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17.07.2024 à 20:44
Kim Stanley Robinson
Texte intégral (6094 mots)
Temps de lecture : 20 minutes Climat, Récits, Roman

Cet extrait est tiré du roman Le Ministère du futur de Kim Stanley Robinson, traduit par Claude Mamier et publié chez Bragelonne en 2023.


Il faisait de plus en plus chaud.

Frank May quitta son petit matelas et s’avança jusqu’à la fenêtre. Murs et tuiles ocre, couleur de l’argile locale. Immeubles carrés, comme celui où il se trouvait, toits-terrasses occupés par des résidents qui y dormaient la nuit pour échapper à la chaleur des appartements. À présent, certains d’entre eux regardaient vers l’est par-dessus les garde-corps. Ciel du même ocre que les immeubles, teinté de blanc là où le soleil ne tarderait pas à apparaître. Frank prit une longue inspiration. Qui lui rappela aussitôt l’atmosphère des saunas alors que c’était le moment le plus frais de la journée. Il n’avait pas passé plus de cinq minutes de sa vie dans un sauna, faute d’apprécier la sensation. L’eau chaude, d’accord ; l’air chaud et humide, non. Pourquoi s’infliger une telle impression d’étouffement ?

Ici, impossible d’y échapper. Frank n’aurait pas accepté le poste s’il avait su. Cette ville était jumelée à la sienne, mais ce n’était pas la seule, de même qu’il existait d’autres structures humanitaires. Il aurait pu travailler en Alaska. Sans que sa propre sueur lui pique les yeux. Il était déjà trempé, son short aussi, le matelas aussi, là où il avait essayé de dormir. Il crevait de soif mais la bouteille près du lit était vide. Toute la ville résonnait du bruit des climatiseurs, qui bourdonnaient comme des moustiques géants.

Une ville ordinaire de l’Uttar Pradesh à 6 heures du matin. Il consulta son téléphone : 38 °C. Humidité aux alentours de trente-cinq pour cent. C’était cette conjonction le vrai problème.

Puis le soleil surgit sur l’horizon. Avec l’éclat d’une bombe atomique, ce qu’il était par définition. Le contre-jour assombrit champs et bâtiments dans cette direction, tandis que la tache lumineuse s’élargissait, devenait un croissant aveuglant. La chaleur qui en émanait gifla Frank. Les radiations solaires lui brûlaient la peau. Ses yeux baignés de larmes ne voyaient plus grand-chose. Tout était ocre ou beige ou d’un blanc insoutenable. Une ville ordinaire de l’Uttar Pradesh à 6 heures du matin. Il consulta son téléphone : 38 °C. Ce qui faisait en Fahrenheit – il pianota – 103°. Humidité aux alentours de trente-cinq pour cent. C’était cette conjonction le vrai problème. Quelques années auparavant, il se serait agi de l’une des plus hautes températures humides jamais enregistrées. Non pas d’un simple mercredi matin.

Des gémissements affligés montèrent du toit d’en face. Cris d’horreur poussés par deux jeunes femmes penchées sur le garde-corps, vers la rue. Quelqu’un sur ce toit ne se réveillait pas. Frank s’empressa d’appeler la police. Pas de réponse. Dur de savoir si la communication passait. Des sirènes retentirent, distantes, comme noyées. Avec l’aube, les gens trouvaient des dormeurs en détresse et ceux qui ne se réveilleraient jamais de cette longue nuit torride. Alors ils cherchaient de l’aide. Les sirènes indiquaient que certains appels avaient abouti. Frank vérifia de nouveau son téléphone. Chargé, connecté. Mais aucune réponse du poste de police qu’il avait déjà contacté plusieurs fois depuis son arrivée quatre mois plus tôt. Encore deux mois à tirer. Cinquante-huit jours, beaucoup trop. Le 12 juillet et toujours pas de mousson en vue. Il fallait se concentrer sur chaque journée, une à une. Avant de retourner à Jacksonville en Floride, ridiculement fraîche par comparaison. Frank aurait bien des histoires à raconter. Mais ces pauvres gens sur le toit d’en face…

Le bruit des climatiseurs cessa d’un coup. Provoquant d’autres cris d’horreur. Plus de connexion sur le téléphone. Plus d’électricité. Baisse de tension ou coupure totale ? Les sirènes beuglaient comme tous les dieux et déesses du panthéon hindou.

Les générateurs prirent le relais, engins braillards à deux temps. Carburant illégal – essence, gazole ou kérosène – gardé en réserve pour ce genre d’occasion, passant outre la loi qui imposait le gaz naturel liquéfié. L’air, déjà pollué, ne tarderait pas à s’emplir de vapeurs d’échappement. Autant se mettre le pot d’un vieux bus sous le nez.

Frank toussa rien que d’y penser. Il voulut s’abreuver mais la bouteille était toujours vide. Il l’emporta en bas, la remplit d’eau filtrée au bidon placé dans le réfrigérateur de la réserve. L’eau était encore fraîche malgré la coupure de courant et le resterait un moment dans la bouteille isotherme. Il y ajouta un comprimé d’iode pour faire bonne mesure puis vissa fort le bouchon. Le poids de l’eau le rassura.

La réserve de la fondation abritait en outre deux générateurs et assez d’essence pour tenir deux ou trois jours. Rassurant, là aussi.

Les collègues de Frank débarquèrent à la porte. Hans, Azalee, Heather, tous agités, les yeux rougis.

— Il faut partir, lui dirent-ils.

— Comment ça ? rétorqua Frank, troublé.

— On doit aller chercher de l’aide. L’électricité est coupée dans tout le district, on doit prévenir Lucknow. Ramener des médecins.

— Quels médecins ?

— Essayons quand même !

— Je reste, assena Frank sous les regards ahuris. Allez-y et laissez-moi le téléphone satellite. Je dirai que vous êtes en route.

Ils hochèrent la tête, mal à l’aise, puis se hâtèrent de partir.

Frank enfila une chemise blanche qui se trempa aussitôt de sueur. Il sortit dans la rue. Les générateurs grondaient, sans doute pour alimenter les climatiseurs tout en crachant leurs gaz d’échappement dans l’air surchauffé. Il retint une nouvelle quinte de toux. Il faisait trop chaud pour tousser, sinon la bouffée d’air suivante semblait jaillie d’un four, ce qui faisait tousser encore plus. Entre l’absorption d’air chaud et l’effort de tousser, le corps ne cessait de monter en température. Des gens s’approchèrent, lui demandèrent de l’aide. Il leur répondit que les secours seraient bientôt là. Vers 14 heures. Là, ils pourraient venir à la clinique. Pour l’instant, vieillards et enfants devaient se mettre à l’abri dans des pièces climatisées. Dans les écoles, la maison du gouvernement. Il suffisait de suivre le bruit des générateurs.

À chaque entrée d’immeuble, des personnes en larmes attendant une ambulance ou un corbillard. Comme pour la toux, il faisait trop chaud pour gémir avec force. Le seul fait de parler devenait dangereux. Que dire, de toute façon ? Il faisait même trop chaud pour penser. Mais les gens venaient voir Frank malgré tout. « S’il vous plaît monsieur… » « À l’aide monsieur… »

Il leur enjoignait de venir à la clinique à 14 heures. Mais d’abord aller à l’école, à l’intérieur, un endroit climatisé. Pour les vieux et pour les gosses.

— Ça n’existe pas ! lançaient-ils.

L’idée lui vint d’un coup :

— Allez au lac ! Mettez-vous dans l’eau ! (Ils n’avaient pas l’air de comprendre.) Comme pendant Kumbh Mela, quand on se baigne dans le Gange. L’eau vous aidera à avoir moins chaud.

Un homme secoua la tête.

— Le lac est en plein soleil. C’est comme une baignoire. Pire que l’air.

Sortir au soleil revenait à être poussé devant un grand feu. Ne restait alors qu’à tituber vers la prochaine zone d’ombre.

Perplexe, inquiet, peinant lui-même à respirer, Frank se dirigea vers le lac. Les habitants se massaient hors des immeubles, dans les entrées. Certains le regardaient passer, d’autres non, perdus dans leurs sombres pensées. Leurs yeux écarquillés par la peur, rougis par la chaleur, la poussière, les gaz d’échappement. Les surfaces métalliques exposées au soleil ne pouvaient déjà plus être touchées ; des ondes de chaleur en émanaient comme d’un barbecue. Frank n’avait aucune force dans les muscles et seule une étincelle de terreur lovée dans sa colonne vertébrale lui permettait de tenir debout. Il voulait se dépêcher mais n’y parvenait pas. Il marchait le plus possible à l’ombre : en général, si tôt le matin, un côté de la rue était protégé. Sortir au soleil revenait à être poussé devant un grand feu. Ne restait alors qu’à tituber vers la prochaine zone d’ombre.

Une fois au lac, Frank constata sans surprise que de nombreuses personnes y étaient déjà plongées jusqu’au cou. Visages bruns grillés par la chaleur. La surface du lac scintillait. Il traversa la promenade bétonnée, puis s’accroupit et enfonça un bras dans l’eau. Aussi chaud qu’une baignoire, en effet, ou pas loin. Il tenta de déterminer si l’eau était plus ou moins chaude que son propre corps. Difficile à dire dans une telle étuve. Il finit par conclure que la surface du lac était à peu près à la température de son sang. Donc bien plus fraîche que l’air ambiant. Mais si elle s’avérait un tantinet plus chaude que son corps… eh bien, ça restait plus frais que l’air. Bizarrement, c’était dur à déterminer. Il jeta un coup d’œil aux baigneurs. Seule une petite zone du lac demeurait en sursis, à l’ombre matinale des arbres et des bâtiments. Ensuite, toute la surface serait exposée au soleil jusqu’à ce que les premières ombres apparaissent de l’autre côté, tard dans l’après-midi. Une perspective affolante même si tout le monde avait un parapluie. Se posait la question de combien de personnes pouvaient s’entasser dans le lac. Pas assez. La population locale tournait autour des deux cent mille. Une ville entourée de champs et de petites collines, ainsi que par d’autres villes situées à quelques kilomètres, dans toutes les directions, selon une disposition très ancienne.

Frank rebroussa chemin jusqu’à son immeuble. Traversa la clinique du rez-de-chaussée, gagna en haletant sa chambre au premier étage. Mieux valait s’allonger et patienter. Il tapa la combinaison du coffre-fort, en sortit le téléphone satellite. Batterie pleine.

Il appela le quartier général à Delhi.

— On a besoin d’aide, lança-t-il à la femme qui répondit. On n’a plus d’électricité.

— Nous non plus, lui annonça Preeti. Comme partout.

— Comment ça, partout ?

— La majeure partie de Delhi, l’Uttar Pradesh, le Jharkhand, le Bengale. Certains États de l’Ouest aussi : Gujarat, Rajasthan…

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Attendre les secours.

— Qui viennent d’où ?

— J’en sais rien.

— Que dit la météo ?

— La canicule va encore durer un moment. Après, l’air chaud montera pour laisser entrer de l’air marin plus frais.

— Quand ?

— Aucune idée. La zone de haute pression est bien installée. Coincée contre l’Himalaya.

— Il vaut mieux se mettre dans l’eau que rester dehors ?

— Bien sûr. Si l’eau est moins chaude que le corps.

Frank raccrocha et remit le téléphone dans le coffre-fort. Il consulta le détecteur de particules au mur : 1 300 ppm. Pour les particules fines de diamètre inférieur à vingt-cinq nanomètres. Il ressortit dans la rue, à l’ombre des immeubles ; plus personne ne se risquait au soleil. L’air était d’un gris de fumée. Trop chaud pour avoir une odeur, donnant juste la sensation de respirer des flammes.

Brancher la rallonge, redescendre dans le bureau, brancher le climatiseur, l’allumer. Bourdonnement de l’engin. Un vague souffle d’air. Bon Dieu, ça ne marchait pas.

Retour dans le bâtiment. Frank récupéra la clé de la réserve dans le coffre-fort, en sortit un générateur et un bidon d’essence. Au moment de remplir le réservoir du générateur, il s’aperçut que celui-ci était déjà plein. Une fois le bidon rangé, il emporta le générateur près de la fenêtre où se trouvait le climatiseur. Lequel, avec son petit câble, était branché à une prise juste en dessous. Impossible de faire fonctionner le générateur dans une pièce, à cause des gaz d’échappement. Impossible aussi de le mettre dans la rue, sous la fenêtre, car des gens désespérés s’empresseraient de le voler. Donc… Frank retourna à la réserve et y dénicha une rallonge. Monta ensuite sur le toit-terrasse entouré de garde-corps et situé quatre étages au-dessus de la rue. Mais la rallonge s’arrêtait un étage trop bas. Frank redescendit, délogea le climatiseur de la fenêtre du deuxième étage et entreprit de le hisser à son tour. Il crut un instant s’évanouir dans l’escalier, puis la sueur lui piqua les yeux, lui offrant un regain d’énergie. Il installa l’engin dans le bureau du quatrième, sur le rebord de la fenêtre, baissant la vitre jusqu’au-dessus de l’appareil et tirant sur les panneaux latéraux en plastique afin d’obturer les parties encore ouvertes sur l’extérieur. Sur le toit, il démarra le générateur. L’écouta crachoter son rythme à deux temps. Après le gros jet de fumée initial, le gaz d’échappement demeurerait invisible. Mais le bruit s’entendrait de loin. Frank en percevait de semblables autour de lui. Brancher la rallonge, redescendre dans le bureau, brancher le climatiseur, l’allumer. Bourdonnement de l’engin. Un vague souffle d’air. Bon Dieu, ça ne marchait pas. Si, ça marchait. La température baissa rapidement de cinq ou dix degrés Celsius. Ce qui en laissait bien trente à encaisser. Mais c’était tenable à l’ombre, même avec l’humidité. À condition de ne pas bouger. Et l’air frais descendrait par l’escalier, refroidissant tout l’immeuble.

