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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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26.04.2024 à 20:07
Sacha Todorov
Texte intégral (5293 mots)
Temps de lecture : 26 minutes

Alors que la pensée écologique questionne aujourd’hui de façon croissante la création artistique dans toutes ses dimensions — des matériaux employés aux histoires racontées, en passant par les dispositifs de médiation et jusqu’à la finalité même de l’œuvre d’art —, suscitant un important renouvellement des formes et des pratiques, on ne cesse de redécouvrir des précurseurs, artistes ayant intégré à leurs œuvres des problématiques écologiques bien avant l’époque actuelle. Il en est ainsi de la rencontre entre la pensée écologique et le théâtre : si, « au cours de ces dernières années le nombre de spectacles, publications, colloques et autres rencontres professionnelles consacrés aux problématiques écologiques s’est considérablement accruReinhabitory Theater, active à cette époque en Californie, et que cet article entend présenter pour la première fois au lectorat francophone. Son caractère confidentiel explique qu’elle ne soit pas entrée jusqu’à présent dans l’histoire théâtrale

De la San Francisco Mime Troupe au Reinhabitory Theater : sur la piste d’une troupe de théâtre militante

La troupe du Reinhabitory Theater fut active en Californie de 1975 à 1977 ; mais elle ne saurait être comprise sans être replacée dans son histoire longue, la plupart de ses membres ayant fait partie, au cours des années 1960, de la San Francisco Mime Troupe et/ou du groupe des Diggers

La San Francisco Mime Troupe

Fondée par Ron Davis, un élève du mime Étienne Decroux, en 1959, la San Francisco Mime Troupe mène dans la ville du même nom un « théâtre de protestation et de propagandeLa Farce de Maître Pathelin, Molière, Goldoni), adaptées aux enjeux américains, tantôt des créations originales : dans les deux cas, l’un des acteurs de la troupe, Peter Berg, s’affirme comme le principal dramaturge. Le style de jeu de la troupe est très marqué par le mime et la commedia dell’arte, Ron Davis étant convaincu que « c’est aux actions physiques d’exprimer les significations essentielles [car] l’action physique touche le public de manière sensibleReinhabitory Theater. Ils se servent également d’un cranky, sorte de panneau muni d’une manivelle permettant d’y faire dérouler des images de toutes sortes

En 1966, Ron Davis publie un manifeste qui fait date aux Etats-Unis, et dont le titre est trouvé par Peter Berg : « Le théâtre de guérillaLa Guerre de guérilla du Che Guevara, paru aux États-Unis en 1961). Outre un certain nombre de conseils pratiques pour faire du théâtre « social » ou « radical » avec peu de moyens, on y trouve l’idée qu’une compagnie de théâtre de guérilla doit concevoir son travail sous le triptyque « enseigner ; montrer la voie du changement ; donner l’exemple du changement » : « Le comportement public ne doit pas se distinguer du comportement privé. Fais en public ce que tu fais en privé, ou alors cesse de le faire en privé

« Soyons très clairs. Vous pouvez critiquer, débattre, donner votre avis sur certains problèmes en société, vous serez accepté aussi longtemps que vous ne serez pas efficace

Ron Davis

Cette obsession pour ce qu’on pourrait appeler la performativité de la performance, l’idée d’un impact réel de la représentation théâtrale sur le monde, fait en réalité débat au sein de la San Francisco Mime Troupe ; et ses partisans plus radicaux, Peter Berg en tête, finissent par quitter celle-ci, rompre avec Davis, accusé d’être trop attaché aux séparations entre la scène et la salle et entre le théâtre et la vie, et par s’investir dans l’aventure des Diggers.

Les Diggers

Les Diggers sont plus qu’une autre troupe de théâtre. Sous ce nom, emprunté à un groupe de paysans ayant brièvement tenté une réappropriation des terrains communaux dans l’Angleterre du xviie siècle, sont d’abord publiés des textes, les Digger Papers, écrits par des membres de la Mime Troupe, Billy Murcott et Emmett Grogan (dont l’autobiographie romancée Ringolevio allait devenir culte dans les années 1970

Puis sont organisés, par ce collectif, qui jusqu’au bout revendique son anonymat et sa totale ouverture (« être un Digger c’est se dire soi-même Digger. […] Qui veut, peut être un DiggerFree Food, une distribution de repas gratuits tous les jours dans un parc de San Francisco, non pas dans un esprit de charité mais d’incarnation d’une société post–capitaliste. « Il s’agissait de faire ce dont on avait envie, pour ses propres raisons. Si on voulait vivre dans un monde où la nourriture est gratuite, alors il fallait le créer et s’y impliquer » raconte ainsi l’un des Diggers, Peter CoyoteIntersection Game, où des marionnettes construites par Robert La Morticello de la Mime Troupe bloquent la circulation automobile pour remettre en question « l’usage et la propriété des ruesFree Stores, où quiconque le souhaite peut passer prendre ou déposer gratuitement des marchandises… Autant d’actions réalisées en-dehors du cadre traditionnel du théâtre, mais que les Diggers conçoivent comme des life–acts, un théâtre mêlé à la vie réelle et donnant à voir « la façon dont les choses pourraient ou devraient être

Dépassé par la répression policière, mais aussi par l’afflux à San Francisco de dizaines de milliers de jeunes Américains plus venus là pour profiter de la drogue à bas prix que pour renverser le capitalisme, le collectif des Diggers s’auto–dissout après le Summer of Love de 1967. Parmi ses membres, nombreux sont ceux qui tentent alors le retour à la terre, c’est-à-dire « de vivre en-dehors de la société de consommation, d’expérimenter l’autarcie et de tenter le virage radical du consommateur au producteur en étant soi-même à la source de ses propres moyens de subsistanceBlack Bear Ranch

Le biorégionalisme

Le biorégionalisme peut être défini comme une redéfinition des régions géographiques à l’aune de critères écologiques — zone d’habitat d’espèces animales ou végétales, bassin-versant d’un fleuve, etc. — et bien sûr, les interdépendances s’y étant nouées. Au moment de son émergence dans les années 1970, il s’accompagne de l’idée que les biorégions devraient être le principal échelon politique des sociétés humaines, au détriment des frontières étatiques ou administratives actuelles (un mouvement en faveur de l’indépendance de la Cascadie, une biorégion à cheval sur les États-Unis et le Canada et définie par la chaîne de montagne des Cascades, apparut ainsi à l’époque et est toujours actif aujourd’hui). Fait à souligner, il ne s’agit donc pas d’une écologie du type « parcs nationaux », séparant espaces « naturels » préservés et espaces humains urbanisés, mais d’une réorientation des principales organisations politiques humaines en fonction de critères éco–territoriaux. En France, l’idée fut d’abord récupérée par l’extrême-droite (« parce que défendre l’idée d’un territoire comme lieu de vie permet également d’en exclure ceux que l’on ne veut pas y voir

À lire aussi sur Terrestres, un entretien avec Mathias Rollot,« Face à la bataille de l’eau, l’hypothèse biorégionaliste », avril 2023.

Ce concept est indissociable de celui de « vivre–sur–place » ou « vivre–dans–un–lieu » (living–in–place), à savoir un mode d’habitation « conservant un équilibre entre les vies humaines, les autres êtres vivants, et les processus planétaires — saisons, météo, cycles de l’eau — […], aux antipodes d’une société qui se fabrique une vie (makes a living) à travers l’exploitation court-termiste et destructrice du pays et de la viede facto été maîtrisé par la plupart des groupes humains au cours de l’histoire (et notamment, pour ce qui concerne l’Amérique du Nord, par les populations amérindiennes) jusqu’à l’avènement de la révolution industrielle au sein des sociétés occidentales ; par conséquent, ces dernières devraient donc apprendre à « réhabiter », c’est-à-dire à habiter une biorégion dans le respect de son équilibre écologique

Couverture de Reinhabiting a Separate Country. A Bioregional Anthology of Northern California, Peter Berg, 1978

« Biorégionalisme », « vivre–dans–un–lieu », « réhabiter » : Peter Berg est généralement reconnu comme l’inventeur de ces concepts. Signalons toutefois l’influence manifeste de Gary Snyder, compagnon de route des Diggers, poète membre de la Beat Generation, auteur notamment de Turtle Island (1974) qui lui valut le prix Pulitzer l’année suivante, et qui partageait avec Berg et Goldhaft (ou leur avait inspiré ?) « l’idée d’une renaissance culturelle et écologique d’inspiration amérindienne pour toute l’Amérique du Nord

Sur Terrestres, lire aussi le texte de Gary Snyder,« Accéder au bassin-versant », septembre 2020.

