flux Ecologie

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

▸ les 5 dernières parutions

12.11.2024 à 16:39
Sebastian V. Grevsmühl
Texte intégral (4895 mots)
Temps de lecture : 14 minutes

C’est simple : sans votre soutien, Terrestres ne pourrait pas exister et vous ne pourriez pas lire cet article.

Aujourd'hui, nous avons besoin de 500 donateur·ices régulier·es pour pérenniser notre modèle économique.un don mensuel ou ponctuel, même pour quelques euros, vous nous permettez de poursuivre notre travail en toute indépendance.

Merci ❤️ !

Je soutiens

À propos de Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, de Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin, éditions La fabrique, 2024.


Chaque jour, les grands prophètes autoproclamés de la Silicon Valley (qui supportent par ailleurs très mal la critique) le martèlent sur les réseaux sociaux : la destination ultime et irréversible de l’humanité serait la conquête de l’espace. Sommes-nous donc tous destinés à siroter à longueur de journée des cocktails dans des environnements entièrement artificialisés, comme le suggère, par exemple, la célèbre iconographie qui accompagne le best-seller de 1976 du défenseur de la colonisation spatiale Gerard O’Neill

En 2021, la rédaction de Terrestres a déjà donné une réponse univoque à cette question (une conviction que j’avais aussi exprimé dans mon propre livre La Terre vue d’en haut

Or, même si cela peut paraître étonnant, ce constat de bon sens reste aujourd’hui, dans le milieu spatial, relativement minoritaire…

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Et pour cause : les porteurs du récit dominant du devenir cosmique de l’humanité peuvent s’appuyer sur une tradition historique riche d’un siècle d’endoctrinement et de conquête des esprits. L’idée que le destin de l’humanité serait de quitter la terre pour coloniser l’espace a une histoire. Mieux, on peut même parler d’un véritable paradigme de la « conquête spatiale », né durant les années 1930 et qui perdure jusqu’à aujourd’hui sous la bannière du New Space, du nom de ce mouvement essentiellement caractérisé par la privatisation de l’accès à l’espace.

Pour tenter d’enterrer cette quête prométhéenne d’un ailleurs à coloniser, il faut tout d’abord en retracer l’histoire, décrire sa naissance et ses trajectoires multiples. On pourra alors esquisser des avenirs moins mégalomaniaques et marchands, plus équitables et durables. Voilà, en creux, la thèse forte du livre passionnant des chercheurs Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin, Une histoire de la conquête spatiale.

Pour opérer ce dépaysement absolument nécessaire des prophéties cosmiques omniprésentes dans le milieu spatial (qu’il s’agisse de la « démocratisation » du tourisme spatial, de la colonisation de Mars ou de l’exploitation des richesses minières spatiales), les auteurs proposent de revenir en détail aux prémisses de l’âge spatial, qui s’enracinent dans les sombres heures de la Seconde guerre mondiale.

Photo de Bill Jelen sur Unsplash.

Là où les récits de l’épopée du spatial sont généralement muets ou se contentent de relater les « incroyables » évolutions techniques (une tradition historique que l’historien John Krige a nommée, non sans ironie, nuts and bolts history, « l’histoire par les écrous et les boulons »), Régnauld et Saint-Martin ont choisi de déployer une histoire plus fidèle. Ils décrivent par exemple les nombreux facteurs qui ont permis l’acculturation pour le moins étonnante d’ingénieurs nazis aux États-Unis, à la suite de l’opération dite Paperclip, qui consistait à transférer ingénieurs et fusées V-2 (les fameux missiles balistiques secrets développés en Allemagne nazie) de l’Allemagne aux États-Unis une fois la Seconde Guerre mondiale terminée.

L’idée que le destin de l’humanité serait de quitter la terre pour coloniser l’espace a une histoire. On peut même parler d’un véritable paradigme de la « conquête spatiale ».

Ce retour historique aux origines nazies de l’astronautique (dans un sens très large) a le mérite d’exposer les multiples collaborations industrielles et technologiques avec ce régime meurtrier. L’industrie automobile, ou les premiers géants de la tech, comme IBM, ont tous décroché par la suite de nombreux contrats lucratifs avec la NASA. Le livre de Régnauld et Saint-Martin présente également ce qui s’est avéré être un véritable modèle organisationnel né à Peenemünde en Allemagne, et qui a façonné durant la guerre froide tout le secteur spatial et industriel, que ce soit en France ou aux États-Unis.

Ce retour aux origines s’avère aussi indispensable pour comprendre les raisons pour lesquelles l’accablant passé nazi de nombreux acteurs clé du programme spatial étasunien fut largement occulté, jusqu’au point qu’il n’a même pas joué, pour bon nombre d’entre eux, en leur défaveur. Surtout, on apprend que les visons techno-optimistes de colonisation spatiale ont eu aux États-Unis, dès leur naissance, des relais politiques très forts, et elles étaient partie intégrante de la ligne de défense principale des ingénieurs de Peenemünde.

Lire aussi sur Terrestres : Christophe Camus, « Cousteau à la NASA », mars 2021.

Il n’est dès lors pas surprenant que peu d’entre eux furent véritablement inquiétés au cours de leur vie. Certes, ces histoires sont bien connues des spécialistes de l’histoire spatiale, mais elles sont trop souvent éclipsées au profit de récits apolitiques, purement techniques ou héroïques. Cette véritable conquête des esprits, orchestrée tout d’abord par l’ancien officier SS Wernher von Braun et ses alliés à Huntsville, a donné le ton des affaires spatiales pendant les premières décennies d’après-guerre.

Une bonne compréhension de l’« astroculture », définie comme « un ensemble hétérogène d’images et d’artefacts, de médias et de pratiques qui visent tous à donner un sens à l’espace extra-atmosphérique tout en stimulant l’imagination individuelle et collective » (Alexander C.T. Geppert, 2012)

L’accablant passé nazi de nombreux acteurs clé du programme spatial étasunien fut largement occulté, jusqu’au point qu’il n’a même pas joué, pour bon nombre d’entre eux, en leur défaveur.