Au deuxième étage, Frank tenta de refermer la fenêtre qui avait accueilli le climatiseur. Coincée. Il tapa dessus avec ses poings pour la faire descendre, à deux doigts de briser le verre. Elle céda enfin dans une ultime secousse. Puis Frank sortit du bâtiment en fermant bien la porte à clé. Direction l’école. Une petite échoppe sur le chemin vendait en-cas et boissons aux élèves et à leurs parents. L’école était fermée, le magasin aussi, mais des gens étaient là malgré tout. Frank en reconnut certains.

— La clinique a l’air conditionné. Venez avec moi.

Un groupe le suivit en silence. Sept ou huit familles, dont les propriétaires de l’échoppe. Ils essayaient tous de rester dans le peu d’ombre disponible. Les maris précédaient les épouses, lesquelles tentaient de faire avancer les enfants en file indienne pour les garder à l’ombre. Ça parlait awadhi ou peut-être bhojpuri. Frank ne connaissait que quelques mots d’hindi ; ces gens le savaient et utiliseraient cette langue s’ils voulaient s’adresser à lui, ou bien trouveraient un locuteur de l’anglais. Il ne s’était jamais habitué à aider une population avec laquelle il ne pouvait pas converser. Honteux, il surmonta sa gêne et leur demanda en mauvais hindi comment ils allaient, où étaient leurs familles, s’ils avaient quelque part où aller. Enfin il crut le leur demander. Il n’obtint en réponse que des regards curieux.

Frank ouvrit la clinique et laissa entrer les gens. Sans plus d’indications, ils s’engagèrent dans l’escalier, gagnèrent la pièce climatisée où ils s’assirent par terre. L’endroit ne tarda pas à se remplir. Frank se posta devant la porte de la clinique, accueillant les passants intéressés. L’immeuble se retrouva vite plein comme un œuf. Frank rentra et ferma la porte à clé.

Les gens étouffaient malgré la relative fraîcheur des pièces. Frank consulta le tableau de bord de l’ordinateur : 38 °C au rez-de-chaussée. Peut-être un peu moins dans la pièce du climatiseur. Soixante pour cent d’humidité. C’était bizarre, inhabituel, d’avoir à la fois de fortes températures et une forte humidité ; durant la saison sèche de la plaine indo-gangétique, de janvier à mars, il faisait plus frais et moins humide, puis la température montait mais pas l’humidité, jusqu’à ce que le déluge de la mousson fasse de nouveau baisser le thermomètre, avec des nuages omniprésents qui protégeaient du soleil. Mais cette canicule-ci était différente. Grosses chaleurs, pas de nuages, beaucoup d’humidité. Un mélange très dangereux.

La clinique disposait de deux salles de bains. Dont les toilettes cessèrent vite de fonctionner. Sans doute les égouts menaient-ils à un centre de traitement des eaux usées marchant bien sûr à l’électricité mais sans générateurs pour prendre le relais. Difficile à croire, néanmoins il fallait faire avec. Frank laissa sortir les gens qui avaient des besoins pressants afin qu’ils se soulagent quelque part aux alentours, comme dans ces villages perchés du Népal qui n’avaient jamais vu de toilettes. Frank avait été choqué de découvrir cette réalité. Depuis, il ne préjugeait plus de rien.

Lorsque quelqu’un se mettait à pleurer, d’autres se rassemblaient pour le réconforter. Des vieillards en détresse. Ou de jeunes enfants. Quelques accidents sur les besoins pressants. Frank installa des seaux dans les toilettes, qu’il sortait une fois pleins afin de les déverser dans le caniveau. Un vieil homme succomba ; Frank aida quelques adultes à monter le corps sur le toit, où ils l’enveloppèrent d’une bande de tissu fin, peut-être un sari. Le pire se produisit quelques heures plus tard lorsqu’il fallut faire de même pour un gamin. Tout le monde sanglota tandis que le petit cadavre était évacué vers le toit-terrasse. Frank s’aperçut que le générateur allait bientôt manquer de carburant ; il prit un bidon dans la réserve et remplit le réservoir.

Sa bouteille d’eau était vide. Les robinets ne coulaient plus. Le réfrigérateur contenait deux gros bidons d’eau, dont il omit de révéler la présence aux occupants de la clinique. Il remplit la bouteille à l’un d’eux, dans le noir ; l’eau était encore vaguement fraîche. Puis il se remit au travail.

Quatre autres personnes moururent cette nuit-là. Au matin, le soleil se leva une fois de plus, cet horrible four, brûlant la terrasse et sa sinistre cargaison de corps emmaillotés. En ville, chaque toit-terrasse et, en se penchant sur les murets, chaque trottoir semblait s’être changé en morgue. La ville entière n’était plus qu’une morgue écrasée par une chaleur encore plus atroce que la veille. Le thermomètre indiquait à présent 42 °C et soixante pour cent d’humidité. Frank contempla son écran d’un air morne. Il avait dormi environ trois heures, par intermittence. Le générateur poursuivait sa percussion irrégulière ; le mauvais climatiseur continuait à vibrer. À l’extérieur retentissait le bruit d’autres générateurs et d’autres climatiseurs. Qui ne résoudraient rien.

Frank descendit, ouvrit le coffre-fort et rappela Preeti sur le téléphone satellite. Après vingt, peut-être quarante sonneries, elle décrocha enfin.

— Écoute, on a besoin d’aide, lui dit-il. On est tous en train de crever.

— Qu’est-ce que tu crois ? lâcha-t-elle, furieuse. Que vous êtes les seuls ?

— Non, mais on a besoin d’aide.

— Comme tout le monde !

Frank tenta d’analyser cette phrase. C’était dur de réfléchir. Preeti vivait à Delhi.

— Comment ça va de ton côté ?

Pas de réponse. Preeti avait raccroché.

Les yeux de Frank le piquaient de nouveau. Il les essuya, remonta s’occuper des seaux dans les toilettes. Ils se remplissaient moins vite désormais ; les gens s’étaient vidés. Sans eau, ils allaient tous devoir quitter cet endroit à brève échéance.

Lorsqu’il ouvrit la porte pour rentrer dans la clinique avec les seaux vides, un coup dans le dos le propulsa à l’intérieur. Trois jeunes hommes l’immobilisèrent au sol, l’un d’eux muni d’un pistolet anguleux aussi gros que sa tête. Le regard de Frank plongea dans la gueule du canon, seule partie ronde de cette étrange arme noire. Le monde se résuma soudain à ce petit cercle. Frank sentit son corps se tendre. Le sang battait dans ses veines tandis que la sueur inondait ses paumes et son visage.

— Ne bougez pas, ordonna l’un des autres types. Sinon vous êtes mort.

Les cris provenant des étages supérieurs permettaient de suivre la progression des intrus. Les sons étouffés du générateur et du climatiseur cessèrent brusquement. Le brouhaha de la ville pénétra par la porte restée ouverte. Des passants observaient la scène, curieux, puis s’éclipsaient. Guère nombreux de toute façon. Frank s’efforça de respirer aussi doucement que possible. Son œil droit le piquait violemment, mais il se contenta de le fermer et de détourner l’autre du pistolet. Le devoir lui commandait de résister, sauf qu’il voulait vivre. Il avait l’impression de se contempler depuis l’escalier, loin de son corps, loin de tout sentiment ou sensation, à l’exception de la douleur dans son œil.

Ces gens s’inquiétaient pour lui, craignaient une blessure. Leur sollicitude le bouleversa. Les larmes atténuèrent l’irritation de ses yeux.

Les jeunes voleurs redescendirent d’un pas lourd, portant générateur et climatiseur. Ils disparurent aussitôt dans la rue. Les hommes qui maintenaient Frank à terre le relâchèrent.

— On en a plus besoin que vous, expliqua l’un d’eux.

Celui qui tenait le pistolet se renfrogna à ces mots. Il pointa l’arme vers Frank une dernière fois.

— C’est votre faute, ce qui nous arrive.

Puis ils partirent à leur tour en claquant la porte derrière eux.

Frank se releva, se frotta les bras là où ses agresseurs l’avaient empoigné. Son cœur battait la chamade. Son estomac se soulevait. Une poignée d’occupants de l’immeuble descendirent lui demander comment il allait. Ces gens s’inquiétaient pour lui, craignaient une blessure. Leur sollicitude le bouleversa. Écrasé par une émotion soudaine, il s’assit sur la première marche de l’escalier et se cacha le visage dans les mains. Les larmes atténuèrent l’irritation de ses yeux.

Au bout d’un moment, il parvint à se lever.

— Il faut aller au lac, leur dit-il. Il fera plus frais. Dans l’eau et sur la rive.

Plusieurs femmes froncèrent les sourcils.

— Peut-être, mais il y a trop de soleil, protesta l’une d’elles. Attendons la nuit.

— C’est vrai, admit Frank en hochant la tête.

Il retourna à la petite échoppe en compagnie du propriétaire. Il se sentait à la fois faible et nerveux. L’impression d’être dans un sauna s’abattit de nouveau sur lui. Malgré cela, il réussit à faire six voyages avec des sacs de boissons et de nourriture. En dépit de son épuisement, il se comptait encore parmi les plus costauds du groupe. Même si certains autres semblaient capables de poursuivre cette tâche toute la journée. Personne ne parlait durant les trajets. Personne ne croisait son regard.

— On reviendra plus tard, finit par dire le propriétaire.

La journée s’écoula avec lenteur. Les cris de désespoir se changèrent peu à peu en gémissements. Les gens avaient trop chaud, trop soif pour s’agiter, même quand leurs enfants mouraient. Des yeux rouges au fond de visages bruns regardaient Frank tituber tandis qu’il aidait à monter de nouveaux cadavres sur le toit, où ils rôtissaient au soleil. Les corps risquaient de pourrir mais pouvaient aussi se dessécher à force de cuire. Aucune odeur ne se propageait sous une telle chaleur à part celle de l’air brûlant lui-même. Ou peut-être que si : des relents soudains de viande avariée. Plus personne ne s’attardait sur le toit-terrasse. Frank y dénombra quatorze cadavres enveloppés, adultes et enfants. Il aperçut au loin des gens engagés dans le même ouvrage, pressés, graves, les yeux baissés. Il était le seul à prendre le temps d’observer les alentours.

À l’intérieur, nourriture et boissons étaient déjà épuisées. Frank compta les occupants de l’immeuble, au prix d’un gros effort. Environ cinquante-deux personnes. Il s’assit dans l’escalier un long moment, puis se rendit à la réserve et étudia ce qu’elle contenait. Il remplit sa bouteille, but avec avidité, la remplit de nouveau ; l’eau n’était plus fraîche mais pas encore chaude. Le bidon d’essence permettrait de brûler les corps s’il fallait en arriver là. Quant au second générateur, il n’avait plus rien d’utile à faire fonctionner. Le téléphone satellite était chargé mais qui contacter ? Frank songea un instant à appeler sa mère. « Salut Maman, je suis en train de crever. » Non, mauvaise idée.

Le jour s’étira, seconde par seconde, jusqu’à sa dernière heure. Frank s’adressa alors au propriétaire de l’échoppe et à ses amis, qui marmonnèrent leur accord : le moment était venu d’aller au lac. Ils secouèrent les autres, leur expliquèrent le plan, aidèrent ceux qui peinaient à se lever et à descendre l’escalier. Certains n’y parvinrent pas, ce qui posa un sacré dilemme. Quelques vieillards affirmèrent vouloir se reposer encore un peu, aller au lac plus tard ; ils dirent au revoir à ceux qui partaient, comme si tout était normal, mais leurs yeux les trahissaient. Beaucoup de gens pleuraient en quittant la clinique.

Ils progressèrent ensemble dans les ombres de la fin d’après-midi. Il faisait plus chaud que jamais. Personne dans la rue ni sur les trottoirs. Aucun cri en provenance des immeubles. Quelques bruits de générateurs, de climatiseurs, étouffés par l’air torride.

Une fois au lac, ils découvrirent une scène de désolation. D’innombrables têtes en parsemaient la surface, près des rives mais aussi là où l’eau était plus profonde, corps appuyés sur un quelconque radeau improvisé. Sauf qu’il y avait des morts parmi les baigneurs. Des miasmes s’élevaient du lac, une odeur de viande pourrie perceptible même par des narines brûlées de chaleur.