Le Reinhabitory Theater

En 1973, de retour à San Francisco, Peter Berg et Judy Goldhaft fondent Planet Drum, une association dévolue à la promotion du biorégionalisme (et toujours active aujourd’hui) ; et en 1975, ils lancent le Reinhabitory Theater, une petite troupe de théâtre dont le projet pouvait se définir comme une promotion du biorégionalisme et de la reinhabitation via le théâtreDiggers), elle se consacra pendant trois ans à des workshops et à la mise en scène et à la tournée d’un spectacle, intitulé Northern California Stories

John Robb et Kent Minault lors d’une représentation à San Bruno Mountain (San Francisco), 1976 – © Edmund Shea

C’est par les workshops, dirigés par Judy Goldhaft, que cette aventure a commencé : il s’agissait de cours de mime, focalisés sur les comportements animaux — principalement des mammifères et des oiseaux, tous endémiques de la Californie du Nord. Aux antipodes d’un travail de mime codifié, ils étaient nourris des études éthologiques les plus récentes, ainsi que d’observations directes, dans les zoos ou dans des environnements sauvages. L’idée sous-jacente était qu’incarner ainsi coyotes, ours ou renards argentés, comprendre le plus finement possible l’organisation de leur corps ou leur mode de déplacement, permettait de s’approcher de leur point de vue sur le monde, et donc de s’ouvrir à des perspectives multi–spécifiques.

Le spectacle Northern California Stories se construisit sur cette base. Il s’agissait d’un spectacle à géométrie variable, composé d’une vingtaine de sketchs, présentés ou pas en fonction de l’avancement de leur écriture et/ou de la disponibilité des comédiens. Judy Goldhaft en est la metteuse en scène, et les textes semblent avoir été principalement écrits par Peter Berg et Lenore Kandel (poétesse importante de la Beat Generation et ex–Digger), tout en laissant une place à l’écriture collective.

Les sketchs qu’on y trouve — jamais publiés, mais dont j’ai pu consulter les brochures des comédiens ainsi que des captations vidéos des répétitions et des représentations — sont de trois principaux types : histoires issues des mythologies amérindiennes, interventions pédagogiques sur l’écologie de la Californie, et créations originales.

Les adaptations de récits issus de mythologies amérindiennes, et plus spécifiquement de mythologies de peuples de la Côte Ouest (Pomo, Maidu, Karok et Pit River

Voici par exemple la première scène du spectacle, qui évoque un mythe de création du monde des Pit Rivers :

BILL. Qu’est-ce que c’est que cette chose que les Blancs appellent Dieu ? Ils en parlent tout le temps, bon dieu ci, et bon dieu ça, et nom de dieu, et dieu a créé le monde… Qui est ce dieu, Doc ? Ils disent que Coyote est le Dieu Indien, mais si je leur dis que Dieu est Coyote, ils se fâchent. Pourquoi ?

DOC. Ecoute, Bill, dis-moi… Est-ce que les Indiens pensent, vraiment, que Coyote a fait le monde ? Je veux dire, est-ce qu’ils le pensent pour de vrai ? Est-ce que toi tu le penses pour de vrai ?

BILL. Mais bien sûr… Pourquoi pas ?… En tout cas, c’est ce que les personnes âgées ont toujours dit… mais ils ne racontent pas tous la même histoire. Voilà une de celles que j’ai entendues : on aurait dit qu’il n’y avait rien nulle part qu’une sorte de brouillard. Un brouillard mêlé d’eau, dit-on, pas de terre où que ce soit, et voilà Renard Argenté…

DOC. Tu veux dire  Coyote ?

BILL. Non, non, je veux dire Renard Argenté. Coyote, c’est après. Tu verras. Pour l’instant, quelque part dans ce brouillard, on dit que Renard Argenté errait et se sentait seul. (Bill se change en Renard Argenté) J’aimerais rencontrer quelqu’un ! (Doc se change en Coyote) Je pensais bien rencontrer quelqu’un ! Où voyages-tu ?

DOC. Où voyages-tu, TOI ? Pourquoi voyages-tu comme ça

On peut pointer ici un petit raccourci dans la pensée de Berg : aussi multi–spécifiques soient-ils, les mythes des Pit Rivers ne se situaient nullement dans une perspective de réalisme éthologique — Renard argenté crée le monde, Lézard donne des coups de bâton à Coyote, Taupe fume du tabac, etc. Néanmoins, on ne saurait donner tort à Berg de les trouver moins anthropocentriques que les mythologies occidentales modernes.

Peter Coyote et Marlow Hotchkiss jouant la scène “Coyote et Renard Argenté”, 1977 – © Erik Weber

Les interventions pédagogiques étaient menées par Peter Berg, sous le nom ironique de « Fred-full–of–facts ». Muni d’un cranky présentant des illustrations diverses comme à l’époque de la San Francisco Mime Troupe, Berg cherchait à développer chez les spectateurs une conscience écologique du lieu où ils habitaient, à savoir le nord de la Californie — « pays à part

Enfin, plusieurs textes originaux — une chanson décrivant le cycle de l’eau, des poèmes évoquant les animaux et les cycles naturels —  émaillaient le spectacle. L’un d’eux, généralement joué en clôture du spectacle, se détache par sa longueur et sa qualité : « Le lynx et les poulets », un sketch inspiré d’une anecdote ayant eu lieu dans le ranch de Gary Snyder (où une représentation du spectacle eut d’ailleurs lieu), le seul à avoir lieu dans un univers contemporain et non un temps mythique. Il raconte les mésaventures d’un couple de néo-ruraux, Branch et Crystal, aux prises avec un lynx dévastant leur poulailler. J’en traduis ici la première page, où les acteurs présentent aux spectateurs leurs personnages, non sans ironie envers la naïveté de ceux-ci :

OUVERTURE

LYNX. J’ai toujours vécu ici.

BRANCH. Je m’appelle Branch. Je voulais m’enraciner quelque part. Je ne supportais plus d’être enfermé en ville.

CRYSTAL. Je m’appelle Crystal. Je suis venue ici pour faire pousser des légumes. Je voulais sortir du bruit, des embouteillages et de la pollution de la ville.

POULE. Quand je suis arrivée de la ferme de Petaluma, je n’avais jamais vu la nuit. Maintenant qu’ils ont enlevé le speed de ma nourriture, je peux enfin dormir !

AUTRE POULE. Comme tant d’autres, moi aussi je suis née à Petaluma.

[…]

AUTRE POULE. Je me suis échappée du laboratoire du colonel Sanders. Je n’en finis pas de briser ma coquille.

COQ. Je viens de l’une des meilleures familles de la vallée. Cela fait deux ans que je suis avec Branch et Crystal. Je protège les poules, et je m’assure que les œufs sont fertiles.

SCÈNE I

Basse-cour. Les poules dorment… Le coq les réveille… Il les compte… Elles mangent… Alerte… Tout va bien… Alerte… Alerte rouge… Le lynx tue une poule.

SCÈNE II

CRYSTAL. Le lynx a encore tué une poule ! C’est la quatrième ! Non, ne le dis pas.

Branch mime une palissade. 

CRYSTAL. Non, je ne veux pas être séparée de la forêt

Au cœur de problématiques écologiques concrètes, en prise directe avec des enjeux auxquels étaient confrontés les spectateurs, machine à jouer d’une grande puissance comique : cette scène peut être considérée comme la plus réussie du Reinhabitory Theater.

