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22.10.2025 à 08:52

Au Liban, le travail essentiel des chiffonniers syriens dans l'économie circulaire

Thomas Abgrall

Sur un chemin de terre cahoteux, près du camp palestinien de Sabra, ceinture de misère au sud de Beyrouth, Hamid, 22 ans, pousse péniblement un chariot où s'entassent d'énormes sacs de jute pleins à craquer qui font deux fois sa taille. Le t-shirt noirci par la crasse et les mains calleuses, il s'adosse contre un muret et s'offre une pause cigarette en plein cagnard. Mais il ne s'attarde pas trop : le dos plié en deux, il descend les sacs et les dépose sur une balance en fer dans une boura (…)

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Texte intégral (2119 mots)

Sur un chemin de terre cahoteux, près du camp palestinien de Sabra, ceinture de misère au sud de Beyrouth, Hamid, 22 ans, pousse péniblement un chariot où s'entassent d'énormes sacs de jute pleins à craquer qui font deux fois sa taille. Le t-shirt noirci par la crasse et les mains calleuses, il s'adosse contre un muret et s'offre une pause cigarette en plein cagnard. Mais il ne s'attarde pas trop : le dos plié en deux, il descend les sacs et les dépose sur une balance en fer dans une boura (en arabe, « terrain vague »), un centre de collecte informel qui achète les matériaux récupérés par les chiffonniers dans les bennes à ordure.

Il existe des dizaines de bourat dans la capitale libanaise. En face de la balance, assis sur un siège de bureau, un jeune homme, jean troué, qui tire sur une chicha, tient la comptabilité sur un grand carnet noir. Pour son premier passage de la journée, Hamid a récolté 24 kilos de bouteilles en plastique, 9 kilos d'autres matières plastiques, 32 kilos de carton et 2kilos d'aluminium. L'équivalent de 6 dollars américains (environ 5,10 euros). Il fait deux à trois passages quotidiens, et porte entre 100 et 150 kilos par jour. Il gagne environ 350 dollars par mois (environ 300 euros), un peu plus que le salaire minium libanais (de 312 dollars dans le secteur privé).

« Je marche de 9h du matin à 23h pour collecter des déchets. C'est un travail très fatigant, je n'ai pas de sécurité sociale en cas d'accident. Deux enfants sont morts en 2022 alors qu'ils triaient des déchets, ils ont été écrasés par des camions-poubelles », raconte le jeune syrien, qui vit au Liban depuis 2012. « Je me fais aussi régulièrement insulter, parfois battre par des gens dans la rue, mais il faut bien manger, payer le loyer ».

Hamid fait partie des chiffonniers du bas de l'échelle : ceux qui ont réussi à faire des économies au fil des ans ont pu s'acheter des motocyclettes, des Tuk Tuk, voire des pick-up, et collectent principalement des déchets dans les industries, supermarchés, ou garages des matériaux à plus forte valeur ajoutée.

Tribus bédouines syriennes

Dans la boura de Sabra, le propriétaire est un Libanais qui travaille dans le secteur depuis 1975. « J'ai commencé à l'âge de 14 ans avec mon père qui a acheté le terrain de la boura, il n'y avait que des champs de citronniers ici. Les métaux sont récupérés depuis très longtemps, et constituent l'une des principales exportations libanaises, mais c'est depuis les années 2000 que les chiffonniers se sont mis à récupérer plastique et carton, qui ont pourtant moins de valeur que les métaux », affirme le propriétaire, qui souhaite rester anonyme.

« Ce sont d'abord des tribus bédouines d'Alep qui ont commencé à travailler dans le secteur, puis de Raqqa et de Deir ez-Zor, notamment quand de nombreux villages ont été occupés par l'État islamique [entre 2014 et 2016, ndlr] ». Les prix des matières recyclables vendues par Hamid varient selon le cours international des matières premières.

Chaque jour, les propriétaires de bourat reçoivent sur un groupe WhatsApp les tarifs d'une vingtaine de matériaux recyclables : cuivre rouge, cuivre jaune, acier inoxydable, journaux, cartons, canettes de Pepsi, bouteilles en plastique, nylon, aluminium, plomb, piles, climatiseurs et radiateurs, batteries de voiture… Une fois qu'Hamid a récupéré son dû, des adolescents qui travaillent dans la boura répartissent les recyclables dans différents tas, puis les chargent dans des camions.

Beaucoup de mineurs déscolarisés travaillent dans le secteur, ils ont souvent arrêté l'école à la fin de l'enseignement primaire.

Les métaux sont expédiés dans un plus grand centre de collecte à Sabra, puis exportés, principalement vers la Turquie. Le plastique et le carton sont principalement vendus à des entreprises de recyclage locales. Le plastique peut également être revendu à des grossistes qui détiennent des licences exclusives pour l'export. Ces derniers réalisent généralement les plus grands bénéfices dans la chaîne du tri.

C'est par exemple le cas de la famille Chaaban, l'un des principaux traders de plastique, rencontrée dans une zone industrielle à Choueifat, au sud de Beyrouth. « Nous achetons la tonne de plastique à 200 dollars US, nous le broyons avec des machines et revendons les granulés à 325 dollars la tonne à l'étranger, en Grèce, en Égypte ou en Turquie », explique Mohammad Chaaban, l'un des gérants de l'entreprise.

Des initiatives d'ONG locales

Les chiffonniers constituent un maillon essentiel dans l'économie circulaire, car les Libanais ne trient pas leurs déchets. « Moins de 5 % d'entre eux pratiquent le tri à la source, par négligence et par manque de sensibilisation », explique Georges Bitar, fondateur de l'ONG Live Love recycle, qui a lancé en 2018 une application pour récupérer les matières recyclables dans les foyers et entreprises.

Moyennant trois dollars par semaine, des employés de l'ONG emportent jusqu'à trois sacs de matières recyclées d'environ 4.000 foyers. Ces dernières sont ensuite séparées dans un centre de traitement, puis revendues. Quelques initiatives comme celles de Live Love Recycle se sont lancées après une catastrophique crise des déchets en 2015-2016, et des usines de tri ont été construites avec le soutien de donateurs internationaux, mais nombre d'entre elles se sont arrêtées, notamment faute de rentabilité.

« Depuis deux ans, le prix des matières recyclables a baissé : la tonne de plastique est passée de 450 à 200 dollars, la tonne de papier de 110 à 80 dollars et la tonne d'acier de 350 à 200 dollars. Les coûts de l'essence sont aussi très élevés, ce qui impacte nos coûts du transports. »

« Enfin, avec la crise économique depuis 2020, les ménages ont réduit leur consommation, en particulier de matières recyclables », note Georges Bitar.

Selon la Banque mondiale, le taux de matières recyclables dans les déchets solides libanais est passé d'environ 45 % à 25 % entre 2017 et 2021, tandis que les déchets organiques ont augmenté de 50 à 70 %. Live Love Recycle a employé 436 réfugiés syriens à temps partiel en 2018 avec le soutien du Programme alimentaire mondial (PAM). Aujourd'hui, ils ne sont plus là, mais l'ONG planifie de créer 100 nouveaux emplois à temps plein et d'ouvrir 30 nouveaux points de collecte, avec le soutien du Regional Development and Protection Program (RDPP).

« On ne baisse pas les bras malgré la situation morose du marché », assure Georges Bitar. Le Liban demeure cependant loin de modèles de coopératives de chiffonniers comme il en existe au Maroc ou au Brésil.

Les défaillances de l'État

L'État libanais, lui, ne fait rien pour favoriser le recyclage, bien au contraire. Sa gestion des déchets repose principalement sur l'enfouissement des déchets non séparés dans des décharges centralisées gérées par des entreprises privées. À Beyrouth, deux ont été inaugurées en 2016, celles de Costa Brava, au sud de la capitale, et de Jdeidé, au nord de Beyrouth. Elles sont régulièrement saturées, puis agrandies, dans une fuite en avant périlleuse.

Les entreprises qui ont gagné les appels d'offre pour gérer ces décharges n'ont aucune obligation de tri préalable. Les camions-poubelles compactent les déchets des bennes à ordure et les recrachent tels quels dans les décharges. Avant 2020, il existait deux centres de traitement à proximité de ces décharges : l'un a été détruit par l'explosion du port de Beyrouth en 2020, et n'est toujours pas opérationnel, tandis que le second, vétuste, ne fonctionne plus depuis que le contrat avec l'entrepreneur gestionnaire a expiré.

En théorie, 25 % des déchets pourraient être recyclables, mais moins de 8 % le sont en pratique, selon des chiffres de 2024 fournis par Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), un établissement public libanais chargé de la mise en place d'une stratégie nationale pour la gestion des déchets.

L'État libanais tend à se décharger sur les municipalités, qui selon différents textes de loi, sont responsables de la gestion des déchets solides. Mais leurs moyens financiers sont limités : leurs ressources, faibles, dépendent essentiellement de fonds gouvernementaux. Et elles sont déjà endettées pour sous-traiter à des sociétés privées la collecte des déchets, ne disposant pas de moyens humains et logistiques pour traiter les déchets à la source. Quelques exceptions existent toutefois dans certaines unions de municipalités, notamment au nord du Liban.

Conditions de travail dégradées et retours en Syrie

Le rôle clé des chiffonniers n'a cessé de diminuer récemment. Plus de 90 % d'entre eux sont Syriens, le reste des collecteurs étant Palestiniens et Kurdes. Parmi les milliers de chiffonniers travaillant dans le secteur, une partie importante est retournée en Syrie après la chute de Bachar al-Assad, il y a près d'un an.

Dans le quartier de Hay-Lejja, à l'ouest de Beyrouth, des chiffonniers entrent et sortent d'un étroit passage entre deux bâtiments qui conduit à une impasse. À l'abri des regards, se niche une boura dans un local plongé dans la pénombre, au pied d'un immeuble de dix étages. Des dizaines de chiffonniers habitent et travaillent là depuis plus de 15 ans, tous membres du même clan, les Bou Hamad, originaires de villages autour de Raqqa.

« Nous sommes une tribu d'environ 40.000 personnes, qui travaillons dans les déchets, la plomberie ou la construction. Beaucoup d'entre nous étaient recherchés par le régime, et sont maintenant retournés en Syrie. Même s'il n'y a pas autant de travail qu'au Liban, nous n'avons pas à payer de loyer, nous sommes propriétaires de nos tentes », indique Abou Hassan, un gaillard aux yeux hallucinés qui semble être le responsable de la boura.

Les conditions de travail n'ont aussi cessé de se dégrader, expliquent les chiffonniers. Abou Hamza, un autre trieur de déchets, casquette à l'envers vissée sur le crâne, raconte :

« La municipalité a fait fermer des bourat dans le quartier, et nous harcèle de plus en plus. Ces derniers mois, elle a confisqué 13 motocyclettes et un camion. Nous avons dû les racheter à prix fort, à plusieurs centaines de dollars ».

Des conflits latents existent aussi entre les propriétaires libanais de bourat, associés à des gangs, qui font parfois régner la terreur pour que des chiffonniers n'empiètent pas sur le territoire.

« Plusieurs membres de notre boura se sont fait kidnapper par un gang d'un autre quartier. Ils ont été menacés par des chiens, frappés à coups de couteau, pendus à l'envers pendant plusieurs jours à des crocs de boucher, et privés de nourriture », témoigne l'un d'entre eux. Certains sont même obligés de payer une somme mensuelle pour être « protégés » dans leur zone par des caïds de quartier.

Alors que l'obscurité tombe sur Beyrouth, l'équipe de nuit de la boura de Hay-Lejja, composée essentiellement de jeunes adolescents, s'active pour commencer sa besogne. Munis de lampes frontales, ils grimpent dans les bennes à ordures, plongent la tête la première dedans et éventrent les sacs-poubelles avec agilité pour trier chaque matière recyclable dans différents bacs en carton. Ils ont jusqu'à l'aube pour récupérer le plus de déchets valorisables avant le passage des camions-poubelles. Comme chaque nuit, leur course contre la montre a commencé, et durera jusqu'au petit matin.

21.10.2025 à 11:49

Alex J. Wood, sociologue : « Nous avons besoin de formules de représentation alternatives, qui donnent aux travailleurs free-lances une voix fonctionnelle »

Bien que le travail indépendant ait toujours existé dans de nombreux métiers, ces dernières années, dans le secteur des services surtout, un nombre croissant de professionnels semble se lancer dans le travail en free-lance, alors même que de nombreuses entreprises ont augmenté la charge de travail qu'elles délèguent à des prestataires externes d'une façon qui aurait été inimaginable il y a encore quelques années.
Un changement de mentalité semble bouleverser le monde du travail. La gestion (…)

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Bien que le travail indépendant ait toujours existé dans de nombreux métiers, ces dernières années, dans le secteur des services surtout, un nombre croissant de professionnels semble se lancer dans le travail en free-lance, alors même que de nombreuses entreprises ont augmenté la charge de travail qu'elles délèguent à des prestataires externes d'une façon qui aurait été inimaginable il y a encore quelques années.

Un changement de mentalité semble bouleverser le monde du travail. La gestion à court terme et par projets, qui privilégie les relations de travail ponctuelles, remplace le modèle traditionnel qui consistait à investir dans la formation et la pérennisation de son propre personnel au sein de la structure et de la culture interne de chaque entreprise plus particulièrement. Il semble de plus en plus courant que les économies de coûts dictent les décisions des entreprises, disposées à ne payer que pour un travail spécifique lorsqu'elles en ont besoin, au point qu'il est devenu normal de combiner du personnel permanent et la sous-traitance vers des free-lances.

Cela n'augure rien de bon pour la qualité et la stabilité des emplois, dans ce qui semble être une tendance qui pourrait préfigurer l'avenir du monde du travail. Pour nous aider à comprendre ce phénomène, Equal Times a demandé l'avis de l'un des spécialistes qui connaît le mieux l'impact social et économique de ces transformations, le sociologue britannique Alex J. Wood, chercheur et maître de conférences en sociologie économique à l'université de Cambridge (Royaume-Uni). Il est également ancien membre de l'équipe qui a créé l'Indice du travail en ligne de l'université d'Oxford, un outil qui a permis de mesurer pour la première fois, entre 2016 et 2024, les fluctuations de l'activité professionnelle de tous les free-lances des cinq plus grandes plateformes spécialisées dans ce domaine dans le monde anglophone (ainsi que de plusieurs portails en espagnol et en russe entre 2020 et 2024), soit plus de 70 % du marché mondial des indépendants en activité.

On a l'impression que les travailleurs sont de plus en plus nombreux à choisir ou à être contraints de devenir indépendants. Que disent les données à ce sujet ?

Je pense qu'il y a bel et bien une tendance à la hausse du travail indépendant dans les pays capitalistes occidentaux, mais il est également vrai que la véritable augmentation forte des chiffres s'est produite entre l'année 2000 et la pandémie de Covid-19.

Aujourd'hui, dans la plupart des pays, le nombre de travailleurs indépendants recommence à augmenter, mais pas nécessairement aussi fortement qu'avant la pandémie ni de manière uniforme. En outre, tout dépend des réglementations, des habitudes sur la façon de faire des affaires et de la manière dont chaque économie est réglementée en général à chaque endroit. En Scandinavie, par exemple, les pratiques en matière d'emploi sont généralement moins fragmentées, avec des marchés du travail très réglementés, avec pour conséquence que les entreprises ont beaucoup moins tendance à recourir à des travailleurs indépendants.

Est-ce que cela signifie donc que plus la réglementation du travail est stricte, moins il y a de free-lances ?

Oui, naturellement, même si le type de secteurs dominants dans chaque économie nationale est également déterminant. Par exemple, le Royaume-Uni est fortement axé sur les services, ce qui présente un grand potentiel pour que ces services soient proposés à travers l'auto-emploi, alors que dans une économie plus axée sur la production industrielle, comme l'Allemagne, ce potentiel est beaucoup plus faible.

Selon certains chercheurs, la technologie constitue un facteur historique de rupture dans les conditions de travail. Comment son utilisation influence-t-elle la précarisation et la tendance à l'augmentation du nombre de travailleurs indépendants ?

La numérisation accroît la capacité à fragmenter le travail dans l'espace, mais aussi à permettre à des personnes qui ne sont pas des employés (même éparpillées un peu partout dans le pays ou dans le monde) de contribuer au processus de travail. Cela explique la forte augmentation du travail indépendant entre l'année 2000 et la pandémie, du fait de l'utilisation croissante des ordinateurs et de la numérisation du travail.

Après quoi, ces dernières années, nous avons assisté au développement de plateformes numériques de travail, telles qu'Uber, Just Eat, Deliveroo, etc., ainsi que de plateformes pour travailleurs indépendants, telles qu'Upwork et Fiverr. Elles permettent de réduire les coûts de recherche des travailleurs free-lance, grâce à leurs algorithmes qui garantissent un accès à une main-d'œuvre disponible. Ce phénomène coïncide avec un affaiblissement des réglementations du travail et de la capacité des syndicats de faire pression sur les entreprises pour qu'elles ne sous-traitent pas la charge de travail à des travailleurs non syndiqués.

Ce lien entre technologie et précarisation rappelle le vieil adage « diviser pour mieux régner », puisque, face à cette fragmentation du travail, il est très difficile de bénéficier d'une représentation syndicale ou de négociations collectives, et la technologie permet à de nombreuses entreprises de dire : « voilà notre façon de travailler : c'est à prendre ou à laisser ». Pensez-vous que, dans ce sens, les entreprises se servent consciemment des technologies comme d'un élément de rupture à leur avantage ?

Je pense que oui. Nous avons réalisé une étude sur les free-lances au Royaume-Uni auprès de travailleurs indépendants qui utilisaient des plateformes telles qu'Uber et des plateformes pour free-lances. Dans le cas d'Upwork, nous avons observé des niveaux de soutien aux syndicats vraiment élevés ; bien plus élevés, en fait, que ceux généralement observés chez les employés conventionnels. Certains travailleurs déclaraient même vouloir créer leur propre syndicat, ce qui montre clairement qu'il existe une volonté de représentation syndicale. Je pense que nous devons demander à ces travailleurs s'ils estiment que des conseils du travail similaires à ceux qui existent dans l'industrie allemande devraient être mis en place pour les travailleurs des plateformes : un conseil dans lequel certains travailleurs seraient élus comme représentants, avec pour objectif d'être consultés et d'avoir un droit de veto sur les décisions importantes. Cette idée recueille en fait un soutien plus large que les syndicats, car je pense que les gens reconnaissent qu'il est très difficile de mettre en place un syndicat de travailleurs free-lance, alors qu'avec les plateformes, il est aisé d'imaginer comment ce type de conseil pourrait fonctionner. Nous avons besoin de formules de représentation alternatives, qui donnent aux travailleurs une voix fonctionnelle, sans que celle-ci dépende de leur capacité à mettre en place un syndicat.

Les entreprises qui passent d'une force de travail salariée à un système reposant de plus en plus sur des free-lances externes s'orientent-elles vers une conception beaucoup plus court-termiste de leur activité ? Pourquoi, selon vous, préfèrent-elles accepter cette volatilité plutôt que d'investir dans la constitution d'équipes stables ?

Ce changement de mentalité est bel et bien en cours, et je pense qu'il s'explique en grande partie par le déclin de ce que le sociologue Wolfgang Streeck qualifie de « contraintes bénéfiques » pour les employeurs. En effet, si on laisse le choix aux entreprises, elles opteront pour la voie de la facilité, car elles se concentrent sur le cours de leurs actions et la rentabilité à court terme, même si cela se fait au détriment de leurs intérêts sur le long terme.

Wolfgang Streeck est un Allemand évoquant l'expérience allemande où, traditionnellement, les conseils du travail et les syndicats ont réussi à limiter la capacité des employeurs à choisir ce chemin de la facilité, les obligeant donc à investir dans leurs travailleurs et à leur dispenser des formations. Une fois que vous avez formé vos travailleurs, vous avez tout intérêt à leur offrir une plus grande sécurité d'emploi et des conditions de travail de qualité, car vous ne voulez pas qu'ils s'en aillent.

Effectivement, nous avons constaté un véritable déclin de ces contraintes bénéfiques, ce qui signifie que certaines entreprises considèrent les agences et les plateformes qui leur fournissent des free-lances comme un moyen de réduire immédiatement leurs coûts du travail, même si cela nuit à leur productivité. Cela s'explique en partie par le fait que, dans les années 80 et 90, le cours des actions s'est progressivement imposé comme l'étalon de la rentabilité à long terme des entreprises. Or, l'un des moyens d'augmenter le cours d'une action consiste à réduire les coûts du travail, même si cela se révèle ne pas être bénéfique pour l'entreprise dans la pratique. Je pense donc que le déclin de la réglementation des marchés financiers et le recours croissant aux fonds de capital-risque et aux fonds d'investissement jouent un rôle dans cette évolution. Ces prédateurs financiers issus de Wall Street ont influencé de nombreuses décisions de gestion, au lieu de laisser les dirigeants sur le terrain prendre ce type de décisions stratégiques.

Cela signifie donc que ce changement de paradigme dans les entreprises n'est pas un phénomène récent, mais qu'il remonte à une époque antérieure à Internet, à cette obsession néolibérale qui consiste à évaluer les entreprises en fonction du cours de leurs actions, qui fluctue quotidiennement.

Oui, il n'y a aucun doute que ce changement était déjà en cours dans le passé, tant en termes de déclin des syndicats que de ces contraintes bénéfiques, auxquelles s'ajoute le rôle croissant de la déréglementation des marchés financiers. L'économiste David Weil, qui faisait partie de l'administration Obama, explique les différentes manières dont les entreprises ont réagi à cette focalisation sur le cours des actions, en exploitant justement cette dislocation du travail, c'est-à-dire en ayant recours à des agences d'intérim et à des travailleurs indépendants. Puis sont arrivées les années 2000, avec une numérisation croissante, et aujourd'hui, dans les années 2020, avec l'émergence des plateformes de travail, de nouvelles formes de fragmentation de l'emploi apparaissent, grâce à l'utilisation de travailleurs des plateformes et de travailleurs free-lances à une échelle beaucoup plus grande, car les coûts liés à la recherche d'employés, à leur embauche et au contrôle de leur travail ont été considérablement réduits grâce à la technologie.

Du côté des travailleurs, observe-t-on également un changement de paradigme dans leur relation avec les entreprises ?

Je pense que, envers et contre tout, les gens tentent constamment de s'organiser et de créer des communautés, ce qui entraîne un certain degré de régulation informelle. Par exemple, nous voyons comment certains travailleurs dressent directement leur propre liste noire énonçant leurs pires clients et déconseillent à leurs confrères de travailler pour eux ou indiquent que personne ne devrait accepter tel travail pour moins de tel montant. Les syndicats jouissent également d'un large soutien, même s'il est difficile de les organiser dans ce type de travail. Je pense que la frustration que ressentent les gens face à la précarité de leur emploi les pousse à rechercher des alternatives qui ne sont pas proposées par les partis progressistes, ce qui amène certains vers les idées de l'extrême droite la plus populiste et conduit les gens à attribuer à tort la détérioration de leurs conditions de vie à l'immigration.

De fait, la détérioration des démocraties a commencé à partir de la crise financière de 2008 et le meilleur moyen de défendre la démocratie est probablement de maintenir des conditions de travail dignes. Vos données sociologiques le montrent-elles d'une manière ou d'une autre ?

Oui, et je pense que c'est ce que nous devons faire pour offrir une alternative aux gens, car je ne pense pas que mettre un terme à l'immigration améliorera de quelque manière que ce soit la qualité de vie des gens. Et si l'idée est d'offrir une alternative, il faut sans aucun doute que le système garantisse la démocratie sur le lieu de travail par l'intermédiaire de conseils du travail et de syndicats, ce qui, en réalité, améliorera les conditions de travail des gens et leur offrira une plus grande sécurité professionnelle et matérielle.

Le plus curieux est que cela profiterait également aux entreprises elles-mêmes. Cependant, il n'existe pas de réglementation du travail spécifique aux travailleurs indépendants. En 2024, l'UE a adopté sa Directive sur le travail des plateformes , mais celle-ci ne s'appliquera qu'aux travailleurs des plateformes. En tant que société, comment devrions-nous faire face à ces lacunes réglementaires ?

