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05.11.2025 à 22:03

Les bureaux vacants, symbole de la crise de l’espace urbain

Maxence Guillaud

Une importante partie de nos espaces de bureaux, manifestations quotidiennes de notre modèle économique, voient désormais leurs volumes se transformer en coquilles vides. Avec plus de 9 millions de m² de bureaux vacants en France, dont plus de la moitié en Île-de-France, il ne s’agit pas d'un phénomène qui peut être négligé. Il offre paradoxalement une voie de sortie à la crise du logement et de l'espace qui s'aggrave dans les grandes villes.
Texte intégral (4413 mots)

Une importante partie de nos espaces de bureaux, manifestations quotidiennes de notre modèle économique, voient désormais leurs volumes se transformer en coquilles vides. Avec plus de 9 millions de m² de bureaux vacants en France, dont plus de la moitié en Île-de-France, il ne s’agit pas d’un phénomène qui peut être négligé. Il offre paradoxalement une voie de sortie à la crise du logement et de l’espace qui s’aggrave dans les grandes villes.

Quelques chiffres

La crise des bureaux s’inscrit dans un contexte plus large de transformation du parc immobilier français. Selon les données du Consortium des Bureaux en France (CBF), le parc total de bureaux en France représente 173 millions de m², avec une répartition presque égale entre parc marchand (89 millions de m²) et non-marchand (84 millions de m²). Le parc non-marchand — concernant les espaces dont l’occupant est également propriétaire — se compose quant à lui de 47 millions de m² privés et 37 millions de m² publics.

La vacance touche particulièrement le parc marchand, avec plus de 9 millions de m² immédiatement disponibles, représentant un taux de vacance national d’environ 10%. Cette situation affecte inégalement les territoires : l’Île-de-France concentre 5,2 millions de m² vacants contre 4 millions de m² en région.

Plus préoccupant encore, le CBF identifie 2 millions de m² en situation de friche, dont 1,2 million en Île-de-France, correspondant à des immeubles de plus de 1 000 m² entièrement inoccupés depuis au moins deux ans et sans projet de réaffectation. Dans la région la plus densément peuplée du pays, la vacance atteint effectivement des taux records : 25,1% près de La Défense, 27,3% dans la première couronne du nord parisien…

Le parc de bureaux en France s’est démultiplié au cours des cinquante dernières années, porté par l’expansion du secteur tertiaire. En Île-de-France, cette croissance a été particulièrement spectaculaire : selon l’APUR, de 1975 à 2022, le parc de bureaux de la métropole du Grand Paris a plus que doublé, passant de 20 à 42,6 millions de m². Cette expansion s’est cependant heurtée à un mur.

Depuis quelques années, la tendance s’est inversée sous l’effet de plusieurs ruptures : développement massif du télétravail, diminution des surfaces de travail demandées par les entreprises, préférence pour les espaces collaboratifs et ralentissement structurel de la croissance des emplois tertiaires… — La Banque de France nous apprend que le taux d’occupation des bureaux a chuté de 5,4% entre 2020 et 2023.

Mais contrairement à une idée reçue, la crise des bureaux ne date pas de la pandémie du COVID-19 et des transformations subséquentes des cultures des entreprises du tertiaire. La crise des bureaux était prévisible depuis 2009, nourrie par une offre immobilière qui surpassait déjà la demande effective générée par la création de nouveaux emplois tertiaires. La pandémie de COVID-19 a surtout agi comme un catalyseur.

Combler le vide

Dans un contexte de tension immobilière aiguë, comment ne pas voir dans la reconversion des bureaux vacants une opportunité stratégique ?

De fait, la crise que traverse le marché du logement est systémique. Un rapport du Sénat d’avril 2024 en dresse un tableau toujours plus inquiétant : chute de l’offre, autant dans la construction neuve que dans la vente de l’ancien, blocage des parcours résidentiels, explosion de la demande de logements sociaux… En juin 2024, l’Union sociale pour l’habitat recensait 2,7 millions de ménages en attente de logements sociaux. Cette situation dramatique laisse aujourd’hui 4 millions de personnes en situation de mal-logement.

Dans ce contexte, toute méthode permettant de produire du logement de qualité tout en répondant aux impératifs environnementaux est à mettre en place.

Le gisement de mètres carrés non utilisés dans le tertiaire offre ainsi la possibilité de traiter conjointement deux crises de front — celle de l’immobilier d’entreprise et celle du logement. L’enjeu est alors de recharger en vie urbaine de vieux volumes tertiaires, afin de créer des lieux d’habitation au cœur de territoires déjà bien desservis par les transports et équipements.

Dans un contexte marqué par l’objectif de Zéro Artificialisation Nette (ZAN), cette logique de « recyclage urbain » est vertueuse à plus d’un titre : elle limite l’étalement urbain et peut contribuer à ranimer des quartiers d’affaires en leur insufflant une mixité d’usages et une vie qu’ils n’ont jamais connues.

Ambitions des pouvoirs publics

La transformation des locaux d’activités en logements est loin d’être un phénomène nouveau en France. Selon une étude de 2024, pas moins de 216 571 logements ont été créés par ce biais entre 2013 et 2022, les bureaux représentant la catégorie la plus transformée avec 24,5 % des logements produits. Ce rythme de transformation paraît cependant modeste au regard des millions de mètres carrés de bureaux vacants qui pèsent sur le marché.

Il est difficile d’estimer la contribution que pourrait apporter à la production de logements la transformation ou la destruction-reconstruction de bureaux. Les scénarios de l’Observatoire Régional de l’Immobilier d’Entreprise en Île-de-France (ORIE) offrent cependant des perspectives encourageantes.

Un premier scénario envisage la création de 150 000 logements (8,8 millions de mètres carrés), en supposant que ces bureaux soient démolis pour reconstruire du logement à 80% et transformés pour les 20% restants. Un second scénario conclut à un potentiel de 127 000 logements (7,5 millions de mètres) dans l’hypothèse où 40% des opérations seraient des transformations et 60% des démolitions partielles ou totales en vue d’une reconstruction de logements. L’ORIE estime que pour 1 mètre carré de bureaux, 0,8 mètre carré de logement est créé, tandis que si l’immeuble est démoli et reconstruit par la suite, il est possible de créer 2,3 mètres carrés de logement pour 1 mètre carré de bureaux. Ce haut ratio étant permis par la densification et la surélévation.

Ces estimations pourraient être revues à la hausse si certaines mesures politiques sur le sujet étaient pleinement adoptées ; une ambition politique réaliste pourrait fixer la contribution de la conversion de bureaux en logements à hauteur de 20 à 25% de la production nette de logements dans les principales aires métropolitaines françaises. Concrètement, en Île-de-France, sur un objectif de production annuelle de 70 000 logements, la transformation des bureaux pourrait contribuer à hauteur de 14 000 à 17 500 logements par an.

Limites techniques et défis économiques

Cependant, convertir ces structures conçues pour l’efficacité économique en lieux de vie dignes représente un défi technique de taille. Ces bâtiments sont conçus comme des plateaux libres de plusieurs centaines de mètres carrés et leur grande profondeur rend complexe la création de logements répondant aux exigences minimales d’éclairement naturel et de ventilation. Conséquemment, la transformation de bureaux en logements génère un ratio entre surface habitable et surface de plancher moins favorable que dans le neuf, en raison des contraintes structurelles qui réduisent le rendement spatial.

Un immeuble de bureaux est structuré autour d’un noyau central abritant ascenseurs, cages d’escalier et, surtout, un dense réseau de gaines. Ce réseau est structurellement mal adapté à la distribution d’une multitude de logements individuels nécessitant chacun leurs propres arrivées d’eau, évacuations et compteurs électriques.

Les façades de bureaux, souvent constituées de grandes baies vitrées fixes ou de murs-rideaux, présentent des performances thermiques et acoustiques généralement très en deçà des standards de l’habitat. Leur transformation implique fréquemment le remplacement complet des menuiseries, l’ajout d’un double vitrage ou d’une isolation par l’extérieur, et la création d’ouvertures plus petites et plus conformes à l’intimité résidentielle. Ces adaptations alourdissent considérablement la facture des travaux…

Deux résultats : d’abord, tous les bureaux ne sont pas convertibles en logement. Pour chaque projet, il s’agit de déterminer, sur la base de critères à la fois financiers et environnementaux, si la transformation présente un réel intérêt ou si, au contraire, la déconstruction-reconstruction s’avère plus pertinente. Certains bâtiments, par leur configuration inadaptée ou leur localisation, ne se prêtent tout simplement pas à une reconversion viable.

Ensuite, lorsqu’elle est envisageable, la transformation de bureaux en logements engendre un surcoût systématique par rapport à la production de logements neufs. Les données issues de la Foncière de Transformation Immobilière (FTI) indiquent un coût moyen de travaux de 2 550 € HT/m² SHAB. Ce coût est structurellement supérieur à celui, par exemple, de la maîtrise d’ouvrage directe dans le logement social, qui se situe, en moyenne, entre 1 900 € en région et jusqu’à 2 200 € HT/m² SHAB en Île-de-France. Ainsi, en raison des défis techniques, la reconversion se heurte à une réalité économique simple : convertir un bâtiment existant est plus onéreux que de construire du neuf.

D’un point de vue strictement financier, il est certain que le résidentiel locatif souffre d’un déficit structurel d’attractivité face à l’immobilier tertiaire, qui offre des rendements locatifs plus élevés et une gestion moins complexe. Il serait ainsi tout à fait illusoire de penser que le marché se réorienterait spontanément vers la production de logements par reconversion.

En outre, certains élus locaux peuvent redouter la conséquence budgétaire de ces transformations. Elles peuvent créer à court terme une équation financière défavorable pour les communes. Les charges d’équipement augmentant avec l’arrivée de nouveaux habitants, tandis que les recettes fiscales issues des logements restent inférieures à celles des activités économiques. En d’autres termes, la transformation d’une forte proportion de bureaux en logements induit une croissance démographique locale qui génère des besoins spécifiques en équipements publics, pesant sur le budget communal.

S’ajoute à cela la dimension symbolique : les tours de bureaux incarnent traditionnellement un géosymbole du dynamisme économique et l’attractivité territoriale. Une perte d’identité économique peut être vécue comme une régression, un effacement du statut de pôle d’emploi effectif ou en devenir. Des enjeux politiques et électoraux plus subtils — relatifs à la modification de la sociologie d’un quartier — peuvent également entrer en ligne de compte.

Face à ces limites techniques, économiques et financières, l’intervention déterminée de la puissance publique devient la condition sine qua non pour permettre cette métamorphose de l’espace urbain. Seule une action publique volontariste peut permettre d’imposer la réalisation de l’intérêt général.

Quand l’État veut bâtir la réversibilité

Promulguée en 2018, la loi ELAN a renforcé un régime dérogatoire au PLU en faveur des reconversions vers du logement. Ces dernières peuvent par exemple déroger aux règles relatives à la densité et aux obligations en matière d’aires de stationnement, tout en bénéficiant d’un « bonus de constructibilité » de 30 % par rapport au gabarit de l’immeuble initial. Cela sous réserve d’une discussion entre le porteur de projet et la collectivité.

La loi Climat et résilience de 2021 a introduit l’obligation, à partir du 1er janvier 2023, de réaliser une « étude du potentiel de changement de destination et d’évolution » avant toute construction ou démolition. Cette mesure — provenant à l’origine des propositions de la Convention citoyenne pour le climat — vise à réduire le nombre de démolitions de bâtiments existants et inciter à l’intégration, dès la conception d’un nouveau bâtiment, de sa possible transformation ultérieure.

Mais plus récemment, la loi n° 2025-541 du 16 juin 2025 visant à faciliter la transformation des bureaux et autres bâtiments en logements, dite « Loi Daubié », a marqué une étape importante concernant l’environnement juridique encadrant la transformation du bâti. Elle consacre plusieurs innovations destinées à faciliter les changements de destination.

La première avancée significative est l’introduction d’un nouveau mécanisme de dérogation au PLU. Désormais, l’autorité compétente peut autoriser un changement de destination — notamment des bureaux vers du logement — même lorsque le PLU ne le prévoit pas initialement. Ce pouvoir n’est toutefois pas discrétionnaire : tout refus doit être spécialement motivé et ne peut s’appuyer que sur des motifs limitativement énumérés, tels que l’existence avérée de risques de nuisances, une accessibilité insuffisante aux transports, l’incapacité démontrée des équipements publics locaux à absorber de nouveaux habitants, ou une atteinte aux objectifs de mixité sociale.

