07.10.2025 à 06:00
Trita Parsi
Une nouvelle conflagration entre Israël et l'Iran paraît inévitable et, peut-être, toute proche, les Européens ayant délibérément choisi de s'aligner sur les faucons de l'administration Trump dans le contentieux nucléaire. Au risque d'être entraînés dans un conflit majeur et incontrôlable. Analyse. Israël va-t-il se lancer dans une autre guerre contre l'Iran ? Téhéran s'attend à cette attaque et s'y prépare. Lors de la dernière guerre, en juin 2025, il avait misé sur le long terme et (…)
- Dossiers et séries / Iran, Israël, Nucléaire militaire, Relations internationales, Énergie nucléaire, Union européenne (UE), Accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) , Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), États-Unis, Focus, Guerre Israël-Iran 2025Une nouvelle conflagration entre Israël et l'Iran paraît inévitable et, peut-être, toute proche, les Européens ayant délibérément choisi de s'aligner sur les faucons de l'administration Trump dans le contentieux nucléaire. Au risque d'être entraînés dans un conflit majeur et incontrôlable. Analyse.
Israël va-t-il se lancer dans une autre guerre contre l'Iran ? Téhéran s'attend à cette attaque et s'y prépare. Lors de la dernière guerre, en juin 2025, il avait misé sur le long terme et programmé ses attaques de missiles dans l'optique d'un conflit prolongé. Pour le prochain round, cependant, il n'est pas exclu que l'Iran frappe de manière décisive dès le début des hostilités dans le but de dissiper toute idée qu'il puisse être asservi à une domination militaire d'Israël.
Ainsi, la guerre à venir sera probablement beaucoup plus sanglante que la première. Si le président étatsunien Donald Trump cède à nouveau à la pression de Tel-Aviv et se mêle au combat, les États-Unis pourraient être confrontés à une guerre totale avec l'Iran qui ferait de l'invasion de l'Irak en 2003 une promenade de santé en comparaison.
La guerre des 12 jours en juin n'a jamais porté uniquement sur le programme nucléaire iranien. Il s'agissait plutôt de modifier l'équilibre des forces au Proche-Orient, les capacités nucléaires iraniennes étant certes un facteur important, mais pas décisif. Depuis plus de 20 ans, Israël presse les États-Unis d'intervenir militairement contre l'Iran afin de l'affaiblir et de rétablir un équilibre régional en sa faveur — un équilibre qu'Israël ne saurait atteindre seul.
Dans ce contexte, les bombardements israéliensavaient trois objectifs principaux, au-delà de l'affaiblissement des infrastructures nucléaires iraniennes : entraîner les États-Unis dans un conflit militaire direct avec l'Iran, décapiter le régime iranien et transformer l'Iran en nouvelle Syrie ou Liban — des pays qu'Israël peut bombarder en toute impunité et sans aucune réaction étatsunienne. Un seul des trois objectifs a été atteint. Pire, Trump n'a pas « anéanti » le programme nucléaire iranien. Et ce dernier n'a pas été ramené au point où la question pourrait être considérée comme réglée.
En d'autres termes, en ayant attaqué l'Iran en juin, Tel-Aviv n'a remporté, au mieux, qu'une victoire partielle. Israël aurait préféré que Trump s'engage pleinement en ciblant à la fois les forces conventionnelles et les infrastructures économiques de l'Iran. Mais si la Maison Blanche était favorable à une opération militaire éclair et déterminante, Donald Trump craignait une guerre totale. Sa stratégie visant à bombarder les installations nucléaires iraniennes avait donc pour objectif de limiter toute escalade plutôt que de l'amplifier. À court terme, Donald Trump a réussi — au grand dam d'Israël — mais, à plus long terme, il a laissé Israël le piéger dans une logique de confrontation.
Son refus d'agir au-delà d'une campagne limitée de bombardements est l'une des raisons pour lesquelles Israël a accepté un cessez-le-feu. Au fur et à mesure que la guerre perdurait, Israël subissait des pertes sérieuses : sa défense aérienne a été dégradée et l'Iran a gagné en efficacité pour la pénétrer avec ses missiles. Alors qu'Israël aurait probablement poursuivi la guerre si les États-Unis s'y étaient totalement engagés, son calcul a changé dès lors qu'il est devenu clair que les frappes ordonnées par Trump étaient limitées. Certes, Israël a réussi à attirer Trump et les États-Unis dans le conflit, mais il a échoué à les y maintenir.
