Le mot de la MCD : En 2021, nous écrivions à 8 mains un Abécédaire de la décroissance : 28 entrées de A à Z, de Alimentation à Zoo, en passant par Autonomie, Féminisme, Kapitalismus, Limites, Partage, Socialisme, Technologie, Youtube… chacune des entrées étant traitée sous un angle décroissant. En 2024, ce travail a été repris par des décroissants Albigeois, Bruno et Marie, qui en ont fait un moment de l’émission Commun lundi sur Radio Albigés (merci à eux, ainsi qu’à Wil de la radio, qui a permis d’ouvrir cet espace de décroissance sur les ondes locales). Voilà un bel exemple d’élaboration d’un langage commun, auquel la MCD, élaboratoire d’idées décroissantes, travaille depuis des années. Aujourd’hui, nous transformons ce travail en podcast, à raison d’un épisode « irrégularomadaire ».
#2 Autonomie « Ce dont nous avons besoin, c’est non pas d’une maîtrise (sur la nature) mais d’un contrôle de ce désir de maîtrise, d’une autolimitation. Autonomie d’ailleurs veut dire autolimitation«
Et merci à Jean-Luc Coudray pour ses dessins impertinents qui nous ravissent !
La Caravane contre-croissance : ni une conférence, ni une table ronde mais une succession en trois blocs (de 10h à 18 h) de courtes conférences de 25 minutes chacune (trois conférences par bloc, chaque bloc étant suivi d’une discussion), pendant laquelle l’intervenant.e croisera son domaine de compétence avec l’un des trois renversements choisis par la Maison commune de la décroissance (MCD) pour cette 1ère édition.
→ Pas d’autonomie (ou d’émancipation) sans éloge des limites (pour renverser l’illimitisme)
→ Pas de vie sensée sans éloge de la vie sociale (pour renverser l’individualisme)
→ Pas de sobriété (ou de partage) sans éloge de la dépense (pour renverser l’inégalitarisme)
Intervention lue par Thierry Brulavoine lors de la première étape, parisienne, de la Caravane contre-croissance pour inscrire tout éloge de la vie sociale dans une perspective résolument politique. Dans le livre collectif de la MCD, La décroissance et ses déclinaisons, nous avions déjà consacré 2 chapitres (les « malentendus » 4 et 3) sur la critique politique que l’on pouvait adresser aux écogestes et aux alternatives concrètes. L’apport de cette intervention repose sur le refus d’un malentendu supplémentaire : quand on confond entre « scénario » et « stratégie ». Non seulement, nous ne voulons pas réduire la stratégie à n’être qu’un rétroplanning élaboré à partir d’un scénario mais nous défendons une vieille idée : c’est qu’il n’y a de politique qu’à partir d’une compréhension de l’Histoire comme « ouverture », buisson, contingence. Autrement dit, la décroissance n’est pas affaire de « Destin » : la décroissance serait plutôt une stratégie sans scénario. C’est pourquoi nous répétons qu’il ne s’agit de se raconter que l’on va provoquer ou prédire le basculement (ou le renversement) mais que l’on peut s’y préparer.
Cette intervention se situe à la croisée de 2 grands axes de la contre-croissance comme philosophie politique :
Mais il nous faut aller un cran plus loin : et se demander si pour sortir de ce piège de la sobriété individuelle – celui des « petits gestes », celui du « colibri qui fait sa part » – il suffit de monter l’effort d’un niveau → en passant de l’individuel au collectif. Car c’est très souvent ainsi que sont défendues, au sein de la mouvance décroissante, les « alternatives concrètes », celles que, dès le 19ème siècle, le socialisme utopique présentait comme des « expérimentations minoritaires ». Y a-t-il dans une amap, une monnaie locale, un habitat coopératif, une école alternative, un potentiel politique de transition vers une société de post-croissance ?
Voilà comment aujourd’hui peut se poser cette question de la politisation de la sobriété et des alternatives. Ce qui revient à dire très clairement : individuellement, la sobriété est nécessaire mais est-elle suffisante pour changer de société ; collectivement, les alternatives sont nécessaires mais sont-elles suffisantes pour changer de société ? Ne sont-elles pas seulement des modalités de la sécession, c’est-à-dire des façons de déserter le niveau politique ?
Mais alors comment occuper ce niveau politique ? Voilà une question difficile ! Pourquoi ?
