12.08.2025 à 06:00
Sarra Grira
Anas Al-Sharif avait 28 ans. Marié, père de deux enfants — une petite fille, Sham, connue de tous ceux qui le suivaient sur ses réseaux sociaux, tellement il en était dingue, et Salah, son petit dernier. Anas est mort. Ce reporter de la chaîne Al-Jazira, devenu son principal correspondant à Gaza après l'évacuation de Wael Al-Dahdouh, a été tué par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Quatre de ses collègues — Mohammed Qreiqaa, Ibrahim Dhahir, Moamen Aaliwa et leur chauffeur (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Presse, Médias, Génocide, Gaza 2023-2025, ÉditorialAnas Al-Sharif avait 28 ans. Marié, père de deux enfants — une petite fille, Sham, connue de tous ceux qui le suivaient sur ses réseaux sociaux, tellement il en était dingue, et Salah, son petit dernier.
Anas est mort. Ce reporter de la chaîne Al-Jazira, devenu son principal correspondant à Gaza après l'évacuation de Wael Al-Dahdouh, a été tué par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Quatre de ses collègues — Mohammed Qreiqaa, Ibrahim Dhahir, Moamen Aaliwa et leur chauffeur Mohammed Noufal — ainsi qu'un autre journaliste pigiste, Mohammed Al-Khaldi, sont également morts dans le bombardement par Israël de la tente des journalistes qui se trouvait à côté de l'hôpital Al-Shifa.
Ce sont là les informations qui auraient dû faire la Une, lundi matin, de toute la presse et de tous les médias audiovisuels français. Cela, et le rappel incessant, qui devrait faire l'ouverture de chaque journal télévisé, de chaque article : Israël interdit aux journalistes du monde entier d'accéder à Gaza et tue nos confrères et nos consœurs sur place qui nous permettent de savoir ce qui s'y passe.
Mais ça, c'est la théorie.
« Un terroriste dit Israël, un assassinat selon la chaîne qatarie. » Balle au centre. C'est ainsi que l'on annonce ces meurtres dans le journal de la première matinale de France (France Inter). Même son de cloche sur France Info. Dans le journal de 20 heures de France 2, on tend carrément le micro à Olivier Rafowicz, le porte-parole de l'armée israélienne. Un an et dix mois après le début de la guerre génocidaire contre Gaza, et alors que le chef du gouvernement israélien, Benyamin Nétanyahou, est sous le coup d'un mandat d'arrêt international émis par la Cour pénale internationale (CPI), alors que des procès sont intentés contre des soldats israéliens porteurs d'une double nationalité dans leur deuxième pays, le narratif israélien, lui, a toujours sa place dans les médias français. Et la solidarité d'une profession connue pour son corporatisme s'arrête à la frontière arabe du Proche-Orient. Le décompte macabre quant à lui devient absurde et presque irréel : depuis le mois d'avril, on parle de « plus de 200 journalistes tués ». Que de noms, depuis, se sont rajoutés à la liste.
À la faveur de la guerre à Gaza, Israël a pu passer du déni à la revendication. Il n'y a pas si longtemps, quand son armée ciblait et tuait des journalistes, Tel-Aviv se contentait de s'en laver les mains, de feindre l'incompréhension puis, finalement, promettre l'ouverture d'une enquête. C'est ce qui s'est passé au moment du meurtre d'une autre correspondante de la chaîne Al-Jazira, Shirin Abou Akleh. Et la stratégie a fait ses preuves : elle permet de faire passer pour hystériques les accusations palestiniennes « sans preuve » puis d'affirmer, quand les faits sont trop évidents, qu'on a ouvert une enquête, assez longue pour que tout le monde oublie l'affaire.