Deuxième innovation fondamentale : le permis de construire « réversible » ou « multi-destinations ». Inspiré par l’expérience des constructions des Jeux Olympiques de 2024, ce nouveau type de permis, valable pour une durée de vingt ans, introduit une véritable flexibilité dans la gestion du patrimoine bâti. Il permet d’autoriser par anticipation un bâtiment qui comportera plusieurs destinations et états successifs au cours de son existence. Cette disposition reconnaît ainsi la vie du bâtiment comme un cycle évolutif, permettant sa réversibilité programmée entre différents usages — tertiaire, résidentiel… — sans avoir à recourir à de nouvelles demandes d’autorisation, offrant ainsi une sécurité juridique aux investisseurs et favorisant l’optimisation du foncier déjà artificialisé.

Au niveau des collectivités, l’approche par appel à projets est utilisée comme levier opérationnel pour lancer les initiatives. Des programmes comme « Réinventer Paris 3 » (lancé en 2021) et « Inventons la Métropole du Grand Paris 3 » (2022) ont spécifiquement ciblé la conversion de bureaux vacants.

Plan Létard : promesses et faiblesses

Face à l’ampleur du défi, l’ancienne ministre du Logement Valérie Létard avait présenté le 27 mars 2025 un plan visant à créer 25 000 logements à court ou moyen terme, et jusqu’à 70 000 à long terme par la transformation des bureaux vacants.

Deux mesures fiscales, intégrées à la loi de finances 2025, sont présentées. D’une part, une exonération de la taxe sur les bureaux (TSB) qui s’applique en Île-de-France et dans certains départements de la région PACA est accordée aux propriétaires qui déposent un permis de construire pour une reconversion en logements. Cette exonération a pour objectif de neutraliser un coût pouvant « excéder 20 €/m² par an » selon le dossier de presse du plan ministériel.

S’il est vrai que cette taxe peut excéder les 20 €/m² par an, il convient toutefois de souligner que le montant de la TSB varie fortement selon les circonscriptions d’application : en 2025, il atteint jusqu’à 25,77 €/m² par an dans certains arrondissements parisiens, 11,87 €/m² par an dans les communes de l’unité urbaine de Paris (hors Paris et Hauts-de-Seine), 5,74 €/m² par an dans les autres communes d’Île-de-France situées hors de cette unité urbaine, contre seulement 0,99 €/m² par an dans les départements concernés de la région PACA… Autant dire que l’impact réel de cette exonération dépendra fortement du code postal du bien concerné.

Le dispositif prévoit également un mécanisme de compensation pour les collectivités territoriales. Celles-ci se voient accorder la possibilité de percevoir une taxe d’aménagement sur les opérations de transformation de bureaux en logements, dès lors qu’un permis de construire ou une déclaration préalable est requis. Cette recette fiscale est destinée à soutenir le financement des équipements publics induits par le changement de destination des bâtiments. Si cette mesure peut lever une appréhension pour les collectivités, on peut douter qu’elle puisse motiver les propriétaires de biens à transformer.

Le choix d’articuler la politique publique autour de dispositifs de prêts (PHB 2.0 de 140 M€) ou d’appels à manifestation d’intérêt (20 M€ sanctuarisés dans la programmation 2025 des aides à la pierre — somme pouvant être jugée peu suffisante au regard des surfaces à transformer) repose sur une logique de stricte incitation à l’initiative par la mobilisation de l’argent public pour garantir la rentabilité des opérateurs, sans que les collectivités ne conservent un contrôle réel sur l’aboutissement des projets et leur intégration dans une stratégie urbaine globale.

Conformément aux annonces de ce plan, deux groupes de travail, qui ont désormais rendu leurs conclusions, furent constitués. Le premier était consacré au modèle économique et au financement de la transformation. Le second avait pour mandat d’identifier les freins et de proposer des simplifications réglementaires et normatives.

Ces conclusions — du fait de la nature de la commande ministérielle — consistent principalement en des solutions technico-administratives, pour beaucoup intéressantes, pour d’autres nécessaires, mais peu suffisantes pour opérer un réel changement de paradigme.

Ces deux rapports privilégient une approche incitative plutôt que des financements directs ou des mesures coercitives, ainsi que des dispositions « d’acupuncture institutionnelle ». L’État y est surtout conçu comme un facilitateur et un régulateur, dont le rôle principal est de créer un environnement favorable à l’initiative.

On peut y lire des propositions relevant de la création de statuts et de régimes fiscaux et juridiques dédiés (VIT — vente d’immeuble à transformer —, FTB — foncières de transformation de bureaux), d’exonérations de taxes (TVA à 5,5 %, aménagements de taxe foncière) et d’assouplissement des normes (élargissement du régime de la déclaration préalable, dérogations diverses au CCH) qui visent à « débloquer » la valeur économique des actifs et à rendre la transformation plus rentable que la passivité pour les propriétaires.

Parmi les mesures intéressantes proposées, on retiendra également la création d’un permis de démolir suspensif pour favoriser la recherche préalable de solutions de reconversion, ainsi que la réflexion autour de l’éligibilité des opérations de transformation aux Certificats d’Économies d’Énergie (CEE). S’ajoutent à cela un élargissement des Opérations de Requalification des Territoires (ORT) aux projets de transformation et, mesure essentielle, la cartographie de la vacance tertiaire.

Les recommandations d’exonérations en tout genre peuvent interpeller. En défiscalisant plutôt qu’en finançant directement certaines opérations — ce qui peut revenir au même dans la balance — l’État renonce à une capacité d’intervention plus fine et ciblée. Il s’agit d’une politique de la carotte, sans le bâton.

On note dans ces rapports de nombreuses propositions intéressantes, mais assez peu de considération pour l’équilibre des comptes publics, et aucune reprise de l’idée d’une taxation dissuasive de la vacance structurelle, préconisée par André Yché, dont le rapport avait également été commandé par la ministre.

Une lecture attentive de ce dernier, remis en juin 2024 par l’auteur à l’ancienne ministre déléguée au Logement, révèle des propositions autrement plus structurantes que les mesures annoncées.

Pour une stratégie systémique de la reconversion

Le rapport Yché propose un dispositif complet articulé autour de plusieurs leviers complémentaires. Sa mesure phare repose sur l’instauration d’une taxation progressive de la vacance : au-delà d’une période de vacance frictionnelle de deux ans, une taxe additionnelle, équivalente au montant de la taxe sur les bureaux, serait perçue par l’État. Celle-ci serait majorée de 50 % chaque année supplémentaire d’inoccupation. Ce mécanisme vise à compenser le manque à gagner lié à l’absence d’activité économique, tout en dissuadant fortement les foncières de laisser leurs actifs à l’abandon.

Cette taxe permettrait également de modifier l’attitude de certains gestionnaires ayant tendance à masquer la décote réelle des actifs et à ralentir les ventes. Alors que le passage à la cotation semestrielle des SCPI n’a jusqu’ici eu qu’un impact limité sur ces pratiques, la stratégie de taxation progressive proposée par Yché posséderait la force nécessaire pour véritablement débloquer la situation.

La taxe serait suspendue dès le dépôt d’un dossier de transformation, mais réactivée si les travaux ne débutent pas dans un délai de deux ans. Là où la vision globale du plan Létard est de récompenser l’action, le rapport Yché préconise également de pénaliser l’inaction.

En contrepartie, il préconise également un crédit d’impôt de 20 % sur les coûts de transformation pour les projets de logements intermédiaires et sociaux. Cette mesure permettrait, en théorie, de compenser le surcoût des opérations de reconversion par rapport au neuf.

Le rapport mise également sur des leviers politico-administratifs pour accélérer les projets : 50 % du produit de la taxe seraient reversés aux collectivités qui instruisent les autorisations d’urbanisme dans les délais. À l’inverse, un mécanisme de transfert de compétence à l’État pourrait être activé en cas de blocage persistant.

Surtout, l’approche se distingue par sa vision systémique. Yché propose la création de « bouquets d’actifs », regroupant plusieurs bâtiments dans un portefeuille. Certains seront déconstruits pour créer des espaces verts, d’autres reconstruits pour un autre usage ou transformés, en s’appuyant sur une logique de péréquation économique. Face à l’hétérogénéité des besoins urbains et des potentialités de transformation, cette approche globale permettrait d’arbitrer de façon cohérente entre contraintes techniques et objectifs d’aménagement.

Ce modèle préfigure une planification stratégique où la puissance publique ne se contente pas d’inciter, mais organise activement la recomposition du tissu urbain par blocs fonctionnels. En envisageant de loger chaque bouquet dans une société de projet dédiée, bénéficiant d’avantages fiscaux et financiers, le rapport esquisse les contours d’un urbanisme de la transformation à la hauteur des enjeux : systémique, financièrement soutenable et territorialement cohérent.

À côté de cette vision structurante, le plan Létard apparaît plus timoré, moins abouti, et globalement peu soucieux de l’équilibre des comptes publics.

Au-delà du logement : la ville en partage

Au-delà de la déconstruction des immeubles tertiaires — qui peut permettre de créer des espaces verts ou d’engager une reconstruction — ou de la transformation de leurs espaces en logements, une approche complémentaire, qui peut également s’implanter dans l’attente d’opérations plus lourdes et pérennes, consiste à mobiliser ces locaux vacants pour répondre à d’autres besoins.

Le rapport Yché propose ainsi d’imposer la mise à disposition temporaire des surfaces inutilisées à des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Ainsi, en amont des conversions structurelles, l’urbanisme transitoire offre des réponses agiles à des besoins socio-économiques concrets.

Cette pratique trouve une illustration significative avec le projet des Arches Citoyennes, plus grand tiers-lieu de Paris, qui occupe depuis 2023 l’ancien siège de l’AP-HP juste en face de l’Hôtel de Ville. Ces espaces gérés par la coopérative Plateau Urbain créent ainsi un véritable pôle de vie sociale et culturelle en permettant à plus de 450 structures (entreprises sociales et solidaires, associations, artistes) de trouver leur place dans la ville, et cela à prix réduit.

Les Arches Citoyennes préfigurent ainsi le projet définitif « Hospitalités Citoyennes », porté par un groupement conduit par BNP Paribas Real Estate, associant Apsys et RATP Solutions Ville, lauréat de l’appel à projet « Réinventer Paris 3 ». Premier ensemble immobilier à mission parisien, ce projet transformera le site à l’horizon 2030 et mêlera logements, bureaux et commerces dans une démarche inclusive et solidaire. Cette occupation transitoire permet dans le cas en question de préfigurer concrètement la vocation sociale et solidaire qui caractérisera le projet définitif.

En somme, ces usages transitoires permettent de maintenir l’animation des quartiers tout en expérimentant de nouvelles fonctions urbaines. Ils peuvent ainsi servir de laboratoire pour préparer la transformation pérenne des espaces, tandis que la collectivité peut jouer un rôle de médiateur entre les différents acteurs. Les propriétaires des locaux ont également beaucoup à y gagner, leur permettant notamment d’économiser en frais de gardiennage et de limiter la dégradation des locaux.

Relancer le débat

La crise des bureaux vacants est une opportunité qui peut permettre de répondre à certains besoins. Mais la transformation de notre économie immobilière exige une véritable ambition politique. Si les solutions existent, si les réglementations évoluent dans le bon sens, l’audace politique manque pour réellement bousculer le secteur de l’immobilier et accélérer cette transition.

Du reste, si l’immobilier tertiaire accapare l’attention, il n’en demeure pas moins que, comme le rappelle le rapport Yché, « la transformation des bureaux fait figure de cas d’école et peut inspirer, à bien des égards, les principes de la transformation de toutes les classes d’actifs immobiliers ».

Face à l’ampleur des défis, nous devons faire preuve de la même ambition que ceux qui, dans les précédentes décennies, ont bâti ces immeubles qui aujourd’hui nous questionnent.