Les deux autres objectifs d'Israël, toutefois, furent clairement des échecs. Malgré les premiers succès du renseignement israélien — comme l'assassinat de 30 officiers supérieurs et de 19 scientifiques nucléaires — Tel-Aviv n'a pu que perturber temporairement les opérations iraniennes de commandement et de contrôle. En l'espace de 18 heures, l'Iran a remplacé la plupart, sinon la totalité, de ces hauts gradés. Il a aussi lancé un puissant barrage de missiles, démontrant sa capacité à absorber des pertes importantes tout en initiant une contre-attaque intense.
Israël espérait que ses premières frappes sèmeraient la panique au sein du régime iranien et précipiteraient sa chute. Selon le Washington Post, des agents du Mossad, parlant couramment le farsi, ont appelé les portables de hauts responsables iraniens en menaçant de les tuer, eux et leurs familles, s'ils ne tournaient pas des vidéos dénonçant le régime et s'ils ne faisaient pas ouvertement défection. Plus de 20 appels de ce genre ont été passés pendant les premières heures de la guerre, alors que l'élite dirigeante iranienne était encore sous le choc de pertes importantes1. Pourtant, il n'y a aucune preuve qu'un seul général iranien a capitulé face à ces menaces.
Contrairement aux espoirs de Tel-Aviv, l'assassinat d'officiers supérieurs des Gardiens de la révolution (IRGC) n'a pas conduit à des manifestations de masse ou à un soulèvement contre la République islamique. Au lieu de cela, les Iraniens de toute obédience politique se sont rassemblés autour du drapeau, sinon du régime lui-même, tandis qu'une vague de nationalisme déferlait à travers le pays.
Israël n'a pu tirer profit de l'impopularité du régime. Presque deux ans après avoir commis des atrocités à Gaza et lancé une attaque violente contre l'Iran en pleine négociation sur le nucléaire, seule une minuscule fraction d'Iraniens — principalement dans la diaspora — considère Israël positivement.
De fait, au lieu de mobiliser la population contre les autorités, Israël a réussi à redonner de l'air à une République islamique à bout de souffle. Plutôt que de condamner le régime pour avoir investi dans un programme nucléaire, une industrie de missiles et un réseau de groupes alliés non étatiques, de nombreux Iraniens sont aujourd'hui furieux que ces éléments de la dissuasion iranienne se soient avérés insuffisants. C'est ce qu'a expliqué un artiste de Téhéran à Narges Bajoghli, anthropologue à l'Université étatsunienne Johns Hopkins :
J'étais de ceux qui scandaient pendant les manifestations de ne pas envoyer d'argent iranien au Liban ou en Palestine. Mais maintenant, je comprends que les bombes auxquelles nous sommes tous confrontés sont les mêmes et que si nous ne disposons pas de défenses solides dans toute la région, la guerre viendra à nous.2.
Il n'est pas certain que cet état d'esprit durera. Mais à court terme, les attaques israéliennes semblent avoir paradoxalement renforcé le régime en affermissant la cohésion interne et en réduisant le fossé entre l'État et la société.
Israël n'a pas non plus réussi à transformer l'Iran en une seconde Syrie ni à imposer dans la durée une domination des airs qui ne dépendait pas de l'allié étatsunien. Bien qu'Israël ait pris la maîtrise de l'espace aérien iranien pendant la guerre, il n'a jamais pu opérer en toute impunité. Et la réponse des missiles lui a infligé des dégâts inacceptables.
Sans une aide substantielle des États-Unis — y compris l'utilisation du quart de leurs intercepteurs de missiles THAAD en seulement 12 jours — Israël aurait peut-être été incapable de continuer la guerre. Et c'est ce qui rend probable une nouvelle offensive israélienne. Le ministre de la défense Israël Katz et le chef d'état-major Eyal Zamir n'en font pas mystère. La guerre de juin n'était que la première phase, selon Zamir, pour qui Israël « ouvre maintenant une nouvelle phase » du conflit3. .
Que l'Iran reprenne ou non l'enrichissement de l'uranium, Israël est déterminé à ne pas lui laisser le temps de reconstituer son arsenal balistique, ni de restaurer ses systèmes antiaériens, ni de déployer des dispositifs améliorés. Cette logique est au cœur de la stratégie israélienne dite de la « tonte de la pelouse » (tactique appliquée aussi à Gaza) : frapper préventivement et de manière répétée afin d'empêcher l'adversaire de développer des capacités qui pourraient défier la domination militaire israélienne.