Or, à Gaza, a fortiori depuis le 8 octobre 2023, Israël revendique ses assassinats. Il suffit d'affirmer — comme pour les hôpitaux, les écoles, les universités, les milliers d'enfants tués — l'existence d'un lien avec le Hamas. Comme le rappelle le journaliste israélien Yuval Abraham sur son compte X :
Après le 7 octobre, un groupe appelé « cellule de légitimation » a été mis en place au sein du renseignement militaire israélien (Aman). Il était composé d'agents du renseignement chargés de rechercher des informations permettant de donner une « légitimité » aux actions de l'armée à Gaza — tirs ratés du Hamas, utilisation de boucliers humains, exploitation de la population civile. La principale mission de cette cellule consistait à trouver des journalistes gazaouis qui pourraient être présentés dans les médias comme des membres du Hamas déguisés.
Et ça marche. Quelques heures à peine après son assassinat, des photos d'Anas Al-Sharif — notamment un selfie pris avec des dirigeants du Hamas, dont Yahya Al-Sinouar — ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Dans un fil WhatsApp qui regroupe plusieurs dizaines de journalistes, principalement français, les photos sont partagées : avez-vous vu ces clichés ? Qu'en pensez-vous ?
Les images sont relayées en toute neutralité. On n'affirme rien, on pose la question. La sacro-sainte objectivité journalistique est respectée. On souhaite simplement comprendre, être au plus près de la vérité. Pourtant de nombreux.ses correspondant
e s au Proche-Orient conservent des clichés d'eux et elles avec un « dictateur » ou un « terroriste » dont i e ls ne sont pas fier e s. Il y a quelques mois, on a même vu une journaliste française, Laurence Ferrari, poser tout sourire avec un criminel de guerre recherché par la justice internationale : Benyamin Nétanyahou.Anas Al-Sharif se savait en danger. Avant d'être tué, il a été menacé plus d'une fois, sa maison bombardée, son père tué en décembre 2023. Le 24 juillet 2025, le porte-parole en arabe de l'armée israélienne, Avichay Adraee, a publié sur les réseaux sociaux une vidéo l'accusant directement d'être membre des brigades Azzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas, selon « des documents trouvés à Gaza ». Le journaliste a dénoncé ces accusations, a demandé à ses confrères et consœurs à travers le monde de relayer son message. Le Committee to protect journalists (Comité pour la protection des journalistes, CPJ) a tiré la sonnette d'alarme1. Anas Al-Sharif a également affirmé, à plusieurs reprises, sa non-affiliation à aucune organisation politique. Alors que toute sa profession et tous ses compatriotes sont ciblés par une guerre génocidaire, il fallait encore montrer patte blanche. Mais cela n'a pas suffi.
Le problème dans la manière dont nombre de journalistes français couvrent la mort d'Anas Al-Sharif ne réside pas dans le fait de vouloir en savoir plus sur lui ; le problème, c'est le sous-texte : au fond, Anas Al-Sharif n'était peut-être pas complètement innocent. À partir de là, son sort peut être soumis au bon vouloir de l'armée israélienne. Et de tous ceux qui pensent qu'il n'y a pas d'innocents à Gaza.
Si les rédactions ne jugent toujours pas indécent de relayer le narratif israélien, alors que toutes les organisations de droit international qualifient ce qui se passe à Gaza de génocide, c'est parce que cette séquence acte le paroxysme d'une idée profondément implantée dans les esprits par « la guerre contre le terrorisme », elle-même héritage d'une logique coloniale : nous nous battons contre des barbares, il ne faut jamais l'oublier. Que l'on soit journaliste pour une chaîne qatarie, que l'on se soit pris en photo avec un dirigeant du Hamas, qu'on ait pris sa carte au parti pour obtenir plus facilement un poste dans l'administration à Gaza, que l'on soit un responsable politique ou un combattant des Brigades Al-Qassam : peu importe. Si l'on n'a pas l'âme immaculée, nullement entachée par le poison du terrorisme, on peut être une cible légitime. Et des journalistes biberonnés aux droits humains et au politiquement correct, qui s'indigneront à juste titre qu'un journaliste soit tué en Ukraine sans relayer la propagande russe, trouveront le moyen de rendre le crime acceptable. A contrario, un Israélien, même soutien du gouvernement d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou, même s'il défile en criant « Mort aux Arabes », même s'il bloque l'accès de l'aide humanitaire à Gaza, même s'il a servi l'armée durant ce génocide, demeure à jamais innocent. Et l'on peut l'interviewer sans état d'âme.