03.11.2025 à 19:12

Zohran Mamdani face à l’establishment

Peter Dreier

Sur le point de remporter les élections municipales à New York, Zohran Mamdani émerge comme figure radicale et « socialiste ». Durant sa campagne, il a dû affronter de violents tirs de barrage issus du Parti républicain et de l'establishment démocrate. Outre des critiques libérales sur son programme économique, il a dû essuyer les infamantes accusations en antisémitisme traditionnellement dirigées contre les candidats propalestiniens. Mais les véritables défis sont encore à venir : à la tête de la ville, il devra passer maître dans l'art du compromis, au niveau du Conseil municipal et de l'Etat de New York (à qui reviennent une partie des décisions budgétaires). Un précédent pourrait inspirer son action : celui de Fiorello La Guardia, maire de New York durant le New Deal (1933-1945), qui avait fait de la ville un avant-poste réformateur. Par Peter Dreier, traduction Alexandra Knez.
Texte intégral (3754 mots)

Sur le point de remporter les élections municipales à New York, Zohran Mamdani émerge comme figure radicale et « socialiste ». Durant sa campagne, il a dû affronter de violents tirs de barrage issus du Parti républicain et de l’establishment démocrate. Outre des critiques libérales sur son programme économique, il a dû essuyer les infamantes accusations en antisémitisme traditionnellement dirigées contre les candidats propalestiniens. Mais les véritables défis sont encore à venir : à la tête de la ville, il devra passer maître dans l’art du compromis, au niveau du Conseil municipal et de l’Etat de New York (à qui reviennent une partie des décisions budgétaires). Un précédent pourrait inspirer son action : celui de Fiorello La Guardia, maire de New York durant le New Deal (1933-1945), qui avait fait de la ville un avant-poste réformateur. Par Peter Dreier, traduction Alexandra Knez.

Zohran Mamdani a marqué les esprits avec une campagne électorale dynamique, mobilisant massivement les électeurs, en particulier les plus jeunes. À trente-trois ans, ce membre de l’Assemblée de l’État du Queens et figure du courant socialiste démocrate a créé la surprise en remportant la primaire démocrate du 24 juin face à l’ancien gouverneur Andrew Cuomo [Zohran Mamdani est membre du mouvement Democrat Socialists of America, NDLR]. Loin d’abandonner la course malgré sa défaite aux primaires démocrates, celui-ci s’est présenté comme indépendant.

Les défis auxquels il a fait face durant sa campagne ont été nombreux. Ceux qui l’attendent comme maire le sont plus encore.

Avant Zohran Mamdani, Fiorello La Guardia

Zohran Mamdani devra d’abord affronter une opposition farouche de puissants secteurs économiques, notamment Wall Street, l’industrie immobilière et les géants de la tech. Son programme mêle à la fois des idées très pragmatiques et des mesures avant-gardistes. Parmi ses propositions-phares : le gel des loyers dans les logements à loyer contrôlé (dans lesquels vivent 2,4 millions de New-Yorkais), la gratuité des bus, la création d’épiceries municipales et une hausse des impôts ciblant les résidents et entreprises les plus fortunés. Des figures du monde des affaires l’ont déjà qualifié d’anti-business et menacent de quitter la ville si son projet venait à se concrétiser.

Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à l’ère du New Deal, les villes américaines ont été le théâtre d’un progressisme audacieux, né en réaction à l’emprise croissante des robber barons.

L’expérience du républicain Fiorello La Guardia peut servir de point de réflexion [dans l’Amérique du début des années 1930, le Parti républicain n’est pas encore nettement celui des classes supérieures et le Parti démocrate n’est pas encore celui des classes populaires NDLR]. À la tête de New York pendant trois mandats, de 1933 à 1945, en pleine Grande Dépression et Seconde Guerre mondiale, La Guardia a su imposer une gouvernance intègre, efficace et résolument progressiste. Son action a profondément marqué la ville, en redonnant espoir et en améliorant les conditions de vie de sa classe ouvrière. Sur la scène nationale, il s’est imposé comme un réformateur indépendant.

Malgré cela, Fiorello La Guardia a longtemps été la cible des milieux d’affaires, qui le décrivaient comme un idéologue déconnecté des réalités. Alors qu’il présidait le conseil municipal, il proposait que la ville anticipe les tempêtes hivernales en achetant du matériel de déneigement – une mesure de bon sens, selon lui. Le contrôleur municipal Charles Craig la qualifia pourtant de « radicale et socialiste ». Républicain collaborant étroitement avec les démocrates, La Guardia s’est imposé comme l’un des maires les plus emblématiques de New York. Mais ses idées audacieuses, bien que pragmatiques, ont continué à susciter l’hostilité des conservateurs.

Un jour, dans les colonnes du New York Times, il s’est insurgé contre les étiquettes trop vite apposées à ceux qui remettent en question le statu quo : « Dès que l’on soulève une objection à l’ordre établi, on vous classe comme réformateur ou radical. J’ai eu l’honneur d’être qualifié de radical. Pourquoi ? Parce que je me suis toujours opposé à ce que je jugeais injuste et dangereux. » Fidèle à ses convictions, il ajoutait sans détour : « Si combattre les injustices en place fait de moi un radical, alors j’accepte ce titre sans réserve. »

Conflits redistributifs

Deux époques, mais une rhétorique similaire du côté de l’establishment. En 2012, syndicats et travailleurs à bas revenus ont lancé une campagne pour faire passer le salaire minimum de 9 à 15 dollars en l’espace de trois ans. À l’époque, les lobbies patronaux ont tiré la sonnette d’alarme, prédisant un effondrement de l’économie new-yorkaise. Mises en garde largement infondées : les New-Yorkais ont injecté leurs revenus supplémentaires dans les commerces locaux, dynamisant ainsi l’activité économique. Aujourd’hui, le salaire minimum s’élève à 16,50 dollars, soit un niveau encore en deçà de celui pratiqué dans plusieurs grandes métropoles. Zohran Mamdani propose de le porter progressivement à 30 dollars d’ici 2030.

Le slogan de campagne de Zohran Mamdani, « Une ville que tout le monde peut se permettre », résonne auprès des électeurs new-yorkais, sensibles à sa volonté de s’attaquer aux inégalités et à la flambée du coût de la vie. Une analyse menée par James Parrott, directeur des politiques économiques et fiscales au New School Center for New York City Affairs, révèle que la part du revenu total détenue par le 1 % des New-Yorkais les plus fortunés est passée de 12 % en 1980 à 36 % en 2022. Le loyer médian d’un appartement deux pièces dans la ville atteint aujourd’hui près de 5 500 dollars par mois.

À lire aussi... Zohran Mamdani : un radical à la mairie de New York ?

Zohran Mamdani devra affronter une élite économique new-yorkaise souvent inflexible et peu encline au changement. Parviendra-t-il à convaincre certains de ses membres que les niveaux actuels d’inégalités sont devenus intenables ? Il pourrait y parvenir en adoptant un langage qui parle à leurs intérêts : celui de la « prospérité partagée », bénéfique pour l’ensemble de la ville car elle stimule la consommation, renforce le tissu social et offre une alternative à la gentrification galopante. En redéfinissant ce que signifie un « climat d’affaires sain », un cadre où la richesse est distribuée plus équitablement permettant aux familles de sortir de la précarité, Mamdani pourrait rallier des soutiens inattendus. Cela implique de garantir à tous un accès abordable au logement, aux soins de santé, à l’alimentation, à la garde d’enfants et aux transports publics.

Il pourrait entamer son mandat en sollicitant le soutien public de plusieurs figures influentes du monde des affaires new-yorkais contre l’envoi de forces fédérales par Donald Trump, accusées d’interpeller arbitrairement des immigrés.

« Gouverner sainement »

Zohran Mamdani tente de reprendre à son compte le principe du « bon gouvernement », profondément ancré dans l’histoire municipale américaine. Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à l’ère du New Deal, les villes ont été le théâtre d’un progressisme audacieux, né en réaction à l’emprise croissante des robber barons [qualificatif désignant les grandes fortunes propriétiares de monopoles dans le secteur du pétrole ou de la banque au début du XXè siècle NDLR]. Face à eux, une coalition hétéroclite s’est formée : syndicalistes, philanthropes issus des élites, réformateurs de la classe moyenne ont uni leurs forces pour améliorer les conditions de vie et de travail dans des métropoles en pleine expansion.

Les figures politiques issues de cette coalition – parmi lesquelles les maires Tom Johnson (Cleveland, 1901-1909) et Samuel « Golden Rule » Jones (Toledo, 1897-1904) – ont mené des réformes ambitieuses pour transformer la vie urbaine. Leur action visait à sécuriser les usines et les logements, renforcer la santé publique et les réseaux de transport, étendre les espaces verts et les aires de jeux, encadrer les tarifs de l’électricité et de l’eau, et développer des services municipaux accessibles. Ils ont également instauré une fiscalité plus équitable en ciblant les grands propriétaires et œuvré pour que les travailleurs disposent d’une voix plus influente dans les affaires de la ville.

Par le biais d’organisations telles que la Conférence des maires des États-Unis et la Ligue nationale des villes, ces élus locaux peuvent faire pression sur le Congrès.

Par la suite, plusieurs maires progressistes – parmi eux Fiorello La Guardia, Daniel Hoan à Milwaukee (1916-1940), Jasper McLevy à Bridgeport (1933-1957), Harold Washington à Chicago (1983-1987) et Ray Flynn à Boston (1984-1993) – ont pris fait et cause pour les travailleurs lors des conflits syndicaux, et se sont engagés aux côtés des communautés locales dans leur résistance face aux puissances commerciales et aux promoteurs immobiliers.

Zohran Mamdani n’ignore rien de cette tradition politique. L’an dernier, lors d’un entretien avec Brian Lehrer sur les ondes de WNYC, il a évoqué les succès des socialistes municipaux qui ont gouverné Milwaukee et bien d’autres villes. En 1912, près de 1 200 socialistes occupaient des fonctions publiques dans quelque 340 municipalités à travers le pays. Comme Mamdani l’a souligné, on les surnommait parfois les « socialistes des égouts » — non pas par dérision, mais parce qu’ils se consacraient à des projets concrets : parcs, logements, écoles, infrastructures de traitement des déchets et autres équipements essentiels à la vie quotidienne des classes populaires. Ces électeurs, reconnaissants, les ont réélus sans relâche entre 1910 et 1960. Ces élus se distinguaient aussi par leur gestion exemplaire, à l’abri des scandales et de la corruption.

À l’image des socialistes de Milwaukee et de La Guardia, Zohran Mamdani devra prouver sa capacité à diriger une administration municipale rigoureuse et efficace. L’un de ses défis majeurs sera de garantir le bon fonctionnement des services publics essentiels, ce que l’on pourrait appeler les tâches d’« entretien civique ». Comme le soulignait La Guardia : « Il n’existe pas de manière républicaine, démocratique ou socialiste de nettoyer une rue ou de construire un égout, il n’y a que la bonne façon et la mauvaise. »

Zohran Mamdani est pleinement conscient de l’importance de s’entourer de conseillers et de responsables aguerris, dotés d’une solide expérience en administration municipale, en gestion étatique, notamment pour faciliter les relations avec Albany – la capitale de l’Etat de New York, qui gère une partie du budget municipal -, mais aussi dans les domaines du monde des affaires, des syndicats, de l’engagement communautaire et du secteur associatif. Nombre de New-Yorkais espèrent qu’il nommera Brad Lander, actuel contrôleur municipal et troisième lors des primaires, au poste de premier adjoint au maire. Leur collaboration durant la campagne, marquée par des soutiens mutuels et des apparitions communes rend cette nomination tout à fait plausible.

L’une des décisions les plus déterminantes que devra prendre Zohran Mamdani sera de maintenir ou non Jessica Tisch à la tête de la police, dans un contexte où les New-Yorkais expriment de vives préoccupations concernant la sécurité dans leurs quartiers, le profilage raciste et les abus de pouvoir des forces de l’ordre. Mamdani a proposé la création d’un département indépendant dédié à la sécurité des quartiers, distinct de la police, afin de mieux prendre en charge les personnes en détresse psychologique et de permettre à la police de concentrer ses efforts sur la résolution des crimes graves. Il souhaite également fonder une nouvelle agence spécialisée dans la lutte contre les crimes à caractère haineux. Toutefois, si une collaboration constructive ne s’instaure pas avec les forces de l’ordre et leur syndicat, ces derniers pourraient chercher à entraver la mise en œuvre de ses réformes.

Défis budgétaires

Zohran Mamdani devra affronter les défis budgétaires majeurs auxquels New York est confrontée, notamment sa forte dépendance à l’égard de l’État de New York pour le financement de nombreux services essentiels (comme le métro) et pour l’autorité législative sur des questions clés telles que le contrôle des loyers. Il lui faudra établir une collaboration étroite avec les démocrates du parlement de l’État de New York ainsi qu’avec la gouverneure Kathy Hochul, peu progressiste.