On l’aura compris, cette aventure ne brille pas par son volume ! Mais elle recèle au moins trois innovations intéressantes du point de vue de ce que fait au théâtre une perspective écologique : une innovation vis-à-vis des histoires racontées, une autre vis-à-vis des rôles incarnés, et une troisième vis-à-vis du lieu de la représentation.

Changer d’histoires : des récits multi-spécifiques

L’essentiel des Northern California Stories repose, on l’a dit, sur des adaptations de récits issus des mythologies amérindiennes de la Côte Ouest. De nos jours, une telle démarche aux États-Unis soulèverait immanquablement la question de l’appropriation culturelle — à la fois en amont, puisque Berg et Kandel ont écrit à partir de textes d’anthropologues blancs sans consulter les populations concernées, et en aval, puisque tous les membres de la troupe sont blancs eux aussi. Du point de vue des Karok (par exemple), on pourrait dire qu’on reste dans une configuration coloniale, où des Américains extraient une chose qui les intéresse d’une culture qui n’est pas la leur, la transplantent dans un contexte dont les Karok sont absents et lui font dire autre chose que sa signification d’origine. Signalons toutefois qu’on est ici aux antipodes des cas les plus polémiques du genre (comme les sous-vêtements à « imprimé Navajo » de la marque Urban Outfitters

Au-delà de l’avis des populations concernées, la question se pose de la capacité des spectateurs baignant dans une culture occidentale à approcher l’équilibre écologique du mode de vie amérindien par la simple connaissance de ces mythes. Comme l’écrivent Fred Bozzi et Martin Mongin dans un article récent consacré à la vogue actuelle, au sein des milieux écologistes, des ouvrages d’anthropologie (tels ceux de Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Barbara Glowczewski, Florence Brunois, Nastassja Martin, Eduardo Kohn, etc.) :

Ces mythes tellement évocateurs pour nous sont toujours, chez ceux qui les cultivent, plus que des mythes. Ils sont inséparables d’une expérience vécue, d’une praxis, d’un rapport intégral au monde et au temps long de l’histoire collective. En ce qui nous concerne donc, les anthropologues l’indiquent, nous ne pouvons en avoir qu’une approche extérieure et spectaculaire.

Fred Bozzi et Martin Mongin, « Sorcières et sourciers : de quels mythes avons-nous besoin ? »,
Terrestres, 25 février 2022

Mais dans une certaine mesure, Berg semble conscient de ces écueils : « Des représentations par le théâtre réhabitant d’ “histoires de coyote”, indique-t-il, ne devraient pas chercher à imiter la religion karok originelle (native), mais elles devraient invoquer un esprit de création perpétuelle pour montrer la relation d’interdépendance qui unit les êtres humains aux autres espèces

Changer de rôles : incarner les non-humains

Adopter une perspective biorégionaliste, c’est s’intéresser aux non-humains, au premier rang desquels les animaux ; en le faisant au théâtre, la troupe du Reinhabitory Theater a choisi d’incarner ceux-ci par les acteurs. Ces derniers n’ont bien entendu pas été les premiers à jouer des animauxSan Francisco Mime Troupe.

Judy Goldhafdt et Muniera Kadrie jouant « Coyote et Taupe », 1977 – © Erik Weber

D’autres choix de mise en scène sont évidemment possibles, mais celui-ci a l’intérêt de pousser les comédiens à observer les animaux, à analyser le fonctionnement de leur anatomie — encore aujourd’hui, Judy Goldhaft est ainsi capable de mimer différents oiseaux par les nuances de leurs battements d’ailes ; et ce faisant, à ouvrir des chemins d’empathie inter-espèces, dans un sens ou dans l’autre (l’enjeu initial étant bien sûr d’augmenter l’empathie humaine envers les non-humains ; mais les acteurs que j’ai rencontrés riaient encore d’une représentation où les imitations de Coyote et Renard avaient suscité une surexcitation telle chez les chiens présents parmi l’auditoire qu’ils avaient interrompu la représentation).

Changer le rapport au lieu de la représentation : un théâtre situé

Enfin, la dernière innovation significative du Reinhabitory Theater me semble être son ancrage territorial. Il s’agissait de jouer en Californie du Nord, pour les habitants de ce territoire, un spectacle destiné à les aider à mieux connaître et mieux habiter celui-ci, autrement dit à « emmener les communautés des lieux où ils allaient vers l’expérience de vivre dans une perspective biorégionalePlanet Drum, l’association fondée par Berg et Goldhaft, il s’agissait, par le théâtre, de faire communauté (c’est l’héritage des Diggers), d’aider le mouvement écologiste qui ne s’appelait pas encore ainsi à faire réseau, à se reconnaître lui-même ; et notamment d’apporter « une réponse directe au mouvement de retour à la terre des années [19]60 et [19]70, au cours duquel des gens des villes ont choisi de s’installer à la campagne pour devenir fermiers. Comme le dit Goldhaft, « ils étaient très peu soutenus, et ce théâtre a été conçu pour qu’ils sachent que ce qu’ils faisaient était important

Même si la troupe a joué dans différents lieux au sein de la Californie du Nord, on est donc ici dans une logique aux antipodes de celles de la « tournée » classique d’une pièce de théâtre : c’est ce qui rend le spectacle Northern California Stories inadapté à des représentations dans d’autres régions des États-Unis et a fortiori sur les scènes françaises, sauf à en faire une adaptation allant jusqu’à la réinvention intégrale.

De la Californie à la France : des pistes pour de nouveaux récits multispécifiques ?

De cette réinvention, je propose ici de défricher quelques pistes. L’idée d’un « théâtre situé » soulève des questions intéressantes : on voit que la tournée théâtrale, telle qu’elle existe aujourd’hui en France de façon structurante (subventions corrélées au nombre de dates de tournée, au fait de tourner dans plusieurs départements, etc.), apparaît peu compatible avec cette recherche d’échanges et de connexions entre le spectacle et le lieu où il prend place ; bien au contraire, son outil privilégié, la « boîte noire », conçue pour être identique partout, est le symbole le plus poussé d’une volonté de faire abstraction du contexte. À rebours, il n’est bien sûr pas étonnant que la troupe du Reinhabitory Theater ait privilégié les représentations en plein air (et le plus souvent en dehors des théâtres) ; et le renouveau que l’on constate en France depuis une dizaine d’années du côté du théâtre-paysage (Alexandre Koutchevsky, Mathilde Delahaye, Clara Hédouin) ou des festivals de théâtre « de proximité

D’autre part, en ce qui concerne la question d’un imaginaire multispécifique local à (re)découvrir, plusieurs pistes peuvent être explorées. Certes, il a été dit et répété que la cosmologie chrétienne, dominante en Europe et notamment en France, accorde (aux antipodes de toute perspective multispécifique) une place essentielle à l’idée d’une Terre mise par Dieu à la disposition de l’Homme seul ; et, pour cette raison entre autres, la pensée écologique a d’ailleurs, depuis l’article fondateur de Lynn White, souvent mis le christianisme à la « racine historique de notre crise écologique

Mais, comme le rappelle l’anthropologue Charles Stépanoff, cette cosmologie chrétienne n’a jamais fait disparaître des traditions populaires bien plus multispécifiques :

Nous croyons pouvoir résumer les croyances populaires au christianisme officiel, celui des théologiens, des prêtres et des gens éduqués. Or cette religion de l’écrit a été extrêmement minoritaire pendant de nombreux siècles. […] Les traditions populaires étaient porteuses d’une tout autre vision sur l’univers quotidien. Les récits paysans décrivent un temps du mythe où les animaux étaient des humains : le rossignol était une bergère qui, métamorphosée en oiseau, continue d’appeler ses bêtes ; la taupe, l’ours, les phoques ont un passé humain. […] Tous ces mythes s’emploient à tisser des liens généalogiques et analogiques entre les humains et les animaux et forment un contraste frappant par rapport à la division métaphysique rigide entre nature et culture qui définit l’ontologie moderne

