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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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16.09.2024 à 12:25
Yoan Jäger
Texte intégral (6143 mots)
Temps de lecture : 22 minutes

Marais Poitevin, juillet 2024.

Louise

Comment te présentes-tu ?

J’ai 28 ans, je suis une habitante du Marais-Poitevin depuis 3 ans. Je me suis engagée très vite : j’ai lutté dès que je me suis installée.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?

Le jour où j’ai emménagé, j’ai fait plusieurs allers-retours devant le champ où ils posaient les barrières du chantier de la bassine de Mauzé. Je ne connaissais pas les bassines et je ne savais pas ce que c’était. J’ai très vite su : le chantier a été envahi lors d’une mobilisation. Je m’étais installée juste à côté du Mignon, la rivière directement impactée par la bassine, avec laquelle j’ai créé un lien quotidien parce que c’était un très beau coin, super agréable. En même temps, j’apprenais qu’il y avait d’énormes trucs en construction juste à côté, qui étaient en train de le ravager. J’ai fait ma première manif à Cramchaban. C’était complètement dingo. À partir de là, je me suis investie à fond dans cette lutte et j’y ai mis toute mon énergie quotidienne.

Il y a des moments durs et ça vide parfois mon énergie, pourtant il y a un truc qui recharge tellement fort… La puissance du collectif me porte.

Comment cela se traduit-il pour toi de manière physique et corporelle ?

Il y a des moments durs et ça vide parfois mon énergie, pourtant il y a un truc qui recharge tellement fort… La puissance du collectif me porte. Je pense que les moments où je suis vidée en énergie pourraient venir du fait d’être complètement flippée de vivre dans ce monde-là. Et s’il n’y avait pas ce truc collectif pour contre-balancer ça, je ne serais pas très bien, alors que là ça me fait du bien.

Qu’est-ce que cet engagement a changé dans ta vie, dans ton rapport au territoire et aux habitant·es ?

Ça permet de rencontrer vraiment les gens qui sont tes voisins. Je viens d’Ariège, les territoires ruraux c’était ma vie. Mais en Ariège où j’habitais, il n’y avait pas de lutte qui liait les gens. Ici, la plaine est plutôt vide et globalement pas agréable au quotidien. Ce qui m’a donné envie de m’ancrer à Melle, c’est que c’est un territoire en lutte et que ça crée des liens très forts entre les gens. On se parle, on échange, on débat, et c’est vraiment le fait de lutter ensemble qui fait ça.

Avant d’installer le Village de l’Eau, on est allé parler aux habitant·es, avec des gens pro-bassines ou avec d’autres qui regardent juste la télé. J’adore, parce qu’à la fin des discussions tu peux réussir à déconstruire pas mal de choses.



Et avec les autres habitant·es, y a-t-il une composition et des rapports qui se sont aussi dessinés ?

C’est assez complexe, parce que je ne suis pas une personne qui a tendance à cacher ses opinions, je suis plutôt transparente. Mais en vivant à Mauzé, il y a des moments où tu n’es pas à l’aise pour t’exprimer sans filtre. Par exemple, j’ai eu un problème chez moi avec l’évacuation de mes toilettes le jour de Noël. La fosse était pleine et c’est un élu qui est venu pour me dépanner. Il se trouve que c’est un des trois élus qui est connecté à la bassine de Priaires et qui est très fortement intéressé par ces projets… Il y a beaucoup de conflits d’intérêts à des endroits, et malgré tout tu dois être en interaction avec ces gens. C’est un peu compliqué de se dire que dans certains espaces, il ne vaut mieux pas parler de tes opinions et de tes engagements, car ça va pourrir tes relations avec certaines personnes.

Moi j’adore aller parler aux gens, aux voisin·es, aux habitants et habitantes qui ne sont pas en lutte ou qui pensent qu’on est des violent·es et qui ont toutes ces idées-là sur nous. Après Sainte-Soline, on a pris des vélos et on est allé faire le tour de tous les bleds pour aller parler aux voisin·es et pour savoir comment ils avaient senti le week-end. C’était vraiment important pour moi. Là encore, avant d’installer le Village de l’Eau, on est allé parler aux habitant·es. Tu parles avec des gens pro-bassines ou avec d’autres qui regardent juste la télé, et ça j’adore, parce qu’à la fin des discussions tu peux réussir à déconstruire pas mal de choses en incarnant humainement une autre image. Simplement en discutant avec les gens, ça leur permet de casser des espèces de préjugés qu’ils ont.

Lire aussi sur Terrestres : Alessandro Pignocchi, « Méga-bassines : un affrontement entre mondes », février 2023.


Quel est ton rapport à l’anonymat ?

J’ai pris des missions de porte-parolat, donc je ne peux plus être anonyme : j’ai choisi de parler de cette lutte à visage découvert. Beaucoup de camarades ont été victimes de répression pour avoir fait ça. On s’est dit collectivement qu’il fallait qu’on se répartisse les rôles pour supporter ces attaques, et ça avait du sens pour moi de le faire.

Aussi parce que politiquement, je me dis que c’est bien que ce soit des femmes qui parlent : pour moi c’est important de prendre ce rôle-là, d’être visible en tant que meuf. C’est sûr que pour mon confort personnel, il serait plus simple dans mon quotidien de ne pas avoir une étiquette « anti-bassine » sur le front, mais j’ai envie de l’assumer parce que c’est important de le faire, tout en maintenant des rapports avec le voisinage et avec les gens qui ont des préjugés. Je trouve très important de déconstruire ça.


Comment ressens-tu ce besoin que peuvent avoir d’autres militant·es de se masquer par exemple ?

Il y a toujours des moments où j’ai envie de pouvoir préserver mon anonymat et me protéger de la répression. Il y a des choses que tu ne peux pas faire à découvert sans te mettre en danger. Mais j’ai surtout l’impression de vouloir porter à fond dans le collectif une réflexion sur comment on se masque et comment on se protège. Je pense que c’est important qu’il y ait des gens qui puissent être à visage découvert et je veux bien prendre ce rôle, mais c’est aussi très important de pouvoir se protéger autrement et en se masquant. C’est pour ça qu’au Village de l’Eau, j’ai porté un espace où on a créé de jolis masques en les rendant joyeux. C’est important pour moi de trouver différentes manières de se masquer en cassant les préjugés, je trouve que c’est puissant. C’est important d’avoir de beaux masques et de pouvoir exprimer une diversité de gestes, lumineux, et inclusifs que tu peux poser dans la lutte tout en protégeant les personnes.

Ce qui fait tenir, c’est de continuer à faire des choses ensemble, d’une manière tellement fluide et tellement puissante. C’est rare, de se sentir aussi alignée avec les gens avec qui tu travailles.


Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action face au discours des autorités et à la répression ?

Franchement, après Sainte-Soline je me suis réellement posé cette question, ça a été un moment de doute. Je ne savais pas ce qui allait pouvoir me faire tenir face à ça, c’était vraiment dur. Et quelques mois plus tard, on était parti·es pour un convoi de vélos de malade, à faire des dingueries. Ce qui fait tenir, c’est de continuer à faire des choses ensemble, d’une manière tellement fluide et tellement puissante. Et de mettre toutes ces énergies ensemble pour penser des trucs maxi créatifs de manière simple, parce que tout le monde participe. Chacun·e met un bout de soi et ça fait que tu ne peux pas sombrer. Ça te relève, ça vient te dire : « Non non ! On est en mouvement et c’est la joie ! On fait des trucs beaux, on fait des trucs joyeux, et on ne va pas se laisser bombarder ! ».

Tu vois, c’est marrant car plein de gens disent que le Village de l’Eau était un festival, mais en fait c’est beaucoup plus fort que ça, c’est comme un festival où on sait pourquoi on fait les choses, où tu ne connais pas les gens mais tu sais que sur des idées de base, sur un socle politique très fort, on est aligné·es. C’est rare, de se sentir aussi alignée avec les gens avec qui tu travailles.

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Anna

Comment te présentes-tu ?

Moi c’est Anna, je fais partie de Bassine Non Merci depuis quelques mois et je suis aussi bénévole dans d’autres associations locales.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?


Comment cela se traduit-il pour toi de façon physique et corporelle ?

Je pense que je dois pleurer davantage qu’avant, lorsque je ne voulais pas voir qu’on est coincé dans ce système et qu’on n’arrive pas à en sortir, à cause de cette impuissance qui ressort en permanence. Mais je ne participe plus à tout ça malgré moi. Et je me suis débarrassée de cette boule au ventre : je ne l’ai plus au quotidien. Elle est partie du fait d’entrer en action, et aussi d’être ensemble et de ne plus se sentir seule face à tout ça. Avant, j’étais sur un territoire où la lutte n’existait pas, où ça ne bougeait pas. C’était un territoire où on acceptait la situation avec un grand fatalisme.

Cet engagement a créé quelque chose de beau dans les amitiés sur le territoire. C’est un lien fort, qui dépasse tout, et que je ne connaissais pas.


Qu’est-ce que cet engagement a changé dans ta vie, localement et quotidiennement ?

J’ai changé de territoire et ça a changé pas mal de choses. Avant, j’avais choisi mon territoire pour des raisons familiales, d’étude, de boulot, et j’ai bougé en me disant que je voulais le choisir pour qu’il m’inspire. J’ai choisi de m’installer dans le Mellois, parce que c’était un territoire qui avait du sens, qui bougeait, et qui faisait quelque chose. Ce que ça a changé profondément, c’est de vivre ici.

Ça a aussi changé des choses dans mes liens familiaux, amicaux. Mes parents, qui ne sont pas du tout engagés, finissent par comprendre pourquoi on lutte. Mon père, qui est plutôt très très à droite, a voté pour les Verts aux Européennes, ce qui est vraiment très très satisfaisant ! Ça les a mis en mouvement, eux aussi. Du côté de mes amitiés et d’autres membres de ma famille, ça m’a un peu éloignée parce qu’ils ont une image figée du militant et me stigmatisent énormément. Avant, mes émotions étaient pas mal étouffées ; à présent, je suis revendicative, j’ai des émotions, j’enrage, je m’énerve parce que le système est ce qu’il est. Eux attribuent tout ça au militantisme, sans voir que ce que j’en dis est juste fondé. Quand on passe des moments en face à face, ils sont d’accord avec mes propos, mais quand c’est en groupe, je suis juste une militante.

