À propos de Cultiver les communs. Sortir du capitalisme par la terre de Tanguy Martin, Syllepse, 2023.
Il y a bien longtemps que les projets de réforme agraire ont déserté les imaginaires socialistes européens. La bourgeoisie qui « ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de productionCultiver les communs. Une sortie du capitalisme par la terre. L’auteur travaille pour Terre de liens et milite dans différents collectifs, dont Reprise de terres et pour une sécurité sociale de l’alimentation. L’ouvrage est écrit depuis cette situation qui offre un ancrage dans les luttes paysannes contemporaines et fournit de nombreux exemples de réappropriation des moyens de vivre
Pour Martin, la révolution vers une agriculture paysanne suppose une réforme institutionnelle de grande ampleur qui commence par la transformation du foncier agricole en bien commun, grâce à une réappropriation des institutions déjà-là. La socialisation de la terre est une condition nécessaire pour une agriculture paysanne favorisant la conservation de la diversité des mondes vivants, domestiques et sauvages.
Disons d’emblée que le thème majeur de l’ouvrage, la socialisation du foncier agricole, tout à la fois prolonge et déplace la question des communs naturels. Elle la prolonge puisque la fin ultime est bien celle d’une mise en commun, c’est-à-dire d’un partage démocratique, équitable et soutenable de l’accès aux ressources. Elle la déplace cependant car la socialisation désigne la répartition du foncier par l’intermédiaire d’institutions juridico-politiques mobilisant la force universalisante du droit. Loin d’une auto-institution des communs, la socialisation de la terre se présente à la fois comme un partage institutionnalisé des conditions de production (une socialisation de la valeur dirait Bernard Friot, dont l’auteur semble politiquement assez proche) et comme une étape de transition vers la communisation agraire, c’est-à-dire vers la suppression de l’appropriation privée des moyens de vivre.
L’auteur se propose ainsi de « doter les mouvements sociaux d’une grille de lecture anticapitaliste du foncier agricole, en lien avec la notion de commun » en élaborant « des lignes directrices stratégiques à débattre pour mieux construire un horizon communinstitutions formelles des communs à partir du « déjà-là » de la socialisation de la terre, proposition qui confère à l’ouvrage un caractère plus concret que celui que revêt souvent la littérature académique sur les communs. D’autre part, il propose d’instituer le foncier en commun comme condition pour une transformation des pratiques agricoles, pour le renforcement des communautés habitantes rurales et pour servir de « base arrière » aux luttes d’émancipation. D’allure modestement juridique, Cultiver les communs a donc une grande ambition politique. Cette écologie politique du foncier agricole articule une réflexion sur les normes politiques désirables, sur les institutions juridiques qui pourraient les mettre en œuvre et sur les forces sociales capables de les porter. Son originalité tient à l’expérience de terrain de son auteur et à son érudition quant aux politiques agraires.
L’ouvrage se découpe en quatre chapitres, ponctués de trois « respirations
Problèmes et méthodes
J’ai abordé ma lecture de Cultiver les communs avec trois séries de questions qui organisent cette recension. Premièrement, l’une des questions classiques de la sociologie rurale et des études agraires critiques est de savoir si la paysannerie forme une classe à part entière – dominée par le capital marchand même lorsqu’elle est propriétaire de la terre et des moyens de production – ou bien si elle est au contraire fragmentée entre un prolétariat rural (ouvriers agricoles, travailleurs saisonniers…) et une bourgeoisie paysanne (parfois en voie de prolétarisation). Pour le dire de manière très schématique : tandis que la sociologie rurale d’inspiration marxiste insiste sur la fragmentation de la paysannerie en refusant absolument l’idée d’une classe et d’un mode de production paysans
À s’intéresser principalement aux formes de propriété des moyens de production agricoles – à commencer par le foncier lui-même – est-ce qu’on ne risque pas de rater les formes spécifiquement capitalistes d’exploitation du travail en contexte agro-industriel au sens large (ouvriers agricoles, travail saisonnier, travail dissimulé, travail non payé, travailleurs de la logistique, des abattoirs, etc.) ? Cette deuxième question a immédiatement un enjeu tactique sur le type d’alliance à construire : avec quels travailleur·ses ? Avec quels syndicats ? Par l’entremise de quelles institutions ? Pour le dire concrètement, faut-il viser des alliances avec les tendances les plus à gauche des agriculteur·ices (y compris dans les syndicats majoritaires comme la FNSEA) ou bien avec les travailleur·ses non paysan·nes de l’agro-industrie ? Comment mettre en place une agriculture paysanne et lutter en même temps contre les formes d’exploitation du travail dans l’agro-industrie ?