Cela signifie que, l'Iran ayant déjà reconstitué ses ressources militaires, Israël a intérêt à frapper le plus tôt possible. Le rétablissement le 28 septembre 2025 par l'Europe des sanctions contre Téhéran via le mécanisme « snapback »4 aux Nations unies pourrait fournir à Israël un prétexte politique pour relancer la guerre. En réponse, Téhéran a menacé de suspendre sa coopération avec l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
En outre, la fenêtre pour attaquer se refermera probablement une fois que les États-Unis entreront en campagne pour les élections de mi-mandat de novembre 2026, car cela compliquera la marge de manœuvre politique de Trump. Les frappes pourraient donc bien prendre place dans les tout prochains mois.
C'est évidemment ce que les dirigeants iraniens veulent empêcher. Pour dissiper toute illusion que la stratégie israélienne de « la tonte de la pelouse » fonctionne, l'Iran, lui, est susceptible de frapper fort et vite dès le déclenchement de la prochaine guerre.
« Si l'agression se répète, nous n'hésiterons pas à réagir de manière encore plus décisive et qui sera IMPOSSIBLE à dissimuler », a promis le ministre iranien des affaires étrangères, Abbas Araghchi, sur X le 28 juillet 2025. Les dirigeants iraniens estiment que le coût pour Israël doit être exorbitant, faute de quoi les capacités balistiques de l'Iran seront progressivement érodées, laissant le pays sans défense.
Puisque la guerre de juin s'est terminée sans victoire tangible, l'issue du prochain conflit dépendra du camp qui aura le mieux appris et qui saura agir le plus rapidement. Israël est-il capable de reconstituer ses intercepteurs plus rapidement que l'Iran peut reconstruire ses lanceurs et approvisionner son arsenal de missiles ? Le Mossad est-il toujours profondément implanté en Iran ou bien la plupart de ses ressources ont-elles été épuisées pendant la dernière guerre en cherchant en vain à provoquer la chute du régime ? Téhéran a-t-il acquis plus de connaissances quant à la pénétration des défenses aériennes israéliennes qu'Israël en a acquis pour l'en empêcher ? Pour l'instant, aucune des deux parties ne peut répondre positivement à ces questions.
Et c'est précisément parce que l'Iran ne peut être certain qu'une réponse plus forte neutralisera la stratégie israélienne qu'il est susceptible de réévaluer sa posture nucléaire — surtout maintenant que d'autres piliers de sa dissuasion, y compris l'« axe de la résistance » et la doctrine de l'ambiguïté nucléaire, se sont avérés impuissants.
La réponse de Trump à une deuxième guerre entre Israël et l'Iran pèsera évidemment. Déjà, il ne semble pas disposé à s'engager dans un conflit prolongé. Politiquement, les frappes qu'il a ordonnées en juin ont déclenché une « guerre civile » au sein du mouvement MAGA (Make America Great Again).
Au plan militaire, cette guerre de 12 jours a révélé des lacunes graves dans le stock de missiles des États-Unis. Résultat, Trump et l'ex-président Joe Biden ont épuisé une partie substantielle des intercepteurs antiaériens dans une région que ni l'un ni l'autre ne considèrent comme vitale pour les intérêts fondamentaux des États-Unis. Mais en donnant son feu vert à la première salve israélienne, Trump est tombé dans le piège d'Israël — et il n'est pas certain qu'il puisse en sortir, surtout s'il s'accroche à « l'enrichissement zéro » comme base d'un accord avec l'Iran. Et un engagement limité n'est probablement plus une option. Trump devra soit entrer de plain-pied en guerre, soit rester en retrait. Et rester à l'écart exige davantage qu'un simple refus une fois pour toutes — cela demande une résistance soutenue face aux pressions israéliennes. Jusqu'à présent, le président étatsunien n'en a montré ni la force ni même la volonté.
Le rôle de l'Europe dans cette équation est devenu de plus en plus négatif. La troïka européenne dite E3 (Allemagne, France et Royaume-Uni) justifie le « snapback » comme un levier nécessaire pour faire pression sur l'Iran afin qu'il revienne à la table des négociations, même si Téhéran était sérieusement engagé dans la voie diplomatique lorsqu'Israël a décidé de bombarder cette table. Si les exigences de l'UE à l'égard de l'Iran semblent raisonnables à première vue — comme celle de donner aux inspecteurs de l'AIEA l'accès à ses sites nucléaires —, les réserves de Téhéran ne sauraient être réduites à un simple entêtement.
