette guerre, la production culturelle en Ukraine se poursuit, en témoignage de la valeur durable de l’art face à la destruction. Les artistes, écrivains et penseurs ukrainiens poursuivent leur travail, même si la guerre rend leur pratique de plus en plus précaire. Nous apprenons à nous souvenir, à résister, à parler dans une langue qui porte à la fois le poids du passé et l’urgence du présent.
C’est dans ce contexte que l’exposition Concernant la fourmilière avant la pluie, que j’ai récemment co-organisée avec ma femme Oleksandra Pogrebnyak au musée The Stein Studio à Kyïv, raconte des histoires autour de la possibilité fragile de se préserver au milieu de bouleversements historiques profonds. Elle explore la relation complexe entre la modernisation et l’expérience du déplacement, révélant comment les grands projets géopolitiques et d’infrastructure non seulement transforment les paysages, mais déstabilisent aussi le sentiment d’agir et la subjectivité.
Nous avons ouvert l’exposition par une minute de silence. J’ai rédigé mes mots d’introduction depuis le camp d’entraînement, et Oleksandra les a lus au public en mon nom.
La mort de Polovinko est plus qu’une tragédie personnelle. C’est un réquisitoire. C’est un miroir tendu au monde occidental, qui s’est habitué à détourner le regard. Un monde où la complexité géopolitique éclipse trop souvent la clarté morale. Pour les Ukrainiens, ce n’est pas une option. La clarté morale se vit. Elle est enterrée dans les cimetières de Kryvyï Rih, peinte avec du sang et de l’encre bleue sur la ligne de front.
Ne détournez pas le regard du visage souriant de Marharyta. Sa mort ne doit pas devenir une note de bas de page. Elle ne doit pas non plus finir comme un simple nom de plus dans les archives de la guerre ou comme un « talent perdu » dans quelque future exposition consacrée à une autre génération sacrifiée de l’art ukrainien [allusion à la « Renaissance fusillée », la génération d’artistes et d’écrivains ukrainiens décimée sur ordre de Staline dans les années trente, NDLR]. Nous ne sommes pas encore une génération perdue. Mais nous sommes en danger. Honorez Marharyta. Honorez l’Ukraine.
Nous remercions la rédaction d’Eurozine de nous autoriser de publier ce texte.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
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<p>Cet article Une nouvelle génération d’artistes perdue ? a été publié par desk russie.</p>
29.05.2025 à 08:39
Galia Ackerman
L’église Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra et le cimetière de Caucade ont été attribués à l’État russe par la justice française.
<p>Cet article Comment Moscou s’empare de l’héritage des Russes blancs de Nice a été publié par desk russie.</p>
L’Association cultuelle orthodoxe russe de Nice (ACOR), créée en 1923 pour assurer la continuité du culte, a perdu sa deuxième bataille : après la cathédrale de Nice, c’est l’église orthodoxe Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra, ainsi que le cimetière de Caucade, qui ont été attribués à l’État russe par la justice française. Desk Russie a interviewé, ensemble, trois responsables de l’ACOR, Alexis Obolensky, président et marguillier, son épouse Joëlle, secrétaire adjointe, et Tatiana Chirinsky Abolin, trésorière.
Pouvez-vous résumer pourquoi et comment votre Église est passée sous la coupe du Patriarcat de Moscou ?
Commençons par l’histoire. L’église orthodoxe Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra, dans la rue de Longchamp à Nice, a été construite à l’époque d’Alexandre II et inaugurée en 1859. L’Église n’a pas été achetée sur les deniers de la couronne, mais par une souscription qui a été lancée auprès des résidents russes de Nice. La première à inscrire son nom dans la liste des souscripteurs a été l’impératrice Alexandra Fiodorovna, la veuve de Nicolas Ier, en tant que personne privée.
L’Église n’appartenait donc pas à la Russie. Le moyen que les autorités russes trouvent, soi-disant juridiquement, pour mettre la main sur notre église, c’est que tout ce qui avait trait à l’Église orthodoxe russe, où que ce soit, dépendait à l’époque du Saint-Synode. Et le chef de l’Église était l’empereur régnant. D’où leur conclusion que notre église doit appartenir à l’État russe, ce qui est historiquement discutable. En effet, pour ouvrir une Église à l’étranger, il fallait l’aval du Saint-Synode. Évidemment, les Russes de Nice, qui étaient de fidèles sujets, se sont adressés à l’autorité de tutelle religieuse, qui était le Saint-Synode. Aussi, la paroisse a ouvert un compte en banque à la Société Générale. Pour avoir le droit d’ouvrir un compte en banque, il leur fallait l’autorisation du Saint-Synode. Et chaque fois qu’ils faisaient un chèque ou qu’ils avaient une dépense importante à faire, ils se référaient au Saint-Synode qui donnait son aval. C’était tout simplement comme un tuteur ! Tel était le système de fonctionnement de l’Église.