« Israël, selon cette vision occidentale politico-médiatique, ne tue pas, même si les Palestiniens meurent. C'est dans ce paradoxe intenable que nous vivons depuis le 7 octobre », écrit la journaliste Hassina Mechaï2. Cette logique précède en réalité cette date, mais elle est, depuis, clairement revendiquée. Israël « se défend », « riposte », anticipe des actes terroristes, ou en lien avec des groupes terroristes, ou potentiellement terroristes, ou soupçonnés de terrorisme. Ceux qui en meurent sont — peut-être, probablement, vraisemblablement — coupables. Comme le sont tous les Arabes.
Anas Al-Sharif et cinq autres journalistes ont été tués par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Les journalistes qui ne dénoncent pas ce crime en ces termes en sont directement complices.
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12.08.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Génocide, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025, FamineRami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Dimanche 10 août 2025.
Voici l'histoire de Youssef, le garçon qui a échappé de justesse à une exécution sommaire par l'armée israélienne. Il y en a eu beaucoup depuis le début de l'invasion de Gaza. Mais il est rare que les cibles survivent et décrivent la réalité de ces crimes de guerre.
J'ai rencontré Youssef chez ses parents, là où ils sont réfugiés. Il m'a raconté les faits en détail. C'est un adolescent de seize ans, l'aîné d'une fratrie de quatre garçons et une fille. Le père de Youssef était un éleveur de poulets qui vivait bien de son travail. L'entreprise familiale possédait plusieurs fermes dans l'est de Chajaya, dans le nord de la bande de Gaza. Elles ont toutes été détruites, ainsi que leurs maisons. Comme des centaines de milliers de Gazaouis, la famille de Youssef a été obligée de se déplacer plusieurs fois : vers Rafah, au sud, puis à Al-Mawassi, pour remonter à Gaza-ville, où elle s'est installée dans le quartier de Cheikh Radwan.
Comme la plupart des habitants, la famille a dépensé toutes ses économies et dépend maintenant de l'aide humanitaire, qui comme vous le savez arrive au compte-gouttes. Le 22 juillet, vers midi, Youssef a fait ce que font tous les jeunes à Gaza : il est parti chercher de l'aide. Il avait entendu dire que des camions transportant de la farine allaient entrer par le terminal de Zikim, dans le nord de l'enclave. Voici son récit.
« Quand j'ai croisé des gens portant chacun un sac de farine, j'ai su que j'étais arrivé trop tard. Mais ils m'ont dit que d'autres camions allaient passer, pas par la route côtière cette fois, mais dans une rue parallèle, par le quartier Al-Amoudi. J'y suis allé, en même temps que des centaines d'autres. Mais au lieu des camions, nous avons vu arriver un char israélien. J'ai couru me réfugier dans les décombres d'un bâtiment. On était une douzaine à essayer de se cacher là. Le char ne s'est pas arrêté, il a continué sa route, droit devant, vers un autre bâtiment à moitié en ruines, où d'autres personnes s'étaient réfugiées. Il a commencé à tirer. Un deuxième tank est arrivé, il s'est mis à son tour à tirer des obus. Puis un troisième char, mais qui s'est arrêté devant l'endroit où nous essayions de nous cacher.