Les responsables iraniens soupçonnent depuis longtemps que des informations sensibles partagées avec l'AIEA se sont retrouvées entre les mains du renseignement israélien, permettant la campagne d'assassinats du Mossad contre des scientifiques nucléaires iraniens. Téhéran craint également que la divulgation de l'emplacement de son stock d'uranium enrichi ne livre à Washington — ou à Israël — une carte des futures cibles lors de la prochaine série de frappes aériennes.
Mes conversations avec les diplomates de l'UE m'ont laissé une forte impression que le groupe E3 était déterminé à déclencher le « snapback » quoi qu'il arrive. Il a, par conséquent, présenté ses exigences en sachant que l'Iran allait probablement les rejeter, au moins en partie. Les raisons de ce choix reposent sur l'évolution de l'environnement géopolitique en Europe — et la dépendance accrue de l'Europe vis-à-vis des États-Unis depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
En réalité, il s'agit moins du programme d'enrichissement de l'Iran que des questions portant sur la Russie, l'Ukraine et les relations transatlantiques. Le dossier nucléaire iranien apparaît comme un simple pion dans le camp de la troïka.
L'approfondissement du partenariat de l'Iran avec la Russie dans le conflit ukrainien est apparu comme une menace directe aux yeux des Européens. Les liens économiques de l'Union avec Téhéran sont négligeables après des années de sanctions. Tandis que la sujétion de l'Europe vis-à-vis de la relation transatlantique — militaire, politique et économique — est bien plus contraignante qu'elle ne l'était en 2003. Dans ce contexte, l'escalade avec l'Iran sert deux objectifs européens : tout d'abord punir Téhéran pour s'être aligné sur Moscou, en faisant passer le message que tout soutien à la Russie à un coût élevé. Ensuite, aligner l'Europe sur les éléments bellicistes de l'administration Trump, au moment où ses relations avec les États-Unis traversent une crise historique. Pour les dirigeants européens désespérés d'entretenir la bonne volonté de Washington, l'Iran est devenu une offrande sacrificielle commode, même si cela doit mener à la guerre.
Rien de tout cela ne relève de la spéculation. Le chancelier allemand Friedrich Merz a récemment estimé qu'en bombardant l'Iran, Israël « fait le sale boulot pour nous tous ». Sa remarque était inhabituellement franche. Merz a ainsi exprimé ce que beaucoup dans les capitales européennes concèdent en privé : les actions militaires d'Israël contre l'Iran servent les intérêts européens en affaiblissant un État désormais allié à la Russie.
Mais sous-traiter la guerre à Israël est un jeu dangereux. Cela risque d'entraîner l'Europe dans un conflit qu'elle ne contrôlera pas et ne pourra contenir. Elle n'échapperait pas aux retombées si la confrontation devait dégénérer en guerre régionale étendue — entraînant les États du Golfe, perturbant l'approvisionnement énergétique mondial et provoquant des représailles iraniennes dans toute la région.
En rétablissant les sanctions contre l'Iran, le trio européen place l'alignement tactique avec Washington et Tel-Aviv au-dessus de son propre intérêt à long terme dans la stabilité régionale. Il confond punition et stratégie, coercition et diplomatie. Et elle le fait en sachant parfaitement que le résultat le plus probable n'est pas la relance des pourparlers, mais la reprise de la guerre.
Il y a vingt ans, les Européens l'avaient bien compris. En 2003, le courage de résister à la pression américaine en faveur d'une guerre avec l'Iran avait permis d'éviter un deuxième désastre au Proche-Orient après l'invasion malavisée de l'Irak. En 2025, l'Europe risque de se mettre au service d'un autre désastre dans la région.
1Warren P. Strobel, Souad Mekhennet et Yeganeh Torbati, « Israeli warning call to top Iranian general : “You have 12 hours to escape” » Washington Post, 23 juin 2025.
2Narges Bajoghli, « The Generation Iranian Hard-Liners Have Been Waiting for », Foreign Policy, 29 juillet 2025.
3Yoni Ben Menachem,« Israel and Iran Prepare for a New Round of Fighting », Jerusalem Center for Security and Foreign Affairs, 29 juillet 2025.
4NDLR. Clause de sauvegarde, introduite en 2015 dans l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien, permet à tout membre signataire constatant un manquement de saisir le Conseil de sécurité.
07.10.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec sa famille. Depuis le 25 septembre 2025, ils ont dû à nouveau quitter la ville de Gaza pour Nusseirat. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Dimanche 5 octobre 2025.