Et Stépanoff d’orienter l’enquête (des anthropologues mais aussi, en ce qui nous concerne, des artistes en quête d’imaginaires multispécifiques locaux) « vers un monde mal connu et considéré comme défunt […], celui des traditions orales et de la religion populaire

Dans la même perspective, on peut regarder d’un œil nouveau toutes les mythologies impliquant les créatures surnaturelles. Comme le rappelle l’historien Fabrice Mouthon :

Les dames des lacs ou fées, comme les hommes sauvages, mais aussi les nains et les elfes en pays germaniques sont avant tout des génies du terroir, c’est-à-dire des créatures imaginaires personnifiant les forces de la nature. Les fées sont généralement les gardiennes des eaux, parfois des montagnes

L’historien Claude Lecouteux

Enfin, si l’on cherchait des histoires multispécifiques non pas dans les mythologies locales mais, sur le modèle de la scène « Le lynx et les poulets », dans les luttes actuelles, on pourrait s’intéresser « aux histoires des gens qui explorent des modes de vie post-industriels, comme les gens ayant fait le retour à la terre dans les Pyrénées ou les personnes vivant à Notre-Dame-des-LandesLa Recomposition des mondes

Ainsi, en suivant la piste du lynx californien, la question de la cohabitation dans la France d’aujourd’hui entre communautés humaines et grands prédateurs — réintroduction de l’ours dans les Pyrénées, retour (timide) du loup au niveau national, voire présence croissante du renard dans les grandes villes, etc. — pourrait faire l’objet de spectacles de théâtre réhabitant qui seraient passionnants à voir, et dont l’impact politique, pour peu qu’ils parviennent à exprimer l’ensemble des points de vue en présence et qu’ils soient conçus en dialogue avec les populations concernées, ne saurait être sous-estimé.

Pour poursuivre votre lecture, retrouvez toutes les publications d’Alessandro Pignocchi dans la revue Terrestres.


Pour aller plus loin, vous pouvez également télécharger la bibliographie complète de l’article ici.


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Notes

19.04.2024 à 08:50
Les Soulèvements de la terre
Texte intégral (2668 mots)
Temps de lecture : 8 minutes

Ces bonnes feuilles reprennent un chapitre — ici enrichi de photographies — du livre collectif des Soulèvements de la terre, Premières secousses, La Fabrique, 2024.


La Grave, 3 heures du matin. Lampe au front, sac dans le dos, discerner la sente dans la pénombre, accorder les rythmes de marche, être surpris à l’aube par les pipistrelles et les chamois. Nous sommes une quinzaine. Nous vibrons de cette excitation familière des départs en montagne.

Mais, en cette nuit d’octobre 2023, s’ajoute une émotion, d’habitude étrangère à ces escapades au grand air, qui décuple la première : le trac de l’action. Car cette fois-ci le glacier est politique. Tels des saumons, nous remontons à la source glacée de l’eau des vallées, pour bloquer des travaux sur le glacier de la Girose. Nous sommes l’équipe glaciaire des Soulèvements de la terre et aujourd’hui c’est lutte des glaces.

Non au troisième tronçon du téléphérique sur le glacier de la Girose

Après 2 000 mètres de dénivelé, aux environs de midi, nous atteignons le pied du glacier à 3 200 mètres d’altitude, au niveau de l’actuelle arrivée du téléphérique. Nous chaussons nos crampons, formons nos cordées et commençons à cheminer entre les crevasses béantes. Nous sommes dans les Hautes-Alpes, à la lisière du massif des Écrins. Le projet auquel nous nous opposons, c’est le troisième tronçon de téléphérique qui filerait jusqu’à 3 500 mètres, narguant le colosse gelé, hiver comme été. Nous rejoignons au centre du glacier son rognon rocheux aux abords duquel nous déplions tentes et banderoles. Ici doit être érigé le pylône principal du téléphérique. Les travaux préparatoires ont déjà commencé.

Le soir, autour d’une tisane de neige fondue, on se raconte les sommets proches ou lointains, qui changent de figure à mesure que la fonte du permafrost les effondre. On pointe du doigt les moraines qui à nos adolescences accueillaient encore des glaciers, on parle de la neige qui se fait de plus en plus rare. Les Alpes se sont réchauffées de plus de 2 °C depuis le milieu du XIXe siècle, soit deux à trois fois plus vite que le reste du globe.

Mais les réflexes aménagistes énergivores et caractéristiques de la fuite en avant continuent ici autant qu’ailleurs : la SATA – aménageur du projet – a pour objectif affiché de doubler la fréquentation des stations dont elle est gestionnaire d’ici 2030, avec en vue les Jeux olympiques d’hiver. À coups de pelleteuse dans les glaciers pour « sécuriser » les pistes de ski, de pompages illégaux dans les nappes pour abreuver les canons à neige, et de remontées mécaniques pour exploiter toujours plus haut les derniers flocons. Pourtant, comme beaucoup de ses semblables, la SATA ne se prive pas d’user du registre écologique pour défendre son projet. Elle argue qu’il vient remplacer un téléski au fioul… que tout le monde s’accorde à démonter et que la fonte du glacier menace de rendre inutilisable. Elle prétend qu’en contemplant sa fonte depuis les cimes grâce au téléphérique, les visiteurs « prendront conscience ». Comme si c’était de conscience que nous manquions !

Depuis quatre ans, le collectif La Grave autrement (LGA) et diverses associations écologistes luttent contre le projet et proposent des alternatives. Elles multiplient les initiatives : tribunes, réunions, rassemblements, contre-étude financée par crowdfunding, et même un recours pour une plante protégée – ignorée par l’étude d’impact et recensée par le collectif. Mais tout cela n’a pas suffi à enrayer la machine. Un rapprochement avec les Soulèvements de la terre s’est peu à peu opéré, à mesure que les plaidoyers et recours juridiques atteignaient leurs limites. Alors, quand la SATA lance les travaux dès l’automne comme pour marquer son territoire avant l’hiver, nous proposons de constituer une équipe d’action. Un consensus est trouvé avec LGA : pour cette fois, nous bloquerons les travaux sans « dégradation matérielle » afin de ne pas crisper les sensibilités dans la vallée. Au siècle dernier, c’est le tourisme qui a permis de redonner vie et dignité à des vallées marquées par la misère et l’exode rural, et s’attaquer au monde du téléphérique ne se fait pas sans pincettes. Nous marchons sur une ligne de crête : l’intensification du rapport de force ne doit pas oblitérer la possibilité de rassembler tout le monde autour de la table pour habiter la Grave autrement.

Le temps presse, nous voulons commencer à occuper la semaine suivante. Notre équipe se constitue parmi des habitué·es de la haute montagne : certain·es y pratiquent leur métier et se désolent d’assister à l’effondrement de leur monde ; d’autres y passent leurs vacances et veulent, ici aussi, lutter contre l’artificialisation et la prédation marchande. Certain·es sont rompu·es aux occupations, pour d’autres c’est une première.

Lire aussi sur Terrestres, la tribune des collectifs La Grave Autrement et Mountain Wilderness, « Monsieur le préfet des Hautes-Alpes, », septembre 2023.

ZAD (vraiment) partout

LGA et Mountain Wilderness organisent dès le lendemain du début de l’occupation, un dimanche, une randonnée-mobilisation sur le plateau d’Emparis qui fait face au glacier : une chaîne humaine de plus de 200 personnes salue de loin les« zadpinistes ».

Le lundi matin, nous nous levons aux aurores pour contempler le lever de soleil sur la Meije et surveiller le ciel. L’hélicoptère du chantier vient survoler le rognon rocheux au bord duquel nous campons. Nous montons sur la « drop-zone » pour empêcher l’atterrissage. L’hélicoptère fait demi-tour. Il ne reviendra pas de la semaine. Dans la journée, nous accélérons l’enterrement du projet et recouvrons de pierres et de neige la pelleteuse laissée là, l’immobilisant sous un cairn permafrosté. La joie de s’essayer au land art désobéissant nous fait oublier la frustration de ne pas l’avoir mise hors d’état de nuire de manière plus définitive. Ravis de ce pied de nez à la cellule anti-ZAD de Darmanin, nous aménageons de mieux en mieux notre campement, et discutons de ce que pourrait devenir au printemps ce camp de base pour alpinistes militants.