Tout à fait. De fait, j'ai participé à certaines discussions avec les législateurs européens portant sur cette directive et je leur ai fait remarquer qu'elle était plutôt bonne, mais qu'elle ne s'appliquait qu'aux travailleurs qui ont été contraints de recevoir la définition de travailleurs indépendants à ce moment-là, et non à ceux qui sont véritablement free-lance. Je pense donc que ce qu'il convient de dire est similaire à ce que nous dirions face à un cas d'évasion fiscale, à savoir qu'une entreprise ne peut pas affirmer « oh, eh bien, il s'agit de travailleurs indépendants » ou qu'elle a simplement sous-traité le travail à des tiers et qu'il ne lui incombe pas de s'assurer qu'ils perçoivent le salaire minimum. Non. Si une entreprise crée un quelconque travail, elle est tenue de payer, au moins, le salaire minimum, qui a justement été fixé à cet effet, afin de garantir que personne ne gagne moins que ce montant, y compris les travailleurs indépendants.

Et si vous êtes un travailleur indépendant sur une plateforme et que vous ne gagnez pas le salaire minimum avec les missions que vous recevez en moyenne, je pense que vous devriez pouvoir faire valoir que vos tarifs sont trop bas et réclamer que la plateforme les augmente. Et l'un des moyens d'y parvenir est de passer par les conseils du travail que nous avons évoqués tout à l'heure. Il s'agit de démocratiser les plateformes, mais aussi de faire en sorte que les droits du travail s'appliquent réellement à tous les travailleurs, y compris les free-lances. Toute personne effectuant un travail rémunéré doit pouvoir bénéficier de ses droits fondamentaux en matière de travail, y compris le salaire minimum.

Comment tout cela peut-il être garanti ?

Je pense que les plateformes de travail doivent disposer d'un conseil élu par les travailleurs, consulté sur les changements qui interviennent sur les plateformes, mais également habilité à examiner les prix et les tarifs fixés pour les différentes tâches, et ce, de façon à garantir qu'ils sont suffisamment élevés pour couvrir les besoins des travailleurs et, bien sûr, qu'ils couvrent le salaire minimum.

L'État devrait-il garantir cela d'une manière ou d'une autre ?

Oui, exactement : il faut que cette couverture légale soit étendue aux personnes qui sont véritablement des travailleurs indépendants, mais qui travaillent à travers des plateformes.

Pour finir, quelles sont les actions que les travailleurs peuvent entreprendre pour que cette protection devienne réalité ? Que recommanderiez-vous aux travailleurs indépendants pour faire avancer les choses dans cette direction ?

Avant tout, qu'ils adhèrent à un syndicat, ou qu'ils créent des communautés de travailleurs, ou de nouveaux syndicats, qu'ils adhèrent à un parti politique ou qu'ils en créent un nouveau, et qu'ils fassent ensuite évoluer la situation vers plus de protection des droits et donnent une plus grande voix à tous ces travailleurs indépendants.

17.10.2025 à 06:00

Le Sénégal peut-il jouer la carte du tourisme durable pour élever le niveau général dans le secteur et favoriser l'emploi ?

Momar Dieng

Avec sa capitale riche de culture et d'histoire, Dakar, ses côtes de sable fin bordées de stations balnéaires, ses villages de pêche pittoresques, l'architecture historique de Saint-Louis classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, ou encore ses mangroves, les rizières et forêts de Casamance et autres sites naturels remarquables, le Sénégal possède de très nombreux atouts touristiques et souhaite depuis longtemps faire de ceux-ci un levier de relance économique.
En 2024, le pays aurait (…)

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Avec sa capitale riche de culture et d'histoire, Dakar, ses côtes de sable fin bordées de stations balnéaires, ses villages de pêche pittoresques, l'architecture historique de Saint-Louis classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, ou encore ses mangroves, les rizières et forêts de Casamance et autres sites naturels remarquables, le Sénégal possède de très nombreux atouts touristiques et souhaite depuis longtemps faire de ceux-ci un levier de relance économique.

En 2024, le pays aurait enregistré la venue de près de 2,26 millions de visiteurs, d'après le ministère du Tourisme et de l'Artisanat. Nombreux venus d'Europe (23%) et d'Afrique (74%), pour du tourisme culturel, mais aussi d'affaires, religieux ou pour des événements sportifs. Entre 2019 et 2024, les recettes générées par le secteur ont connu une hausse de 86,2 %, d'après la Cellule des études, de la planification et du suivi du ministère (CEPS/MTA). Le secteur représente environ 7% du PIB et de nombreux observateurs s'accordent à dire qu'il y a encore un potentiel à développer.

Toutefois, plusieurs acteurs du secteur rencontrés lors d'une enquête d'Equal Times, alertent sur des obstacles majeurs liés aux conditions de travail dans ce secteur, qui compte aussi un grand nombre de travailleurs informels, sans contrats en bonne et due forme.

Une réalité contrastée sur le terrain

Le secrétaire général de l'hôtellerie de la centrale syndicale CNTS, Mamadou Diouf, dénonce le recours massif des employeurs aux contrats saisonniers « qui ne répondent pas aux normes fixées par la loi. » Selon lui, « les licenciements, très fréquents, sont souvent décidés sur la base de soi-disant motifs économiques et sans tenir compte des procédures légales. Et ces licenciés sont parfois remplacés par des prestataires de services ou des journaliers ».

Sur 120.000 travailleurs recensés au niveau du ministère du tourisme, « je suppose que seul le tiers – soit 40.000 - bénéficie de contrats à durée indéterminée », avance-t-il.

Lors des conflits sociaux, le responsable du secteur tourisme à la CNTS-FC (Confédération nationale des travailleurs du Sénégal/Forces du changement), un autre syndicat, El Hadji Ndiaye, fustige lui la partialité d'inspecteurs du travail trop souvent favorables aux employeurs.

« Quand il y a un conflit entre un employé et son patron, ils ne convoquent souvent que le travailleur. Le patron, lui, il peut parfois envoyer son chauffeur le représenter. Ces pratiques ne sont pas acceptables », s'indigne-t-il.

L'Etat est donc largement attendu pour amener le secteur à des standards internationaux en termes de qualité de l'offre et d'exemplarité du secteur. Un chantier potentiel pour Vision 2050 le nouveau document de référence pour les politiques publiques, depuis l'arrivée d'un nouveau gouvernement en avril 2024. Ce dernier souhaiterait atteindre l'objectif de 500.000 emplois liés à ce secteur et lui faire atteindre la part de 10% dans le PIB national.

Ce ne sera pas simple, avertit Faouzou Dème. Ce consultant et ex-candidat à la direction de l'Organisation mondiale du tourisme (OMT), membre de plusieurs cabinets ministériels à partir des années 2000, milite pour une vision globale du secteur. « Le tourisme est à la fois un produit d'exportation et de consommation interne [64% des activités touristiques sont ‘consommées' par des nationaux, contre 36% par des touristes internationaux, ndlr]. Cela veut dire qu'il s'accommode de la culture, de l'artisanat, de tout ce que nous avons comme valeurs et qui nous identifie », explique-t-il. Le 6 septembre 2025, le gouvernement suivant cette logique a en effet renommé le ministère en « ministère de la Culture, de l'Artisanat et du Tourisme ». Une appellation nouvelle pour connecter davantage le secteur touristique à des secteurs qui pourraient créer une synergie positive.

Les réformes ont commencé et un nouveau Code du tourisme serait en gestation pour renforcer une réglementation capable de favoriser un développement durable dans tout l'écosystème. « Le tourisme est un secteur porteur qui crée des emplois et de la richesse, mais cela n'est pas possible sans des investisseurs privés », rappelle toutefois Faouzou Dème, qui plaide pour l'inclusion de tous les acteurs.

Concernant les conditions de travail, le gouvernement actuel a aussi fait le ménage dans de vieilles pratiques en abrogeant par exemple l'arrêté colonial 41-87 du 26 juin 1953, qui faisait travailler les agents du secteur touristique 50 heures par semaine pour 40 heures effectivement payées. « Il y a des résistances chez certains patrons, mais la mesure est globalement appliquée », se réjouit El Hadji Ndiaye.

Mamadou Diouf estime cette abrogation salutaire, au regard de son injustice, mais beaucoup reste à faire d'après lui. Notamment l'entrée en vigueur du « Pacte de stabilité sociale du tourisme, de l'hôtellerie et de la restauration », pourtant signé depuis avril 2021 entre le gouvernement, le patronat et les représentants des travailleurs (dont la CNTS et la CNTS/FC). Ce Pacte, – intervenu après les difficultés dues à la crise du Covid-19–, est un compromis entre plusieurs objectifs : protéger les emplois existants, assurer le paiement régulier des salaires des travailleurs, actualiser la convention collective nationale de l'hôtellerie, suspendre les préavis de grève, soutenir les entreprises touristiques par l'ouverture d'une ligne de crédit bancaire, etc. Mais ses mesures n'ont jamais été mises en œuvre, au grand dam des signataires.

Du côté des partenaires sociaux, on œuvrent aussi pour répondre aux doléances des travailleurs : « Un accord signé avec le patronat institue désormais une prime mensuelle de nourriture entre 17 mille et 24 mille francs CFA [entre 26 et 37 euros environ], selon les catégories, et pour tous les travailleurs des secteurs de l'hôtellerie. Cet accord de branche est un acquis majeur dans notre combat pour la dignité des camarades travailleurs », ajoute El Hadji Ndiaye.

L'écotourisme : entre espoirs et incertitudes

Aux côtés du tourisme classique international, Faouzou Dème préconise une intensification du tourisme rural intégré pour ses nombreux atouts, dont le développement des zones éloignées. « Les populations en profiteraient en gagnant de l'argent à partir des activités dans leur propre terroir. En même temps, la nature et la faune seraient préservées dans les zones défavorisées », souligne-t-il.

En Casamance, zone d'évasion touristique par excellence, Ousmane Sané est un promoteur de l'écotourisme depuis que « le tourisme classique a montré ses limites. » Il travaille avec deux employés – un jardinier et une cuisinière – et des membres de sa famille en exploitant un campement d'environ deux hectares à Niafrang, un village de la Basse-Casamance, situé non loin de la frontière gambienne.

« Ma clientèle est principalement occidentale. Mais il y a aussi des Africains qui passent, dont des Gambiens et des Sénégalais. Il y a du confort, mais nous ne visons pas une certaine modernité. D'ailleurs, la plupart de nos clients acceptent de s'impliquer dans des activités ou projets de préservation de l'environnement. »

Dans cette partie du Sénégal, l'écotourisme souffre toutefois de plusieurs maux dont l'enclavement, l'état des routes, la vétusté des moyens de transport et les prix élevés pratiqués par les transporteurs, indique Ousmane Sané. Dans d'autres parties du pays, il doit aussi affronter « l'industrialisation », notamment la bétonisation effrénée de paysages touristiques, ou encore l'exploitation du zircon, un minerai qu'on trouve dans le sable, qui affecte les terres.

Auteur du livre-enquête Le tourisme au Sénégal, radioscopie d'un secteur (éd. Nuit & Jour, 2025), Mamadou Pouye Tita, souligne : « L'écotourisme doit être la marque de fabrique du tourisme local. Il crée une attraction touristique autour de nos valeurs, de nos spécificités en tant que peuple, de nos richesses culturelles et de nos potentialités agricoles et environnementales. »

Sans écarter l'option des gros investissements, Mamadou Pouye Tita préconise une plus grande attention à l'endroit du tourisme intérieur « car aucun pays ne doit compter sur l'extérieur pour développer le tourisme », citant en référence à la fermeture des frontières imposée par le Covid-19 entre 2019 et 2020, qui a beaucoup fait souffrir le secteur.

À cet égard, le retour des campements impliquant étroitement les villageois dans leur gestion, modèle d'écotourisme « qui avait bien marché » en Casamance et dans les îles du Saloum, reste une option pertinente pour le tourisme intérieur, souligne-t-il. « Malheureusement, l'Etat n'ayant pas été vigilant, ce concept a été récupéré et dévoyé par des hommes d'affaires qui en ont fait des campements privés. »

Des obstacles majeurs qu'il reste à lever

Le tourisme au Sénégal fait face à une série d'obstacles structurels qui freinent encore sa pleine expansion. Parmi ces défis, trois se détachent nettement : la nécessité d'une meilleure formation professionnelle des acteurs du secteur, la lutte contre le sous-emploi et la cherté de la destination, ainsi que la sécurisation des sites touristiques.

À la tête des syndicats d'initiative de Thiès et Diourbel, des structures locales qui s'occupent de la mise en valeur et de l'animation touristique, Boubacar Sabaly, plaide pour un renforcement de la qualité de la formation professionnelle. Il souligne que « se jouent ici le présent et l'avenir du tourisme sénégalais ». Sans un personnel qualifié, il devient difficile pour le pays d'offrir une expérience touristique répondant aux standards internationaux et susceptible de rivaliser avec d'autres destinations africaines ou mondiales. Faouzou Dème, insiste lui aussi sur la nécessité d'investir dans la formation et la planification rigoureuse, rappelant que « si on veut 500.000 emplois, il faut […] une école de formation qui forme des employés, selon les besoins de l'évolution de la capacité litière ».

Les chiffres rapportés par l'expert Mamadou Pouye Tita sont éloquents : malgré l'augmentation des capacités d'accueil en nombre de lits (de 27.658 en 2014 à 41.500 en 2022), le niveau de l'emploi direct généré par le secteur hôtelier est resté stagnant sur la même période, autour de 28.035. Ce constat révèle « une grave situation de sous-emploi » avec moins d'un « emploi créé par chambre d'hôtel ».

Autrement dit, la croissance quantitative du parc hôtelier ne s'est pas traduite par une amélioration qualitative en termes d'opportunités professionnelles.

Les prix élevés pratiqués dans certains d'endroits constituent un autre frein de taille, surtout pour les touristes africains. Sémou Dione, guide touristique professionnel depuis de nombreuses années, l'explique clairement : « Avec la rareté de la clientèle due en grande partie à la cherté de la destination, et la faiblesse de la promotion du Sénégal, on comprend pourquoi le secteur du tourisme est en difficulté. » Mamadou Pouye Tita dénonce notamment le cumul des taxes sur le billet d'avion qui dépasse souvent le prix hors taxe du billet lui-même. Une telle fiscalité décourage les visiteurs potentiels et place le Sénégal en situation de désavantage. À cela s'ajoutent des problèmes récurrents d' « insalubrité et l'envahissement humain et animal, » sur certains sites, comme le relève Boubacar Sabaly, également directeur-général de l'hôtel Les Bougainvillées de Saly.

En outre, la question de la sécurité constitue une préoccupation croissante pour les acteurs du secteur. Faouzou Dème rappelle que « le touriste ne voyage pas dans les pays instables, dans les zones où il n'y a pas de sécurité ». Cette remarque s'est trouvée confirmée par une série d'incidents survenus en 2025 : en janvier, l'hôtel Riu Baobab de Pointe Sarène, un des derniers fleurons du tourisme haut de gamme, a été l'objet d'un braquage par des bandits armés, et en août, un vol et une agression armée ont été signalés à la résidence Les Diamantines de Saly. Ces épisodes ternissent l'image d'une destination sûre, mais qui se veut toujours plus accueillante.

16.10.2025 à 13:54

Au Guatemala, une jeunesse sacrifiée par l'insécurité économique et la faiblesse de la démocratie

Près de trois décennies se sont écoulées depuis la fin de la guerre civile au Guatemala (1960-1996), mais la précarité généralisée de l'emploi, qui touche surtout les plus jeunes, continue d'assombrir les perspectives de vie d'une grande partie de la population, comme pour les générations précédentes. Depuis le début du siècle, sept gouvernements se sont succédé, sans apporter d'améliorations notables au quotidien des Guatémaltèques.
De fait, selon une enquête de 2021 sur la perception au (…)

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Près de trois décennies se sont écoulées depuis la fin de la guerre civile au Guatemala (1960-1996), mais la précarité généralisée de l'emploi, qui touche surtout les plus jeunes, continue d'assombrir les perspectives de vie d'une grande partie de la population, comme pour les générations précédentes. Depuis le début du siècle, sept gouvernements se sont succédé, sans apporter d'améliorations notables au quotidien des Guatémaltèques.

De fait, selon une enquête de 2021 sur la perception au sein de la population du modèle démocratique du pays, 52 % seulement des Guatémaltèques considèrent qu'il s'agit de la meilleure forme de gouvernement possible. Les opinions favorables à un hypothétique coup d'État, justifié par la corruption excessive du gouvernement, atteignaient 51 % il y a cinq ans. Aux élections de 2023, le soutien crucial des jeunes et de la population autochtone a porté au pouvoir le sociologue Bernardo Arévalo et son Movimiento Semilla, qui promettait de combattre la corruption endémique au sein de la société guatémaltèque, de défendre les droits humains et de renforcer l'État de droit dans le pays le plus peuplé d'Amérique centrale.

L'espoir suscité par sa victoire s'est toutefois évaporé depuis son accession au pouvoir, il y a 21 mois, et pour cause. Le gouvernement fait l'objet d'un harcèlement systématique de la part d'une justice sous la coupe du « Pacte des corrompus », une alliance entre parlementaires accusés de délits, politiciens d'extrême droite et des membres de l'élite économique guatémaltèque et d'organisations de narcotrafiquants qui exercent leur emprise sur l'exécutif et ont pour figure de proue la procureure générale, Consuelo Porras, principale instigatrice des manœuvres de harcèlement et de démolition.

Cependant, le président Arévalo pêche, lui aussi, par manque de créativité, d'esprit de corps et de capacité à mettre en œuvre ses projets et à rallier le soutien de la population. Et c'est d'autant plus regrettable que l'échec de son gouvernement ouvre la porte aux dérives démagogiques et à une plus grande ingérence des milieux d'affaires dans les décisions publiques.

Une économie « piégée »

Un instantané de la situation macroéconomique du pays pourrait conduire à des conclusions hâtives. Au cours des 15 dernières années, le taux de croissance moyen du produit intérieur brut (PIB) a été de 3,5 %, or pour réduire la pauvreté et garantir un travail décent, il faudrait un taux soutenu de 7 %, sans compter que la croissance du PIB est essentiellement portée par la consommation. Qui plus est, la santé macroéconomique est étayée par le dynamisme du principal « produit » d'exportation du Guatemala, à savoir ses migrants. En 2024, les transferts de fonds des migrants ont augmenté de 8,6 %, en glissement annuel, pour atteindre 21,51 milliards USD. Leur absence ou leur forte diminution se traduirait par une crise de la balance des paiements, des réserves internationales et du taux de change du quetzal par rapport aux monnaies étrangères.

Il y a quelques années, lorsque l'ambassadeur du Japon a visité l'ASIES – le centre de recherche où je travaille – il m'a demandé pourquoi, alors que le Guatemala est un pays riche en ressources naturelles et possède des avantages comparatifs et concurrentiels avérés, il y avait tant de pauvreté. Je lui ai répondu qu'à mon avis, plusieurs facteurs étaient en cause, dont l'inégalité, la faiblesse des institutions fiscales et publiques, la fragilité de l'État de droit et la corruption, notamment.

Juan Alberto Fuentes Knight, éminent économiste, ancien ministre des Finances publiques et ancien président d'OXFAM, qui a également participé à la fondation du Movimiento Semilla et a été la cible d'une persécution judiciaire de la part d'un parquet spécial contre l'impunité, lui-même contrôlé par le « Pacte des corrompus », explique dans son livre La economía atrapadaL'économie piégée ») que les grands consortiums familiaux qui dominent l'économie guatémaltèque conditionnent sa croissance.

J'ajouterais même qu'à travers leurs pratiques oligopolistiques, ces grands consortiums conditionnent également la croissance des petites et moyennes entreprises. Les entreprises sont la force dominante au Guatemala, bien plus que dans n'importe quel autre pays d'Amérique latine ou des Caraïbes, et leurs « relations » avec l'État, loin de favoriser une croissance inclusive, « donnent lieu à une économie piégée dans une trajectoire de croissance lente et inégale, avec une création d'emplois limitée ».

M. Fuentes Knight note que la stratégie de développement adoptée depuis 1986 a abouti à un État extrêmement lié au pouvoir économique, avec peu ou pas de marge de manœuvre pour promouvoir les intérêts de la société dans son ensemble, ce qui se traduit par « des taux élevés de chômage, d'inégalité et de pauvreté, des migrations massives et des activités illicites qui, faute d'alternatives, gagnent en attrait ».

Un développement bridé par la fuite des talents

Cet État entravé offre des opportunités minimales aux jeunes dans un pays où 32 % de la population a moins de 15 ans et où 28 % a entre 15 et 29 ans. Avec 60 % de ses habitants âgés de moins de 30 ans, le Guatemala présente le meilleur bonus démographique du continent. En d'autres termes, le pays se trouve dans une phase où la population en âge de travailler est supérieure à la population économiquement dépendante, ce qui représente une grande opportunité démographique pour le développement du pays. Or, force est de constater que la durée prévisible de ce phénomène, qui a commencé en 1977 et devrait se terminer en 2069, est déjà dépassée de moitié et peu de choses sont faites pour en tirer parti.

C'est ce que confirme l'enquête de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) de 2022 sur les migrations internationales et les envois de fonds des Guatémaltèques. Celle-ci montre que 88 % des personnes qui envoient des fonds depuis l'étranger ont émigré pendant leurs années productives et que 49 % d'entre elles avaient entre 15 et 24 ans lorsqu'elles ont entrepris le pénible et dangereux voyage vers le nord.

La population migrante aux États-Unis a été scolarisée pendant neuf ans en moyenne, alors que la moyenne nationale est de 6,6 ans, ce qui représente une perte importante d'une population jeune relativement éduquée.

Les perspectives d'emploi dans le pays sont peu réjouissantes, en particulier pour les jeunes. Le taux de chômage est faible, cependant le taux de travail informel est très élevé (78 % des actifs n'étaient pas inscrits à la sécurité sociale en 2023) et la productivité très faible (l'économie informelle n'a généré que 20 % du PIB au cours de l'année en question). Le revenu moyen de la population active était de 309 USD par mois, bien en deçà du minimum de 466 USD nécessaire à l'obtention du panier alimentaire de base en 2023.

En 2022, année qui a précédé les élections, l'ASIES a présenté une série de propositions dans le cadre du programme Guatemala caminaLe Guatemala en marche »), lesquelles devaient contribuer à l'élaboration des plans de gouvernement des partis participants. L'une de ces propositions, signée Carmen Ortiz, était intitulée Jóvenes y participación política : dos tendencias y un retoJeunes et participation politique : deux tendances, un défi »), qui reflète déjà l'apparente apathie, le désintérêt et même un supposé rejet de la politique et des politiciens de la part de la jeunesse guatémaltèque. Selon Mme Ortiz, les priorités des jeunes guatémaltèques tournent autour d'un emploi décent, d'un sentiment de sécurité et d'appartenance, du progrès et de la recherche d'un but dans la vie, alors que la conviction que le pays n'offre pas de débouchés fait apparaître la migration comme la seule alternative de vie possible.

En 2023, le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale a annoncé qu'il réviserait la politique nationale pour l'emploi décent (PNED) adoptée en 2017. Le gouvernement actuel a poursuivi ce processus, même si, après un an et demi, il reste inachevé, de sorte que seules des mesures isolées et de portée limitée ont été mises en œuvre.

Propositions pour un travail décent

Les propositions que nous avons élaborées dans le cadre de Guatemala Camina 2022, reprises dans le document Trabajo decente para los jóvenesUn travail décent pour les jeunes »), sont regroupées sous deux grands axes : améliorer l'accès à une éducation de qualité et faciliter l'intégration des jeunes sur le marché du travail.

