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LIBERTÉ EGALITÉ SEXUALITÉ

le blog de Philippe Brenot - psychiatre et anthropologue

 

Publié le 01.10.2025 à 23:35

Une grande sexologue nous a quittés

On prend aujourd’hui conscience de l’importance qu’a pris la sexualité dans toutes les sociétés dites « modernes », passant en un demi siècle du domaine de l’interdit et de la répression à celui d’une liberté parfois sans limite. Demi-siècle qui a été marqué par des évolutions conséquentes : la libération, intime et sexuelle, de l’après seconde guerre mondiale et des années 1970 ; la progressive transformation de la société qui a suivi cette « libération » ; la dépénalisation de l’avortement – certainement l’évènement le plus important, depuis le début de l’humanité, pour permettre l’existence sociale des femmes, condition qu’il nous faut impérativement préserver ; la découverte, dans les mêmes années, de la pilule contraceptive, séparant ainsi sexualité et fécondité ; la progressive connaissance physiologique et psychologique de la sexualité ; la dépénalisation, puis reconnaissance de l’homosexualité et des sexualités alternatives ; plus récemment encore l’ouverture de la parole sur les violences faites aux femmes et la progressive atténuation de la domination masculine…

Mireille a été de tous ces combats, de toutes ces évolutions, accompagnant la barque « sexologie » par tous les temps, contre vents et marées, pour la faire reconnaitre comme discipline de la médecine, de la psychologie, de tous les domaines soignants, pour en permettre la transmission universitaire et promouvoir la recherche à travers exposés, débats et littérature scientifique.

Mireille B.

Mireille Bonierbale naît en 1945 à Marseille, trois ans après le premier cours structuré d’éducation sexuelle en France par Pierre Chambre au collège de Chambéry, quand la même année, aux USA, Wilhelm Reich publie La Fonction de l’orgasme et, deux ans plus tard, La Révolution sexuelle, qu’Alfred Kinsey fonde l’Institute for Sex Research et publie son révolutionnaire rapport, Sexual Behavior in the Human Male. Toutes les pièces sont en place pour qu’un esprit particulièrement curieux poursuivre cette voie en France.

Après une formation très complète en médecine, tant en biologie humaine, hématologie que neuro-endocrinologie, Mireille Bonierbale devient psychiatre, interne puis assistante des hôpitaux de Marseille de 1975 à 1983.

Dans le même temps, la sexologie française commence son existence avec la création en 1974 de la Société Française de Sexologie Clinique, dont Mireille Bonierbale sera membre, participant activement par des communications scientifiques. 1974 est également la date de la deuxième réunion de l’OMS, consacrée à la santé sexuelle, sous l’impulsion de Georges Abraham et de Willy Pasini qui en seront les moteurs, et qui émettra une circulaire demandant aux facultés de médecine de créer des enseignements ayant trait à la santé sexuelle. C’est cette même année où est créé à Marseille par Robert Porto le premier enseignement universitaire de sexologie, dont Mireille Bonierbale sera ensuite l’un des piliers. L’aventure universitaire de la sexologie commence. 

L’étape essentielle fut, en 1983, la création de l’AIHUS (Association Inter-Hospitalo-Universitaire de Sexologie) pour affirmer l’ancrage hospitalo-universitaire d’une nouvelle discipline qui n’était, jusqu’alors, qu’associative. Mireille Bonierbale en fut  l’un des membres fondateurs et la cheville ouvrière pendant plusieurs décennies, reconduite plusieurs fois à la présidence. L’AIHUS – qui devint l’AIUS (Association Interdisciplinaire post-Universitaire de Sexologie) sous l’impulsion de Mireille Bonierbale, en 2012,  pour l’ouverture vers la formation post-universitaire et l’inclusion de tous les exercices de la sexologie – fut l’organisateur pendant plus de 40ans de « la » grande réunion scientifique annuelle de sexologie pratique et de santé sexuelle.

L’étape suivante concrétise l’ancrage universitaire pour une reconnaissance de la sexologie : la création en 1995 du diplôme inter-universitaire de sexologie (DIUS) destiné aux médecins et du DIU d’études de la sexualité humaine (DIUESH) pour les psychologues et de nombreuses professions de santé. Les efforts de Mireille Bonierbale, qui dirigea l’enseignement de sexologie à l’université d’Aix- Marseille de 1995 à 2012, seront permanents notamment pour la coordination de l’ensemble de ces diplômes.

Enfin, la création en 1992 de la revue Sexologies*, revue européenne de sexologie sous l’égide de l’AIHUS, fût le grand œuvre de Mireille, habillement secondée par Robert Porto, l’ami de toujours.

Mireille Bonierbale qui a oeuvré à toutes les étapes de la mise en place de la sexologie en France a été, en outre, pionnière dans le soin des adultes transgenres et, en 2010, membre fondatrice et présidente de la SOFECT (Société Française pour l’Étude et le Traitement du Transsexualisme). Elle a, pour tout son investissement dans la sexologie,  reçu en 2019 à Mexico la médaille d’or de la WAS (World Association for Sexual Health).

De ses très nombreux écrits et publications scientifiques, je retiens ici deux de ses ouvrages : son premier livre publié, Les Cinq sens et l’amour**, coécrit avec Marie Chevret-Measson et Nadine Grafeille, qui pose les bases de la relation intime au partenaire ; et le fondamental manuel : Médecine sexuelle, fondements et pratiques***, co-dirigé avec Frédérique Courtois**, somme des bases fondamentales et des applications thérapeutiques de la médecine sexuelle et de la sexologie.

Mireille, ne laisse pas seulement le souvenir d’une personnalité de la sexologie, elle continue d’être présente parmi nous, à travers les ouvrages, les revues, les institutions et les structures qu’elle a contribué à mettre en place, qu’elle a animées et qui vivent par nous tous.