Enfin troisièmement, si le capitalisme agraire fonctionne par l’articulation d’un certain régime de propriété de la terre et de différentes formes d’exploitation du travail, humain et autre qu’humain, qui s’intègrent dans un vaste système agro-industriel, on peut se demander si l’institutionnalisation de communs permet, à elle seule, de sortir de ce système. Il semble qu’il y ait parfois un décalage entre la stratégie de la socialisation institutionnelle du foncier et l’objectif final qu’elle est censée réaliser.
Cultiver les communs propose des réponses nuancées à ces trois questions témoignant d’un pragmatisme stratégique qui cherche à élargir les pratiques qui « marchent » sur la base d’institutions déjà existantes.
Une écologie politique de la terre
Une bifurcation agroécologique suppose une socialisation de la terre, c’est-à-dire la répartition de la terre organisée par les normes contraignantes du droit et des institutions politiques adéquates (comme la réappropriation démocratique des SAFER, j’y reviendrai). Cette thèse originale de Martin s’enracine dans une définition de la terre en provenance de l’écologie politique contemporaine qui permet de critiquer l’économie politique agraire classique.
« Support de fonctions écosystémiquesCultiver les communs, cette définition de la terre comme support de fonctions écologiques variées fournit une norme immanente aux pratiques agricoles elles-mêmes.
Si une terre en bonne santé est le support d’un grand nombre de fonctions écosystémiques variées et redondantes, une agriculture paysanne doit elle aussi combiner de multiples usages du foncier, à la fois productifs (élevage, polyculture, sylviculture), récréatifs (fonctions de loisirs ou éducatives) et de conservation (espaces non cultivés et en libre-évolution favorisant la biodiversité sur les espaces agricoles comme le préconise par exemple l’association Paysans de nature
En effet, la conservation des écosystèmes au sein des espaces agricoles répond à la fois à des intérêts humains (la vie humaine en général et l’agriculture en particulier ont besoin d’écosystème viable) et à des intérêts autres qu’humains : la singularité, la vitalité et la beauté des écosystèmes méritent qu’on les préserve pour eux-mêmes
À la lecture de Cultiver les communs, on est parfois saisi par une tension fertile entre la technicité des institutions du foncier agricole et le rêve arcadien d’une communauté paysanne vivanteGemeinschaft » rurale comme aurait dit le sociologue allemand Ferdinand Tönnies. La nécessité d’arracher la terre à la propriété privée ne s’inscrit pas seulement dans une analyse écologique de la multifonctionnalité des écosystèmes et dans une lecture stratégique de ses effets possibles sur la territorialité rurale. Elle se fonde également sur une présentation claire et rigoureuse de l’économie politique classique.
Reprenant à Karl Polanyi l’idée que la terre est une marchandise fictive, Martin propose de sortir la terre du marché de la propriété privée. Il étudie le fonctionnement de la rente foncière en reprenant la distinction marxienne entre rente absolue et rente différentielle
Partant d’une analyse de la rente foncière, l’auteur en conclut que la terre ne peut être une marchandise, car « si le marché n’est pas un mauvais mode de coordination des activités humaines en soi, il n’est pas adapté à la question des terres
Il me semble que le statut stratégique de la socialisation de la terre par la force du droit et la réappropriation des institutions politiques de répartition du foncier n’est pas toujours très clair dans l’ouvrage. S’agit-il de penser une étape transitoire avec les outils institutionnels dont nous disposons ? Ou s’agit-il au contraire d’une stratégie ultime qui viserait seulement à exclure certains biens spécifiques du marché tout en maintenant l’existence d’un marché capitaliste pour les autres produits ?
Les marxistes politiques anglais, Robert Brenner et Ellen Meiksins Wood, ont développé quelques arguments convaincants contre le socialisme de marché
En effet, la matrice de l’exploitation capitaliste est la marchandisation de la force de travail : pour que des individus soient contraints d’assurer leur subsistance par l’intermédiaire du marché (marché de l’emploi et marché des biens de consommation), il faut qu’ils aient été privés de l’accès à leurs moyens de subsistance, à commencer par la terre. Cette séparation initiale est en permanence reproduite par le capital car elle est la condition essentielle de sa survie. La socialisation de la terre ouvre au contraire des espaces d’autonomie. Si des institutions juridico-politiques permettent un partage plus égalitaire et plus soutenable de la terre, la dépendance au marché capitaliste s’en trouvera nécessairement diminuée. La socialisation de la terre à grande échelle n’est donc pas qu’une question de foncier agricole ou d’institutionnalisation des communs, comme Martin le sait bien. Elle est un coin enfoncé dans la reproduction des rapports de classe.