La situation pourrait se compliquer davantage si Donald Trump et les républicains du Congrès adoptent une version du « Big Beautiful Bill », qui prévoit des coupes dans les financements fédéraux de services publics afin de financer des baisses d’impôts pour les plus riches. Dans ce contexte, Mamdani devra rappeler régulièrement aux électeurs que certaines réformes ne peuvent être menées à bien sans l’appui législatif ou financier de l’État de New York ou du gouvernement fédéral.

Il pourrait tirer parti de son aura nationale, comme maire de la plus grande ville des États-Unis, pour fédérer d’autres maires autour d’un programme fédéral ambitieux, tourné vers une nouvelle ère post-Trump et la relance d’une politique urbaine et métropolitaine progressiste. Par le biais d’organisations telles que la Conférence des maires des États-Unis et la Ligue nationale des villes, ces élus locaux peuvent faire pression sur le Congrès pour obtenir davantage de financements en faveur du logement et des infrastructures génératrices d’emplois, renforcer la régulation des pratiques bancaires abusives, instaurer une loi fédérale garantissant les congés maladie payés, et accroître les investissements dans les crèches et les établissements scolaires. Ils pourraient aussi s’engager collectivement à mettre fin aux « guerres d’enchères », ces compétitions coûteuses entre villes et États pour attirer les entreprises à coups de subventions et d’exonérations fiscales, comme ce fut le cas avec Amazon à New York il y a quelques années.

Penser en organisateur

Maire, Zohran Mamdani gagnerait à conserver une posture d’organisateur. Chaque enjeu politique majeur exige une véritable campagne structurée, avec un noyau dur, un cercle de soutien engagé, des partenaires stratégiques et des adversaires clairement identifiés, comme par exemple les propriétaires pratiquant des loyers abusifs ou les institutions financières aux pratiques prédatrices. Pour mener ces batailles à bien, il lui faudra s’appuyer sur la mobilisation active de sa base et sur une dynamique collective forte.

Zohran Mamdani devra embrasser la tension inhérente à sa position : celle d’un progressiste aux commandes de l’institution municipale. Il lui faudra encourager les mouvements de base à exercer une pression constante, y compris par la protestation, pour inciter les grandes banques, les employeurs, les établissements de santé, les maisons de retraite, les propriétaires et les promoteurs immobiliers à adopter des pratiques plus responsables. Il ne pourra pas se soustraire à la critique : il sera parfois lui-même la cible de manifestations, face à laquelle il devra se montrer résilient.

Mamdani devra encourager les mouvements de base à exercer une pression constante, y compris par la protestation, pour inciter les grandes banques, les employeurs, les établissements de santé, les maisons de retraite, les propriétaires et les promoteurs immobiliers à adopter des pratiques plus responsables.

Il devra trouver les moyens de collaborer avec le mouvement progressiste new-yorkais, souvent éclaté en une multitude d’organisations et de leaders, chacun porteur de son agenda propre. Pour mener des réformes ambitieuses, il lui faudra tisser des liens solides avec les syndicats du public et du privé, les groupes d’organisation communautaire, les militants écologistes, les défenseurs des droits des locataires, les promoteurs immobiliers à but non lucratif, les réformateurs du système éducatif, ainsi que les associations engagées pour les droits civils et les libertés individuelles. Tous devront apprendre à naviguer dans la dynamique « intérieur/extérieur » à un moment où les enjeux politiques et sociaux sont particulièrement cruciaux.

Ils voudront bien sûr demander à Mamdani de rendre des comptes sur ce qu’il a promis. Toutefois, ils devront faire preuve de patience et garder à l’esprit que les transformations politiques majeures exigent du temps, une hiérarchisation des priorités et, souvent, des compromis – qui n’est pas le renoncement : le compromis peut permettre des avancées concrètes, poser les jalons d’une réforme plus vaste et orienter l’action publique dans une direction vertueuse.

Cela revêt une importance particulière pour les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA), une composante modeste mais dynamique de la base de soutien de Mamdani. La direction nationale du mouvement, ainsi que certaines de ses sections locales, ont parfois été critiquées, à juste titre, pour des prises de position jugées trop radicales et un certain désintérêt pour les compromis politiques. Toutefois, plusieurs antennes locales, notamment celle de New York, ont su évoluer en collaborant avec des organisations communautaires, syndicales et écologistes, et en s’impliquant activement dans le Parti démocrate pour faire élire des candidats progressistes, y compris ceux qui ne se revendiquent pas explicitement du socialisme.

Comme ils l’ont montré lors des campagnes d’Alexandria Ocasio-Cortez au Congrès, les membres de la DSA de New York engagés aux côtés de Mamdani ont fait preuve d’organisation, de rigueur et de sens stratégique. Aujourd’hui, cette même discipline et cette intelligence politique seront essentielles pour éviter les critiques publiques systématiques à l’encontre de Mamdani lorsqu’il sera amené à faire des compromis – que ce soit avec le conseil municipal ou la législature de l’État – dans le but de faire progresser des mesures concrètes qui améliorent le quotidien des New-Yorkais.

Restaurer la confiance

Dans une période marquée par l’incertitude, une victoire progressiste d’envergure offre un souffle d’espoir et peut servir de catalyseur pour renforcer le mouvement, à la fois en opposition à Donald Trump et en faveur d’un avenir plus équitable. À l’instar de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, Zohran Mamdani se distingue par sa capacité à communiquer les idées progressistes dans un langage accessible et concret. Toutefois, il est important de reconnaître que tous les candidats démocrates ne peuvent remporter des élections en se revendiquant ouvertement progressistes, et encore moins socialistes. Le camp républicain, Trump en tête, l’a bien compris et cherchera à instrumentaliser la victoire de Mamdani pour peindre l’ensemble du Parti démocrate en rouge.

Le lendemain de la victoire de Mamdani à la primaire, Trump s’est emporté sur son réseau Truth Social, qualifiant Mamdani de « lunatique 100 % communiste ». À l’instar d’Alexandria Ocasio-Cortez, Mamdani est appelé à devenir une figure polarisante, utilisée par les républicains pour mobiliser leur base et tenter de renverser les démocrates dans les circonscriptions clés lors des prochaines élections à la Chambre. Il lui faudra alors convaincre des poids lourds du Parti démocrate, comme Chuck Schumer et Hakeem Jeffries (tous deux originaires de New York) de le soutenir plutôt que de s’opposer systématiquement à lui, ce qui reste incertain compte tenu de leurs différends répétés avec l’aile gauche du parti. Par ailleurs, certains candidats démocrates engagés dans des batailles électorales serrées pourraient chercher à se distancier de ses positions pour préserver leur propre crédibilité auprès d’un électorat plus modéré.

L’un des accomplissements les plus significatifs de Zohran Mamdani pourrait être de raviver la confiance des jeunes électeurs dans le pouvoir de la politique électorale et dans la capacité des institutions publiques à répondre concrètement aux besoins de la population. Sa victoire pourrait servir de catalyseur, incitant libéraux et progressistes à travers le pays à s’engager davantage dans des organisations locales. À l’approche des élections de mi-mandat l’an prochain, on peut espérer une mobilisation accrue de bénévoles prêts à s’investir sur le terrain.

La façon dont Zohran Mamdani dirigera la ville de New York sera déterminante. S’il réussit à devenir maire, il fera plus que transformer la vie des New-Yorkais de la classe ouvrière : il pourrait inspirer une nouvelle génération de militants à se lancer dans la vie politique – que ce soit au sein des conseils scolaires, de la législature de l’État ou du Congrès. Ce renouvellement pourrait contribuer à affaiblir l’establishment qui domine encore le Parti démocrate et à éloigner le parti de son aile corporatiste, en faveur d’un projet résolument progressiste centré sur les besoins réels de la population.

Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « How Zohran Mamdani Can Succeed as Mayor », traduit et édité pour LVSL.

31.10.2025 à 17:53

« La gauche britannique ne doit pas tout miser sur le parlementarisme » – Entretien avec James Schneider

William Bouchardon

La politique britannique semble être à un tournant. La première année du gouvernement de Keir Starmer a montré à quel point le Parti travailliste est revenu à un programme blairiste, dont les politiques néolibérales et répressives sont de plus en plus rejetées. Dans le même temps, le Reform Party de Nigel Farage a fait un bond dans les sondages et semble en passe de remporter les prochaines élections. Mais les choses bougent enfin à gauche, avec le renouveau des Verts depuis l'élection de Zack Polanski à sa tête et le lancement de « Your Party » par Jeremy Corbyn et Zahra Sultana. 
Texte intégral (6842 mots)

La politique britannique semble être à un tournant. La première année du gouvernement de Keir Starmer a montré à quel point le Parti travailliste est revenu à un programme blairiste, dont les politiques néolibérales et répressives sont de plus en plus rejetées. Dans le même temps, le Reform Party de Nigel Farage a fait un bond dans les sondages et semble en passe de remporter les prochaines élections. Mais les choses bougent enfin à gauche, avec le renouveau des Verts depuis l’élection de Zack Polanski à sa tête et le lancement de « Your Party » par Jeremy Corbyn et Zahra Sultana. 

Pour James Schneider, ancien conseiller de Jeremy Corbyn et auteur de Our Bloc : How we win (Verso, 2022), qui travaille désormais pour la Progressive International, les leçons de l’ère Corbyn doivent être tirées : pour que la gauche réussisse en Grande-Bretagne, elle ne doit pas se contenter de participer aux élections, mais aussi reconstruire un parti de masse, liés à des clubs sociaux locaux, des syndicats et d’autres organisations. Selon lui, cette voie difficile vers un parti de masse est la seule option pour éviter les divisions culturelles encouragées par la classe dirigeante afin de fracturer la majorité populaire, comme elle l’a fait avec le Brexit.

LVSL – L’année dernière, le Parti travailliste a remporté une large majorité de sièges à Westminster, mais il a également perdu un demi-million de voix par rapport aux élections précédentes de 2019. Depuis lors, Keir Starmer a continué à appliquer des mesures d’austérité et est de plus en plus impopulaire. Comment résumeriez-vous cette première année du gouvernement travailliste ? Et quelles sont vos perspectives pour son avenir jusqu’aux prochaines élections ?

James Schneider – Comme on pouvait s’y attendre, cela a été catastrophique. Quiconque ayant une connaissance élémentaire de la politique et de la société pouvait voir que ce gouvernement allait très vite devenir profondément impopulaire. 

En Grande-Bretagne, comme dans la plupart des pays du Nord, le niveau de vie de la plupart des gens est en baisse depuis près de deux décennies. Dans le même temps, les prestations sociales fournies par les services publics, les services sociaux et les droits sociaux ont été réduites. Les infrastructures du pays sont partout en mauvais état, car les gouvernements conservateurs précédents n’ont pas investi pendant des années, alors que les taux d’intérêt étaient proches de zéro. En plus de tout cela, la Grande-Bretagne, très intégrée dans l’économie mondiale, est confrontée à des risques géopolitiques croissants et aux effets inflationnistes des chocs climatiques.

Le Parti travailliste n’a proposé aucune mesure significative pour remédier à ces problèmes. L’approche de Keir Starmer est globalement la même que celle de Rishi Sunak (Premier ministre britannique conservateur d’octobre 2022 à juillet 2024, ndlr) : la poursuite d’une gestion technocratique qui part du principe qu’une administration compétente restaurera la confiance du public dans le système politique. Cette stratégie a échoué sous Sunak, et elle échoue à nouveau sous Starmer.

« Quand il était dans l’opposition, Starmer a été ménagé par la presse britannique, qui considérait que son rôle était de tourner la page de la politique de gauche de Jeremy Corbyn et de réduire les attentes du public en matière de progrès social. Mais une fois que le Parti travailliste est arrivé au pouvoir, ce soutien médiatique a disparu. »

Le déclin du Parti travailliste s’explique également par des raisons politiques. Pendant son mandat dans l’opposition, Starmer a été ménagé par la presse britannique de droite, majoritairement détenue par des milliardaires, qui considérait que son rôle était de tourner la page de la politique de gauche de Jeremy Corbyn et de réduire les attentes du public en matière de progrès social. Mais une fois que le Parti travailliste est arrivé au pouvoir comme plan B du capital, ce soutien médiatique a disparu. Les mêmes médias qui le toléraient se sont rapidement retournés contre lui, amplifiant les échecs du gouvernement.