 

 

 

*Sexologies, Revue Européenne de Sexologie, John Libbey Eurotext ; **Les Cinq sens et l’amour de Mireille Bonierbale, Marie Chevret-Measson et Nadine Grafeille, Robert Laffont ; ***Médecine sexuelle, fondements et pratiques, co-dirigé par Mireille Bonierbale et Frédérique Courtois**

 

 

 


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Publié le 16.07.2025 à 00:07

Les Enfants de la rue

Le constat est aujourd’hui effrayant : 120 millions d’enfants au monde, vivent à la rue. Ici à Rio.

 

« Le phénomène des enfants de la rue constitue une préoccupation importante des responsables de très nombreuses cités et de la plupart des pays de la planète. Cette préoccupation s’explique par la déchéance dramatique à laquelle aboutissent ces enfants et qui est due à une altération progressive, et souvent irréversible, de leur état général, tant physique que mental, associée à une perturbation de leur développement physique et psycho affectif. » Chakib Guessous est anthropologue, sociologue et médecin. Il travaille depuis longtemps sur l’évolution de la société traditionnelle marocaine et a notamment publié Mariage et concubinage dans les pays arabes* en 1999 et Le Mariage précoce**en 2020. Depuis une trentaine d’années, avec l’association Riad Al Amal qu’il a créé, il a mis en place un protocole original de réinsertion des enfants de la rue et vient de publier SURVIVRE… Enfants et jeunes de la rue***, un essai saisissant qui nous révèle un monde peu connu et malheureusement invisible à nos yeux trop souvent « indifférents ».

La Rue

Avec Chakib Guessous, on découvre un monde, celui de la rue, dont nous n’avons que très peu idée. Ce n’est pas la rue que nous connaissons, celle que nous traversons, qui balise nos allées et venues quotidiennes. C’est une rue -de toutes les villes du monde – cachée, clandestine, peu visible, voire secrète… qui dévoile des recoins insoupçonnés, des méandres invisibles, pour une société d’exclus, d’enfants et d’adultes jeunes, qui y ont établi domicile.

« J’utilise l’expression, exclusion de rue pour désigner la situation de toute personne – enfants et jeunes de la rue ou adulte sans abri – qui vit et dort durablement dans la rue, qui en dépend pour ses besoins et qui a rompu la grande majorité des liens sociaux. En d’autres termes, une personne en exclusion sociale et vivant dans la rue. »

« L’exclusion sociale associe trois dimensions :  la première est un cumul de précarités … qui deviennent des obstacles à la réalisation d’action ou de progrès que la personne pourrait réussir si elle n’était pas dans cette situation ou qu’elle pouvait réussir auparavant. » Privation des moyens de subsistance, séparation d’avec la famille, privation des pièces administratives nécessaires pour toute démarche. « L’enfant qui a quitté les siens n’emporte pas avec lui ses documents scolaires antérieurs, attestations, diplômes, livret scolaire. » C’est le signe d’une profonde rupture avec le tissu social.

Enfant abandonné dans une rue de Recife.

« La seconde dimension est la perception d’un rapport social symbolique négatif. Une fois exclu ou auto-exclu, une fois vivant dans l’anonymat de l’espace public, l’enfant ou le jeune se retrouve privé de la reconnaissance sociale, au point du reniement même de son identité, voire de son humanité. »

La dernière dimension consiste en la rupture brutale ou progressive des liens sociaux traditionnels, liens familiaux, liens de l’environnement communautaire et du milieu scolaire ou professionnel. « Pour la majorité des enfants et des jeunes, des liens lâches persistent avec une personne ou quelques rares personnes de l’environnement ancien. L’exclusion avec rupture totale des liens est exceptionnelle. » Mais lorsqu’on cumule ces trois dimensions de l’exclusion sociale, on voit à quel point l’enfant ou le jeune dans la rue, souffre de façon la plus douloureuse. « À Casablanca, les personnes en exclusion de rue sont de tout âge. Cependant, la première décennie de la vie est très faiblement représentée. Le nombre des résidents de la rue croit à partir de 15 ans. Les adolescents et les jeunes adultes sont les plus nombreux. La tranche des 11 à 20 ans est ainsi la plus représentée,  près d’un résident sur trois. »

Enfants de la rue à Casablanca

 

Vivre à la rue

La précarité de vie est certainement la première cause de sortie à la rue. C’est une situation de fragilité qui ne permet pas aux personnes d’assumer leurs obligations familiales, sociales… « L’affection et la chaleur maternelles, sont ressenties par l’enfant comme un besoin. Elles constituent, à ses yeux, un droit. S’il perd sa mère, l’enfant se sent fragilisé par l’absence de cette femme qui le défendait et le protégeait. » Le décès de la mère est par exemple l’une des précarité qui mène à la Rue… Et ces précarités s’additionnent,

Enfants de la rue au Burundi.

s’accumulent, pour aboutir à des situations d’isolement ou d’exclusion. « Plus leur nombre augmente, plus leurs effets se multiplient et plus l’enfant cumule les chances de basculer vers la rue. » L’exode rural est un facteur perturbant,  la migration en ville est littéralement déstabilisatrice. Et cette migration se fait dans des quartiers marginalisés, dépourvus d’infrastructures et de service dédiés à la petite enfance, notamment. Des familles entières vivent ainsi dans des bidonvilles, comme celui de Bachkou à Casablanca, qui est aujourd’hui démantelé. Ces précarités sont enfin générées par la pauvreté de la famille, le départ de l’un des deux parents, la violence éducative, l’échec scolaire ou le travail précoce. Enfin, par le manque d’affection qui amène l’enfant « à disparaître » de son groupe, de sa famille. Il est alors accueilli par des bandes organisées, avec plus ou moins de violence pour vivre de vol et de mendicité.

Le sexe à la rue

Détresse des enfants de la rue en République Centrafricaine.