Comme c’était le cas à Notre-Dame-des-Landes, des paysannes et paysans nous choient, avant la montée et après la descente : on nous réserve joues de chèvres, framboises tardives, œufs, fromages… « Chaque matin en sortant les brebis je regardais la montagne et je pensais à vous là-haut, ça me rendait tellement heureux », nous confie un éleveur-berger. Les vallées voisines ont été copieusement bétonnées dans les dernières décennies. Elles sont devenues des domaines skiables. La subsistance des habitant·es y est menottée à la fréquentation touristique. La rentabilité des remontées mécaniques y est dépendante de la construction de résidences de tourisme, sur des terres dont le prix flambe. Pourtant, il reste ici des gens pour le dénoncer et imaginer l’avenir autrement. Pour favoriser l’agriculture paysanne et une vie digne entre les saisons, les membres de La Grave autrement ont bien d’autres propositions qu’un troisième tronçon de téléphérique.

À la hauteur où nous campons, il fait -10 °C la nuit. Le froid irradie à travers nos tapis de sol. Nous nous nourrissons de semoule et de farine réhydratées de neige fondue. Des cordées viennent nous relayer ou nous ravitailler. Ce n’est ni une terre cultivable, ni une pâture, ni un endroit où habiter. Une zone à défendre mais pas une zone d’autonomie définitive. Il n’y aura pas de reprises de terres, et la seule chose qu’on puisse faire ici c’est passer. À Briançon, à quelques kilomètres de là, celles et ceux qui ont franchi la frontière au péril de leur vie le savent bien.

Mais si ce berger est ému en regardant la montagne que nous occupons, où pourtant il n’amène jamais ses brebis, ce n’est pas uniquement par opposition à l’accaparement des terres de la vallée. C’est sûrement parce qu’il s’y sent lié, comme nous. Lié·es par l’eau qui ruisselle et nous abreuve. Cette part sauvage du monde fait monde avec nous, qu’on la contemple d’en bas ou qu’on l’arpente en haut.

Cet endroit-là nous ne voulons pas l’artificialiser, pas plus que nous ne voulons le sanctuariser. L’usage c’est le passage, et l’époque exige qu’il soit ajusté. Il ne s’agit pas de défendre l’alpinisme (avec ou sans téléphérique la montagne reste une affaire de privilégiés) ni sa tradition malheureusement viriliste (notons au passage qu’une grande majorité d’hommes cis forment notre équipe glaciaire) mais plutôt d’y entrevoir une invite éco-féministe. Sur cette terre il n’y a rien à extraire, à conquérir ou à faire fructifier. Le glacier nous ramène à notre condition de passant·es. Il questionne le rapport à notre milieu et les mots que nous employons pour nous y relationner. Sur cette page supposée blanche, le mot d’occupation nous apparaît soudain dans sa dimension coloniale. Si la formule « reprise de terres » a une valeur stratégique et une histoire dont nous sommes les héritier·ères, cette étendue imprenable nous rappelle qu’aucune terre n’est jamais à prendre.

Nous sommes les glaciers qui se défendent

Bien que des journalistes amis soient montés avec nous, nous prenons tous les jours des photos pour alimenter notre propre récit de l’occupation. Nous usons grassement de la photogénie de la montagne. Pour la première fois, TF1 et BFM s’intéressent à nos luttes sans qu’il y ait d’affrontements avec la police. D’ailleurs, bien qu’une cordée de gendarmes vienne en milieu de semaine nous menacer d’expulsion, nous savons qu’il est très difficile pour la préfecture d’envisager sérieusement à 3 400 mètres d’altitude une expulsion aussi délicate médiatiquement que techniquement. Nous déployons une banderole pailletée : « Nous sommes les glaciers qui se défendent ».

La formule est – à l’instar de cette occupation – à la fois concrète et poétique. Concrète car nos corps empêchent cette semaine un énième aménagement et repoussent la possibilité que des pelleteuses et dameuses ne viennent accélérer la fonte du glacier. Poétique car quoi que nous fassions, il est hélas trop tard pour l’empêcher. Nous ne pouvons qu’essayer de transformer sa fin en une invitation à penser d’autres mondes.

Au fil des années les glaciers se sont retirés, recroquevillés dans les hauteurs. Les scientifiques prévoient que celui de la Girose aura disparu d’ici trente ans. La fin tragique des glaciers n’est pas un simple sujet pour les journaux télévisés. Les glaciers sont le monde que nous sommes en train de perdre : notre histoire engrammée dans leurs couches de glace, l’eau de fonte qui maintient l’étiage des rivières en été et abreuve nos vallées, la force en compression qui retient les montagnes. Pourtant les glaciers ne sont pas nos victimes. Ils sont des puissances dont nous allons devoir faire le deuil. Ils sont l’eau qui va nous manquer. Ils sont l’histoire que nous perdons. Mais ils sont aussi un devenir, celui des nouveaux milieux écologiques qui émergent de leur fonte.

Sur les milieux post-glaciaires, écouter le podcast « Vivre à la lisière des glaces », janvier 2024.

L’humain exploite les montagnes et croit les soumettre en les défigurant en centres de loisir pour riches ou en frontières mortelles. Mais la montagne est une puissance. Elle peut être notre alliée contre ceux qui la ravagent. La formule peut paraître romantique mais quand la neige vient nous relayer pour suspendre les travaux, elle nous vient comme une évidence sensible. Nous redescendons sereinement. L’hiver nous laisse le temps de transmettre les rudiments alpinistes à celles et ceux qui n’ont pas le privilège de les connaître. Le temps d’imaginer un retour là-haut au printemps pour défendre et déprendre la Girose.


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17.04.2024 à 11:28
N. Tiburcio  ·  N. Derossi
Texte intégral (5422 mots)
Temps de lecture : 21 minutes

Certains paysages racontent des histoires hostiles : les sédiments hétéroclites d’un passé et un présent de pillages, de crimes, et de conflits divers. L’Isthme de Tehuantepec héberge certains de ces paysages. Cette bande de terre étroite située entre l’Atlantique et le Pacifique forme un passage entre l’Amérique Centrale et l’Amérique du Nord. Depuis des siècles, ce frêle couloir suscite des convoitises afin d’en faire une une zone stratégique où impulser le commerce transocéanique. Situé dans le sud du Mexique, l’Isthme est devenu célèbre grâce à son potentiel d’expérimentation et d’expansion des mégaprojets d’énergie renouvelable à l’échelle mondiale, notamment pour le développement des fermes éoliennes.

Cette image a été reálisée sur la base de la carte “Megaproyectos en el Istmo de Tehuantepec” de GeoComunes, disponible ici.

Au moins depuis le milieu des années 1990, des projets pilotes y avaient été installés pour tester la faisabilité des parcs énergétiques, permettant peu après la prolifération des centrales éoliennes. Aujourd’hui, plus de 30 parcs ont transformé le paysage local. Dans les textes scientifiques d’ingénierie environnementale, l’Isthme n’est plus que 44.000 mégawatts de capacité énergétique potentielle : sa densité culturelle et sa diversité naturelle sont traduites et réduites à un chiffre de puissance productive. Les analyses de risques des investisseurs parlent à leur tour d’une “zone économique spéciale” et de “retours de capitaux”. Ce qu’ils oublient trop souvent est que dans ce paysage de conditions météorologiques optimales, de promesses pour l’avenir du climat et la stabilité économique, il y a des êtres, humains ou pas, qui y habitent depuis longtemps. Dans ces paysages, il y a aussi des vies en résistance.

L’Isthme n’est plus que 44.000 mégawatts d’énergie potentielle : sa densité culturelle et sa diversité naturelle sont réduites à un chiffre de puissance productive.