En fin de compte, le Parti travailliste dirige un gouvernement incohérent. Il a eu cinq ans pour se préparer à ce que serait son mandat et il n’a pas de plan ! Starmer n’a pas de vision cohérente du monde. Quelles que soient leurs différences, et elles sont nombreuses, les précédents dirigeants du Parti travailliste – Tony Blair, Gordon Brown, Ed Miliband ou Jeremy Corbyn – avaient tous une théorie de la société et une vision du changement, ce qui n’est pas le cas de Starmer. Il en résulte un gouvernement à la dérive, confronté à de graves difficultés économiques, à la pression hostile des médias et à la montée en puissance de Reform UK, un parti d’extrême droite qui bénéficie du soutien à la fois des conservateurs mécontents et des électeurs de la classe ouvrière aliénés par la classe politique.

Les sondages reflètent cette division : le Parti travailliste est en tête parmi ceux qui se sentent financièrement en sécurité, tandis que Reform domine parmi les personnes qui ont du mal à joindre les deux bouts. Cela résume bien l’état actuel de la politique britannique.

LVSL – Vous avez mentionné Reform UK. D’un côté, Nigel Farage radicalise certaines franges de la société britannique autour de questions de droite, principalement l’immigration. Nous avons assisté à des émeutes racistes l’été dernier et à une manifestation massive d’extrême droite à Londres récemment. Dans le même temps, Reform a amélioré ses résultats dans les sondages et remporté les élections locales en mai. Si la plupart de ses partisans sont d’anciens électeurs conservateurs, certains viennent du Labour. Pour ceux qui sont passés du Labour à Reform, pensez-vous que les efforts de Nigel Farage pour se présenter comme un « homme du peuple » – par exemple, en appelant à la nationalisation des aciéries de British Steel – ont joué un rôle dans son ascension ?

JS – Cela a certainement joué un rôle. Farage est un entrepreneur politique habile qui sait comment exploiter les frustrations populaires. Cependant, je considère cela comme un facteur secondaire, voire tertiaire. Les causes profondes sont économiques et sociales.

Le message central de Reform UK est surtout économique. Il dit aux électeurs : « Vous avez raison d’être en colère. Vos salaires stagnent, vous n’arrivez pas à obtenir de rendez-vous au NHS (le National Health Service est l’équivalent britannique de la Sécurité sociale, ndlr), vos enfants n’ont pas les moyens de se loger, les transports publics et l’industrie s’effondrent, et nous pouvons régler tout cela si nous nous occupons des migrants, des musulmans et des minorités ». Ce discours combine des griefs légitimes et la désignation de boucs émissaires, ce qui fonctionne pour une petite minorité ayant de forts préjugés, mais aussi pour d’autres qui cherchent une explication à leurs difficultés économiques. Pendant ce temps, le Labour et l’establishment au sens large n’offrent aucune alternative convaincante. Leur message se résume à dire : « La situation est difficile, mais nous la gérons bien, faites-nous confiance. » Sans surprise, cela n’inspire personne.

« Quand Farage parle de la propriété publique de l’eau, de l’acier et d’autres industries, il dépasse même parfois le Parti travailliste sur sa gauche. »

Reform UK tente également de se réinventer de deux manières. Premièrement, en utilisant des références qui rappellent la social-démocratie traditionnelle : quand Farage parle de la propriété publique de l’eau, de l’acier et d’autres industries, il dépasse même parfois le Parti travailliste sur sa gauche. Deuxièmement, en adoptant une attitude populiste à l’américaine : une esthétique « Make Britain Great Again » divertissante, qui ne se prend pas trop au sérieux et anti-élite. Ce style leur permet de paraître plus accessibles.

Plus récemment, Reform UK a même commencé à s’organiser localement, en reprenant d’anciens clubs ouvriers et des espaces sociaux conservateurs. Au premier abord, cela peut sembler insignifiant – des gens qui se réunissent pour boire un verre –, mais ces espaces peuvent facilement devenir des centres d’organisation politique. Si la gauche faisait de même, nous y verrions une avancée stratégique majeure. La capacité de Reform UK à maintenir et à approfondir cette organisation déterminera si elle restera une force durable après un mandat au gouvernement, ce qui semble tout à fait possible à ce stade.

LVSL – Comme vous l’avez mentionné, il y a un énorme manque d’alternative de gauche. Récemment, le Parti vert a gagné en popularité. Zack Polanski est devenu son leader avec 85 % des voix grâce à un programme « éco-populiste » qui s’est avéré très populaire. Le nombre d’adhérents a augmenté, dépassant même celui des Conservateurs, et les sondages sont en hausse. Mais les Verts peuvent-ils vraiment devenir plus qu’un parti de CSP+ concentrés dans les grandes villes ? Peuvent-ils toucher d’autres territoires et la classe ouvrière ?

JS – Un parti politique peut être compris à trois niveaux, chacun étant plus difficile à changer à mesure que l’on approfondit. Le premier niveau est le positionnement : le message public, la stratégie de communication et les questions sur lesquelles il met l’accent. C’est le plus facile à ajuster, et les Verts l’ont fait efficacement. Polanski a attiré plus l’attention des médias sur le parti que quiconque avant lui, en grande partie en adoptant des positions audacieuses et populaires qui avaient été écartées du débat mainstream. Par exemple, les Verts réclament désormais haut et fort un impôt sur la fortune, massivement soutenu par la population. En ce sens, ils parviennent à former un pôle de gauche au niveau national.

Le deuxième niveau concerne le personnel politique et la base sociale : qui compose le parti, sa composition de classe et la manière dont il gouverne au niveau local. Ce niveau est beaucoup plus difficile à modifier. Seules 24.000 personnes ont voté lors interne pour le leader du Green Party, ce qui suggère que la plupart des membres étaient passifs. Aujourd’hui, le parti compte 140.000 membres, dont la plupart ont adhéré explicitement en raison du message éco-populiste.

Cependant, cette présentation éco-populiste n’est généralement pas présentée en termes de classe et les membres des Verts sont plus jeunes, urbains et diplômés que la moyenne. Historiquement, ils ont eu du mal à attirer les personnes racisées et les électeurs de la classe ouvrière non diplômés. Que cela change ou non dépendra de la manière dont leurs nouveaux membres et organisateurs développeront l’orientation du parti. Certains groupes émergents, comme Greens Organise, qui copient ce que nous avons fait avec Momentum (Momentum était une organisation de gauche cofondée par James Schneider en 2015 pour soutenir le leadership de Jeremy Corbyn et l’aider à réformer le parti travailliste, ndlr), tentent de pousser le parti dans cette direction, en le reliant plus étroitement à l’activisme de base. Beaucoup de personnes qui se sentent orphelins politiquement depuis l’ère Corbyn sont prêtes à faire évoluer le Parti vert dans cette direction. 

« L’approche parlementariste peut permettre de réaliser certains progrès, mais elle ne modifie pas fondamentalement les rapports de force. »

Enfin, le troisième niveau, le plus profond, est celui de la stratégie : quelle est la théorie du parti en matière de changement social ? Sur ce point, les Verts restent similaires à la plupart des autres partis. Leur modèle de base est parlementaire : rassembler des membres, des donateurs et des sympathisants, remporter des sièges et faire pression pour obtenir des réformes par le biais des institutions existantes. Les Verts disent en substance : si vous élisez davantage de députés verts, ceux-ci pourront soit faire basculer le Parti travailliste vers la gauche, soit obtenir certaines réformes par le biais des institutions existantes. Cette approche peut permettre de réaliser certains progrès, mais elle ne modifie pas fondamentalement les rapports de force.

Néanmoins, même si je ne suis pas membre du Parti vert, je connais et respecte Zack Polanski et je pense qu’il fait du bon travail. Je ne dis pas que les élections n’ont pas d’importance, mais qu’elles ne devraient être qu’une partie d’une stratégie, et non la stratégie dans son ensemble. Il faut une vision plus profonde du changement, qui ne repose pas entièrement sur le parlementarisme. Néanmoins, compte tenu de l’absence actuelle de voix et d’organisations de gauche en Grande-Bretagne, la transformation du Parti vert est une évolution bienvenue.

LVSL – Ce vide des organisations de gauche en Grande-Bretagne est en effet comblé par les Verts, mais aussi par le nouveau parti de Jeremy Corbyn et Zahra Sultana (députée de Coventry, élue sous l’étiquette Labour, désormais indépendante et figure de la gauche britannique, ndlr), actuellement appelé « Your Party ». vous avez décrit la base sociale qu’un nouveau parti de gauche en Grande-Bretagne devrait chercher à organiser : la « classe ouvrière pauvre en actifs », les « diplômés déclassés » (qui penchent désormais vers les Verts) et les « communautés racisées ». Pourriez-vous expliquer comment ces groupes pourraient être attirés par un tel parti ? Par ailleurs, dans une certaine mesure, ces groupes faisaient déjà partie de la coalition travailliste de Jeremy Corbyn, alors que feriez-vous différemment cette fois-ci ?

JS – Il existe bien sûr un chevauchement important entre ces trois groupes, qui ne doivent pas être considérés comme exclusifs, car les personnes issues d’autres milieux sociaux sont également les bienvenues. Mais ces trois groupes constituent le noyau dur des électeurs dont les intérêts communs pourraient, s’ils étaient politiquement unis, représenter une majorité dans la société. L’objectif n’est pas d’exclure les autres, mais de commencer par renforcer le pouvoir de ceux qui ont le plus à gagner de la transformation de la société. Ces groupes étaient en effet au cœur de la coalition travailliste de Corbyn, qui était un projet majoritaire : « For the many, not the few » (slogan de campagne officiel en 2017, ndlr).

Lorsque j’aborde ce sujet, je reçois parfois des critiques selon lesquelles le public cible d’un parti de gauche doit être « la classe ouvrière ». Je suis d’accord, mais la classe sociale n’est pas une identité figée, elle est continuellement façonnée par des processus sociaux, économiques et politiques. Après près de 50 ans de contre-révolution extrêmement efficace, à travers le néolibéralisme et la désindustrialisation, la conscience de classe est très faible. Cela signifie que nous devons reconstruire un nouveau bloc populaire à partir de plusieurs fractions de la classe ouvrière qui ont des intérêts communs. La construction d’une telle coalition nécessite plus qu’une simple unité électorale ; elle nécessite une construction politique active, c’est-à-dire la création d’alliances entre des groupes dont les conditions matérielles sont similaires, même si leurs identités culturelles ou leurs positions sociales diffèrent. Cette approche est courante dans les mouvements de gauche latino-américains, où l’objectif est d’unir des communautés diverses autour d’intérêts sociaux communs. 

« La classe dirigeante avait autrefois une stratégie hégémonique qui procurait certains avantages privés à certains groupes du bloc populaire. Aujourd’hui elle n’a plus qu’une seule arme, celle de la division. »

Cette unité populaire est particulièrement importante aujourd’hui, car la classe dirigeante n’a plus qu’une seule arme, celle de la division. La classe dirigeante avait autrefois une stratégie hégémonique qui procurait certains avantages privés à certains groupes du bloc populaire. Dans les années d’après-guerre, le niveau de vie augmentait parce que les salaires augmentaient parallèlement à la productivité. Aujourd’hui, la productivité et les salaires n’augmentent plus, donc cela ne fonctionne plus.

On a alors procédé à la cession d’actifs, par exemple avec le Right to Buy (programme lancé par Margaret Thatcher permettant aux millions de Britanniques vivant alors dans des logements publics d’en devenir propriétaires et a abouti à la quasi-disparition du logement public et à la concentration de l’immobilier aux mains de grandes entreprises, ndlr), ce qui explique pourquoi Thatcher bénéficiait du soutien d’une partie de la classe ouvrière. Mais l’État a déjà cédé presque tout ce qu’il pouvait. 

La dernière stratégie consistait donc à gonfler la valeur des actifs, mais cela ne fonctionne que pour les personnes qui possèdent déjà des actifs, et ce groupe est en train de se réduire, d’où la crise de gouvernance. De plus, la crise financière a révélé la stupidité et la vénalité de notre classe dirigeante, et en particulier de son bras financier. Aujourd’hui, la classe dirigeante n’a plus aucun moyen d’améliorer le niveau de vie de la population. Sa seule stratégie restante consiste à diviser les gens, par leur appartenance ethnique, leur culture ou leur identité.