En tout cas, notre avocat ne s’est pas lancé, pour notre défense, dans l’histoire de l’Église, ni dans l’histoire de la Russie, mais s’est appuyé uniquement sur des questions patrimoniales, selon la loi française. Et selon la loi française, si l’Église a été construite sur des deniers personnels, elle appartient en quelque sorte aux ouailles, aux paroissiens.
D’un autre côté, la Russie a été proclamée héritière de l’URSS, mais l’URSS n’a pas été l’héritière de l’Empire tsariste. Comment est-ce que cette difficulté a été contournée ?
La Russie, officiellement, ne peut pas être héritière de l’Empire des Romanov. Mais le régime russe a contourné la difficulté en disant que l’État russe actuel, ainsi qu’apparemment l’Union soviétique, préservait la continuité de l’Église russe. Tel est le terme qu’ils ont employé!
La Russie, en règle générale, depuis plusieurs années, essaie de s’accaparer de toutes les églises orthodoxes russes dans le monde, à Jérusalem, par exemple. Mais est-ce que vous, en tant que communauté de fidèles, vous aviez la possibilité de rester sous la juridiction de Constantinople ?
L’histoire de la tutelle de Constantinople est différente de l’histoire de notre procès. En 2019, il y a eu, de la part du Patriarche de Constantinople, un ultimatum qui était adressé notamment aux paroisses de notre archevêché, celui des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale du patriarcat œcuménique de Constantinople. Cet ultimatum préconisait aux paroisses de rejoindre les métropoles grecques locales. Car l’archevêché avait obtenu, dans les années 1930, une autonomie particulière et un statut particulier. C’était la fin de cette autonomie, la fin de ce statut, et il fallait se fondre dans les métropoles grecques locales : les Français dans la métropole de France, les Anglais dans la métropole d’Angleterre, etc.
À ce moment-là, il y a eu une très forte propagande du patriarcat de Moscou auprès de nombreux représentants des églises de l’archevêché. Et cette propagande a fait qu’à peu près deux tiers des paroisses, enfin les prêtres des paroisses concernées, ont décidé de ne pas se fondre dans les métropoles grecques, mais de rejoindre le Patriarcat de Moscou.
Est-ce que c’était l’unique alternative ?
Non, il y avait d’autres possibilités, à savoir, se choisir une autre tutelle, c’est ce que nous avons fait. Il y a deux paroisses, une en Belgique et la nôtre, qui ont rejoint le patriarcat de Roumanie, du moins la métropole roumaine en Europe occidentale et méridionale. En fait, le choix de la métropole roumaine était dicté en grande partie par la rupture de la communion entre Moscou et Constantinople.
En quoi cette rupture était-elle gênante pour vous ?
Les personnes qui rejoignaient le patriarcat de Constantinople n’avaient plus leur place dans une église qui dépendait de Moscou. Par contre, la métropole roumaine était neutre et donc nous pouvions aller dans n’importe quelle église orthodoxe et n’importe quel fidèle orthodoxe, de quelque juridiction qu’il soit, pouvait venir chez nous sans aucun problème. C’était l’une des raisons de ce choix pour nous.
Pouvez-vous prier encore dans votre église qui, formellement, appartient à l’État russe ?
Nous avons reçu l’arrêt de la cour d’appel de Saint-Provence, mais nous n’avons pas été encore signifiés. Il y a une procédure formelle qui oblige à nous envoyer le même arrêté, mais par huissier, et le président de l’association doit signer. Tant que cela n’a pas été fait, ils ne peuvent rien faire, rien changer.
Dès que la signature aura été apposée, nous devenons des occupants sans droits ni titres dans une église où nous et nos prédécesseurs avons prié depuis près de 160 ans maintenant.
Donc, pour l’instant, vous allez dans cette église. Et le prêtre, est-ce qu’il a été changé ?
Pas pour l’instant. Mais il risque de se passer à tout moment ce qui s’est passé à la cathédrale Saint-Nicolas, lorsque l’État russe a gagné le procès contre celle-ci. Le Patriarcat a fait semblant qu’on pouvait trouver une entente. Et puis, un beau jour, ils ont changé les serrures. La cathédrale de Saint-Nicolas fait désormais partie du diocèse orthodoxe russe de Chersonèse du Patriarcat de Moscou. Et, bien entendu, le nouveau recteur fut nommé par ce diocèse.