Plusieurs reportages journalistiques et études approfondies existent sur les énergies renouvelables, le colonialisme vert, les communautés autochtones de Oaxaca ou même les impacts environnementaux récents dans la région de l’Isthme

Plus de la moitié de la capacité énergétique des parcs est contrôlée par cinq compagnies, dont quatre européennes

Les investissements colossaux visent à transformer l’Isthme en une étroite bande du Progrès, une de ces lignes de connexion globale qui font transiter le capital d’un côté à l’autre.

Les camarades de StopEDF Mexique ont co-organisé récemment une tournée en Europe pour ouvrir des espaces de parole dédiés à des participant.es direct.es des luttes les plus emblématiques de l’Isthme contre l’expansion des éoliennes et du Couloir Trans-océanique. Nous avons voulu faire un geste inverse mais complémentaire : aller là-bas, rencontrer les lieux, les personnes et entendre leurs histoires. En janvier 2023, nous avons réalisé une brève enquête pour rassembler des témoignages fragmentés de la situation actuelle et pour repérer les singularités et les récurrences à San Mateo del Mar, San Francisco Pueblo Viejo et Juchitán de Zaragoza. Cet article est donc une collecte de rumeurs, un écho parmi d’autres qui rassemble les sons que nous avons trouvés au cours de notre marche. Nous avons vu une mosaïque complexe de violences juxtaposées qui pourtant sont affrontées jour après jour avec le digne espoir d’arriver à tisser, ensemble, quelque chose de commun. Ce sont certaines de ces histoires que nous souhaitons partager ici.

Faire subsister des mondes fragiles

La route qui mène à San Mateo del Mar est étrangement peuplée et animée, transitée de tous les côtés par des mototaxis, des calèches tirées par des chevaux, des motos avec trois personnes à bord, des vaches rachitiques, des femmes seaux à la main et paniers sur la tête. La rectitude infinie du chemin interpelle et invite à consulter une carte : comment est-ce qu’on peut avancer si longtemps dans la même direction, au milieu de l’océan ? San Mateo del Mar se trouve sur une mince langue de terre d’une trentaine de kilomètres de long qui sépare l’océan Pacifique de l’Amérique du Nord de la lagune supérieure du Golfe de Tehuantepec. De l’autre côté de la lagune, vers l’Est, une autre péninsule s’étend dans la direction inverse, formant une courbe inusitée, interrompue à peine par un estuaire d’un peu plus de 2 km de large.

C’est dans le périmètre de ce Golfe que des projets de fermes éoliennes ont commencé à voir le jour de manière dispersée il y a désormais plus de vingt ans. Dans certains cas comme celui de La Ventosa, les pales et les poteaux blancs immaculés de 80 mètres de haut s’étalant sur des terrains vides, clôturés et surveillés par caméras, sont une réalité bien installée. En revanche, dans des lieux comme San Mateo del Mar ou San Francisco, des villages situés dans la péninsule opposée, les fermes éoliennes sont visibles seulement dans la ligne lointaine de l’horizon. Cette trêve apparente était précairement maintenue, traversée par les bémols et les antagonismes entre la survie de la cohésion communautaire, les forces de désagrégation sociale et diverses expressions de résistance – des vecteurs multidirectionnels qui demeurent ancrés dans les traits du paysage.

Lire également : Margot Verdier, « Résister à la monoculture minière. Retour sur la lutte de Skouriès en Grèce», Terrestres, janvier 2023.

Regardant vers le soleil levant, les habitant.e.s de San Mateo appellent la mer à gauche « la mer morte », et celle de droite « la mer vivante ». Sur la première, les gens sèment des bâtons blancs en bois, parfois éloignés de la côte de plusieurs dizaines de mètres, pour ancrer leurs cayucos, des canoës colorés d’une capacité de deux ou trois personnes, taillés dans un tronc, propulsés par la force de la rame et celle du vent. Avec des pièces de nylon cousues à la main à partir de bâches ou de sacs en plastique, les pêcheurs improvisent les voiles, hissées chaque aube pour la recherche de poissons. De l’autre côté, celui de la mer vivante, les rafales soufflent avec plus de vigueur et quand les conditions sont favorables, on peut voir les filets de pêche être tirés et placés depuis la rive avec l’aide d’un papalote, un cerf-volant. À San Mateo del Mar, on utilise le vent pour pêcher, les mangroves pour chercher des crevettes, le sable et les pierres pour chasser des crabes. On mange du poisson et des fruits de mer matin, midi et soir. Plusieurs fois par an, des pétales de fleurs sont laissés à la merci de la marée, pour rendre hommage à cet océan qui permet encore leur subsistance. La communauté vit du vent et de la mer, de ces deux mers. Ces eaux sacrées, nous dit-on, sont l’assise de leur travail et leurs rituels.

Cinq villages occupent la péninsule. San Mateo est le quatrième, l’avant-dernier au bout de la péninsule. Comme beaucoup d’autres communautés du Mexique qui maintiennent leur héritage autochtone, il est petit : environ 75 kilomètres carrés de ville pour moins de quinze mille habitant.e.s, dont la plupart d’origine ikoots. Au centre, une placette accueille les assemblées du village, le siège des discussions publiques et de la prise de décisions. C’est là qu’advient le changement des autoridades – les personnes mandatées pour l’organisation du village -, un événement toujours accompagné de la cérémonie du passage du bâton de commandement, un exercice rituel où les gens prient à portes closes pendant une nuit entière pour reconnaître la rotation des responsabilités communautaires. Le lendemain, elles se rassemblent devant la mairie ou aux alentours, écoutant de près et de loin les mots en ombeayiüts, la langue locale. Là-bas, les habitant.e.s choisissent leur gouvernement à main levée avec un système tournant de cargos, de services à la communauté, qui depuis l’arrivée de l’État-nation et de la démocratie libérale, se juxtapose aux partis politiques de l’administration municipale. Cependant, selon la logique représentative de l’État, la participation politique est réduite à une visite occasionnelle aux urnes. Au sein de cette communauté, en revanche, la légitimité du président en charge ne dépend pas de son registre électoral, mais plutôt de l’accord collectif et du rituel de passage.

L’assemblée et les mécanismes de prise de décisions associés sont des pratiques collectives fondamentales pour faire exister la communauté. Néanmoins, le commun ne se tisse pas seulement avec l’exercice de la parole et la gestion du pouvoir : il déborde les étroites limites du dialogue, du consensus et de la (dés)identification politiquefêtes de villages. Témoins d’un de ces moments, nous nous retrouvons à six heures du matin à la « Maison du peuple ». Les rayons timides du soleil commencent à peine à dissiper l’abîme de la nuit. Pourtant, les hommes et les femmes du village sont déjà rassemblés depuis quelques heures pour contribuer à l’organisation de la « Fête de la Candelaria », l’une des festivités les plus importantes du pays, un mélange inouï d’héritage préhispanique, de liturgie chrétienne et de traditions autochtones. Une soixantaine de femmes vêtues de robes tissées avec la technique artisanale du telar de cintura est assise sur des chaises en plastique dans la cour du bâtiment. Leurs regards sont fiers, leurs cheveux soignés, laissant à découvert les rides que le soleil et le temps ont creusé sur leur bronzage. Le concert polychromatique de l’aube façonne les feuilles et la silhouette des troncs et des visages, ajoutant de la solennité au pliage de leurs habits. Plusieurs hommes, tous vêtus de pantalons malgré la chaleur, sont également assis, tandis que cinq autres sont debout et servent aux personnes qui sortent d’une petite salle un breuvage marron, transporté à deux mains dans des jícarasatole de espuma, une boisson préhispanique à base de maïs qui a été préparée pendant la nuit par celles et ceux qui avaient assumé ce rôle pour collaborer à l’événement. À l’intérieur de la pièce, la pénombre règne. Des hommes et des femmes discutent devant une table, reçoivent les offres monétaires et notent minutieusement les montants sur un livre ouvert. À côté, contre un mur, se dresse un autel avec quelques bougies allumées, des fleurs, une croix chrétienne et le grand masque d’un serpent. C’est la rencontre de plusieurs mondes – l’expérience du fil tiré par les mains qui, ensemble, nouent leurs vies avec leurs paysages, leurs passés, leurs mondes et leurs destins.