James Schneider.

Il est donc encore plus urgent de construire l’unité populaire qu’à l’époque de Corbyn. Le message économique clé de la droite, qui consiste à blâmer les migrants, les musulmans et les minorités pour le déclin social, est un effort délibéré pour fragmenter cette majorité potentielle. Pour surmonter cela, il faut organiser les gens au-delà de ces divisions, construire une identité politique commune autour de la solidarité et de la transformation sociale. Notre tâche consiste à reconstruire la conscience de classe sur de nouvelles bases, en reliant l’insécurité économique, la justice raciale et les inégalités générationnelles dans un seul et même projet politique. C’est ce qui peut transformer une majorité sociologique en une majorité sociale et, à terme, politique. Sinon, les clivages culturels peuvent être utilisés contre nous, et c’est ce qui a fait échouer le projet porté par Corbyn avec le Brexit en 2019.

LVSL – Le Brexit a en effet été le clivage qui a fracturé la coalition sociale réunie par Corbyn. Bien qu’il ait fini par avoir lieu, les divisions politiques qu’il a créées continuent de façonner la politique britannique. Comment expliquez-vous la position incohérente du Parti travailliste sur le Brexit entre 2017 et 2019, lorsque son message politique est passé de « nous respecterons le résultat du référendum et quitterons l’UE » à « nous organiserons un nouveau référendum, avec le maintien dans l’UE comme option » ? Plus précisément, pourquoi l’argument de gauche en faveur du Brexit, qui mettait l’accent sur l’opportunité qu’il représente pour mener une politique industrielle, pour des nationalisations, etc. n’a-t-il jamais été promu par le Labour ? Comment les futurs mouvements de gauche pourraient-ils éviter de répéter cette erreur, surtout si la question du retour dans l’UE se pose à nouveau ?

JS – Il est possible que la question du retour dans l’UE revienne, d’ailleurs Zack Polanski, des Verts, a déjà déclaré que le Royaume-Uni devrait réintégrer l’Union européenne. Pour comprendre ce qui s’est passé sous Jeremy Corbyn, il faut garder deux faits à l’esprit. Premièrement, la direction du Parti travailliste n’avait pas toute latitude pour décider de sa position. Nous dirigions un parti qui comptait de nombreux centres de pouvoir concurrents – syndicats, députés, militants et membres – avec des points de vue très différents. Deuxièmement, dans cette structure, un argumentaire de gauche totalement en faveur du Brexit, malgré les arguments que vous avez mentionnés, n’était tout simplement pas viable. La plupart des syndicats affiliés au parti et des membres, ainsi que la grande majorité des députés, étaient fortement favorables au maintien dans l’UE.

« Même si l’on pensait que le Brexit était une erreur, il était logique d’y chercher des opportunités : politique industrielle, expansion des services publics, réforme des marchés publics, investissements dans les infrastructures… Mais politiquement, cette position était impossible à maintenir au sein du Parti travailliste. »

Lorsque John McDonnell (alors ministre « fantôme » des Finances pour le Labour, nldr) a prononcé un discours fin 2016 suggérant que le Parti travailliste devrait « saisir les opportunités du Brexit », il avait raison. Même si l’on pensait que le Brexit était une erreur, il était logique d’y chercher des opportunités : politique industrielle, expansion des services publics, réforme des marchés publics [pour favoriser les entreprises nationales], investissements dans les infrastructures… Mais politiquement, cette position était impossible à maintenir au sein du Parti travailliste. La gauche libérale était tout simplement trop puissante au sein de la gauche.

En 2017, comme le référendum sur le Brexit ne datait que d’un an, il était naturel que le Parti travailliste promette de quitter l’UE, et tous les membres du front bench (soit le gouvernement proposé par l’opposition travailliste, ndlr) respectaient cette position. Mais dans les deux années suivantes, la campagne pour un second référendum a gagné du terrain, tandis que les conservateurs étaient incapables de mener à bien le Brexit. Et le Parti travailliste était tellement divisé sur la question que cela nous a conduits à un compromis ambigu. Sous la pression, le parti a changé de position, proposant un second référendum et s’alignant finalement sur le camp du « Remain », ce qui a aliéné de nombreux partisans. Nous n’avions pas de principe fort de souveraineté populaire, c’est-à-dire l’idée que le changement politique doit être mené par et pour les citoyens ordinaires.

Avec le recul, l’erreur du Parti travailliste a été de ne pas avoir su construire un discours démocratique plus large autour du Brexit. Nous aurions pu l’inscrire dans un projet plus vaste de transformation sociale : reprendre le pouvoir (« Take Back Control » était le slogan des pro-Brexit, ndlr) non seulement à Bruxelles, mais aussi à l’OMC, à Westminster, aux banques et aux élites non élues. Si nous l’avions fait, nous aurions pu éviter d’être réduits à un choix entre nationalisme et libéralisme. Au final, nous nous sommes retrouvés piégés dans un discours qui se résumait à « le Brexit est mauvais parce qu’il est soutenu par les conservateurs libertariens de droite qui veulent nous faire sortir de l’UE pour de très mauvaises raisons, et par les racistes, alors soyons les gentils et opposons-nous au Brexit », même si les gens avaient voté pour et que cette stratégie était un suicide électoral.

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La leçon clé à retenir ici est que l’unité ne peut pas être simplement maintenue par des compromis. Elle doit être activement construite autour d’une vision claire et positive qui donne aux gens un objectif commun. Sans cela, on se contente de réagir aux événements et on se laisse entraîner dans toutes les directions, ce qui est exactement ce qui est arrivé au Parti travailliste avec le Brexit.

LVSL – Parlons maintenant plus en détail de « Your Party ». Jeremy Corbyn et Zahra Sultana ont annoncé son lancement cet été, après une première année désastreuse du gouvernement travailliste. Corbyn est une figure très reconnue et Sultana représente la jeune génération. Initialement, leur annonce a suscité un énorme enthousiasme, avec plus de 800.000 personnes qui se sont inscrites en ligne. Mais depuis, Zahra Sultana a lancé son propre portail d’adhésion, ce qui a conduit à une dispute publique entre elle et Corbyn. Bien qu’ils affirment que ce différend est désormais résolu et qu’ils soient apparus ensemble lors de plusieurs événements, cela a inquiété leurs soutiens. Vous avez participé à la création de ce nouveau parti, pourriez-vous nous en dire plus sur votre rôle et les raisons qui vous ont finalement poussé à vous en retirer ?

JS – Je suis revenu l’année dernière pour diriger la campagne de Jeremy Corbyn à Islington North (circonscription au Nord de Londres, ndlr), et j’ai ensuite participé aux discussions sur la création d’un nouveau parti. J’avais une idée claire du type d’organisation que je souhaitais voir le jour, mais je ne pensais pas qu’il était réaliste de la lancer avant les élections générales (organisées en juillet 2024, ndlr). Elle a finalement vu le jour cet été, mais cela s’est avéré plus difficile que prévu.

La principale difficulté dans la création du nouveau parti a été de mettre en place une structure de décision légitime. C’est essentiel pour toute organisation, et très difficile à créer sans l’une des trois conditions suivantes. Soit vous avez un leader fort, quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon, qui peut dire « nous formons un nouveau parti » et tout le monde le suit ; soit vous disposez d’organisations préexistantes, comme les syndicats, qui fournissent une base institutionnelle ; soit vous avez un petit groupe fondateur idéologiquement unifié, comme dans de nombreux partis communistes à leurs débuts.

Nous n’avions rien de tout cela. La gauche britannique est aujourd’hui hétérogène, avec de nombreuses orientations stratégiques différentes. Tout au long du processus, la question principale était de savoir si nous pouvions mettre en place une structure capable de prendre des décisions contraignantes de manière collective. Mon espoir initial était de lancer le parti avec une direction collective – comprenant Jeremy et des personnalités d’autres mouvements – unie autour d’une stratégie claire et publiée. Ce groupe agirait comme direction provisoire pendant un an environ, jusqu’à ce que le parti soit suffisamment grand pour organiser des élections démocratiques internes afin de mettre en place une structure permanente. 

« L’espace politique est largement ouvert : des millions de personnes ont vu leurs espoirs grandir pendant les années Corbyn et se sentent aujourd’hui complètement délaissées. »

Mais pour cela, il faut d’abord que tout le monde s’accorde sur l’existence et l’autorité d’une telle direction. Cela ne s’est jamais vraiment produit, c’est pourquoi le processus s’oriente désormais vers une conférence fondatrice, au cours de laquelle les membres eux-mêmes débattront et décideront du cadre, et c’est pourquoi j’ai pris du recul en septembre.

Malgré ces défis, je continue de penser que le potentiel est réel. L’espace politique est largement ouvert : des millions de personnes ont vu leurs espoirs grandir pendant les années Corbyn et se sentent aujourd’hui complètement délaissées. La demande est là : des centaines de milliers de personnes se sont inscrites en ligne, le soutien au Parti travailliste s’effondre et même dans ses bastions, il perd des élections, comme récemment au Pays de Galles. Ce qui manque, c’est une organisation capable de canaliser cette énergie en quelque chose de cohérent et de démocratique.

LVSL – En effet, le potentiel de « Your Party » est énorme, mais pour réussir, il faudra construire une organisation solide. Vous avez souligné que nous ne devrions pas nous concentrer uniquement sur les élections, mais aussi sur l’amélioration de la vie des gens « ici et maintenant », en tissant des liens avec les syndicats, les associations de défense des locataires, les coopératives alimentaires, les associations d’entraide pour régler les factures ou les groupes de santé mentale. Cela semble très ambitieux. Comment cela peut-il se faire concrètement, surtout compte tenu du faible niveau de vie civique en Grande-Bretagne aujourd’hui ?

JS – Au niveau local, l’organisation doit partir de l’échelle et des capacités. Si une section locale compte moins d’une centaine de membres, sa seule véritable tâche devrait être d’atteindre ce nombre. Bien sûr, ce nombre est un peu arbitraire, mais si vous n’avez pas 100 membres, vous n’avez pas 10 personnes super actives. Sans cette base minimale, il n’y aura pas assez d’organisateurs actifs pour soutenir un travail local significatif. Pour ces petites sections, le parti central ne devrait fournir que des tracts, des affiches et d’autres outils pour recruter de nouveaux membres.

Une fois qu’une section atteint cette taille critique, l’étape suivante devrait être d’organiser une grande réunion publique, ouverte à l’ensemble de la communauté locale, et pas seulement aux membres. La section choisirait l’une des nombreuses initiatives d’organisation possibles adaptées à son contexte local : campagne pour la rénovation des logements, création d’une association de locataires, revitalisation d’une zone commerciale négligée, création d’un espace communautaire, organisation des travailleurs locaux…

Le parti national devrait élaborer des modèles pour ces formes d’organisation locale, avec des exemples pratiques provenant d’autres régions. Par exemple, si un groupe local a réussi à organiser les locataires, cette expérience devrait être partagée afin que d’autres puissent en tirer les leçons. Les sections pourraient alors adapter ces modèles à leur propre situation, parfois en collaborant avec des syndicats ou des associations existantes, parfois en créant de nouvelles initiatives à partir de zéro.

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À mesure que les sections se développent, elles devraient recevoir des ressources supplémentaires en fonction de leur activité, par exemple l’accès à des organisateurs d’autres régions, à des programmes de formation, à des fonds ou à des conseils stratégiques. Cela crée une boucle de rétroaction : plus une section renforce son pouvoir au niveau local, plus elle est soutenue. Cela renforce également les liens horizontaux entre les militants qui font un travail similaire, comme l’organisation dans le domaine du logement ou du travail, de sorte que les connaissances circulent sans que tout dépende d’en haut.

Le travail électoral ne devrait intervenir qu’une fois ces bases établies. Il est important de remporter des sièges, mais le véritable enjeu est de savoir si un mouvement a obtenu la majorité sociale, s’il dispose d’une force organisée suffisante dans un domaine donné pour façonner la vie publique et résister au pouvoir des élites. Les élections doivent servir ce processus plus large, et non le remplacer.