Le premier axe comprend l'augmentation de la couverture du cycle secondaire diversifié, auquel seul un jeune sur quatre en âge de fréquenter l'école secondaire a actuellement accès ; la réduction de l'échec scolaire, qui touche un élève sur quatre du secondaire diversifié, et qui est aggravé par le fait que les écoles publiques n'admettent pas les redoublants ; la révision des programmes du cycle diversifié afin de les adapter aux catégories professionnelles prioritaires de la PNED (Politique nationale pour l'emploi digne) ; l'augmentation des possibilités de stages ou de formations en entreprise pour les élèves du secondaire diversifié, en sensibilisant les entreprises à la nécessité de réaliser de véritables stages et de ne pas leur confier des tâches non pertinentes ; la fourniture, dans le cadre du système éducatif, d'une orientation professionnelle et d'une orientation sur les droits du travail ; l'augmentation des ressources publiques – actuellement négligeables – destinées aux bourses d'études dans l'enseignement secondaire, l'extension de la couverture de la formation professionnelle dans les programmes courts et complémentaires et l'augmentation des fonds alloués à la bourse « Mi Primer Empleo » (« Mon premier emploi »), afin qu'elle soit assortie d'un contrat d'apprentissage, c'est-à-dire de mécanismes de tutorat et de contrôle qui garantissent l'utilité éducative de cette initiative, qui subventionne pendant quatre mois 51 % du coût salarial des jeunes nouvellement embauchés, afin de favoriser leur intégration sur le marché du travail en tant qu'apprentis.

Pour ce qui est du deuxième axe, nous proposons de mener des campagnes de sensibilisation afin que les employeurs et les agences de recrutement éradiquent les pratiques discriminatoires qui affectent les jeunes sur la base du lieu de résidence, du fait d'avoir étudié dans une école publique, de la tenue vestimentaire ou de l'orientation sexuelle, entre autres facteurs de discrimination qui stigmatisent et excluent de nombreux jeunes de l'accès à l'emploi formel.

Nous proposons en outre de renforcer le service national de l'emploi, en y intégrant une formation aux compétences non techniques (soft skills) et aux droits du travail, ainsi que de renforcer l'inspection du travail, pour une meilleure protection des droits des travailleurs, en particulier les droits les plus fondamentaux que sont la liberté syndicale et la négociation collective.

Le Guatemala peut-il se permettre de tourner le dos à ses jeunes alors qu'ils sont parmi les plus attachés à la démocratie et qu'ils ont été déterminants dans l'élection de Bernardo Arévalo ? Pour combien de temps encore va-t-on laisser passer l'aubaine que représente le bonus démographique pour la croissance immédiate et future du pays ?

15.10.2025 à 11:38

Le « plan de paix » de Trump n'est qu'une mascarade

Les plans de paix qui ont échoué ne manquent pas dans la Palestine occupée, tous comprenant des phases et des calendriers détaillés, depuis la présidence de Jimmy Carter. Ils se terminent tous de la même manière. Israël obtient ce qu'il veut au départ — dans le dernier cas, la libération des captifs israéliens restants — tout en ignorant et en violant toutes les autres phases jusqu'à ce qu'il reprenne ses attaques contre le peuple palestinien.
C'est un jeu sadique. Un manège mortel. Ce (…)

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Les plans de paix qui ont échoué ne manquent pas dans la Palestine occupée, tous comprenant des phases et des calendriers détaillés, depuis la présidence de Jimmy Carter. Ils se terminent tous de la même manière. Israël obtient ce qu'il veut au départ — dans le dernier cas, la libération des captifs israéliens restants — tout en ignorant et en violant toutes les autres phases jusqu'à ce qu'il reprenne ses attaques contre le peuple palestinien.

C'est un jeu sadique. Un manège mortel. Ce cessez-le-feu, comme ceux du passé, n'est qu'une pause publicitaire. Un moment où le condamné est autorisé à fumer une cigarette avant d'être abattu sous une pluie de balles. Une fois les captifs israéliens libérés, le génocide continuera. Je ne sais pas dans combien de temps. Espérons que le massacre de masse sera retardé d'au moins quelques semaines. Mais une pause dans le génocide est le mieux que nous puissions espérer. Israël est sur le point de vider Gaza, qui a été pratiquement rayée de la carte après deux ans de bombardements incessants. Il n'est pas question de l'arrêter. C'est l'aboutissement du rêve sioniste.

Les États-Unis, qui ont accordé à Israël une aide militaire colossale de 22 milliards de dollars depuis le 7 octobre 2023, ne fermeront pas leur pipeline, le seul outil susceptible de mettre fin au génocide.

Comme toujours, Israël accusera le Hamas et les Palestiniens de ne pas respecter l'accord, très probablement en refusant – à tort ou à raison – de désarmer, comme l'exige la proposition.

Washington, condamnant la violation présumée du Hamas, donnera le feu vert à Israël pour poursuivre son génocide afin de créer le fantasme de Trump d'une Riviera de Gaza et d'une « zone économique spéciale » avec la réinstallation « volontaire » des Palestiniens en échange de jetons numériques.

Ce n'est pas une voie viable vers la paix

Parmi les innombrables plans de paix proposés au fil des décennies, celui qui est actuellement sur la table est le moins sérieux. Hormis l'exigence que le Hamas libère les captifs dans les 72 heures suivant le début du cessez-le-feu [ce qui a été fait le 13 octobre, ndlr], il manque de précisions et de calendriers contraignants. Il est truffé de clauses permettant à Israël de dénoncer l'accord. Et c'est là tout le problème. Il n'est pas conçu pour être une voie viable vers la paix, ce que la plupart des dirigeants israéliens comprennent.

Le journal israélien le plus diffusé, Israel Hayom, fondé par le défunt magnat des casinos Sheldon Adelson pour servir de porte-parole au Premier ministre Benjamin Netanyahu et défendre le sionisme messianique, a conseillé à ses lecteurs de ne pas s'inquiéter du plan Trump, car il ne s'agit que de « rhétorique ». […]

Comment est-il possible qu'une proposition de paix ignore l'avis consultatif rendu en juillet 2024 par la Cour internationale de justice, qui réitérait que l'occupation israélienne est illégale et doit cesser ?

Comment peut-elle omettre de mentionner le droit des Palestiniens à l'autodétermination ? Pourquoi les Palestiniens, qui ont le droit, en vertu du droit international, de mener une lutte armée contre une puissance occupante, devraient-ils déposer les armes alors qu'Israël, la force d'occupation illégale, n'est pas tenu de le faire ?

De quel droit les États-Unis peuvent-ils mettre en place un « gouvernement de transition temporaire » – le soi-disant « Conseil de paix » de Trump et Tony Blair – qui met de côté le droit des Palestiniens à l'autodétermination ? […]

Comment les Palestiniens sont-ils censés se résigner à accepter une « barrière de sécurité » israélienne aux frontières de Gaza, confirmation que l'occupation va se poursuivre ?

Comment une proposition peut-elle ignorer le génocide au ralenti et l'annexion de la Cisjordanie ?

Pourquoi Israël, qui a détruit Gaza, n'est-il pas tenu de payer des réparations ?

Que doivent penser les Palestiniens de la demande formulée dans la proposition visant à « déradicaliser » la population de Gaza ? Comment cela pourrait-il être réalisé ? Par des camps de rééducation ? Une censure généralisée ? La réécriture des programmes scolaires ? L'arrestation des imams fautifs dans les mosquées ?

Et qu'en est-il de la rhétorique incendiaire régulièrement employée par les dirigeants israéliens qui décrivent les Palestiniens comme des « animaux humains » et leurs enfants comme des « petits serpents » ?

« Tout Gaza et tous les enfants de Gaza devraient mourir de faim », a déclaré le rabbin israélien Ronen Shaulov. « Je n'ai aucune pitié pour ceux qui, dans quelques années, grandiront et n'auront aucune pitié pour nous. Seule une cinquième colonne stupide, qui déteste Israël, a de la pitié pour les futurs terroristes, même s'ils sont encore jeunes et affamés aujourd'hui. J'espère qu'ils mourront de faim, et si quelqu'un a un problème avec ce que j'ai dit, c'est son problème. »

Les violations des accords de paix par Israël ont des précédents historiques

Les accords de Camp David, signés en 1978 par le président égyptien Anwar Sadat et le Premier ministre israélien Menachem Begin — sans la participation de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) — ont conduit au traité de paix égypto-israélien de 1979, qui a normalisé les relations diplomatiques entre Israël et l'Égypte.

Les phases suivantes des accords de Camp David, qui comprenaient la promesse d'Israël de résoudre la question palestinienne avec la Jordanie et l'Égypte, d'autoriser l'autonomie palestinienne en Cisjordanie et à Gaza dans un délai de cinq ans et de mettre fin à la construction de colonies israéliennes en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, n'ont jamais été mises en œuvre.

Les premiers accords d'Oslo, signés en 1993, ont vu l'OLP reconnaître le droit d'Israël à exister et Israël reconnaître l'OLP comme le représentant légitime du peuple palestinien. Cependant, il s'ensuivit une perte de pouvoir de l'OLP et sa transformation en une force de police coloniale.

Oslo II, signé en 1995, détaillait le processus menant à la paix et à la création d'un État palestinien. Mais lui aussi fut mort-né. Il stipulait que toute discussion sur les « colonies » juives illégales devait être reportée jusqu'aux négociations sur le statut « final ».

À cette date, le retrait militaire israélien de la Cisjordanie occupée devait être achevé. Le pouvoir devait être transféré d'Israël à l'Autorité palestinienne, censée être temporaire. Au lieu de cela, la Cisjordanie a été divisée en zones A, B et C. L'Autorité palestinienne avait un pouvoir limité dans les zones A et B, tandis qu'Israël contrôlait l'ensemble de la zone C, soit plus de 60 % de la Cisjordanie.

Le droit des réfugiés palestiniens à retourner sur les terres historiques que les colons juifs leur avaient prises en 1948 lors de la création d'Israël – un droit inscrit dans le droit international – a été abandonné par le premier responsable de l'OLP, Yasser Arafat. Cela a immédiatement aliéné de nombreux Palestiniens, en particulier ceux de Gaza, où 75 % de la population est composée de réfugiés ou de descendants de réfugiés.

En conséquence, de nombreux Palestiniens ont abandonné l'OLP au profit du Hamas. Le philosophe palestinien Edward Said a qualifié les accords d'Oslo d'« instrument de capitulation palestinienne, de Versailles palestinien » et a fustigé Arafat en le qualifiant de « Pétain des Palestiniens ».

Les retraits militaires israéliens prévus dans le cadre des accords d'Oslo n'ont jamais eu lieu. Il y avait environ 250.000 colons juifs en Cisjordanie lorsque les accords d'Oslo ont été signés. Leur nombre est aujourd'hui passé à au moins 700.000.

Le journaliste britannique Robert Fisk a qualifié Oslo de « simulacre, de mensonge, de stratagème visant à piéger Arafat et l'OLP afin qu'ils renoncent à tout ce qu'ils avaient recherché et pour quoi ils s'étaient battus pendant plus d'un quart de siècle, une méthode visant à créer de faux espoirs afin d'émasculer l'aspiration à la création d'un État ».

Israël a rompu unilatéralement le dernier cessez-le-feu de deux mois le 18 mars dernier en lançant des frappes aériennes surprises sur Gaza.

Le bureau de Netanyahu a affirmé que la reprise de la campagne militaire était une réponse au refus du Hamas de libérer les otages, à son rejet des propositions de prolongation du cessez-le-feu et à ses efforts de réarmement. Israël a tué plus de 400 personnes lors de l'assaut initial mené pendant la nuit et en a blessé plus de 500, massacrant et blessant des gens dans leur sommeil.

L'attaque a fait échouer la deuxième phase de l'accord, qui aurait vu le Hamas libérer les captifs masculins encore en vie, civils et soldats, en échange de prisonniers palestiniens et de l'établissement d'un cessez-le-feu permanent, ainsi que de la levée éventuelle du blocus israélien de Gaza.

Israël mène des attaques meurtrières contre Gaza depuis des décennies, qualifiant cyniquement les bombardements de « tonte de la pelouse ». Aucun accord de paix ou de cessez-le-feu n'a jamais fait obstacle à cela. Celui-ci ne fera pas exception.
Cette saga sanglante n'est pas terminée. Les objectifs d'Israël restent inchangés : la dépossession et l'effacement des Palestiniens de leur terre.

La seule paix qu'Israël entend offrir aux Palestiniens est celle de la tombe.


Ceci est une version abrégée d'un article qui a été publié pour la première fois par Chris Hedges sur Substack le 11 octobre 2025.

14.10.2025 à 10:37

En Colombie, les aidantes des personnes âgées ont besoin de soins, elles aussi

À 4h45 du matin, Sandra Moreno est déjà debout. Elle se déplace sans bruit pour ne pas réveiller ses parents, se prépare en vitesse avant d'affronter la circulation de Bogota pour se rendre au centre de soins pour personnes âgées où elle travaille depuis trois ans. Après des études en pédagogie de la petite enfance, son parcours l'a menée vers les soins aux personnes âgées, une tâche qu'elle assume aujourd'hui avec dévouement et patience.
La journée commence par un « tinto » (café) ou une (…)

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À 4h45 du matin, Sandra Moreno est déjà debout. Elle se déplace sans bruit pour ne pas réveiller ses parents, se prépare en vitesse avant d'affronter la circulation de Bogota pour se rendre au centre de soins pour personnes âgées où elle travaille depuis trois ans. Après des études en pédagogie de la petite enfance, son parcours l'a menée vers les soins aux personnes âgées, une tâche qu'elle assume aujourd'hui avec dévouement et patience.

La journée commence par un « tinto » (café) ou une « agua aromática » (tisane) servis aux résidents. « Il leur arrive de se disputer rien que pour ça », dit Mme Moreno. Les heures s'écoulent entre routines, exercices physiques et activités récréatives. Une vigilance constante est de mise pour prévenir les chutes ou gérer les crises. Beaucoup sont atteints de la maladie d'Alzheimer, de démence ou de dépression. D'autres cherchent simplement quelqu'un qui les écoute.

Puis, arrive la fin de service, mais toujours pas de repos pour Mme Moreno. De retour à la maison, elle est attendue par ses parents, tous deux âgés et à la santé fragile. Elle s'occupe des rendez-vous médicaux, récupère les médicaments, organise les examens. « Tout repose sur moi », dit-elle. Comme elle n'a pas de voiture, pour emmener son père chez le médecin, il faut souvent payer des taxis. « C'est compliqué », confie-t-elle.

« On se sent des fois comme des machines à soigner. On oublie que nous sommes aussi des personnes, avec nos besoins et nos émotions propres. Parfois, j'ai l'impression d'aligner une double, voire une triple journée de travail. »

Bien qu'elle ait un emploi stable et bénéficie de la sécurité sociale, elle estime que ni le salaire ni la reconnaissance ne sont à la hauteur des efforts qu'elle fournit dans le cadre de son travail. Jour après jour, lorsqu'elle entame sa journée à l'aube, Mme Moreno confirme une vérité inconfortable : en Colombie, les soins aux personnes âgées incombent principalement aux femmes comme elle, qui elles aussi vieillissent, elles aussi se fatiguent et elles aussi ont besoin qu'on s'occupe d'elles.

Les soins, un fardeau historique et culturel pour les femmes

En Amérique latine et dans les Caraïbes, au moins 8 millions de personnes âgées nécessitent une aide pour des activités aussi élémentaires que manger, s'habiller et se laver, selon une étude de l'Organisation panaméricaine de la santé et de la Banque interaméricaine de développement (BID). Ce chiffre pourrait tripler d'ici à 2050 du fait du vieillissement de la population.

Derrière cette demande croissante, on observe une constante : la majorité des soignants sont des femmes. Ainsi, en Colombie, 6,2 millions de personnes (de tous âges) ont besoin de soins directs, et les femmes assument 76,2 % ces tâches non rémunérées au sein des foyers.

Pour Diana Cecilia Gómez, responsable chargée des questions de genre auprès de la Confederación de Trabajadores de Colombia (CTC), le pays a pris des mesures importantes pour rendre ce travail plus visible. « L'une des étapes importantes a été l'évaluation de la part de cette activité dans l'économie nationale, et donc de sa contribution réelle à l'économie », explique-t-elle.

Le travail non rémunéré représente, à lui seul, environ 20 % du PIB de la Colombie. S'il était rémunéré, il serait le secteur économique le plus important du pays, avant le commerce ou l'administration publique.

Cependant, le problème de l'inégalité reste entier. Alors que les hommes consacrent en moyenne deux à trois heures par jour aux tâches de soins, les femmes y consacrent jusqu'à sept heures par jour. Pour Mme Gómez, cet écart se traduit par un épuisement physique et émotionnel, mais aussi par des parcours de vie marqués par un investissement personnel constant, souvent non reconnu.

Susana Barria, secrétaire sous-régionale de l'Internationale des services publics (ISP) pour la région andine, parle d'une crise structurelle. Pour elle, le problème réside dans le fait que les soins sont considérés comme relevant de la responsabilité des familles et, au sein de celles-ci, des femmes. « Nous ne pouvons pas continuer à en faire une question exclusivement familiale [privée] ; il s'agit d'une question sociétale, et l'État a un rôle essentiel à jouer en ce sens », a-t-elle déclaré.

Cette réalité, Mme Moreno la vit personnellement. « Parfois, on a l'impression de n'exister que pour s'occuper des gens. Mais nous avons nous aussi des familles, et nous les laissons de côté pour faire ce travail. Cela, la société ne le voit pas. »

Un fardeau qui n'est pas individuel, mais culturel. Selon María Yolanda Castaño, secrétaire chargée des questions de genre à la Confederación General del Trabajo (CGT) : « Historiquement, le machisme a assigné la responsabilité des soins aux femmes, avec une très faible participation des hommes. Il s'agit d'un modèle culturel qui a perpétué les inégalités et limité le développement personnel et professionnel des femmes. »

La politique nationale des soins, un engagement durable ?

En approuvant, en février 2025, la première politique nationale de soins (CONPES 4143), la Colombie a franchi une étape importante. Le pays a, pour la première fois, reconnu les soins comme un droit, et ce non seulement pour les personnes qui en bénéficient – enfants, personnes âgées ou personnes en situation de handicap – mais aussi pour les personnes qui les dispensent, dont la plupart sont des femmes.

Cette politique prévoit une approche intégrée : redistribution des soins entre l'État, les familles et la société ; renforcement des services publics et communautaires ; et transformation des modèles culturels qui ont historiquement placé cette responsabilité sur les épaules des femmes. Il s'agit d'un engagement ambitieux, avec un investissement projeté jusqu'en 2034.

Mais au-delà de l'annonce, des questions demeurent : comment la politique sera-t-elle mise en œuvre dans les territoires ? Quelles ressources réelles y aura-t-il pour mettre en pratique les changements promis ? Comment garantir que les travailleuses comme Mme Moreno voient des améliorations concrètes dans leurs conditions de travail ?

Mme Gómez se félicite des progrès accomplis :

« Il est essentiel que le rôle des soins communautaires soit reconnu. Mais la visibilité ne suffit pas : le travail doit être rémunéré, avec des garanties pour les personnes qui l'exercent. C'est un travail qui exige du temps, des formations et des ressources. »

À l'échelle internationale, Mme Barria rappelle que la Cour interaméricaine des droits de l'homme a déjà reconnu les soins comme un droit à part entière. Cela oblige les États à garantir des conditions dignes aux personnes qui les prodiguent.

Pour des travailleuses comme Sandra Moreno, un tel soutien est indispensable : « Il y a énormément de choses à améliorer : les horaires, les salaires et la formation, pour pouvoir continuer à progresser. Parfois, j'ai l'impression que nous sommes considérées uniquement comme des aides-soignantes, et non comme des professionnelles. »

Et Mme Castaño, de la CGT, d'ajouter : « La politique nationale de soins (CONPES 4143) a été approuvée, mais nous ne savons toujours pas comment elle sera mise en œuvre. [Aussi] il est urgent que le mouvement syndical assume un rôle critique vis-à-vis du gouvernement et exige des mécanismes clairs d'articulation avec les organisations syndicales pour en garantir l'application. »

Bien que cette politique représente une avancée importante, sa mise en œuvre ne fait que commencer. Pour qu'elle ne reste pas lettre morte, il faudra une volonté politique, une participation sociale et l'engagement actif de l'État.

Réalités et défis

Alors que la politique est toujours en cours de mise en œuvre, la réalité des personnes soignantes reste marquée par le surmenage, l'informalité et l'absence de garanties en matière d'emploi. Au niveau régional, une enquête de la BID montre que de nombreuses personnes soignantes travaillent sans formation adéquate, ce qui accentue la précarité et nuit également à la qualité des soins.

Selon Mme Barria, même dans les institutions publiques, jusqu'à 80 % des contrats sont des contrats de prestation de services (OPS), sans stabilité ni sécurité sociale. « Les conditions sont très précaires, et cela a été rendu invisible dans le débat public », avertit-elle.

Cette précarisation est aussi le reflet d'inégalités internes. La responsable syndicale de la CTC l'explique clairement : « Dans une maison de repos semi-privée, il se peut que l'administratrice et l'une ou l'autre infirmière bénéficient de certaines prestations. Par contre, la femme de ménage – qui prodigue elle aussi des soins – ne bénéficiera probablement pas des mêmes conditions. »

En tant que travailleuse du secteur, il s'agit d'une réalité que Mme Moreno connaît bien : nombre de ses collègues travaillent sans contrat stable ni prestations, et elle sait ce que représente la charge des soins. « On est débordé par tout ce que l'on vit [au travail]. Il m'arrive de rentrer chez moi frustrée par des problèmes que je n'ai pas pu résoudre, et il n'y a personne pour nous écouter. Nous devrions bénéficier d'un soutien [psychologique] professionnel, de quelqu'un qui nous soutienne. Parce que ce travail est également épuisant sur le plan émotionnel. »

Leur expérience révèle un aspect passé sous silence : la charge émotionnelle des soins. Au manque de reconnaissance professionnelle s'ajoute le manque d'attention et d'accompagnement pour les aides-soignantes.

Aux yeux de Mme Castaño, il est essentiel de professionnaliser le secteur des soins. « Il ne suffit pas de formaliser. Nous devons avancer dans la certification et la reconnaissance des prestataires de soins. Nous devons identifier les obstacles, concevoir des stratégies durables et comprendre réellement les besoins des personnes qui travaillent dans ce secteur », insiste-elle.

Une responsabilité partagée

Au-delà de l'absence de politiques ou de ressources, une idée profondément ancrée persiste : celle que les soins relèvent de la responsabilité naturelle des femmes. Mme Gómez, de la CTC, le résume ainsi : « Être infirmière, enseignante ou aide-soignante est considéré comme une extension du rôle de mère. Et, de même que le féminin est sous-évalué, les soins sont sous-évalués. »

La remise en cause de cette vision passe par la transformation des pratiques quotidiennes. Mme Gómez souligne que les syndicats peuvent impulser le changement en soutenant, par exemple, le congé de paternité. « Montrer que les hommes ont eux aussi des responsabilités en matière de soins est un moyen concret de construire l'égalité », dit-elle. Et d'ajouter : « Le travail à la maison ne se fait pas tout seul. Le reconnaître, c'est assumer qu'il s'agit d'une responsabilité partagée. »

Mme Moreno parle en connaissance de cause. « J'aimerais pouvoir dire “Je ne veux pas m'occuper de vous aujourd'hui”. J'aimerais sentir que j'ai le droit de me reposer, le droit qu'on s'occupe de moi. Mais ça, personne n'y pense. Alors, quelle est ma place en tant qu'être humain ? »

Avec sa longue expérience de syndicaliste, Mme Castaño reconnaît qu'il n'existe toujours pas de proposition claire pour formaliser le travail de soins non rémunéré au sein des ménages.

Cette omission interpelle même les syndicats, qui ont longtemps laissé les soins en marge de leurs priorités. Rompre avec cette inertie implique, selon la CGT, d'ouvrir le débat, de renforcer l'articulation sociale et d'avancer vers une réelle coresponsabilité. Il s'agit d'éviter de tomber dans des visions qui perpétuent les stéréotypes de genre, tout en exigeant des services publics et des politiques qui reconnaissent les soins comme un axe central de la vie sociale.

Le rôle des syndicats dans la valorisation du travail de soins

Pendant des années, les soignantes – à l'intérieur et à l'extérieur du foyer – ont travaillé en silence, assumant dans la solitude une responsabilité rarement remise en question. Aujourd'hui, les syndicats commencent à ouvrir des espaces pour que leurs voix soient entendues, reconnaissant que les soins sont aussi un terrain de lutte politique.

« En Colombie, un long travail de réflexion doit encore être mené pour dépasser l'assistanat et parvenir à de véritables politiques de qualité de vie pour les personnes âgées et les personnes qui prennent soin d'elles », affirme Mme Gómez.