Qu’est-ce qui s’est passé exactement avec la cathédrale de Nice ? Je sais qu’elle est passée sous la juridiction de Moscou. Mais là aussi, il y avait quand même pas mal de paroissiens qui ne le souhaitaient pas.
Ce n’était pas tout à fait la même histoire, bien que les intentions de la Russie soient strictement les mêmes. Mais il se trouve que le terrain sur lequel la cathédrale Saint-Nicolas a été bâtie appartenait à Nicolas II personnellement. Il l’avait hérité de son grand-père, Alexandre II, qui l’avait acheté parce que sur ce terrain se trouvait la résidence dans laquelle le Tsarévitch était mort, en 1865, à l’âge de vingt ans. Et il a acheté le terrain pour y construire une chapelle en hommage à son fils.
Lorsque la quantité de Russes dans la ville de Nice étant devenue trop grande pour être contenue dans une salle de la petite église que nous occupons aujourd’hui, ils ont eu l’idée de construire une église plus grande. C’est à ce moment-là que l’impératrice douairière, la mère de Nicolas II, a été sollicitée. Elle venait régulièrement à Nice et les paroissiens de l’époque lui ont demandé d’obtenir de son fils Nicolas II l’autorisation de réaliser ce projet sur le terrain du mausolée. Il a donné son accord.
La construction a commencé en 1903. Ça a piétiné. Il fallait beaucoup d’argent. La guerre russo-japonaise a fortement freiné le financement.
Finalement, l’empereur Nicolas II a chargé son cabinet de signer un bail de 99 ans avec les représentants de la communauté orthodoxe russe de Nice. C’est-à-dire qu’au lieu de tout simplement autoriser la construction sur son terrain, son administration a voulu sécuriser cette opération.
D’où la différence très forte entre les deux cas. Dans le cas de la cathédrale, les tribunaux français n’ont tenu compte que du bail. Là, la partie historique a été sans doute volontairement ignorée. En fait, le signataire du bail et tous ses héritiers avaient été assassinés par les bolcheviks. Il n’y avait plus ni l’entité à l’époque de la signature, ni l’empereur, ni ses descendants, tout cela avait été balayé par l’histoire.
Que s’est-il passé avec les paroissiens de la cathédrale?
Les paroissiens se sont scindés en deux. La majorité des personnes que nous connaissions nous a suivis. À l’époque, nous avions une possibilité de repli vers la vieille église, qui se trouvait en réfection. Cette même église que nous venons de perdre actuellement.
Tous ces faits s’inscrivent dans la politique de contrôle du monde russe. Est-ce que vous pouvez expliquer quand a commencé cette politique ? Est-ce que c’était encore sous Eltsine ou c’était Poutine ?
C’était encore sous Eltsine que les premières hirondelles sont venues pour inspecter les biens russes à Nice. Des mouvements de rattachement à la Russie, pas entièrement publics, existaient depuis longtemps. Les descendants de l’émigration blanche étaient travaillés à l’intérieur des paroisses. En 2019, l’Archevêque-Exarque de l’Exarchat des églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale, Jean Renneteau, a établi la communion de l’Archevêché avec l’Église russe du patriarcat de Moscou. C’était cela, le coup de maître, quand toutes les églises, par exemple à Paris, presque tous les lieux historiques ont passé à Moscou, à travers notre archevêché.
L’État russe a également œuvré pour fusionner l’Église hors-frontières, fondée en 1922 par des prêtres qui ont fui le régime bolchévique, avec le Patriarcat de Moscou, directement sur proposition de Vladimir Poutine. Cela s’est soldé par la signature solennelle à Moscou, en présence du président russe, d’un Acte d’union canonique et eucharistique le 17 mai 2007. Il me semble que cela fait partie de la même logique qui préside la prise de contrôle des paroisses de Nice, à savoir s’emparer des biens de différents temples à travers le monde et promouvoir le discours de Moscou au sein de l’émigration russe – ancienne et récente.
En effet, en France, un certain nombre de paroisses faisaient partie de cette église hors-frontières, comme l’église de Cannes ou celle de Montauban. Il y avait une énorme célébration à Moscou pour ce rattachement. Mais le siège principal de l’Église hors-frontière se trouvait en Amérique, ainsi que la majorité des paroisses qui y étaient rattachées, alors que notre archevêché couvrait l’Europe occidentale, et Nice était restée dans l’archevêché.