Le commun ne se tisse pas seulement avec l’exercice de la parole et la gestion du pouvoir : il est acté au jour le jour, dans le travail quotidien, les cérémonies et les fêtes.

Tout le monde participe d’une manière ou d’une autre à garder en vie ces moments qui perpétuent la vie communautaire. Il s’agit de pratiques collectives que certain.e.s appellent depuis un moment la comunalidad – des pratiques qui rendent possible à la fois la subsistance des personnes, des lieux et des liens entre les un.e.s et les autrescomunalidad émerge en ce sens de la rencontre d’histoires parfois récentes, parfois ancestrales. Elle a des racines qui creusent les profondeurs de la terre, bien ancrées dans des anciennes coutumes et des souvenirs lointains, mais elle pousse aussi à partir de ses réactualisations constantes. Des rencontres passées qui donnent lieu à des rencontres futures et façonnent d’autres pratiques, d’autres présents. Ivan Illich avait bien remarqué que contrairement à l’homogénéisation de certain projets d’urbanisation et d’aménagement, l’habiter n’est pas un parking de corps transposables n’importe où dans un espace standardisé, mais plutôt une série de pratiques plurales, vernaculaires, attachées à leurs milieux d’existence

On a appris à San Mateo que ces mondes sont aussi riches que fragiles. Ces derniers temps se lèvent des menaces persistantes de mort, des menaces directes et explicites pour certaines des habitant.e.s ; et silencieuses et sous-jacentes pour les agencements communs. Chaque année, il y a moins de personnes consacrées à la prière ou capables d’assumer la charge de diriger l’organisation de la fête. Les jeunes, avec des possibilités toujours plus restreintes de continuer à vivre comme auparavant, partent au nord, vers les villes ou aux Etats-Unis. Celles et ceux qui restent ou retournent se retrouvent souvent mêlé.e.s à la dépendance des drogues fortes, comme le cristal, qui envahit la région. Les terres sont à leur tour toujours plus inaccessibles, avec des contrats privés qui érodent la gestion agraire communautaire. Pareil avec la pêche : les conflits prolifèrent du fait de la démarcation des zones de droits de pêche exclusifs et excluants. Même les assemblées sont fragmentées par l’intrusion des partis politiques. Ernesto de Martino parlait de la dissolution de ces attachements comme de ‘la perte ou la fin du monde’ : la destruction des liens qui nous tiennent ensemble

Les vecteurs dégénératifs de l’habiter colonial : partis politiques, cartels et entreprises d’aménagement

« Vous allez prendre vos hamacs et les attacher aux poteaux des moulins. Leurs pales vont tourner, et vous deviendrez riches sans lever le petit doigt ! » – disaient les ingénieurs et les représentants des projets pour convaincre les paysan.ne.s de vendre leurs terres au projet. Les habitant.e.s se souviennent des ambassadeurs des compagnies transnationales et des délégués des bureaux gouvernementaux venus parler du développement des fermes éoliennes. Ils se sont présentés à l’école, à la mairie et dans les quartiers, avec des promesses d’un futur d’abondance, proposant de grosses sommes d’argent pour louer 50 ans avec une clause de renouvellement automatique les terres communales de San Mateo, de San Francisco ou celles autour de Juchitan. Le projet : installer des centaines d’éoliennes dans les alentours des localités ainsi que sur la Barra de Santa Teresa, une maigre frange de terre qui traverse la lagune, considérée comme un territoire sacré par les communautés adjacentes. Les promoteurs se promenaient de village en village, accompagnés de leurs gardes armés, pour inviter les paysan.ne.s à des réunions où l’alcool coulait à flots – sous l’influence de l’alcool, la fumée des illusions ou simplement de la nécessité économique, certain.e.s ont signé des contrats de vente ou de location avec les développeurs. À San Mateo on a offert environ 25 000 pesos par mois pour l’école. Une grosse somme, ou du moins ce qu’il paraît avant quelques calculs : “il y a environ 300 enfants, ça ferait quoi… 80 pesos par enfant ? Alors imaginez que chaque enfant vient d’une famille assez large, disons 6 minimum : les 25.000 pesos se réduisent à un peu plus de 10 pesos par personne… 10 pesos par mois… 10 pesos par mois pour perdre nos terres à jamais !” – disaient les habitant.e.s, fiers d’avoir réussi à repousser le projet.

« Vous allez prendre vos hamacs et les attacher aux poteaux des moulins. Leurs pales vont tourner, et vous deviendrez riches sans lever le petit doigt ! »

Au niveau des autorités et des institutions publiques, le capital engagé, les bénéfices escomptés ont fait de toute position de pouvoir un poste potentiellement corruptible : des votes ont été achetés pour prendre le contrôle sur l’administration, changer les réglementations d’usage du sol, ou pour contourner la supervision agraire ou environnementale. Des consultations délibérément mal informées, sans traduction dans les langues autochtones, reposant sur des outils numériques presque inexistants dans les communautés et sans quorum représentatif furent utilisées pour justifier les installations, en dépit même des inquiétudes soulevées dans la rue et les tribunaux.

Cette intrusion est advenue à travers la collusion de l’industrie énergétique avec un écosystème d’acteurs que nous pourrions regrouper en trois grands groupes : les partis politiques et leurs postes dans l’administration, les cartels du crime organisé et leurs branches locales, et les compagnies de construction appartenant aux oligarchies régionales et nationales. Ces acteurs ont opéré chacun à leur manière comme des vecteurs dégénératifs, dirigeant l’injection de capital vers la désagrégation des communautés, fragmentant les pratiques qui faisaient tenir leurs mondes. Grâce à l’organisation collective, dans certains cas comme ceux de San Mateo del Mar ou de San Francisco, les parcs éoliens n’ont pas encore vu le jour, mais la présence de ces vecteurs était devenue perceptible dans le quotidien des habitant.e.s.

D’abord, dans les pratiques d’organisation politique. Les assemblées ressentent désormais des divisions importantes: les conflits entre les groupes cherchant le pouvoir sont toujours plus fréquents et violents, et parfois des candidats externes aux communautés prennent des postes dans l’administration à travers des processus frauduleux, soutenus par tel ou tel parti politique, toujours favorables aux projets d’aménagement. En 2020, par exemple, San Mateo a vécu un de ces épisodes. Les habitant.e.s se souviennent en chuchotant du “Massacre” : au cours d’une assemblée communautaire, 15 personnes furent assassinées à coups de machette, bâtons, pierres et armes à feu par un groupe d’hommes cagoulés. L’événement remontait à 2017, quand une personne n’ayant pas accompli ses cargos força sa candidature au gouvernement de la municipalité en achetant des votes et sans être reconnue par l’assemblée. Une fois au pouvoir, des contrats permettant la privatisation et l’aménagement des terres ont été signés, déclenchant l’intensification des confrontations entre des groupes antagonistes au sein de la communauté. Dans d’autres lieux, comme San Francisco, les partis au pouvoir ont retiré des programmes d’assistance sociale aux familles d’un village, pour les diriger vers leurs partisans dans un autre village, creusant ainsi le conflit entre les deux communautés. On nous le dit à plusieurs reprises : dans une logique de représentation où le politique n’est qu’un marché de votes et un vacarme d’opinions, “les partis sont là pour ça : pour partir, pour diviser”.