Le groupe convint qu’il serait mieux, dans un premier temps, de s’asseoir au bord de l’eau et d’y plonger les jambes. Il restait un peu de place disponible là où la promenade s’achevait ; ils s’y rendirent d’un pas lourd et s’assirent en rang d’oignons. Sous leurs fesses, le béton recrachait la chaleur absorbée durant la journée. Ils suaient tous, sauf ceux qui n’y parvenaient plus, la peau d’une rougeur incandescente au sein des ombres. Tandis que le crépuscule s’installait, il fallut soutenir ces personnes, les aider à mourir. L’eau du lac était aussi chaude que celle d’une baignoire, à l’évidence plus chaude qu’un corps humain. De l’avis de Frank, plus chaude qu’à son premier passage dans la matinée. Logique, malheureusement. Il avait lu que si toute l’énergie du soleil frappait la Terre au lieu d’être repoussée en grande partie, la température monterait au point de faire bouillir mers et océans. Facile à imaginer : l’eau du lac ne semblait qu’à quelques degrés de l’ébullition.

Pourtant, lorsque la nuit remplaça le crépuscule, ils décidèrent tous d’entrer dans l’eau. La sensation était meilleure. Leur chair le réclamait. Ils s’assirent sur une langue de terre immergée, la tête hors de l’eau, tentant de supporter la chaleur.

À côté de Frank se trouvait un jeune homme qui avait joué le rôle de Karna dans une pièce lors de la mela locale. Frank sentit de nouveau l’émotion l’étreindre, comme lorsque ses compagnons s’étaient inquiétés de lui. Il se rappelait l’instant où Arjuna, ayant vaincu Karna en lui jetant un sort, s’apprêtait à le tuer ; le voisin de Frank s’était alors écrié d’une voix triomphante : « Ce n’est que le destin ! » avant de périr sous l’épée de son ennemi. À présent, le jeune homme buvait de petites gorgées d’eau du lac, les yeux écarquillés par la peur et le chagrin. Frank détourna le regard.

La chaleur lui monta peu à peu à la tête. Il s’imagina bondir hors du lac en quête de ce bain d’eau glacée qui devrait jouxter tous les saunas, sentir la morsure bénie du froid lui expulser l’air des poumons, comme il s’y était essayé une fois en Finlande. Les habitués conseillaient de maximiser l’écart de température, de voir ce que ça faisait d’encaisser un différentiel de 50 °C en une seconde.

Accepter l’eau chaude dans son estomac signifiait qu’il n’y avait plus de refuge nulle part, que le monde était à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, dans les deux cas bien plus chaud que la température normale d’un corps humain.

Mais de telles pensées rendaient la situation encore moins tenable. Frank goûta l’eau du lac, chaude, fétide, gavée de matières organiques d’origine inconnue. Il souffrait d’une soif inextinguible. Accepter l’eau chaude dans son estomac signifiait qu’il n’y avait plus de refuge nulle part, que le monde était à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, dans les deux cas bien plus chaud que la température normale d’un corps humain. Les baigneurs se faisaient pocher dans le lac. Frank but discrètement à sa bouteille ; l’eau était tiède, pas trop chaude, et pas sale. Son corps en avait tant besoin qu’il avala tout d’un coup.

Autour de lui, les gens mouraient de plus en plus vite. Toute forme de fraîcheur avait disparu. Les enfants étaient déjà morts, de même que les vieillards. Les autres marmonnaient ce qui aurait dû être des clameurs endeuillées ; ceux qui pouvaient encore bouger sortaient les cadavres de l’eau ou les poussaient vers le centre du lac, où ils flottaient tels des troncs d’arbre avant de couler.

Frank ferma les yeux et tenta de ne pas écouter les voix qui l’entouraient. Il posa sa nuque sur le rebord en béton, puis s’enfonça dans la boue jusqu’à s’y figer, ne laissant qu’une partie de sa tête exposée à l’air brûlant.

La nuit s’écoula peu à peu. Seules les étoiles les plus brillantes étaient visibles, lueurs floues en surplomb. Une nuit sans lune. Des satellites passaient parfois, d’est en ouest ou d’ouest en est, une fois même du nord au sud. Donc des gens observaient, sachant ce qui se produisait. Sachant mais n’intervenant pas. Ne pouvant pas. Ne voulant pas. Rien à faire, rien à dire. Pour Frank, cette nuit dura des années. Lorsque le ciel s’éclaircit, s’affichant d’abord gris, comme voilé de nuages, puis d’un bleu éclatant, Frank s’efforça de bouger. Le bout de ses doigts était fripé. Il avait été poché, oui, cuit et recuit à petit feu. Dur de soulever la tête ne serait-ce que d’un centimètre. Il risquait pourtant de se noyer. Cette idée le força à remuer. Il s’appuya sur les coudes, se redressa. Ses muscles semblaient n’être que des spaghettis trop cuits collés aux os, mais ses os s’occupaient de tout, de leur propre chef. Il parvint à s’asseoir. L’air demeurait plus chaud que l’eau. De l’autre côté du lac, il vit les premiers rayons de soleil frapper le sommet des arbres, qui parurent s’enflammer. Tournant très doucement la tête, Frank scruta le lac. Tout le monde était mort.

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15.07.2024 à 09:30
Collectif
Texte intégral (2579 mots)
Temps de lecture : 8 minutes

Alors que l’Arcom étudie ce lundi 15 juillet la réattribution des fréquences TNT pour la chaîne Cnews, une centaine d’organisations syndicales, antiracistes, féministes et écologistes lancent une campagne d’action contre le groupe Bolloré. Si l’on peut se réjouir provisoirement que le Rassemblement National n’ait finalement pas réussi à l’emporter lors de ces élections, celui-ci compte bien poursuivre sa conquête des territoires et des imaginaires. Nous devons, sans attendre de prochaines échéances électorales, unir nos force contre les vecteurs de fascisation de la société.

Nous appelons en ce sens à mener partout bataille contre Bolloré : parce que c’est un acteur du ravage écologique, de l’exploitation néo-coloniale mais aussi parce qu’il est devenu en quelques années un levier majeur de la conquête du pouvoir par l’extrême droite.

Bolloré, directeur de la propagande

Bolloré met un ensemble toujours plus grand de médias de masse à disposition d’une politique ouvertement raciste. Sur des chaînes, les Éric Zemmour, Pascal Praud et autres commentateurs radicalisés disent qu’ils œuvrent pour une mission « civilisationnelle ». Leur projet est clair : nourrir le fantasme d’une nation pure en organisant la grande remigration.

Ce projet glaçant suit un plan précis dont Bolloré est devenu l’aiguille et le fil à coudre. Qui Éric Ciotti va-t-il voir avant d’appeler à l’alliance du RN et de LR ? Qui met Cnews, Europe 1 et Hanouna au service de cette « union des droites » ? Vincent Bolloré. C’est une question d’habitude pour le milliardaire déjà mis en cause pour la manipulation de plusieurs scrutins présidentiels en Afrique.

Bolloré est en guerre pour l’hégémonie culturelle, la conquête des imaginaires et la fabrique du consentement au pire.

Au-delà du déluge xénophobe, la bollosphère fait chaque jour la promotion de discours sexistes et homophobes légitimant les violences contre les femmes et les personnes LGBTQI+. Elle alimente la négation de la crise climatique et oeuvre sans relâche à ce qu’il ne soit pas fait obstacle à ceux qui tirent profit de la dévastation écologique. Bolloré est en guerre pour l’hégémonie culturelle, la conquête des imaginaires et la fabrique du consentement au pire. Si le RN est passé tout prêt de gagner les élections et prendre le pouvoir, c’est en partie son œuvre. Il est la cheville ouvrière de l’union des droites, de l’alliance objective entre le bloc libéral et le bloc néo-fasciste. Cette alliance colle parfaitement à ses intérêts de classe et à ses convictions politiques.

Bolloré, un empire industriel climaticide, néo-colonial et sécuritaire

Pour tirer les ficelles, il faut s’en donner les moyens. Avant de se révéler propagandiste en chef, Bolloré est bien un capitaine d’industrie. Il dirige un groupe international aux multiples filières dont les activités se divisent en plusieurs branches.

  • La plus connue est la branche « communication » avec Vivendi et Universal. En 20 ans, Bolloré a patiemment construit sa machine à communiquer et façonner les esprits. Journaux gratuits, institut de sondage, groupes publicitaires, puis chaînes de télévisions, radios, magazines et maisons d’édition. Avec la brutale prise de contrôle de Canal + et Europe 1, les licenciements massifs à I-Télé et la montée de CNews, ce puissant appareil s’est mis de plus en plus ouvertement mis au service des idées les plus réactionnaires. Les sanctions financières de l’ARCOM, (instance de régulation de l’espace audiovisuel), suite aux appels à la haine, aux visées monopolistiques, et à la partialité des médias du groupe se multiplient, mais n’ont fait jusqu’alors ni chaud ni froid à Bolloré. Il possédera aussi bientôt l’édition de la moitié des livres de poche et plus de 70% des livres scolaires du pays. L’impact possible sur ce secteur en cas de ministre de l’éducation d’extrême droite est tout simplement alarmant.
  • La branche historique est la branche industrielle, qui se concentre autours de Bolloré Energy, qui détient plusieurs dépôts pétroliers, vend du fuel domestique, et de Blue qui rassemble des activités liées aux flux de déplacements et de données. Il est sans surprise un acteur majeur de diverses entreprises qui ont pour point commun le développement et l’automatisation des moyens de surveillance en tous genres : automatisation du contrôle d’accès et de la gestion des flux (Automatic Systems), sécurisation de l’espace public (Indestat), puces RFID et tracking (Track & Trace), conseil en numérique au service de la ville connectée (Polyconseil)…
  • Sa branche logistique en a fait un des poids lourd du fret aérien, maritime et routier mondial, organisant le transport de marchandises aux dépends des productions locales, des conditions de travail comme du climat. La vente récente de ce pôle à CMA CGM patrons pour leur part de BFM-TV et RMC, a offert à Bollore les moyens d’influencer considérablement la politique française.
  • Enfin, une grande partie des profits de Bolloré se fait depuis sa branche « agricole ». Il a bâti sa fortune sur la culture et la vente de tabac en Afrique. Outre ses domaines viticoles de prestige en France, il est le second actionnaire de la holding luxembourgeoise Socfin qui contrôle environ 390 000 ha de concessions de palmiers à huile et d’hévéa en Afrique et en Asie. Déforestation, spoliation des terres, mauvais traitement des populations riveraines, conditions de travail inhumaines, etc. Malgré la procédure judiciaire en cours pour ces violations répétées des droits humains sur ses plantations, malgré la reconnaissance formelle de ces violations par diverses institutions financières, malgré des missions d’évaluation commanditées par Socfin auprès de la Earthworm Foundation pour “réfuter ces accusations” mais qui n’ont pu que constater et prendre acte de la réalité de ces violations, Socfin n’en continue pas moins de prospérer en toute impunité.

Bolloré est de tous les ravages. C’est un groupe fondé sur un système colonial qui perpétue sciemment des pratiques esclavagistes. C’est un industriel qui fait son profit des logiques extractivistes les plus dévastatrices. C’est un expropriateur de terres. Un patron menant pour ses employé·es de violentes politiques de casse sociale et de terreur managériale. Son empire est tentaculaire. Mais pour celleux qui estiment qu’il est temps d’y mettre fin, cela signifie une chose. Il est possible de nous rassembler en un large front à la fois syndical, social, écologiste, féministe, décolonial, antifasciste et international.

Désarmer le groupe Bolloré

Ses dernières années, sur le terrain des luttes écologiques, des campagnes d’actions internationales contre des industriels comme Lafarge-Hocim ou Total ont vu le jour. Des collectifs antifascistes, présents dans de nombreuses villes, quartiers populaires et territoires ruraux, mènent une résistance de terrain. Les derniers mouvements sociaux ont démontré qu’un syndicalisme combatif existe toujours.

De larges mobilisations féministes et LGBTQI+ prennent les rues.Des mouvements dévalidistes nous appellent à substituer une culture du soin au culte de la force. De mouvements antiracistes et décoloniaux luttent au quotidien dans les quartiers populaires. Des réseaux de solidarité œuvrent à maintenir des territoires d’accueil pour les personnes exilées. Bolloré est une menace pour nous tou·tes. Mais ensemble, nous sommes fort·es d’une immense expérience de lutte. Nous appelons donc à une campagne commune – dans les prochaines, semaines, mois et années – pour démanteler l’empire Bolloré.

Alors qu’il baillonne la critique de ses activités dans ses propres médias, nous appelons à enquêter minutieusement sur son empire, à regrouper des témoignages, à ce que des infos fuitent en son sein et à les regrouper, à afficher partout ses crimes, dans les rues, sur les réseaux et dans ses entreprises.

Son agenda politique s’attaque aux vies de millions de personnes. Nous y répondrons dorénavant par des mobilisations, de masse ou décentralisées, qui pointent le groupe et l’impactent concrètement.

Bolloré ne s’incruste pas seulement dans nos cerveaux, il est souvent présent matériellement – avec ses bureaux et entrepôts – à côté de chez nous. De multiples actions sont possibles si nous les menons ensemble. Bloquons ses plateaux télés, occupons ses dépôts pétroliers, soutenons les luttes syndicales à l’intérieur de ses entreprises et médias, vendangeons ses vignes, redistribuons son fuel domestique à celleux qui galèrent à se chauffer, traquons le traceur, tissons des alliances internationales, organisons des boycotts, virons ses chaînes de la TNT et soutenons la création et l’assise de contre-pouvoirs médiatiques puissants !