Il nous avait vus. Le char a tourné son canon vers nous. Trois soldats se tenaient dessus. L'un d'eux a fait signe, avec son fusil M-16, de sortir de notre cache. Il parlait un bon arabe. Je me suis dit que tout allait se passer comme d'habitude : on devrait se déshabiller, pour montrer soi-disant qu'on ne porte pas d'arme, et ils nous laisseront partir. On s'est tous mis en caleçon et on a avancé vers le char. C'est là que la mitrailleuse lourde du tank a commencé à tirer sur les quatre hommes qui étaient juste devant moi. J'ai vu ces gens être coupés en deux par les balles, j'ai vu des morceaux de chair voler en l'air, j'ai vu du sang jaillir partout. C'était épouvantable. J'étais terrifié. J'étais dans un groupe de six ou sept personnes, j'étais le plus jeune et le plus petit, et je me suis caché derrière eux. Je ne savais pas quoi faire d'autre.
Le soldat qui nous avait ordonné de sortir a tiré sur nous avec son M-16. Les hommes qui étaient devant moi tombaient. J'ai ressenti un choc violent à la poitrine et je suis tombé par terre. Je me suis dit tout de suite qu'il fallait faire le mort, parce que le soldat voulait vraiment tuer tout le monde. J'avais peur qu'il tire encore pour m'achever. Je sentais du sang qui coulait de ma bouche et de ma poitrine, et aussi de mon dos. Et puis j'ai entendu des chuchotements, j'ai compris que c'étaient deux hommes qui étaient restés cachés dans les décombres. Les Israéliens ne les avaient pas vus. Ils me disaient tout bas qu'ils ne voulaient pas sortir, et de continuer à faire le mort, parce que sinon le soldat allait revenir me tuer. Je suis resté par terre. Les trois chars encerclaient l'autre bâtiment, et tiraient de temps en temps.
Au bout de deux heures, ils sont partis. Les deux hommes sont sortis de leur cachette. Ils m'ont pris sur leurs épaules. Ils ont rencontré par la suite deux autres hommes. J'ai senti qu'ils m'allongeaient sur un matelas. Tous les quatre m'ont transporté ainsi, en marchant le plus vite possible. On est arrivé à un rond-point d'où partait la rue principale, perpendiculaire à la mer. Là, ils m'ont dit : "On ne peut pas continuer à te transporter, on doit partir vite." Je leur ai demandé d'envoyer un message à mon père, en leur donnant le numéro. Ils l'ont appelé, lui ont dit que j'étais gravement blessé et lui ont donné l'endroit exact où j'étais. Puis ils sont partis. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, jusqu'à ce que mon père arrive. »
Le père de Youssef savait déjà que son fils était en danger. L'un de ses fils devait l'attendre au rond-point avec un vélo pour transporter un éventuel sac de farine, mais il avait vu les chars un peu plus loin, et il était rentré à la maison. Le père a fait à pied les quinze kilomètres depuis Cheikh Radwan, en prenant de gros risques : l'endroit où l'on avait laissé son fils se trouvait dans une zone interdite par l'armée israélienne. Quand il a vu son père, Youssef s'est évanoui. « J'ai essayé d'arrêter l'hémorragie en mettant mon t-shirt sur la blessure, raconte le père. Puis je l'ai pris sur mes épaules, et j'ai marché vers la clinique qui se trouve dans le quartier de Cheikh Radwan. » Une quinzaine de kilomètres encore, en portant cette fois son fils inconscient.