Si on se tourne vers l’étymologie de ce qu’est la « politique », on tombe sur le mot grec de « polis » qui signifie la Cité, l’endroit où, pour un grec, les citoyens vivent librement.
Sauf qu’aujourd’hui notre conception moderne de la liberté ne coïncide pas vraiment avec ce qu’un grec entendait par « liberté » et c’est donc une autre conception de la politique que nous devons aujourd’hui assumer :
Explicitons pourquoi nous ne voulons pas d’un retour aux conceptions anciennes de la liberté et de la politique : parce, si c’était le cas, la sobriété serait involontaire et il n’y aurait pas d’alternatives ; parce que la Cité grecque n’est une société du choix. A contrario: c’est bien parce que nous vivons dans un monde politique moderne que la sobriété peut être volontaire et que des alternatives sont possibles.
Ainsi donc, quand en tant que décroissants nous demandons de « politiser », nous voilà en difficulté : car d’un côté nous critiquons la conception libérale de la liberté qui la réduit à la liberté individuelle mais d’un autre côté il n’est pas question pour autant de prôner le retour à une époque où cette liberté était aliénable2 !
Est-ce que nous ne sommes pas en train de demander l’impossible ? Ne faut-il pas plutôt baisser les bras et défendre la sobriété volontaire et les alternatives concrètes au nom d’un droit individuel à faire passer ses intérêts particuliers avant l’intérêt général, quitte à élargir nos intérêts particuliers à nos proches ?
Cet élargissement est déjà ce que Tocqueville dénonçait comme « individualisme » quand il le définissait comme ce
« sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ».
Cet individualisme de proximité, c’est ce que l’économiste Jacques Généreux dénonce lui aussi sous le nom de « dissociété », c’est-à-dire une société dans laquelle les derniers liens sociaux sont réservés aux relations avec nos semblables.
Cet « abandon » de la grande société, c’est ce que veut dire dépolitisation.
Ce qui revient à se demander s’il ne faut pas accentuer la critique dirigée contre la sobriété volontaire et les alternatives concrètes : non seulement elles ne seraient pas suffisantes pour apporter la transformation mais elles pourraient même être un obstacle à la transformation souhaitée (elles feraient écran au double sens de faire spectacle et de faire barrage).
Telle est en effet la critique portée par l’Atelier Paysan dans leur livre Reprendre la terre aux machines (2021).
« Nous refusons d’entretenir l’idée qu’une somme, même importante, de démarches minoritaires atomisées puissent subvertir peu à peu l’ordre agricole et alimentaire établi jusqu’à le remplacer ». p. 250.
« Le mouvement de l’agriculture paysanne, l’Atelier Paysan inclus, n’est pas la transition en marche, car celle-ci n’a pas commencé. Nous avons des techniques, des marchés et des terres, c’est vrai ; des convictions et des désirs aussi : mais pas de stratégie qui les met en cohérence ; pas d’espace politique pour la construire », p. 252.
« Jusqu’à quel point cette impuissance n’est-elle pas devenue une contribution paradoxale à la persistance du modèle industriel ? » p.153.
« Mais que l’on ne nous raconte pas qu’on est en train de gagner, que les bonnes pratiques s’étendent et que la société se transforme actuellement dans le bon sens. » , p. 159.
« Le tableau est sévère. Il y a là un ensemble de travers assez répandus, dont nos propres parcours ne sont pas exempts, et qu’il nous a semblé indispensable de nommer pour que les choses changent. Pour décrire cela en un seul mot : dépolitisation », p.173.
« Derrière l’éthique colibriste des petits pas…, nous voyons une réticence à se situer dans un rapport de force pour agir sur les conditions systémiques. Position qui n’est pas réaliste : la simple somme des actions de chacun ne permet pas de changer les conditions globales. , p.177.
« La doxa d’un « changement positif en marche », d’une transition « inéluctablement en route » est tenace et nous étouffe de son apolitisme assourdissant. », p.182.
Les « luttes » permettent-elles de politiser les écogestes et les alternatives ?
Poursuivons un temps avec l’Atelier Paysan car c’est dans ce livre que l’on trouve la critique la plus lucide et la plus explicite dirigée contre la dépolitisation par les petits pas et les petits matins.
Qu’en est-il pour ce collectif de ce que serait la politisation ?