Cette fois, je vous écris de Nusseirat, à dix kilomètres au sud de la ville de Gaza. Je vous écris après avoir été obligé de quitter Gaza le 25 septembre.
Nous sommes maintenant dans un appartement que nous a trouvé par un ami, un collègue de la Maison de la presse. Sa famille possède un bout de terrain ici, et un de ses cousins nous loue un appartement entouré de verdure et d'oliviers. Il n'y a pas beaucoup de constructions autour, ce qui nous change du noir et du gris uniformes de Gaza-ville. Aujourd'hui, quand je regarde par la fenêtre, je vois un peu la mer, et du vert. Il y a aussi, bien sûr, des bâtiments bombardés. Mais ce n'est pas comme à Gaza-ville, où je ne voyais, partout, que de la destruction.
Le lendemain de notre arrivée, toutefois, la réalité s'est rappelée à nous. Les Israéliens ont bombardé le marché de Nusseirat, notamment le supermarché très fréquenté d'Abou Dalal. Il y a eu plus de 20 morts.
Sabah et moi avons décidé de partir pour plusieurs raisons. D'abord, ses fils Moaz, Sajed et Anas, qui vivent avec leur famille paternelle, étaient partis pour Nusseirat deux semaines auparavant. Cela déchirait le cœur de Sabah de ne plus les voir. En outre la route pouvait être coupée à n'importe quel moment, nous séparant d'eux peut-être pour longtemps, comme cela s'était passé la première fois, quand nous avons dû partir vers le sud. Je ne pouvais pas dire non à l'amour d'une mère pour ses enfants. Au même moment, la ville de Gaza était presque encerclée. Les chars israéliens étaient arrivés à l'hôpital Shifa, tout près de notre tour, et au rond-point du ministère des finances, qui est également tout près. La majorité des habitants de notre quartier et de notre immeuble étaient déjà partis.
La décision était donc prise. Des amis nous avaient proposé des places dans un camion qu'ils avaient loué. Nous n'avons pas pris beaucoup de choses, seulement des valises et des matelas. Walid était content de partir, parce que je lui avais dit qu'on allait voir ses frères. Il a mis des jouets dans son cartable.
D'habitude, le trajet de Gaza-ville à Nusseirat ne prend pas plus de dix minutes. Nous avons mis quatre heures. Partis à 17h 30, nous sommes arrivés vers 22h. Il y avait d'énormes embouteillages à la sortie de la ville de Gaza, au rond-point Nabulsi, puis à l'entrée de Nusseirat, au niveau du pont de Wadi Gaza. La route était pleine de gens qui fuyaient la mort pour aller vers le sud, en camion, en charrette ou à pied. Des tracteurs tiraient des charrettes, ou un attelage de deux ou trois voitures en panne d'essence, chargés de valises, de vêtements, de jerrycans, de bâches, de matelas et de couvertures. On voyait même des charrettes tirées par un homme et poussées par un autre, sur lesquelles s'entassaient leurs familles et quelques vieux vêtements. Sur le bord de la route, des camions et des voitures tombés en panne. Personne ne pouvait les remorquer, les camions étaient déjà surchargés.
Des familles entières parties à pied s'arrêtaient pour souffler un peu. Certains poussant même des personnes âgées dans des fauteuils roulants, tâche d'autant plus difficile que la route, détruite par l'occupant, est devenue un chemin sablonneux.
Peu après notre départ, je regardais avec Walid le soleil se coucher lentement derrière la mer. La route longe notre magnifique côte, cette côte que Donald Trump veut transformer en « Riviera ». D'un côté, la plage. De l'autre, l'exode d'une foule harassée. Sur la plage, il y a aussi des centaines de bâches, sous lesquelles survivent ceux qui n'ont nulle part où aller. Quel contraste entre ce beau coucher de soleil et cette image de désolation, d'épuisement et de misère…
J'essayais d'attirer l'attention de Walid vers la beauté. « Regarde la belle plage, regarde la mer, regarde le coucher de soleil ! » Mais Walid regardait l'hélicoptère au-dessus de nous qui venait de tirer vers le sol : « Regarde papa, l'hélicoptère tire ! » J'ai répondu : « Oui, on va bientôt voir les parachutes ! » J'essaie encore de lui faire croire que les hélicoptères vont larguer des parachutes d'aide humanitaire, comme des avions l'ont fait par le passé. Walid ne sait pas que nous sommes en train de fuir le pire, de fuir la mort, à cause de l'ultimatum lancé par Trump au Hamas. Si le Hamas ne dit pas oui à son plan, d'après Trump, Israël va « continuer le travail », ce qui veut dire continuer le génocide jusqu'à la déportation de tous les Palestiniens de la bande de Gaza vers l'étranger.