À la clinique, ils m'ont dit qu'ils n'avaient pas les moyens de le soigner. Ils ont appelé une ambulance qui l'a emmené à l'hôpital baptiste (Al-Ahly), qui fonctionne encore un peu. Là, Youssef s'est réveillé. Ils lui ont mis des tuyaux partout, dans le nez, dans le ventre, pour absorber le sang et arrêter l'hémorragie. Il a passé des heures dans le bloc opératoire. Grâce à Dieu, il en est sorti vivant. Mais la balle était toujours dans son torse, non loin du cœur. Le chirurgien m'a dit qu'il n'avait pas les moyens de procéder à cette microchirurgie. Il a dit à Youssef que pour l'instant, il devait vivre avec cette balle dans la poitrine, ce qui voulait dire ne pas trop bouger. Et d'ajouter : « Maintenant, tu dois rentrer chez toi. Nous ne pouvons pas te garder. Tu es en vie, c'était notre priorité. Mais il y a beaucoup d'autres priorités, beaucoup de blessés graves à sauver. »
Maintenant, Youssef est chez ses parents. Il est alité, on craint que la balle se déplace et cause une nouvelle hémorragie, ou atteigne le cœur. Youssef est traumatisé, physiquement et moralement. Il est en état de choc. Il a toujours peur. Il tremble en parlant. Il n'a plus le contrôle de ses muscles. Il est incontinent. Il a seize ans et il arrive à peine à survivre. Un garçon de seize ans qui a vu une mitrailleuse déchiqueter des êtres humains, des hommes tomber juste devant lui et qui s'attendait à mourir comme eux.
Youssef aurait besoin d'une évacuation sanitaire urgente pour être opéré à l'étranger. Ils sont des centaines, des milliers de blessés graves comme lui, qui ne pourront être sauvés que dans des hôpitaux réellement en état de fonctionnement.
Des exécutions sommaires de civils, on en entend parler tous les jours. Youssef dit que dans cette zone-là, dont les habitants ont pris la fuite, il a vu des centaines de corps en décomposition, que personne n'a pu venir chercher. Les cadavres sont dévorés par les chiens et les chats errants, ou réduits à l'état de squelettes. La semaine dernière, l'armée israélienne a autorisé un accès temporaire à cet endroit. Des volontaires ont ramené des corps, des os, des squelettes. Beaucoup d'autres cadavres sont toujours sur place.
D'autres témoins disent que les Israéliens creusent des fosses communes au bulldozer pour enterrer les victimes de ces exécutions. La plupart ne sont pas des combattants. Beaucoup sont des jeunes qui, comme Youssef, voulaient seulement rapporter un sac de farine pour que leur famille ne meure pas de faim.
La famine est une arme fatale, plus que les bombardements. Elle pousse les gens à risquer leur vie. Ils n'ont pas le choix. Presque tous les Gazaouis sont dans la même situation que la famille de Youssef, quel que soit leur milieu social. Ceux qui avaient des économies les ont dépensées, et dépendent entièrement de l'aide humanitaire. Et comme cette aide n'entre pas, soit les gens vont participer aux hunger games en tentant de récupérer quelque nourriture dans les centres de distribution de la société israélo-américaine Gaza Humanitarian Fundation (GHF), où l'armée tirera sur eux. Ou bien ils attendent le passage des rares camions qui entrent dans la bande de Gaza, qu'ils prennent d'assaut, les plus forts réussissant à récupérer un sac.
Voilà la vie que nous sommes en train de vivre. Les massacres par les bombardements, les tueries, les destructions des maisons, l'assassinat de ceux qui cherchent de la nourriture. Juste parce que ce sont des Palestiniens qui ne veulent pas mourir.
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
11.08.2025 à 06:00
Laurent Bonnefoy
La compagnie aérienne nationale du Yémen symbolise avec acuité les difficultés actuelles de ce pays, englué dans la guerre depuis une décennie. Entre la corruption et les destructions de sa flotte par les bombardements israéliens en mai 2025, ce qui était autrefois un fleuron de la République du Yémen est en lambeaux, comme l'ensemble de la société et des institutions. Lors de la création de la compagnie Yemen Airways en 1949, devenue en 1978 Yemenia Airways, Sanaa — où se trouvait son (…)
- Magazine / Yémen, Israël, Mer Rouge , Arabie saoudite, Houthistes, Gaza 2023-2025La compagnie aérienne nationale du Yémen symbolise avec acuité les difficultés actuelles de ce pays, englué dans la guerre depuis une décennie. Entre la corruption et les destructions de sa flotte par les bombardements israéliens en mai 2025, ce qui était autrefois un fleuron de la République du Yémen est en lambeaux, comme l'ensemble de la société et des institutions.