En revanche, dans les amitiés sur le territoire, ça crée quelque chose de beau. Il y a une proximité immédiate qui se fait entre les êtres humains. On est ensemble pour les mêmes raisons et quand bien même on est très différent·es, quand bien même il y a des moments hyper stressants comme ça l’a été ces derniers jours [pendant la mobilisation autour du Village de l’Eau], qu’il nous arrive de nous parler plus rudement parce qu’on est fatigué·es, et ben mine de rien on s’aime tous très fort, et ça fait du bien de savoir qu’on s’aime malgré nos personnalités et nos craquages. On aime être tous et toutes ensemble et ce sont de beaux moments. C’est un lien fort qui s’est créé, qui dépasse tout, et que je ne connaissais pas.


Quel est ton rapport à l’anonymat ?

Pour avoir vu pas mal de répression et d’agressions qui ont visé des membres de Bassine Non Merci, je ressens un besoin d’anonymat. On voit que la répression est totalement injuste, qu’ils trouvent tout et n’importe quoi pour nous poursuivre, pour nous mettre la pression. Ce week-end, ce sont des hélico qui passent au-dessus de nous tout le temps. On sait qu’on est surveillé·es en permanence juste par ce qu’on est contre l’accaparement de l’eau par quelques-uns. On est tellement démuni·es face à ça qu’on est obligé·es de se protéger. Ils essaient de s’en prendre à nous par tous les bouts : une plaque d’immatriculation qui traîne ? Allez c’est parti, on part en garde à vue ! Ils font des auditions libres à foison, pour rien, juste pour dire qu’ils sont là, qu’ils nous surveillent, et je n’ai pas envie d’affronter ça. Je n’ai pas envie d’être dans une cellule qui pue, avec des questions idiotes, de devoir répondre à tout ça face à des flics qui subissent eux-mêmes ce système et qui ne creusent pas leur dossier parce qu’ils n’en ont rien à faire et qu’ils veulent juste nous mettre la pression. J’ai pas envie de tout ça.

Le combat qu’on porte est commun à toutes et tous, on devrait juste être ensemble. Il n’y a pas de raison pour que l’on doive porter des masques. Mais c’est la réalité.

Et j’ai pas envie d’avoir peur au quotidien chez moi, même si c’est le cas et que je sais comment faire pour sortir de chez moi si jamais il y a une intrusion le soir. J’y ai déjà réfléchi. On doit avoir en tête qu’on n’est jamais à l’abri, et c’est pas très agréable

Il n’y a pas de raison pour que l’on doive porter des masques. Mais c’est la réalité. Et on voit bien que toutes les plaintes suite à des agressions de militant·es ne donnent rien. Là, on était avec des personnes qui ont été agressées physiquement et qui l’ont vécu comme une tentative d’homicide, et on a dû leur dire : « Est-ce que vous êtes sures de vouloir porter plainte ? Parce que potentiellement, vous risquez d’avoir des poursuites contre vous. Et non, vous n’obtiendrez sûrement pas justice, parce que le système est celui-ci aujourd’hui. »


De quelles agressions s’agit-il ?

Des agressions qui ont eu lieu sur un convoi de vélos pour Migné-Auxances le 19 juillet 2024, lorsque qu’une voiture qui était cachée a surgi à 50km/h et leur a foncé dessus en frôlant une personne à 20cm. Ce même convoi avait d’ailleurs subi des menaces par ailleurs, et c’était avant les agressions du convoi de Bordeaux. C’est pour tout ça qu’on se protège.


Comment cela s’articule-t-il avec les besoins de visibilité politique et médiatique ?

Quelques personnes se sacrifient ! On sait que c’est un réel besoin et qu’il est important d’avoir des personnes visibles, qui se montrent. Ces quelques personnes se dévouent et ce n’est pas facile de le faire, mais on n’a pas le choix. C’est un vrai sujet. Comment rassurer les gens quand on prend la parole et qu’on est masqué·es ? Comment prendre soin les un·es des autres alors qu’on est masqué·es ? Ça a quelque chose d’oppressant de porter ces masques, pour toutes et tous, mais on doit se protéger. Ces quelques personnes acceptent d’être visibles, elles le font en acceptant de prendre des risques pour le collectif et on les en remercie, parce que sans cela on n’existerait pas.

Ce système attend une chaîne pyramidale en face de lui, il a besoin de têtes, que l’on montre quand il le faut. On est obligé·es de jouer ce jeu parce que c’est le système dans lequel on vit. C’est leur idiotie.

La lutte, c’est le seul endroit où on peut se mettre un peu à l’égal de l’État et revendiquer des choses.

Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action face au discours des autorités et à la répression ?

Je fais plein de câlins à mes camarades ! (rires). Je crois que c’est le meilleur truc.

Et en fait, la lutte fait vraiment apparaître de nouveaux sentiments, et de nouvelles manières de ressentir. Par exemple, aujourd’hui je suis incapable d’aller en festival alors que j’adorais ça, mais ça a tellement perdu du sens pour moi, par rapport à ce que l’on vit… Ici, il y a une joie qui est tellement belle que ça nous dépasse : ça nous donne une énergie complètement dingue. C’est juste parce qu’on sait qu’on doit faire ça, qu’on est au bon endroit et au bon moment dans l’Histoire, et ça, ça fait plaisir. Et la répression, ça nous fait rire aussi : parfois, ils font quand même un peu n’importe quoi ! (rires).

Et c’est le seul endroit où on peut se mettre un peu à l’égal de l’État et revendiquer des choses. Ça ne marche peut-être pas toujours, mais porter plainte contre Darmanin ça fait plaisir. On sait qu’on permet aux gens de s’empuissanter. Comme ici avec le Village de l’Eau, ça permet d’avoir un espace safe, de se sentir bien. Face à tout ce système injuste, c’est important et je crois que ça fait vraiment du bien. C’est un sentiment de joie vraiment différent qui né grâce à la lutte. Et je crois que je l’aime bien, ce sentiment.

Pour l’action, c’est aussi l’agir des camarades qui nous porte quand on est un peu en bas. On peut rester dans l’action car on sait qu’iels y sont, et qu’on peut y être avec ou à travers elleux. Et puis je crois que selon les moments, on est dans l’action différemment. On sait qu’on peut adapter notre position en fonction de comment on se sent, et c’est important. Peu importe comment on agit, on agit et on reste dans l’action, ensemble.

Paule

Comment te présentes-tu ?

Je suis étudiante, même si ça fait longtemps… J’ai la vingtaine et je suis membre active du collectif Bassine Non Merci.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?

Quand on a commencé à entendre parler de ce projet de méga-bassines vers chez moi, c’était un sujet de niche que personne ne connaissait encore vraiment. Petit à petit et suite à la mobilisation contre les bassines qui s’organisait dans l’ouest, des groupes de travail se sont montés sur la thématique de l’eau au sein du groupe Extinction Rébellion où j’étais à l’époque. Lorsqu’une réunion des porteurs de projets pour présenter les méga-bassines aux élus a eu lieu chez nous, un collectif contre les méga-bassine s’est formé et j’ai changé de collectif pour me mettre à fond sur Bassine Non Merci.

J’étais très intéressée par plusieurs choses autour de cette lutte pour l’eau. D’abord, c’est une lutte locale sur un territoire où vraiment beaucoup de monde bosse chez les porteurs de projets. Ensuite, une des richesses de ces luttes qui sont réellement ancrées sur un territoire, c’est la forte diversité des personnes qui composent ce collectif et c’est ce que j’ai aimé dans la lutte pour l’eau. Ce ne sont pas juste de petits groupes de militants, il y a des paysans, des habitants, des locaux, des gens qui n’ont jamais milité, des gens qui ont juste entendu parler du sujet. Je trouve cela très beau et ces questions de diversité m’intéressent profondément : comment on ne lutte pas juste entre militants et militantes.

L’une des richesses de ces luttes ancrées dans un territoire, c’est la forte diversité des personnes qui la composent : des militants, mais aussi des paysans, des habitants, des gens qui n’ont jamais milité… Je trouve cela très beau.

Comment cet engagement se traduit-il pour toi d’un point de vue physique et corporel ?

Physiquement, c’est très fatigant. Tous les jours, c’est beaucoup d’investissement, d’énergie. Ce que font les actions physiquement, corporellement, on en parle moins, souvent on parle uniquement des jours de mobilisations. Mais on oublie une autre réalité, celle des réunions tout au long de l’année qui sont toujours le soir. Cette lutte est à la campagne, ce qui veut dire une heure de voiture aller et une heure retour pour moi qui suis à la ville, pour des réunions qui durent souvent trois ou quatre heures. Rien que ça, dans ma vie, c’est quelque chose de très fort, avec la fatigue qui va avec, surtout quand des actions nationales s’organisent en même temps, comme ça a été le cas pour moi au printemps où je suis monté à facilement 50 heures par semaine pour le collectif. À certains moments, on ne vit un peu que pour ça.

Et pourtant, c’est l’énergie du collectif qui nous porte tous les jours. Le fait de voir une telle diversité de personnes engager leur corps ensemble dans la lutte, c’est aussi une force d’empouvoirement et de ressource énorme. On puise là-dedans pour tenir et continuer dans l’action.


Ressens-tu des retombées pour toi dans ta vie locale et quotidienne ?

Au quotidien, ça crée forcément des tensions. Dans la manière qu’on a de se comporter au quotidien, on change ses habitudes pour faire davantage gaffe à ce que l’on dit, aux mots qu’on emploie, on ne sait jamais ce que ça va faire, à qui on parle… Comme c’est un sujet très clivant, depuis que je suis à BNM je sais qu’il faut prendre des pincettes. Par exemple, je ne m’affiche pas comme appartenant au collectif tant que je ne sais pas qui j’ai en face de moi, je tâte le terrain. Donc oui, ça change forcément beaucoup de choses dans la manière de parler, de s’exprimer, de s’exposer…

Faire des études fait que, culturellement, j’appartiens à un certain milieu. M’investir dans une lutte en milieu rural a fait éclater mon prisme.


Comment s’articule pour toi la nécessité de visibilité politique et médiatique avec des besoins d’anonymat dans d’autres contextes ?