Telle que je la comprends, la socialisation de la terre défendue par Tanguy Martin ne peut donc être qu’une étape provisoire vers la réalisation du communisme
Il paraît difficile de compter sur la naïveté de l’État et des capitalistes agroindustriels, qui se laisseraient berner par une dissémination locale d’expériences de gestion de terres en communs. Peut-on alors vraiment isoler la stratégie de la socialisation de la terre d’une analyse du rapport de force politique à construire pour élargir et maintenir cette socialisation ? C’est peut-être la seule critique de fond que j’adresserais à l’ouvrage. S’il convient de socialiser la terre et si Tanguy Martin nous montre les institutions déjà existantes dont on pourrait se saisir pour la réaliser, comme nous le verrons plus bas, il reste prudent sur la manière d’instaurer un rapport de force qui permette d’élargir et d’accélérer le mouvement de socialisation de la terre. Si l’ouvrage n’aborde pas de stratégies précises pour radicaliser l’antagonisme avec les expropriateurs, Cultiver les communs est en revanche particulièrement percutant dans la description critique des mécanismes du marché foncier capitaliste et des formes d’oppression auxquelles il donne lieu.
Une théorie de l’oppression en contexte agraire
Tanguy Martin reprend à la philosophe féministe Iris Marion Young sa théorie des formes d’oppression. Dans Justice and the Politics of Difference, elle distingue cinq formes possibles d’oppression qui peuvent s’entrelacer : a) l’exploitation du travail qu’il soit payé ou non ; b) le pouvoir de la classe dominante d’empêcher l’action et l’organisation des dominé·es ; c) la marginalisation d’une partie des dominé·es qui a notamment pour effet une disciplinarisation par la peur de celles et ceux qui n’en sont pas encore victimes ; d) la capacité à légitimer sa domination par l’impérialisme culturel ; e) l’usage de la violence pour affecter l’intégrité physique ou psychique d’un individu ou d’un groupe. Cultiver les communs applique cette théorie de l’oppression à l’histoire du capitalisme agraire dans le monde moderne depuis les plantations coloniales de Sao Tomé jusqu’à l’implantation idéologique du productivisme dans les esprits contemporains
À la suite des travaux de la sociologue Sabrina Dahache et d’une enquête qu’il a réalisée avec Matthieu Dalmais, Martin montre en effet que l’accès des femmes au foncier est beaucoup plus compliqué que celui des hommes malgré les lois qui défendent l’égalité des droits. Le fait qu’elles manquent de « ressources propres et d’appuis solides s’ajoute à la défiance des organismes prêteurs et des bailleur·eresses de terres potentiels
Cultiver les communs insiste également sur la dimension coloniale-raciale de l’oppression foncière. En affirmant que « la question du foncier agricole et de son accaparement est consubstantielle à la question coloniale », Tanguy Martin insiste sur la différence entre impérialisme et capitalisme. Si le capitalisme a toujours été impérialiste, ayant vocation à soumettre le monde entier à la logique de la valorisation en prenant « la planète entière pour théâtre
« Plus proche dans le temps, en Palestine l’extension des colonies israéliennes sur les terres attribuées au proto-état palestinien par les accords internationaux dépasse la logique économique capitaliste et vise une pure extension de la puissance israélienne. Et il s’agit bien aussi de foncier agricole, et pas que d’habitat pour les colonies. Cela saute aux yeux si l’on comprend qu’un des enjeux de ces extensions est l’accès à l’eau pour l’irrigation des terres. Il est certain que cette configuration impérialiste est utilisée à ses fins par le capitalisme. Mais ce dernier n’en épuise pas pour autant toute explication
S’il existe une possibilité que le foncier devienne un levier d’émancipation par sa socialisation, c’est parce qu’il est le support de rapport d’oppression multiples, de genre, de race et de classe. Telle est, somme toute, la leçon critique de Cultiver les communs.