                                        

« En milieu de rue, les besoins affectifs sont plus importants car les enfants et les adolescents ont été privés de l’affection qu’ils recevaient de leurs parents et de leur environnement familial. Cette carence est d’autant plus manifeste qu’ils ont quitté les leurs très jeunes. Aussi, tentent-t-il de la combler par l’amour et la sexualité. » La vie intime est présente, parfois intense oudouloureuse, toujours difficile. « Personne n’avouera être amoureux… même si le sentiment est visible et patent. Même si l’attirance est souvent notable. Les amoureux seront la plupart du temps ensemble, sinon à certains moments de la journée, mais sans manifestation publique d’affection ou d’amour. » Car dans la rue vivent et se côtoient des enfants, des jeunes, des adultes… Et cette sexualité exercée tout autant par des majeurs que des mineurs est rapidement l’objet de transgression. « La sexualité en milieu de rue, ne répond pas aux normes de la population générale, mais à d’autres qui lui sont propres. D’abord elle est précoce, souvent dès l’arrivée en milieu de rue. Ensuite, si toutes les orientations existent, aucune n’y est condamnée : hétérosexualité, homosexualité, bisexualité, onanisme, sexualité de groupe… »

La sexualité reste cependant un sujet tabou, en particulier dans un échange avec les représentants d’institution. Et puis les sévices sont nombreux, « leurs premières expériences (des jeunes de la rue) sont souvent subies, à leur corps défendant. Plus ils avanceront en âge, plus l’amnésie sélective fera disparaître cet épisode de leur mémoire. » La vie de l’enfant dans la rue est terriblement complexe, parfois accompagnée par un mouvement associatif très à l’écoute mais qui pêche par la précarité de ses moyens et la difficulté d’accompagner les enfants vers une réinsertion sociale, toujours compliquée.

Survivre…  enfants et jeunes de la rue***, de Chakib Guessous est un ouvrage d’exception, sensible, émouvant, pertinent, qui mérite d’être lu et connu pour comprendre cet immense monde des enfants socialement désinsérés, chaque année plus nombreux au monde entier.

 

 

* Mariage et concubinage dans les pays arabes  de Chakib Guessous, L’Esprit du Temps et EDDIF La Croisée des chemins ; ** Le Mariage précoce de Chakib Guessous, L’Esprit du Temps et EDDIF La Croisée des chemins ; ***Survivre… enfants et jeunes de la rue, de Chakib Guessous, La Croisée des Chemins, Casablanca ;

 

 

 

 

 


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Publié le 07.07.2025 à 22:47

Pour une érotique du papier

« Pourquoi les bibliophiles aiment-ils le papier ? Considération esthétique ? Souci de conservation ? Goût du rare ? N’est-ce pas aussi parce que le papier offre, à sa manière, un voyage dans le temps. Et parce qu’il constitue un élément primordial pour comprendre la nature des livres, notamment lorsqu’il est vu par transparence ? »  Le plaisir du papier est communicatif. « Les bibliophiles aiment le papier qui constitue, qui supporte leurs livres, qui porte leur texte ou les illustrations qu’ils apprécient. »

Le Coran bleu de Kérouan, IXe s, Musée du Bardo, Tunis.

Poétique du papier

Avec Un Monde de papier*, Nicolas Malais nous offre une des très rares occasions de connaitre la matière dont sont faits les livres que nous tenons dans les mains et qui nous transmettent tant. Grand connaisseur du livre et du papier, Nicolas Malais est docteur en langue et littérature françaises, libraire de livres anciens et secrétaire de la Ligue Internationale de la Librairie Ancienne (LILA).  Il est également l’éditeur d’œuvres inédites d’Edmond Rostand et de Remy de Gourmont. En 2021, il avait déjà fait paraître un très bel album sur Les Journaux Intimes**, dont j’ai fait une note de ce blog « Ecrire l’intime« ***

On pénètre sensoriellement dans le monde du papier, sans en prendre conscience. « Le toucher, tout d’abord : sous nos doigts se révèlent les reliefs subtils et réguliers des papiers vergés, la lisse douceur du papier vélin, le grain rugueux d’un papier aquarelle, la délicatesse du parchemin – qui n’est pas du papier mais que les bibliophiles considèrent comme tel. Le papier Japon, rigide, nacré, satiné : sa douceur est soyeuse, presque aérienne – il a ma préférence. » Et défile l’immense variété des papiers les plus subtils, le papier de Chine, si fin et presque transparent… Tout le contraire d’un papier d’Auvergne à la texture rustique.

« La vue, ensuite : la blancheur immaculée de la page nouvellement imprimée ; l’éclat intact des feuillets d’incunable ou des vélins du XVIIIe siècle ; le charme bienveillant d’un vieux poche jauni ; l’ivoire caressant l’œil d’une édition contemporaine de qualité ; le blanc des grandes marges ; les papiers de couleur qui métamorphosent la vision d’un texte. Moins charmant sera le gris des mauvaises impressions offset ! » Nicolas Malais parle d’une aventure visuelle qui se poursuit avec un luxe de petits détails, les vergeures, des rousseurs, une tache, une brindille… Et, plus surprenant, « le papier nous permet aussi de voir l’invisible : au-delà de l’obstacle de la page, sa transparence nous dévoile… les filigranes.

L’aventure n’est jamais terminée, après le toucher et la vue, « L’ouïe : le bruit du papier, le son des pages que l’on tourne dans la patience de la lecture ou dans la hâte de la collation… » et « l’odorat : ce quatrième « sens » du papier n’est pas donné à tout le monde. Certains sont insensible à l’odeur des livres ; d’autres y plongent leur nez (…) car oui, le papier peut avoir une odeur : celle de l’encre, celle de votre bibliothèque, celle d’un tabac blond (…) de mauvaises odeurs aussi, l’humidité… ou des odeurs tragiques : celle du brûlé, consécutive à un ancien incendie… et, au figuré, qui peut aussi évoquer des ouvrages sulfureux : c’est alors l’odeur de l’interdit, de la censure, de la mise à l’index. » Enfin, « Le goût : dernier sens – et peut-être le plus surprenant (…) un goût symbolique, et parfois boulimique. Ne parle-t-on pas de papivore ?… Les bibliophiles se délectent des beaux papiers ». 