« Nous appelons à une repolitisation en profondeur du mouvement pour l’agriculture paysanne dont nous faisons partie. Nous proposons d’articuler la poursuite de nos pratiques alternatives avec un important travail d’éducation populaire, et avec la création de rapports de force autour de trois grandes pistes politiques : la fixation de prix minimum d’entrée pour les produits importés en France, proposition déjà portée par la Confédération paysanne depuis peu ; la socialisation de l’alimentation, avec notamment le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation, sur lequel différents collectifs travaillent conjointement ; enfin, un mouvement de lutte contre la robotique agricole et pour une désescalade technologique en agriculture. L’apparition de fronts de lutte autour de telles propositions nous semble essentielle si l’on veut stopper la course infernale aux plus bas coûts de production, et rendre possible l’installation d’un million de paysannes et paysans à brève échéance. »
Autrement dit il faudrait articuler les petits pas des alternatives avec des rapports de force mis au service de « grandes pistes politiques » (prix plancher, SSA, désescalade technologique).
Nous retrouvons ce même appel à un retour du « rapport de forces » dans le livre que Clément Sénéchal, ancien porte-parole de Greenpeace, vient de publier sous le titre provocateur de Pourquoi l’écologie perd toujours (2024).
A propos des ONG : « elles ont fini d’édifier une écologie dépolitisée, situant le rapport de force dans une confrontation illusoire entre quelques activistes notoires et des mastodontes économiques plutôt que dans la construction politique » (p.92).
« Les écogestes renvoient à une écologie du luxe et de la volupté, cultivée comme un art de vivre raffiné, innocemment teinté de mépris de classe, calibré pour les adeptes du bio et du vélo électrique » (p.95).
« L’écologie institutionnelle cherche encore à « convaincre le gouvernement » et entretenir le récit d’une transition pourtant introuvable. Elle se condamne ainsi à refluer vers sa zone de confort, où elle ne surprend plus personne et finit de dépolitiser son objet » (p.148).
A propos de Greenpeace et des Amis de la Terre : « elles vont se concentrer essentiellement sur une version édulcorée de leur répertoire d’action classique : le banderolisme et le spectacle de rue » (p.161).
Pour repolitiser les écogestes et les alternatives suffit-il alors de les défendre en s’installant dans les rapports de force pour porter des revendications plus larges ?
C’est là que la lucidité historique doit nous ramener les pieds sur terre et adresser à cette façon de repolitiser le même type de critiques que celles que nous adressions à la dépolitisation : les rapports de force sont nécessaires mais eux aussi ils ne se suffisent pas. Pourquoi ?
Que manque-t-il alors à la sobriété volontaire, aux alternatives concrètes et même aux rapports de force pour accéder à cette repolitisation qui seule nous semble capable de s’opposer à la pente fatale de l’individualisme, que ce soit dans ses formes décomplexées ou élargies ?
Honnêtement, nous ne le savons pas. Car pour le savoir il faudrait disposer d’une sorte de don prophétique capable de fournir le scénario non seulement le plus probable mais aussi le plus favorable à la mise en place d’une société de post-croissance, à économie stationnaire.
Ce qui ne veut pas dire que nous ne savons rien.
Alors que savons-nous ?
Fondamentalement, que l’Histoire n’est pas écrite d’avance : elle est contingente.
Ce qui nous permet déjà d’écarter tous les scénarios qui rendrait inutile une volonté active de politiser nos résistances.
Il n’est alors pas inutile de repérer ces scénarios :
Politiser nos actions individuelles comme collectives, c’est donc déjà accepter de les inscrire dans une incertitude historique intrinsèque : il n’y a pas de Destin !
Pour autant, il y a un Délai : à force d’attendre et de procrastiner, il se peut que les seuils de l’effondrement soient un jour franchis. S’ils le sont un jour, alors toute politisation est d’ores et déjà inutile. La politisation suppose donc une sorte de foi du charbonnier dans… la politisation. Il y a là une dimension d’auto-espérance qui ressort d’une foi peut-être irrationnelle qui voit dans une vision politique commune la meilleure façon pour permettre à chacun de vivre une vie volontairement sensée.
Politiser la décroissance, et en particulier politiser la sobriété et les alternatives concrètes, c’est donc accepter de faire des propositions politiques – donc volontaires, donc communes – mais sans pouvoir les justifier par un scénario. La décroissance doit proposer des stratégies d’action mais pas de scénario : en ce sens, la politisation est une sorte de pari.