Cependant, pour revenir à une remarque que je faisais en introduction, on peut se demander s’il n’y a pas parfois un certain « réductionnisme foncier » qui empêche ici d’insister sur le triple socle de l’oppression raciale dans les campagnes. En effet, le problème immédiat du racisme en agriculture ne peut se limiter au problème bien réel de l’accès à la terre et à l’installation. Fondée en 2021 par des personnes exilées, l’Association accueil agricole et artisanal (A4) cherche à développer l’installation en milieu rural de travailleur·ses étranger·es avec des conditions de vie décentes. Former, installer, régulariser, telles sont les trois piliers de l’association qui lutte contre le racisme systémique. Développant également une pratique de l’enquête militante, les membres d’A4 documentent les conditions de travail actuelles des saisonniers étrangers dans les exploitations agricoles.
L’oppression raciale y est reproduite à grande échelle dans des fermes industrielles et des serres où une main d’œuvre saisonnière étrangère est exploitée dans des conditions parfois semi-esclavagistes, comme en témoigne la lutte en cours des 17 saisonniers agricoles marocains à Malemort du Comtat
Démocratie foncière et socialisation des terres
Le cœur de l’ouvrage de Tanguy Martin est bien de proposer une description des institutions politiques et des structures sociales déjà-existantes qui peuvent favoriser une socialisation de la terre. L’ouvrage est d’une très grande richesse dans la présentation des mécanismes d’accaparement, de régulation et de reprise du foncier agricole. De mon côté, je m’aventure ici sur un terrain que je connais fort mal, celui des institutions françaises du foncier agricole. Je dirais cependant que le mérite de l’ouvrage consiste à articuler les normes d’une nouvelle organisation foncière, les institutions politiques, économiques et juridiquesqui peuvent les incarner et les forces sociales qui peuvent soutenir leur réalisation. À cet égard, l’ouvrage se présente comme une écologie politique de la socialisation de la terre.
La richesse de cette position dérive à la fois de l’expérience de terrain de l’auteur et de l’idée qu’un partage plus équitable de la terre repose sur des institutions politiques qui permettent de la désencastrer du marché. Suivant les analyses de Marx sur « l’accumulation primitive
Lire aussi sur Terrestres : Paul Guillibert, Jason W. Moore, cosmologie révolutionnaire et communisme de la vie, mai 2024.
Le partage démocratique, soutenable et équitable de la terre (la « socialisation ») doit donc, selon Martin, permettre de lutter contre la séparation d’avec la nature, contre la dépendance au marché capitaliste et contre la perte d’autonomie politique dans les campagnes. En somme, la socialisation de la terre apparait comme une condition nécessaire mais non suffisante d’une politique d’émancipation. Dans la suite de cette recension, je me demanderai cependant si l’étude magistrale des institutions politiques d’une possible socialisation de la terre ne prend pas le pas sur une analyse des forces sociales capables de les porter. Qui sont les acteur·ices d’une possible socialisation de la terre ? Qui en sont les ennemis ? Avant de répondre à ces questions, encore faut-il préciser que Cultiver les communs se donne parfois comme un ouvrage de philosophie politique, soulevant le problème de l’articulation entre des normes politiques, des institutions juridiques et des forces sociales.
Concernant les normes, il s’agit d’abord d’arracher la terre au marché, la constituer en bien commun afin que des usages socialement justes et écologiquement soutenables prennent le pas sur la logique marchande de la valorisation capitaliste. La stratégie doit donc viser l’instauration d’un « gouvernement politique du foncier agricole » ayant pour finalité de sortir le foncier de ses usages capitalistes par une « gestion en commun » de la terre
L’institution des communs fonciers pourrait s’appuyer sur la propriété publique de la terre qui permet de la louer ou de la mettre à disposition d’agriculteur·ices du territoire communal ou bien de la mettre à disposition d’un collectif politique comme dans le cas de la société civile des terres du Larzac (SCTL) qui gère les 6 000 hectares récupérés lors de la lutte du Larzac contre l’installation d’une base militaire. Or Martin insiste sur le fait que l’expropriation des expropriateurs de la terre n’est pas qu’un lointain mot d’ordre socialiste. Elle est déjà prise en charge, ici et maintenant, par des institutions économiques, juridiques et politiques qui régulent l’accès et l’usage des terres agricoles. Cultiver les communs insiste sur deux institutions centrales qui pourraient jouer l’effet d’un levier de socialisation de la terre, bien qu’elles soient aujourd’hui au service de l’agriculture intensive.