L’aventure du papier est d’autant plus sensuelle qu’on est en train d’en prendre conscience. Pourquoi le plaisir de la lecture du livre diffère-t-elle de celle d’une liseuse numérique ? C’est certainement l’érotique discrète de la lecture qui en fait la différence, cette sensualité du bout des doigts, du bout des lèvres, du bout du regard. Nicolas Malais nous la fait découvrir au fil de ses pages. 

Purple Codex of Saint-Petersburg, VIe s.

Érotique de la couleur

« L’encre est noire, la page est blanche (…) La couleur est marginale dans l’histoire du livre ; elle constitue même une exception à certaines époques (…) Le papier de couleur apparaît comme un objet de distinction, un objet rare et de curiosité, mais aussi, parfois, tout simplement comme une fantaisie. »

Ce sont souvent des ouvrages légers, notamment au XVIIIe siècle, parfois ésotériques ou poétiques. Toutes les couleurs sont possibles, « même si la plus classique, dans l’histoire du livre imprimé, est sans doute le bleu. Viennent ensuite le rose et le jaune (ou jonquille) : des couleurs délicates qui permettent une grande lisibilité. »

« Scènes de la vie privée » de Balzac, 1834, sur papier Saumon.

 

Au Moyen Âge, la page de couleur faisait le prestige des mécènes dans leurs commandes de livres, essentiellement sur un vélin pourpre, qui pouvait ensuite être calligraphié d’or ou d’argent. Au VIe siècle, le Codex pourpre de Saint-Pétersbourg (plus haut) en est un bel exemple tout comme l’Évangéliaire pourpre de Saint-Goëry conservé à Épinal.

Mais c’est au milieu du XVIIIe siècle, que les impressions et les papiers de couleur font leur apparition dans une littérature populaire qui expérimente des fantaisies. C’est, en 1759, Le Livre à la mode du Marquis de Caraccioli, imprimé en rouge, jaune, vert et bleu sur papier blanc, Succès populaire qui amena son auteur à publier, un an plus tard, Le Livre de quatre couleurs (ci-contre) imprimé en turquoise, brun, rouge et jaune. Le titre du premier ouvrage  dit bien ce qu’il en est : un effet de mode, qui passera rapidement.

 

Très différemment, l’utilisation de la couleur en bibliophilie n’est en rien une mode, c’est une recherche d’excellence dans le façonnage du livre. Ses productions sur papier de couleur « assez douces » vont se multiplier à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe pour un public amateur de livres d’exception. Il existe ainsi des tirages des œuvres de Balzac sur papier rose (plus haut) et sur papier jonquille, quelques exemplaires des Illusions perdues d’un raffinement extrême sur ces deux papiers, quelques éditions illustrées de Victor Hugo, sur papier orange ou bleu et des tirage de tête de certains titres de Zola sur papier bleu, jonquille ou framboise. Un grand classique littéraire est le tirage spécial de neuf exemplaires des Amours jaunes de Tristan Corbière, sur papier jonquille. (ci-dessous)

« Les Amours jaunes » de Tristan Corbière, 1873, sur papier Jonquille.

Le propos de Nicolas Malais est, avant tout, de rendre le plaisir du papier communicatif.« Le papier est un goût ; le papier est un parcours ; le papier est une pratique ; le papier est une passion… c’est ce qui explique probablement si bien la permanence du papier face au numérique. »

 

Un livre rare, pour bibliophiles et passionnés du papier, en vente directement à la Librairie.

 

 

*Un Monde de papier de Nicolas Malais, commandable en ligne par ce lien :   Un Monde de papier  ; Les Journaux Intimes, Raconter la vie,  de Nicolas Malais et Sophie Pujas, Hoëbeke, 320 p ;   Ecrire l’Intime, note de mon blog, février 2022, cliquer pour la lire  :  écrire-l’intime(ouvre un nouvel onglet)

 


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Publié le 10.06.2025 à 00:03

Est-ce que désirer c’est aimer ?

Est-ce que désirer c’est aimer ? Est-ce que le désir se partage, comme l’amour ? Cécilia Commo souligne la complexité de la nature du désir  par le titre très Gainsbourien de son nouveau livre : J’ai envie… Moi non plus !*, très vite explicité par un sous-titre éclairant : la délicate question de la libido dans le couple*.

Désir

Il nous faut tout d’abord comprendre de quoi on parle car le désir me semble l’une des questions les plus complexes de la sexualité humaine. On a souvent eu l’habitude de différencier le désir des deux notions très proches que sont l’envie et le besoin. Mais ce n’est pas suffisant. Il nous faut également discuter la pertinence de ce terme pour les femmes, pour les hommes… mais aussi selon les personnalités. Il n’y a donc certainement pas de définition univoque de ce qu’est le désir. La communication sera alors essentielle entre deux partenaires pour estimer le désir de « l’autre » car, même avec consentement, la différente compréhension de ce qu’est le désir de l’autre peut créer le malentendu.

Cecilia Commo nous accompagne ici, dans cette compréhension du désir, en partant très heureusement de la vieille notion freudienne de la pulsion**, même si celle-ci est plus une marque de la sexualité masculine – Freud n’ayant pas, à son époque, une même compréhension que nous de la complexité de la sexualité féminine qui lui semblait une « terra incognita ». Cecilia C. rappelle très justement la fonction de la pulsion qui est avant tout de supprimer un état de tension corporelle au moyen d’un « objet » qui peut être de différentes natures, de la nourriture, une drogue, du sexe… pour obtenir une satisfaction, donc toujours de l’ordre du plaisir. En fonction des choix intérieurs et de l’équilibre personnel, la résolution de cette tension se fera partiellement, totalement ou ne se fera pas. Notre personnalité est là pour réaliser ce qu’il lui semble « bon » ou « mauvais ». « Si la pulsion est jugée inacceptable, qu’elle va à l’encontre de nos valeurs morales ou de notre éducation, elle sera réprimée et expulsée vers l’inconscient… ». Elle peut également choisir de s’exprimer par d’autres voies (imagination, création) et notamment dans le champ de la sexualité où elle devient libido.