Une guerre contre des manières de vivre et de s’organiser

La création et la prolifération de groupes d’intimidation se propageant dans la région pour favoriser tel ou tel parti politique s’accompagne d’un renforcement des mafias locales qui parfois sont directement liées aux parcs éoliens – par exemple, dans la composition des corps de sécurité qui surveillent en continu les infrastructures ou en ce qui concerne les “groupes de chocsicarios

Enfin, avec l’argent qui arrive par millions, la main sur les autorités corruptibles et sur les armes, les cartels et les développeurs ont impulsé ensemble la spéculation immobilière et industrielle dans la région. Ceci, à travers une modification du régime agraire, l’obtention de permis de construction et des titres des terrains concernés. Les nouveaux plans d’aménagement prévoient la construction d’un couloir industriel dont les éoliennes ne sont que l’avant-poste. C’est ainsi que les groupuscules du crime organisé, agissant avec les investisseurs venus d’ailleurs sont devenus eux-mêmes des sociétés entrepreneuriales, finançant la création de nouvelles sociétés de pêcheurs et d’éleveurs, créant des comités de « travailleurs organisés » en faveur des parcs ou contrôlant l’expansion de franchises très rentables partout dans la ville. À San Francisco, une nouvelle société de pêche essaie d’accaparer l’usage des eaux, alors qu’une entreprise entend imposer la construction des autoroutes non réglementaires, contre la volonté de l’assemblée locale. À San Mateo, les groupes derrière la violence et les abus d’autorité étaient liés à des entreprises d’aménagement mangeuses des terres. À Juchitan, on retrouve les noms des familles des cartels aux postes de pouvoir dans l’administration, ainsi qu’à la tête de franchises très lucratives. Les politiciens, les narcotrafiquants et les entrepreneurs se mêlent jusqu’à devenir indiscernables.

“C’est une guerre contre nos manières de vivre et de nous organiser” – résuma l’enseignant zapotèque

Le mouvement zapatiste a déjà décrit l’expansion du Monde-Un de la marchandise comme une guerre contre la diversité irréductible des modes de vie qui peuplent la planète. Cette guerre porte aujourd’hui les drapeaux de la transition énergétique.

En étudiant les plantations des Caraïbes, Malcom Ferdinand parlait de l’habiter colonial comme un mode d’habiter basé sur l’anéantissement de mondes-autres, leurs milieux de vie et d’organisation. L’Isthme de Tehuantepec montre la réactualisation et l’extension de ce mode d’habiter : une voie à sens unique, une transition, effectivement, mais une transition vers un seul mode d’habiter basée sur la prolétarisation et la spoliation. Et pourtant, comme face à toutes les guerres, il y a des expériences d’organisation et de résistance capables de semer des alternatives parmi les décombres. Comme ce fut rappelé à plusieurs reprises, après 500 ans de colonisation les communautés sont encore là, en train d’exister, de subsister et de résister.

Résister : les nouveaux assemblages du commun

Certains processus de lutte dans l’Isthme de Tehuantepec sont désormais connus à l’international. Les assemblées populaires et des peuples autochtones font partie des multiples plateformes d’organisation intercommunautaire permettant la coordination de contre-pouvoirs populaires, de brigades d’information, de ressources juridiques contre les entreprises et le gouvernement pour défendre la vie et le territoire. Dans certains cas, ce furent des processus fructueux, ralentissant ou même forçant l’abandon de certains méga-projets. Dans d’autres, ce fut un déchaînement de violence. Et pourtant, malgré les conditions extrêmes, les expériences de résistance et de réactualisation du commun se répandent : projets d’écoles, collectifs culturels et éducatifs de femmes, de radios, réhabilitations des écosystèmes…. Dans un des villages, un groupe de femmes conçoit des campagnes informatives sur les risques des méga projets extractivistes, soutient des actions de reforestation des mangroves, et réalise des peintures murales sur les questions de genre, de droits reproductifs et de changement climatique. Elles orchestrent aussi la construction d’un foyer d’organisation communautaire avec des ateliers de sciage et de menuiserie qui ont pour but de former les jeunes, récupérer les métiers artisanaux et ouvrir une alternative de vie qui permette de garantir leur subsistance sans émigrer, sans nourrir les rangs du travail exploité, et sans gonfler les cadres armés des cartels.

Malgré les conditions extrêmes, les expériences de résistance et de réactualisation du commun se répandent : projets d’écoles, collectifs culturels et éducatifs de femmes, de radios, réhabilitations des écosystèmes….

De l’autre côté de cette même région, une radio communautaire participe à sa façon à l’articulation du commun avec un format de diffusion où les habitant.e.s sont en même temps ses auditeur.rice.s et ses participant.e.s. Depuis le toit de l’école, une antenne rudimentaire attachée à des fils tendus en métal émet à quelques dizaines de kilomètres à la ronde de la musique, des discussions en direct sur les impacts de tel ou tel projet, des radio-romances et des campagnes d’information sur les sujets d’actualité concernant la vie locale. Il ne s’agit pas de la consommation d’un contenu venu d’ailleurs ou de l’usage d’un service impersonnel, mais de la participation collective à un outil convivial visant à promouvoir leurs langues et leurs traditions.

Plus loin, l’assemblée communautaire a fondé une société de transport local, achetant des voitures pour faire l’aller-retour vers les villes les plus proches. Les habitant.e.s ont également créé une coopérative de tortillas pour à la fois partager le travail de production et réduire la dépendance des biens de consommation externes. Plus récemment a débuté l’installation d’une station de purification d’eau. Et, malgré le fait que depuis quelques années l’électricité a été coupée par un village voisin à cause des conflits pour la terre liés directement à l’expansion industrielle, on essaye de trouver des alternatives avec l’installation de petits panneaux solaires – des initiatives dont la taille contraste avec l’ampleur industrielle des fermes éoliennes.

Enfin, dans une des villes de l’Isthme, au sein d’un quartier populaire marqué par la précarité et la violence, une maison communautaire est en train d’être construite. Des murs gris, en ciment brut, des câbles exposés, des chambres sans portes et des sols non carrelés coexistent avec des jeunes plantes, des colonnes stables, des cadres de portes en bois arqués et des volets de fenêtres solennels. Sous le plafond, des planches de bois précieux reposent alignées de manière impeccable sur des poutres monumentales. Et dans les murs, les corniches et les modillons laissent voir une espèce de soin et d’extravagance inespérée. C’est une maison érigée avec les décombres du tremblement de terre de 2017. Après la catastrophe, le collectif a parcouru les rues pour collecter les fragments d’histoires de la ville effondrée, afin d’aménager un espace dédié précisément à la reprise des liens collectifs.

Ce sont ainsi des couches de souvenirs, les vestiges de bâtiments autrefois somptueux qui ont été repris par morceaux, déplacés et re-signifiés pour construire une autre maison pour héberger un autre avenir. À l’intérieur de ce chantier en cours, se dressait un autel rudimentaire avec une croix et deux larges portraits, l’un avec le visage d’Emiliano Zapata, l’autre avec celui du Che Guevara. C’était un autel dédié à la Santa Cruz de la Barricada. On nous a dit que cette festivité, invoquant les ancêtres et les esprits des montagnes et des rivières, déclenche la récupération, la transmission et la réinvention des traditions – une manière de retrouver le sol qui fait grandir le commun. Là-bas, la tradition n’existe pas sans résistance, et la communauté n’existe pas sans travail communautaire. L’essence ne précède jamais ses modes de subsistance.

Une maison communautaire est en train d’être érigée avec les décombres du tremblement de terre. Ce sont des couches de souvenirs, les vestiges de bâtiments autrefois somptueux qui ont été repris par morceaux, déplacés et re-signifiés pour construire une autre maison pour héberger un autre avenir.

Comme Zapata et le Che avec la Santa Cruz de la Barricada, le commun et les traditions se réactualisent toujours. Elles ne restent jamais simplement en arrière, elles ne visent pas uniquement l’avant, elles se transforment face à des menaces constantes et grâce à des rencontres avec les autres. C’est ainsi qu’on trouve le véritable pari d’autres mondes possibles. Face à l’aménagement, le réagencement : le commun qui se réinvente par un habiter singulier, non interchangeable. Dans l’Isthme de Tehuantepec, des assemblées, des blocages de rue, des campagnes de diffusion, des ateliers pour enfants, des radios communautaires, des rites et des fêtes populaires sont organisés pour affirmer que malgré l’avancée de l’ignominie – là-bas, ni le vent, ni la vie n’ont un prix.


Crédits photos : N. Tiburcio et N. Derossi.

Si vous voulez en connaître plus ou soutenir ces initiatives, n’hésitez pas à écrire sur : el-hormiguero@riseup.net


Lire également : Celia Izoard, « La ruée minière au XXIe siècle», Terrestres, janvier 2024.


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