La première institution est le contrôle des structures, qui « régit la délivrance de l’autorisation d’exploiter » la terre. C’est elle qui donne le droit à une agricultrice ou un agriculteur d’appliquer la loi après un avis consultatif des Commissions départementales d’orientation de l’agriculture (CDOA). Bien que le pouvoir du Contrôle des structures soit très affaibli et très inégal géographiquement, elles n’en perdurent pas moins.
La seconde institution étudiée regroupe les Safer, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural qui régulent le marché des terres agricoles depuis les années 1960. Sociétés anonymes à buts non lucratifs, elles sont composées en collèges constitués de chaque syndicat agricole représentatif, des collectivités territoriales, de la société civile. En raison de ses missions et de son mode de fonctionnement (l’achat de terre), la Safer apparaît comme « un mode de régulation non-capitaliste du marché foncier rural en France
En somme, voilà une thèse stratégique pour l’écologie politique : l’abolition de la propriété privée doit se développer à partir de la réappropriation démocratique des institutions déjà existantes permettant la socialisation de la terre, même si ces institutions sont au service, et depuis longtemps, de politiques productivistes. Liées à l’histoire du remembrement et de la concentration agraire, pour beaucoup elles apparaissent en effet comme un instrument productiviste dans les campagnes, aux mains des grands exploitants et des syndicats majoritaires. Aussi contraire à l’égalité soient-elles pour l’instant, leur démocratisation relève d’un futur possible et doit donc servir de fondement à une bifurcation écologiste et sociale des institutions du foncier agricole. Comment envisager cette démarchandisation démocratique de la terre ?
Martin imagine que l’ensemble des terres agricoles soient rachetés progressivement « soit par la puissance publique, soit par des organisations collectives démocratiquement organisées qui s’engageraient à ne pas les revendre. Les terres seraient alors techniquement sorties du marché
Si l’argument du livre consiste à affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’envisager une grande réforme agraire (avec ces risques d’autoritarisme et d’inefficacité) pour penser une transition agro-écologique, on a parfois l’impression qu’il faudrait néanmoins une grande réforme institutionnelle pour y parvenir : fixer des règles pour modifier la composition de ces institutions et s’assurer une gestion plus transparente et démocratique de leur fonctionnement. Auquel cas, l’argument tactique de la facilité (il serait plus facile de passer par les institutions existantes que d’en créer de nouvelles ad hoc) parait moins convaincant. Il n’est pas certain qu’il soit plus facile de déclencher une grande réforme institutionnelle du foncier qu’une grande réforme agraire. C’est la raison pour laquelle l’auteur insiste sur l’importance des forces sociales qui réalisent d’ores et déjà la socialisation de la terre à petite échelle.
Selon Martin, la capacité des Soulèvements de la terreà imposer des rapports de force doit s’articuler avec la constitution de contre-pouvoir du foncier porté par des organisations moins radicales mais dont l’action s’inscrit dans le temps long. Parmi ces organisations, ilinsiste sur les foncières agricoles, ces associations qui rachètent ou reprennent la terre pour la redistribuer selon des principes de justice sociale et agro-écologiques. Parmi celles-ci, l’auteur s’arrête longuement sur le cas de Terre de liens, dont il est membre, qui donne une bonne illustration de ce qu’il appelle des « structures de portage foncier solidaires
Ces structures peuvent prendre différentes formes : des groupements fonciers agricoles (GFA) qui détournent l’usage initial visant à faciliter la succession des terres agricoles dans une perspective mutualiste et solidaire comme le GFA Lurra, fondé dans les années 1970 au pays Basque ; des coopératives d’intérêt collectifs comme les coopératives Terrafine créée en 2017 ou Passeurs de terre créée en 2018 ; des fonds de dotation ou des fondations qui récupèrent des terres par legs ou par des dons en argent et en nature comme à Longo Maï ou comme la foncière Antidote créée en 2019 qui est « un outil au service de collectifs d’habitant·es et d’usager·es de lieux autogérés, qu’ils soient des fermes ou accueillent des activités non-agricoles, à la campagne ou en ville
Ainsi la fédération Terre de liens propose sept critiques éthiques pour circonscrire le champ des « initiatives foncières citoyennes
S’il existe donc des forces sociales prêtes à défendre une réforme institutionnelle ouvrant la possibilité d’une socialisation de la terre, le récent mouvement des agriculteur·ices semble avoir montré que ces forces sont loin d’être majoritaires. L’issue du mouvement paraît plutôt favorable aux exploitants importants et au capital commercial dit de « la grande distribution ». Peut-être cette séquence témoigne-t-elle des impasses d’une réflexion qui partirait uniquement de la question foncière, c’est-à-dire de la propriété et de l’allocation des terres agricoles. Car il s’est d’abord déclenché par un rejet des prix des produits agricoles, c’est-à-dire par le constat d’une injustice du point de vue de l’ « économie morale » des paysans : non pas une revendication sur la terre mais une revendication sur les revenus du travail.