Cette réflexion sur l’étymologie nous permet de comprendre qu’une tension corporelle (souvent issue d’un conflit personnel intérieur) doit toujours trouver une expression pour se libérer. Elle peut devenir parole, création, libido – ce que l’on pourrait appeler « création sexuelle », pour ne pas seulement s’exprimer dans du comportement et devenir violence. C’est ce que nous observons sur la scène conjugale, et que les sexologue peuvent aider à résoudre, l’absence de sexualité souvent synonyme de violence.

De la tête au corps

De la tête au corps, nous précise l’auteur, on rencontre un chemin sinueux, très différent cependant chez un homme et chez une femme. « Si vous pouviez scruter le cerveau d’une femme, lorsque son clitoris est excité ou celui d’un homme, chaque fois que son pénis est stimulé, vous ne verriez aucune différence : les aires neuronales qui s’activent se situent exactement au même endroit (…) Néanmoins, à observer comment un homme accède au désir sexuel, on s’aperçoit que l’acte d’excitation tête/corps semble ressembler (à quelques nuances près) à une autoroute sans péage (…) Côté féminin, on observe un tout autre paysage intérieur : l’axe tête/corps ressemble à une autoroute barrée par des péages et des accès réglementés. » Cette très juste et intelligente description des natures, féminine et masculine, est rarement faite car on a trop l’habitude – pour des raisons morales légitimes d’égalité – de ne pas vouloir de différence « de nature », entre hommes et femmes. C’est cependant, à mon sens, la première source de malentendus dans les couples de sexe différents, chacun pensant l’autre fait à son image, et notamment ressentant les mêmes pulsions, désirs, envies, façons d’être et manières de faire… Alors que, pour des raisons, parfois anatomique, souvent fonctionnelles, ou encore apprises, ce que nous croyons être même chez l’autre est naturellement différent. Cecila Commo discute à ce propos l’hypothèse de « la similarité entre les sexes », de la psychologue américaine Janet Shibley Hyde, représentant l’école de la biologie féministe, qui réfute l’importance des différences pour ne pas amplifier les stéréotypes. C’est ce que nous faisons et qui est tout à fait nécessaire.

Histoires cliniques

Sexologue, psychanalyste et thérapeute de couple, Cécilia Commo nourrit sa réflexion de nombreuses et pertinentes histoires cliniques qui ouvrent cette compréhension de la complexité sexuelle sur la vie de relation. « On n’est pas foutus pareil, c’est pas possible ! s’exclame Sonia, irritée. Le soir, c’est la course et quand on se pose dans le canapé, ma journée n’est toujours pas finie. Entre les filles qui vont se relever dix fois, le lave-vaisselle qu’il faut faire tourner, et la machine de linge que je lance, j’arrive dans la chambre épuisée, vidée, dégoûtée même de devoir mettre mon réveil à 6h45 pour le lendemain. Et là, sorti de nulle part, mon mari me fait comprendre qu’il ferait bien un p’tit câlin… je me dis, c’est pas possible ! Il y a un truc là qu’il a trouvé sexy dans la soirée qu’on vient de passer ? Ou une situation romantique ? Quelque chose que j’ai raté ou que je n’ai pas du tout vu ? » Cette histoire, éminemment commune et même emblématique des différences du quotidien genré, est très justement décrite. Elle permet ensuite de commenter les « facilitateurs », « ralentisseurs ». ou les « obstacles » au désir sexuel, pour résoudre l’équation conjugale.

J’aime beaucoup les livres qui sont construits. Celui-ci, tel une pièce de théâtre, propose une table des matières en trois actes : le décor, les protagonistes, l’intrigue. Le menu est conséquent : Au commencement était le sexe ; Vous reprendrez bien un peu de désir ? La dynamique des fantasmes ; Ce qui ne se voit pas n’existe pas ; La libido a-t-elle un sexe ? L’égalité ? Oui, mais pas au lit !

Un livre utile, très clairement énoncé, qui peut faire du bien à tous les couples.

 

 

*J’ai envie… Moi non plus !, la délicate question de la libido dans le couple, de Cécilia Commo, Albin Michel ; **Pulsions et destins des pulsions de Sigmund Freud, Payot ed.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Publié le 27.04.2025 à 08:59

Les leçons de l’histoire

Avec le recul que permet son âge respectable, Edgar Morin nous invite à suivre ses maîtres universitaires et à revisiter notre mémoire. Dans son nouvel opus, Y a-t-il des leçons de l’Histoire ?*, Morin propose 16 leçons pour nous inciter à réfléchir dans la période actuelle tellement chargée d’incertitudes.

Ces leçons lui viennent des maîtres qui le formèrent, d’abord à l’histoire (deux leçons de complexité par Georges Lefebvre à la Sorbonne en 1940), des maîtres qui lui enseignèrent « que tout doit être contextualisé et historicisé, y compris le contextualisateur et l’historien. » La remise en question personnelle du penseur est essentiel. Au fil des leçons, nous suivons le parcours initiatique d’EM à travers vents et marées, tempêtes et accalmies, guerres et paix.

En 1940, menacé par la Wehrmacht, Edgar Naoum quitte Paris pour Toulouse où il prend le nom d’« Edgar Morin ». C’est à Toulouse que se poursuivit la construction de l’esprit critique et complexe d’EM.