En effet, et c’est le propos du deuxième chapitre d’Une histoire de la conquête spatiale, les récits phares de l’astroculture sont progressivement devenus une feuille de route pour les agences spatiales, des « space advocates », mais aussi des milliardaires de la Silicon Valley. L’astroculture, qui repose sur des mythes façonnés parfois dès le XIXe siècle, sert à « la fabrique du désir d’espace et la naturalisation de l’imaginaire spatial » (p. 48). Les auteurs montrent que ces imaginaires sociotechniques occidentaux, technicistes et masculins, vont finir, durant la guerre froide, par écraser tous les récits alternatifs de l’utilisation de l’espace.

NASA sur Unsplash.

L’un des récits principaux de cet imaginaire est forgé aux États-Unis à partir de la métaphore de la frontière telle qu’elle fut pensée et diffusée, entre autres, par l’historien Frederick Jackson Turner à la fin du XIXe siècle. Ce récit établit une analogie entre l’ancienne frontière de l’Ouest et la frontière de l’espace, la seconde prolongeant la première. L’image du colon-pionnier américain, qui s’approprie de vastes plaines inoccupées, est ainsi remplacée par celle de l’astronaute-colon.

La puissance de ce récit qui a l’expansionnisme cosmique comme ligne de mire a eu pour conséquence que la colonisation spatiale est encore aujourd’hui présentée comme une nécessité historique, une évolution inéluctable qui prend la forme d’une flèche, que démentent pourtant les réalités et surtout les nombreuses contingences historiques.

En effet, regardée de près, l’histoire spatiale n’a rien d’un fleuve tranquille. Elle est marquée par des bifurcations importantes qui ont abouti à autant de moments charnière de l’histoire de l’exploration spatiale. Saint-Martin et Régnauld rappellent par exemple, à l’inverse de la plupart des récits historiques, que la fameuse « course » à la Lune initiée par J. F. Kennedy au début des années 1960 n’a « pas toujours sonné comme une évidence historique dans laquelle il fallait s’embarquer » (p. 54), loin s’en faut. En réalité, Kennedy a longuement hésité, au début de sa présidence, avant de soutenir la conquête spatiale.

L’astroculture sert à « la fabrique du désir d’espace et la naturalisation de l’imaginaire spatial ». Ces imaginaires sociotechniques occidentaux, technicistes et masculins, vont écraser tous les récits alternatifs de l’utilisation de l’espace.

Si la conquête spatiale a fini par s’imposer aux États-Unis durant la guerre froide à la fois comme une nécessité et comme une évidence, c’est aussi grâce à une gigantesque machine médiatique – les auteurs n’hésitent pas à parler d’un processus de « disneylandisation » (p. 57) – qui s’est mise en route au service des « space advocates » dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

De nouveaux domaines tels que l’« edutainment

Cette véritable conquête des esprits s’avère particulièrement efficace dès lors qu’elle s’appuie sur des valeurs et des systèmes de représentations religieux, ce qui reste encore aujourd’hui un trait saillant des activités spatiales. Ainsi, des écrivains comme Willy Ley et Arthur C. Clarke, des dessinateurs comme Chesley Bonestell et Ward Walrath Kimball, mais aussi des producteurs et réalisateurs comme Walt Disney (pour ne mentionner que les plus connus) ont tous participé à leur manière à une acculturation croissante du grand public à la « nouvelle frontière » spatiale.

Cette stratégie s’est avérée d’autant plus nécessaire pendant les années 1970, après l’alunissage en 1969 et la fin des missions Apollo. On observa alors un intérêt croissant pour les questions environnementales et, simultanément, une forte diminution du soutien du public pour le programme spatial. La « machine à convaincre » a dû être renouvelée, notamment à travers la figure de l’astronaute, dont l’invention date en réalité de la fin des années 1950. Cette figure, qui est avant tout une construction médiatique et symbolique, marie exceptionnalisme et normalité pour permettre une meilleure identification du grand public. Cette figure clé est encore aujourd’hui très bien incarnée par les dernières générations d’astronautes, comme Thomas Pesquet et Samantha Cristoforetti.

Les auteurs montrent bien que la centralité du vol habité, de même que l’utilité scientifique des astronautes, continue à perdurer jusqu’à aujourd’hui pour justifier les énormes dépenses publiques dans le secteur spatial. Ainsi, on continue à entretenir le mythe du rôle scientifique primordial des astronautes (voir p. 73) ou à faire miroiter des retombées économiques et scientifiques très importantes, un argumentaire qui a pris une nouvelle ampleur dès les années 1970.

Photo de Nick Fewings sur Unsplash.

Or, comme l’ont montré de nombreuses analyses de ces promesses, l’espace reste un médiocre laboratoire scientifique et les prétendues « retombés économiques » se font surtout ressentir à l’intérieur du secteur spatial lui-même. Selon les auteurs, les quelques retombées objectives des activités spatiales « sont avant tout utiles dans et pour l’espace, dont les contraintes spécifiques […] ne se retrouvent nulle part ailleurs, ce qui les cantonne bien souvent à des niches. » (p. 75). En ce sens, la conquête spatiale change finalement peu de choses pour la société en général.

Dans les années 1970, on observe un intérêt croissant pour les questions environnementales et, simultanément, une forte diminution du soutien du public pour le programme spatial. La « machine à convaincre » a alors dû être renouvelée.

Si les années 1970 sont habituellement identifiées par les historiens de l’espace comme un moment charnière pour la NASA, qui s’oriente progressivement vers des programmes de surveillance de l’environnement terrestre (Erik Conway parle même d’un « environnemental turn » à la fin des années 1970), des travaux historiques récents ont montré que ces propos doivent être nuancés.

En effet, la NASA se trouve dès la fin des années 1960 dans le collimateur des mouvements écologistes qui l’accusent d’être à la source de nombreuses pollutions environnementales, que ce soit sur leurs sites de lancement, dans la haute atmosphère et la stratosphère (il suffit de penser aux débats du début des années 1970 concernant la destruction de la couche d’ozone par le rejet de chlore des systèmes de propulsion des futurs navettes et des avions supersoniques), et même sur la Lune.