Pour sa part, Mme Barria, de l'Internationale des services publics, souligne l'importance de l'organisation collective.

« Beaucoup de travailleuses du soin se sentent seules. La solidarité internationale permet de s'assurer que leurs revendications ne se cantonnent pas au niveau local ; lorsqu'un conflit devient visible à l'extérieur, il génère une pression politique », explique-t-elle.

Le défi, insiste María Yolanda Castaño de la CGT, est avant tout politique. Pour que la politique de soins ne reste pas lettre morte, les syndicats doivent jouer un rôle actif vis-à-vis de l'État. Sans cette participation, souligne-t-elle, il sera difficile d'obtenir des changements concrets.

Qui prend soin des aidantes des personnes âgées ?

L'avenir de la politique de soins en Colombie est en jeu : elle peut soit se transformer en un outil permettant de rendre des vies dignes, soit être reléguée au rang des promesses non tenues. Enfin, les soins ont fait leur entrée dans l'agenda politique, avec des responsabilités qui ne peuvent plus être reportées.

Pour Susana Barria, de l'ISP, la région andine a une dette historique à la fois envers les personnes âgées et envers celles qui s'occupent d'elles. Selon la syndicaliste, ni le secteur public ni le secteur privé n'offrent actuellement des services suffisants ou des conditions décentes à ces travailleuses essentielles. La pandémie a, par ailleurs, mis en évidence le fait que les soins ne peuvent plus être considérés comme une marchandise.

« Il s'agit de vies humaines, de personnes vulnérables. Cela ne peut être laissé aux mains du marché, mais doit être reconnu comme un bien public et un droit », insiste-elle.

Bien que dans certains pays la prestation des services de soins ait été confiée à des entreprises privées, dans une grande partie du continent américain, les services de soins restent inégaux et limités. C'est pourquoi la Colombie se voit confrontée au défi de reconnaître que garantir les soins relève de la responsabilité de l'État.

Sans un leadership public clair et engagé, avertit la représentante de l'ISP, l'inégalité continuera à déterminer qui reçoit des soins et qui est laissé de côté.

Pendant ce temps, des femmes comme Sandra Moreno continuent de se lever avant l'aube. « Je suis une oreille attentive aux histoires, une gardienne de la mémoire et une facilitatrice de moments de paix dans l'étape la plus sage : la vieillesse », dit-elle.

Ses paroles nous ramènent à la question fondamentale : qui est là pour s'occuper des aides-soignantes ?

Valoriser les soins, rémunérés ou non, c'est reconnaître une vérité souvent ignorée mais qui sous-tend tout le reste : sans les personnes soignantes – dans les foyers, les maisons de repos, les hôpitaux et dans tant d'autres espaces où la vie est protégée – c'est simple, rien ne fonctionnerait. Le travail de soin n'a rien d'ordinaire, il permet à la vie de suivre son cours et est « essentiel à tout autre travail ».

13.10.2025 à 09:59

Le droit de grève va-t-il disparaître ? D'où vient la menace ?

Entre 1948 et 2012, le droit de grève et le droit à la négociation collective étaient considérés comme implicitement protégés par l'ONU (à travers les conventions de l'Organisation internationale du travail, l'OIT).
Pourtant, ces dernières années, la pression qui pèse sur ces deux droits s'est intensifiée partout dans le monde et s'accompagne d'un nombre croissant de violations et d'actes d'intimidation. La montée en puissance des politiques néolibérales incite de nombreux gouvernements à (…)

- L'explication / , , , , , , ,
Texte intégral (1755 mots)

Entre 1948 et 2012, le droit de grève et le droit à la négociation collective étaient considérés comme implicitement protégés par l'ONU (à travers les conventions de l'Organisation internationale du travail, l'OIT).

Pourtant, ces dernières années, la pression qui pèse sur ces deux droits s'est intensifiée partout dans le monde et s'accompagne d'un nombre croissant de violations et d'actes d'intimidation. La montée en puissance des politiques néolibérales incite de nombreux gouvernements à tenter de les entraver par de nouvelles lois, limitant ainsi les effets perturbateurs des grèves, ce qui les rend pratiquement inopérantes comme outil de pression et de défense des classes populaires.

  • Pourquoi cette détérioration depuis 2012 ?

La reconnaissance unanime de ces droits a commencé à évoluer en 2012, lorsque le syndicaliste britannique Guy Ryder a été nommé directeur général de l'OIT. Ce dernier s'est engagé à réformer cet organisme des Nations unies afin de lui conférer une plus grande autorité pratique dans la protection internationale des droits des travailleurs dans le monde entier.

Le fonctionnement de l'OIT repose sur un système tripartite, articulé autour d'un dialogue social constant entre les représentants des 187 États membres et, au travers d'associations internationales, le patronat (les entreprises) et les syndicats (les travailleurs) du monde entier. En juin de chaque année, l'organisation organise la Conférence internationale du travail et, depuis la session de 2012, le patronat conteste l'idée que la Convention 87 de l'OIT garantit implicitement le droit de grève, ce qui était pourtant le cas depuis 64 ans.

L'organisation fait donc l'objet d'un boycott de la part des employeurs, car le principal mécanisme permettant de veiller au respect des principes normatifs de l'OIT, à savoir la Commission de l'application des normes (CAN), est paralysé : chaque fois que des travailleurs signalent des violations concrètes du droit de grève dans un pays (c.-à-d. une violation implicite de la Convention 87), le patronat nie le principe même (que ce droit est reconnu par l'OIT), et toutes les procédures de plainte sont suspendues. La situation en est arrivée à un point tel que cela fait 13 ans que l'OIT n'est même plus en mesure d'élaborer ses rapports annuels sur la situation mondiale des droits des travailleurs. La Confédération syndicale internationale (CSI) propose le sien depuis 2014, mais sans la reconnaissance tripartite implicite dont bénéficiaient ceux de l'OIT.

  • Comment l'offensive contre le droit de grève se fait-elle sentir ?

Quinze ans d'attaques préméditées ont fini par détériorer le droit de grève partout dans le monde. Selon les données de l'Indice CSI des droits dans le monde de 2025, le droit de grève a été mis à mal dans 131 pays (soit 87 % des 151 pays étudiés dans le rapport), soit 44 pays de plus qu'en 2014, année où l'indice avait étudié 119 nations. Par ailleurs, le droit des travailleurs à négocier collectivement leurs conditions de travail a été gravement restreint ou est inexistant dans 121 pays (soit 80 %, c'est-à-dire 34 pays de plus qu'en 2014).

La tendance qui se dessine est claire : examiné par région, en 2025, le droit de grève a été violé dans 95 % des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 93 % des pays d'Afrique, 91 % des pays d'Asie-Pacifique, 88 % des pays d'Amérique et 73 % des pays d'Europe, région où (même si elle est celle où ce droit est le plus ancré en principe) on observe une tendance croissante à l'obstruction juridique et à la criminalisation des grèves de la part des gouvernements de droite, ainsi qu'à la stigmatisation sociale des grévistes eux-mêmes.

  • Quels sont les moyens utilisés par les États pour restreindre politiquement ce droit ?

L'Europe, qui, au cours de la dernière décennie, a connu la plus forte détérioration des droits du travail de toutes les régions du monde, tente de plus en plus de limiter juridiquement la portée et les conditions dans lesquelles il est permis de déclencher une grève.

Ces revirements politiques, d'influence néolibérale, visent à établir une définition excessivement large de ce qui est considéré dans chaque pays comme des « services essentiels », de manière à neutraliser, dans la pratique, le recours à la grève dans un nombre croissant de secteurs du travail. L'OIT stipule que les « services essentiels » sont uniquement « les services dont l'interruption mettrait en danger, dans l'ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Pourtant, un nombre croissant de parlements légifèrent pour étendre cette définition à des secteurs tels que les transports, l'éducation et la santé, tout en élargissant la proportion de services minimums à assurer à un point tel que la capacité de perturbation sociale qui sous-tend la force de la grève en tant que moyen de pression est pratiquement éliminée.

  • De quelle manière cela affecte-t-il concrètement le droit de grève ?

« Ce qui fait le succès éventuel d'une grève, c'est sa capacité à perturber le système économique », explique à Equal Times l'historien français Stéphane Sirot, spécialiste de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales. « Donc, si vous adoptez une législation dont l'objectif est de faire en sorte qu'une grève perturbe le moins possible, c'est un peu comme si vous lui déniez son droit d'existence, au fond, parce que la lettre juridique permet la grève, mais elle a tendance à la tuer dans son esprit », continue-t-il.

Cette situation s'aggrave encore davantage en raison des règles qui donnent le ton de cette offensive conservatrice contre les droits des travailleurs, à l'instar de la Loi sur les grèves (niveaux de service minimum) adoptée au Royaume-Uni en 2023 et sur le point d'être abrogée aujourd'hui. Elle permet d'obliger les travailleurs de certains secteurs stratégiques à ignorer une grève, même s'ils en sont les initiateurs, sous peine de licenciement. Elle permet également de réprimer les protestations et les manifestations syndicales et de remplacer les grévistes par d'autres employés temporaires.

  • Comment défendre ces droits face à l'offensive néolibérale ?

Politiquement, la réponse tient à la capacité des classes travailleuses à prendre conscience de la situation et à voter pour des partis qui défendent leurs droits en tant que travailleurs. Socialement, en n'oubliant pas que l'union fait la force : si les travailleurs n'unissent pas leurs forces et ne se soutiennent pas mutuellement dans un esprit de solidarité, il leur sera impossible de se défendre contre les abus.

D'un point de vue juridique, malgré l'opposition du patronat international, au sein de l'OIT, les représentants des travailleurs et d'une grande partie des 187 États membres (y compris ceux de l'UE et des États-Unis, avant Trump) ont voté pour porter l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye, sous la forme d'une demande d'avis consultatif, afin qu'elle se prononce (et fasse ainsi jurisprudence) sur la question de savoir si les droits de grève et de négociation collective sont protégés ou non par les conventions de l'OIT. La procédure est en cours.

Un avis négatif aurait pour conséquence de renforcer la volonté du patronat de négocier un protocole spécifique sur la grève (inexistant jusqu'à présent) qui limiterait la protection internationale de ce droit, telle qu'elle était implicitement reconnue par toutes les parties jusqu'en 2012. En cas de réponse positive de la CIJ, le patronat serait à court d'arguments pour continuer à boycotter l'OIT de l'intérieur, même si, sur le plan politique, l'opposition néolibérale continuera son bras de fer avec les droits des travailleurs acquis dans tous les pays.

Vous souhaitez en savoir plus ? Ces articles pourraient vous intéresser :

- À lire : Après des années d'attaques de la part des néolibéraux pour le restreindre, le droit de grève est en danger partout dans le monde (Equal Times)

- Analyse de l'Indice CSI des droits dans le monde (Equal Times)

Plongée dans l'histoire de la construction d'un droit international à la grève (Le Monde Diplomatique) et l'histoire des grèves depuis l'Antiquité (RFI)

- Voir la campagne de la CSI Pour la démocratie.

07.10.2025 à 15:33

Dépenses sociales vs. défense : « On ne peut protéger un mode de vie en le privant de financement », souligne Todd Brogan de la CSI

Le rapport Ces entreprises qui menacent la démocratie 2025 examine la menace grandissante que sept entreprises mortifères (Amazon, Meta, Palantir, Anduril, Northrop Grumman, SpaceX, Vanguard) font peser sur les droits et libertés des citoyens, en s'impliquant dans la militarisation rapide de l'économie mondiale et en soutenant des partis d'extrême droite.
Le journaliste Arthur Neslen s'est entretenu avec l'auteur du rapport, Todd Brogan, directeur des campagnes et de la mobilisation au (…)

- Entretiens / , , , , , , ,
Texte intégral (2693 mots)

Le rapport Ces entreprises qui menacent la démocratie 2025 examine la menace grandissante que sept entreprises mortifères (Amazon, Meta, Palantir, Anduril, Northrop Grumman, SpaceX, Vanguard) font peser sur les droits et libertés des citoyens, en s'impliquant dans la militarisation rapide de l'économie mondiale et en soutenant des partis d'extrême droite.

Le journaliste Arthur Neslen s'est entretenu avec l'auteur du rapport, Todd Brogan, directeur des campagnes et de la mobilisation au sein de la Confédération syndicale internationale (CSI), au sujet de ce qu'il décrit comme le « tournant dystopique » que prend la démocratie mondiale.

Votre précédent rapport, publié en septembre 2024, sur les entreprises qui menacent la démocratie, ne se focalisait pas sur un secteur particulier. Pourquoi vous être concentré sur le secteur militaire cette fois-ci ?

Cette année marque le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et, dans le même temps, le 80e anniversaire de la dernière fois qu'une arme nucléaire a été utilisée. Cette commémoration intervient à un moment où nous assistons à une forte poussée vers le réarmement en Europe, aux États-Unis et dans le monde, ce qui se traduit par un transfert important de ressources depuis des programmes sociaux et de protection vers l'industrie de l'armement. Nous avons donc estimé que le moment était opportun.

Les pays européens déclarent devoir détourner leurs dépenses sociales vers la défense, car la Russie représente une menace existentielle. Que répondez-vous à cela ?

Qu'il est impossible de protéger un mode de vie en le privant de financement. Cette idée qui veut que la Russie, huitième économie mondiale, est tellement puissante et représente une telle menace que l'Union européenne et le Royaume-Uni sont contraints de supprimer les éléments mêmes qui font de ces pays des endroits où il fait bon vivre pour beaucoup (pas tous) et que cela permettrait d'une manière ou d'une autre de réduire la menace existentielle… est de la folie.

J'ai vécu aux États-Unis pendant presque toute ma vie, un pays qui a investi des sommes absurdes dans la production d'armes en invoquant le même prétexte que cela nous protégerait de l'Union soviétique, ou pendant la guerre contre le terrorisme, ou maintenant de la Chine. La réduction des investissements dans les domaines de la santé, de l'éducation et de la Sécurité sociale, au profit de l'armement, a entraîné une détérioration de l'économie, un déclin de la démocratie et une population asphyxiée par la désinformation, avec des syndicats brisés et détruits.

Je ne comprends pas pourquoi quelqu'un voudrait suivre ce modèle.

La course aux armements n'a généralement pas permis d'améliorer le logement, les soins de santé ou l'éducation des classes populaires ni d'augmenter le niveau de vie de la grande majorité des travailleurs. Les menaces belliqueuses et l'attitude va-t-en-guerre sont les derniers recours politiques d'une classe dirigeante qui a renoncé à améliorer la société par d'autres moyens.

Certes, la militarisation croissante de l'économie mondiale détourne des fonds destinés aux dépenses sociales, mais en quoi cela menace-t-il la démocratie ?

Le détricotage des filets de sécurité sociale constitue une attaque directe contre la démocratie, car il déstabilise des sociétés déjà instables. Nous assistons à une augmentation rapide et spectaculaire des inégalités entre les très riches et le reste de la population. Or, historiquement, lorsque de telles circonstances se produisent, les populations ont tendance à se tourner vers des formes de gouvernement autoritaires pour tenter de faire bouger les choses.

Malheureusement, au cours des deux dernières décennies, la démocratie n'a pas réussi à apporter les progrès matériels dont les travailleurs ont besoin. Le transfert de richesses des classes populaires, déjà insuffisamment soutenues, vers quelques entreprises détenues par les personnes les plus riches de la planète (et le fait de permettre à ces entreprises et à leurs PDG de réinvestir directement cet argent dans des factions et des partis politiques d'extrême droite qui rêvent d'un monde sans démocratie) menace considérablement la démocratie au travail, dans la société et dans les institutions mondiales.

Quel impact le génocide mené par Israël à Gaza a-t-il eu sur cette question ?

On observe une relation symbiotique troublante entre les gouvernements d'extrême droite et l'industrie mondiale de l'armement. Des gouvernements comme celui d'Israël privilégient le contrôle coercitif plutôt que la démocratie ou les droits humains. Cette relation est particulièrement préoccupante, car Amazon Web Services a conclu un accord de 1,2 milliard de dollars US (environ 1 milliard d'euros) avec Google et le gouvernement israélien pour surveiller les territoires palestiniens illégalement occupés.

La rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, Francesca Albanese, a cité Amazon pour son soutien à l'infrastructure cloud dans cette région. Les responsables militaires israéliens ont décrit cette infrastructure comme « une arme dans tous les sens du terme », utilisée pour la surveillance ciblée. Il faut également mentionner Palantir, dont les contrats avec le gouvernement israélien font l'objet d'un examen attentif. Un investisseur norvégien a renoncé à investir dans cette entreprise en raison de son implication dans des violations du droit international humanitaire. Les choses prennent une tournure dystopique.

Trois des entreprises citées — Amazon, Meta et Vanguard — figuraient déjà dans votre rapport de l'année dernière. Comment avez-vous choisi ces sept-là ?

Les grands ensembles de données collectés auprès de nos partenaires et nos propres rapports internes ont été notre point de départ. Nous avons recensé dans la colonne A des centaines et des centaines d'entreprises qui se sont vu infliger des amendes importantes pour violation des lois sur l'environnement, la protection des consommateurs et le droit du travail. Nous avons ensuite examiné les études existantes réalisées par des organismes de surveillance des entreprises et, dans la colonne B, nous avons examiné une base de données des acteurs d'extrême droite (leaders de réseaux, orateurs, politiciens, hommes d'affaires). Nous avons ensuite développé un outil permettant de parcourir le Web afin de cartographier les connexions entre la colonne A et la colonne B.

Des milliers de connexions, de notes et de liens vers des rapports et des articles ont ainsi été générés. Grâce à toutes ces données, nous avons dressé une liste succincte d'entreprises présentant des connexions plus fortes et ne faisant aucun effort pour améliorer leur comportement.

Pourquoi sept, me direz-vous ? À vrai dire, nous aurions pu dresser une liste de 70 ou 700 entreprises. Le choix est emblématique. Ce sont les pires parmi leurs pairs, mais les mauvais acteurs sont nombreux, c'est pourquoi nous établissons cette liste chaque année. Il se trouve que, cette année, ce sont les mêmes entreprises que l'année dernière qui apparaissent dans cette liste.

C'est un cercle vicieux. Les mêmes entreprises avec lesquelles nous négocions et contre lesquelles nous faisons grève nous répètent sans cesse qu'elles n'ont pas les moyens d'offrir de meilleurs salaires ou avantages sociaux à leurs employés, alors qu'elles engrangent des bénéfices démesurés et versent des primes scandaleuses à leurs PDG milliardaires. Ces entreprises investissent également une partie de cet argent dans un lobbying agressif visant à s'offrir une tribune ou soutenir une réglementation laxiste des mêmes forces politiques d'extrême droite qui, une fois au pouvoir, s'opposent farouchement aux syndicats et accordent d'importants cadeaux fiscaux à ces mêmes milliardaires.

Parmi les trois sociétés que nous avons à nouveau choisies cette année, Vanguard est un pilier de l'investissement institutionnel mondial. Dès qu'une importante pression de l'extrême droite s'est exercée sur elle pour qu'elle abandonne les règles ESG [environnementales, sociales et de gouvernance], autrement qualifiées de « wokes », elle s'en est complètement détournée. Elle est connue pour ne pas dialoguer avec les investisseurs activistes. C'est également le plus grand investisseur mondial dans la production d'armes nucléaires.

La société Meta est l'une des rares entreprises à avoir répondu l'année dernière lorsque nous l'avons nommée. Elle a évoqué de nombreuses politiques qui, au moment où nous avons commencé nos recherches cette année, avaient déjà été écartées afin de s'attirer les faveurs de l'extrême droite. À nos yeux, cela signifiait que nous devions nous pencher à nouveau sur leur cas et, dès que nous l'avons fait, nous avons constaté qu'ils s'étaient encore davantage déplacés vers l'extrême droite et s'étaient ouverts à plus de contrats militaires.

La façon dont les services Web d'Amazon sont mis en action pour faciliter la guerre est particulièrement choquante. Tout en aidant les militaires à mettre en œuvre l'intelligence artificielle (IA), l'entreprise a simultanément fait pression pendant au moins une décennie pour qu'aucune réglementation ne soit appliquée à l'IA. Elle est donc favorable à un déploiement irresponsable et non réglementé de l'IA à des fins militaires. Contrairement à d'autres entreprises, Amazon a été pénalisé au Brésil, au Canada, en Espagne, en France, en Italie, au Japon et en Pologne, et les lobbyistes de l'entreprise sont désormais interdits d'accès au Parlement européen.

Laquelle de ces sept entreprises autorise les syndicats ?

La seule entreprise notablement antisyndicale est Northrop Grumman, troisième fabricant d'armes au monde, mais premier fabricant d'armes nucléaires. Alors que certains de ses concurrents affichent un taux de syndicalisation de 20 %, le sien n'est que de 4 %. Il s'agit d'un secteur industriel traditionnel, mais, même parmi ses pairs, son taux de syndicalisation est très faible. Par ailleurs, l'entreprise délocalise ses activités des régions fortement syndiquées vers les États-Unis, dans les États avec les pires lois du travail, ce qui réduit encore davantage son taux de syndicalisation au fil du temps.

Comment ces sept entreprises sont-elles parvenues à contourner le système décisionnel normal pour influencer, voire déterminer, les résultats politiques ?

Ces entreprises possèdent des actifs qui dépassent de loin ceux de nombreux pays. Leur décision d'installer (ou non) leurs activités à un endroit peut affecter considérablement l'économie de nations entières. Dans des zones plus étendues, comme l'UE ou les États-Unis, nous constatons comment elles transforment leurs activités commerciales en une forme de lobbying. Elles inaugurent des installations dans certaines circonscriptions électorales pour s'attirer des faveurs ou offrent des récompenses. Elles financent des think tanks, des « alliances » ou des associations afin de produire des rapports favorables à leurs positions. Ces derniers sont ensuite présentés lors de tables rondes avec des élus, et ces rapports et leurs statistiques sont cités comme étant les conclusions d'un tiers par les élus pour expliquer leurs décisions législatives.

Les fonds considérables disponibles à cette fin et l'affaiblissement des lois relatives aux dépenses des entreprises, aux études bidon, au lobbying et à l'accès aux représentants élus… tout cela forme une déferlante dont la hauteur dépasse largement celle des digues en présence. Et ces éléments commencent à apparaître comme des fatalités, car les autres données sont sous-financées et ne peuvent exercer la même influence.

Voyez-vous une menace explicite peser sur la démocratie représentative, comme dans les années 1930 lorsque Ford et d'autres ploutocrates avaient financé des fascistes, ou plutôt une continuation du processus d'érosion de la démocratie auquel nous assistons depuis des décennies ?

Je pense que les deux tendances convergent. Nous avons vu des menaces explicites. Le président des États-Unis [Donald Trump] en profère tout le temps. « Peut-être que les gens aimeraient avoir un dictateur. » Mais je constate également une accélération de l'érosion. Nous n'observons pas encore une volonté d'abandonner la démocratie, mais vous voyez des penseurs de premier plan au sein de ces mouvements, notamment Peter Thiel de Palantir, déclarer ouvertement qu'il ne pense pas que la démocratie et la liberté soient compatibles tout en se présentant comme un combattant pour la liberté. L'idée de devenir ouvertement autoritaire fait son chemin, mais je trouve l'érosion tout aussi insidieuse.

D'une certaine manière, c'est encore pire, car cela permet de maintenir une façade démocratique, comme l'a fait Saddam Hussein avec ses scrutins de 90 % des voix ou comme la Biélorussie et la junte birmane aujourd'hui. Même les champions de la démocratie libérale traditionnelle ne défendent pas la démocratie économique sur le lieu de travail, ni la représentation au sein des conseils d'administration, ni un contrôle accru par les travailleurs par l'intermédiaire de coopératives. La démocratie que réclament les membres de nos syndicats est le désir de contrôler collectivement tous les aspects de leur vie, avec les autres travailleurs de leur communauté, de leur lieu de travail et de leur pays.

Certaines entreprises dont vous parlez disposent de plus d'argent que certains gouvernements. Comment peut-on à nouveau contrôler leur pouvoir ?