L’extrême droite croît sous perfusion de Bolloré, ensemble coupons-lui les vivres !

Signataires de l’appel

Action Justice Climat

Action Non-Violente COP21 (ANV-COP21)

Action antifasciste paris – banlieue

Alternatiba

Anti-Tech Resistance

Association Handi-Social

Attac France

Avis de Tempête

BLOOM

Collectif Vietnam Dioxine

Contre-attaque

Decolonial Film Festival

Extinction Rebellion France

fédération SUD-Rail

Front de la jeunesse en lutte

Ingénieurs Sans Frontières France

Le Printemps du CARE

Les Soulèvements de la terre

Makery.info

Palestine Action France

PEPS (pour une écologie populaire et sociale)

ReAct Transnational

Riposte Alimentaire

Scientifiques en rébellion

SNJ Cgt

Survie

Terres de luttes

Union Syndicale Solidaires

Vous N’êtes Pas Seuls (VNPS)

Locaux :

Action Antifasciste Deux Sevres

Action Antifasciste La Roche-Banlieue et Bastyon de Résistance

Action Antifasciste Tolosa

Alerte Pesticides Haute Gironde

Assemblée Populaire d’Auxerre

Association L’Offensive

ATTAC 17 (Association locale de Charente Maritime )

Attac 33

Attac 85 et GP2ï (Grands Projets Irresponsables et Imposés)

Bibliothèque Fahrenheit 451

CNT 34 ESS

CNT-STAF29

CNT66

CNT ETPICS66

Collectif Alsace des luttes paysannes et citoyennes

Collectif Bassines Non Merci 79

Collectif transitions périgord noir

Cristal

Émancipation 17

Groupe la sociale fédération anarchiste de rennes

Je dis en scène !

L’Antivol

La Carmagnole (Montpellier)

La Gang de La Boisselière

Mort aux rats !

Nous Toutes 35 Rennes

Sainté Debout

Section Antifasciste Montreuil Bagnolet & Alentours (SAMBA 93)

Stop Fessenheim

SUD Education 17

UNION LOCALE CGT NANTES

UNION syndicale Solidaires 44

Université Populaire Pour La Terre Tours

Vie Pays Environnement

Comités locaux des Soulèvements de la terre :

Comité SDT 89

Comité SDT An Oriant

Comité SDT Annecy (74)

Comité SDT Bruxelles

Comité SDT Chalon sur Saône &+ (71)

Comité SDT Corrèze

Comité SDT Corrèze

Comité SDT Creusois 23

Comité SDT de l’Allier (03) – l’Allier se soulève

Comité SDT Doué-Montreuil Bellay

Comité SDT du Layon

Comité SDT du Pays de Redon

Comité SDT Forez

Comité SDT Gers

Comité SDT Grenoblois

Comité SDT IDF

Comité SDT Indre 44

Comité SDT Irwazh

Comité SDT Kerne Quimper

Comité SDT Lillois

Comité SDT Limoges

Comité SDT Local alsacien

Comité SDT Loire 49

Comité SDT Mayenne

Comité SDT Montpellier

Comité SDT Nantes

Comité SDT Nevers (58)

Comité SDT Paris Sud

Comité SDT Pontarlier

Comité SDT Quimperlé-Concarneau

Comité SDT Rennais

Comité SDT Rochelais

Comité SDT Romans

Comité SDT Saint Nazaire. Estuaire

Comité SDT Saumur

Comité SDT St Cere

Comité SDT Sud 77

Comité SDT Sud Vilaine

Comité SDT Sud-Grésivaudan-Royans-Vercors

Comité SDT Tours

Groupe locaux d’Extinction Rebellion :

Extinction Rebellion Angers

Extinction Rebellion Aude

Extinction Rebellion Auxerre

Extinction Rebellion Chambery

Extinction Rebellion Grenoble

Extinction Rebellion Mont Blanc

Extinction Rebellion Montagne Noire

Extinction Rebellion Quimper

Exctinction Rebellion Poitiers

Extinction Rebellion Foix et alentours

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10.07.2024 à 16:35
Emilie Letouzey
Texte intégral (3759 mots)
Temps de lecture : 17 minutes

Ōsaka, île de Yumeshima, 2025. Après une journée de shopping, le jeune couple s’apprête à monter en « voiture qui vole dans le ciel (sora tobu kuruma) », ainsi que sont appelés les taxis volants au Japon. Dans quelques minutes, le garçon va demander la fille en mariage. « Que c’est excitant ! », commente la voix.

« Un moment romantique au soleil couchant dans la baie d’Ōsaka » : c’est le nom de l’une des cinq « expériences » disponibles dans les casques de réalité virtuelle du stand de promotion des voitures volantes. Nous sommes en novembre 2023, au festival de Dōtombori à Ōsaka

L’image a peu à voir avec l’île de Yumeshima que je connais, où des centaines d’ouvriers et des dizaines de grues travaillent actuellement sans relâche. C’est le grand chantier de l’Exposition universelle d’Ōsaka-Kansai, qui se tiendra en 2025. La voiture volante, définie par le Ministère des transports japonais comme un « véhicule électrique et sans pilote », est prévue pour en être l’objet phare.

Le port d’Ōsaka. En bas à gauche, l’île de Yumeshima (Photo : portail open data, Mairie d’Ōsaka).

Depuis quelques mois, le « Service d’amélioration de l’acceptation sociale de la voiture volante »

Encore faut-il que le véhicule soit « accepté » par les habitant·es en question, ce qui est loin d’être évident. Une enquête d’opinion réalisée en 2022 par le Service d’amélioration de l’acceptation sociale de la voiture volante a révélé des craintes

Affiches de la campagne de communication du groupe Ōsaka Metro, dans l’une de ses stations (2024)

« Urgence vitale ! » (ou comment promouvoir l’inutile)

Au terme de cinq minutes de vol romantique virtuel, j’enlève mon casque. Comme pour compenser l’aspect rudimentaire de leur stand (câbles en désordre, écran en panne, barnum trop petit), les membres de l’équipe de promotion exposent avec exaltation les mérites de la voiture volante. Cela d’autant que je passe pour une admiratrice : je questionne, je note, je photographie. Et je n’en suis pas à ma première visite. J’ai déjà mis le casque à d’autres occasions – j’ai même pris goût à cet Ōsaka numérique vu depuis le ciel, qui contraste avec la platitude de la zone du port que je fréquente au quotidien. Si bien que je connais presque par cœur les scénarios des trajets en voiture volante : demande en mariage, urgence vitale pour une grand-mère ou un bébé, tourisme élégant, commuting vers le quartier d’affaires depuis l’île voisine…

Des scénarios que l’on retrouve presque tels quels dans le « concept movie (conseputo mūbī) » diffusé en boucle sur le stand, un clip promotionnel d’une dizaine de minutes qui met en scène You, une jeune fille de 18 ans, alors qu’elle s’interroge à voix haute sur son avenir. Son smartphone sonne : c’est elle-même dans le futur, qui lui téléphone depuis l’an 2035. D’abord incrédule, la jeune fille se prend au jeu et découvre sur son écran des épisodes de sa vie à venir, représentés en images dessinées de style manga. En 2025, You sera invitée à l’Expo par un garçon et tous deux monteront en voiture volante ; quelques années plus tard, elle atteindra l’aéroport du Kansai en taxi volant juste à temps pour que le-dit garçon la demande en mariage dans le hall du terminal en revenant de l’étranger ; plus tard encore, alors qu’elle se rendra dans une montagne au nord d’Ōsaka pour voir sa grand-mère, celle-ci fera un infarctus et sera sauvée par un médecin venu d’urgence en voiture volante ; You devenue mère, sa sortie de plaisance en voiture volante sera déviée vers un hôpital lorsque le bébé aura soudain de la fièvre ; enfin, installée dans une maison de l’île d’Awaji, elle pourra regarder son mari partir au travail à Ōsaka en voiture volante. « On dirait un rêve… j’ai une super vie, en fait », commente la jeune You, manifestement conquise.

Image de l’une des expériences du casque de réalité virtuelle retransmise sur un écran du stand au festival de Dōtombori (2023)

Ces séquences entendent suggérer une vie désirable et réussie, pleine d’émois et d’émotions – des thèmes somme toute très classiques dans la publicité. C’est le procédé narratif qui m’interpelle. Le clip met en scène la voiture volante comme l’agent principal de situations à haute charge affective, qui accompagne la jeune fille tout au long de sa vie. L’engin acquiert un rôle dramatique majeur puisque sans lui, You serait restée célibataire et sa grand-mère serait morte. Le message est clair : la voiture volante est vitale. Il est cependant rhétorique : outre que le Japon est déjà largement équipé pour de telles situations (système ferroviaire le plus performant au monde, quantité d’hélicoptères entrainés au secours en montagne…), l’histoire invente de toutes pièces les contrariétés que la voiture volante viendra résoudre. Un objet rendu « vital », alors même qu’il est inutile : là aussi, le procédé publicitaire est classique. C’est en discutant avec des membres du Service de promotion que je suis étonnée. Que la voiture volante ne réponde à aucun besoin, ils l’admettent volontiers. Et enchaînent sur un autre registre : « Plus que tout, c’est un symbole (shimboru) : on veut en faire le symbole d’un monde de rêve ! ».

Printemps 2023. Je découvre la voiture volante et son monde : à gauche, dans un casque de réalité virtuelle au stand de promotion des voitures volantes du ATC Ōsaka mirai Expo ; à droite, dans un modèle de l’entreprise Volocopter exposé au centre commercial Grand front du quartier d’Umeda à Ōsaka.

L’île aux rêves d’Expo

Le mot « rêve (yume) » revient souvent. C’est d’ailleurs le nom de l’île de Yumeshima, qui signifie « l’île aux rêves ». Curieux toponyme pour ce terre-plein de 390 hectares en forme d’hexagone composé de déchets industriels, de résidus d’incinérateurs, de terres d’excavation et de dragage, fondé puis comblé durant les années 1980-90. Une « île aux déchets (gomi no shima) » en somme, ainsi qu’on qualifie cette infrastructure parmi les plus massives qui soient, parfaitement intégrée dans une baie d’Ōsaka tout à fait artificialisée et majoritairement dévolue à l’industrie. Avec ses raffineries s’avançant sur la mer, ses piles de containers et ses entrepôts se multipliant à vue d’œil, ses terrains en déchets et leurs parcs vides soudain bondés lors de méga-événements, cette baie m’apparaît souvent – et paradoxalement – hors-sol. De ce point de vue toutefois, la scène du vertiport dans le casque de réalité virtuelle l’emporte : Yumeshima transformée en surfaces, en plateforme vide.

Vide, Yumeshima l’a longtemps été. Une fois comblés, ses différents secteurs sont restés inemployés, ce qui lui a valu son autre surnom d’« héritage négatif (fu no isan) » – non pas négatif en tant qu’infrastructure perpétuelle et polluée dont héritent les habitant·es et les générations futureskanrigata shobunjō) » où des déchets étaient encore quotidiennement enterrés en 2023.

L’île de Yumeshima en 2023. On voit se dessiner l’anneau du « grand toit (ōyane) » du site de l’Expo 2025, d’un diamètre intérieur de 612 mètres.

Tout au long de l’année 2023, les déboires se sont enchaînés sur le chantier de la zone 2, maintes fois retardé en raison notamment des travaux d’ingénierie du sol, qui s’affaisse lentement et doit être consolidé. En mars 2024, une explosion de méthane sur le secteur 1, non loin du site prévu pour le vertiport, a causé un nouvel arrêt des travaux. On craint désormais pour la sécurité du site (pourra-t-on y emmener des enfants ?). Accusée d’avaler l’argent public et de n’être qu’un prétexte à la construction du casino, l’Expo 2025 est de plus en plus critiquée, voire contestée (quel besoin d’un tel événement à l’heure d’Internet et d’Amazon ?).

Les promoteurs de l’Expo 2025 ont cependant un argument de taille à opposer aux critiques, qui fait l’unanimité dans la région : l’Exposition universelle de 1970, qui avait réuni 64 millions de personnes à Suita, au nord d’Ōsaka. Dans un Japon alors au pic de sa croissance et revenu avec succès sur la scène internationale (faisant ainsi oublier la guerre du Pacifique), les foules découvraient morceau de Lune, escalier mécanique, téléphone sans fil et poulet frit, se pressant au pied de la Tour du soleil, statue-totem de l’artiste Okamoto Tarō devenue l’emblème d’une époque. Sur fond de guerre froide et de course spatiale, l’Exposition universelle avait joué son rôle historique mieux que jamaisBampaku) a profondément marqué les imaginaires japonais. C’est dans cette ombre imposante que s’organise l’Expo 2025, à laquelle on s’efforce de « transmettre l’ADN de l’Expo [de 1970] »

« Ōsaka-Kansai depuis le ciel. Plus libre. Plus pratique. Qu’est-ce que cette voiture volante qui va changer notre vie ? ». Panneau sur le stand du Service de promotion de la voiture volante festival de Dōtombori (2023).