Dans sa 3e leçon, EM comprit que « tout peut advenir », voire même l’improbable : « Ce qui me frappa d’abord, c’est l’incroyable et improbable triomphe d’Athènes, petite cité grecque, durant l’invasion par le gigantesque Empire perse ». Athènes, qui triomphe et qui est ensuite – un siècle plus tard –anéantie par Philippe de Macédoine avec cependant pour conséquence la diffusion de la philosophie grecque qui se prolonge notamment en Égypte, en Sicile et en Campanie. « D’où le double aspect de la chute d’Athènes : négatif du point de vue démocratique mais positif par la diffusion de la culture et de l’identité grecque. Ce fut là, ma première grande découverte des ambivalences qui caractérisent souvent les grands évènements historiques. » 

Les leçons d’EM sont claires, concises, fulgurantes, elles nous incitent à la réflexion sur les  individus, les mythes, les hasards… qui façonnent les basculements historiques, car tout particulièrement « les limites ont une grande influence sur l’histoire » (5e leçon), c’est vrai du christianisme, qui représente tout de même un tiers de l’humanité, vrai de l’islam et du judaïsme. EM souligne « un nouveau renversement de l’histoire », lorsque « le peuple qui a le plus souffert de persécutions, d’offenses et de tueries, et finalement d’une entreprise d’extermination qui, sans la défaite allemande, aurait abouti, ce peuple persécuté est devenu une nation dominatrice, colonisatrice, persécutrice. » EM en conclut « qu’il ne suffit pas d’avoir été persécuté pour ne pas devenir persécuteur. Cela est une vérité générale… »

EM revient sur l’une des notions fondamentales de son œuvre, l’État-Nation, qui est une invention récente : « La Terre est peuplée de nations. Toutefois, la nation naquit tardivement dans l’Histoire, et de façon singulière en Europe occidentale, lors de la transition du Moyen Âge, vers les Temps modernes. » Il cite de nombreux exemples pour faire comprendre cette évolution : « Alors que dans l’Antiquité, la planète a surtout compté des empires et des cités, l’essor de l’Occident européen a fait naître la nation, dont la formule s’est amplifiée dans trois nations empires qui dominent le monde et contrôlent, voire asservissent, des peuples : la Chine, la Russie et les États-Unis. » Et ajoute : « Cela fait obstacle à toute possibilité de confédération planétaire qui intégrerait les nations dans une Terre-Patrie. » La pensée d’EM clarifie nos légitimes incertitudes.

EM souligne encore (6e leçon, Le destin incroyable de la révolution russe)  l’influence de l’imaginaire sur le cours de l’Histoire. L’homme du Kremlin n’est pas un simple chef d’État belliqueux cherchant à agrandir son territoire, il est porté par le grand mythe de l’empire russe appuyé sur la foi orthodoxe. De Lénine à Staline et, aujourd’hui, Poutine, le mythe de la grande Russie tente de s’écrire par delà les protagonistes. Comme l’écrit EM : « L’imaginaire intervient sans cesse dans l’Histoire. Il est actif, meurtrier dans les religions qui conquièrent ou s’affrontent, de même que dans les mythologies nationalistes. » C’est la source des mythes et des idéologies, si puissants dans l’origine des révolutions, des guerres et des empires.

Les leçons s’enchaînent, lucides, lumineuses, soulignant des questions à ne pas éluder : Les destructeurs sont aussi parfois de grands civilisateurs (9e leçon), Rien n’est plus humain et plus inhumain que la guerre (10e leçon), Un seul individu peut changer le cours de l’histoire mondiale (11e leçon),  Il n’est qu’un pas de l’enthousiasme à la révolte (13e leçon), Le progrès matériel ne s’accompagne d’aucun progrès moral (15e leçon).

En fait, écrit Edgar Morin, l’Histoire « nous révèle une complexité permanente dans ses progressions, régressions, réactions multiples et surgissements ininterrompus de l’inattendu ou de l’improbable ». 

Y-a-t-il des leçons de l’Histoire ? est un lumineux petit livre de réflexion qui nous incite à la méditation sur l’évolution chaotique du monde actuel. Merci Edgar de ta pensée fulgurante qui nous éclaire pour toujours.

 

 

*Y-a-t-il des leçons de l’Histoire ? d’Edgar Morin, Denoël.

 

 


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Publié le 10.04.2025 à 16:03

À poil !

Le singe nu* est l’une des grandes énigmes de l’hominisation à laquelle on n’a pas d’explication largement reconnue. En 1967, Desmond Morris décrit ainsi l’espèce humaine à travers son regard d’éthologue. Comme pour la théorie darwinienne, un siècle plus tôt, ce portait de l’homme si proche des « grands singes » fut un choc pour l’Occident, un peu comme si seul le pelage nous différenciait. Cette « mise à nu » agissait aussi comme une révélation : nous avions depuis longtemps existé sous d’autres apparences, nous apparaissions enfin, sans aucun apparat, sous notre figure humaine.

En effet, la glabreté (terme quelque peu « rugueux » pour signifier l’absence de poils) est  le caractère physique principal qui nous distingue visuellement des autres primates avec ce paradoxe que nous possédons cependant autant de follicule pileux, mais qu’il ne produisent que de fins filaments, voire aucun. Aucune explication satisfaisante de cette « nudité » sinon l’hypothèse – peu étayée – d’un besoin de contact physique maternel, puis avec les congénères, pour lier des relations sociales. La fondamentale dimension sensuelle de la sexualité humaine pourrait, elle aussi, être liée à cette absence de pilosité.

Nos Poils !

Graphiste à Montréal, et à la suite d’un diagnostic de cancer du sein, Lili Sohn à créé un blog, Tchao Günther, où elle raconte sa maladie en dessin et avec humour. Elle en tirera un premier album, La Guerre des tétons** en 2014. Deux ans plus tard paraît Vagin Tonic***, guide décontracté de l’anatomie féminine. Après deux autres publications, elle nous offre aujourd’hui le témoignage d’une année d’exploration du poil féminin par cet album : Nos Poils****

Lili s’épile depuis ses 12 ans. Systématiquement. Les mollets, les cuisses, le maillot et les doigts de pieds… sourcils, moustache… avec un rasoir, de la crème, de la cire. Elle a même pris un abonnement dans un institut spécialisé.