Comme, au sens strict, la décroissance est juste le trajet, ces stratégies doivent être des trajectoires : qui sont des perspectives mais sans garantie de réussite.
Pour politiser nos propositions, il faut les inscrire dans des perspectives qui ne sont pas d’avance des victoires et c’est pourquoi elles doivent s’énoncer sans dogmatisme :
Bref, il ne s’agit pas de faire de la politique « autrement » mais de faire de la politique « vraiment », c’est-à-dire de faire des arbitrages qui concernent le commun, de se donner les possibilités d’un avenir basé sur la délibération, la participation, la juste représentation, le contrôle.
Même si du point de vue de la croissance économique, Donald Trump et Kamala Harris, c’est « bonnet blanc et blanc bonnet », il n’est quand même pas inutile de s’inquiéter de la victoire de Trump.
Surtout qu’il s’agit d’abord d’une défaite de Kamala Harris. Regardons les chiffres, de la participation et surtout comparons les résultats de 2024 avec ceux de 2020 (et de 2016). Alors qu’il y avait plus de 6 millions d’inscrits supplémentaires, la participation a chuté de plus de 18 millions de votants. Trump fait un petit peu moins bien qu’en 2020 (d’environ 1 million) mais c’est le vote démocrate qui s’est effondré : de plus de 81 millions de voix à un peu plus de 69 ! (maj : « Alors que le dépouillement touche à sa fin, Trump a réuni plus de 74 millions de voix, contre un peu moins de 71 millions pour Kamala Harris. Pour autant, il ne s’agit pas d’un raz-de-marée : au global, il ne réunit guère plus de voix qu’en 2020. C’est son adversaire qui, elle, décroche par rapport au score réalisé, il y a quatre ans, par Joe Biden qui avait réuni plus de 81 millions de voix », Le Monde du 09/11).
En quoi ces chiffres doivent inquiéter les décroissant.e.s ? Parce que, plus qu’un effondrement du vote démocrate, c’est un effondrement du vote anti-Trump qui a fait sa victoire. Que signifie cet effondrement ? Que les électeurs américains se sont habitués à Donald Trump.
Mais comment est-il possible de s’habituer à un tricheur, un menteur, un xénophobe, un masculiniste, etc. ? On pourrait se raconter que cela est dû à la personnalité de Trump mais il est plus pertinent politiquement de voir en Trump une pauvre marionnette au service d’un dispositif beaucoup plus inquiétant (à une autre échelle, il en va de Bardella comme de Trump).
En tant que décroissant.e., demandons-nous quel est ce « dispositif » : est-ce celui de la croissance économique ? Il suffit de lire le programme de Harris pour voir que non. Nous pourrions nous dire que c’est une question de valeurs : mais si c’était le cas, alors les « bonnes » valeurs auraient dû l’emporter haut la main.
D’où l’hypothèse que ce dispositif, certes basé sur les mirages de la croissance économique, est avant tout celui d’une organisation « spectaculaire » (Guy Debord) dont le levier est la neutralisation de toute discussion portant sur les valeurs et sur les faits : d’où le régime de la post-vérité et des faits alternatifs, celui de l’aplatissement de toute controverse de fond en une polémique de com’ !
Ce dispositif est ce qu’Onofrio Romano, compagnon italien de la MCD, nomme « régime de croissance » : c’est un régime de neutralisation, une fabrique généralisée de l’indifférence et de la confusion.
C’est ce régime de neutralisation qui peut expliquer le titre de cet article luxembourgeois republié par Timothée Parrique lui-même : « Celui que tout le monde invite, mais que personne n’écoute » (lire aussi les recensions sur notre site).
C’est ce que la MCD désigne comme le « plouf ».
Alors plutôt que de se raconter que nos idées seraient déjà majoritaires (et de s’enfermer dans la bulle rose de l’entre-soi) ou que de toutes façons la décroissance est inéluctable (et de s’enfermer dans la bulle noire de la catastrophologie), prenons le taureau croissanciste par les cornes et attaquons nous à ce régime politique de croissance.
C’est ce que nous ferons dès demain en participant à l’Agora de la décroissance organisé par nos ami.e.s d’Alter Kapitae, et surtout dès la semaine suivante en organisant notre Caravane contre-croissance (en 3 étapes pour cette première édition).
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