C’est très important que cette lutte soit ancrée dans le territoire et d’y inclure les habitants et les habitantes. Pour ça, on doit vraiment communiquer et aller à la rencontre des gens avec une réelle visibilité. Il y a deux pôles. D’abord, le besoin de visibilité avec les habitant·es : on va voir les gens, on fait des réunions publiques, on va sur le terrain, etc. Et ça, c’est super important en termes de visibilité et pour faire des choses concrètes, localement. Ensuite, il y a la presse et les médias : eux aussi informent les gens sur le territoire et au-delà. Si on veut toucher d’autres personnes que les ultra-locaux, on se doit d’avoir une communication médiatique, avec des prises de parole lors desquelles on s’expose, et tous les impacts que ça peut avoir sur la manière dont on est perçu·e au sein du collectif et sur le territoire.

Pour l’anonymat aussi, il y a plusieurs choses. À certains moments dans la lutte, on ressent le besoin de faire des actions qui vont impacter et désigner ceux qu’on accuse et qu’on dénonce. Avec la répression croissante, il est alors nécessaire de cacher son identité car il y a des risques pénaux. Pour autant, je pense qu’il est très important de rester en contact avec les habitant·es, même si on n’est pas toujours d’accord sur ce qu’il faut faire, afin de préserver des espaces de dialogue et de pouvoir continuer à porter un message de fond qui prend en compte leur avis. Or, si je n’étais pas masquée lors des actions, j’aurais peur d’être catégorisée. J’aurais peur que ces personnes oublient tout le reste, toutes mes prises de parole, tout le soin, tout le lien que j’essaie de faire. Ça me blesserait profondément. C’est donc aussi pour me protéger de cela.

Les militant·es qui vivent sur le territoire ne peuvent pas se permettre de s’afficher et n’ont d’autre choix que de se masquer : leurs opposants sont leurs voisins, les gens de leur famille, des gens qu’ils côtoient tous les jours.

Dans notre lutte, beaucoup de gens habitent sur place. Pour ma part, si je suis porte-parole, c’est justement parce que je n’habite pas directement sur le territoire et que je risque moins de choses en m’exposant ainsi. Les militant·es qui vivent sur le territoire ne prennent pas la parole publiquement et ne peuvent pas se permettre de s’afficher comme faisant partie du collectif BNM. Ils et elles n’ont pas d’autre choix que de se masquer : leurs opposants sont leurs voisins, les gens de leur famille, des gens qu’ils côtoient tous les jours. C’est le cas d’un copain de BNM qui se disait que s’il était reconnu, peut-être que l’on refuserait de venir faucher son pré et qu’il ne trouverait personne pour l’aider dans son travail agricole. Ça peut vraiment créer des conflits profonds.


Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action comme on n’a pu le voir sur le Village de l’Eau, malgré le discours des autorités et la répression ?

La joie, je pense que c’est ma source d’énergie première dans la lutte. J’associe joie et convergence des luttes. C’est un peu mes deux clés d’entrée. En plus, j’adore la fête et je pense qu’il y a vraiment un truc à trouver avec ça au sein de nos luttes. Si on ne reste pas dans la tolérance, dans le respect et dans l’écoute les un·es envers les autres, on va se diviser. Et j’ai vraiment la sensation que les politiques, le gouvernement, nos opposants essaient de tout faire pour nous diviser et créer de l’individualisme. Il faut lutter contre ça et rester dans des démarches positives d’écoute et de tolérance, et se dire que même si on n’est pas d’accord, on va essayer de discuter et on ne va pas se taper dessus. C’est ce qui fait notre force et j’y crois profondément.

C’est épuisant de lutter frontalement contre nos opposants et contre un gouvernement qui s’entête en voulant accélérer encore et encore les procédures. Mais il y a aussi des gens plus proches de nous, qui sont dans le négatif et répètent : « Tu es sûre de ce que tu fais ? », « Tu y mets trop du tien », « Prend du recul », « Ce n’est pas si grave », etc. Ils freinent nos initiatives et prennent beaucoup d’énergie, bien loin d’une démarche positive dont on a alors d’autant plus besoin. Ce serait moins dur d’encaisser ce qui vient d’en face si on était plus nombreux·ses à se soutenir et à se donner de la force et de la motivation. C’est pour ça que c’est ce qu’on essaie de faire dans nos collectifs : parce qu’autour de nous c’est souvent compliqué, même si ça dépend de la relation qu’on a avec nos proches. Pour ma part, les gens ne sont pas militants autour de moi, et dès que je sors des asso et des réunions, je reviens dans un monde non-militant qui me demande beaucoup d’énergie. Si on ne reste pas dans la joie dans nos milieux militants, c’est compliqué !

Ce qui fait que les gens restent dans le collectif, c’est qu’à la fin d’une action, ils sentent qu’ils ont fait quelque chose. Même si parfois ils n’ont fait que distribuer des tracts.

Pour l’action, c’est un peu pareil. On a beau rester dans la joie et être positif·ves, à un moment, il faut faire. Or, personne n’a envie de ne faire que des réunions – d’ailleurs, quand on ne fait que des réunions, les gens partent. Ce qui fait que les gens restent dans le collectif, c’est qu’à la fin d’une action, ils sentent qu’ils ont fait quelque chose. Même si parfois ils n’ont fait que distribuer des tracts.

Je suis toujours impressionnée de voir la joie que ça crée et la manière dont ça fédère quand deux personnes qui ne se connaissaient pas se voient à une réunion, se disent : « on va tracter ! », et s’organisent pour le faire. Les réunions sont nécessaires et sont de réels outils de démocratie, le début de plein de choses. Mais ça fait sens pour les gens d’être sur le terrain, de faire des réunions publiques, d’organiser une fête en soutien au collectif, de planter des haies, de reboucher des drains, de démonter des bassines, en fonction de chacun·e. Ça permet de se dire : « Voilà, je les ai embêtés un peu, ce que j’ai fait a eu un impact ». Et puisque parfois, la politique ne suffit pas, on va faire par nous-même et ça donne la force de continuer, de se projeter vers d’autres actions.

Toutes les actions ont leur importance. Par exemple, la beauté des manifestations nationales, c’est que ça mobilise très largement. Il y a des gens qui ne sont pas militant·es au quotidien, qui n’ont pas forcément envie d’aller manifester. Par contre, si on dit aux gens : « Venez, on va faire de la sérigraphie, on va faire des drapeaux, on a besoin de faire plein de trucs jolis pour la manifestation », ils viennent. C’est là où on rassemble des gens de tout un territoire qui ne se sentent pas forcément à l’aise dans l’ambiance de la lutte, mais qui sont motivés pour aider ici ou là : « Moi je peux te dépanner, je t’amène » ; « Je véhicule le journaliste » ; « Je fais à manger » ; « Ah ben moi j’ai plein de draps », etc. On va faire un castor en bambou ? « Ah bah moi j’ai plein d’osier dans mon jardin ! ». Ça crée un réseau, des dynamiques, et l’action fait que des gens qui pensaient ne pas pouvoir aider se rendent compte qu’ils ou elles peuvent être précieux. C’est ça qui est beau et qui nous aide à lutter, qui fédère. C’est pour ça que la joie ET l’action sont deux clés très importantes de la lutte.


Crédits photos : Yoan Jäger.


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Notes

11.09.2024 à 07:31
Paul Guillibert
Texte intégral (5994 mots)
Temps de lecture : 27 minutes

À propos de Cultiver les communs. Sortir du capitalisme par la terre de Tanguy Martin, Syllepse, 2023.


Il y a bien longtemps que les projets de réforme agraire ont déserté les imaginaires socialistes européens. La bourgeoisie qui « ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de productionCultiver les communs. Une sortie du capitalisme par la terre. L’auteur travaille pour Terre de liens et milite dans différents collectifs, dont Reprise de terres et pour une sécurité sociale de l’alimentation. L’ouvrage est écrit depuis cette situation qui offre un ancrage dans les luttes paysannes contemporaines et fournit de nombreux exemples de réappropriation des moyens de vivre

Pour Martin, la révolution vers une agriculture paysanne suppose une réforme institutionnelle de grande ampleur qui commence par la transformation du foncier agricole en bien commun, grâce à une réappropriation des institutions déjà-là. La socialisation de la terre est une condition nécessaire pour une agriculture paysanne favorisant la conservation de la diversité des mondes vivants, domestiques et sauvages.

La révolution vers une agriculture paysanne suppose une réforme institutionnelle de grande ampleur qui commence par la transformation du foncier agricole en bien commun.

Disons d’emblée que le thème majeur de l’ouvrage, la socialisation du foncier agricole, tout à la fois prolonge et déplace la question des communs naturels. Elle la prolonge puisque la fin ultime est bien celle d’une mise en commun, c’est-à-dire d’un partage démocratique, équitable et soutenable de l’accès aux ressources. Elle la déplace cependant car la socialisation désigne la répartition du foncier par l’intermédiaire d’institutions juridico-politiques mobilisant la force universalisante du droit. Loin d’une auto-institution des communs, la socialisation de la terre se présente à la fois comme un partage institutionnalisé des conditions de production (une socialisation de la valeur dirait Bernard Friot, dont l’auteur semble politiquement assez proche) et comme une étape de transition vers la communisation agraire, c’est-à-dire vers la suppression de l’appropriation privée des moyens de vivre.

Crédits : Photo de Annie Spratt.

L’auteur se propose ainsi de « doter les mouvements sociaux d’une grille de lecture anticapitaliste du foncier agricole, en lien avec la notion de commun » en élaborant « des lignes directrices stratégiques à débattre pour mieux construire un horizon communinstitutions formelles des communs à partir du « déjà-là » de la socialisation de la terre, proposition qui confère à l’ouvrage un caractère plus concret que celui que revêt souvent la littérature académique sur les communs. D’autre part, il propose d’instituer le foncier en commun comme condition pour une transformation des pratiques agricoles, pour le renforcement des communautés habitantes rurales et pour servir de « base arrière » aux luttes d’émancipation. D’allure modestement juridique, Cultiver les communs a donc une grande ambition politique. Cette écologie politique du foncier agricole articule une réflexion sur les normes politiques désirables, sur les institutions juridiques qui pourraient les mettre en œuvre et sur les forces sociales capables de les porter. Son originalité tient à l’expérience de terrain de son auteur et à son érudition quant aux politiques agraires.

Cette écologie politique du foncier agricole articule une réflexion sur les normes politiques désirables, sur les institutions juridiques qui pourraient les mettre en œuvre et sur les forces sociales capables de les porter.