Le syndrome Jetsons ou le futur du passé

Revenons une dernière fois sur le stand du Service de promotion de la voiture volante du festival de Dōtombori. Il est décoré de posters assortis à son site Internet : des images qui semblent peintes figurent des personnages dans des engins volants arrondis et colorés, loin de l’aspect « drone » des taxis volants. Lorsque j’interroge un membre de l’équipe de promotion sur ce style « vintage », il répond : « Oui, tout à fait, c’est Shōwa retoro ! » (Shōwa, du nom de l’époque de Shōwa, qui s’étendit de 1926 à 1989, et renvoie en l’occurrence à l’après-guerre ; retoro de l’anglais translittéré retro). Mais pourquoi ce style ? Voyant que je n’ai pas saisi la référence, il explique : « Vous connaissez l’Expo [70] ? Shōwa retoro s’adresse à la génération nostalgique de cette époque : c’est la vision du futur comme on le voyait à l’époque de l’Expo [70] ».

L’Expo, bien sûr. Dans un pays où près du tiers de la population est âgé de plus de 65 ans, et où une majorité des Japonais·es de cette génération est allée à l’Expo 70, la stratégie de l’équipe de promotion est tout à fait sensée

Les membres du Service de promotion ont raison : la voiture volante est bien le symbole d’un monde de rêve. Mais du rêve nostalgique d’un monde révolu, celui d’une époque où croissance et progrès annonçaient un futur brillant comme il est désormais impossible de le concevoir. C’est paradoxalement pour susciter la nostalgie que les campagnes de promotion de la voiture volante convoquent réalité virtuelle, smartphone et clip Youtube, le tout au service de scénarios notoirement conservateurs : demande en mariage, vie de famille, shopping, Monsieur partant au travail en voiture volante… Cela vous évoque quelque chose ? Peut-être est-ce le générique du célèbre dessin animé The Jetsons, qui met en scène une famille américaine vivant dans l’espace et se déplaçant dans de petits vaisseaux spatiaux individuels vers le bureau ou le centre commercial. Un dessin animé qui suscite lui aussi la nostalgie. Et pour cause : il date de 1962.

The Jetsons (1962).

Ce monde de rêve dont la voiture volante est le symbole, je propose de l’appeler le « syndrome Jetsons »Terrain (2023) qualifie les imaginaires du futur du passé. Emmanuel Grimaud et Julien Wacquez y évoquent en introduction les « vieux rêves recyclés » et le « futur usé » de ces imaginaires, qui ont infusé la culture populaire en associant émancipation et technologie

Le syndrome Jetsons est à la fois hors temps et hors sol. C’est ce qui explique que le monde actuel, les conditions, l’environnement ne comptent pas. Dans le cas de la voiture volante à Ōsaka, on peut ainsi faire abstraction de l’absence de besoin d’un tel véhicule, du manque d’intérêt général, des craintes des habitant·es ou des nuisances occasionnées par les infrastructures et les appareils. Peu importe qu’à l’international, les voitures volantes enchaînent les échecs, que la compagnie Uber se soit défait de son unité de taxis volants ‘Elevate’ en 2020, que l’appareil ne se soit pas diffusé à l’Expo de Dubaï en 2021 et que son usage lors des Jeux Olympiques de 2024 à Paris soit compromis

Source : mairie d’Osaka

La symbiose des capitalismes, ou le vrai héritage négatif

« Une honte secrète plane sur nous au 21e siècle », affirmait l’anthropologue David Graeber, que « personne ne semble vouloir reconnaître. (…) Je fais référence, bien sûr, à l’absence flagrante, en 2015, de voitures volantes. »simulation.

Dix ans plus tard, le futur des Jetsons est resté un imaginaire et l’exemple des voitures volantes entérine le constat de Graeber. Elles apparaissent en effet comme une entreprise de simulation : on fait comme si ça allait marcher. À Ōsaka, le gouverneur Yoshimura Hirofumi, connu pour son goût des voitures volantes, a annoncé que l’on pourrait bientôt monter dedans « comme on fait du vélo » ; aucun vertiport n’a pourtant été inauguré dans la région et le survol de la ville reste interdit (les rares essais de voiture volante sont tributaires de dérogations à la loi de l’aéronautique civile, Kōkūhō)

Comment et pourquoi, dès lors, de tels projets se poursuivent-ils sans cesse ?

Il faut s’arrêter ici sur le rôle des images et de la communication, qui œuvrent à entretenir ces imaginaires-du-futur-du-passé, et à déguiser au passage des caprices individuels en rêves collectifs. Tels, à Ōsaka, les images du casque de réalité virtuelle, le clip et ses dessins manga ou les affiches vintage.

Sur un panneau d’informations municipal de la ville d’Ōsaka, un poster annonce le « Démarrage » du complexe Ōsaka IR à Yumeshima, suite à l’autorisation accordée au projet par le gouvernement japonais en avril 2023.

En plus de nourrir cet imaginaire du futur-du-passé, images et communication remplissent deux fonctions cruciales : la première est de faire oublier la réalité matérielle, et notamment celle des chantiers qu’elles impliquent ; la seconde est de contribuer à tenir ensemble les différents types de capitalisme, pour en favoriser la symbiose.

Voyons la première fonction. Concernant l’île de Yumeshima, la communication autour de la voiture volante est venue se mêler à une autre série d’images : les représentations numériques des installations non encore construites, en l’occurrence l’Expo et le complexe avec casino. Préalables universels à tout projet d’aménagement ou de construction, ces « vues d’artistes » réalisées par des cabinets d’architectes, de design et d’immobilier, donnent à voir non pas ce qui pourrait être, mais ce qui sera. À les croire, Yumeshima-dans-quelques-années sera fait de bâtiments lisses et brillants, de fleurs et de jets d’eau, de feux d’artifices, de foules de visiteurs occidentaux venant se distraire. Dans le même temps, ces images occultent ce qui ne sera plus : les ressources consommées, l’argent public investi, les lieux avant les travaux, les animaux ou les plantes qu’il y avait peut-être (elles en figurent d’autres, mieux alignés). On voit combien leur fonction est concrète : elles font se réaliser des projets, se matérialiser des infrastructures inamovibles qu’il faudra entretenir et approvisionner. Elles exigent des choix qui vont enfermer dans des dépendances durables – les fameuses « dépendances au sentier »

« Sur la mer, pour la première fois dans l’histoire » : vue de synthèse de l’île de Yumeshima au moment de l’Expo 2025 (capture d’écran Youtube ©️Expo2025 大阪・関西万博)

La seconde fonction de la communication et des images est de favoriser la coexistence entre plusieurs formes prises par le capitalisme, qui loin de se succéder ou de se concurrencer, agissent en symbiose. À Yumeshima, on peut ainsi reconnaître l’alliance du « capitalisme de célébration », ainsi que Jules Boykoff (2014) puis Kōhei Saitō (2022) qualifient les méga-événements tels que les Jeux Olympiques ou les expositions universellesConstruction State, ce Japon tout entier organisé autour du béton et des infrastructures que décrivait Gavan McCormak (dans les années 1980, alors que triomphait l’ultralibéralisme, le pays affichait la première consommation de béton par habitant du monde ; voir Jappe, 2020).

Quant au complexe avec casino, il peut être vu comme une pâle émanation de ce que Mike Davis (2006) a nommé et décrit comme étant le « stade Dubai du capitalisme », à partir de la monumentale ville-émirat qui entend impressionner pour attirer les investissements et distraire pour susciter la consommation.atarashii shihonshugi) », puisque tel est le nom de la politique économique du cabinet du premier ministre Fumio Kishida depuis 2021, qui entend réaliser la « société 5.0 » en investissant dans l’innovatione siècle ? Elle ne saurait en tout cas exister sans béton et sans événements.

Alors que se multiplient dans le monde les mégaprojets d’ampleur inédite – allant des « Nouvelles routes de la soie » sur près de 70 pays au projet « NEOM » en Arabie saoudite – le cas de la voiture volante et des chantiers de l’île de Yumeshima paraît bien modeste. C’est justement cette échelle, et la configuration de l’île – que l’on surplombe du regard depuis le gratte-ciel voisin – qui permettent de voir à l’œuvre une tendance mondiale, aussi massive que nuisible : l’inscription réitérée, dans l’espace actuel, d’un imaginaire du passé sous couvert de futur.

L’image ci-dessus a été prise en juillet 2022, lors de ma première visite à Yumeshima. On peine aujourd’hui à le croire, mais avant les chantiers vivaient sur l’île des oiseaux et des plantes, des écosystèmes entiers et même un hot spot régional de biodiversité. C’est d’ailleurs en tant que membre du Groupe d’étude des êtres vivants de Yumeshima (Yumeshima ikimono chōsa gurūpu) que j’en suis venue à m’intéresser à l’Expo 2025 et aux voitures volantes. Ce collectif et son travail de protection de la nature sur « l’île en déchets » feront l’objet d’un prochain épisode de cette enquête.

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Notes

03.07.2024 à 19:28
Baro d'evel  ·  Barbara Métais-Chastanier
Texte intégral (6009 mots)
Temps de lecture : 20 minutes

Baro d’evel, c’est une compagnie franco-catalane, dirigée par Camille Decourtye et Blais Mateu Trias. Elle a pratiqué le cirque itinérant, les chapiteaux et les plateaux des salles de théâtre, elle a décloisonné et fluidifié les pratiques artistiques, le cirque, la danse, le théâtre, le chant, les règnes humains et non humains, les genres.

Baro d’evel, en langue manouche, c’est à la fois un juron, « nom de Dieu », et une prière adressée à ce qui nous dépasse. Mazùt. Bestias, La Cachette, Là, Falaise, ce sont les noms de leurs spectacles et de notre saisissement.

Nous publions ici les bonnes feuilles de leur livre, Les beaux gestes


Le chapiteau, les chevaux, les roulottes, la route, lexil, la vie entre la France et la Catalogne. Cela se poursuit, cela se creuse. Les genres, les registres, les règnes. Tous ces binarismes, ces boîtes dans lesquelles on voudrait vous ranger, ces cases auxquelles on voudrait vous assigner. Les déborder, les tordre, les transformer. Cela ne sexplique pas, cela se vit : métamorphoses, mondes en mouvement, hybridations, greffes et passages. Comme une invitation à habiter les frontières, à en vivre l’épaisseur plutôt que la séparation. (Baro d’evel, Barbara Métais-Chastanier)

J’ai vraiment perçu l’importance qu’il y avait à préserver cette part inattaquable du possible, du sauvage, du nomade au cœur de ces machines que sont devenues nos villes.

Barbara

Barbara Métais-Chastanier : Je me souviens de la première fois où je suis venue voir Bestias. C’était à Rennes, en 2016. Je ne connais pas cette ville, je déambule dans ses rues, que je trouve propres et policées –comme le sont aujourd’hui tous les centre villes –et brusquement je tombe sur un village d’obstiné·es qui fait comme un trou dans la ville : le chapiteau occupe toute la place, les caravanes, les roulottes sont tout autour, les chiens et les enfants galopent entre elles. Et je me souviens très bien de cette sensation de beauté, de cette beauté que porte l’utopie de la route, du nomadisme, du chapiteau, et de la force que cela avait de l’emmener en plein centre-ville, là tout a été nettoyé de ses aspérités, là où la plupart circulent ou s’arrêtent à leur guise, quand partout les nomades et les migrants sont, eux, condamnés aux marges et aux périphéries. J’ai vraiment perçu l’importance qu’il y avait à préserver cette part inattaquable du possible, du sauvage, du nomade au cœur de ces machines que sont devenues nos villes.

Blaï Mateu Trias : L’utopie de trimballer une troupe sur les routes est un rêve commun qu’on portait de nos familles. Se retrouver en tournée, avec les familles, avec les animaux, avec un spectacle qui nous rassemble et qui nous tient, c’est un rêve que l’on est fier de colporter.

Crédit : François Passerini

Camille Decourtye : Ce qui m’a amenée à vouloir faire du cirque, c’était ce rêve premier d’une vie nomade. J’ai toujours adoré partir en tournée avec ma roulotte, mes chevaux. Ça a aussi forgé ce désir d’un art qui s’immisce dans la vie, dans le quotidien, dans la ville. Ça nous a beaucoup guidés pour faire naître Baro d’evel. Je me suis toujours sentie reliée à ce monde qu’on connaît dans les films de Pierre Etaix, à cet imaginaire des gens du voyage que l’on voulait garder en vie, sans que ce soit nostalgique.