Vous avez probablement entendu parler de la notion du « Red Wall » (circonscriptions des Midlands et du nord de l’Angleterre où le Parti travailliste a toujours remporté une grande partie des voix, ndlr). Pour moi, c’est un phénomène intéressant pour la raison exactement opposée à celle présentée par les médias lorsqu’ils affirment que « la classe ouvrière a abandonné le Parti travailliste » : je pense que cela montre que le pouvoir social a toujours une représentation électorale, des années, voire des décennies après sa disparition. Dans les petites et moyennes villes qui comptaient autrefois une ou deux industries majeures et un taux de syndicalisation élevé, les gens votaient encore pour le Parti travailliste il y a dix ans, sur la base d’un pouvoir qui avait été en grande partie détruit il y a trente ans. C’est ce type de pouvoir populaire à long terme que le nouveau parti devrait chercher à reconstruire.

LVSL – Vous avez été l’un des cofondateurs de Momentum et un proche conseiller de Jeremy Corbyn lorsqu’il était à la tête du Parti travailliste. À cette époque, le nombre d’adhérents a explosé, mais il semblait que l’action se concentrait principalement sur la compétition électorale. Avec le recul, pensez-vous qu’il y ait eu une occasion manquée de reconstruire le pouvoir populaire ?

JS – Pendant les années Corbyn, l’une de mes plus grandes frustrations était que nous n’avons jamais redéfini ce que signifiait être membre du parti. Avec 600.000 membres, nous aurions pu construire un véritable pouvoir local, mais l’activisme s’est largement réduit à un engagement en ligne. Cette période a coïncidé avec l’essor des réseaux sociaux, et beaucoup pensaient que les campagnes numériques pouvaient remplacer le face à face. Mais ce n’est pas le cas.

« Pendant les années Corbyn, l’une de mes plus grandes frustrations était que nous n’avons jamais redéfini ce que signifiait être membre du parti. Avec 600.000 membres, nous aurions pu construire un véritable pouvoir local, mais l’activisme s’est largement réduit à un engagement en ligne. »

Si nous voulons nous remettre de 50 ans de contre-révolution féroce et d’atomisation néolibérale, si nous voulons construire un pouvoir, ce ne sera pas seulement par le biais de publications sur les réseaux sociaux. Cela doit se faire dans le monde réel. La politique doit revenir dans les espaces réels, dans les quartiers, sur les lieux de travail et dans la vie sociale. Même la socialisation elle-même peut être politique : créer des espaces où les gens se rencontrent, discutent et s’organisent ensemble fait partie de la construction d’un nouveau type de communauté humaine. La vie sociale-démocrate en Europe occidentale, en Grande-Bretagne et en Scandinavie était autrefois centrée sur les bibliothèques ouvrières, les clubs de travailleurs, les fanfares, les équipes de football, etc. 

Si nous ne reconstruisons pas ces fondations, nous serons peut-être au gouvernement à un moment donné, mais nous ne serons pas réellement au pouvoir. Lorsque nous accédons à des fonctions officielles, la classe dirigeante lance toute une série d’attaques contre nous. Si nous ne disposons pas de forces populaires progressistes suffisantes pour former un contrepoids, nous finissons par capituler. C’est ce qui est arrivé à Mitterrand en France, par exemple. Gagner plus de sièges aux prochaines élections n’est qu’une étape, cela ne doit pas être notre objectif ultime. Notre objectif est de socialiser l’économie, de démocratiser l’État et de rompre nos liens avec l’impérialisme. La construction de l’unité populaire est donc une condition préalable à la construction d’un pouvoir populaire significatif.

Bien sûr, ce sont des objectifs ambitieux. Mais nous avons également besoin de cette perspective pour nous lever chaque jour et mener des actions politiques. 99,99 % des actions politiques quotidiennes sont très loin de cet objectif : il s’agit d’installer les chaises pour une réunion, de sortir les poubelles, de répondre aux e-mails, de passer des coups de fil… Mais pour faire tout ce travail, il faut être imprégné de l’idée que nous le faisons dans un but plus large, et même si cela signifie simplement prendre un verre dans un pub local avec d’autres membres du parti, cela permet de rester motivé. C’est le genre de parti dont nous avons besoin : un parti qui ne se contente pas de participer aux élections, mais qui crée de nouvelles formes de pouvoir social, transformant à la fois la société et ses propres membres dans le processus.

LVSL – Pensez-vous que c’est la direction que prend actuellement « Your Party » ?

JS – Il est beaucoup trop tôt pour le dire. La première conférence du parti approche à grands pas (elle se tiendra à Liverpool les 29 et 30 novembre 2025, ndlr) et il y a encore beaucoup d’incertitudes. Mais il y a à la fois des signes encourageants et des obstacles évidents. Le principal défi est que les gens de gauche savent qu’ils doivent faire de la politique différemment, mais très peu savent ce que cela signifie réellement. Il y a un sentiment croissant que les anciennes méthodes ne fonctionnent plus – des réunions qui semblent sans vie, des partis déconnectés de la vie quotidienne – mais la suite reste encore à définir. Même de petites choses, comme un meilleur graphisme ou l’ajout de musique et de culture aux réunions politiques, peuvent beaucoup aider.

Le plus grand défi est le temps. Il faut des années, voire des décennies, pour construire un véritable pouvoir. La dernière période où les gens ordinaires ont collectivement gagné du terrain – que ce soit grâce à la social-démocratie d’après-guerre dans le Nord ou aux luttes anticoloniales dans le Sud – a été le résultat d’une organisation à long terme, parfois sur plusieurs générations, souvent accélérée par des événements mondiaux majeurs comme la guerre.

En revanche, les trente-cinq dernières années ont été marquées par une croissance quasi nulle des revenus réels pour la moitié la plus pauvre de l’humanité, à l’exception notable de la Chine. La stagnation économique a érodé l’espoir et les horizons politiques se sont rétrécis. Les mouvements antérieurs avaient des objectifs clairs à long terme : le socialisme, le communisme ou la libération nationale. Aujourd’hui, cette vision commune nous manque.

Il est essentiel de reconstruire cet horizon stratégique. Sans cela, la politique se résume à réagir à des événements de court terme, axés sur les prochaines élections plutôt que sur la prochaine ère. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une orientation suffisamment large pour guider tous nos efforts individuels : la conviction qu’ensemble, nous pouvons transformer la société, et pas seulement gérer son déclin ou résister à sa destruction.

29.10.2025 à 21:03

Les Gilets jaunes et la culture de l’insurrection : retour sur les « autonomes »

Arthur Pouliquen

Beaucoup a été écrit sur l'imaginaire révolutionnaire des Gilets jaunes, leurs références à 1789, leurs pratiques non conventionnelles. Le mouvement a massifié une culture de l'insurrection, jusqu'alors confinée aux marges. Mais sur celles-ci, bien peu se sont penchés. C'est le cas d'Arthur Pouliquen : dans Le monde ou rien (Cerf, 2025), il dissèque la mouvance « autonome », cette nébuleuse de gauche révolutionnaire adepte de la confrontation directe. Les Gilets jaunes ont fourni aux « autonomes » une assise plus large et prolétarienne ; à leur tour, les « autonomes » ont apporté aux Gilets jaunes une pratique insurrectionnelle, entretenue de longue date. Extrait.
Texte intégral (3459 mots)

Beaucoup a été écrit sur l’imaginaire révolutionnaire des Gilets jaunes, leurs références à 1789, leurs pratiques non conventionnelles. Le mouvement a massifié une culture de l’insurrection, jusqu’alors confinée aux marges. Mais sur celles-ci, bien peu se sont penchés. C’est le cas d’Arthur Pouliquen : dans Le monde ou rien (Cerf, 2025), il dissèque la mouvance « autonome », cette nébuleuse de gauche révolutionnaire adepte de la confrontation directe. Les Gilets jaunes ont fourni aux « autonomes » une assise plus large et prolétarienne ; à leur tour, les « autonomes » ont apporté aux Gilets jaunes une pratique insurrectionnelle, entretenue de longue date. Extrait.

NDLR : Arthur Pouliquen est également l’auteur de Georges Sorel, le mythe de la révolte (Cerf, 2023). Retrouvez ici son entretien avec LVSL à propos de cet ouvrage.

Le jaune est une couleur chaude

Début novembre 2018 la France entre en ébullition. Des millions de citoyens participent au mouvement national des Gilets jaunes (GJ). Des petites agglomérations aux grandes villes, les ronds-points sont occupés et des actions de péage gratuit mises en place, avec un soutien massif parmi les conducteurs. Beaucoup arborent le gilet déjà utilisé en mars par des opposants à la ligne à grande vitesse Paris-Rennes. Le mouvement part de revendications portant sur le prix de l’essence et la réduction de vitesse sur certaines routes. Surtout, il s’organise en ligne, au travers de vidéos, de groupes Facebook et de pétitions, et passe à peu près totalement sous le radar des autorités, dépassées par la vague. Les réseaux militants ne sont pas mieux lotis.

« Le mot d’ordre était bel et bien la démolition en règle de l’Empire »

Dans leur immense majorité ils imaginent tout d’abord que l’appel va rester cantonné aux réseaux sociaux. Ensuite, constatant la force et la pérennité de la mobilisation dans le pays, ils tergiversent : ne s’agit-il pas d’un soulèvement poujadiste, portant sur des thèmes libéraux, voire réactionnaires ? Les organisations d’extrême droite appellent à le rejoindre, les policiers sont applaudis, politiciens et grands médias multiplient les déclarations empathiques… Les « gauchistes » ne se sentent décidément pas à leur aise. Ils en regretteraient presque les timides manifestations syndicales.

Puis, fin novembre, le mouvement prend une autre tournure. Les points de blocage se multiplient. Les occupations s’enracinent, se défendent : autour des barricades, on chante dans la nuit, on se bat à l’aurore. Des manifestations déboulent dans les grandes villes. Les revendications s’élargissent au coût de la vie, à la critique du gouvernement. Chaque samedi s’annonce comme un nouvel « acte » émeutier d’une ampleur inégalée. Les organisations patronales ou conservatrices se désolidarisent. Et la répression commence. Car l’inflexion de la doctrine française de maintien de l’ordre entamée en 2016 conduit à de durs chocs, qui génèrent de nombreux blessés graves.

Le 24 novembre, les points chauds se multiplient, les GJ marchent sur les Champs-Élysées. La casse agit comme un déclic libérateur[1]. Du moins fait-elle le tri : nombre d’autonomes changent de regard sur les évènements et commencent à rejoindre le mouvement. Un nombre croissant de militants d’extrême gauche suit, malgré des réticences. Quelques-uns s’y joignent, principalement pour chasser leurs adversaires nationalistes.

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Le 1er décembre, un nouveau cap est franchi. Des affrontements d’une rare intensité se déclarent en divers points du territoire, et particulièrement sur la capitale. La bataille se concentre autour des symboles du pouvoir : l’Arc de Triomphe est le théâtre d’une émeute gigantesque. Publié sur Lundi matin quelques jours après les évènements, un témoignage à chaud en propose cette analyse : « Ainsi donc, Paris fut victime de hordes de casseurs venus des profondeurs d’on ne sait quel Enfer, et les braves gardiens de l’Ordre auraient à se plaindre de “violences en marge d’une manifestation”. Pour pouvoir être à la marge, il aurait déjà fallu qu’il y ait eu manifestation… Ce dont il s’agit bien ici en réalité – et il n’en fut jamais autrement – c’est d’une insurrection, car si tout un chacun ne se sentait pas nécessairement le courage ou la force de manier le pavé, le mot d’ordre était bel et bien la démolition en règle de l’Empire. »[2]

Durant les mois qui suivent, ce mouvement d’une forme nouvelle constitue le principal fait de la vie politique française. Son impact sur l’autonomie est immédiatement historique. Car sans se revendiquer de cette expérience (les références mobilisées tiennent plutôt de la Révolution de 1789), le mouvement est décentralisé, hostile à toute récupération, et pratique l’action directe[3]. Les GJ amènent aux autonomes une composante nouvelle, nettement plus prolétarienne – pères et mères de familles nombreuses, ouvriers intérimaires, aides à domicile, maçons, les profils d’hommes et de femmes se renouvellent.

Plus âgés, plus marqués par la vie, et peu au fait des subtiles fractures idéologiques, ces nouveaux manifestants amènent un sang neuf bien que la plupart se démobilisent au fil des mois. Les autonomes doivent aussi composer avec un folklore fait de drapeaux français et de revendications confuses, de symboles patriotes ou révolutionnaires amalgamés, qui les oblige à modifier leurs lignes rouges. Même la couleur jaune traditionnellement associée aux syndicats traîtres se teinte désormais d’une aura révolutionnaire.