L’ouvrage se découpe en quatre chapitres, ponctués de trois « respirations

Problèmes et méthodes

J’ai abordé ma lecture de Cultiver les communs avec trois séries de questions qui organisent cette recension. Premièrement, l’une des questions classiques de la sociologie rurale et des études agraires critiques est de savoir si la paysannerie forme une classe à part entière – dominée par le capital marchand même lorsqu’elle est propriétaire de la terre et des moyens de production – ou bien si elle est au contraire fragmentée entre un prolétariat rural (ouvriers agricoles, travailleurs saisonniers…) et une bourgeoisie paysanne (parfois en voie de prolétarisation). Pour le dire de manière très schématique : tandis que la sociologie rurale d’inspiration marxiste insiste sur la fragmentation de la paysannerie en refusant absolument l’idée d’une classe et d’un mode de production paysans

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À s’intéresser principalement aux formes de propriété des moyens de production agricoles – à commencer par le foncier lui-même – est-ce qu’on ne risque pas de rater les formes spécifiquement capitalistes d’exploitation du travail en contexte agro-industriel au sens large (ouvriers agricoles, travail saisonnier, travail dissimulé, travail non payé, travailleurs de la logistique, des abattoirs, etc.) ? Cette deuxième question a immédiatement un enjeu tactique sur le type d’alliance à construire : avec quels travailleur·ses ? Avec quels syndicats ? Par l’entremise de quelles institutions ? Pour le dire concrètement, faut-il viser des alliances avec les tendances les plus à gauche des agriculteur·ices (y compris dans les syndicats majoritaires comme la FNSEA) ou bien avec les travailleur·ses non paysan·nes de l’agro-industrie ? Comment mettre en place une agriculture paysanne et lutter en même temps contre les formes d’exploitation du travail dans l’agro-industrie ?

Crédits : FORTEPAN / Erdei Katalin, CC BY-SA 3.0.

Enfin troisièmement, si le capitalisme agraire fonctionne par l’articulation d’un certain régime de propriété de la terre et de différentes formes d’exploitation du travail, humain et autre qu’humain, qui s’intègrent dans un vaste système agro-industriel, on peut se demander si l’institutionnalisation de communs permet, à elle seule, de sortir de ce système. Il semble qu’il y ait parfois un décalage entre la stratégie de la socialisation institutionnelle du foncier et l’objectif final qu’elle est censée réaliser.

Cultiver les communs propose des réponses nuancées à ces trois questions témoignant d’un pragmatisme stratégique qui cherche à élargir les pratiques qui « marchent » sur la base d’institutions déjà existantes.

Une écologie politique de la terre

Une bifurcation agroécologique suppose une socialisation de la terre, c’est-à-dire la répartition de la terre organisée par les normes contraignantes du droit et des institutions politiques adéquates (comme la réappropriation démocratique des SAFER, j’y reviendrai). Cette thèse originale de Martin s’enracine dans une définition de la terre en provenance de l’écologie politique contemporaine qui permet de critiquer l’économie politique agraire classique.

« Support de fonctions écosystémiquesCultiver les communs, cette définition de la terre comme support de fonctions écologiques variées fournit une norme immanente aux pratiques agricoles elles-mêmes.

Si une terre en bonne santé est le support d’un grand nombre de fonctions écosystémiques variées et redondantes, une agriculture paysanne doit elle aussi combiner de multiples usages du foncier, à la fois productifs (élevage, polyculture, sylviculture), récréatifs (fonctions de loisirs ou éducatives) et de conservation (espaces non cultivés et en libre-évolution favorisant la biodiversité sur les espaces agricoles comme le préconise par exemple l’association Paysans de nature

Une agriculture paysanne doit combiner de multiples usages du foncier : à la fois productifs, récréatifs et de conservation.

En effet, la conservation des écosystèmes au sein des espaces agricoles répond à la fois à des intérêts humains (la vie humaine en général et l’agriculture en particulier ont besoin d’écosystème viable) et à des intérêts autres qu’humains : la singularité, la vitalité et la beauté des écosystèmes méritent qu’on les préserve pour eux-mêmes

Crédits : Photo de Ricardo Gomez Angel.

À la lecture de Cultiver les communs, on est parfois saisi par une tension fertile entre la technicité des institutions du foncier agricole et le rêve arcadien d’une communauté paysanne vivanteGemeinschaft » rurale comme aurait dit le sociologue allemand Ferdinand Tönnies. La nécessité d’arracher la terre à la propriété privée ne s’inscrit pas seulement dans une analyse écologique de la multifonctionnalité des écosystèmes et dans une lecture stratégique de ses effets possibles sur la territorialité rurale. Elle se fonde également sur une présentation claire et rigoureuse de l’économie politique classique.

Reprenant à Karl Polanyi l’idée que la terre est une marchandise fictive, Martin propose de sortir la terre du marché de la propriété privée. Il étudie le fonctionnement de la rente foncière en reprenant la distinction marxienne entre rente absolue et rente différentielle

Partant d’une analyse de la rente foncière, l’auteur en conclut que la terre ne peut être une marchandise, car « si le marché n’est pas un mauvais mode de coordination des activités humaines en soi, il n’est pas adapté à la question des terres

« Si le marché n’est pas un mauvais mode de coordination des activités humaines en soi, il n’est pas adapté à la question des terres. »

Tanguy Martin

Il me semble que le statut stratégique de la socialisation de la terre par la force du droit et la réappropriation des institutions politiques de répartition du foncier n’est pas toujours très clair dans l’ouvrage. S’agit-il de penser une étape transitoire avec les outils institutionnels dont nous disposons ? Ou s’agit-il au contraire d’une stratégie ultime qui viserait seulement à exclure certains biens spécifiques du marché tout en maintenant l’existence d’un marché capitaliste pour les autres produits ?

Les marxistes politiques anglais, Robert Brenner et Ellen Meiksins Wood, ont développé quelques arguments convaincants contre le socialisme de marché

En effet, la matrice de l’exploitation capitaliste est la marchandisation de la force de travail : pour que des individus soient contraints d’assurer leur subsistance par l’intermédiaire du marché (marché de l’emploi et marché des biens de consommation), il faut qu’ils aient été privés de l’accès à leurs moyens de subsistance, à commencer par la terre. Cette séparation initiale est en permanence reproduite par le capital car elle est la condition essentielle de sa survie. La socialisation de la terre ouvre au contraire des espaces d’autonomie. Si des institutions juridico-politiques permettent un partage plus égalitaire et plus soutenable de la terre, la dépendance au marché capitaliste s’en trouvera nécessairement diminuée. La socialisation de la terre à grande échelle n’est donc pas qu’une question de foncier agricole ou d’institutionnalisation des communs, comme Martin le sait bien. Elle est un coin enfoncé dans la reproduction des rapports de classe. 

Pour que des individus soient contraints d’assurer leur subsistance par l’intermédiaire du marché, il faut qu’ils aient été privés de l’accès à leurs moyens de subsistance, à commencer par la terre.

Telle que je la comprends, la socialisation de la terre défendue par Tanguy Martin ne peut donc être qu’une étape provisoire vers la réalisation du communisme

Il paraît difficile de compter sur la naïveté de l’État et des capitalistes agroindustriels, qui se laisseraient berner par une dissémination locale d’expériences de gestion de terres en communs. Peut-on alors vraiment isoler la stratégie de la socialisation de la terre d’une analyse du rapport de force politique à construire pour élargir et maintenir cette socialisation ? C’est peut-être la seule critique de fond que j’adresserais à l’ouvrage. S’il convient de socialiser la terre et si Tanguy Martin nous montre les institutions déjà existantes dont on pourrait se saisir pour la réaliser, comme nous le verrons plus bas, il reste prudent sur la manière d’instaurer un rapport de force qui permette d’élargir et d’accélérer le mouvement de socialisation de la terre. Si l’ouvrage n’aborde pas de stratégies précises pour radicaliser l’antagonisme avec les expropriateurs, Cultiver les communs est en revanche particulièrement percutant dans la description critique des mécanismes du marché foncier capitaliste et des formes d’oppression auxquelles il donne lieu.

Une théorie de l’oppression en contexte agraire

Tanguy Martin reprend à la philosophe féministe Iris Marion Young sa théorie des formes d’oppression. Dans Justice and the Politics of Difference, elle distingue cinq formes possibles d’oppression qui peuvent s’entrelacer : a) l’exploitation du travail qu’il soit payé ou non ; b) le pouvoir de la classe dominante d’empêcher l’action et l’organisation des dominé·es ; c) la marginalisation d’une partie des dominé·es qui a notamment pour effet une disciplinarisation par la peur de celles et ceux qui n’en sont pas encore victimes ; d) la capacité à légitimer sa domination par l’impérialisme culturel ; e) l’usage de la violence pour affecter l’intégrité physique ou psychique d’un individu ou d’un groupe. Cultiver les communs applique cette théorie de l’oppression à l’histoire du capitalisme agraire dans le monde moderne depuis les plantations coloniales de Sao Tomé jusqu’à l’implantation idéologique du productivisme dans les esprits contemporains

Dessin de 1670 montrant des esclaves travaillant le tabac dans une plantation coloniale. Crédits : Domaine public.

À la suite des travaux de la sociologue Sabrina Dahache et d’une enquête qu’il a réalisée avec Matthieu Dalmais, Martin montre en effet que l’accès des femmes au foncier est beaucoup plus compliqué que celui des hommes malgré les lois qui défendent l’égalité des droits. Le fait qu’elles manquent de « ressources propres et d’appuis solides s’ajoute à la défiance des organismes prêteurs et des bailleur·eresses de terres potentiels

L’accès des femmes au foncier est beaucoup plus compliqué que celui des hommes malgré les lois qui défendent l’égalité des droits.

Cultiver les communs insiste également sur la dimension coloniale-raciale de l’oppression foncière. En affirmant que « la question du foncier agricole et de son accaparement est consubstantielle à la question coloniale », Tanguy Martin insiste sur la différence entre impérialisme et capitalisme. Si le capitalisme a toujours été impérialiste, ayant vocation à soumettre le monde entier à la logique de la valorisation en prenant « la planète entière pour théâtre

« Plus proche dans le temps, en Palestine l’extension des colonies israéliennes sur les terres attribuées au proto-état palestinien par les accords internationaux dépasse la logique économique capitaliste et vise une pure extension de la puissance israélienne. Et il s’agit bien aussi de foncier agricole, et pas que d’habitat pour les colonies. Cela saute aux yeux si l’on comprend qu’un des enjeux de ces extensions est l’accès à l’eau pour l’irrigation des terres. Il est certain que cette configuration impérialiste est utilisée à ses fins par le capitalisme. Mais ce dernier n’en épuise pas pour autant toute explication

S’il existe une possibilité que le foncier devienne un levier d’émancipation par sa socialisation, c’est parce qu’il est le support de rapport d’oppression multiples, de genre, de race et de classe. Telle est, somme toute, la leçon critique de Cultiver les communs.