Blaï M. T.: Sans que ce soit nostalgique ou esthétisant…

Camille D.: Oui, mais d’une certaine manière, on vient aussi de ce fantasme, un peu idéalisé ou esthétisé. Pour moi, les artistes nomades doivent être encore nomades. Se relier à cet essentiel : voyager avec sa caravane, s’installer, mettre une petite table dehors, une petite chaise et faire village dans un pré. En quelques gestes, son chez soi s’est reproduit, sans être conquérant, sans être colonisateur. C’est quelque chose qui n’abîme rien et c’est une aventure de vie tellement riche : tournée vers la rencontre, vers le hasard, vers la découverte de nouveaux endroits. Ce qui réunit une troupe autour de projets comme ceux-là demande un engagement profond et intense. Alors il faut que le spectacle –qui est le rendez-vous ultime de toute cette mécanique, de toute cette organisation –soit aussi à la hauteur de cette utopie : c’est l’exigence de cette cérémonie qui génère la beauté de l’énergie du groupe sur la route. Et l’autre forme nécessaire, induite par le nomadisme et la troupe itinérante, c’est qu’elle ne met pas la vie entre parenthèses pour aller dans un théâtre : les enfants sont là, les animaux sont là, la famille est là, les ami·es aussi. Les limites sont beaucoup plus poreuses entre l’acte artistique et la vie intime. Et donc ça réenchante en permanence les vies, nos vies.

Blaï M. T.: C’est justement ce qui manque dans les théâtres actuellement : de la vie vingt-quatre heures par jour, c’est-à-dire un endroit où les gens sont et font.

Camille D.: Mais cet enchantement comporte aussi un potentiel de danger, d’épuisement. C’est un engagement important, de prendre le risque d’un rapport très intense, d’aventures humaines qui vont aux limites de la fatigue…

Blaï M. T.: Et de la fusion.

Camille D.: Après il ne faut pas trop idéaliser tout ça. Il y a des vases communicants en permanence entre la vie privée et la vie de la troupe. L’équilibre y est très ténu, très précaire. C’est la vie en chapiteau qui révèle, petit à petit, une intelligence de groupe : la troupe sait que, pour que cette aventure ait lieu, il y a une exigence très aiguë sur le respect de chacun·e et sur l’épanouissement de chacun·e puisque tout le monde y a mis beaucoup. C’est le piège et le cadeau. Ceci dit, dans les dix années d’itinérance qu’on a vécu, il y a eu des moments difficiles, mais je crois pouvoir dire très franchement que nous avons vécu toute cette aventure comme un cadeau.

On sait que ce n’est pas l’idée qui va primer. L’idée est toute petite. Et on n’attend que ça d’ailleurs : qu’elle soit toute petite à côté de ce qui va avoir lieu.

Camille

Barbara M.-C.: Ce qui me frappe dans votre travail, dans la recherche qui guide chaque spectacle de Baro, c’est à quel point le geste commence d’abord par brouiller les frontières, par déborder les cadres, les codes : qu’ils soient esthétiques –entre le cirque, la danse, la musique, la peinture, le théâtre –, de registre –dans une écriture de la bascule, de la transformation ou du contre-point –, d’espace, de genre, de règne voire même de fonction: chez Baro, les interprètes travaillent aussi au montage du décor, à l’installation du chapiteau, l’administrateur·rice s’occupe des sérigraphies, les technicien·nes rejoignent le groupe de musique qui s’improvise après le spectacle, bref, les frontières y sont malmenées. Ce refus des frontières, qui parle aussi de la composition de la troupe où cohabitent souvent plusieurs langues, plusieurs nationalités, de quoi est-il le nom ? Que met-il en jeu ?

Blaï M. T.: Pour concevoir nos œuvres, on part toujours de ce qu’on a vécu avant et, en même temps, on prend l’espace comme point de départ. Ça vient souvent d’une envie de nouveau et d’une envie de dépassement. C’est en lien avec la rythmique, avec la bascule d’un monde à un autre : ça joue beaucoup avec la temporalité, avec le temps. Parce que pouvoir basculer d’un registre à un autre, d’un code à un autre, c’est aussi pouvoir raconter la complexité du monde. C’est ce que le clown permet. Mais c’est aussi notre façon de composer. Quand on s’assoit dans un endroit, quand le plateau commence à devenir trop clair, trop droit, trop établi, on cherche par tous les moyens à basculer dans quelque chose d’inconnu, quitte à plonger parfois dans son contraire. C’est comme le nom de la compagnie : Baro d’evel, c’est à la fois un juron et une prière.

Camille D.: On part toujours de notre curiosité à générer une forme de croisement entre les choses. Ensuite, on peut avoir des visions de scènes ou de mondes qui se croisent, des intuitions qui seront suivies d’une longue exploration concrète. On sait que ce n’est pas l’idée qui va primer. L’idée est toute petite. Et on n’attend que ça d’ailleurs : qu’elle soit toute petite à côté de ce qui va avoir lieu. On sait qu’il n’y a pas de frontière entre rire et pleurer : c’est quelque chose qui arrive naturellement. Mais ça arrive naturellement quand on va au bout d’un état. Quand on va au bout d’un état de corps, d’espace. C’est ça que l’on cherche : ce terme d’un état où l’on bascule dans la complexité, où ce qui n’a rien à faire a précisément à y faire. Car, pour moi, dire : « Je bâtis une pièce, un monde, dans lequel on puisse dire mais ça, ça n’a rien à y faire», ça ne m’intéresse pas. Dans un monde, il y a toujours du « ça n’a rien à y faire ». Il n’y a pas de hors-sujet. Ce qui est hors-sujet, c’est précisément ça le sujet.

Cette manière de douter, de remettre les choses en question, elle permettait aussi de se défaire de visions du monde un peu binaires : il y a un clown blanc et un auguste, alors que tout le monde a en lui ces dimensions.

Camille

Barbara M.-C.: Ces jeux de renversements, ils se retrouvent à tous les niveaux de l’écriture, mais il me semble qu’ils sont plus largement constitutifs d’une manière de penser le travail et l’organisation de la compagnie. Souvent, quand je retrouve la grande troupe de Baro, j’ai en moi ces vers de Michaux : «Toi, ne te hâte pas vers l’adaptation, toujours garde en réserve de l’inadaptation», comme l’utopie d’un contre-monde qui saurait protéger le bizarre ou le fragile en chacun·e de nous.

Crédit : Blaï Mateu Trias

Blaï M. T.: Brouiller les pistes, faire à partir de ce qu’on ne sait pas faire, de nos maladresses, c’est quelque chose qui nous constitue depuis le début. À l’école de cirque, quand on essayait de faire des acrobaties, moi, je n’étais pas fort et Camille n’était pas légère. C’était difficile pour nous. Au bout d’un moment, on a compris que c’était ça notre sujet : essayer, en jeu, de devenir autre, de faire avec la fragilité et avec la métamorphose.

Camille D.: On était en difficulté dans ces parcours virtuoses d’artiste-acrobate. Et on s’est vite confronté à cette notion de normalité : qu’est-ce que répondre à des critères qui t’attendent pour te dire si tu es performant·e ou pas ? Finalement, ce refus nous a permis d’assumer nos singularités : ces circulations entre masculin et féminin, entre guider et être guidé·e, entre tragique et burlesque. Et ces choses-là, on les a mises en jeu parce qu’on avait du mal à trouver notre identité dans notre école de cirque. Cette manière de douter, de remettre les choses en question, elle permettait aussi de se défaire de visions du monde un peu binaires : il y a un clown blanc et un auguste, alors que tout le monde a en lui ces dimensions.

C’est une tentative politique de pouvoir se dire qu’on va changer quelque chose, qu’on peut ne pas se cantonner à une seule spécialité, à une expertise.

Blaï

Barbara M.-C.: Quand on regarde le fonctionnement de la compagnie, qui est basé sur la souplesse et la curiosité pour d’autres tâches que celle de sa compétence propre, on pourrait vous dire–par provocation–que faire circuler les gens à des postes, c’est aussi une manière de faire des économies.Mais je sais qu’il y a dans cette circulation, la recherche d’autre chose: parce qu’arriver sur scène en ayant monté la scénographie ou conduit le semi-remorque, ça ne place pas dans le même état de jeu et de relation à la troupe qu’arriver en TGV pour interpréter sa partition. Qu’est-ce que vous cherchez alors avec ces places qui circulent de l’un à l’autre ?

Blaï M. T.: C’est une tentative politique de pouvoir se dire qu’on va changer quelque chose, qu’on peut ne pas se cantonner à une seule spécialité, à une expertise. Pour nous, cela offre une connexion entre les gens, comme entre les langages, qui est très singulière et très précieuse. Qui est très importante aussi dans la synergie de la compagnie : pour que ça circule, il est important qu’il y ait ces dépassements, qui permettent la souplesse de pouvoir s’entraider sur des choses qui ne sont pas que de l’ordre de la création, mais aussi dans la technique, dans la production, dans l’administration, dans la scénographie, etc. C’est constitutif de ce qui fait troupe.

Camille D.: Et puis, cela donne du sens à notre recherche, cela remet de la poésie dans notre quotidien. La dimension humaine de l’aventure artistique, elle a lieu si on reste conscient et attentif à la justesse de la dimension des choses. C’est très en lien avec le fait de ne pas sectoriser, de ne pas se décharger de certaines responsabilités de secteur : tout le monde doit mettre en œuvre une intelligence alerte de l’ensemble du processus et les tâches ingrates ne doivent pas être prises en charge par les mêmes. Alors évidemment, dans la compagnie, on a des spécialités : on a des gens qui se consacrent à la technique, à l’administration. Mais ça n’empêche pas la fluidité. Les gens doivent pouvoir exister pour ce qu’ils sont. Quand des savoirs tentaculaires s’auto-organisent, c’est aussi une façon de laisser la place à la singularité de chacun·e, de préserver des poches de sens à investir. Aujourd’hui, dans les théâtres, on ne veut plus prendre ce risque. Cette ultra-législation du code du travail, des fiches de poste, elle a une nécessité:elle est importante parce qu’elle protège les salarié·es, mais elle étouffe aussi tous les potentiels de débordement, ceux des parages et des surprises. Elle fait prendre le risque d’une force qui se meurt de l’intérieur.

Crédit : François Passerini

Faire monde, former des mondes faits d’écoute et dattention extrêmes, rapprocher ce qui s’éloigne et ce qui sépare, rapprocher: humains et non-humains, rue et plateau, le bas et le haut, jusquau vertige, jusqu’à la chute, jusqu’à l’égarement, tricoter des liens, des collaborations, des enchevêtrements, mélanger personnes, bêtes, dispositifs et géographies, aller voir ailleurs si nous y sommes, ça peut même être là oui pourquoi pas ?, faire des nœuds, des nœuds dattachement, des nœuds dhistoire quon se raconte, des nœuds qui respirent et des nœuds qui relient, des nœuds lâches et souples, ou parfois plus serrés, des nœuds damour et des nœuds damitié, former des mondes, former des nœuds qui tiennent entre les mondes, des nœuds qui tiennent le chap, des nœuds de matières et des nœuds de mouvements, des nœuds qui rapprochent, des nœuds pour broder des fictions, pour les rendre possibles, pour tendre une nouvelle toile sur celle qui fait monde, pour jouer des apparitions comme des disparitions, des nœuds pour faire venir le visible et linvisible, pour saisir cette trame sur laquelle linvisible se décolle, une manière de soigner linterminable douceur, une manière de se tenir au bord, sur le bord, prêt à linattendu, prêt à linachevé, prêt à ce qui échappe, toujours, et célébrer la tendresse, cette qualité de tendresse. (Baro d’evel, Barbara Métais Chastanier)

C’est comme si on fabriquait notre propre rituel.

Camille

Barbara M.-C.: Je repense à cette fonction qui existait dans l’antiquité et que je trouve fascinante: celle des augures qui dessinaient dans le ciel une surface au sein de laquelle ce qui avait lieu n’avait plus le même sens: un oiseau passe dans le ciel, mais en cet endroit du monde, le vol de l’oiseau nous dit autre chose que lui-même. Sans aller jusqu’à dire, que vous jouez aux devins, j’ai l’impression qu’il y a quand même quelque chose de ce dessin, de cette découpe où le réel de la scène prend une toute autre dimension.

Camille D.: Oui, c’est comme si on fabriquait notre propre rituel, notre propre cérémonie.

Blaï M. T.: Mais, dans le travail, on essaie de ne pas trop se poser cette question-là, de ne pas donner une importance trop forte à ce qu’on fait. On part du quotidien, des choses normales et, de là, on y invite des accidents, qui nous donnent des signes et qui nous font prendre un autre chemin.

 (…)

Barbara M.-C.: Pour moi cela fait écho à cette importance du seuil qu’ont conservé certaines cultures et anthropologies orientales: le judoka salue le tatamis et, ce faisant, il salue ce qui sera possible dans ce lieu, il prépare aussi son corps à changer d’état. J’ai l’impression que vous accordez une grande importance à ces seuils-là, à la préparation du voyage.

Camille D.: Oui, par exemple, dans Bestias, les gens parcouraient un labyrinthe dans lequel Bonnefrite avait dessiné toutes les scènes du spectacle, quelque chose évoquait les peintures rupestres… Savoir que les gens arrivent avec une journée derrière euxsuppose de pouvoir préparer les corps, de préparer ce qui viendra de loin. À l’entrée comme à la sortie du spectacle. Pour que toute cette cérémonie puisse s’organiser, avoir lieu avec nous, dans la capacité à générer cette recherche de transcendance. Et paradoxalement, traiter l’avant et l’après, c’est aussi une manière de se convaincre que ce que l’on fait est très simple, car ce qui nous relie ce sont des antihéros, des fragilités, plutôt que des divinations ou des combats.