Lors de la création de la compagnie Yemen Airways en 1949, devenue en 1978 Yemenia Airways, Sanaa — où se trouvait son siège — était la capitale d'un Yémen du Nord encore monarchique. Le Yémen du Sud, avec Aden comme principale ville, était lui sous domination britannique, pas encore indépendant, et encore moins socialiste comme il le devint à compter de la fin des années 1960.
L'unification des deux entités Nord et Sud en 1990 et la naissance de la République du Yémen occasionnait la fusion progressive des administrations, des armées et des entreprises publiques. Le processus était mené non sans difficulté, comme en témoigne la guerre du printemps 1994 à l'issue de laquelle les sécessionnistes du Sud furent défaits par les partisans de l'unité, dominés par les élites du Nord. La compagnie aérienne du Sud, Al-Yamda, créée en 1971, fut graduellement incorporée dans la compagnie nationale Yemenia.
Dans les années 1990, aux yeux de bien des Yéménites, Yemenia traduisait de la manière la plus concrète et la plus fonctionnelle l'unification entre le Nord et le Sud. En reliant Aden et Sanaa, mais aussi des villes plus petites telles Taez, Hodeïda, Moukalla, Seyoun, Al-Ghaydah et l'île de Socotra, la compagnie incarnait, à travers ses avions et ses aéroports, la nation yéménite. Cette fonction politique avait d'autant plus de sens que les infrastructures routières étaient réduites, les trains inexistants et la géographie accidentée. Le transport aérien apportait ainsi une réelle valeur ajoutée dans les zones difficiles d'accès, telles que les étendues désertiques ou les hautes montagnes.
À la fin du siècle dernier, le service rendu par la vingtaine d'appareils détenus par la compagnie épousait les standards internationaux. Yemenia connaissait un semblant d'âge d'or. Ses vols permettaient à des mondes de se côtoyer le temps d'un voyage : juif yéménite se rendant à Amman et poursuivant discrètement sa route jusqu'à Jérusalem, bédouin s'étant à contrecœur débarrassé de sa kalachnikov pour pouvoir monter dans la carlingue et aller régler des affaires à la capitale, diplomate étrangère en mission, vieillard en quête de soins à l'hôpital, ou voyageur allemand en mal d'exotisme. Une trentaine de destinations étaient couvertes.
Parallèlement, les politiques de développement du tourisme pouvaient s'appuyer sur la compagnie aérienne pour valoriser l'histoire du pays, ses sites archéologiques fascinants et son patrimoine d'une grande richesse. Le potentiel du Yémen s'offrait aux yeux de toutes et tous, dans le pays comme à l'étranger. Les magazines bilingues, en papier glacé, diffusés dans les avions étaient alors parmi les seuls à proposer une telle vitrine. Ils symbolisaient une certaine fierté nationale, et incarnaient aussi un potentiel radieux : la technique, la modernité et la prospérité pour l'un des pays les plus pauvres du monde. Yemenia était une efficace courroie de transmission. Ses bureaux ouvraient dans les grandes capitales à des adresses prestigieuses, comme sur la très chic avenue de l'Opéra, à Paris.
À Sanaa, la tour Yemenia, certes modeste comparée à celles qui se construisaient dans le Golfe, inaugurait une nouvelle architecture, esquissant un semblant de skyline (panorama urbain) dont elle reste encore à ce jour le seul exemple. Mais la tour fut touchée par un incendie en juin 2001, prélude à une série d'obstacles pour la compagnie aérienne — parmi lesquels la guerre globale « contre le terrorisme », déclenchée après le 11 septembre 2001, qui ne fut rétrospectivement pas le plus déterminant.