Cependant, pour revenir à une remarque que je faisais en introduction, on peut se demander s’il n’y a pas parfois un certain « réductionnisme foncier » qui empêche ici d’insister sur le triple socle de l’oppression raciale dans les campagnes. En effet, le problème immédiat du racisme en agriculture ne peut se limiter au problème bien réel de l’accès à la terre et à l’installation. Fondée en 2021 par des personnes exilées, l’Association accueil agricole et artisanal (A4) cherche à développer l’installation en milieu rural de travailleur·ses étranger·es avec des conditions de vie décentes. Former, installer, régulariser, telles sont les trois piliers de l’association qui lutte contre le racisme systémique. Développant également une pratique de l’enquête militante, les membres d’A4 documentent les conditions de travail actuelles des saisonniers étrangers dans les exploitations agricoles.

Crédits : Tim Mossholder.

L’oppression raciale y est reproduite à grande échelle dans des fermes industrielles et des serres où une main d’œuvre saisonnière étrangère est exploitée dans des conditions parfois semi-esclavagistes, comme en témoigne la lutte en cours des 17 saisonniers agricoles marocains à Malemort du Comtat

Démocratie foncière et socialisation des terres

Le cœur de l’ouvrage de Tanguy Martin est bien de proposer une description des institutions politiques et des structures sociales déjà-existantes qui peuvent favoriser une socialisation de la terre. L’ouvrage est d’une très grande richesse dans la présentation des mécanismes d’accaparement, de régulation et de reprise du foncier agricole. De mon côté, je m’aventure ici sur un terrain que je connais fort mal, celui des institutions françaises du foncier agricole. Je dirais cependant que le mérite de l’ouvrage consiste à articuler les normes d’une nouvelle organisation foncière, les institutions politiques, économiques et juridiquesqui peuvent les incarner et les forces sociales qui peuvent soutenir leur réalisation. À cet égard, l’ouvrage se présente comme une écologie politique de la socialisation de la terre. 

La richesse de cette position dérive à la fois de l’expérience de terrain de l’auteur et de l’idée qu’un partage plus équitable de la terre repose sur des institutions politiques qui permettent de la désencastrer du marché. Suivant les analyses de Marx sur «  l’accumulation primitive

Lire aussi sur Terrestres : Paul Guillibert, Jason W. Moore, cosmologie révolutionnaire et communisme de la vie, mai 2024.

Le partage démocratique, soutenable et équitable de la terre (la « socialisation ») doit donc, selon Martin, permettre de lutter contre la séparation d’avec la nature, contre la dépendance au marché capitaliste et contre la perte d’autonomie politique dans les campagnes. En somme, la socialisation de la terre apparait comme une condition nécessaire mais non suffisante d’une politique d’émancipation. Dans la suite de cette recension, je me demanderai cependant si l’étude magistrale des institutions politiques d’une possible socialisation de la terre ne prend pas le pas sur une analyse des forces sociales capables de les porter. Qui sont les acteur·ices d’une possible socialisation de la terre ? Qui en sont les ennemis ? Avant de répondre à ces questions, encore faut-il préciser que Cultiver les communs se donne parfois comme un ouvrage de philosophie politique, soulevant le problème de l’articulation entre des normes politiques, des institutions juridiques et des forces sociales.

Le partage démocratique de la terre doit permettre de lutter contre la séparation d’avec la nature, contre la dépendance au marché capitaliste et contre la perte d’autonomie politique dans les campagnes.

Concernant les normes, il s’agit d’abord d’arracher la terre au marché, la constituer en bien commun afin que des usages socialement justes et écologiquement soutenables prennent le pas sur la logique marchande de la valorisation capitaliste. La stratégie doit donc viser l’instauration d’un « gouvernement politique du foncier agricole » ayant pour finalité de sortir le foncier de ses usages capitalistes par une « gestion en commun » de la terre

Affiche des Comités Larzac, 1974 – Wikimédia

L’institution des communs fonciers pourrait s’appuyer sur la propriété publique de la terre qui permet de la louer ou de la mettre à disposition d’agriculteur·ices du territoire communal ou bien de la mettre à disposition d’un collectif politique comme dans le cas de la société civile des terres du Larzac (SCTL) qui gère les 6 000 hectares récupérés lors de la lutte du Larzac contre l’installation d’une base militaire. Or Martin insiste sur le fait que l’expropriation des expropriateurs de la terre n’est pas qu’un lointain mot d’ordre socialiste. Elle est déjà prise en charge, ici et maintenant, par des institutions économiques, juridiques et politiques qui régulent l’accès et l’usage des terres agricoles. Cultiver les communs insiste sur deux institutions centrales qui pourraient jouer l’effet d’un levier de socialisation de la terre, bien qu’elles soient aujourd’hui au service de l’agriculture intensive.

La première institution est le contrôle des structures, qui « régit la délivrance de l’autorisation d’exploiter » la terre. C’est elle qui donne le droit à une agricultrice ou un agriculteur d’appliquer la loi après un avis consultatif des Commissions départementales d’orientation de l’agriculture (CDOA). Bien que le pouvoir du Contrôle des structures soit très affaibli et très inégal géographiquement, elles n’en perdurent pas moins.

La seconde institution étudiée regroupe les Safer, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural qui régulent le marché des terres agricoles depuis les années 1960. Sociétés anonymes à buts non lucratifs, elles sont composées en collèges constitués de chaque syndicat agricole représentatif, des collectivités territoriales, de la société civile. En raison de ses missions et de son mode de fonctionnement (l’achat de terre), la Safer apparaît comme « un mode de régulation non-capitaliste du marché foncier rural en France

En somme, voilà une thèse stratégique pour l’écologie politique : l’abolition de la propriété privée doit se développer à partir de la réappropriation démocratique des institutions déjà existantes permettant la socialisation de la terre, même si ces institutions sont au service, et depuis longtemps, de politiques productivistes. Liées à l’histoire du remembrement et de la concentration agraire, pour beaucoup elles apparaissent en effet comme un instrument productiviste dans les campagnes, aux mains des grands exploitants et des syndicats majoritaires. Aussi contraire à l’égalité soient-elles pour l’instant, leur démocratisation relève d’un futur possible et doit donc servir de fondement à une bifurcation écologiste et sociale des institutions du foncier agricole. Comment envisager cette démarchandisation démocratique de la terre ?

L’abolition de la propriété privée de la terre pourrait se développer à partir de la réappropriation démocratique des institutions déjà existantes.

Martin imagine que l’ensemble des terres agricoles soient rachetés progressivement « soit par la puissance publique, soit par des organisations collectives démocratiquement organisées qui s’engageraient à ne pas les revendre. Les terres seraient alors techniquement sorties du marché

Si l’argument du livre consiste à affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’envisager une grande réforme agraire (avec ces risques d’autoritarisme et d’inefficacité) pour penser une transition agro-écologique, on a parfois l’impression qu’il faudrait néanmoins une grande réforme institutionnelle pour y parvenir : fixer des règles pour modifier la composition de ces institutions et s’assurer une gestion plus transparente et démocratique de leur fonctionnement. Auquel cas, l’argument tactique de la facilité (il serait plus facile de passer par les institutions existantes que d’en créer de nouvelles ad hoc) parait moins convaincant. Il n’est pas certain qu’il soit plus facile de déclencher une grande réforme institutionnelle du foncier qu’une grande réforme agraire. C’est la raison pour laquelle l’auteur insiste sur l’importance des forces sociales qui réalisent d’ores et déjà la socialisation de la terre à petite échelle.

Selon Martin, la capacité des Soulèvements de la terreà imposer des rapports de force doit s’articuler avec la constitution de contre-pouvoir du foncier porté par des organisations moins radicales mais dont l’action s’inscrit dans le temps long. Parmi ces organisations, ilinsiste sur les foncières agricoles, ces associations qui rachètent ou reprennent la terre pour la redistribuer selon des principes de justice sociale et agro-écologiques. Parmi celles-ci, l’auteur s’arrête longuement sur le cas de Terre de liens, dont il est membre, qui donne une bonne illustration de ce qu’il appelle des « structures de portage foncier solidaires

Ces structures peuvent prendre différentes formes : des groupements fonciers agricoles (GFA) qui détournent l’usage initial visant à faciliter la succession des terres agricoles dans une perspective mutualiste et solidaire comme le GFA Lurra, fondé dans les années 1970 au pays Basque ; des coopératives d’intérêt collectifs comme les coopératives Terrafine créée en 2017 ou Passeurs de terre créée en 2018 ; des fonds de dotation ou des fondations qui récupèrent des terres par legs ou par des dons en argent et en nature comme à Longo Maï ou comme la foncière Antidote créée en 2019 qui est « un outil au service de collectifs d’habitant·es et d’usager·es de lieux autogérés, qu’ils soient des fermes ou accueillent des activités non-agricoles, à la campagne ou en ville

Ainsi la fédération Terre de liens propose sept critiques éthiques pour circonscrire le champ des « initiatives foncières citoyennes

La foncière Terre de liens a racheté 8 500 hectares afin d’établir des contrats de fermage avec des paysan·nes s’engageant dans des pratiques agricoles différentes.

S’il existe donc des forces sociales prêtes à défendre une réforme institutionnelle ouvrant la possibilité d’une socialisation de la terre, le récent mouvement des agriculteur·ices semble avoir montré que ces forces sont loin d’être majoritaires. L’issue du mouvement paraît plutôt favorable aux exploitants importants et au capital commercial dit de « la grande distribution ». Peut-être cette séquence témoigne-t-elle des impasses d’une réflexion qui partirait uniquement de la question foncière, c’est-à-dire de la propriété et de l’allocation des terres agricoles. Car il s’est d’abord déclenché par un rejet des prix des produits agricoles, c’est-à-dire par le constat d’une injustice du point de vue de l’ « économie morale » des paysans : non pas une revendication sur la terre mais une revendication sur les revenus du travail.