Une fois arrivés à Nusseirat, nous avons monté nos matelas dans notre appartement. Il se trouve au deuxième étage d'une maison qui en compte trois. Qui en comptait, plutôt. Le dernier étage a été détruit en juin 2024 par l'armée israélienne, lors d'un assaut pour libérer quatre captifs israéliens. Nous nous sommes endormis rapidement, épuisés par cette journée. Le matin, surprise : les fils de Sabah sont tous venus nous rendre visite ! C'était la grande joie pour Walid, pour Sabah, et même pour le bébé Ramzi.
Un instant de joie, mais autour de nous c'était le dénuement. Nusseirat, c'est un ensemble de camps de réfugiés. Des femmes et des enfants étaient assis par terre, dans la rue. Ils attendaient les pères de famille, partis à la recherche d'un lieu où s'installer, n'importe quel endroit où planter leur tente ou leur bâche, un bout de terrain, un garage, ou même le toit d'une maison. On voit beaucoup de tentes sur les toits et en terrasse, mais aussi au milieu des oliviers et des palmiers.
Il y a beaucoup de monde à Nusseirat, contrairement à Gaza-ville qui s'était vidée de ses habitants. Les marchés sont encore ouverts à 22h. Le soir de notre arrivée, avant de m'endormir, je suis sorti et j'ai trouvé un peu de pain et des falafels. Le lendemain, il y avait des fruits ! C'était la première fois que nous en voyions depuis longtemps. Walid était fou de joie, surtout pour les pommes, qu'il adore. Il y avait aussi des bananes et des mangues. Bien sûr, elles étaient vendues à cinquante fois le prix normal. Mais je n'ai pas pu m'empêcher d'acheter quelques pommes et quelques bananes, pour les enfants. Quand Walid a vu les pommes, il a sauté de joie et il a dévoré une pomme en disant « Merci papa ! » Le soir, il m'a serré plus que d'habitude, il m'a donné plus de bisous, en disant : « Je t'aime parce que tu m'as apporté des pommes. » J'avais les larmes aux yeux et le cœur déchiré comme par un couteau. Je n'avais pas emmené mon fils à Disneyland, je lui avais seulement donné une pomme. On est arrivé à un point où ce simple fruit devient le rêve pour un enfant. Et il y en a des centaines de milliers, à Gaza, qui n'ont même pas cette chance.
Le secteur privé commence à faire entrer beaucoup de marchandises dans la bande de Gaza. On a trouvé du chocolat et d'autres fruits, y compris des rutab, des dattes qui ne sont pas encore complètement mûres. Tout cela était introuvable à Gaza-ville. Même quand l'aide humanitaire a commencé à arriver de nouveau, on ne trouvait que du riz, de la farine, des boîtes de conserve et des lentilles, mais ni fruits ni légumes. C'est la première fois qu'on voyait des avocats, par exemple. Le pain va aussi arriver : le Programme alimentaire mondial (PAM) va livrer aux boulangeries, gratuitement, de la farine et du fuel. Les boulangers vendront le sac de pain 3 shekels (75 centimes), alors que, jusqu'ici, on n'en trouvait qu'au prix astronomique de 150 shekels (37,5 euros). Et tout aussi important : les produits d'hygiène sont réapparus. De la lessive, du savon, des shampoings, des couches !
Tout cela était interdit par les Israéliens depuis des mois. Les conclusions de ce revirement sont multiples :
Tout cela m'aide à convaincre Walid que c'est bien d'être encore en vadrouille — pour la cinquième ou sixième fois, je ne me souviens plus —, puisqu'on peut acheter du chocolat et des pommes, et qu'en plus il a retrouvé ses frères. Parce qu'il m'avait demandé pourquoi on était partis. En même temps, il sait qu'il y a du danger et des bombardements à Gaza-ville. Mais là au moins, je peux lui dire qu'en venant ici, il a trouvé un petit coin de paradis.
Je l'ai aussi emmené cueillir des olives, non loin de notre nouvel appartement. Octobre, c'est la saison de la cueillette. Je voyais la joie et dans ses yeux et dans son sourire. Moi aussi j'étais très content. J'essaie toujours de préserver l'innocence de mon fils en transformant le déplacement, l'humiliation, le danger, la peur, la fuite de la mort en quelque chose de bien. Mais jouer ce rôle devient vraiment épuisant. Surtout qu'à l'âge de Walid, on commence à comprendre ce qu'il se passe.