Au cours des années 1990 et 2000, le développement de la compagnie aérienne n'impliquait pas uniquement le Yémen : Yemenia était détenue à 49 % par le gouvernement saoudien, le reste appartenant à l'État yéménite. Malgré le contexte régional chahuté du début du nouveau millénaire, des investissements de la monarchie voisine via la Banque islamique de développement permirent l'achat de plus appareils et l'ouverture de nouvelles liaisons. L'euphorie alla jusqu'à la création, en 2008, d'une compagnie low cost, Arabia Felix, financée une fois de plus par des fonds saoudiens et dépendante de Yemenia. L'aéroport de Sanaa servait également de lieu de transit régulier, notamment pour les Comoriens résidant à Marseille et désireux de rejoindre leur pays d'origine. Une convention imposant la compagnie Yemenia pour cette desserte avait d'ailleurs été signée entre les gouvernements yéménite et comorien.
Mais le 30 juin 2009, le vol 626, reliant Sanaa à Moroni, s'écrasa. L'accident, attribué à une erreur de pilotage, fit 152 morts et entacha durablement la réputation de la compagnie. Celle-ci chuta dans les classements internationaux et subit de lourdes pertes financières. La catastrophe faisait suite à un autre incident survenu quelques mois plus tôt : l'atterrissage d'urgence d'un appareil à Khartoum, au Soudan. Les commandes de nouveaux appareils Airbus furent alors annulées. Le procès en appel, organisé à Paris en 2024 suite à la plainte de familles franco-comoriennes, aboutit à la condamnation définitive de Yemenia pour homicide involontaire.
À la fin de la décennie 2000, le contexte national n'était plus propice au développement de l'aérien. Tout retour de la compagnie à l'équilibre était devenu illusoire dans un contexte régional instable. Le « printemps yéménite » de 2011-2012 fit long feu et la guerre civile démarra à la suite du coup d'État des houthistes en septembre 2014 et à l'intervention de la coalition militaire emmenée par l'Arabie saoudite en mars 2015.
Rapidement, Yemenia devint pour les belligérants un objet de convoitise. La compagnie aérienne symbolisait l'État et sa (relative) souveraineté, au moment où chacune des parties cherchait à s'ériger en défenseur de l'intérêt national. Les houthistes, groupe rebelle qui contrôlait Sanaa, avaient alors à cœur de démontrer leur sens des responsabilités, laissant d'abord Yemenia opérer de façon indépendante. Mais la compagnie finit aussi par leur échapper totalement du fait de la fermeture de l'aéroport de Sanaa, devenue pérenne en août 2016 suite à une décision des Saoudiens et des bombardements successifs des installations. Dès lors, pour les habitants du nord du pays et de la capitale, l'aspiration à la reprise des vols depuis Sanaa devenait un enjeu primordial.
Yemenia opérait alors seulement depuis les zones sous le contrôle des adversaires des houthistes — Aden et la province orientale du Hadramaout —, mais gardait une partie de ses services administratifs et financiers à Sanaa. L'armée saoudienne et les assurances interdisaient en outre à ses avions de stationner sur le territoire yéménite, y compris pour une nuit, induisant des coûts de parking élevés dans les aéroports de la région, en particulier à Amman.
En décembre 2020, l'attaque vraisemblablement menée par les houthistes contre l'aéroport d'Aden, au moment où les membres du gouvernement débarquaient d'un vol Yemenia, fit 28 morts, parmi lesquels des officiels, mais n'endommagea pas l'appareil. Face à une crise persistante, la compagnie apparaissait désormais comme une coquille vide. Elle avait cédé une partie de sa flotte, voyait les coûts d'assurance exploser et réduisait à l'extrême ses activités, tout en continuant à être un lien indispensable avec le monde extérieur.