Lire aussi sur Terrestres : Atécopol, « Lettre aux salarié·es de l’aéronautique toulousaine », septembre 2020.

Vu sous cet angle, le « tournant environnemental » de la NASA est avant tout le résultat d’une campagne de communication, soigneusement orchestrée au cours des années 1970 par son directeur George Low, justement pour contrer ces critiques et pour présenter l’image d’une « astronautique propre » et utile à l’humanité. La photographie spatiale y joue un rôle essentiel puisque ce sont notamment les photographies réalisées par les astronautes lors des missions Gemini et Apollo qui sont mises en avant par l’Agence pour renforcer ce lien entre espace et environnement. Cette liaison est encore aujourd’hui pleinement intégrée dans la « machine à convaincre » : on peut penser, par exemple, au flux de photographies relayé par Thomas Pesquet et par d’autres astronautes…

Un secteur hautement controversé puise encore aujourd’hui dans les imaginaires et métaphores forgées par les photographies spatiales des programmes habités : le tourisme spatial. Celui-ci promet notamment une expérience quasi-spirituelle pour prendre conscience de la finitude terrestre, en contradiction flagrante avec le coût écologique qu’il engendre. Même si, en termes économiques, il s’agit là d’un épiphénomène, sa seule existence atteste non seulement de la centralité du vol habité dans les débats sur l’espace, mais aussi d’une volonté très forte des acteurs clé de brouiller constamment les frontières entre réalité et fictions astrofuturistes.

Photo de Markus Spiske sur Unsplash.

Comme les auteurs le montrent très bien, l’une des caractéristiques principales du secteur spatial est d’entretenir un flou permanent entre ce qui est possible (oui, on peut, en tant que milliardaire, voyager dans l’espace), probable (il est très incertain que le nombre de touristes-astronautes augmente de façon significative dans le futur), et complètement hypothétique (les astronautes-colons vont-ils rester de la science-fiction ?).

Un autre chapitre d’Une histoire de la conquête spatiale porte sur les (très nombreuses) activités militaires dans le domaine spatial, pour lesquels la partie civile sert souvent d’écran de fumée tout au long de la guerre froide. La menace nucléaire, identifiée comme moteur essentiel, a donné naissance à tout un pan d’activités à la fois au sol et dans l’espace – on parle notamment d’une véritable « dark geography » en ce que toutes ces activités sont frappées par le sceau du secret défense. Surtout, on y voit déjà émerger ce que les auteurs appellent, dans le chapitre suivant, un « système astrocapitaliste », dans lequel les relations avec le secteur privé sont dès le début symbiotiques.

Si les satellites de télécommunication marquent en quelque sorte l’émergence du « système d’interdépendance astrocapitaliste d’Etat » (p. 129), ce sont les premiers programmes de surveillance terrestre, tels que Landsat ou SPOT (programmes satellitaires d’observation de la Terre destinés notamment à faire l’inventaire des ressources terrestres), qui introduisent au tournant des années 1980 la marchandisation des données, des services et des produits issus de l’observation spatiale de la Terre.

Un chapitre porte sur les (très nombreuses) activités militaires dans le domaine spatial, pour lesquels la partie civile sert souvent d’écran de fumée tout au long de la guerre froide.

Les auteurs montrent en outre que dès les années 2000 se produit un changement profond du secteur spatial : désormais, les organisations gouvernementales ne dominent plus l’ensemble des activités spatiales. L’imagerie terrestre, notamment, lui échappe : ce segment abrite un nombre croissant d’entreprises privées (parfois issues des incubateurs de la Silicon Valley) et on assiste à une privatisation croissante de certaines filiales d’observation terrestre, à l’image du programme SPOT (« Système probatoire d’observation de la Terre ou Satellite pour l’observation de la Terre »).

Par ailleurs, le domaine de la météorologie connaît une évolution semblable et entérine cette logique, avec une commercialisation croissante des données dès 2010, via des start-up notamment, lesquelles essaient de trouver leur place dans l’économie très fragile du New Space, un nom qui désigne avant tout une ouverture du marché des activités spatiales à de multiples nouveaux acteurs privés issus notamment de la Silicon Valley.

L’entreprise SpaceX, fondée par Elon Musk en 2002, présente toutes les contradictions du New Space, comme peut-être aucune autre entreprise. Selon Saint-Martin et Régnauld, SpaceX illustre parfaitement ce à quoi ressemble un astrocapitalisme décomplexé, ravageur sur le plan social et environnemental, et impitoyable envers toute concurrence, dont l’entreprise essaye de se démarquer en augmentant la cadence des services déployés, et en diversifiant son modèle d’exploitation de l’espace.

Timbres de l’Union soviétique, 1964, via Wikimedia Commons.

Comme les autres prophètes du New Space, Elon Musk cultive une grande méfiance et même un véritable mépris envers l’État et s’oppose fermement à tout type de régulation étatique – notamment quand il s’agit de protéger l’environnement. Cela est d’autant plus étonnant quand on constate que l’État reste malgré tout l’élément structurant de l’ensemble du secteur puisqu’aucune entreprise spatiale majeure n’existerait aujourd’hui sans le financement direct ou détourné de l’État. Sans les nombreux contrats passés avec les gouvernements et surtout avec la Défense, le modèle économique de l’espace s’écroulerait rapidement.

L’un des effets majeurs de la montée de l’astrocapitalisme est l’abandon progressif, encouragé par les États-Unis, de l’idée que l’espace serait un bien commun. En effet, nombreux sont aujourd’hui les pays ayant récemment voté des législations autorisant des entreprises privées à explorer et à utiliser d’éventuelles ressources de l’espace à des fins commerciales.