Je fais beaucoup d'efforts pour que Walid ne découvre pas la réalité. Mais maintenant, il a peur quand il entend les bombardements, quand il voit les F-16 lâcher leurs bombes et quand il sent le sol trembler sous le choc. Heureusement, il ne comprend pas encore qu'on vit un génocide, qu'un ennemi est en train de faire un nettoyage ethnique contre toute notre population palestinienne.
Walid ne comprend pas qu'il y a des gens qui veulent du mal aux enfants et à toutes les personnes qui vivent sur notre terre. Il ne comprend pas que cet ennemi veut tous nous expulser de notre patrie. Que nous quittions Gaza. Mais petit à petit, il commence à appréhender la réalité. Récemment, il m'a dit :
— Papa, il y a des Israéliens dans Gaza-ville.
— Walid, il n'y a pas d'Israéliens. D'où ça vient, ce mot ?
— Oui, tout le monde dit qu'ils sont arrivés chez nous et qu'ils sont en train de tuer tout le monde.
— Non, ce n'est pas vrai. Ce ne sont pas les Israéliens. C'est la police qui vient pour arrêter les voleurs. Il n'y a pas d'Israéliens. Ne répète pas ce mot parce que ça n'existe pas.
— Mais même l'oncle X m'a dit ça
— Oui, mais il ne te dit pas la vérité.
Mais cela devient difficile de continuer à mentir. Je ne voulais pas qu'il apprenne ces mots. Je ne voulais pas qu'il apprenne que « Israélien » veut dire la mort, le bombardement, le génocide. Je voulais qu'il garde son innocence, qu'il vive comme n'importe quel autre enfant sur la terre.
Pour le moment, Walid savoure toujours notre nouvel environnement à Nusseirat. Ses frères ne sont pas tout le temps chez nous, ils viennent juste le matin pour dire bonjour, parfois ils passent une demi-journée avec nous. Mais Walid se fait de nouveaux amis. Il connaît tout le monde maintenant dans le quartier. On l'appelle « Walid le Français ». Souvent, les gens lui parlent en anglais, parce que pour eux, une langue occidentale, c'est forcément de l'anglais. On peut le laisser sortir sans l'accompagner, c'est un quartier de famille, où tout le monde connaît tout le monde. Avec ses nouveaux amis, il va d'un endroit à l'autre. Il peut s'éloigner un peu plus que quand on était à Gaza-ville.
Je suis content qu'il continue sa vie d'enfant, qu'il n'ait pas peur d'aller par-ci, par-là, même quand il entend les F-16, les bombardements, et surtout les tirs d'hélicoptères. Il est en train de devenir ami avec tous les chiens du voisinage. En le voyant, je me dis que, finalement, la décision de partir était la bonne, alors qu'au début j'étais contre. C'est une bonne décision pour tout le monde, pour Sabbouha [forme affectueuse pour Sabah] et ses enfants, pour Walid et pour Ramzi.
J'espère que tout ça va s'arrêter avant que Walid se dise que tout Israélien est forcément quelqu'un qui veut du mal aux Palestiniens. Et qu'il continue à vivre sa vie normalement.
06.10.2025 à 06:00
Marie-Claude Slick
Depuis l'Antiquité, ce plateau à 1 000 mètres d'altitude au nord-est d'Israël et au sud-ouest de la Syrie est jalousement gardé par ses différents occupants. Il est hautement stratégique, car qui le tient surplombe son adversaire. Depuis les hauteurs du Golan (Al-Joulan en arabe), on domine la plaine de Damas qui s'étend à l'est sur le territoire syrien, ainsi que la Galilée israélienne à l'ouest. Le mont Haramoun (Hermon en hébreu), qui culmine à près de 3 000 mètres, a son extrémité (…)
- Va comprendre ! / Syrie, Israël, Druzes , Guerre israélo-arabe de 1973, Guerre israélo-arabe de 1967, Golan, Guerre israélo-arabe (1947-1950), Hayat Tahrir al-Cham (HTC)Depuis l'Antiquité, ce plateau à 1 000 mètres d'altitude au nord-est d'Israël et au sud-ouest de la Syrie est jalousement gardé par ses différents occupants. Il est hautement stratégique, car qui le tient surplombe son adversaire. Depuis les hauteurs du Golan (Al-Joulan en arabe), on domine la plaine de Damas qui s'étend à l'est sur le territoire syrien, ainsi que la Galilée israélienne à l'ouest.