Blaï M. T.: Pour moi, c’est très lié aux savoir-faire. À la cérémonie, mais sans cérémoniel. On arrive à la cérémonie pas pour elle-même mais parce qu’on veut vivre le moment intense. Avec le temps, on se rend compte que c’est un geste politique fort parce que ça déborde, parce que sans cela le théâtre se réduit à une consommation de produits, qu’on enchaîne, qu’on jette, qu’on évalue. Avec cette dimension, on retrouve quelque chose du début du théâtre, de ces cérémonies qui donnaient des émotions puissantes et qui s’inscrivaient dans la vie des gens tout en les emmenant radicalement ailleurs.

Barbara M.-C.: Vous me faites l’impression de pisteurs ou de guetteurs qui, par tous les moyens possibles, tenteraient de garder plus vive l’intensité du regard et l’ouverture au présent.

Camille D.: C’est qu’il y a cette chose paradoxale qui consiste à chercher ce qui nous permet de décoller du présent du plateau et pourtant on travaille avec des non-humains chez qui on ne peut pas changer une intention. Comment Gus

Blaï M. T.: Et tout ça, ce sont des choses qui s’additionnent au présent. Encore une fois, ce sont des additions et des connaissances qui rendent possibles la souplesse et le bon état d’accueil ou de réception de l’imprévu.

La beauté (…). C’est une tension. Un appel. Une harmonie mais traversée de lutte, de combat, de résistance. Comme une fleur qui repousse…

Camille

Barbara M.-C.: Je repense à cette phrase de Tàpies qui dans l’un de ses carnets notait: «Il faut redécouvrir le beau». Comme s’il fallait profondément en redéfinir les coordonnées. Alors quelle serait la direction de ce beau, inattendu, inacceptable peut-être, qui vous guide?

Blaï M. T.: Les œuvres, quand elles te percutent d’une façon presque violente et inattendue, pour moi, c’est une expérience de la beauté. Comme la découverte d’une beauté dont tu ignorais l’existence, la puissance, et qui te ramène à la nécessité.

Camille D.: Ça me fait penser à ce que tu disais Barbara : ce qui compte ce n’est pas devenir, mais de revenir. La beauté a souvent à voir avec quelque chose que l’on retrouve, ou qui s’est arraché, qui rappelle que ça a bien eu lieu ou que ça pourrait avoir lieu. C’est une tension. Un appel. Une harmonie mais traversée de lutte, de combat, de résistance. Comme une fleur qui repousse: il a bien fallu qu’elle fasse le chemin pour en arriver là. Derrière ça, l’obscurité n’est pas bien loin, le signe qu’elle donne au milieu du sombre, c’est une lumière fragile qui nomme l’énigme des choses.

Barbara M.-C.: La beauté serait-elle reliée à l’expérience du mystère?

Camille D.: Quand tout est dit, quand tout est expliqué, quelque chose s’écrase et se dessèche. Nicolas Grimaldi parle de ça à propos de l’amour : quand on tombe amoureux, on tombe amoureux de la qualité de l’attente à la vie de l’autre, c’est la qualité de cette attente qui fait écho en nous. C’est une conception qui a beaucoup guidé Mazùt et qui continue à nous guider dans l’écriture. Après, dans notre manière de travailler, dans l’histoire de Baro et de cette équipe, on a un besoin viscéral de douceur. On a besoin de convoquer le plus possible le meilleur en nous. De tenter. Ou d’être honnête dans notre incapacité provisoire à ça. On partage souvent cette citation de Camus: «Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres.» On prend le risque d’essayer de faire des choses ratées, hésitantes, imparfaites : alors tout le monde a besoin d’être valorisé dans ce qu’il offre, dans ce qu’il est, pour pouvoir se livrer. Un climat de bienveillance doit toujours primer, même dans le conflit ou l’incompréhension. Et c’est vrai que dans nos premiers spectacles, il y avait ce rapport à la douceur qui pouvait être perçu comme quelque chose de léger mais dont on mesure maintenant la valeur politique : reconnaître la place de la fragilité, de la douceur et de nos manières de prendre soin collectivement. Surtout quand on implique dans ces aventures, nos familles, nos ami·es, nos enfants et que dans cette troupe évoluent et vivent des non-humains où il est nécessaire de rester à l’écoute d’autres rapports de communication.

Barbara M.-C.: Il y a d’ailleurs beaucoup de scènes dans vos spectacles qui tournent autour du prendre soin, de l’aide, de l’entraide, de la solidarité, de l’attachement. Comme si chacun·e, au sein de ces mondes que sont vos pièces, tentait du mieux qu’il peut d’accompagner l’autre. 

Crédit : François Passerini

Camille D.: Parce qu’on retrouve dans la pièce ce même besoin de pouvoir être ensemble. C’est aussi physique: on vient du cirque, de l’acrobatie, de la prise de risque. On a passé nos dix-huit à vingt ans, qui sont des âges où on est très centré sur soi, à se rattraper les uns les autres. Cette habitude dans nos corps permet de se réconcilier avec la chute parce que l’on sait, dans nos chairs, qu’on sera rattrapé. Et ça, c’est une des sources de grand plaisir du travail en équipe : rouler les uns dans les autres pour construire un magma, faire des petits pas en sentant qu’on est réuni par une seule et même respiration. Ce sont des émotions qui sont très fortes et qui nous donnent le courage d’aller ensemble dans la fatigue pour offrir cette puissance ensuite dans le spectacle.

Blaï M. T.: Il y a une douceur qui, je crois, se dégage de notre monde, de nos œuvres. Parce qu’on essaie de vivre les questions plutôt que les réponses.Même dans les récits: dans les moments où Camille se retrouve avec Txapakan, par exemple, le rapport entre l’homme et le cheval est fait d’incompréhensions. On laisse voir une douceur, une tentative.

Camille D.: Prendre soin, ça peut être aussi accepter que pendant un moment quelqu’un ait besoin, pendant plusieurs semaines, d’utiliser la colère. Parce que c’est ce qu’il doit vivre pour trouver un autre territoire, pour trouver autre chose, ça peut prendre plusieurs formes. La question, c’est le non-jugement. Pour moi, prendre soin, c’est aussi ne pas juger, laisser ouvert dans le rapport à l’autre.

Les non-humains sont les garants de la survie de ce quil y a de fragile dans lhumain. Lhumain nest dans son humanité que parce quil trouve des garde-fous. (Camille Decourtye)

Barbara M.-C.: Sans dire qu’on reçoit en héritage une expérience de la beauté, il est quand même certain que des lignes de force s’y dessinent profondément. J’ai l’impression que ton enfance, Camille, est marquée par quelque chose de l’ordre d’une résistance à un ordre établi, d’un certain sens du sauvage. Comment parlerais-tu de cette beauté qu’on t’a léguée?

Cette alliance de la résistance et de l’humour est quelque chose qui marque encore très fortement notre travail et qui, pour moi, se noue vraiment dans l’enfance.

Blaï

Camille D.: J’ai eu la chance d’avoir été invitée à grandir dans un monde marqué par une culture de résistance, celle de mai 68, celle de l’anarchie, un monde qui préférait l’expérience, les portes ouverte set les rencontres dans une véritable diversité, plutôt qu’un monde de service, de garantie et d’expertise. J’ai aussi baigné dans des aventures de groupe, avec des énergies très structurantes, avec des enfants et des adultes venus d’un peu partout, de la DAS, de l’hôpital psychiatrique, des foyers d’enfants…Tout cela marque profondément ce que je cherche, je crois, dans l’expérience de la beauté.

Barbara M.-C.: De la même manière, Blaï, j’ai l’impression que ton enfance pose très tôt ce nœud entre beauté, rire et résistance. Comment s’entrelacent pour toi ces dimensions?

Crédit : François Passerini

Blai M. T.: À un moment donné, cela faisait quelques années que j’étais en France et je me suis demandé: « Qu’est-ce que je cherche exactement? Pourquoi je le fais?».Après avoir fait mon école de cirque, j’avais en moi la sensation de refaire le chemin de mes parents. C’est à ce moment-là que j’ai créé le projet Ï, autour de l’identité et de l’exil des républicains espagnols. En montant ce projet avec des inspirations de Chaplin, en mêlant la projection vidéo, des boucles sonores, à une plongée dans ce passé de résistance, j’ai peu à peu nourri un clown. Je crois que cette histoire résume assez bien la perception que je peux avoir de la beauté : cette rencontre entre rire et résistance. Et en faisant ce projet-là, je me suis rendu compte que mon père et ma mère avaient commencé à rentrer dans le monde de l’art, dans le clown, par cette résistance. Les premières choses qu’ils ont faites, c’était par exemple des actions comme peindre des mots en catalan sur des poules qu’ils lâchaient dans les Ramblas face à la Guardia Civil qui tentait de les attraper. Parce que ce n’était pas possible que des poules circulent dans les rues de Barcelone avec du catalan. C’était à la fois beau et drôle. Cette alliance de la résistance et de l’humour est quelque chose qui marque encore très fortement notre travail et qui, pour moi, se noue vraiment dans l’enfance.

(…)

Camille D.: Pour moi, faire des mondes, c’est aussi faire une place pour que l’inattendu ait lieu. Souvent, à la fin des spectacles, on entend des mots comme « époustouflant » ou « incroyable ». C’est quelque chose qui nous rattache au cirque. On a le goût de tenter des choses impossibles et de savoir qu’elles pourront avoir lieu. C’est lié à beaucoup de savoir-faire, à tous les métiers qui tournent autour du spectacle vivant. Mais c’est aussi le goût du risque. On a passé notre temps à mettre notre corps en danger en faisant des voltiges, des sauts, des chutes, pas pour s’y brûler les ailes mais parce qu’on y cherchait une intensité.

Barbara M.-C.: Ça me fait également penser à ce que vous appelez parfois « l’électromécanique de la ficelle », pour parler de la complexité des dispositifs techniques que vous utilisez, mais qui sont mis au service de la simplicité d’une émotion.

Camille D.: La poésie suppose une forme de décence. Le vertige de l’innovation, celui de la surprise, ce ne sont pas des choses qui nous nourrissent. La technique, les mécanismes, les trouvailles arrivent, mais ils doivent s’effacer. Ils agissent en secret pour étayer le monde. Car pris isolément, ils n’ont rien à en dire.

Blaï M. T.: C’est aussi l’émerveillement de la matière et de la transformation, de l’inversion, de l’observation, de l’essai et du jeu. Pour moi, il n’y a pas que le cirque derrière l’inattendu, il y a la transformation de l’espace, l’apparition et la disparition, la prouesse mais prise dans sa fragilité.

On peut avoir la persévérance daller chercher des chemins vers des choses dites impossibles. Souvent, elles continuent à être impossibles. Mais dautres choses se présentent sur la route. Comment on va vers un nouveau monde ? On le cherche, en mouvement. (Blaï Mateu Trias)

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28.06.2024 à 10:56
Laurent Lévy
Texte intégral (3292 mots)
Temps de lecture : 13 minutes

Ces bonnes feuilles sont extraites de l’introduction de Laurent Lévy à la réédition du livre de Marc Bernard qui a été contemporain de ces journées ouvrières des 9 et 12 février 1934, Marc Bernard, Faire Front, Paris, La Fabrique, 2018, p. 48-60.

Affrontements entre les forces de l’ordre, des anciens combattants, des groupes de droite et des ligues d’extrême droite le 6 février 1934 place de la Concorde. Crédits : BnF.

La journée de grève et de manifestations du 12 février 1934 sera un grand succès, alors même que le contexte de crise n’est pas favorable aux débrayages, comme le remarquent les historiens du mouvement ouvrier et comme Marc Bernard en donne des témoignages. Le succès de cette journée est celui d’une grève politique. Le livre la raconte dans son détail. Exposant son déroulement à travers le pays, il raconte en particulier comment, à Paris, où défilent 150 000 personnes environ, les « frères ennemis » communistes et socialistes ont manifesté séparément et comment, à l’heure où leurs cortèges se sont rejoints, on a pu craindre l’affrontement entre eux. Cela n’aurait pas été la première fois :

Je songe à cette manifestation au mur des Fédérés, en l’honneur de la Commune, des 30 000 fusillés par les Versaillais, où les frères rivaux, animés d’une haine sans nom, s’étaient poursuivis jusqu’à travers les tombes du Père- Lachaise, à ces innombrables réunions où les pires adversaires étaient écoutés en silence mais où il suffisait de l’apparition à la tribune d’un orateur de l’un ou de l’autre parti pour déchaîner les altercations les plus violentes.

Et de s’inquiéter :

Allons-nous voir, dans des circonstances d’une pareille importance pour notre avenir, des ouvriers socialistes et communistes s’aborder en s’injuriant et en venir aux mains, ainsi que cela s’est produit si fréquemment, hélas ! durant ces dernières années ?

7 février 1934.