Selon les auteurs, il s’agit d’un véritable changement de paradigme – poussé de façon unilatérale par les États-Unis – qui explique aussi bien les nombreux projets en cours de retour sur la Lune, que le nombre croissant d’entreprises et de start-up spécialisées dans l’exploitation (toujours hypothétique, il faut le rappeler) des ressources spatiales. L’idée du space mining a déjà provoqué une bulle spéculative, qui a explosé en 2019.

L’un des effets majeurs de la montée de l’astrocapitalisme est l’abandon progressif, encouragé par les États-Unis, de l’idée que l’espace serait un bien commun.

Au-delà de ce profond changement de paradigme, aujourd’hui il faut avant tout s’inquiéter du fait que ces nouvelles occupations de l’espace (notamment de l’orbite basse, c’est-à-dire la zone de l’orbite terrestre qui s’étend jusqu’à 2000 kilomètres d’altitude) ont déjà des conséquences environnementales très préoccupantes, qu’il s’agisse de la pollution lumineuse (qui entrave la recherche en astronomie) ou de la prolifération des débris orbitaux, générés en nombre toujours plus grand.

Lire aussi sur Terrestres : Emilie Letouzey, « Voitures volantes et vieux rêves capitalistes », juillet 2024.

Selon Saint-Martin et Régnauld, sans un encadrement juridique strict de ces activités et sans contraintes rigides imposées aux fabricants, le risque est de compromettre, au moins partiellement, l’accès à l’espace. Dans tous les cas, la solution ne saurait être la formation d’un marché d’« éboueurs de l’espace » (p. 172), qui ne serait qu’un « spatial fix » (c’est-à-dire un « pansement technique » destiné à résoudre un problème de suraccumulation bien plus vaste), promouvant qui plus est la chimère d’une astronautique « soutenable ». Les modèles financiers et techniques restent hautement fragiles et un écroulement financier du secteur, à l’image d’une bulle qui éclate, reste aujourd’hui un risque réel.

Les fantasmes aux forts accents astrofuturistes font partie intégrante d’une stratégie beaucoup plus vaste de vendre l’espace au grand public, dans la perspective de générer l’acceptabilité sociale nécessaire pour justifier des dépenses publiques colossales.

Ce livre s’adresse à celles et ceux qui souhaitent comprendre les raisons pour lesquelles le New Space n’est pas si « neuf » que les discours ambiants essaient de nous faire croire. Tout au long d’une enquête historique rigoureuse basée sur une quantité impressionnante de sources, les auteurs proposent un récit précis et convaincant de la genèse des promesses multiples des acteurs du New Space. Ce faisant, ils dressent un portrait de l’ensemble du secteur spatial et de ses problèmes actuels.

Photo de Nick Fewings sur Unsplash.

Décortiquant systématiquement les raisons pour lesquelles le secteur spatial est aujourd’hui encore hanté par les fantasmes d’un expansionnisme cosmique, oblitérant tout un pan d’activités spatiales, militaires ou civiles (lesquelles sont historiquement étroitement liées), telles que l’observation terrestre. En effet, la raison pour laquelle les fantasmes aux forts accents astrofuturistes n’ont jamais été enterrés réside dans le fait qu’ils ont toujours fait partie intégrante d’une stratégie beaucoup plus vaste de vendre l’espace au grand public, dans la perspective de générer l’acceptabilité sociale nécessaire pour justifier des dépenses publiques colossales.

L’écran de fumée ainsi mis en place a permis d’éloigner l’attention du public des conséquences écologiques et sociales désastreuses, pour ancrer l’idée de la nécessité d’un programme spatial habité – au mépris du bon sens (vue l’inhospitalité extrême du milieu spatial) et surtout de tout une panoplie d’expériences échouées de reproduire la vie ailleurs.

La très belle citation du philosophe Jean Baudrillard qui clôture le livre saisit parfaitement l’enjeu de l’hubris et des promesses intenables des prophètes de la conquête spatiale :

« Dans l’optique du survival, du recycling, du feedback, de la stabilisation et métastabilisation, les données de la vie sont sacrifiées à celles de la survie (élimination des germes, du mal, du sexe). La vie réelle y est sacrifiée à la survie artificielle. La planète réelle, supposée condamnée, y est sacrifiée d’avance à son clone, miniaturise, climatisée […] destinée à vaincre la mort par la simulation totale. […] Faut-il espérer cela ? » (p. 189).

Avec Une histoire de la conquête spatiale, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin donnent à cette question une réponse forte et convaincante.


Image d’accueil : Photo de NASA sur Unsplash.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

09.11.2024 à 09:10
Clara Hédouin
Texte intégral (5233 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

C’est simple : sans votre soutien, Terrestres ne pourrait pas exister et vous ne pourriez pas lire cet article.

Aujourd'hui, nous avons besoin de 500 donateur·ices régulier·es pour pérenniser notre modèle économique.un don mensuel ou ponctuel, même pour quelques euros, vous nous permettez de poursuivre notre travail en toute indépendance.

Merci ❤️ !

Je soutiens

Etre dehors n’est pas une tentation, c’est un appel.

Les lieux appellent.

La cour d’un vieil immeuble, avec ses coursives, le cadre de ses fenêtres, parfois ses balcons, les angles bizarres des murs quand ils ne forment pas un simple carré, mais que l’on dirait que cela se plie autrement, et que l’on est parfois comme à l’intérieur d’un immense accordéon enroulé sur lui-même, la résonance du lieu, le trou bleu du ciel tout en haut avec ses cheminées en créneaux, et les merles qu’elles invitent, les pavés sur lesquels nous avons les pieds, les portes enfin pour rentrer dans les tours : cela appelle la joueuse et la metteuse en scène que je suis. Parce qu’ici la ville, ses rapports sociaux, sa police, ses institutions, ses agents, ses habitants, sa vie bruyante et mouvementée, va être en jeu dans les deux sens, va devoir jouer avec nous (nous les interprètes, le texte, le public) et devenir un enjeu du spectacle. Parce que cela va nous mettre au défi mais promet de nous surprendre, encore et encore, et de nous faire lutter pour une chose en laquelle on croit : créer, là où cela est menacé, c’est-à-dire partout, « du temps et de l’espace publicvia le spectacle qui s’inventera sur ces lieux, avec eux.