La difficulté vient évidemment du fait que les revenus du travail sont ici ceux de capitalistes : certes des petits capitalistes dominés par d’autres secteurs bien plus puissants du capitalisme mais des capitalistes néanmoins, qui possèdent – au moins en droit – leurs moyens de production même s’ils sont dominés par le capital bancaire qui fournit des prêts, par le capital biotechnologique qui fournit des semences, par le capital industriel qui fournit des tracteurs, par le capital commercial qui achète les marchandises et les fait circuler, etc. Le choix des organisations de gauche, de la Confédération paysanne par exemple, a été de rejoindre tardivement le mouvement de manière critique. Leur stratégie visait donc à intervenir dans un mouvement d’exploitants agricoles afin d’introduire une ligne de fracture sur des bases politiques entre les revendications des syndicats majoritaires sur les normes environnementales et bureaucratiques et celles des exploitants moins importants acculés par le marché à vendre à des prix indignes.

Lire aussi sur Terrestres : Reprise de terres, Reprise de terres : une présentation, juillet 2021.

Or dans cette stratégie d’alliance au sein de la paysannerie, aucune alliance avec des travailleur·ses (ouvrièr·es agricoles, salarié·es de l’agro-industrie, saisonnié·res temporaires) n’a pu émerger. Pourtant, la revendication pour de meilleurs revenus du travail contre la domination imposée par certains secteurs du capitalisme agro-industriel aurait pu créer un front large. La position de l’intellectuel qui condamne a posteriorides mouvements auxquels il n’a pas pris part n’est pas de mise ici. Il s’agit plutôt de réfléchir aux conditions idéologiques futurs d’un élargissement des luttes pour une communisation de la subsistance. À cet égard, il faut accueillir avec enthousiasme et prudence le projet d’une réforme institutionnelle de l’accès au foncier agricole.

Enthousiasme évident au vu des outils politico-juridiques proposés par Martin et dont il est certain qu’ils indiquent des pistes tactiques importantes. Prudence néanmoins, car le programme de réformes institutionnelles et démocratique du foncier suppose d’identifier – mais plus encore de composer – des forces sociales capables de le porter. Or, si la propriété privée de la terre est la clef de voute d’un colossal édifice de dépossession des conditions de la subsistance, les mots d’ordre portant sur les revenus du travail et les formes d’exploitation sont sans doute plus à même de composer une force révolutionnaire de paysan·nes et de salarié·es contre la domination du capital.

Conclusion

Pour conclure, je repartirai de l’anecdote inaugurale de Cultiver les communs qui illustre à quel point une position en apparence consensuelle (une réappropriation démocratique d’institutions permettant un partage plus soutenable de la terre) peut sembler révolutionnaire : alors qu’il informe un propriétaire que la Safer du Poitou-Charente pour laquelle il travaillait à l’époque préempte la terre qu’il vend, Martin s’est vu rétorquer : « mais c’est du communisme ! ». Pour se prémunir contre toute transformation du foncier et de l’agriculture paysanne, on a beau jeu d’assimiler une politique de socialisation de la terre à la collectivisation forcée des campagnes dans la Russie post-révolutionnaire.

Cultiver les communs est donc un livre rare qui propose des solutions à partir d’une connaissance fine, complexe et personnelle des institutions agraires françaises. À la lecture, se dessine l’horizon concret d’une socialisation de la terre grâce à la multiplication des expériences de portage solidaire du foncier. Ce livre présente donc un panorama original sur l’avenir de l’émancipation. La possibilité d’une transformation de la société s’articule à la fois à des forces sociales réellement existantes et à des institutions agricoles dont la réappropriation ne paraît pas impossible. Elle impose maintenant de penser la manière dont ces expérimentations foncières peuvent s’articuler avec des stratégies capables d’imposer un rapport de force à une autre échelle. Il est fort à parier que la socialisation de la terre suppose des soulèvements terrestres dont le surgissement transformera l’antagonisme des forces en présence.


Crédit de la photo d’ouverture : Max.


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Notes

05.09.2024 à 16:29
Amel Sabbah  ·  Naiké Desquesnes  ·  Mathieu Brier
Texte intégral (5811 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

Entretien avec Amel Sabbah, Naiké Desquesnes et Mathieu Brier réalisé par Léna Silberzahn et Pierre de Jouvancourt.


Pour une critique féministe de l’industrialisation du monde

Pouvez-vous présenter ce festival, qui a eu lieu au printemps 2024 à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon ? Pourquoi avez-vous décidé d’organiser un festival sur « la critique des technologies et l’industrialisation du monde » ?

C’était la septième édition du Festival du livre et des cultures libres de l’espace autogéré des Tanneries, désormais nommé le Livrosaurus Rex. Chaque année on s’empare d’un thème pour dérouler des moments de conférences, projections, spectacles, discussions pendant un week-end. Parmi l’équipe d’organisation, on est plusieur·es à se sentir appartenir à la fois au mouvement féministe (ou à ses alliés) et au mouvement de critique des technologies. Ce sont des courants de pensée qui ont structuré politiquement nos luttes et nos vies, que ce soit parce que certain·es ont co-animé plusieurs années la revue Z, parce que d’autres lisent et invitent Isabelle Stengers, François Jarrige ou Donna Harraway, ou encore s’organisent en mixité choisie, refusent le smartphone et résistent au nucléaire et aux nano-puces.

Féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles, voire adversaires. Pour nous qui nous revendiquons des deux, c’était le moment d’affirmer publiquement : « oui, être anti-tech woke, c’est possible ! ». Ainsi on se réapproprie une pensée qui nous tient a cœur, la critique radicale de la techno-industrie, et on retourne le stigmate qu’est devenu le mot wokeen France : on veut absolument être « woke » s’il s’agit de prendre en compte les pensées féministes, décoloniales, et d’œuvrer pour une justice sociale.

Féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles… au contraire, nous affirmons être anti-tech woke, c’est possible !

Vous écrivez que vous voulez “la réappropriation, la création et la réparation des outils et de certaines techniques, la désertion de certain·es autres”. Quels outils et dispositifs faut-il se réapproprier ? Lesquels faut-il déserter, et même démanteler d’après-vous ? En d’autres termes, quels sont vos critères pour distinguer les « bonnes » des « mauvaises » technologies ?

On peut rappeler, pour le coup, un classique de la pensée anti-industrielle : les critères sont grosso modo la possibilité de comprendre comment un outil fonctionne et celle de prendre en charge collectivement son cycle de vie à une échelle raisonnable. Le nucléaire est ainsi la caricature de ce qu’il faut éviter : totalement incompréhensible pour le commun des mortel·les, qui nécessite des matières premières rares et dont les déchets seront toxiques pour à peu près l’éternité.

De l’autre côté du spectre, un outil de forge ou même un petit outil électronique, qui nécessite pour être compris une formation de quelques jours ou de quelques mois, qui peut se fabriquer avec de la récup’ et qui sera entretenu par la communauté, est plus désirable. Au-delà de ces « critères » très classiques et généraux, nous n’avons pas vocation à dresser une liste complète et définitive dans notre coin, ni à établir une stratégie valable pour tout le monde. Si on regarde ce qui se fait déjà et les luttes qui peuvent être rejointes, ça nous donne déjà des pistes.

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Le mouvement pour un internet libre, incarné par Riseup, Framasoft ou la Quadrature du net, dit clairement que se lier les mains aux GAFAM pour la moindre de nos communications est une mauvaise idée, pour ne pas dire plus. L’Atelier paysan met en actes une progression de l’autonomie paysanne face au cycle infernal endettement-équipement-agrandissement. Les gens qui sabotent clandestinement des antennes 5G montrent comment on peut commencer à démanteler un système nocif avant qu’il ne devienne indispensable. Les ateliers féministes de réparation de vélo qui surgissent un peu partout aident à penser une émancipation de la bagnole qui pourrait ne pas ignorer les besoins des mères seules pour faire leurs courses, par exemple.

Penser ensemble d’une part la lutte contre le nucléaire et les méga-projets éoliens, d’autre part les conditions de production de l’électricité dans une coopérative comme Enercoop, est un moyen de trouver une prise sur un secteur majeur où l’État et l’industrie fixent d’habitude les règles du jeu. La lutte continue depuis maintenant plus de dix ans contre les ‘grands projets’, qui se renouvelle sans cesse et garde un haut niveau de conflictualité, maintient la question du démantèlement industriel à l’ordre du jour du débat public.

À Grenoble, le petit mouvement naissant pour la réintroduction des cabines téléphoniques nous semble aussi très enthousiasmant. Il a un côté symbolique, mais pas seulement : la possibilité de passer un coup de fil depuis l’espace public a disparu alors qu’elle est précieuse, lorsqu’on n’a pas de crédit ou parce qu’on a des raisons d’avoir laissé son téléphone perso chez soi (qu’on pense que la police nous surveille, ou qu’on soit victime de violence conjugale et que la personne avec qui on vit contrôle notre téléphone). Les luttes qui vont se multiplier autour des destructions d’emplois liées au déploiement de l’intelligence artificielle seront aussi autant de lieux de discussion de quel type de vie ensemble nous défendons et de ce que devraient être de bons emplois, ou encore de bons services publics.

À Grenoble, le mouvement naissant pour la réintroduction des cabines téléphoniques est très enthousiasmant.

Il faut réussir à résister à l’alternative infernale qui se pose dès que la question se résume au choix entre utiliser un service numérique ou être dans la merde. Car bien souvent, les technologies sont utilisées parce qu’elles rendent de réels services. Mais elles rendent souvent d’autant plus service qu’elles comblent des failles sociales : les dispositifs d’alerte pour les personnes âgées en sont un bon exemple. L’isolement des personnes rend dépendant à des technologies.

Beaucoup de techniques de procréation, d’appareillages très sophistiqués, de prises d’hormones viennent répondre a des injonctions sociales : il faut prendre la pilule pour être une femme sans trop de pilosité, prendre des hormones pour correspondre à des stéréotypes de genre dans une société binaire, avoir “ses” enfants dans un monde où les liens se tissent autour de la très respectée et très resserrée “famille” et où tout autre type de liens n’est pas reconnu. Il faut se méfier du prisme de l’aliénation qui ne nous ferait voir que des injonctions sociales là où il y a aussi des désirs et des choix, mais on ne peut pas pour autant faire comme si ces choix étaient faits dans une société ‘neutre’.