La temporalité du mouvement est importante : les GJ apparaissent dans une période de reflux. Les autonomes sont découragés par les  campagnes d’expulsion de la ZAD et les premiers mois du quinquennat d’Emmanuel Macron. Puis leur influence (et celle de l’extrême gauche) va croissante début 2019, à mesure que les GJ se réduisent à leur noyau dur, avec des rendez-vous hebdomadaires drainant de moins en moins de monde. Les appels nationaux conduisent à une concentration des forces dans une ville lors de manifestations plus classiques que l’occupation des ronds-points. L’épuisement guette. Le contre-sommet organisé en août pour répondre au G7 de Biarritz est un échec. Un camp situé à Urugne, sur la côte basque, rassemble GJ, altermondialistes et internationaux dans l’ancienne colonie de vacances Nestlé. Les coalitions Alternative G7 et G7 EZ en charge de l’organisation proposent « legal team », cantines solidaires et autres espaces détente, mais le faible nombre de participants et l’importance du dispositif policier rendent l’initiative inoffensive.

Lors de l’hiver 2018-2019, la violence des affrontements à Paris comme dans nombre de préfectures et sous-préfectures indique pourtant une situation pré-insurrectionnelle. Participants et observateurs, autonomes et services de renseignement ne s’y trompent pas. Mais ce constat tranche vivement avec l’absence totale des armes : malgré des épisodes extrêmement tendus, tels que le pillage et l’incendie d’une voiture de l’armée à Paris le 1er décembre, la France ne bascule pas dans la guerre civile : aucune fusillade n’est enregistrée.

Les millions d’armes à feu présentes sur le territoire national restent dans leurs armoires fortes[4]. La forme déstructurée du mouvement et, surtout, son déclin progressif que tous constatent enterrent les projets les plus résolus. Malgré la présence de nombreux manifestants très déterminés, parmi lesquels divers activistes, chasseurs et anciens militaires, la « dernière jacquerie » modère son niveau de violence. Et les autonomes qui y participent massivement suivent la tendance générale bien plus qu’ils ne la dirigent[5].

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Tout au plus ont-ils un rôle d’inspiration, associés à l’idée fantasmagorique de « black blocs » craints puis espérés, prêts à rejoindre les émeutiers pour tenir en respect la police. Certains de leurs slogans anti-police et quelques techniques de manifestation basiques se diffusent effectivement. Des pratiques s’internationalisent presque immédiatement : les « cacatovs », ces bocaux remplis d’excréments apparus comme projectiles dans les révoltes d’Amérique latine, ou les nuées de parapluies que les protestataires honk-kongais utilisent pour se protéger des tirs sont vite adoptés dans les rues françaises. Mais le principal apport des autonomes tient plutôt à leur expérience face à la répression.

En effet, après une brève période de tolérance, les peines de prison s’abattent par centaines sur des GJ qui manifestent parfois pour la première fois de leur existence, en tout cas fort démunis face à la justice. De ce point de vue, les autonomes participent avec de nombreux autres militants d’extrême gauche à ce travail ingrat d’explication, de collecte de fonds, de recherche d’avocats, de suivi des comparutions puis, le cas échéant, d’envoi de courriers et de mandats aux prisonniers, d’accompagnement des familles… Les structures « antirep » sous forme de Défenses collectives (DefCo) ou d’assemblées de ville sont réactivées. Avec une réelle efficacité locale, quoique les pratiques divergent : faut-il systématiquement envisager une défense politique, « de rupture », ou se contenter de proposer des conseils juridiques ?

Lundi matin[6], Nantes révoltée, Rouen dans la rue, Cerveaux non disponibles et d’autres médias en ligne de tendance communiste libertaire ou « insur » couvrent les évènements. Quelques groupes autonomes essaient de structurer a minima la révolte en diffusant textes d’analyse et conseils pratiques. Des journaux spécifiques apparaissent, comme Jaune, tendance « autonomie prolétarienne », ainsi qu’une pléthore de canards locaux. Des réflexions sont publiées à chaud pour saisir la portée de l’épisode vécu, par exemple avec l’ouvrage Soulèvement qui replace les GJ dans un contexte global[7].

La critique « antitech » trouve une nouvelle jeunesse à la faveur du confinement.

Hors des autonomes, des observateurs extérieurs, sondeurs, policiers, politiques ou universitaires, constatent la tendance. La sociologue de la violence en politique Isabelle Sommier tente un bilan comptable : « Les différents épisodes contestataires mobilisent des acteurs anciens (autonomes, syndicats, agriculteurs) et nouveaux. Les autonomes, en développement depuis les années 2000 […], arrivent en tête des 835 faits [recensés], ils sont les principaux auteurs des violences qu’a connues la mobilisation contre la loi Travail ». Ainsi, les autonomes « connaissent une montée en puissance certaine, en particulier depuis 2016 ; on en comptait 150 lors du 1er mai 2017, 1200 l’année suivante, et 1500 lors de l’acte 18 des Gilets jaunes le 16 mars 2019. »[8]

Covid, scrutin, spleen

La séquence ouverte par cette révolte en jaune ne se clôt qu’avec le COVID19. Après plusieurs mois d’inquiétude et de confusion, en mars 2020, la France se confine. La pandémie frappe l’ensemble des aspects de la vie courante. Elle s’accompagne de restrictions des libertés publiques plébiscitées au nom de la sauvegarde de la santé des plus fragiles. Cette soudaine rupture avec la normalité est envisagée de manière assez différente par les différents groupes militants. Sans surprise, comme pour le reste de la population, elle est globalement très mal vécue.

Une anxiété mêlée d’ennui prévaut. Dans les villes, des Brigades de solidarité populaire (BSP) sont lancées dès la fin mars à l’initiative d’autonomes qui importent le modèle milanais. Des BSP fleurissent un peu partout sur le territoire, dans le Sud, à Grenoble, dans plusieurs arrondissements de Paris et de sa banlieue ainsi qu’en Suisse et en Belgique, dans des régions francophones où s’exportent nombre de projets autonomes. Les brigadistes organisent la collecte et la diffusion de masques ou de vivres. Leur succès tient à cette dimension pratique, facilement reproductible – et aussi, il est vrai, au fait qu’il s’agisse d’une des rares activités proposées durant la période.

Les autonomes des champs sont mieux lotis que leurs camarades des villes. La vie de village est moins affectée par les restrictions. Mais la perspective de nouvelles mesures de contrôle des populations inquiète. La critique « antitech » trouve alors une nouvelle jeunesse. Des sabotages d’antennes 5G ont lieu sur tout le territoire pendant le confinement, particulièrement dans le Jura et la région grenobloise, et agitent beaucoup les services de renseignement. À défaut de bloquer les flux de marchandises et de capitaux, est-il possible de couper ceux des données, vitaux pour l’économie contemporaine ? Début avril 2020, en Isère, c’est un laboratoire de recherche scientifique qui est la proie des flammes. Relayés sur quelques sites anarchistes, ces sabotages impliquant des moyens assez limités ne sont pourtant guère médiatisés.

Ailleurs, une tendance isolée maintient une position de rupture radicale avec la gauche. Elle axe sa critique sur le traitement de la pandémie (et de ses opposants), refuse le consensus et voit d’un bon œil les manifestations qui éclosent contre le pass sanitaire.

Un Manifeste conspirationniste, diffusé fin janvier 2022 au moment du « convoi de la liberté » réunissant ex-GJ et militants anti-vaccins, commente, ironique : « Comme en 1914, le spectacle le plus désopilant nous est offert par tous ces radicaux qui ne peuvent s’avouer qu’ils sont passés dans le camp gouvernemental. En 1914, on avait bien rigolé de voir les tenants anarchistes de la “guerre sociale” convertis dans l’instant à la guerre au boche. Aujourd’hui, les radicaux d’hier sont pour le confinement, à condition qu’il soit autogéré. Contre le “pass sanitaire” tant que tout le monde ne l’aura pas. Pour les “vaccins”, par solidarité, mais sans trop savoir que penser de ce qu’il y a dedans ni de ceux qui les produisent. Il y en a même qui poussent le goût du paradoxe jusqu’à juger l’obligation vaccinale infantilisante et demander en conséquence “plus de pédagogie”. »[9]

La revue Entêtement dont le premier numéro sort également en janvier 2022 diffuse ces positions. Après les divisions de la ZAD, la séquence du COVID19 laisse donc des séquelles. Bien des locaux ont mis la clé sous la porte. Des collectifs se sont faits et défaits. Et des amitiés se brisent : les « appelistes » se déchirent entre « conspirationnistes » revendiqués, hostiles à toute compromission, et partisans d’un agrandissement du front écologiste, dans lequel beaucoup se fondent.

La republication de l’Appel en 2023 est l’occasion pour Julien Coupat de solder les comptes avec certains de ses anciens camarades. Par une étrange facétie de l’histoire, sa trajectoire rappelle ici celle de Debord. Sa préface à l’Appel formule une série de critiques très personnelles, en rupture avec la dimension collective (et gratuite) du texte initial. L’étiquette « appeliste », quoiqu’encore décriée, est l’enjeu d’une rude concurrence : qui est légitime pour s’en revendiquer ? « La vérité est que la meilleure critique desdits “appelistes”, là où ils existent, se trouve dans l’Appel lui-même. Qui sait lire ne peut sincèrement croire que les promoteurs du néo-activisme écologiste seraient, dans leur fuite en avant désespérée, des “appelistes”. Non plus que tel site racoleur pour universitaires en déroute que la crainte de déplaire, la terreur de prendre le mauvais parti, a rendu virtuose dans l’art de ne rien dire, mais sur un ton de défi. Ou ces relaxés de l’anti-terrorisme qui, du fond de leur village, protestent à présent dans les journaux de leur “respect des institutions”. »[10]

La fin du premier quinquennat d’Emmanuel Macron est ressentie par beaucoup d’autonomes comme une période de spleen. Le potentiel insurrectionnel des GJ semble effacé par l’interminable séquence de la pandémie. Ensuite, la campagne électorale ne donne pas lieu à de grandes contestations. L’excitation de 2017, avec sa marginalisation inédite des deux partis ayant jusqu’alors régenté la vie politique sous la Cinquième république, retombe. Tout au plus Lundi matin annonce-t-il une curieuse candidature collective, le « mouvement Akira », présenté le 19 septembre 2022 par un groupe masqué lors d’un happening parisien dans la cour du musée Carnavalet. De mystérieuses affiches « Rejoins la révolution » complètent le dispositif. Le ton grandiloquent du communiqué, relayé par quelques médias, suscite les ricanements de la plupart des militants. Trop prétentieux pour les radicaux, trop ésotérique pour le commun ? Suivent quelques justifications laborieuses. L’initiative ne prend pas, et le soufflé retombe.

Notes :

[1] Anonyme, Beau comme une insurrection impure, préface à l’édition italienne des trois livres du CI, 19 janvier 2019.

[2] « À nos ennemis », Lundi matin n°168, publié en ligne le 7 décembre 2018.

[3] Julien Allavena, L’hypothèse autonome, 2020.

[4] « France : 15 millions d’armes à feu », Le 1 n°199, 25 avril 2018. Ce chiffre (estimation cumulée des armes légales et extralégales) ferait de la France l’un des pays européens au plus haut taux d’armes par habitants – alors même que la législation y est particulièrement contraignante, comparée à ses voisins.

[5] Pris au dépourvu, les services de renseignement surestiment par habitude le rôle des réseaux militants préconstitués. Parfois avec des conséquences tragi-comiques, comme l’arrestation musclée de Julien Coupat et de l’un de ses proches le 8 décembre (plusieurs milliers d’arrestations « préventives » sont réalisées ce jour-là), occupés à manger des croissants…

[6] « Gilets Jaunes. Un assaut contre la société », Lundi matin papier n°4, avril 2019.

[7] Mirasol, Soulèvement. Premiers bilans d’une vague mondiale, 2020.

[8] Isabelle Sommier et al., Violences politiques en France, 2021, p.339. Le comptage des « autonomes » est discutable mais la tendance croissante est assez nette. De tels travaux académiques servent de base au rapport parlementaire sur « l’activisme violent », présenté en novembre 2023, et dont la conclusion propose de nouvelles mesures répressives.

[9] Anonyme, Manifeste conspirationniste, 2022, p.38.

[10] Op. cit., p.10.

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