Ainsi, depuis plus de dix ans, avec le Collectif 49 701, nous jouons une série théâtrale adaptée du roman de Dumas, Les Trois Mousquetaires, dans des cours d’immeubles, de HLMs, de bibliothèques, de lycées, de musées, dans des parkings, des rues et des places publiques, utilisant sans vergogne tout ce qui est possible : les toits, les portes, les fenêtres, les balcons, les escaliers, enfin toutes les hauteurs et toutes les aspérités que présentent les espaces – urbains – que nous investissons.

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Mais depuis quelques temps, l’appel vient d’ailleurs. Et il se fait entendre avec une autre voix. Cela vient du fait qu’après Dumas, ses mousquetaires, et le Paris qui sert de décor à une grande partie de leurs intrigues, je me suis mise à travailler sur et avec les collines, les rivières, et les vents de Jean Giono, sa garrigue et ses paysans. L’adaptation de ses textes (celle de Que ma joie demeure commence en 2020 et se poursuit en différentes étapes jusqu’en 2023, Le Prélude de Pan est créé quant à lui en 2021), a été pensée d’emblée pour des spectacles qu’on irait jouer dans un autre dehors : non plus celui des villes ni même des villages, non plus celui des architectures plus ou moins complexes qui organisent l’existence citadine, mais des « paysages », des forêts, des champs, des terres agricoles, et d’autres délaissées ou en friche. Des spectacles qui font même passer de l’un à l’autre (du sous-bois touffu à la prairie dégagée, du fond de vallée verdoyant à la crête désolée) puisqu’ils sont itinérants, et qu’ils sont composés de plusieurs « tableaux » qui sont autant de haltes dans des paysages différents, reliées par la marche.

Or, depuis que ce travail a commencé, je me surprends parfois, au hasard d’une journée « au grand air », en sortant d’un bois, en quittant le rideau des arbres pour entrer soudain dans une lande nue, à me dire, saisie brusquement par l’espace, sa lumière, sa profondeur, et sa singulière beauté : « Oh ! j’aimerais que ça joue là. »

Les paysages sont redevenus des lieux qui appellent le jeu – comme lorsque j’avais 10 ans.

Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, au fond ? Qu’est-ce qui appelle ? D’où vient la voix ? Qu’est-ce qu’elle raconte ? Qu’est-ce qu’il y a dans ce regard (théâtral) sur le paysage, et de quelle nature, au fond, est la relation ?

Bien-sûr, il y a d’abord, dans cet exemple, une part d’instrumentalisation du paysage en décor.

Quand on prend l’habitude, en repérage, de chasser le bon lieu pour une scène, on prend forcément un peu ce pli. Cette habitude de travail, qui consiste à pister, pour chaque « tableau », l’endroit idéal (un bout de forêt pour « la scène du Cerf », un vaste champ pour celle de « la fauche »…), s’inscrit en vous et crée un biais de regard sur les lieux que vous traversez dans la vie, même par hasard. Les décors potentiels sont partout. Mais en retour, le paysage impose sa loi, c’est-à-dire toutes sortes d’impressions, de sensations, qui sont comme des messages cryptés. Autrement dit : il ne se laisse pas faire. Votre œil saisit un ensemble de données quand vous repérez, qui rendent la scène jouable sur ce lieu, mais il ne saisit pas tout, il est loin d’avoir tout compris. Le reste du message arrive souvent plus tard, souvent bien trop tard, une fois que le public est là avec vous, et que vous comprenez seulement pourquoi tel passage du spectacle dysfonctionne, ou pourquoi celui-ci est une étonnante réussite. Et parfois, vous ne comprenez tout simplement pas ce qu’il se passe ici. Les paysages ont une vie à eux, bien plus mystérieuse à mon sens que celles des lieux de la ville, et qui se tisse au théâtre que vous y créez. On pourrait le dire ainsi : « l’esprit des lieux » y est plus malin, plus vif, plus espiègle. Plus enchanteur aussi.

Après ces derniers mois passés dans des paysages aussi divers que ceux de l’Ariège, du Beaujolais, ou de la Provence, à monter et remonter Que ma joie demeure, le Prélude de Pan, et d’autres formes qui composent à elles-toutes un projet nommé « Manger le soleil », dans des milieux naturels chaque fois différents, et qui rendent ces spectacles chaque fois différents, je tente encore de déchiffrer les messages secrets de ces divers paysages comme autant de papyrus inscrits dans mes yeux, dans mon corps, et déjà floutés par le temps.

Le paysage impose sa loi, c’est-à-dire toutes sortes d’impressions, de sensations, qui sont comme des messages cryptés.

Un champ « originel »

Lorsque nous commençons à travailler avec l’équipe d’acteurs et d’actrices sur le début de Que ma joie demeure, l’été 2020, la randonnée au fil de laquelle aura lieu le spectacle a déjà été tracée par le directeur du théâtre, du côté de Cabrières, dans l’Hérault. En arpentant les sentiers choisis avec lui, je me mets à l’affût des espaces qui se présentent au fil de la marche, les renfoncements, les talus, les sous-bois ou les clairières qui pourraient accueillir les scènes encore à peine écrites. À ce stade, aucune répétition n’a encore eu lieu, et je ne sais pas comment nous allons travailler, je ne sais même pas, non plus, qui va jouer qui, la distribution n’est pas faite. J’arrive donc à ce « repérage » (qu’on pourrait qualifier de prématuré !) avec très peu d’éléments en tête. Seulement le texte. Des phrases. Giono.

Ce qui a lieu, alors, c’est une rencontre entre des mots, des situations écrites par un auteur, le rêve flou d’une metteuse en scène, et un paysage. Si l’on simplifie : des phrases et un paysage se rencontrent.