L'une des opportunités qu'offre le système multilatéral réside dans les négociations qui auront lieu l'année prochaine en vue de conclure une convention fiscale des Nations unies visant à créer un système auquel les entreprises ne peuvent pas simplement recourir à la coercition ou à la menace de grèves du capital, comme elles le font lorsque les pays tentent d'augmenter leurs recettes pour scolariser leurs enfants ou offrir une certaine protection sociale.

Il en va de même pour la convention de l'Organisation internationale du Travail dans l'économie des plateformes. Nous n'essayons pas de remplacer la réglementation nationale. Les gouvernements nous disent que des normes internationales de base leur seraient extrêmement utiles pour leur donner la marge de manœuvre nécessaire pour adopter des lois nationales, sans que ces entreprises ne fassent pression. Le système international, aussi imparfait soit-il, reste le meilleur atout dont disposent les pays pour empêcher ces entreprises d'exercer une influence indue.

02.10.2025 à 11:22

« Trop vieux pour travailler ? » – L'Europe écartelée entre la pénurie de talents décriée et un marché de l'emploi âgiste

Le sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous (…)

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Le sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous êtes au chômage, vous devenez transparent aux yeux de tous », se souvient Jorge, aujourd'hui âgé de 59 ans.

Son témoignage cristallise une réalité qui touche des millions de personnes dans le monde : l'âgisme dans le monde du travail, une discrimination systématique qui rend les travailleurs avec des décennies d'expérience invisibles sur le marché. Pendant ce temps, dans une réalité parallèle, des pays comme le Danemark relèvent l'âge légal de la retraite à 70 ans – face à l'allongement de l'espérance de vie. « La cinquantaine d'aujourd'hui n'est pas celle d'il y a 20 ans. Nous pouvons voyager, aller au ski, pourquoi ne pas travailler ? », s'interroge Jorge, avec une énergie et un sens de l'humour enviables.

Cette exclusion est encore plus marquée si vous êtes une femme et une migrante. Cecilia Huané est arrivée à Barcelone de Lima en février 2023, à l'âge de 48 ans, pour échapper à l'insécurité des rues du Pérou et pour offrir des possibilités d'éducation à son fils adolescent. Avec une formation en comptabilité et une expérience bancaire, elle s'est attelée « huit heures par jour » pendant des mois à envoyer des CV, mais en vain. « Au Pérou, ils annoncent directement qu'ils cherchent une assistante comptable âgée de 25 à 35 ans. Ici, ils ne le disent pas aussi ouvertement, mais vous avez une chance sur dix d'être prise », explique Cecilia, aujourd'hui âgée de 51 ans.

L'Europe vieillit, mais continue d'exclure les travailleurs âgés

Les statistiques révèlent un paradoxe démographique : l'Europe est face à une urgence, elle a besoin de ses travailleurs âgés, pour leur talent, leurs contributions et la croissance du PIB, or elle les tient systématiquement à l'écart du marché du travail.

L'âgisme se nourrit d'une série d'idées préconçues, expliquent à Equal Times le syndicat espagnol CCOO et la Fédération européenne des retraités et des personnes âgées (FERPA). Parmi elles, les préjugés des employeurs quant à la « rentabilité » et à la capacité d'adaptation supposées moindres des personnes âgées. S'ajoutent à cela des niveaux d'éducation inférieurs et une faible participation à la formation continue, qui compromettent le maintien de l'emploi, des conditions de travail moins bonnes et une plus forte limitation de la santé dans les emplois physiques lorsque les postes ne sont pas adaptés, ainsi que des charges de soins et une composition du ménage qui réduisent la disponibilité (en particulier chez les femmes). Sans compter l'inadéquation engendrée par les nouvelles modalités de travail et les transitions numériques et écologiques lorsqu'elles ne sont pas assorties d'une formation spécifique.

Selon Eurofound, le nombre de personnes de 55 ans et plus occupant un emploi dans l'UE est passé de 23,8 millions en 2010 à près de 40 millions en 2023. Cependant, des inégalités criantes se font jour. Alors que l'Islande atteint un taux d'emploi de 83,7 % dans la tranche d'âge des 55-64 ans, des pays comme la Grèce stagnent à 48 % et la Turquie atteint à peine 39,6 % pour la tranche d'âge des 55-59 ans.

Selon Henri Lourdelle, conseiller spécial de la FERPA, au niveau de l'UE, les Pays-Bas (82,5 %), la Suède et l'Estonie (75 % chacun) occupent la tête du classement, tandis que « le Luxembourg et la Roumanie affichent des taux inférieurs à 50 % ».

Entrepanes Díaz présente une exception notable : Kim Díaz défend sa politique consistant à n'engager que des serveurs de plus de 50 ans : « Les meilleurs professionnels que j'ai eus, ce sont eux. C'est une question de vocation, d'éducation, de constance, parce qu'ils aiment le métier de serveur. »

Il y a dix ans, M. Díaz approchait lui-même de cet âge et était conscient du manque d'opportunités. Il reconnaît toutefois la réalité du marché : « Malheureusement, il m'est de plus en plus difficile de trouver des personnes répondant à ce profil ». Le chef d'entreprise fait allusion à la génération de serveurs professionnels de l' Espagne de la fin du 20e siècle.

Les femmes de plus de 50 ans sont, quant à elles, doublement sanctionnées, souligne M. Lourdelle : « elles présentent des taux d'emploi inférieurs à ceux des hommes (au moins 10 points de pourcentage d'écart dans la plupart des pays) et sont plus susceptibles de travailler à temps partiel ».

Répondant souvent à une quête de sécurité, physique ou économique, il arrive aussi que les migrations soient motivées par l'amour. C'est le cas de Lola Moreno, une avocate argentine de 54 ans arrivée en Espagne en 2016, dont l'expérience illustre bien la précarité que connaissent les travailleuses et travailleurs âgés. « J'avais six CV différents : un pour les supermarchés, un autre pour les travaux domestiques, un troisième qui correspondait à ma profession d'avocate, et ainsi de suite. En fin de compte, je me suis retrouvée à travailler dans un supermarché où je me sentais comme une jeune apprentie. »

Elle essaie d'en prendre son parti en valorisant le fait de sortir de sa zone de confort. « Vieillir en Argentine en poursuivant ma carrière d'avocate aurait été triste, attendu. Je serais restée dans ma zone de confort, dans ma maison. Ici, j'ai dû cohabiter avec d'autres personnes. Au début, c'était dur, mais je m'y suis habituée », dit-elle.

Des modèles concurrents

En dehors de l'Europe, le Japon se distingue par sa combinaison de vieillissement extrême et de politiques actives pour les travailleurs seniors (65 ans et plus) : il s'agit d'un pays fortement vieillissant qui affiche un taux d'emploi post-retraite de 25,2 %, l'un des plus élevés au monde. En vertu de la loi révisée sur la stabilisation de l'emploi des personnes âgées, les entreprises sont tenues de garantir des possibilités d'emploi jusqu'à l'âge de 70 ans (maintien de l'âge de la retraite, réembauche ou externalisation).

Par ailleurs, de nombreuses grandes entreprises (Daikin, Toyota et Hitachi, notamment) réengagent chaque année une partie de leur personnel retraité par le biais de contrats de « réemploi » (shōkutaku). Ces modalités s'inscrivent dans une culture d'entreprise axée sur le transfert de connaissances (senpai-kohai, monozukuri) et la valorisation de l'expérience. Parallèlement, le gouvernement a lancé un plan de requalification de 1.000 milliards de yens (environ 5,8 milliards d'euros) pour mettre à niveau les compétences de l'ensemble des travailleurs (et pas seulement des travailleurs âgés).

Dans cette même tranche d'âge et à l'autre extrémité du spectre, la Turquie présente à nouveau les chiffres les plus alarmants : âge effectif de départ à la retraite de 49,5 ans seulement (le plus bas de l'OCDE, selon le Panorama des pensions 2019) et seulement 30,1 % d'emploi pour la tranche d'âge 60-64 ans.

L'Espagne, quant à elle, présente un tableau contradictoire : bien qu'elle « se distingue en 2024 par l'un des taux de création d'emplois les plus élevés de l'Union européenne », il subsiste « des défis majeurs, notamment en ce qui concerne l'inclusion des travailleurs âgés sur le marché du travail », ont expliqué dans un entretien avec Equal Times des sources de la confédération syndicale espagnole CCOO. Avec seulement 61,1 % d'emplois dans la tranche d'âge des 55-64 ans, l'Espagne fait partie des pays européens qui affichent les résultats les plus faibles, loin derrière le peloton de tête des pays scandinaves.

Le syndicat demande que « les politiques actives de création d'emplois maintiennent clairement un focus sur les travailleurs âgés » et qu'elles « renforcent la lutte contre la discrimination fondée sur l'âge par le biais d'une législation spécifique ».

Dans ce pays, diverses initiatives nationales et locales tentent de réintégrer cette main-d'œuvre expérimentée. La municipalité d'El Prat de Llobregat, par exemple, concentre un nœud logistique stratégique combinant l'aéroport, le port de Barcelone et un important secteur agroalimentaire, le tout articulé autour d'un conseil municipal doté de politiques sociales fortes. Le taux de chômage est inférieur à la moyenne nationale, cependant près de la moitié des chômeurs appartiennent à la tranche d'âge des 50 ans et plus. Qu'est-ce qui fonctionne ? Des conseils personnalisés et des plans de réinsertion tels que Jo Puc en Xarxa, des subventions à l'embauche de 6.000 euros ou, au niveau national, la compatibilité entre retraite et emploi. En d'autres termes, une combinaison d'orientation, de formation, d'incitations et de contrats stables.

Des initiatives voient également le jour en dehors de la sphère institutionnelle et commerciale, comme Mescladís, une fondation sociale disposant de six espaces à Barcelone. Elle a permis de former plus d'un millier de personnes migrantes en 20 ans, avec un taux d'employabilité de plus de 90 %.

« Notre groupe idéal est diversifié en termes d'âge, d'origine et de genre », explique son fondateur Martín Habiague. « Quand vous avez 18 ans et que vous êtes en formation, le fait d'être accompagné par une personne expérimentée vous procure sagesse et équilibre. »

Cecilia et Lola, toutes deux bénéficiaires du programme, ont été choisies pour gérer un nouvel espace Mescladís en tant qu'indépendantes. « Au début, j'étais intimidée à l'idée de travailler à mon compte », confie Cecilia. « Mais à un moment donné, j'ai compris le risque que plus personne ne m'embauche à cause de mon âge, et qu'il valait donc mieux créer mes propres possibilités ». De nationalité brésilienne, Ester Leme, 42 ans, cheffe de cuisine et formatrice chez Mescladis, ne mâche pas ses mots : « Si je pouvais choisir qui embaucher, je demanderais une femme de plus de 40 ans ou d'une cinquantaine d'années qui est prête à travailler, parce qu'elle a bien plus à apporter qu'une personne jeune qui n'a pas encore trouvé ses marques ».

Les pires et les meilleures pratiques en Europe et ailleurs. De l'exclusion à l'investissement massif

La Corée du Sud est le pays d'Asie où le vieillissement de la population est le plus accéléré, avec des prévisions de 33 % de la population âgée de plus de 65 ans d'ici 2040, selon des études sur le vieillissement de la population active. Bien que ce pays partage avec le Japon une culture du respect pour les personnes âgées, son marché du travail a eu tendance à cantonner les travailleurs âgés à des postes de moindre qualité ; des réformes récentes tentent néanmoins de remédier à cette situation.

D'autre part, bien que disposant d'un système de pension encore balbutiant, ce pays présente des défis uniques en raison de sa politique de dégressivité des salaires en fonction de l'âge, qui réduit la rémunération des travailleurs au cours des trois à cinq années précédant la retraite obligatoire à 60 ans, une pratique dénoncée par des organisations telles que HRW car engendrant une plus grande précarité. Cette situation a pour effet de décourager la poursuite de l'activité chez les plus de 50 ans et de pousser les gens à prendre une retraite anticipée.

En Chine, où il est question de la « malédiction des 35 ans » (l'âge auquel commence la discrimination en matière d'emploi), l'obligation de prendre une retraite anticipée avec des pensions modiques crée un foyer de pauvreté parmi la génération des migrants internes qui a fait le « miracle économique chinois ».

En Amérique latine, selon l'OCDE, la précarité se creuse avec l'âge : les travailleurs âgés dépourvus de toute protection sociale officielle se trouvent confrontés à une pauvreté extrême, ne pouvant accéder à des pensions décentes, ce qui les contraint à demeurer dans des emplois informels de subsistance. Il en résulte des taux élevés d'informalité et d'emplois de subsistance, qui atteignent 75,9 % dans la tranche d'âge des 65 ans et plus.

Les pays qui valorisent l'ancienneté ont développé des stratégies multidimensionnelles. Le modèle nordique combine trois piliers fondamentaux : des systèmes de retraite flexibles qui incitent à travailler plus longtemps, des programmes de reconversion numérique à grande échelle et des politiques antidiscriminatoires efficaces.

Le Japon fait figure de pionnier dans ce domaine avec des politiques concrètes documentées dans l'étude de l'OCDE intitulée, en anglais, Working Better with Age : Japan (Mieux travailler avec l'âge : Japon). Celle-ci met en lumière la refonte de la législation nippone, l'investissement massif dans la requalification et les entreprises privées dotées de politiques spécifiques.

Les recommandations d'Henri Lourdelle de la FERPA, pour leur part, vont du « dépassement des préjugés sur la faible rentabilité supposée des travailleurs âgés » à « l'amélioration des conditions de travail pour éviter l'usure prématurée dans des emplois physiquement exigeants, la promotion de la formation continue et le développement de pratiques de mentorat intergénérationnel ».

Les cas de Jorge, Cecilia et Lola démontrent que l'expérience, lorsque les conditions nécessaires sont réunies, non seulement reste productive, mais enrichit également l'environnement de travail. Comme l'observe Martín Habiague : « L'objectif doit être de rompre avec la conception réductrice des “plus de 50 ans”, car il existe une multiplicité d'histoires, et c'est précisément là que réside la richesse qui compte. »

La question n'est pas tant de savoir si l'Europe peut se permettre d'exploiter les talents de ses travailleurs âgés, mais bien si elle peut encore se permettre de les gâcher.

30.09.2025 à 10:37

En Italie, le modèle agricole profite encore et toujours du travail invisible et précaire des migrants

Marco Marchese

Avant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans (…)

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Avant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans papiers, le vélo est la seule option possible, la moins coûteuse, mais aussi la plus dangereuse.

C'est au plus près du passage de ces vélos que la Flai CGIL, principal syndicat de travailleurs agricoles en Italie, organise ses actions de rue afin de croiser les ouvriers pendant les jours de forte activité dans les champs. Syndicalistes et bénévoles, épaulés par des interprètes, distribuent des gilets réfléchissants, des chapeaux de paille et des brochures informant les travailleurs de leurs droits, et les risques au travail, avec les numéros à contacter pour obtenir une aide syndicale.

Fin juillet, Equal Times a suivi une de ces importantes actions de rue. « Rien que le mois dernier, il y a eu trois accidents mortels », nous a raconté Antonio Del Brocco, syndicaliste de la Flai CGIL, « et comme il s'agit de travailleurs invisibles, ces accidents ne sont pas reconnus comme des accidents de trajet, liés au travail ».

En deux heures de présence sur la route, les syndicalistes réussissent à rencontrer une centaine d'ouvriers. La plupart prennent le matériel, remercient et repartent rapidement vers leur journée de labeur. Seuls quelques-uns s'arrêtent pour raconter leurs conditions : des heures éreintantes payées entre 3 et 5 euros, sans contrat ni protection. « Le syndicalisme de rue est essentiel, car dans les exploitations, il est beaucoup plus difficile de leur parler », explique M. Del Brocco, « souvent, ils n'osent même pas s'approcher, par peur des représailles de leurs employeurs ».

La mort atroce de Satnam Singh

Malheureusement, les accidents de la route ne sont pas le seul danger pour ces travailleurs vulnérables. C'est précisément dans cette campagne de l'Agro Pontino qu'à l'été dernier a eu lieu un fait divers tragique, qui a une fois de plus braqué les projecteurs sur le racisme et la marginalisation subis par les ouvriers agricoles migrants en Italie.

Le 17 juin 2024, Satnam Singh, un jeune sikh indien de 31 ans, travaillant sans contrat pour une exploitation, a subi un grave accident de travail. La machine à enrouler le plastique qu'il utilisait lui a tranché net un bras et écrasé les jambes. Le patron de l'exploitation, Antonello Lovato, au lieu d'appeler les secours, l'a chargé dans sa camionnette et l'a abandonné sur la route devant la maison où il louait une chambre. Il a même laissé à côté de lui son bras amputé, posé sur une caisse en plastique.

Grâce à un appel des voisins, ce n'est qu'une heure et demie après l'accident que Satnam Singh a finalement été secouru et transporté en hélicoptère dans un hôpital de Rome, mais il était trop tard : il est mort deux jours après. Antonello Lovato a été placé en détention provisoire et est poursuivi pour homicide volontaire. Le lendemain de la mort de Satnam Singh, la Présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, a parlé « d'actes inhumains qui n'appartiennent pas au peuple italien », en évitant toute analyse du contexte dans lequel les faits se sont produits.

Les syndicalistes et les chercheurs qui recueillent chaque jour les témoignages des ouvriers agricoles ne partagent pas ce point de vue. Marco Omizzolo, sociologue spécialiste des « agromafias » et des migrations, contacté par Equal Times explique que « le gouvernement et les médias grand public ont abordé la mort de Satnam selon le paradigme du scandale, alors qu'il s'agit en réalité de l'expression la plus atroce d'un quotidien vécu par des centaines de milliers de travailleurs agricoles, principalement étrangers, qui ne sont pas seulement exploités, mais aussi en danger de mort ».

« Dans le secteur agricole, on compte environ 150 décès par an, selon les données officielles, des chiffres très probablement sous-estimés étant donné l'ampleur du travail au noir ».

« Que ce soit un système d'exploitation [bien ancré localement], les chiffres le démontrent », dénonce Alessandra Valentini de la Flai CGIL. « Entre le 1er juin et le 15 juillet 2024, 7.368 embauches ont été enregistrées dans l'Agro Pontino, contre 4.790 sur la même période en 2023. Cela signifie que toutes ces personnes travaillaient auparavant au noir et que les employeurs ne leur ont fait des contrats que par peur d'une intensification des contrôles. Puis, les inspections ont de nouveau diminué, et tout est redevenu comme avant ».

Les causes d'une exploitation systémique

Selon le VIIe rapportAgromafie et Caporalato de l'Observatoire Placido Rizzotto, lié à la CGIL, environ 200.000 travailleurs irréguliers seraient employés dans le secteur agricole sur l'ensemble du territoire italien, soit un taux de travail illégal de 30 %. Mais on peut y lire aussi que « les études empiriques menées sur le terrain montrent que ces chiffres sont certainement sous-estimés et ils incluent en grande partie du travail exploité ».

Les travailleurs étrangers représentent 25 % du total des travailleurs agricoles au niveau national, mais dans certaines zones comme celle de Latina, ils constituent une nette majorité. Le sociologue M. Omizzolo dénonce :

« Malheureusement, la tragédie de Satnam n'est ni un cas isolé, ni une exception. Elle est la conséquence de choix politiques, juridiques, économiques et entrepreneuriaux qui favorisent la subordination, voire l'esclavage des migrants ».

L'un des principaux problèmes est lié au système de recrutement des travailleurs étrangers, le fameux « décret flux ». Chaque année, le gouvernement fixe des quotas d'étrangers autorisés à entrer en Italie pour des raisons de travail, toujours en deçà des besoins réels (seulement 136.000 tout secteurs confondus en 2024).

« L'inadéquation du système et de son contrôle génère un marché noir pour obtenir des autorisations », dénonce Mme Valentini de la Flai-CGIL, « que les migrants paient jusqu'à 10.000 euros à des intermédiaires illégaux dans leur pays d'origine. Ensuite, ils arrivent en Italie et trop souvent l'employeur qui avait demandé de la main-d'œuvre ne se présente pas, car la loi n'impose pas l'obligation d'embauche ».

Sans contrat, les migrants perdent la possibilité d'obtenir un permis de séjour, deviennent irréguliers et tombent dans les circuits du travail au noir. Selon le dernier rapport de la campagne “Ero straniero” (« J'étais étranger »), en 2024 seuls 7,8 % des quotas fixés par le gouvernement se sont transformés en permis de séjour. Ainsi, l'unique mécanisme légal d'entrée en Italie crée, paradoxalement, une armée de sans-papiers contraints d'accepter n'importe quelle condition, les conduisant à l'exploitation.

« Nous demandons que les personnes qui arrivent en Italie puissent avoir un permis de séjour en attente d'un emploi », poursuit Mme Valentini, « qui leur permette de chercher un travail en personnes libres, et non sous la menace permanente du chantage ». N'étant pas en règle, les ouvriers agricoles ont peur de dénoncer aux autorités ceux qui les exploitent.

Les contrôles, eux, sont toujours trop peu nombreux. En 2024, l'Inspection nationale du travail n'a contrôlé que 6.023 exploitations agricoles, soit seulement 2 % du total des exploitations existantes. Ces contrôles, bien que très peu nombreux, ont révélé toutefois des irrégularités dans 68,4 % des cas.

« Dans ce contexte d'illégalité généralisée, les agromafias s'enrichissent, avec un gain estimé à 25,2 milliards d'euros par an », explique le sociologue Omizzolo. « Il y a aussi les criminels qui profitent de la vulnérabilité des travailleurs irréguliers : les fameux caporali. Ce sont des intermédiaires illégaux qui recrutent les ouvriers pour les exploitations, prélèvent une part de leurs maigres salaires et les soumettent à des menaces et à des violences ».

L'enquête de police a révélé que Agrilovato, l'exploitation où travaillait Satnam Singh, avait recours à des caporali pour trouver les travailleurs les plus vulnérables et en tirer le plus grand profit.

Le combat pour une politique agricole commune plus sociale

En dépit de toutes les infractions commises, il a été mis en évidence que l'entreprise Agrilovato a bénéficié ces dernières années de plus de 130.000 euros de subventions européennes destinées à l'agriculture. C'est précisément pour éviter de telles aberrations que, grâce à la pression de la Fédération européenne des syndicats de l'alimentation, de l'agriculture et du tourisme (EFFAT, selon l'acronyme anglais), le principe de conditionnalité sociale a été introduit dans la dernière Politique Agricole Commune (PAC 2023-2027) : les subventions européennes à l'agriculture sont censées n'être accordées qu'aux employeurs qui respectent les droits des travailleurs.

« La conditionnalité sociale a été une grande victoire du mouvement syndical », explique Enrico Somaglia, Secrétaire général de l'EFFAT. « Nous continuons à nous battre pour qu'elle soit étendue et mieux appliquée : elle devrait être transformée d'un simple mécanisme de sanction, comme c'est le cas aujourd'hui, en un véritable outil de contrôle préventif, avec obligation de signer un engagement et croisements des bases de données ».

Depuis plusieurs mois, l'EFFAT mène une série d'initiatives pour pousser à réformer la PAC post-2027 dans un sens plus social, mais les orientations présentées par la Commission européenne semblent aller dans une direction complètement opposée. « Grâce à notre lutte, la conditionnalité sociale a été maintenue, mais elle présente des lacunes préoccupantes, comme l'exonération des contrôles pour les exploitations agricoles de moins de 10 hectares », explique M. Somaglia.

« Aucune amélioration n'a été apportée, et la taille des exploitations reste le principal critère pour le calcul des aides, sans tenir compte ni de la qualité ni de la quantité des emplois créés ».

Ni le gouvernement italien ni les institutions européennes n'agissent donc vraiment pour améliorer les conditions de vie des ouvriers agricoles vulnérables. Et pourtant, c'est grâce à leur travail que nous avons chaque jour en quantité des fruits et des légumes sur nos tables. « Combien d'autres Satnam devront encore mourir avant qu'on intervienne pour briser ce système d'exploitation ? », se demande le sociologue Omizzolo.