D’autres technologies sont rendues indispensables par l’héritage industriel fait de contaminations : ainsi il est compliqué de penser les soins du cancer sans équipement de pointe, et les cancers sont justement produits massivement par la société industrielle. On voit bien qu’il n’y aura pas de possibilité collective et massive de se défaire de l’emprise de la techno-industrie sans de vastes mouvements d’émancipation sociale. Autrement dit, pas d’anti-tech sans féminisme, et vice versa.

Mettre en chantier nos modes de vies dès maintenant

Quel rôle ont les choix de vie individuels (refuser le smartphone, dé-googliser sa vie, etc.) dans tout ça ?

Nous sommes ancré·es dans une tradition politique, souvent appelée ‘autonomie’, qui considère qu’il ne faut pas séparer la lutte de la vie quotidienne ou attendre un potentiel grand soir avant de mettre en chantier nos modes de vies. Ceci dit, les choix de vie ne sont jamais strictement individuels. La capacité à se tenir loin des GAFAM et à limiter la place des écrans et des applis dans nos vies dépend très fortement du contexte social dans lequel on vit : l’argent dont on dispose, les discriminations que l’on subit ou pas, le milieu complice dont on arrive plus ou moins à s’entourer, tout cela joue un rôle essentiel dans les choix de vie.

Il est nécessaire de lutter collectivement contre l’emprise des technologies sur nos vies pour que tout le monde puisse s’en passer, effectivement.

Pour un parent d’élève dont l’établissement a fièrement fait le choix de « la fin du papier », s’opposer à la numérisation n’aura pas le même coût si son enfant est déjà stigmatisé du fait de son handicap ou de sa religion supposée. Dans la société, la possibilité de pouvoir complètement se passer d’un smartphone dénote souvent une possibilité d’indépendance qui n’est pas donnée à tout le monde. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire. Mais ce qui semble primordial, c’est de lutter collectivement contre l’emprise des technologies sur nos vies pour que tout le monde puisse s’en passer, effectivement.

S’il n’y aura jamais d’avion qui décolle à Notre Dame des Landes, c’est parce qu’il y a eu des luttes collectives. De la même façon, pour que les gens puissent se passer d’un ordiphone il faut empêcher le déploiement de la 5G, pousser des mouvements collectifs de refus du tout numérique, notamment quand cela s’installe dans le secteur public, aider les personnes dépendantes à trouver des alternatives, s’organiser collectivement pour proposer d’autres façons de faire sans.

Pourquoi avoir organisé ce festival aux Tanneries à Dijon ?

L’espace autogéré des Tanneries, historiquement, a été une place forte du hacking et de l’internet subversif et autogéré. Depuis quelques années, il est traversé par un fort courant queer et féministe. Et depuis vingt-cinq ans, s’y fabrique une culture anticapitaliste concrète faite de manifs en centre-ville, de voyages au bout de la France pour soutenir une lutte camarade, et d’un quotidien où les gens y récupèrent, réparent, bidouillent des machines et pensent d’autres manières de vivre – bien loin de la consommation rapide et des technologies de pointe. Une grande partie de l’histoire des Tanneries, comme de celle de la friche squattée des Lentillères à laquelle nous sommes aussi très lié·es, c’est des chantiers collectifs pour apprendre à brasser de la bière ou faire un portail en métal pour un champ de patates : la transmission des savoirs-faire et les fameuses techniques conviviales de Illich sont aussi au cœur de nos vies (bien que beaucoup aient un smartphone dans la poche).

Au-delà de la force des pratiques quotidiennes, il nous semble plus que jamais nécessaire aussi d’en parler et de réarmer la critique des technologies, car il y a d’une part un déploiement de l’utilisation des réseaux sociaux dans nos milieux politiques et nos vies qui est de moins en moins interrogé, et d’autre part un mouvement d’écologie radicale qui progresse mais dans lequel l’angle de la critique de l’industrie et du numérique semble pratiquement disparaître au profit de thèmes comme « la défense de l’eau » ou la simple « protection du vivant ». 

L’amnésie stratégique est celle qui nous permet d’oublier le coût humain et environnemental du progrès : qui est allé les chercher sous terre, combien d’usines il a fallu pour assembler tout ça, combien de lacs pollués.

Historiquement, l’écologie politique est  issue de mobilisations « anti-tech » et des critiques du  « progrès » scientifique, mais le combat semble aujourd’hui plus difficile à mener, voire parfois obsolète, maintenant que la technologie et le numérique sont profondément ancrées dans nos vies, et jusqu’à nos outils de luttes…

On s’inquiète de l’« amnésie », au sens utilisé par l’autrice Kate Crawford quand elle parle de l’amnésie stratégique accompagnant le récit du progrès technologique (dans son Contre-atlas de l’intelligence artificielle publié en français par Zulma en 2022). Celle qui nous permet d’oublier le coût humain et environnemental du progrès, le prix de la dévastation, pas le prix auquel j’ai payé mon smartphone, mais le prix de tous les minerais, qui est allé les chercher sous terre, combien d’usines il a fallu pour assembler tout ça, combien de lacs pollués.

Lire aussi sur Terrestres : Nicolas Celnik, Fabien Benoit, Résister à la technologie, septembre 2022.

On le constate à l’échelle de la société, mais aussi à l’échelle de nos propres petits renoncements. Rien que parmi nous, ignorer le GPS était commun il y a encore quelques années, aujourd’hui beaucoup trouvent difficile de lire une carte ou de se repérer dans une ville qu’on ne connaît pas. Pourquoi celles et ceux qui refusent le smartphone ne sont plus qu’une poignée à l’échelle du pays entier ? Nous étions des milliers il y a encore quelques années… Pourquoi s’interroger sur l’usage d’une bouilloire électrique dans une maison fait sourire les colocs, pourquoi les objets qui nous entourent ne semblent-ils plus politiques ? Qu’avons nous à dire face à l’empire des GAFAM et à l’arrogance d’Elon Musk ? Il s’agit de reconsidérer nos propres pratiques, d’oser les interroger, mais aussi et surtout de se demander comment faire mouvement et repolitiser les usages des techniques que nous faisons et que l’on nous impose.

Une autre de nos préoccupations réside dans l’idée de plus en plus répandue, y compris autour de nous, que les réseaux sociaux seraient, en eux-mêmes, des espaces « inclusifs » et adaptés à la défense de l’émancipation. Cette idée s’appuie notamment sur l’expérience du mouvement #MeToo, ou sur la possibilité de l’expression libre pour de nombreuses minorités sur Instagram. Mais c’est méconnaître le fonctionnement des réseaux sociaux, qui comprend de nombreux leviers discriminants (sans même parler de leur lien intrinsèque avec la consommation de masse – car pourquoi récupérer nos données si ce n’est pour nous faire acheter toujours plus de choses ?).

Pourquoi celles et ceux qui refusent le smartphone ne sont plus qu’une poignée à l’échelle du pays entier ? Nous étions des milliers il y a encore quelques années…

L’une d’entre nous a vécu une sorte de résumé du couple espoir – désillusion par rapport à Instagram, notamment. Heureuse de trouver un espace où vivre une identité qui n’existe pas ou presque dans les espaces de vie réelle qu’elle fréquente (juive, avec des parentés magrébines, en l’occurrence, mais ça peut être vrai pour plein d’autres personnes), elle s’est vite trouvée ‘ré-assignée’ par des posts incitant à acheter des soins pour un certain type de cheveux ou à aimer Netanhyaou. Avec la publicité ciblée, la ségrégation et les préjugés sont devenus une valeur marchande. Le festival avait aussi pour but de se redonner le peps de critiquer l’évidence d’Instagram – ce qui ne veut pas dire demander à tout le monde de le quitter car on sait bien qu’il est compliqué aujourd’hui de faire connaître quoi que ce soit sans ce levier. Faire vivre la critique est un minimum à partir duquel on pourrait repenser ensemble des manières de s’échapper sans se réduire totalement au silence dans la société telle qu’elle est.

Le mouvement anti-industriel non-réactionnaire existe

En effet, beaucoup de technologies du monde moderne reproduisent et produisent tout un tas de dominations : extraction et exploitation dans la production, concentrations de pouvoir et des inégalités dans l’utilisation, effets « secondaires » sur la santé et l’environnement à long terme… Pourtant, comme vous le notez tout à l’heure, « féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles ». Vous pouvez revenir sur cette opposition et comment vous vous situez par rapport à ce débat ?

Cela fait des années que des personnes se revendiquant de la pensée anti-indus pointent du doigt les féministes et les personnes queer comme étant les fers de lance de la collaboration et de l’acceptation d’un monde tout technologique… Nous avons particulièrement mal vécu la publication, il y a tout juste dix ans, de l’ouvrage La Reproduction artificielle de l’humain, signé d’Alexis Escudero, sorti dans une maison d’édition dont nous apprécions par ailleurs particulièrement le travail (Le Monde à l’envers). Ont suivi le texte de Pièces et mains d’œuvre « à propos des tordus queer » puis plusieurs autres textes attaquant les trans et les féministes, la plupart du temps sous la plume de Renaud Garcia. Dans un autre registre, on peut citer le journal La Décroissance, dirigé par Vincent Cheynet, pour qui la « joie de vivre » affichée en Une semble faite de haine de l’autre et de promotion des valeurs traditionnelles.

Lire aussi sur Terrestres le texte collectif, Une revue à un carrefour, décembre 2022.

Cela fait donc des années que certains, au nom de la critique de la PMA par exemple, se retrouvent à attaquer les minorités de genre, en omettant sciemment de considérer certaines expériences du monde social, en refusant de voir le poids des normes et de la violence du monde capitaliste-patriarcal qui empêchent certaines personnes de vivre la vie que les cis-hétéros peuvent vivre.

Ce sont des cas typiques de positions exprimées depuis une norme qui n’est pas nommée, invisibilisée car majoritaire – celle des personnes cisgenres hétérosexuelles. En effet, les auteurs ne se revendiquent pas de l’hétérosexualité ou du modèle de la famille nucléaire, mais de l’usage de la raison et de la libre critique. Nous reconnaissons l’importance de la libre critique, mais nous voulons leur rappeler d’où ils parlent, et où ils vont. Le manque de respect répété envers les minorités de genre, au nom de la critique de leur usage des technologies, nous est insupportable.