Il est autour de 9h du matin quand je découvre ce premier champ en pente et bordé de forêt, laissé en friche, couvert d’herbes folles – graminées sauvages, ombellifères, marjolaine et autres vagabondes

Ce qui a lieu, c’est une rencontre entre des mots, des situations écrites par un auteur, le rêve flou d’une metteuse en scène, et un paysage. Si l’on simplifie : des phrases et un paysage se rencontrent.

Les idées viennent. Des images. Des désirs. Des intuitions. Tout cela ensemble. Que les acteurs et actrices surgissent de cette ombre. Que cette grande pente et que ces herbes folles soient le lit de Marthe et de Jourdan

« Tu dors ? / Oui. / Mais tu réponds ? / Non. / Tu as vu la nuit ? ».

– Est-ce qu’on pourrait commencer très tôt ? je demande tout d’un coup au directeur.

– C’est-à-dire ?

– Le soleil se lève en face, derrière la forêt… Est-ce qu’on pourrait jouer ici à l’heure où il se lève ?

– Pas trop tôt quand même !

Mais les rêves sont en route, et lui-même est séduit à l’idée d’un spectacle qui commencerait à l’aube…

Ce champ a tout décidé. Avec sa terre en pente, comme un dos sur lequel se coucher, son exposition « à contre-jour », son « ouverture de champ », et sa marjolaine. Depuis, il y a quelque chose de lui que mes yeux quêtent dans chaque repérage. La pente surtout. Cette impression que tout le paysage fond sur vous.

Lire aussi sur Terrestres : Baro d’Evel, Barbara Métais-Chastanier « Les Beaux gestes », juillet 2024.

« Le bon décor » c’est donc peut-être avant tout celui qui présente ces critères tout compte fait arbitraires : ceux d’une ressemblance, d’une fraternité avec le tout premier lieu, qui a vu naître la scène. Qui l’a faite naître en vérité.

Car, oui, au fond, les lieux font naître des scènes. Parce qu’ils présentent des volumes, des courbes, des lignes de fond, des profondeurs, et parce qu’à certaines heures ils resplendissent, ou se replient sur leurs secrets, ils suggèrent des mouvements et des positions fortes pour les corps humains qui l’arpentent. Tout se passe comme si les paysages contenaient des invitations pour nos corps, et donc pour l’incarnation d’un texte, des invitations silencieuses, dormantes, que le théâtre peut tenter d’activer, ou de révéler.

Mais celles-ci sont changeantes. Vivantes. Et elles vous jouent des tours.

Le mystère des herbes hautes

Autre souvenir.

Nous sommes fin mai, dans le Comminges, tout proches des Pyrénées. On voit d’ailleurs leurs sommets encore enneigés aux lointains, dès que l’on monte un peu. Et l’on monte, ici, très vite ; la géographie du coin est plutôt montagneuse, la balade est une ascension et une redescente, elle épouse d’ailleurs le mouvement du livre : la joie monte et atteint son pic à la fin de la première partie, et puis les choses échappent, dévalent, on ne sait plus où ça va… sinon vers la mort. À cette époque, et parce qu’il a plu beaucoup ce printemps, les foins n’ont pas encore été coupés. Partout l’herbe est très haute. Quand on marche dedans, on trace des sillons qui peuvent se voir de loin. Comme les bêtes. Les champs d’herbes hautes sont de terribles révélateurs, et si vous êtes un animal traqué, ou un acteur qui veut soigner ses effets, ce qui ici revient au même, ils vous dénoncent à coup sûr. À tel point que sur le champ du tableau 1, dont la pente ascendante exposera là encore tout le sol aux regards du public, on choisit de ne pas répéter ; on marque simplement rapidement les places, comme sur la pointe des pieds, on se fait minces, autant que possible, entre les hautes herbes, pour « ne pas gâcher » notre champ – c’est-à-dire pour ne pas dévoiler à l’avance tous nos déplacements aux yeux de ceux qui viennent pour les découvrir.

Drôle de contrainte : le lieu ne doit pas être, au sens premier, « défloré ». L’illusion de présent absolu quêtée par toute performance théâtrale nous y oblige. Mais c’est plus que cela encore : c’est aussi « cette joie d’entrer dans l’herbe jusqu’au ventre » comme le dit Gionosentir, au public. Un effet de pénétration, une relation charnelle au paysage, dont nos vieux corps de mammifères se souviennent, et que les enfants n’ont pas oublié. Une sensation inconsciente qui fera partie de la myriade d’affects activés par ce début.

Bon. Par ailleurs, il y a aussi une négociation en cours avec le propriétaire, il n’est pas question d’écraser la récolte de quatre hectares de foins. Nous sommes censé·es nous comporter en biches discrètes, cinq sillons droits du fond du champ jusqu’au public, voilà ce que nous avons le droit de plier, de sacrifier. Pas plus. On s’y tiendra.

Le dixième et dernier tableau joue quant à lui, sur ces mêmes dates, dans une prairie délaissée, (sans enjeu de récolte, donc) qui présente la même hauteur d’herbe, mais sur une pente inversée, descendante, et l’effet y est encore plus saisissant. Les montagnes au lointain dressent leurs pointes blanches vers le ciel, et là, devant nous, c’est une mer d’herbes ondoyante, effrayante, sauvage, qui semble monter des arbres en contre-bas. (Encore des chênes, mais bien plus grands, bien plus massifs que ceux de l’Hérault). Les acteurs, les actrices dans cet océan, mi-vert, mi-bleu, mi-sol, mi-ciel, sont des demi-corps qui flottent, leurs jambes n’existent plus.

Or, ce dernier tableau est une scène d’orage. Sous une pluie battante, trois personnages dits « Narrateurs » emportent le personnage principal, « Bobi » vers sa mort, slalomant presque nus entre des éclairs invisibles jusqu’au dernier coup de foudre, qui leur plantera à la toute fin « un arbre d’or dans les épaules ». Le temps est lourd. Les nuages noirs s’accumulent au loin contre les cimes. Au fil de la scène, ils sont tous les quatre progressivement avalés par les herbes, mangés par le sol. Quand ils tombent enfin, ils disparaissent absolument, engloutis.