La difficulté vient évidemment du fait que les revenus du travail sont ici ceux de capitalistes : certes des petits capitalistes dominés par d’autres secteurs bien plus puissants du capitalisme mais des capitalistes néanmoins, qui possèdent – au moins en droit – leurs moyens de production même s’ils sont dominés par le capital bancaire qui fournit des prêts, par le capital biotechnologique qui fournit des semences, par le capital industriel qui fournit des tracteurs, par le capital commercial qui achète les marchandises et les fait circuler, etc. Le choix des organisations de gauche, de la Confédération paysanne par exemple, a été de rejoindre tardivement le mouvement de manière critique. Leur stratégie visait donc à intervenir dans un mouvement d’exploitants agricoles afin d’introduire une ligne de fracture sur des bases politiques entre les revendications des syndicats majoritaires sur les normes environnementales et bureaucratiques et celles des exploitants moins importants acculés par le marché à vendre à des prix indignes.
Lire aussi sur Terrestres : Reprise de terres, Reprise de terres : une présentation, juillet 2021.
Or dans cette stratégie d’alliance au sein de la paysannerie, aucune alliance avec des travailleur·ses (ouvrièr·es agricoles, salarié·es de l’agro-industrie, saisonnié·res temporaires) n’a pu émerger. Pourtant, la revendication pour de meilleurs revenus du travail contre la domination imposée par certains secteurs du capitalisme agro-industriel aurait pu créer un front large. La position de l’intellectuel qui condamne a posteriorides mouvements auxquels il n’a pas pris part n’est pas de mise ici. Il s’agit plutôt de réfléchir aux conditions idéologiques futurs d’un élargissement des luttes pour une communisation de la subsistance. À cet égard, il faut accueillir avec enthousiasme et prudence le projet d’une réforme institutionnelle de l’accès au foncier agricole.
Enthousiasme évident au vu des outils politico-juridiques proposés par Martin et dont il est certain qu’ils indiquent des pistes tactiques importantes. Prudence néanmoins, car le programme de réformes institutionnelles et démocratique du foncier suppose d’identifier – mais plus encore de composer – des forces sociales capables de le porter. Or, si la propriété privée de la terre est la clef de voute d’un colossal édifice de dépossession des conditions de la subsistance, les mots d’ordre portant sur les revenus du travail et les formes d’exploitation sont sans doute plus à même de composer une force révolutionnaire de paysan·nes et de salarié·es contre la domination du capital.
Conclusion
Pour conclure, je repartirai de l’anecdote inaugurale de Cultiver les communs qui illustre à quel point une position en apparence consensuelle (une réappropriation démocratique d’institutions permettant un partage plus soutenable de la terre) peut sembler révolutionnaire : alors qu’il informe un propriétaire que la Safer du Poitou-Charente pour laquelle il travaillait à l’époque préempte la terre qu’il vend, Martin s’est vu rétorquer : « mais c’est du communisme ! ». Pour se prémunir contre toute transformation du foncier et de l’agriculture paysanne, on a beau jeu d’assimiler une politique de socialisation de la terre à la collectivisation forcée des campagnes dans la Russie post-révolutionnaire.
Cultiver les communs est donc un livre rare qui propose des solutions à partir d’une connaissance fine, complexe et personnelle des institutions agraires françaises. À la lecture, se dessine l’horizon concret d’une socialisation de la terre grâce à la multiplication des expériences de portage solidaire du foncier. Ce livre présente donc un panorama original sur l’avenir de l’émancipation. La possibilité d’une transformation de la société s’articule à la fois à des forces sociales réellement existantes et à des institutions agricoles dont la réappropriation ne paraît pas impossible. Elle impose maintenant de penser la manière dont ces expérimentations foncières peuvent s’articuler avec des stratégies capables d’imposer un rapport de force à une autre échelle. Il est fort à parier que la socialisation de la terre suppose des soulèvements terrestres dont le surgissement transformera l’antagonisme des forces en présence.
Crédit de la photo d’ouverture : Max.
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