23.09.2025 à 11:45

IA « agentique » et futur du travail : entre promesses technologiques et risque d'automatisation accrue

Démarrons par l'intelligence artificielle générative (IAG), bien présente dans notre quotidien depuis trois ans : elle transforme déjà le monde du travail. Selon le rapport le plus récent de l'OIT (2025), 25 % de l'emploi mondial, soit plus de 600 millions de postes de travail, est potentiellement exposé à l'IA générative.
En Amérique latine, une étude conjointe de l'OIT et de la Banque mondiale estime que 26 % à 38 % des emplois (environ 88 millions) pourraient subir l'impact de l'IA dans (…)

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Démarrons par l'intelligence artificielle générative (IAG), bien présente dans notre quotidien depuis trois ans : elle transforme déjà le monde du travail. Selon le rapport le plus récent de l'OIT (2025), 25 % de l'emploi mondial, soit plus de 600 millions de postes de travail, est potentiellement exposé à l'IA générative.

En Amérique latine, une étude conjointe de l'OIT et de la Banque mondiale estime que 26 % à 38 % des emplois (environ 88 millions) pourraient subir l'impact de l'IA dans les prochaines années. Ces pourcentages reflètent un panorama qui recouvre la transformation partielle des tâches, mais aussi leur remplacement complet dans des secteurs tels que l'administration, la communication, la conception de logiciels, la manufacture et la finance.

Pourtant, au-delà de l'IA générative et de ses répercussions correspondantes, on nous présente (et, dans une large mesure, on nous « vend »), une nouvelle série de systèmes qui, s'ils tiennent leurs promesses, accéléreront le processus de déclassement à grande échelle des travailleurs et qui, par conséquent, méritent toute notre attention : l'IA agentiqueAgentic AI » en anglais) et les agents IA.

Les agents IA sont des systèmes algorithmiques caractérisés par un degré d'autonomie et d'indépendance décisionnelles supérieur à celui des assistants de l'intelligence artificielle (tels que les grands modèles linguistiques – LLM, en anglais), même s'ils sont toujours destinés à accomplir des tâches liées à des objectifs préalablement définis.

L'IA agentique se conçoit comme l'orchestration de l'interconnexion entre différents systèmes, qu'il s'agisse d'agents ou d'assistants, tels que des agents conversationnels (« chatbots » en anglais), des systèmes robotiques ou encore des agents.

Cette interconnexion génère la possibilité pour ces systèmes de s'adapter pour accomplir leurs tâches et, par exemple, assurer le fonctionnement d'une usine avec un minimum de supervision humaine ou gérer la chaîne logistique et d'approvisionnement dans les secteurs industriel ou agricole.

Même si le débat sur l'intelligence artificielle et le travail occupent désormais une place centrale dans les organismes internationaux et les forums multilatéraux, un vide flagrant subsiste : rien ou presque n'a encore été formulé sur l'IA autonome, ses modalités, ses risques et son potentiel.

Il convient de noter que l'évolution de ces systèmes algorithmiques affecte également l'expansion de I'IA générative qui, on l'a vu, a un impact sur le secteur des services et, sans comprendre concrètement comment ces nouvelles formes d'intelligence artificielle sont développées et mises en œuvre, il sera très difficile de déterminer dans quelle mesure ces outils sont capables d'amplifier les effets de l'automatisation sur les emplois ou si bon nombre de ces systèmes seraient en réalité des prototypes encore limités, éloignés de la pleine autonomie qui leur est souvent prêtée dans le discours de la Silicon Valley.

Des agents IA à l'IA agentique

Comme évoqué précédemment, un agent IA se définit comme un système autonome (physique ou exclusivement numérique) capable de percevoir son environnement, de traiter des informations, de prendre des décisions et d'exécuter certaines actions pour atteindre un objectif.

Contrairement aux assistants IA, tels que les chatbots, les agents intègrent des capacités d'apprentissage et d'adaptation en temps réel, ce qui leur permet, en théorie, d'agir dynamiquement dans des environnements complexes et d'optimiser leurs performances au fil du temps.

À ce titre, on peut citer des exemples tels que AutoGPT, AgentGPT, BabyAGI ou CrewAI, qui promettent d'effectuer des recherches sur un sujet, de consulter des sources, de rédiger des articles et de s'adapter à de nouvelles instructions sans intervention humaine directe.

Pour sa part, l'IA dite « agentique » est décrite comme une évolution en termes d'autonomie et de complexité : elle est capable de recevoir un objectif général, d'élaborer une stratégie, de la décomposer en tâches concrètes et de coordonner d'autres agents ou systèmes (y compris robotiques) pour les exécuter.

Dans cette variété, des outils tels que Claude (de la société Anthropic) ou Manus se placent dans une zone intermédiaire : tout en étant capable de fonctionner comme assistant ou générateur de contenu, Claude pourrait, dans des architectures plus complexes, être intégré dans un système agentique. Quant à Manus, grâce à sa conception orientée vers les flux collaboratifs, il peut gérer des fonctions agentiques lorsqu'il est utilisé comme coordinateur de tâches en réseau.

En résumé, nous pouvons assimiler l'IA agentique à une architecture conçue pour traiter de manière autonome des problèmes complexes. C'est dans ce cadre qu'opèrent les agents IA, qui sont des unités logicielles chargées d'exécuter des tâches spécifiques avec leurs propres objectifs et ressources. En d'autres termes, l'IA agentique constitue la structure globale qui permet l'autonomie, tandis que les agents IA fonctionnent comme des composantes individuelles qui, en interagissant, contribuent à atteindre des objectifs plus ambitieux.

Entre promesses d'autonomie et processus d'automatisation

L'autonomie constitue l'un des aspects les plus vantés tant pour les agents que pour l'IA agentique et le message qui nous est envoyé est que ces avancées permettront aux systèmes de prendre des décisions de manière totalement indépendante.

Or, la réalité actuelle montre que ces décisions dépendent toujours de cadres de programmation très spécifiques et que les risques d'erreurs, de biais ou d'interprétations erronées restent élevés (sans même aborder dans cet article d'autres risques dont il conviendrait de tenir compte, tels que les risques psychosociaux, les risques liés à la sécurité, à la confidentialité, etc.).

Lorsque l'on examine de près la mise en œuvre des systèmes existants, quel que soit le type utilisé, on observe des écarts entre les promesses et leur mise en œuvre réelle.

Des expériences récentes ont montré que, loin de réorganiser les processus de production sans intervention humaine, les agents et l'IA agentique ont tendance à tomber dans des cycles d'inefficacité.

Une étude récente menée par des chercheurs de l'université Carnegie Mellon et de l'Institut pour l'intelligence artificielle centrée sur l'humain de l'université Stanford a créé une entreprise fictive appelée TheAgentCompany, composée uniquement de systèmes d'intelligence artificielle basés sur des modèles de langage semblables à GPT-4 simulant des rôles d'entreprise spécifiques pour développer un nouveau produit logiciel.

Bien que les agents et assistants IA aient fait preuve d'une certaine capacité d'organisation et de communication, la collaboration s'est avérée inefficace, avec une répétition des tâches, une perte d'objectifs et un manque d'alignement stratégique, ce qui les a empêchés de lancer un produit fonctionnel.

L'expérience s'est terminée par un cycle improductif de réunions sans résultats, reflétant les mêmes difficultés que celles rencontrées par les entreprises réelles dans la coordination du travail. Humain, trop humain.

L'IA connectée à la robotique et son application dans l'industrie et la logistique

L'interconnexion des systèmes d'IA avec la robotique connaît une adoption rapide dans le secteur de l'industrie et de la logistique. Elle intensifie l'automatisation des processus de production et a donc des répercussions tangibles sur le monde du travail.

En Chine, par exemple, on observe l'essor de ce que l'on appelle en anglais les « dark factories » [usines de fabrication dans le noir, ndt], dont l'objectif est d'optimiser les processus d'automatisation dans des secteurs clés tels que l'électronique et les véhicules électriques. Foxconn, le principal fabricant mondial d'iPhones, prévoit d'automatiser 90 % de l'assemblage et d'autres entreprises, telles que Haier, Midea et Siemens exploitent déjà des usines entièrement gérées par des robots et l'IA. Et ces entreprises vantent leur capacité à fabriquer des téléphones sans intervention humaine (comme s'il s'agissait d'une bonne chose).

Dans une installation logistique d'UPS, une entreprise étatsunienne qui possède l'un des centres de distribution les plus vastes au monde, l'introduction de systèmes d'intelligence artificielle pour optimiser les itinéraires, la tarification dynamique et la gestion des chargements a entraîné la suppression de 20.000 emplois en 2025, ainsi que la fermeture de 73 installations à travers le monde.

Chez Salesforce, le PDG Marc Benioff a lui-même confirmé que l'entreprise avait supprimé 4.000 postes dans son service clientèle, passant de 9.000 à environ 5.000 employés dans ce département, suite à l'intégration d'agents IA qui gèrent désormais environ 50 % des conversations avec les clients.

Autodesk, une entreprise de logiciels basée à San Francisco, a également annoncé une vague de licenciements en 2025 : elle a supprimé près de 1.350 emplois, soit environ 9 % de ses effectifs mondiaux, justifiant cette mesure par une « restructuration visant à renforcer ses produits basés sur l'intelligence artificielle et les plateformes numériques ».

Un autre exemple est celui de l'entreprise indienne Tata Consultancy Services (TCS), qui a annoncé en juillet la suppression de 12.261 postes, sa plus importante suppression d'emplois à ce jour, attribuée en partie aux bouleversements causés par l'intelligence artificielle et l'automatisation, ainsi qu'aux changements dans les modèles de services technologiques.

Amazon, implantée dans des centres de distribution brésiliens tels que São Paulo et Betim, a mis en place des robots intelligents et des systèmes algorithmiques de tri et d'inventaire, ce qui a entraîné une réduction estimée de 10 % du personnel entre 2022 et 2025 dans ses unités les plus robotisées.

Enfin, au Royaume-Uni, l'entreprise Ocado a supprimé 500 emplois dans ses divisions technologie et finances grâce à l'utilisation de l'IA dans ses entrepôts automatisés.

Entre accélération technologique et urgence d'une action collective

Bien que l'IA agentique en soit encore à ses débuts et grevée par de nombreuses limites, les discours sur son caractère imminent qui entourent son développement influencent déjà les investissements et l'organisation du travail.

Autrement dit, même si elle n'est pas encore arrivée sous une forme aboutie, on conçoit l'avenir du travail comme si c'était déjà le cas.

C'est pourquoi, au lieu d'accepter sans le remettre en question le discours sur le caractère inéluctable de cette évolution accompagné d'un déterminisme technologique imposé, l'avenir du travail dépendra de la capacité des syndicats, des mouvements sociaux, des gouvernements et des institutions multilatérales à discerner dans quelle mesure les promesses sur ce que peuvent faire les agents IA et l'IA agentique font simplement partie d'un discours promu par les grandes entreprises technologiques à des fins spéculatives visant à attirer des investissements.

Dans le même temps, il ne faudra pas perdre de vue les risques concrets et déjà visibles que ces technologies font peser, notamment en ce qui concerne l'accélération des processus d'automatisation et leurs impacts sur le monde du travail.

19.09.2025 à 12:10

Enfilez les gants ! Les nouvelles mesures de protection pour les coiffeurs mettent en lumière l'importance d'une participation accrue des syndicats à la normalisation

La participation active des syndicats à l'élaboration des normes techniques est essentielle, non seulement, pour prémunir les travailleurs contre les risques, mais aussi pour favoriser l'innovation, comme le démontre l'adoption récente d'une nouvelle norme sur les gants de protection pour les coiffeurs. Qu'est-ce qui vous amène donc à vouloir me parler de gants en plastique ?
Le 2 juillet 2025, six ans après que l'idée a été lancée par les syndicats, une nouvelle norme européenne et (…)

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La participation active des syndicats à l'élaboration des normes techniques est essentielle, non seulement, pour prémunir les travailleurs contre les risques, mais aussi pour favoriser l'innovation, comme le démontre l'adoption récente d'une nouvelle norme sur les gants de protection pour les coiffeurs.

  • Qu'est-ce qui vous amène donc à vouloir me parler de gants en plastique ?

Le 2 juillet 2025, six ans après que l'idée a été lancée par les syndicats, une nouvelle norme européenne et internationale sur les gants de protection pour les coiffeurs a été adoptée par le Comité européen de normalisation (CEN) et l'Organisation internationale de normalisation (ISO). La norme EN ISO 374-6 sur les gants de protection pour les coiffeurs (également connue sous la référence EN ISO 374-6:2025 - Gants de protection contre les produits chimiques dangereux et les micro-organismes — Partie 6 : Gants de protection pour les coiffeurs) définit, pour la première fois, les spécifications relatives à la production de gants de haute qualité conçus spécifiquement pour protéger les coiffeurs contre l'exposition professionnelle à des substances nocives.

  • Voilà qui semble bien, mais qu'entend-on au juste par « norme » ?

D'une manière générale, les normes techniques désignent les règles écrites, les lignes directrices, les spécifications et les exigences qui déterminent les conditions de fabrication d'un produit, de fourniture d'un service ou de gestion d'un processus, afin de garantir la constance en matière de qualité, de sécurité, d'efficacité et d'interopérabilité. À moins que vous ne travailliez dans ce domaine, il s'agit probablement d'un aspect qui échappe à votre attention. Pourtant les normes sont le lubrifiant qui permet aux rouages de la vie moderne de tourner correctement. On les trouve absolument partout – imaginez un monde sans règles sur la sécurité des machines ou des jouets, ou sans normes minimales pour les équipements de protection individuelle. Au mieux, les normes sont élaborées par des équipes d'experts issus de différents champs d'activité qui travaillent en collaboration pour garantir des résultats optimaux. Malheureusement, bien trop souvent, les normes sont rédigées par l'industrie pour servir les intérêts de l'industrie.

  • Est-ce la raison pour laquelle cette nouvelle norme sur les gants est si remarquable ?

Tout à fait. Elle a été développée sur une période de six ans, ce qui est inhabituellement long pour l'élaboration d'une nouvelle norme, et ce par une équipe de partenaires sociaux (syndicats et coiffeurs), de fabricants de gants et de chercheurs scientifiques, qui ont œuvré ensemble pour parvenir à la meilleure solution possible, même si leurs priorités différaient quelque peu. Alors que pour les syndicats, la motivation première derrière cette norme tenait à la sécurité accrue qu'elle offrait aux travailleurs, les fabricants y voyaient, en plus, une occasion de créer de nouveaux produits et d'accéder à de nouveaux marchés.

  • Qu'est-ce que ces nouveaux gants ont de si particulier ?

Les travailleuses et travailleurs du secteur de la coiffure sont amenés à utiliser des gants au quotidien, en particulier pour les tâches « humides », comme l'application de coloration ou le shampooing. Mais malgré leur exposition constante à l'eau, aux produits cosmétiques et à d'autres produits chimiques potentiellement nocifs, et malgré l'existence de gants EPI spécifiques à certains secteurs tels que la santé et la construction, les coiffeurs n'ont jamais disposé de gants spécialement conçus pour leur métier, du moins jusqu'à présent. La nouvelle norme relative aux gants est une première tentative de produire un gant qui réponde aux exigences des coiffeurs en termes d'adhérence, de dextérité et de sensibilité tactile, tout en offrant une protection maximale contre le développement d'infections cutanées, de maladies, d'irritations et de réactions allergiques liées à l'utilisation de produits chimiques dans le cadre de leur travail.

  • En tant que coiffeuse ou coiffeur, comment savoir si mes gants sont conformes à cette nouvelle norme ?

Lorsqu'ils seront enfin disponibles sur le marché, vraisemblablement au cours des six à neuf prochains mois, les nouveaux gants porteront ce logo sur leur emballage ou sur la notice d'information qui les accompagne. Les clients verront également le label CE, qui indique qu'un produit a été évalué par le fabricant et jugé conforme aux exigences de l'Union européenne en matière de santé, de sécurité et de protection de l'environnement – en l'occurrence le Règlement (UE) 2016/425 relatif aux équipements de protection individuelle.

  • Pourquoi la participation des syndicats à l'élaboration des normes est-elle si importante ?

Qui mieux que les personnes qui mettent au point et utilisent les outils et les processus est en mesure de fournir des retours d'information pertinents à leur sujet ? Bien que le processus de normalisation soit ostensiblement multipartite, les normes participent d'initiatives privées des organismes de normalisation, souvent à des fins lucratives, et sont adoptées sur une base volontaire. En outre, certaines normes techniques récentes rivalisent avec les conventions collectives et la législation qui régissent les conditions de travail, et empiètent donc sur celles-ci. La participation des syndicats est donc primordiale pour garantir des conditions de travail décentes, améliorer la sécurité, renforcer le contrôle et assurer une véritable inclusivité dans le système de normalisation.

  • Quelles sont les prochaines étapes ?

À ce jour, le gant n'existe qu'à l'état de prototype. Maintenant que la nouvelle norme relative aux gants a été adoptée, les fabricants vont commencer à produire différentes versions du gant conformément à cette norme. Pour les partenaires sociaux, c'est maintenant que commence le travail de promotion de l'achat de gants de coiffure conformes à la nouvelle norme, pour faire en sorte qu'ils soient portés par les professionnels que la norme vise à protéger. L'attention des travailleuses et des travailleurs du secteur de la coiffure, comme de tous les autres secteurs, doit être constamment attirée sur l'importance de la santé et de la sécurité au travail, en particulier pour celles et ceux qui travaillent pour leur propre compte ou au noir, ce qui ne fait que souligner l'important travail de sensibilisation qui doit être fait.

Pour aller plus loin :

Lire le communiqué de presse intitulé Les partenaires sociaux protègent la santé des coiffeurs, publié par UNIEUROPA le 6 décembre 2023.

Lire Standards at the workplace : What they are and why you need to know about them (Les normes sur le lieu de travail : en quoi consistent-elles et pourquoi devez-vous les connaître ?) – une brochure publiée par la Confédération européenne des syndicats (CES) en mars 2025.

Visionner la vidéo Standardisation matters : towards better participation of trade unions (L'importance de la normalisation : vers une meilleure participation des syndicats), également produite par la CES.

16.09.2025 à 11:05

Les coupes budgétaires de Trump dans le financement mondial des droits des travailleurs atteignent 726 millions de dollars et annoncent de graves reculs dans le domaine

Plus de 726 millions de dollars américains (618 millions d'euros) de financement destinés à lutter contre le travail des enfants, l'esclavage moderne et la répression sur les lieux de travail s'évaporeront bientôt à cause du démantèlement des protections des travailleurs par l'administration Trump, révèle Equal Times.
Les abus et l'exploitation des travailleurs ainsi que la répression des syndicats seront très certainement exacerbés par ces coupes budgétaires, estime Kelly Fay Rodriguez, (…)

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Texte intégral (3122 mots)

Plus de 726 millions de dollars américains (618 millions d'euros) de financement destinés à lutter contre le travail des enfants, l'esclavage moderne et la répression sur les lieux de travail s'évaporeront bientôt à cause du démantèlement des protections des travailleurs par l'administration Trump, révèle Equal Times.

Les abus et l'exploitation des travailleurs ainsi que la répression des syndicats seront très certainement exacerbés par ces coupes budgétaires, estime Kelly Fay Rodriguez, ancienne représentante spéciale des États-Unis pour les affaires internationales du travail au sein de l'administration Biden. « Malheureusement, il est fort probable que le travail des enfants et les pratiques de travail forcé aillent en augmentant », déclare-t-elle à Equal Times. « Nous sommes conscients que ces problèmes sont endémiques, mais, dans le même temps, nous avons supprimé les ressources et la priorité accordées pour les combattre ».

« Cela signifie que les travailleurs qui font l'objet de menaces de mort en raison de leur activité syndicale — ou du travail qu'ils font — ne bénéficieront même plus de la protection ou de la couverture politique de base de la part du gouvernement des États-Unis », déplore-t-elle.

« Cela mettra en danger des personnes qui ont passé leur vie sur les premières lignes du combat pour la défense des droits des travailleurs, parfois dans des endroits très dangereux et au péril de leur vie, ce qui en fait des cibles. Cette situation est profondément troublante et, à n'en pas douter, ne sert pas nos intérêts. »

Les projets du président Trump prévoient une réduction de 577 millions de dollars américains (491,7 millions d'euros) du budget alloué aux programmes internationaux en faveur des droits des travailleurs financés par le Bureau des affaires internationales du travail du département du Travail.

Selon une estimation de Mme Rodriguez, se basant sur sa connaissance approfondie de ces programmes et sur des consultations avec d'anciens collègues, les programmes actifs du Bureau pour la démocratie, les droits humains et le travail du Département d'État seront également amputés d'environ 43 millions de dollars US (36,6 millions d'euros).

Ces fonds étaient consacrés à des programmes qui défendaient notamment les travailleurs contre les violences meurtrières en Amérique centrale, amélioraient les normes dans les mines de minéraux critiques et documentaient les violations des droits des travailleurs commises par la Chine à l'encontre de sa minorité ouïghoure.

De plus, 17,5 millions de dollars US (14,8 millions d'euros) de financement destiné aux travailleurs à travers l'USAID ont été annulés, tout comme une aide de 20 millions de dollars US (17 millions d'euros) sur cinq ans pour le Bangladesh et environ 10 millions de dollars US (8,5 millions d'euros) pour le Cambodge, indique Mme Rodriguez.

Par ailleurs, une enveloppe de 4,2 millions de dollars US (3,6 millions d'euros) destinée à des programmes de lutte contre la traite des êtres humains dans le monde du travail a été annulée, tout comme environ 55 millions de dollars US (46,6 millions d'euros) de fonds destinés à d'autres projets de lutte contre la traite des êtres humains.

Fin août, la Maison-Blanche avait annoncé qu'elle réduisait également de 107 millions de dollars US (90,7 millions d'euros) les fonds alloués à l'Organisation internationale du Travail (OIT), car « celle-ci œuvre à la syndicalisation des travailleurs étrangers et punit les intérêts des entreprises étatsuniennes à l'étranger ».

Quelques jours plus tard pourtant, la Maison-Blanche a retiré toute référence à l'OIT dans un communiqué, et ce, sans fournir la moindre explication.

Certaines sources internes à l'OIT soupçonnent que cet apparent changement de position de Trump soit lié à la nomination, à peu près au même moment, de l'un de ses proches collaborateurs économiques, Nels Nordquist, au poste de directeur général adjoint de l'OIT. L'épouse de M. Nordquist, Jennifer, a également été nommée à un poste de haut niveau à l'OMC, organisation qui a également été retirée de la liste des coupes de financement prévues par les États-Unis.

L'OIT reçoit 22 % de ses revenus du gouvernement étatsunien, qui est actuellement redevable de 173 millions de dollars d'arriérés (146,64 millions d'euros). Si l'administration Trump coupait les vivres à l'OIT jusqu'à la fin de son mandat, ses coupes budgétaires dans les groupes mondiaux de défense des droits des travailleurs s'élèveraient à plus d'un milliard de dollars (847 millions d'euros).

Le gouvernement des États-Unis n'a pas donné suite aux demandes de commentaires.

« Une menace démesurée pour les plus vulnérables »

Irit Tamir, directrice senior d'Oxfam America chargée de la responsabilité des entreprises et de la justice pour les travailleurs, a déclaré que la suppression du financement « fait peser une menace démesurée sur les plus vulnérables d'entre nous. En substance, les principales garanties contre des pratiques telles que le travail forcé, le travail des enfants et la traite des êtres humains ont été supprimées, exposant encore davantage aux abus les personnes victimes potentielles d'exploitation par le travail. Les conséquences de cette décision irréfléchie auront des répercussions pendant des années, tant pour les travailleurs eux-mêmes que pour l'économie de notre pays. »

Si les États-Unis ne sont pas à même de contrôler les normes du travail en vigueur dans les chaînes logistiques mondiales, ils ne pourront pas évaluer si leurs partenaires respectent les termes des accords commerciaux bilatéraux, ce qui risque de les entraîner dans un nivellement par le bas qui les obligera à faire concurrence avec le travail forcé ou le travail des enfants, explique Mme Rodriguez, qui occupe aujourd'hui le poste de chercheuse principale au Centre Carr-Ryan pour les droits humains de la Harvard Kennedy School.

L'un des groupes affectés par la réduction des financements étatsuniens est China Labor Watch, une organisation basée à New York qui surveille et établit des rapports sur les conditions de travail en Chine et qui plaide en faveur des droits des travailleurs.