Ce tableau, à l’étape de travail qui est la nôtre à ce moment-là, est accompagné de sons d’orage, un orage dont on ne sait pas exactement s’il est réel ou artificiel – tant la météo joue alors avec nous de sa propre ambiguïté. L’effet est assez étrange, mais réussi, sans doute parce que la source du son n’est pas claire (le ciel ou la terre ?). Une semaine plus tard, dans une prairie rase du Beaujolais vert, le son de l’orage se révèlera complètement « faux », en trop. Je me demande encore aujourd’hui si, au-delà des variations du climat, qui vont jouer le grand écart ou la répétition avec le texte (et les deux sont intéressants), je me demande si le sol et la manière dont il porte les corps – bustes fantomatiques et flottants au-dessus des herbes hautes ou au contraire silhouettes parfaitement dessinées, de pieds en têtes, sur la terre – n’y est pas pour quelque chose. Comme si, ce que le sol montrait de façon excessivement nette (les corps) exigeait le silence ; et comme si, à l’inverse, ce qu’il cachait (une partie des corps, et qui sait quoi d’autre ?) pouvait permettre le son. Il y a, concrètement, visuellement, dans l’ombre ondoyante d’un sol en herbes, la place pour un mystère – un mystère venant d’en bas. Les herbes hautes entretiennent le flou. Ailleurs, dans un paysage dégagé, déshabillé, ras, c’est comme s’il n’y avait pas de truquage possible. Il faudra que les interprètes assument sans aide sonore tout le « jeu » de l’orage. Tout le théâtre devra alors tenir dans ce qu’on voit, dans leurs corps nus gesticulants dans une tempête racontée, inventée, et le texte. Depuis, c’est cette solution là qu’on a gardé : celle qui fait place nette aux corps.

Rases campagnes ?

Plusieurs fois j’ai été amenée à ce constat un peu triste : les paysages les plus dessinés par la main humaine, les monocultures, les pâturages, les parcelles rectangulaires ou carrées sont plus faciles à occuper théâtralement que les pentes escarpées et biscornues des collines méditerranéennes, par exemple, où tout est plus difficile à penser pour la mise en scène – la place du public, les différents plans qui structurent l’image, les places fortes des corps dans l’espace.

De la même manière, après cette expérience ambiguë des herbes hautes, un champ fauché me paraît en vérité plus facile à investir avec nos corps d’acteurs et d’actrices. Le dessin y apparaît plus entier, plus précis, donc plus fort. Voilà qui dit beaucoup sur notre œil, sur ce que nous avons « appris à voir

Mais non, l’appel insiste et il est d’une autre nature. Même si parfois les grands aplats des monocultures ou d’une plaine rase font l’effet d’immenses plateaux de théâtre, ce ne sont pas ces lieux qui invitent le plus. (D’ailleurs, dans les champs cultivés, il est tout simplement interdit d’entrer, et donc, a fortiori, de jouer). Je me souviens de mon premier repérage avec le théâtre de Villefranche-sur-Saône, au-dessus de Tarare

On changera de cap.

À force d’errer dans les terres pour trouver des décors, des « paysages », on finit par sentir assez vite ce que la désolation d’un milieu signifie.

Et c’est notre corps qui sent. Qui sait. Et qui reconnaît tout aussi rapidement la joie et la santé. Or, voilà, je crois bien que c’est cela qui appelle.

À force d’errer dans les terres pour trouver des décors, des « paysages », on finit par sentir assez vite ce que la désolation d’un milieu signifie.

« Cet apaisement qui nous vient dans l’amitié d’une montagne, cet appétit pour les forêts, cette ivresse qui nous balance, regard éteint et pensée morte, parce que nous avons senti l’odeur des bardanes humides, des champignons, des écorces, cette joie d’entrer dans l’herbe jusqu’au ventre, ce ne sont pas des créations de nos sens, ça existe autour de nous et ça dirige plus nos gestes que ce que nous croyons ».

Notre corps n’est pas indifférent au milieu. La joie, notre sentiment d’être en vie, et son intensité, dont l’art se fait parfois le messager, (et m’est avis qu’il doit l’être), ne se déploient pas indifféremment partout et de la même manière. Quand on crée dehors, alors, il faut s’attendre à ce que les affects suscités spontanément par le milieu accompagnent chaque instant du spectacle, se tissent au texte et au jeu. On est bien obligés de travailler avec ces perceptions inconscientes du corps, même si elles n’ont rien de stable. Les saisons, les cortèges de vivants qu’elles impliquent, et chaque heure du jour, avec ses ombres et lumières propres, vont les modifier, et modifier le sens même des scènes – puisqu’au théâtre, le sens, c’est de la perception.

Le vivant, ce farceur… qui est en nous

Ce printemps relativement humide, nous sommes les hôtes des tiques, et l’on redécouvre aussi la peur des serpents – couleuvres et vipères, qui se faufilent devant nous dans les prés chauds. Les tiques, nous les ramenons tous les soirs dans nos lieux de résidence ; les serpents, ce sont nos régisseurs qu’ils vont surprendre, et parfois mordre, à l’occasion malheureuse du déplacement d’un arbre mort, un habitat…

Quand on crée dehors, alors, il faut s’attendre à ce que les affects suscités spontanément par le milieu accompagnent chaque instant du spectacle, se tissent au texte et au jeu.

Et puis vient l’été, on arrive en pays plus sec, où les cigales sont reines, et nous devons cohabiter avec elles. Les oliviers sont des arbres relativement bas, elles volent en tourbillons de l’un à l’autre, et vous frôlent sur leurs trajets vrombissants. Jouer entre ces arbres, c’est jouer dans leur maison. Il ne faut pas s’attendre à leur silence. Leurs chants, leurs stridulations, vont modifier considérablement l’écoute des scènes. Voilà le dilemme : s’éloigner de leur concert, c’est s’éloigner des arbres, c’est s’éloigner de l’ombre, et c’est mourir de chaud. La pinède offre un refuge paradoxal : on y trouve l’ombre mais le son des voix ici est presque inaudible. On préférera toutefois les pins aux oliviers, à condition qu’ils soient hauts, et relativement espacés (le chant des cigales est alors un peu moins puissant, car il vient de plus loin, puisqu’elles préfèrent vivre parmi les branches dont elles sucent la sève pour se nourrir). On préférera surtout jouer aux heures fraîches, où les cigales se taisent, où les oiseaux ont de la place, où le soleil est encore un allié, et où l’on négocie cette fois… avec les moustiques !