Ces critiques semblent oublier que l’acceptation de la reproduction artificielle, par exemple, vient massivement de la société cis-hétéro et s’accommode très bien de l’homophobie. La PMA n’a-t-elle pas été inventée pour les hétéros ? Autre exemple : les béquilles hormonales, avant d’être utilisées par les personnes trans, ne se sont-elles pas développées avec la pilule, faisant peser sur les femmes cis le poids de la contraception dont la recherche scientifique n’a jamais imaginé qu’elle pourrait concerner les personnes qui éjaculent ? Les progrès de la chirurgie modifiant le corps humain ne sont-ils pas poussés d’abord par l’impossibilité sociale pour une femme cis d’avoir des seins ‘pas normaux’ ?

Il est historiquement et sociologiquement erroné de construire les trans-féministes comme le camp avancé de l’acceptation des technologies. Il est par ailleurs injuste de cibler les personnes minorisées – et c’est d’autant plus dangereux dans un contexte de fascisation de la sphère publique, de rhétoriques et d’actes d’agression contre les personnes LGBTQI. La critique des technologies ne peut pas s’appuyer, même de manière sous-entendue, sur l’imaginaire d’un ‘ordre naturel’. Car avec lui vient toujours la légitimation de l’ordre social, fondé sur une hiérarchie de classe, de genre et de race. Donc non seulement la critique féministe et queer adressée à certains écrits anti-industriels nous semble légitime, mais on la partage.

Dénoncer d’un bloc « les anti-indus », c’est faire le jeu de l’industrie.

Là où la critique nous pose problème, c’est quand elle use de procédés malhonnêtes en allant chercher la moindre citation « problématique » pour disqualifier définitivement telle ou telle personne, ou quand elle désigne abusivement ses adversaires comme fascistes. On doit pouvoir avoir des désaccords, et même ne pas supporter certaines personnes, sans pour autant les traiter de fascistes. La brochure « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel » réunit un concentré de ces différents défauts. De plus, elle définit comme « mouvement anti-industriel » uniquement les personnes dont elle trouve trace de propos réactionnaires ou considérés comme tels. C’est oublier bien vite plein d’aspects du mouvement anti-industriel.

C’est feindre d’ignorer que la critique du techno-solutionnisme est devenue quasiment hégémonique dans les milieux écolos, qu’un mouvement comme les Soulèvements de la terre met en acte une critique de l’industrie qui n’a rien de transphobe, que les mouvements squats et DIY existent encore, que des médias comme Z, Terrestres ou Reporterre existent, que les écologies queer se développent, etc. Le mouvement anti-industriel non-réactionnaire existe, il ne se nomme simplement pas comme tel. Dénoncer d’un bloc « les anti-indus », c’est faire le jeu de l’industrie. Mais pour que cette réponse aux critiques soit audible et juste, il nous semble essentiel qu’elle soit accompagnée d’une dénonciation des propos aveugles aux dominations qui sont effectivement tenus depuis des positions anti-industrielles.

L’idée du festival est née avant la publication de cette brochure. Et c’est au-delà des polémiques entre quelques personnes que nous souhaitons développer une pensée anti-industrielle, critique des nouvelles technologies, construite au prisme des dominations de genre, de classe, de race. Une pensée et des luttes qui défendent, et c’est encore une pensée à défricher, « une nature non-binaire » (Premières Secousses, La Fabrique, 2024), ou encore des territoires que nous tentons d’arracher à la machine techno-industrielle, le vivant et le minéral, l’espace et les fonds marins, des endroits où humains et non-humains cohabitent, dans un partenariat en négociation, conscient.es de nos limites et de nos renoncements, avec certaines machines.

Nous pensons que ce n’est pas parce qu’il y a des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, voire qui portent des propos insupportables, qu’il faut déserter le mouvement. Au contraire : nous pensons qu’il faut occuper l’espace, et leur enlever le trop plein de notoriété qu’ils (au masculin car ce sont tous des hommes, à quelques exceptions près) ont, pour les submerger et les empêcher de faire de leur tendance un courant majoritaire.

Comme dans le mouvement féministe, il fut un temps où un féminisme bourgeois blanc et légaliste prenait toute la place ; il nous semble qu’aujourd’hui, cette époque est révolue : nous sommes en pleine révolution féministe radicale, un féminisme intersectionnel se déploie et gagne du terrain. De la même manière, l’anti-tech réac’ doit être dépassé, pour qu’un mouvement anti-indus intersectionnel puisse se déployer, prendre de l’espace et gagner des luttes.

Nous avons voulu marquer deux choses : l’une, c’est qu’il n’y a pas de pureté ; l’autre, c’est qu’il est nécessaire de se situer quand on parle – ça, ce sont les luttes féministes qui nous l’ont appris

“Certain·es des organisateur·ices de ce festival prennent des hormones. Certain·es dorment dans une maison autoconstruite. D’autres vont à des formations pour être autonome en énergie. Certain·es utilisent un smartphone, d’autres non. Certain·es ont réussi à ne pas installer Google dessus. D’autres écrivent sur whatsapp et scrollent sur insta. Les mêmes réparent le tracteur.Qu’est-ce que vous avez essayé de tenir ensemble dans cette description de votre collectif d’organisation ?

Nous avons voulu marquer deux choses : l’une, c’est qu’il n’y a pas de pureté. Qu’on ne peut pas imaginer la lutte contre la technologie comme s’il était possible d’être totalement autonome, libéré·es de toute emprise. Que nous dépendons tous et toutes de certaines industries, pour différentes raisons. Et que cela est le résultat de renoncements à certains endroits, mais aussi de batailles gagnées à d’autres – comme lorsqu’on prend le temps et la peine de désinstaller Google d’un smartphone, comme lorsqu’on apprend à réparer le vieux tracteur hérité de la communauté Longo maï, parce que jamais on ne voudra en acheter un neuf, encore moins une machine high-tech.

L’autre, c’est qu’il est nécessaire de se situer quand on parle. Ça ce sont les luttes féministes qui nous l’ont appris. Se situer, ici, ça ne veut pas forcément dire seulement notre identité de genre, mais aussi aborder nos pratiques, ce que l’on fait dans nos vies. Cette honnêteté, cette humilité, ça manque cruellement à plein de penseurs anti-indus.

Un cybercafé low-tech avec des machines à écrire

Qui est-ce que vous avez invité pour parler de ces sujets ? Pourquoi rassembler ces paroles dans un même lieu ?

On a invité Celia Izoard (autrice de La ruée minière au XXIe siècle) pour qu’elle puisse développer la critique de l’intelligence artificielle et qu’elle rappelle les pollutions phénoménales que l’extraction minière provoque pour nous outiller numériquement ; une penseuse de la Quadrature du net pour parler de la surveillance algorithmique et des possibilités de la combattre ; on a regardé un documentaire sur les luttes des personnes sourdes contre l’implant ; discuté avec la doctorante Cannelle Gueguen d’écologies queers et avec Clémence Ortega Douville à partir de sa brochure “la transidentité n’est pas un transhumanisme” ; et deux militantes de l’Atelier Paysan dialoguaient avec des personnes qui réparent et utilisent des machines agricoles ou d’imprimerie.

Ce qui nous semblait important c’était de donner la parole à des personnes (en priorité qui ne soient pas des hommes cisgenres) qui portent une critique radicale de la technique et de l’industrie en la croisant avec les enjeux de validisme, de classe, de genre. On avait envie que se dessine au fur et a mesure des discussions la possibilité d’une parole anti-tech radicale et féministe, intersectionnelle, on a même dit “woke” parce que c’est finalement ça qui nous est souvent reproché !

Ce qu’on essaye de tenir ensemble au quotidien : se défaire de notre dépendance à l’industrie, ne pas prétendre à la pureté, visibiliser les liens qui restent et avoir de l’auto-dérision.

Il y a des moments qui vous ont marqué.es ?

Au stand des churros, un panneau indiquait que 97 % des produits étaient d’origine industrielle. En face, la bière servie avait été fabriquée par des camarades d’ici et de la région lyonnaise. C’est un bon exemple de ce qu’on essaye de tenir au niveau du quotidien, à la fois se défaire de notre dépendance à l’industrie, ne pas prétendre à la pureté, visibiliser les liens qui restent et avoir de l’auto-dérision.

À plein de moments, les expériences intimes et les questionnements concrets des différentes personnes présentes ont eu voix au chapitre et ont été considérés comme des problèmes politiques à part entière, ce qui nous semble essentiel, loin des débats qui ne se focalisent que sur des questions stratégiques vues d’en haut.

Une radio pirate diffusait les débats dans tous les espaces via des petits postes qui crachotaient, de l’accueil à la cuisine. On se souvient de la performance dansée improvisée au milieu de la salle de ciné où se déroulait un concert pour enfants.

Au-delà de quelques souvenirs piochés ici ou là, c’est quand même le croisement des différentes paroles énoncées à ce moment là qui a produit quelque chose d’enthousiasmant. On a parlé sur différents plans, différentes échelles, de la matérialité écologique des conséquence de l’usage massif du numérique aux injonctions d’appareillage des personnes sourdes, en passant par la possibilité de construire nous même nos machines réparables…

On ne peut pas finir sans un énorme big up au « guichet » : un espace aménagé autour d’une caravane qui faisait office de “cyber-café low tech”: un service postal, des timbres, du papier à lettre et plusieurs machines à écrire étaient mis a disposition. Des tas de gens ont passé de longs moments à taper frénétiquement des lettres à la machine à écrire, des dizaines et des dizaines de lettres on été expédiées depuis l’évènement, c’est un micro geste qui fait du bien, de savoir que tout ces petits mots ont voyagé parmi les quelques factures pas encore dématérialisées pour aller atterrir dans des mains d’ami.es.


Crédits photos : Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres.


Pour aller plus loin

Livres

  • Soshanna Zuboff, Le capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.
  • Kate Crawford, Contre-atlas de l’intelligence artificielle, Les coûts politiques, sociaux et environnementaux de l’IA, Zulma, 2023.
  • Francois Jarrige, Technocritique, Du refus des machines à la contestation des technosciences,  La Découverte, 2014.
  • Alex B, Trans n’est pas transhumanisme (brochure).
  • Celia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Seuil, 2024.
  • Bilan critique du courant anti-industriel, podcast Zoom écologie, radio FPP.

Lieux inspirants 


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