Le mont Haramoun (Hermon en hébreu), qui culmine à près de 3 000 mètres, a son extrémité méridionale sur le Golan. La fonte de ses neiges alimente généreusement le fleuve Jourdain, puis le lac de Tibériade en Galilée. Les eaux du Golan représentent un tiers de la réserve aquifère d'Israël. Elles permettent une agriculture diversifiée sur le plateau : céréales, vergers de pommiers et d'oliviers, ainsi que des vignobles — un tiers des vins vendus sous étiquette israélienne proviennent du Golan. L'abondance de l'eau permet une grande diversité florale et faunistique, préservée dans des réserves naturelles.
C'est pour toutes ces raisons qu'Israël refuse de rendre ce territoire occupé depuis la guerre de juin 1967, et que la Syrie des Assad (1971-2024) n'a jamais voulu y renoncer.
Dès les débuts de la conquête ottomane, dans les années 1520, le Golan est inclus au vilayet de Syrie, une division administrative de l'empire ottoman. Lors de l'indépendance de la Syrie en 1946, après la fin du mandat français, le plateau est naturellement intégré au territoire national.
Après la guerre israélo-arabe de 1948-1949, des incidents opposent Tel-Aviv et Damas dans la zone démilitarisée en Galilée, en contrebas. En 1967, Israël s'empare du plateau. Il tient désormais la route de Damas, située à une quarantaine de kilomètres, à portée de ses canons.
Ce n'est qu'après la guerre d'octobre 1973, que la Syrie peut récupérer 30 % du Golan. Un accord de désengagement en 1974 met fin officiellement à la guerre. La zone évacuée par les Israéliens, incluant la ville de Quneitra, entièrement détruite par Israël avant sa restitution, devient une zone tampon. Étroite de quelques kilomètres et longue de 80 km, elle est sous la surveillance des Nations unies. En 1981, Israël vote la loi d'annexion du Golan, soit 1 200 km2. Cette décision est considérée comme « nulle et non avenue » par l'ONU (résolution 497 du Conseil de sécurité). Seuls les États-Unis sous la présidence de Donald Trump l'avaliseront, en mars 2019.
Les Syriens du Golan sont majoritairement Druzes. En 1967, des dizaines de milliers d'habitants fuient les combats, d'autres sont chassés par l'armée israélienne. Un exode qui a laissé peu de traces. L'armée détruit de nombreux villages pour prévenir leur retour. L'implantation de colonies — une trentaine actuellement — modifie l'équilibre démographique du plateau : en 2025, 25 000 Israéliens y résident, contre 23 000 Syriens regroupés dans six agglomérations.
Israël a proposé sa nationalité aux habitants mais s'est heurté à un refus catégorique. Ils ne disposent donc que d'un laissez-passer. Jusqu'à la révolution de 2011, un jeune Syrien du plateau pouvait aller étudier à Damas ou se marier1, mais sans retour possible dans sa famille. L'impossibilité de voyager, de faire des études à l'étranger, ainsi que les dix années de guerre civile en Syrie poussent aujourd'hui de jeunes gens à accepter la nationalité israélienne, ce qui provoque des conflits au sein des familles. Ce mouvement s'est accéléré depuis les années 2020 et pourrait s'amplifier, l'accès à la Syrie étant désormais totalement interdit.
Dès le lendemain de la prise de pouvoir à Damas par les rebelles de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), en décembre 2024, les chars de l'armée israélienne franchissent la zone tampon. Ils s'avancent alors dans le sud de la Syrie, suscitant la désapprobation internationale. Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou déclare que l'accord de désengagement de 1974 est caduc, tandis que l'ONU rappelle qu'il reste toujours en vigueur. Les nouvelles autorités syriennes entendent, elles aussi, le respecter. L'armée israélienne installe des avant-postes dans la zone tampon et au-delà, et bombarde la région. Tel-Aviv réclame une démilitarisation complète du sud de la Syrie. Les deux parties confirment en septembre 2025 qu'elles négocient un accord de sécurité. Mais, dès le 9 décembre 2025, Benyamin Nétanyahou affirme : « Le Golan fera partie d'Israël pour l'éternité ». Le 15 décembre 2024, le gouvernement israélien annonce un plan visant à doubler la population juive.
1Voir le film La fiancée syrienne (2004) du réalisateur Eran Riklis.