Lire aussi sur Terrestres : Sacha Todorov, « Au théâtre de Coyote : l’héritage écologique du Reinhabitory Theater », avril 2024.

C’est que l’on n’est jamais « tranquille », comme on dit ! Et qui, en nous, le dit ? Qui est cette personne en soi qui souhaite le silence ? Qui, en nous, préfèrerait ne pas cohabiter plutôt que si ? Qui, en nous, préfèrerait la solitude (humaine) à ces perpétuelles négociations (avec les autres vivants) ? Il y a bien quelqu’un, puisque c’est à cette solitude et à ce silence que nous contribuons de façon accélérée depuis un demi-siècle… Jouer dehors vous rappelle joyeusement et malicieusement, au prix de quelques piqûres, ou morsures, qui rarement sont des dangers, que vous n’êtes pas seul·e… dans votre « théâtre » au sens large – c’est-à-dire dans votre tête, dans votre récit, et dans votre (H)istoire. Le milieu vivant est cette fois un personnage avec lequel vous devez compter, et qui, entre le repérage et le moment de la représentation, ne vous présentera pas le même visage.

Jouer dehors vous rappelle joyeusement et malicieusement, au prix de quelques piqûres, ou morsures, qui rarement sont des dangers, que vous n’êtes pas seul… dans votre « théâtre » au sens large.

J’apprends, petit à petit, à anticiper les lumières, les volumes, le bruissement des feuilles dans le vent, j’apprends à poser des questions sur les coupes des foins, j’apprends à imaginer les relations avec des présences vivantes qui sont parfois encore invisibles ou inaudibles au moment où je découvre des lieux. Mais je commence à comprendre aussi autre chose. C’est que ce n’est pas seulement le milieu, sa richesse propre, tous les habitats entremêlés qu’il implique, tous les vivants enlacés qu’il abrite, qui entrent en relation avec vous et vous modifient de l’intérieur pendant le spectacle. C’est la situation de votre corps dans ces espaces, ces habitats, et le type de regard et d’affects impliqués par cette position physique dans le milieu qui agit en vous et colore vos émotions. Et cela change au fil de la marche. On voyage d’une sensation animale à une autre.

Assis avec d’autres spectateurs et spectatrices dans un sous-bois, dans le lit d’une rivière à sec, vous n’êtes pas le même ni la même que sur une crête ou en lisière de forêt.

Dans le premier cas, il y a quelque chose de l’ordre de l’attente et de l’affût, mêlés à la peur légère et tout à fait inconsciente d’être surpris·e… Des sensations que le très vieil animal en vous n’a pas oublié. C’est là. La proie potentielle que nous sommes, et dont les réflexes ont sans doute ciselé nos facultés d’attention, se souvient. Cette tonalité de l’attention en forêt va teinter légèrement l’atmosphère, le jeu tout comme sa réception.

Et puis vous marchez vingt minutes, et au terme d’une ascension peut-être un peu difficile, vous voilà arrêtés pour le tableau suivant sur une crête, avec le paysage étalé sous vos yeux. Voilà que monte en vous ce soulagement, où se mêle la fin de l’effort physique et l’absolue sécurité d’une vue panoramique, cette sereine maîtrise que donne la hauteur, et qui n’est pas étrangère à la tranquillité patiente du prédateur observant « son domaine » – c’est-à-dire non pas sa « propriété », mais simplement les autres vivants qui habitent ici avec lui et qu’il va chasser tout à l’heure. C’est un calme et une patience de loup qui nous envahit alors, et colore subtilement la perception de la scène jouée en contre-bas.

Et quand, une heure plus tard, vous vous retrouvez postés en lisière des bois, à l’ombre des arbres, et que la prairie dégagée et lumineuse semble vous appeler, vous dire « ici l’espace est vaste ! », « ici tu peux courir », « ici c’est la liberté ! », c’est le chevreuil en vous qui la désire, et qui voudrait, peut-être, entrer dans l’herbe jusqu’au ventre.

C’est lui qui, sans s’exposer, goûtera sans doute l’image des acteurs et des actrices qui pénètrent le pré.

Face aux milieux, dans les paysages, de vieux affects animaux remontent à la surface de nos corps et de nos perceptions, teintant ces dernières de désirs, de peurs, ou de curiosités que nous avons en partage avec d’autres vivants. Ces affects, ces puissances, ces « ancestralité animales », comme les nomme le philosophe Baptiste Morizot

L’on crée avec d’autres.

Une foule de vivants qui habite hors de nous ; une multitude qui loge aussi en nous.

L’appel est vieux, très vieux.


Crédits photos : Barbara Buchman (2023) et Quentin Chevrier (2022).


SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

5 / 5

  Bon Pote
Actu-Environnement
Amis de la Terre
Aspas
Biodiversité-sous-nos-pieds

 Bloom
Canopée
Décroissance (la)
Deep Green Resistance
Déroute des routes
Faîte et Racines
 Fracas
France Nature Environnement AR-A
Greenpeace Fr
JNE

 La Relève et la Peste
La Terre
Le Lierre
Le Sauvage
Low-Tech Mag.
Motus & Langue pendue
Mountain Wilderness
Negawatt
Observatoire de l'Anthropocène

 Reporterre
Présages
Reclaim Finance
Réseau Action Climat
Résilience Montagne
SOS Forêt France
Stop Croisières

  Terrestres

  350.org
Vert.eco
Vous n'êtes pas seuls

 Bérénice Gagne