Le fondateur du groupe, Li Qiang, a déclaré à Equal Times que certains financements alternatifs avaient été obtenus, mais que l'avenir du groupe restait incertain. « Nous ne savons pas si le financement sera à nouveau suspendu à l'avenir ni si de nouveaux programmes seront soutenus. Cela mine le moral du personnel et affecte nos partenaires », déclare-t-il.

« Pour les travailleurs [chinois], cela signifie que leurs voix et leur situation seront plus difficiles à faire entendre dans le monde extérieur et que les abus dont ils sont victimes pourraient s'aggraver. »

« Cela envoie aussi un signal inquiétant aux responsables de violations des droits humains : les institutions comme la nôtre sont instables et le gouvernement étatsunien bat en retraite dans ce domaine. Le risque existe également que l'application des lois étatsuniennes sur le travail forcé soit affaiblie ».

D'après l'OIT, l'esclavage moderne, qui prend la forme de travail et de mariages forcés, a augmenté de 20 % entre 2016 et 2021 et touche désormais 50 millions de personnes. Les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies visaient à mettre fin à ces deux pratiques à l'horizon 2030.

Après avoir connu une hausse spectaculaire pendant les années Covid, le travail des enfants a diminué en 2024. Cette baisse est toutefois loin d'être suffisante pour atteindre l'ODD de l'ONU, dont l'objectif est de mettre fin à cette pratique au plus tard en 2025. Selon les estimations, 138 millions de jeunes de moins de 17 ans travaillent encore dans des champs, des usines, des magasins et des mines, dont 54 millions dans des conditions dangereuses susceptibles de nuire à leurs santé, sécurité ou moralité.

Ces priorités ne sont toutefois plus celles des États-Unis.

L'Europe emboîte le pas


Les effets de la réduction des financements se font sentir dans le secteur à but non lucratif, où Amol Mehra, directeur des programmes industriels de la Fondation Laudes, a averti au début de cette année d'une « dissolution progressive, d'une dépriorisation et d'un abandon du cadre et du langage des droits humains » chez les bailleurs de fonds philanthropiques.

À travers le monde, les dépenses consacrées aux droits humains sont appelées à diminuer de près de 1,9 milliard de dollars (1,61 milliard d'euros) l'année prochaine, soit une baisse de 31 % par rapport aux niveaux de 2023, indique un nouveau rapport publié par le Human Rights Funders Network.

Ce basculement a également gagné les gouvernements européens. Parmi eux, le gouvernement travailliste britannique de Keir Starmer a décidé de réduire son budget consacré à l'aide de 40 %, soit 6 milliards de livres sterling (6,93 milliards d'euros), afin d'augmenter les dépenses de défense.

Partout dans l'Union européenne, certaines aides au développement vitales ont baissé de 7,1 % l'année dernière, et de 8,6 % parmi les 22 États membres de l'UE qui font partie du Comité d'aide au développement de l'OCDE regroupant les principaux donateurs. Une autre baisse de 17 % est prévue pour cette année.

L'année dernière, le gouvernement d'extrême droite de la Suède a réduit de 1,8 milliard de couronnes suédoises (164,7 millions d'euros ou 194,4 millions de dollars US) le budget annuel consacré au développement, un chiffre qui devrait augmenter progressivement. Cette décision, qui fait suite au retrait des fonds alloués aux syndicats palestiniens après les événements du 7 octobre 2023, pourrait affecter jusqu'à 500 syndicats à travers le monde.

Oscar Ernerot, secrétaire général du Centre international Olof Palme, l'organisation faîtière du mouvement syndical suédois pour la solidarité internationale, explique à Equal Times que près de la moitié des fonds de son organisation seront perdus d'ici fin 2027, entraînant un avenir incertain pour 65 syndicats et groupes de défense des droits des travailleurs.

« Nous travaillons principalement avec des mouvements communautaires de jeunes syndicalistes en Afrique australe et en Amérique latine », explique-t-il. « Cela portera un coup dur à leur capacité de mobilisation. Les travailleurs ne pourront plus revendiquer leurs droits, exercer un emploi décent ou exercer leur droit d'organisation en vertu de la convention de l'OIT. La fin sera autoritaire : le développement de la démocratie ralentira, les inégalités et les injustices se multiplieront et cette approche est tout à fait contraire à l'esprit suédois. »

Ironiquement, selon lui, retirer des fonds de l'aide rendrait les pays africains à faible revenu moins résistants aux chocs et augmenterait le flux de réfugiés vers l'Europe.

Certains rapports ont critiqué le « côté obscur » qui entoure le financement des syndicats par des donateurs : celui-ci accroît leur précarité financière, leur dépendance vis-à-vis des priorités des donateurs et transfère la responsabilité de leurs adhérents à leurs bailleurs de fonds. Ce financement a pris de l'importance à mesure que le nombre d'adhérents aux syndicats a diminué et que le pouvoir des entreprises s'est accru. Une étude récente sur les restaurants de rue informels à Accra, au Ghana, a révélé que le financement par des donateurs mettait l'accent sur des solutions néolibérales, telles que la promotion de l'entrepreneuriat dans l'économie informelle, tout en faisant peu pour aider les salariés du secteur.

M. Ernerot a déclaré que ces rapports soulevaient des questions importantes pour les bailleurs de fonds concernés (de l'UE, de l'USAID et de l'Agence danoise pour le développement international, dans le cas du Ghana), mais que couper les vannes du financement pour servir ses propres intérêts était loin d'être la solution.

« La nouvelle tendance internationale de la droite en faveur de l'“aide au commerce” n'est pas suffisante, car elle ne tient pas compte des droits des travailleurs ni de l'autonomisation des femmes. Le seul problème est le suivant : Comment peut-elle profiter à la Suède ? », déclare-t-il. « Elle est simplement considérée comme un coût, et non comme un investissement. C'est une nouvelle façon d'envisager l'aide au développement, comme quelque chose qui profite à soi-même, ce qui n'a jamais été l'idée. »

12.09.2025 à 08:00

Louer, acheter et survivre dignement, un défi dans un Venezuela paupérisé

Avoir un toit au-dessus de sa tête est fondamental pour aspirer à une vie digne. Or, pour des centaines de milliers de familles au Venezuela, où le droit au logement est pourtant inscrit dans la Constitution, la location d'un espace adéquat est un luxe inaccessible et l'achat d'une propriété relève d'une mission impossible. Non seulement les prix du marché dépassent de loin le revenu moyen des ménages, mais l'inflation a pulvérisé les prêts hypothécaires, privant les citoyens de tout accès (…)

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Texte intégral (2365 mots)

Avoir un toit au-dessus de sa tête est fondamental pour aspirer à une vie digne. Or, pour des centaines de milliers de familles au Venezuela, où le droit au logement est pourtant inscrit dans la Constitution, la location d'un espace adéquat est un luxe inaccessible et l'achat d'une propriété relève d'une mission impossible. Non seulement les prix du marché dépassent de loin le revenu moyen des ménages, mais l'inflation a pulvérisé les prêts hypothécaires, privant les citoyens de tout accès au financement.

À la fin de l'année 2024, le revenu mensuel de 70 % des ménages vénézuéliens se situait entre 150 et 300 USD, ce qui est insuffisant pour couvrir le coût du loyer. Aussi, de nombreuses familles se sont-elles vues contraintes de rogner sur leur qualité de vie ou de chercher des alternatives de logement de plus en plus précaires et improvisées. Nairobi Lara, une mère célibataire de 30 ans, en est un bon exemple.

Elle partage actuellement avec son fils une chambre dans un logement situé à Petare, le plus grand bidonville du pays, et l'un des plus pauvres. Jusqu'à l'année dernière, elle gagnait l'équivalent de 300 USD, dont 100 USD allaient au paiement du loyer pour un logement composé de deux chambres, d'une salle de bain et d'une cuisine. Cependant, suite à la réduction de son salaire à l'ONG où elle travaille et à l'augmentation du loyer – qui a lieu tous les six mois – elle a dû se contenter d'une seule chambre, où elle partage désormais un lit avec son fils.

« Actuellement, je paie 80 USD pour vivre ici, mais je ne gagne que 185 USD. De ce montant, il me reste en tout et pour tout 105 USD pour la nourriture, l'école, l'Internet et les transports. L'argent ne suffit même pas à couvrir les dépenses courantes. J'ai la sensation d'étouffer. C'est pourquoi j'ai dû renoncer à une chambre, pour pouvoir continuer à avoir un toit au-dessus de ma tête. Je me suis installée du mieux que j'ai pu dans l'autre (pièce) avec les choses les plus nécessaires », a-t-elle confié à Equal Times.

Côté syndical, des organisations comme la Centrale ASI Venezuela réclament depuis des années une politique salariale équitable qui permette à la classe travailleuse du pays de faire face aux dépenses de logement, ce qui, pour l'instant, est purement « illusoire » compte tenu de la « capacité de financement nulle ».

ONU-Habitat, le programme des Nations Unies pour les établissements humains, utilise l'indicateur de la « capacité de paiement » pour mesurer l'accessibilité du logement. Selon cette norme, le prix à payer pour un toit ne doit pas dépasser 30 % du revenu du ménage. Or, dans le cas de Mme Lara, le montant s'élève à 43 %, soit un dépassement de 13 points par rapport au seuil de l'ONU. Dans de telles conditions, sa capacité à couvrir d'autres besoins de base tels que l'alimentation, la santé et l'éducation est sérieusement compromise.

Mais au-delà du coût du loyer, un tel prix n'est pas, non plus, justifié au regard des conditions d'habitabilité. Mme Lara n'a même pas accès à l'eau potable tous les jours. L'approvisionnement en eau ne se fait, dans le meilleur des cas, que deux jours par semaine. Elle ne dispose pas, non plus, de gaz naturel. Elle s'empresse de préciser que ces défaillances n'affectent pas seulement sa qualité de vie, mais aussi celle de huit ménages sur dix au Venezuela qui dépendent de sources d'eau alternatives – la plupart du temps dangereuses – pour mener à bien leurs activités quotidiennes à la maison.

Et non, la crise du logement n'est pas seulement vécue en silence : elle donne lieu à des actions de protestation. En 2024, le Venezuela a été le théâtre de 1.299 manifestations pour le droit à un logement décent, soit une moyenne de trois par jour, ce qui en fait la deuxième cause de mobilisation dans le pays, selon l'Observatoire vénézuélien des conflits sociaux. Les femmes, dont 65 % sont cheffes de famille au Venezuela, se trouvaient à la tête de la plupart de ces mobilisations.

« La demande de logements décents et abordables a été une constante dans les manifestations au Venezuela, reflétant la nécessité urgente de conditions de logement adéquates pour des milliers de familles dans le pays. Face à l'inaction du gouvernement et à l'absence de politiques efficaces, les citoyens ont recours à la contestation comme moyen de pression pour rendre visible leur réalité et exiger des solutions concrètes », selon le rapport Conflictividad Social en Venezuela en 2024, publié en février.

Des solutions en vue ?

Au Venezuela, la pénurie de logements continue de s'aggraver tandis que les investissements publics dans ce domaine atteignent des niveaux historiquement bas. En 2023, alors que la population était estimée à 30 millions, au moins 10 % – soit environ trois millions d'habitants – se trouvaient dans une situation de vulnérabilité sévère ou modérée en raison du manque d'accès à un logement décent, selon l'Enquête nationale sur les conditions de vie (Encovi).

Bien que la Constitution consacre le droit à un logement « adéquat, sûr, confortable, hygiénique et doté des services essentiels de base », le budget alloué au secteur reflète une réalité différente. Au cours de la même année, le ministère de l'Habitat et du Logement a reçu à peine 0,41 % du budget national approuvé par le Parlement.

Pour Cristofer Correia, spécialiste du logement, de l'habitat et des villes auprès du Centre ibéro-américain de développement stratégique urbain, l'investissement nécessaire pour inverser cette tendance est considérablement plus élevé, étant estimé à au moins 10 % du produit intérieur brut (PIB). Rien qu'à Caracas, l'intégration des établissements informels au sein de la structure urbaine nécessiterait un investissement minimum de 1,3 milliard USD, selon les estimations de l'expert, basées sur des expériences récentes de régénération urbaine dans des métropoles sud-américaines telles que São Paulo et Medellín.

« C'est conséquent, certes, mais cela ne représente que 5 % du PIB national. Et échelonné dans le cadre d'un plan quinquennal, l'investissement annuel ne représenterait que 1 % », a expliqué M. Correia.

Sa proposition rompt avec la formule traditionnelle de la construction en masse de logements et se concentre sur une véritable intégration des secteurs populaires dans le développement urbain. La clé, a-t-il expliqué dans un entretien avec Equal Times et dans son livre Regeneracion Urbana Inclusiva (Regénération urbaine inclusive), est de garantir les infrastructures et les équipements sociaux, ce qui implique des services essentiels tels que l'eau, l'électricité et les transports, ainsi que des environnements adéquats pour l'éducation, l'emploi et les loisirs.

Mais là encore, il ne s'agit pas seulement de construire plus de logements. Si, dans certains cas, le relogement est indispensable – notamment pour les familles vivant dans des zones à haut risque, comme les terrains instables ou sujets aux glissements de terrain – la solution structurelle consiste à formaliser le régime foncier et à améliorer les conditions de vie dans les quartiers existants.

« Des efforts doivent être entrepris pour mettre aux normes ces habitations afin de leur donner la possibilité et la capacité de se développer. Cela implique de fournir des documents qui garantissent la légalité du bâti et du terrain, ainsi que de créer des conditions de vie décentes, par exemple des rues suffisamment larges pour permettre le passage d'une benne à ordures ou d'une ambulance », a expliqué M. Correia.

Démolir des quartiers pour ensuite les reconstruire de fond en comble, comme certains le proposent, ne serait pas viable, souligne l'expert. Non seulement en raison de l'impact social, mais aussi du coût exorbitant. Alors que la construction d'un appartement dans n'importe quel pays d'Amérique latine revient à environ 20.000 USD par unité, une intervention globale au sein des communautés – comme celle menée dans la Comuna 13 de Medellín, qui comprend des escaliers roulants, des bibliothèques et des espaces de loisirs – a coûté 4.000 USD par unité.

« Cela nous reviendrait au moins cinq fois moins cher que de construire des appartements dans des conditions souvent inhumaines, comme c'est le cas dans certains chantiers de la Gran Misión Vivienda Venezuela. Ce n'est pas toujours le cas, mais ça arrive », avertit-il.

Lancée en 2011, la Gran Misión Vivienda Venezuela (Grande Mission Logement Venezuela) a été présentée comme une réponse à la pénurie de logements, avec la construction de logements sociaux pour les personnes à très faibles revenus et les personnes sinistrées. Depuis lors, le gouvernement vénézuélien affirme avoir livré des millions d'unités, cependant nombre de ces projets ne sont pas conformes aux normes d'habitabilité.

Des rapports émanant de Transparencia Venezuela, la section nationale de Transparency International, ont dénoncé le fait que certains de ces ouvrages ont été construits sur des failles géologiques, ce qui a provoqué des ruptures de canalisations, des défaillances des systèmes de collecte des eaux usées, des fissures dans les murs et des glissements de terrain.

Leur coût moyen s'élève à 60.000 USD, selon les chiffres officiels du gouvernement de Nicolás Maduro, qui s'engage à présent à en construire deux millions de plus au cours de son nouveau mandat, entre 2025 et 2030. Si cet engagement est tenu, cela signifierait la construction de 333.000 logements par an. M. Correia s'interroge toutefois sur la viabilité économique de ce plan.

« Pour 2025, le budget de la nation s'élève à 22 milliards USD. Si M. Maduro construisait effectivement deux millions de logements au prix indiqué par son propre gouvernement, à savoir 60.000 USD par unité, le coût total atteindrait 20 milliards USD, soit 90 % du budget national », a-t-il calculé.

Et qu'en est-il du marché ?

Acheter ou louer dans les quartiers les plus défavorisés des villes vénézuéliennes est devenu, pour beaucoup, la seule option possible face à l'effondrement du crédit et au coût croissant du marché immobilier formel. C'est une sorte de bouée de sauvetage dans un climat économique houleux. En témoigne le cas de Dennis Linares, 33 ans, qui a réussi à acheter, en 2023, une maison de 60 mètres carrés à El Guarataro, une communauté populaire de l'ouest de Caracas. Il vivait auparavant dans un petit studio à San Agustín, dont il était également propriétaire.

« Pour acheter celle-ci, nous avons vendu la maison précédente et avec l'argent de cette vente, après avoir économisé un peu, nous avons tout rassemblé. Cela nous a pris deux ans. Nous n'avons pas pu obtenir de prêt hypothécaire », explique-t-il.

Bien qu'il dispose désormais de plus d'espace, Dennis admet se sentir oppressé par le cadre de vie : escaliers sans fin, cahutes de part et d'autre et pannes constantes d'approvisionnement en eau. Cependant, il estime qu'il vaut mieux avoir quelque chose à soi, même si c'est dans une zone vulnérable, que de payer un loyer disproportionné sans aucune garantie. « Ils demandent trois mois de caution et jusqu'à un an d'avance. C'est impossible », explique-t-il.

L'économiste Jesús Castillo, professeur à l'Universidad Católica Andrés Bello (UCAB) et consultant auprès d'Ecoanalítica, avertit qu'avec un crédit hypothécaire « presque totalement restreint », la mobilité et la possibilité d'évolution des ménages se voient sévèrement limitées.

« Près d'un quart de la population a quitté le pays. En termes de logement, cela se traduit par une offre et une disponibilité de biens immobiliers, mais cette offre reste structurellement chère pour un marché dépourvu d'accès au crédit et une population paupérisée », indique M. Castillo.

Diverses initiatives privées ont tenté de proposer des plans de financement, mais ceux-ci ne sont pas viables pour la majorité. Face à cette situation, de nombreuses familles ont été contraintes de partager leur logement. « Des ménages multifamiliaux sont apparus », explique M. Castillo. « Vous grandissez dans la maison de votre grand-mère, vous avez des enfants qui, à leur tour, ont des enfants. On se retrouve ainsi avec une famille où un arrière-grand-parent et même un arrière-petit-enfant vivent sous le même toit. Comme les Vénézuéliens ne peuvent pas devenir indépendants, voilà le résultat. »

Au Venezuela, le logement a donc cessé d'être un tremplin vers la sécurité et le bien-être pour devenir une course aux obstacles marquée par la précarité, l'inégalité et l'absence d'options réelles. Disposer d'un logement décent relève, à ce jour, non pas d'un droit, mais d'un privilège. En l'absence de politiques publiques soutenues, de salaires décents, de crédit accessible et de solutions urbaines globales, des milliers de familles se voient contraintes de déménager dans des zones vulnérables, de partager des espaces ou de renoncer à des conditions minimales d'habitabilité. Cette situation éloigne durablement le pays de l'objectif mondial fixé par les Nations Unies, à savoir garantir l'accès à un logement adéquat, sûr et abordable à l'horizon 2030.

09.09.2025 à 10:26

Dans le cœur logistique de l'Europe, les fausses promesses faites à la main d'œuvre espagnole exploitée aux Pays-Bas

En 2014, l'avocat Rafael Polo travaillait au département du Travail et des Migrations de l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas. Son rôle consistait à informer les migrants espagnols, dont un grand nombre était arrivé à partir de 2007 lorsque la crise économique avait fait grimper le taux de chômage en Espagne à plus de 20 %, sur les questions juridiques et liées à l'emploi.
Si les Pays-Bas comptaient 28.000 citoyens espagnols en 1996, ce chiffre était passé à près de 40.000 après la crise. La (…)

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En 2014, l'avocat Rafael Polo travaillait au département du Travail et des Migrations de l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas. Son rôle consistait à informer les migrants espagnols, dont un grand nombre était arrivé à partir de 2007 lorsque la crise économique avait fait grimper le taux de chômage en Espagne à plus de 20 %, sur les questions juridiques et liées à l'emploi.

Si les Pays-Bas comptaient 28.000 citoyens espagnols en 1996, ce chiffre était passé à près de 40.000 après la crise. La plupart étaient venus pour un emploi sûr, assorti d'un salaire trois fois supérieur à celui qu'ils auraient pu toucher dans leur pays. Du moins, c'est ce qu'ils pensaient, jusqu'au jour où ils atterrissaient dans le bureau de M. Polo. « Les histoires qu'ils ont commencé à nous raconter nous ont surpris, nous ont dépassés », explique-t-il aujourd'hui à Equal Times.

Tous avaient le même profil : des jeunes recrutés en Espagne pour travailler dans des entrepôts logistiques par l'intermédiaire d'agences d'intérim. On leur avait promis à tous un bon salaire et un logement, mais, dès leur arrivée aux Pays-Bas, ils découvraient la précarité, un salaire inférieur à celui escompté et un logement, certes, mais misérable, dans des campings, des baraquements ou des appartements surpeuplés.

Ils se retrouvaient dans une situation tellement extrême que, ayant épuisé toutes leurs ressources, ils demandaient de l'aide à l'ambassade pour survivre, parfois pour rentrer en Espagne. M. Polo n'en revenait pas. « L'ambassade n'était pas préparée à répondre à un tel niveau de nécessité. »

Un système en « zone grise »

« On m'a dit de venir, qu'on me paierait trois mille euros, qu'on me donnerait une voiture, une maison. On nous a tous piégés comme ça », raconte Manuel*. Lui est arrivé aux Pays-Bas en 2017. Cette offre, il l'a trouvée comme tout le monde, sur Internet. Des petites agences ou des particuliers néerlandais se chargent de les enrôler et de leur proposer, soit verbalement, soit au moyen de documents sans valeur juridique, des conditions très différentes de celles qu'ils signeront à leur arrivée dans un contrat rédigé en néerlandais.

La même année où Manuel est arrivé aux Pays-Bas, un groupe de chercheurs espagnols a documenté pour la première fois tout ce système conçu pour approvisionner de grandes zones logistiques, comme le port de Rotterdam, en main-d'œuvre abondante, bon marché, fragile, interchangeable et toujours disponible. Ce système repose sur un vaste maillage d'agences d'intérim qui frôle l'illégalité sans jamais y tomber complètement et qui se maintient toujours dans une « zone grise ».

« À peine arrivés, ils vous emmènent dans leur bureau pour signer, mais ce n'est pas un contrat normal, c'est du travail à l'heure. Quand vous avez des heures, vous travaillez, quand vous n'en avez pas, vous ne travaillez pas », explique encore Manuel.

Il fait allusion à ce que l'on appelle des contrats « zéro heure », que le Parlement européen et la Cour de justice de l'UE critiquent pour leur précarité, même s'ils sont autorisés par des États tels que le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Il s'agit de contrats ne garantissant pas le nombre d'heures travaillées et, par conséquent, le montant de la rémunération.

« Au départ, ce type de contrat est légal, conçu pour les jeunes qui veulent travailler quelques heures pendant les week-ends, mais il s'est généralisé », explique Pablo López, professeur de sociologie à l'université Complutense de Madrid et coauteur du travail de recherche sur les nouvelles migrations espagnoles aux Pays-Bas. « L'illégalité apparaît lorsque ces contrats sont prolongés en utilisant des subterfuges, tels que le transfert des travailleurs vers d'autres agences d'intérim. Les entreprises recherchent des espaces non régulés afin de ne pas enfreindre la loi, mais aussi pour ne pas s'y conformer ».

Ses recherches ont révélé qu'en réalité, les agences d'intérim néerlandaises embauchent plus de personnes qu'elles n'en ont besoin. Elles créent délibérément un « excédent de main-d'œuvre » à laquelle elles attribuent des heures de travail par l'intermédiaire d'une application. À l'instar des emplois sur les plateformes, c'est l'algorithme qui attribue les quarts de travail et les horaires. Entre-temps, les travailleurs vivent dans l'attente d'être choisis pour travailler.

« Il ne s'agit pas là d'un déséquilibre qui pourrait être amélioré, mais d'une production consciente de temps d'attente et d'incertitude, qui oblige les travailleurs à toujours être disponibles », déplore M. López.

C'est pour cette raison que le salaire ne correspond pas toujours à celui qui avait été promis. Les quarts de travail changent, ils sont réduits, certaines semaines, ils travaillent 40 heures, d'autres moins de 20. Personne ne leur explique pourquoi.