Ceci dit, cette fusion a provoqué une espèce de schisme dans l’église hors-frontière, parce que toute l’église, dans son ensemble, n’a pas accepté le passage à Moscou.
À Nice, il y a beaucoup de Russes, mais aussi beaucoup d’Ukrainiens. Où est-ce qu’ils prient ?
Il y a une église qui s’appelle l’église Saint-Jeanne d’Arc, à Nice, qui accueille les Ukrainiens gréco-catholiques, c’est-à-dire des catholiques de rite oriental. C’est une paroisse assez active.
Beaucoup d’Ukrainiens viennent chez nous, mais il ne faut pas se cacher, il y a beaucoup d’Ukrainiens qui vont aussi à la cathédrale. En fait, si vous voulez, l’attitude du prêtre de notre paroisse, c’est de ne pas demander aux personnes qui viennent à notre église de s’identifier. L’église reste l’église, c’est-à-dire qu’elle accueille tout le monde. Notre prêtre est lui-même d’origine ukrainienne. Les Ukrainiens réclamaient au début que la liturgie soit en ukrainien, et il a toujours répondu qu’à Dieu, ça Lui est bien égal dans quelle langue on s’adresse à Lui. Cette église est de tradition russe, donc il fait la liturgie en russe, d’autant plus que tout le monde parle russe parfaitement.
Quelle est votre prochaine action ? Est-ce que vous espérez encore récupérer votre église ?
Récupérer, enfin… On ne sait pas. En tout cas, nous irons jusqu’au bout des possibilités que nous offre le tribunal français. Après la cassation, il y a la Cour européenne de justice.
Entre-temps, on sera de toute manière partis si on nous chasse. Et après on verra, est-ce qu’on forme une autre communauté quelque part et qu’on trouve un lieu de culte. On ira à l’église grecque, on ira à l’église roumaine ou encore ailleurs. Certains paroissiens resteront peut-être fidèles à cette belle église, même si ce n’est plus la même paroisse.
Est-ce que vous pouvez récupérer les objets de culte qui sont actuellement dans l’église ?
Normalement, les biens de l’église orthodoxe russe à Nice ont été transférés à l’association par Mgr Euloge en 1927. Et selon notre avocat, tout ce qui a été acquis depuis 1927, nous pouvons l’emporter. Ce qui représente évidemment énormément d’objets. Mais c’est extrêmement compliqué à faire.
Également, au sous-sol de l’église, il y a une très belle et importante bibliothèque en langue russe, qui a été créée en 1860 en même temps que l’église. Elle compte 13 000 volumes. Dans l’arrêté du tribunal d’appel d’Aix-en-Provence, il n’est question que du terrain et des bâtiments. Et la bibliothèque est dans l’acte d’attribution dont nous nous revendiquons. Dans la mesure de nos forces, de nos possibilités, nous souhaitons garder ce qui est à nous pour que l’histoire de l’immigration ne disparaisse pas.
Nous n’avons pas encore parlé du cimetière de Caucade qui a été « donné » à l’État russe par la même décision de justice que votre église.
Le tribunal de première instance nous avait accordé en février 1921 la propriété de l’église et du cimetière. Car nous avions droit à la prescription acquisitive. C’est-à-dire qu’en France, celui qui possède ouvertement, en toute quiétude et honnêtement un bien pendant plus de 30 ans en devient le propriétaire. L’avocat plaidait que l’acte d’attribution par Mgr Euloge est un vrai acte d’attribution, le terme attribution étant le terme employé dans la loi de 1905, lorsque des établissements publics de culte transféraient la propriété des biens aux associations culturelles. Ça fait partie de la loi de 1905, un aspect que tout le monde ignore, la structure administrative des églises. Hélas, le tribunal de la cour d’appel a cassé cette décision. Il l’a inversée, de manière tout à fait incompréhensible, en suivant l’argumentation russe, à savoir que Mgr Euloge n’avait pas le droit de donner ce qui ne lui appartenait pas.
Quant au cimetière, c’est quelque chose de très important. Il est possible que, dans la récupération par la Russie, le cimetière soit en première place. Parce que ce régime veut effacer l’histoire, d’une certaine manière. Et il prétend que les seuls représentants fiables de l’histoire russe, c’est la Russie actuelle…
<p>Cet article Comment Moscou s’empare de l’héritage des Russes blancs de Nice a été publié par desk russie.</p>