Mais elle prend conscience que depuis ses 12 ans, elle se fait mal, elle vérifie, elle se contraint à la discipline de l’épilation et s’interroge sur les raisons pour lesquelles ce poil, selon qu’il se trouve sur le corps d’une femme ou celui d’un homme, est-il considéré comme dégoûtant ou comme viril, voire emblématique ! Alors elle part en guerre !!

Déconstruction

Lili prend conscience du caractère éminemment subversif de ce « retour à la nature » qui efface des siècles d’injonction masculine au corps féminin glabre, imberbe, dépourvu de toute aspérité qui gêne le regard et l’approche masculine. « Et si le poil est le symbole de la sexualité féminine, ne pas le montrer, c’est l’invisibiliser. La femme sans aucun poil devient uniquement le réceptacle du désir masculin. C’est le male gaze, le regard masculin qui domine toutes les représentations. Alors, qu’est-ce qu’on dit au retour du poil féminin ? OUIIII ! »

Lili Sohn a une habilité sans pareille pour couper les cheveux en quatre ou, plus précisément, pour arracher les poils ! Ce joyeux album recèle de détails introuvables ailleurs, de statistiques démonstratives : 85,6 % des femmes françaises s’épilent toute l’année ou très régulièrement… 77,9 % trouvent l’épilation légèrement ou très douloureuse… 76,1 % trouvent leur pilosité naturelle laide ou très laide… 50,9 % en éprouvent de la honte… 79,3 % ressentent la norme du glabre comme une injonction très contraignante. « L’épilation est un symbole de la domination masculine et de son incidence sur le corps des femmes. Le corps féminin est soumis et, ce qui est encore plus pernicieux, c’est que c’est la femme elle-même, qui se l’inflige, sans y être forcée, physiquement, mais moralement, par la pression sociale. »

Cet album très réjouissant pourrait s’appeler Le Mystère du Poil, tant Lili Sohn mène l’enquête sur le poil féminin. Quel est-il ? A quoi sert-il ? Pourquoi ceci et pourquoi cela ? découvrant des mystères très peu connus car la culture du poil est tout de même limitée à quelques spécialistes. La lecture de Nos Poils est à ce titre enthousiasmante et instructive. Un très bel outil pour toutes les filles qui s’interrogent et veulent se dépasser.

 

 

* Le Singe nu de Desmond Morris  (1967), Grasset, 1988 ; **La Guerre des tétons, Michel Lafon, 2014, 2015, 2016  ; ***Vagin Tonic, guide décontracté de l’anatomie féminine, Casterman, 2018  ; ****Nos Poils, une année d’exploration du poil féminin, Casterman, 2025.


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Publié le 03.04.2025 à 16:33

Père sulfureux, fils excessif !

Pierre Louÿs vers 1895, photo dédicacée à Claude Debussy

Comment parler aujourd’hui de Pierre Louÿs   (1870-1925), écrivain sulfureux, photographe obscène, libertin scandaleux mais poète et romancier reconnu – Aphrodite, Les Chansons de Bilitis, La Femme et le pantin – à l’œuvre considérable – la plupart de ses écrits étaient encore inédits à sa mort tant ils étaient moralement incorrects. Son œuvre érotique est considérable, elle-même encore pour partie inédite. De même, sa vie fut « un roman », vraisemblable fils de son demi-frère, il fut l’amant de Marie de Heredia, le père naturel de son fils puis le mari de sa sœur tout en nouant de nombreuses autres liaisons.

Tigre, fils de Pierre

Tigre se savait fils de Pierre, dont il portait le prénom, qui était son parrain et le grand amour de sa mère, et qui n’avait pas oublié de le lui faire savoir. On parle souvent de la difficulté pour un fils à assumer l’image imposante d’un père, ici plus encore, il s’agit pour Tigre d’assumer l’image imposante, libertine et iconoclaste d’un père absent. Si l’enfance de Tigre fût, semble-t-il, épanouie avec des grands-parents aimants, le grand poète José-Maria de Heredia et son épouse ; avec une mère intelligente et très attentionnée, Marie de Régnier, son existence fut ensuite chaotique dans le Paris des années folles, des clubs de jazz, des cabarets russes, de Cannes et Deauville, comme il en témoigne dans son premier roman, La Vie de Patachon, en 1925.

Pierre de Régnier nait le 8 septembre 1898. Il est le fils naturel de Pierre Louis et de Marie de Hérédia, son amante et grand amour, et porte le nom d’Henri de Régnier, poète et proche ami de Louÿs qui, par un mariage de raison et d’argent, épousa Marie et reconnut son fils. Jean-Paul Goujon en                                                          dévoila tous les détails dans son Dossier secret Pierre Louÿs – Marie de Régnier*. Pour éviter les rappels affectifs, Pierre fut surnommé « Tigre » et Marie écrivit, sous le pseudonyme de Gérard d’Houville, une oeuvre romanesque importante, très autobiographique, couronnée par l’Académie française en 1918.