En temps de guerre, Yemenia était aussi un enjeu financier. Elle représentait une source de liquidités pour les belligérants. Les scandales de corruption depuis 2015 avaient déjà fragilisé l'assise du président Abd Rabbo Mansour Hadi, remplacé en 2022 à la tête de l'État reconnu par la communauté internationale par un Conseil présidentiel. Son fils Jalal était ainsi notoirement lié à des contrats exorbitants de fourniture de carburant à Yemenia. Du fait d'une offre limitée et de beaucoup de demandes, les prix des billets étaient eux-mêmes très élevés. Cela suscitait le mécontentement des passagers, également confrontés à des retards, des annulations et un service dégradé. Les incidents de sécurité se multipliaient : en 2019, des pneus avaient éclaté à l'atterrissage d'un appareil au Caire. Un an plus tard, un moteur s'était éteint en plein vol.
Face aux difficultés de Yemenia, des pans du territoire et des parts de marché lui échappaient. Des petits concurrents étrangers assuraient par exemple des liaisons entre Aden et Djibouti. L'île de Socotra, objet des appétits touristiques et stratégiques des Émirats arabes unis, était reliée directement à Abou Dhabi par la compagnie émiratie Air Arabia.
Après de rudes négociations entre houthistes et Saoudiens, la reprise des vols Yemenia depuis et vers Sanaa en mai 2022 offrit un bol d'air aux habitants du Nord. La période coïncidait de plus avec la fin des bombardements saoudiens. Les perspectives de paix permettaient par exemple à certains exilés de retrouver Sanaa, et à Yemenia de continuer à incarner le rêve d'une société unifiée. Les liaisons régulières vers Amman depuis la capitale après six années d'interruption actaient ainsi une forme de normalisation.
Les houthistes firent toutefois pression pour obtenir davantage de lignes. Ils exercèrent un contrôle accru sur les comptes de la compagnie et se saisissèrent d'avions pour les clouer au sol à Sanaa. En 2023, quatre appareils furent ainsi bloqués à la demande des houthistes qui refusaient de voir les capitaux de Yemenia transférés de Sanaa à Aden. L'organisation d'une quarantaine de vols exceptionnels de Sanaa vers Djeddah pour le pèlerinage auquel participèrent, en juin 2024, des dirigeants houthistes démontrait malgré tout qu'un apaisement était possible. Il montrait également que l'engagement armé des rebelles en mer Rouge en soutien à Gaza débuté six mois plus tôt n'avait pas encore produit son plein effet.
Graduellement, les attaques étatsuniennes et israéliennes contre les houthistes plongèrent Yemenia dans une crise qui menaçait plus que jamais son existence. Les bombardements contre les infrastructures civiles, en vue d'affaiblir les capacités militaires des rebelles yéménites, frappèrent à plusieurs reprises l'aéroport de Sanaa, mais aussi celui de Hodeïda. Le 26 décembre 2024, les frappes israéliennes visaient le tarmac au moment de l'embarquement de fonctionnaires de l'ONU ainsi que du directeur général de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus.
Le 6 mai 2025, deux Airbus A320 et un A330, stationnés à vide, furent détruits par les Israéliens sur le tarmac de l'aéroport de Sanaa. Le 28 mai, un autre A320 fut bombardé dans des conditions similaires, cette fois juste avant l'embarquement de pèlerins à destination de La Mecque. Ces derniers, vêtus de l'ihram, la tenue blanche du pèlerinage, se filmaient alors en train de danser, en signe de défi à l'ennemi israélien. La vidéo fut ensuite diffusée sur les réseaux sociaux.
Cette audace ne saurait toutefois masquer les quelque 500 millions de dollars (428 millions d'euros) de pertes sèches enregistrées par la compagnie du fait de ces destructions. En outre, les sanctions étatsuniennes imposées par le président Donald Trump en janvier 2025 contre le mouvement rebelle exigeaient notamment que la compagnie aérienne bascule vers un système bancaire échappant au contrôle des houthistes.
Aujourd'hui, il ne subsiste de Yemenia Airways que quatre appareils, une entreprise fragmentée, des passagers sans échappatoire : une parfaite allégorie d'un Yémen à genoux.
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