Mais au lieu des affrontements attendus, on assiste, aux cris de « Unité ! Unité ! » à une émouvante fraternisation militante. Après les embrassades des militants anonymes, le meeting final, place de la Nation, verra parler l’un après l’autre à la même tribune Léon Blum et Marcel Cachin, les deux adversaires du congrès de Tours. Dans ses souvenirs, Léon Blum a raconté à sa façon ce moment de la jonction des cortèges :

À partir de la rue des Pyrénées, un autre cortège, parallèle au nôtre, s’engagea sur le côté droit. C’étaient les ouvriers communistes convoqués par la C.G.T.U. Il avançait en même temps que nous, séparé de nous par un large trottoir, portant les mêmes drapeaux et chantant les mêmes chants. En nous approchant de la place de la Nation, nous pûmes apercevoir dans l’avenue Daumesnil des masses profondes de cavalerie. Mais au même moment, venant de l’intérieur de Paris, déboucha sur la place une autre colonne qui se dirigeait à notre rencontre. C’était la manifestation communiste, décidée à la dernière minute, et convoquée à la même heure sur le même lieu. Marchant en sens inverse, les deux cortèges se rapprochaient rapidement. Bientôt les deux têtes allaient se heurter. Je me vois encore marchant au premier rang, derrière les drapeaux des sections socialistes. Nous avancions. L’intervalle entre les deux têtes de colonne diminuait de seconde en seconde et la même anxiété nous gagnait tous.

La rencontre serait-elle la collision ? Cette journée organisée pour la défense de la République allait-elle dégénérer en une lutte intestine entre deux fractions du peuple ouvrier de Paris ? Les régiments de cavalerie massés là-bas dans l’avenue Daumesnil étaient prêts à les mettre d’accord en leur faisant sentir à toutes deux, la pesée brutale de l’ordre. Les deux têtes de colonne sont maintenant face à face. De toutes parts jaillissent les mêmes cris. Les mêmes chants sont repris en chœur. Des mains se serrent. Les têtes de colonne se confondent. Ce n’est pas la collision, c’est la fraternisation. Par une sorte de vague de fond, l’instinct populaire, la volonté populaire avaient imposé l’unité d’action des travailleurs organisés pour la défense de la République. L’étonnante journée s’achevait ainsi par la plus inattendue des victoires. Le peuple de Paris n’avait pas seule ment montré sa force. Il avait dicté leur devoir aux formations politiques et syndicales qui se réclamaient de lui. La réponse à l’attentat fasciste était complète. La République était sauvée. Pour un peu plus de six ans.

Une du Populaire au lendemain des manifestations ouvrières du 12 février 1934 – source : RetroNews-BnF

On le sait aujourd’hui : cet événement fondateur sera l’origine directe du Front populaire – dont on oublie volontiers qu’il a d’abord été un front antifasciste dont le mot d’ordre prioritaire était le désarmement et la dissolution les ligues. Mais tout un chemin sera nécessaire pour y parvenir. Prenant le contre-pied de l’appréciation pessimiste du Komintern sur le caractère inéluctable du glissement au fascisme – appréciation que le succès du 12 février permettait de démentir –, L’Humanité titrera bien en une de son édition du 13 que « L’unité d’action arrêtera le fascisme », mais évoquant les six manifestants communistes abattus par la police le 9 février, Paul Vaillant- Couturier, pourtant peu porté par tempérament sur le sectarisme, et qui sera bientôt le représentant typique de l’ethos unitaire des années suivantes, tiendra à rappeler dans un article du 17 : « Nous n’oublions pas que nos camarades ont été tués par des balles payées sur les crédits votés par les élus socialistes ».

Par une sorte de vague de fond, la volonté populaire avait imposé l’unité d’action des travailleurs organisés pour la défense de la République. Le peuple de Paris n’avait pas seulement montré sa force. Il avait dicté leur devoir aux formations politiques et syndicales qui se réclamaient de lui.

Léon Blum

Du côté socialiste, dont l’aile droite représente environ les deux tiers – et dont une partie, les « néos » de Marcel Déat, s’écartent des fondements mêmes du socialisme –, les réticences à l’unité d’action sont grandes. Elles le sont plus encore à la CGT, dont certains cadres sont fortement influencés par ces « néos » de la SFIO qui accompagneront bientôt avec enthousiasme la « révolution nationale » de Vichy. Les pro- messes de « réforme de l’État » de Doumergue ne les laissent pas insensibles. Mais le plus spectaculaire des retournements stratégiques est clairement celui du parti communiste : « Moins de quinze jours après les événements, note Serge Wolikow, G. Monmousseau reconnaît, devant le Présidium à Moscou, que le parti a critiqué à tort Daladier. » Ce n’est pourtant qu’à pas comptés que le PCF sortira de la « troisième période », bien qu’il soit certain que d’aucuns de ses dirigeants de premier plan n’y étaient guère à l’aise – singulièrement Maurice Thorez et Benoît Frachon. Les documents cités par Marc Bernard montrent comment, dans le feu de l’action, le PCF campait sur ses positions sectaires ; mais il ne mesure pas à quel point c’est pour une part décisive sous la pression de l’Internationale, qui reprochait encore peu auparavant au PCF d’être trop peu ferme dans son application de la politique « classe contre classe ».

Le changement de ligne qu’il voudrait voir se réaliser – c’est la leçon essentielle de son livre

L’Internationale communiste elle-même évolue petit à petit. Dès le mois de mai, elle évoque la possibilité pour le PCF de prendre langue avec la direction socialiste. L’un de ses dirigeants, Manouilski, propose ainsi : « Quand les fascistes convoquent une réunion, adresser un appel au CC de la social-démocratie en disant : voilà, sur telle base nous sommes prêts pour engager une lutte commune contre le fascisme qui menace la classe ouvrière

Rendant compte de cette proposition, L’Humanité emploie dans son titre une expression nouvelle : « À tout prix, battre le fascisme. Pour un large Front populaire antifasciste ». Cette expression sera reprise chaque jour, jusqu’à s’imposer dans les consciences. Elle concerne bien sûr les partis ouvriers, mais, centrée sur l’antifascisme, elle englobe même le parti radical, représentant politique des classes moyennes, qui vit mal sa participation au gouvernement Doumergue. C’est pour le PCF une nouveauté de grande amplitude – et le Komintern craint qu’il n’ait en l’occurrence les yeux plus gros que le ventre, du haut de ses quelque 40 000 adhérents, qui lui donnent une place très minoritaire dans l’alliance qu’il pro- pose. Mais la démarche suit son chemin et, en 1935, au VIIe Congrès du Komintern, Maurice Thorez sera la grande vedette et le principal porte-parole, à travers l’expérience française, du cours nouveau qui reconfigurera la politique communiste dans le monde entier. Entre 1934 et 1937, le PCF va multiplier par dix le nombre de ses membres.

C’est une véritable refondation de ce parti : à l’approche de la Seconde Guerre mondiale et des combats de la Résistance, 90 % des communistes français le seront devenus sur la base de cette nouvelle politique, unitaire et antifasciste, fortement marquée par un souci national et démocratique, et mettant dans la pratique entre parenthèses son ambition révolutionnaire. On n’entendra plus dans ses cortèges le mot d’ordre de la manifestation du 9 février, « Les soviets partout ! ». Et pendant plus de trente ans, on ne verra que rarement l’horizon du parti communiste s’élever au-dessus des ambitions du Front populaire. L’expression « la gauche » va dans la même période être infléchie, pour désigner ce que Marc Bernard appelle en 1934 l’extrême gauche, quand ce qu’il appelle « la gauche », celle du Cartel, deviendra vite un genre de centre droit. Ce qui naît dans les combats de rue et les manifestations de masse de février 1934 est donc la configuration politique qui dominera en France pour le reste du siècle, même si elle reste encore envisagée à travers le vocabulaire de l’époque qui précède – comme avec l’évocation du succès de la République tant sur le fascisme que sur les autres tendances révolutionnaires.

Quant au fascisme lui-même, s’il prend avec la riposte ouvrière un coup décisif qui l’écarte du pouvoir en révélant une assise de masse somme toute limitée, non seulement il ne disparaît pas pour autant, pas plus qu’il ne disparaîtra du seul fait de la dissolution des ligues par le Front populaire, mais il prendra six ans plus tard une revanche provisoire, avec la « révolution nationale » du régime de Vichy. Les représentants du patronat qui clamaient fièrement en 1936 « Plutôt Hitler que le Front populaire ! » auront satisfaction. Mais, même à cette époque, le gouvernement sera plus assuré par des secteurs de la droite classique, dont Laval est un bon représentant, que par les fascistes eux- mêmes, qui soutiendront le régime à travers une reconfiguration paradoxale, puisqu’on y trouvera pêle-mêle des nationalistes de l’Action française, favorables à Pétain mais hostiles à l’Allemagne, et des hommes comme Doriot, passés dans une évolution qui demeure mystérieuse de la lutte pour la révolution mondiale et l’émancipation humaine à l’enthousiasme pour le nazisme et la complicité active dans son entreprise criminelle.

Ce qui naît dans les combats de rue et les manifestations de masse de février 1934 est la configuration politique qui dominera en France pour le reste du siècle.

Parmi les leçons politiques des Journées ouvrières des 9 et 12 février, le récit fait par Léon Blum de la fraternisation du 12 février en suggère une de grande portée lorsqu’il écrit : « Par une sorte de vague de fond, l’instinct populaire, la volonté populaire avaient imposé l’unité d’action des travailleurs organisés ». Ce dont il s’agit ici, c’est de la puissance de la foule, des masses, à l’égard des directions mêmes des organisations prétendant les représenter. Marx, auquel se réfèrent en ce temps les socialistes comme les communistes, l’avait pourtant bien dit, sans que ses disciples déclarés en tirent toujours toutes les conséquences : ce sont les masses qui font l’histoire ; ce n’est ainsi pas sans un certain paradoxe que se manifeste en permanence une profonde réticence de ces organisations à se laisser « déborder » : les plus belles victoires populaires n’ont lieu que quand ce débordement advient. Cela avait été le cas dans la Russie de 1917, et c’est cela qui avait manqué dans l’Allemagne des années 1920.

L’unité d’action des travailleurs que l’on trouvait au programme des partis ouvriers visait précisément les travailleurs conscients mais souvent politiquement inorganisés, c’est-à-dire des gens comme ceux qui défilaient le 12 février : on n’y comptait pas simplement des militants actifs des organisations elles-mêmes, mais bien des masses qui entendaient s’opposer à la tentative de coup de force fasciste, pour partie sans doute par l’effet de ce que Blum appelle leur « instinct populaire », mais aussi, assurément, par celui de leur réflexion, de leur expérience, de la connaissance qu’ils avaient de ce qui se passait en Allemagne, de la conscience claire que deux camps s’opposaient et que si le leur ne l’emportait pas, celui de la bourgeoisie n’hésiterait pas à s’appuyer sur la force brutale pour l’écraser durablement.

Ce sont les masses qui font l’histoire. Ce n’est ainsi pas sans un certain paradoxe que se manifeste en permanence une profonde réticence des organisations politiques à se laisser « déborder » : les plus belles victoires populaires n’ont lieu que quand ce débordement advient.

Ce qui opposait les organisations entre elles – la CGTU à la CGT, la SFIC à la SFIO – pouvait leur sembler important, et l’était parfois, mais ce n’était pas alors pour eux l’essentiel. C’est le sens de ces propos d’un manifestant rapporté par Marc Bernard : « Aucun intérêt réel ne nous oppose les uns aux autres ; mille liens au contraire devraient nous unir. Quand les chefs politiques le comprendront-ils ? » La fraternisation, les embrassades qui clôturent la marche du 12 février et annoncent le Front populaire peuvent bien sembler étranges, imprévues, voire stupéfiantes pour les observateurs les plus politisés, qu’il s’agisse des dirigeants des organisations ouvrières elles-mêmes ou des observateurs extérieurs mais attentifs comme Marc Bernard ; elles apparaissent à la foule qui en est l’actrice, aux masses ouvrières, comme toutes naturelles. Le sentiment spontané de la foule est celui de son unité. Et ceux-là mêmes qui se voulaient l’avant- garde du mouvement ouvrier vont être conduits à suivre les masses. Le sentiment spontané de l’unité nécessaire l’emportera sur les raisons articulées et théorisées de ne pas la faire. C’est seulement lorsque le parti communiste se sera mis au diapason de la classe ouvrière qu’il deviendra attractif pour elle.

Toute la dialectique entre stratégie raisonnée et puissance des masses lorsqu’un choix politique prend la force de l’évidence se manifeste ainsi dans cet évènement fondateur : lorsque les masses se soulèvent, elles peuvent faire preuve de plus d’intelligence politique, voir plus clair que leurs avant-gardes autoproclamées. Les moments de lutte, de mobilisation populaire sont ceux où peuvent émerger les plus belles manifestations de la conscience de classe : c’est alors qu’il appartient à ceux qui s’efforcent de la penser de leur emboîter le pas sans demeurer à la traîne, sans se tenir, comme le dirigeant communiste Renaud Jean le déplorait, « à la remorque des masses », quitte à rectifier leur propre réflexion devant la réalité flamboyante et têtue des évènements.

Avec les journées ouvrières des 9 et 12 février 1934, les masses ont fait l’histoire. À leur écoute, les forces organisées du mouvement ouvrier auront appris cette leçon : l’impérieuse obligation de faire front.


Photographie de couverture : Manifestation de la SFIO le 12 février 1934. Crédits : BNF Gallica.

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