« Le caractère aléatoire de l'algorithme répond à un objectif. Une main-d'œuvre plus précaire, soumise à un renouvellement hebdomadaire selon des critères arbitraires, devient plus vulnérable, a plus de mal à s'organiser et à revendiquer de meilleures conditions de travail », explique María Laura Birguillito, chercheuse en droit du travail.

« Il s'agit de pratiques à mi-chemin entre l'illégalité et la légalité », déclare-t-elle, « mais, en réalité, elles enfreignent les droits fondamentaux des travailleurs, parce qu'ils attendent sans être indemnisés, parce qu'ils ne disposent pas d'informations adéquates sur leur contrat, parce qu'ils n'ont pas de jours de repos ».

Des logements indignes

« En théorie, ma maison devait accueillir quatre personnes, mais nous étions sept, avec une seule salle de bain et une seule plaque de cuisson. Je disposais d'une chambre individuelle, mais elle était très petite, avec un casier au lieu d'une penderie et mes affaires n'y rentraient même pas », raconte Veronica*. Elle a tenté sa chance aux Pays-Bas au début de l'année 2025.

Lorsqu'en Espagne, on lui a parlé de logement, elle ne s'attendait pas à cela. Une petite maison vieillotte, partagée avec des inconnus, mais cela aurait pu être pire. Certains travailleurs sont cantonnés dans des campings, des auberges, des lieux de vacances transformés en campements pour travailleurs étrangers. Des lieux en mauvais état, sans intimité, où il n'est même pas possible de se faire enregistrer, car ils ne sont pas considérés comme des espaces de logement ; qu'en plus, ils doivent payer. Chaque semaine, les agences d'intérim retiennent le loyer sur leurs fiches de paie, ainsi que l'assurance maladie et d'autres dépenses, comme le transport.

« Ils m'ont retiré de l'argent pour des choses que je ne comprenais même pas et, à la fin, il ne vous reste plus rien », confie Veronica.

« Malgré toute cette situation, le problème principal, le plus grave », rappelle Rafael Polo, « c'est quand les gens perdent leur emploi ». Ce qui est assez facile dans le secteur des agences d'intérim, dont la convention comporte une « clause d'agence » qui leur permet de licencier à n'importe quel moment, sans devoir fournir une quelconque explication.

« D'un trait de plume, ils perdent leur emploi et leur logement. Ils n'ont pas la possibilité de louer, car se loger est un véritable problème ici, et dans certains cas, ils n'ont même pas l'argent nécessaire pour rentrer dans leur pays. Les gens ne le comprennent pas, on ne leur explique rien, ils sont une main-d'œuvre jetable. Beaucoup sont venus dans nos bureaux nous demander ce qu'ils pouvaient faire, mais nous ne pouvions rien faire. À l'ambassade, certains fonctionnaires ont même parfois donné de l'argent de notre poche pour qu'ils puissent rentrer en Espagne. »

« Nous considérons qu'il s'agit d'exploitation »

L'enquête menée par Pablo López en 2017 évoquait une cinquantaine de milliers d'Espagnols affectés, bien qu'il soulignait déjà à l'époque que ce nombre pourrait sûrement être plus élevé, puisqu'au moins 30 % des travailleurs migrants n'apparaissent pas dans les registres faute de s'être fait enregistrer. Quoi qu'il en soit, le nombre et la gravité des faits étaient suffisants pour être portés à la connaissance du public.

Les médias espagnols et néerlandais ont commencé à s'en faire l'écho et, une fois le silence rompu, les dénonciations se sont intensifiées. En 2018, l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas a reçu 487 plaintes individuelles et collectives concernant cette affaire. Le ministère des Affaires étrangères lui-même a dû publier sur son site Internet une série de recommandations telles que : « N'acceptez pas un contrat qui n'est pas écrit en espagnol » ou « Assurez-vous que vous travaillerez au moins 35 heures par semaine. Avec moins d'heures, vous ne gagnerez pas assez pour pouvoir vivre aux Pays-Bas ! »

Les plaintes sont également arrivées jusqu'à des organisations telles que Fairwork, qui assiste les travailleurs migrants victimes d'exploitation aux Pays-Bas.

« Nous considérons également qu'il s'agit de cas d'exploitation, mais la réglementation néerlandaise est très restrictive en la matière. Trois conditions doivent être réunies pour que l'on reconnaisse l'exploitation : une rémunération nulle ou très faible, des conditions déplorables et la coercition. Or, très peu de cas remplissent la condition de coercition ou celle-ci est difficile à prouver », explique María Bruquetas, membre de Fairwork et présidente du Conseil des résidents espagnols (CRE) des Pays-Bas.

« Cela ressemble vraiment à un iceberg : les cas d'exploitation en sont la partie émergée, mais en dessous, il y a une énorme zone grise », déclare-t-elle.

Incité par les plaintes de travailleurs espagnols, mais aussi d'autres groupes de migrants et de réfugiés victimes d'abus encore plus graves, Emile Roemer, représentant du Parti socialiste à la Chambre des représentants des Pays-Bas, a lancé sa propre enquête. Les conclusions, publiées en 2020 sous le titre « Non aux citoyens de seconde classe », critiquent le fait que le Gouvernement manque d'informations sur le secteur du travail intérimaire. Les agences d'intérim (plus de 20.000 dans tout le pays) agissaient librement dans un secteur qui prétendait s'autoréguler.

Son opinion critique a contribué à promouvoir un certain nombre de réformes : Les inscriptions au registre ont été encouragées, la mise en place d'un registre et d'un système de certifications de qualité des agences d'intérim a été proposée, les travailleurs ont obtenu la possibilité de rester dans un logement jusqu'à quatre semaines après un licenciement, le droit à une garantie de revenus », ont confirmé à Equal Times des sources de l'ambassade.

« Bien que le problème soit reconnu, les avancées en matière de solutions n'ont pas été aussi importantes », reconnaît Rafael Polo qui, aujourd'hui, en tant qu'avocat indépendant, traite plusieurs affaires liées à des licenciements abusifs, des accidents du travail, le non-respect du salaire minimum, mais aussi des menaces ou même des cas d'abus sexuels. « Je suis face à des situations difficiles et j'ai très peu de marge de manœuvre. Parfois, je suis contraint de négocier avec les entreprises pour qu'elles paient au moins le billet d'avion pour qu'ils puissent rentrer en Espagne ».

De nombreux travailleurs migrants sont encore désemparés des années plus tard, perdus de vue par les syndicats, à la fois dans leur pays d'origine et dans le pays où ils travaillent.

« Très peu de travailleurs migrants sont membres, c'est un fait, reconnaît le principal syndicat néerlandais, la FNV. La langue constitue la principale difficulté, car nous n'offrons nos services qu'en néerlandais. Une deuxième difficulté est que les travailleurs migrants ne savent pas comment nous joindre et une troisième est liée à leur situation précaire. Cela complique fortement la défense de leurs droits ».

C'est la raison pour laquelle la FNV s'est engagée à unir ses forces avec les organisations syndicales d'autres pays, comme l'Espagne. « Certaines choses ont changé, mais même si de nouvelles lois ont été adoptées, nous voyons encore des agences qui ne les respectent pas. » Les abus continuent d'être rentables et il souligne « l'utilisation massive de contrats instables » comme étant le « cœur du problème ».

María Bruquetas se félicite de ces réformes, même si elle reconnaît qu'ilreste encore beaucoup à faire. « Il existe un projet de loi sur la certification des agences d'intérim, mais chaque fois que vient le moment de l'approuver, il est à nouveau reporté. En ce qui concerne les contrats “zéro heure”, il semblait qu'ils allaient être interdits, mais ils ont juste été limités (en théorie, ils ne peuvent être utilisés que pendant les 26 premières semaines). M. Roemer a permis de faire bouger les choses, mais cela a été lent et à chaque amélioration, les agences d'intérim développent de nouvelles méthodes ».

Mme Bruquetas cite en exemple l'embauche de faux travailleurs indépendants ou le recours à la réglementation européenne sur les travailleurs détachés pour faire venir des personnes de pays tiers (par exemple d'Amérique latine) par le biais d'autres points de passage en Europe. Des travailleurs encore plus vulnérables.

« Il existe bien une Autorité européenne du travail et une coopération entre les services d'inspection, mais il est très difficile d'enquêter sur ces cas. Il ne suffit donc pas d'améliorer les lois : il faut une inspection du travail plus efficace et une application plus stricte des lois », défend-elle.

Surtout dans un pays où le recours à l'emploi ultra-flexible est monnaie courante. Pour reprendre la définition du professeur Pablo López, les Pays-Bas pourraient bien servir de « laboratoire social » où l'on teste aujourd'hui le modèle de production du futur, un modèle de plus en plus dépersonnalisé (à cause de la sous-traitance et des algorithmes) où « la figure centrale est un travailleur qui attend, qui est activé en temps réel, puis désactivé quand on n'en a pas besoin et qui ne vit que pour travailler ».


* Les prénoms ont été modifiés pour préserver l'anonymat des personnes.

04.09.2025 à 05:00

Au Sénégal, le défi de développer le secteur du numérique pour offrir des emplois décents à une jeunesse dynamique et entreprenante

Momar Dieng

Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.
Pour eux, comme pour tous ces (…)

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Texte intégral (3018 mots)

Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.

Pour eux, comme pour tous ces jeunes rêvant de devenir des développeurs, ingénieurs informatiques ou data-scientifiques, le secteur du numérique et des nouvelles technologies est porteur d'emplois et de perspectives d'entrepreneuriat dans un marché à la fois hyper concurrentiel et très sélectif.

Incontournable pour sa transformation économique, le secteur est en pleine croissante en Afrique. Celui-ci peut s'appuyer sur une population active toujours plus importante, relativement jeune et tournée vers l'innovation.

Mais pour ces étudiants, en plus de leur motivation, il faudra compter sur les investissements publics et privés nécessaires pour rendre l'écosystème numérique réellement attractif. Sur ce plan, le Sénégal a déjà commencé à se positionner depuis quelque temps comme leader en Afrique de l'ouest, cherchant à en faire l'un des secteurs-phares de son économie, avec 10 à 15 % de son PIB. Le président de la République, Bassirou Diomaye Faye, élu en 2024, a proposé une nouvelle stratégie ambitieuse, mettant le numérique au cœur des politiques de développement et de souveraineté. Selon les résultats du diagnostic du numérique rapportés dans le projet appelé « New Deal Technologique » (NDT), le pays est classé 8e sur 50 dans l'industrie numérique en Afrique et 11e sur 50 en termes de performance du réseau internet.

Le NDT, lancé en février 2025 par le gouvernement, veut atteindre quatre objectifs à l'horizon 2034 : la souveraineté numérique (par exemple en créant un cloud souverain), la digitalisation des services publics, le développement de l'économie numérique privée (start-ups, fintech…etc.) et du leadership africain dans la recherche et la logistique, via notamment la création d'un centre de calcul spécialisé pour l'intelligence artificielle (IA).

Selon Papa Fall, ingénieur en intelligence artificielle et en big data, il faut espérer que les ambitions fortes du New Deal Technologique ne soient pas contrariées par « les complexités de la bureaucratie administrative sénégalaise » et que les résultats qui en sont attendus ne seront pas transformés en arlésienne.

« Avec plus de 1.000 milliards de francs CFA (environ 1,525 milliard d'euros) d'investissements annoncés à travers la réalisation de 12 programmes-phares et 50 projets touchant à tous les secteurs d'activité, allant de la dématérialisation à la télémédecine en passant par l'intelligence artificielle, le spatial, le satellite, etc., je pense que le New Deal Technologique va participer à l'essor d'un nouveau Sénégal sous l'impulsion de nouveaux leaderships politique, entrepreneurial et digital/numérique », note Papa Fall.

Un « énorme besoin de formation »

Dans cette dynamique de virage numérique et technologique voulu par les autorités sénégalaises, le Dakar Institute of Technology accueille des étudiants de 18 nationalités en espérant leur fournir les compétences nécessaires à leur valorisation sur le marché du travail.

Son directeur général, le Dr Nicolas Poussielgue, constate l'existence d'un « énorme besoin de formation » qu'il urge de connecter aux besoins des entreprises pour faciliter et doper les recrutements. « Quand les étudiants sont compétents et opérationnels après leur formation, ils ont des opportunités de s'insérer en trouvant des emplois », note-t-il.

Professionnel déjà en activité le jour, Afdel Desmond Kombou a bénéficié d'une recommandation pour suivre, en soirée, des études complémentaires en intelligence artificielle. Sa préférence pour la suite tendrait vers l'auto-entrepreneuriat, avec des projets de développement d'applications, par exemple. Les atouts du Sénégal d'aujourd'hui et les perspectives entrevues pour le futur destinent ce jeune Camerounais à tenter sa chance dans ce pays. « Si tu veux survivre dans ce milieu, soit tu émigres, soit tu crées toi-même les conditions de ton emploi », dit-il avec assurance.

Titulaire d'un bac littéraire dans un lycée français de Conakry, Fatoumata Yarie Camara ne semble pas avoir fait un choix définitif pour son insertion. Elle se spécialise actuellement en gestion de la « Big Data ». Entre l'option du statut de freelance et celle du salariat, il y a encore de la place pour des hésitations. « Revenir dans mon pays, intégrer la fonction publique et faire figure de précurseur dans des secteurs technologiques, cela n'est pas rien », lance-t-elle. Nicolas Poussielgue le reconnaît :

« Les jeunes diplômés ont beaucoup de mal à s'intégrer dans les circuits de l'emploi. En même temps, les entreprises se plaignent de ne pas toujours avoir les profils dont ils souhaitent disposer pour assurer leur croissance. Ceci est souvent dû à l'inadéquation entre les contenus de formation et les besoins des recruteurs ».

Ex-fonctionnaire de l'ambassade de France au Sénégal, puis ex-responsable des formations doctorales et de la recherche à Campus France Paris, le directeur de DIT est convaincu que « lorsque les compétences sont avérées, les opportunités existent ». Mais il déplore l'inexistence ou la faiblesse du soutien de l'État sénégalais au système d'alternance École-Entreprise. Le Fonds de financement de la formation professionnelle et technique (3FPT) appuie certes des étudiants jusqu'à la licence en prenant en charge leurs frais de scolarité, mais cela reste insuffisant face aux besoins et à la demande, estime le directeur de l'établissement supérieur.

L'ingénieur Papa Fall rappelle que l'emploi concernant le secteur numérique ne peut être créé en masse que par le secteur privé et par les initiatives entrepreneuriales. « À l'heure actuelle, il ne s'agit pas du numérique orienté application, [c'est-à-dire de la technologie qui crée du ‘software'], mais du numérique qui crée du matériel électronique, [du ‘hardware']. Car, c'est à partir de ces usines électroniques là que l'on pourra créer des embauches massives ».

Cette ambition exige une accélération au plan national de formations pratiques et techniques et d'autres plus pointues, qui sont enseignées dans les plus grandes universités du monde. « Les universités sénégalaises ne sont pas en retard sur ces matières, mais il faut maintenant les intégrer plus largement dans nos curricula nationaux [c'est-à-dire, les programmes d'enseignement] », dit-il.

En même temps, il faut soutenir la création et le développement des start-ups et fintechs[services financiers numériques] dans tous les secteurs d'activités, pour accompagner une « jeunesse sénégalaise très ouverte sur le digital », face à une demande très forte pour ce type de service, comme partout sur le continent.

Soutenir la montée en compétences de la nouvelle génération

Aboubacar Sadikh Ndiaye s'inscrit également dans cette logique d'excellence où « l'offre de formation doit être déterminée par les besoins actuels et futurs du marché. » Le Sénégal étant encore « une économie informelle avec une population jeune et entreprenante », cet expert, consultant en stratégie numérique et intelligence artificielle, plaide pour un développement maîtrisé « des cursus interdisciplinaires combinant des compétences techniques/informatiques avec des soft skills tout en intégrant la dimension entrepreneuriale dès la formation initiale. »

Selon lui, assez d'études démontrent aujourd'hui que « les compétences les plus recherchées dans le monde d'ici 2030 sont celles montantes autour de l'informatique, du code et de l'intelligence artificielle », loin devant les compétences en gestion. À cet égard, « les universités et instituts supérieurs devraient orienter leurs programmes vers ces compétences techniques prioritaires et émergentes », précise l'ancien chargé de cours à Sciences-Po Paris.

Papa Fall cite les exemples de l'École supérieure polytechnique (ESP) de Dakar, la faculté des sciences et techniques de l'université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, le Dakar Institute of Technology (DIT), l'Université nationale Cheikh Hamidou Kane (ex Université virtuelle du Sénégal) comme des modèles à soutenir pour leurs performances « dans des formations très pratiques et au diapason de l'IA. » Il ajoute qu'il faut aider les étudiants à « avoir accès aux plateformes open sources, aux outils payants de l'intelligence artificielle, aux serveurs physiques et autres objets connectés. C'est cela qui leur permettra de produire plus d'applications pertinentes ».

Une autre piste de soutien au secteur, sur laquelle insiste Aboubacar Sadikh Ndiaye, serait la création d'incubateurs dans tous les domaines au sein des établissements d'enseignement supérieur pour pousser les étudiants et les jeunes diplômés à « transformer leurs idées innovantes en projets viables », dans ce qui serait « le premier maillon de la chaîne entrepreneuriale » à venir.

Dans cette lancée, Mouhamadou Lamine Badji, secrétaire général du Syndicat des travailleurs de la Sonatel (SYTS), conseille aux écoles et instituts de faire « beaucoup de mathématiques » dans les formations dispensées aux jeunes. « Aujourd'hui, le Sénégal est à la préhistoire du numérique, même s'il y a des individualités qui se distinguent au niveau mondial dans ce secteur », dit-il à contre-courant des autres interlocuteurs.

« Nous consommons plus de technologies que nous en concevons, en dépit de l'inventivité de nos jeunes et de la dynamique entrepreneuriale en cours. Il faut un travail de longue haleine pour combler ce retard en nous inspirant des modèles chinois, singapourien, américain, etc. ».

La Sonatel est l'opérateur téléphonique national historique, dont le groupe français Orange est l'actionnaire majoritaire aux cotés de l'État sénégalais. Ses activités impactent profondément le secteur du numérique et des nouvelles technologies. Le groupe est un important acteur pourvoyeur d'emplois directs et indirects.

La question brûlante des investissements d'avenir

Les projets de création massive d'emplois, en particulier chez les jeunes, sont au cœur des investissements colossaux envisagés dans la mise en œuvre du New Deal Technologique. L'ambition de 100.000 diplômés du numérique, la création de 100.000 emplois directs et 200.000 emplois indirects figurent dans les indicateurs clés du NDT à l'horizon 2034. En plus, la labélisation de 500 startups-tech servirait alors de maillage du territoire permettant d'aller à la conquête de nouvelles opportunités en Afrique et dans le monde.

Sous ce registre, Papa Fall oppose un préalable : « sans des investisseurs crédibles et engagés, disposés à faire des investissements colossaux à hauteur des ambitions politiques, on ne pourra pas avoir un secteur numérique fort, comme aux États-Unis ou ailleurs, par exemple. »

La construction du Parc des technologies numériques (PTN) de Diamniadio et de datacenters opérationnels ou en voie de l'être, tous financés en grande partie avec des investisseurs privés et des banques de développement locales, constitue un pas important vers l'atteinte des objectifs déclarés, souligne Papa Fall, par ailleurs fondateur de PAFIA, une start-up sénégalaise spécialisée en Intelligence artificielle dans le management et le suivi-évaluation de projets.

« Cependant, il n'est pas souhaitable que l'État condense toutes les initiatives technologiques sur lui-même. La pertinence serait de donner à des start-ups sénégalaises les possibilités de gérer une partie des marchés, comme celui de la digitalisation dans la santé et celui de l'éducation. Cela existe déjà avec des fintechs comme Wave, InTouch, Orange Money ou plus récemment Djamo. C'est avec des modèles comme ceux-là que l'on pourra avoir un développement des secteurs d'activité. »

Garantir des emplois décents

Créer des emplois en masse est une chose, mais faire en sorte que ceux-ci soient dignes en termes de conditions de travail et de rémunération, en est une autre. Mouhamadou Lamine Badji, du SYTS, est aussi coordinateur de l'intersyndicale nationale du secteur des télécommunications. Pour lui, la situation actuelle au Sénégal révèle « toute la complexité que porte le numérique, avec l'émergence sans cesse de nouveaux métiers, comme les livreurs à motos appelés ‘'Tiak-Tiak'' munis d'applications installées sur leurs téléphones ou la vente en ligne de produits. »

Pour défendre les intérêts de ces travailleurs, qui ne sont pas toujours employés formellement, le SYTS travaille à la mise en place d'une convention de branche propre au numérique. « Dans ce secteur, il y a des sociétés prospères qui alignent leurs employés sur la convention de commerce, ce qui leur permet de mal les payer [au taux horaire] », souligne le syndicaliste.

Dans son atelier-boutique du quartier résidentiel de Sacré-Cœur 3 à Dakar, Aïcha Guissé a l'ambition de vivre de sa passion. Cette jeune femme de 26 ans, autonome et bardée de diplômes obtenus entre le Sénégal et la France, est la fondatrice depuis fin 2022 de Solü, une marque de vêtements pour hommes et femmes, pensée et fabriquée avec une touche africaine. Les collections de cette « native du numérique » se vendent directement via Instagram et WhatsApp, à travers des paiements par QR code. Elle échange plusieurs heures par jour sur les messageries numériques avec une clientèle exigeante et qui aime communiquer ; mais aussi avec les livreurs locaux (les ‘'Tiak-Tiak'') et internationaux qui transportent ses colis via les services collaboratifs GP. Pour elle, les technologies numériques sont indispensables.

« La difficulté, c'est la gestion. Il faut surveiller les pages de nos plateformes, avoir l'œil sur les commandes, les stocks et leur suivi. Cela demande que nous soyons actifs et disponibles à tout instant », explique l'entrepreneuse. Malgré son engagement et sa forte discipline de travail, la jeune femme avoue pourtant devoir encore garder, pour le moment, son emploi de salariée dans l'administration d'un établissement d'enseignement supérieur, faute de pouvoir vivre correctement de son métier de styliste.

« On trouve des entrepreneurs et autoentrepreneurs qui, selon notre perception de syndicaliste, pourraient être considérés comme des travailleurs. Ce sont des jeunes qui déploient beaucoup d'inventivité et d'innovation. Mais ils manquent aussi d'accompagnement, notamment en termes de sécurité sociale. Cela rend leur situation assez précaire », concède M. Lamine Badji.

Pour lui, il urge d'encadrer l'effervescence dans cet écosystème : « Nous les accompagnons par la syndicalisation, la formalisation de leurs business et de leurs propres situations et par des conseils pratiques ».

La mise en place d'une coordination intersyndicale vise à aider les milliers de jeunes autoentrepreneurs, comme Aïcha, ou salariés avec l'objectif à terme d'obtenir une convention de branche qui permettrait, par exemple, d'harmoniser les salaires. « Cette convention les protégerait aussi contre les licenciements économiques abusifs ou contre un dumping social qui tirerait tout le monde vers le bas », argumente le leader du SYTS, syndicat affilié à la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS), première centrale du pays.

Payer le prix de l'innovation

Désormais, l'expert Aboubacar Sadikh Ndiaye appelle les autorités sénégalaises à s'inspirer de l'expérience marocaine lancée il y a dix ans : des investissements massifs, ciblés et cohérents dans la formation de milliers d'ingénieurs de haut niveau capables de « concevoir et de coder ».

« Aujourd'hui, cette stratégie porte ses fruits : Starlink et SpaceX d'Elon Musk s'installent dans le royaume, non pour exploiter une main d'œuvre bon marché, mais parce qu'ils trouvent sur place des ingénieurs capables de comprendre leurs technologies complexes, de développer des solutions innovantes et pas seulement des exécutants », signale l'auteur du livre Langage de la transformation digitale.

« Il faut que le Sénégal paie le prix de l'innovation », avertit Mouhamadou Lamine Badji. « Le numérique est aujourd'hui à l'image de l'électricité pendant la 2e Révolution industrielle : les pays en retard dans ce domaine sont condamnés à exister en marge de l'économie mondiale. »

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