« Poires : Sous prétexte de métaphores, demande quelques fois à faire des comparaisons. ». (Morale à Tigre, p. 10)

Morale à Tigre

Un écrit remarquable, original et inédit, vient d’être publié par les Editions La Part Commune : la Morale à Tigre**. Il s’agit d’une série de cent cartes postales adressées par Pierre Louÿs à son fils « pour l’éducation de sa tendre jeunesse ». Les premiers envois réguliers semblent avoir commencé en août 1901 (Tigre allait avoir 3 ans), accompagnés en général d’une lettre à Marie : « Ci-joint quatre cartes pour continuer l’éducation cyprique et morale de Tigre. Ah ! Si j’avais eu un oncle pour me dire tout cela ! » Pierre dit vouloir faire « à sa manière » l’éducation de son fils, manière qu’il a minutieusement élaborée dans des publications qui paraitront après sa mort, car iconoclastes, érotiques, anticléricales. Je pense tout particulièrement à son Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation, qui paraîtra chez Kra en 1926, un an après sa mort, et dont les prescriptions très iconoclastes, ressemblent fortement aux conseils paternels de La Morale à Tigre : « Ne faites pas aller et venir une asperge dans votre bouche en regardant languissamment le jeune homme que vous voulez séduire. » (Manuel de civilité pour les petites filles…)

« Les amies de tes amies sont tes amies. Ne laisse pas l’envie, dévorer leur cœur. C’est un péché mortel dont tu serais responsable. » (Morale à Tigre, p. 40)

 

Ce délicieux recueil inédit était réellement destiné à une sorte d’éducation sexuelle de ce fils naturel par son père, très grand libertin – il disait avoir connu plus de 10 000 femmes – dans ce Paris du début du XXe siècle, où la liberté sexuelle, évidemment pour les hommes mais aussi par certaines femmes déjà libres (cf. La Garçonne de Victor, Marguerite) initiait la révolution des mœurs qui bousculerait l’Occident cinquante ans plus tard. Il n’est pas possible de décrire ici l’ensemble des préceptes – humoristiques, érotiques, iconoclastes – de ce père à son fils, qui font de La Morale à Tigre une lecture passionnante, celle d’un manuscrit intime mis à jour aujourd’hui.

Lorsqu’une jeune fille, propose elle-même de laisser tomber sa chemise, il serait du dernier mauvais ton de l’inciter à n’en rien faire. » (Morale à Tigre, p. 44)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une souscription a même été imaginée par Pierre Louÿs, avec donc une intention d’édition, mais « sous le manteau » !

Tigre, fils de Marie

L’équilibre éducationnel sera souvent le fait de Marie, mère très attentionnée qui en témoigne dans un petit livre, L’Enfant***, publié en 1925 sous son pseudonyme, Gérard D’Houville, chez Hachette dans la collection « les âges de la vie » où elle prend quelques enfants en exemple, parmi lesquels sa sœur Louise (Loulouse) et son fils, Pierre : « Un petit garçon nommé Tigre, qui employait ce pronom pour son usage strictement personnel (…) ce petit garçon ultra-moderne, auquel sa mère recommandait d’être bien sage la veille de sa première communion, s’écria : « Bah ! Si je fais un péché, je le téléphonerai tout de suite à Monsieur l’abbé X… » (…) Tigre ne voulait pas sortir du bain ; sa mère lui dit : « Eh bien, reste encore un petit moment ». D’abord content, tout à coup il s’écria avec anxiété : « Ton p’tit moment passe ! » De lui aussi, quand il eut sept ans, cette définition lapidaire : « J’ai l’âge de raison. Heureusement que ce sera fini l’année prochaine. » On sent déjà l’influence paternelle… à moins que ce soit aussi, celle de sa mère.

Tigre, huit ou neuf ans, voulait savoir « comment naissent les enfants » –Tu le sauras plus tard. –Pourquoi ? Françoise a mon âge et sa mère, le lui a expliqué. (…) un peu plus tard, tendrement, sa mère, lui avoue qu’elle l’ avait porté en elle-même, neuf longs mois, tout contre son cœur… Ah ! dit-il avec un air de triomphe, je savais bien qu’il y avait, entre toi et moi, quelque chose de particulier ! »

Les Rêves de Rikiki, de Gérard d’Houville, dessins de Tigre, Plon, 1930

Nanti des préceptes maternels et de sa morale louÿsienne, Tigre suivit la fibre parentale de l’écriture, on lui connaît de nombreux poèmes et chroniques, huit romans, essais et, en 1930, un émouvant album co-écrit avec Marie, Les rêves de Rikiki de Gérard d’Houville, dessins de Tigre.   Il mourut prématurément en 1943 à l’âge de 45 ans.

 

 

 

 

 

Le très bel album de La Morale à Tigre est l’occasion de découvrir, ou de redécouvrir, l’originalité de l’œuvre profuse de Pierre Louÿs mais aussi de Marie de Régnier, tous deux très proches amis d’André Gide, Paul Valery, Claude Debussy… Un creuset poétique qui a nourri les évolutions littéraires à venir au XXe siècle.

 

 

 

*Dossier secret Pierre Louÿs – Marie de Régnier de Jean Paul Goujon, Christian Bourgois, 2002 ; **La Morale à Tigre de Pierre Louÿs, édition établie par Vincent Gogibu, La Part Commune, 2024 ; ***L’Enfant de Gérard D’Houville, Hachette, 1925.

 

 


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Publié le 21.03.2025 à 22:53

Malaise dans le genre

« Au départ, beaucoup d’entre eux viennent parce que voir un psychiatre fait partie d’un parcours. Pour avoir accès à un traitement hormonal ou un changement d’État civil, le diagnostic de « dysphorie de genre » ou « d’incongruence de genre » facilite leur démarche », nous dit Serge Hefez, soulignant « cette nouvelle vague de demandes (…) de la part de jeunes de plus en plus nombreux qui remettent en question les frontières balisées du genre et de la sexualité. De genre neutre ou fluide, transgenres, bisexuels ou pansexuels, ils refusent les étiquettes, les fixations identitaires, pour réclamer le droit à s’inventer eux-mêmes totalement, à faire exploser les frontières entre hétérosexualité ou homosexualité, entre masculin ou féminin, entre fille ou garçon. »

 

                                                                                                                                                                     

Serge Hefez précise très clairement l’énigme transgenre telle qu’elle se présente aujourd’hui au clinicien, qui est le sujet du très utile ouvrage collectif, Transitions de genre, état des lieux et perspectives cliniques*, qui vient de paraitre sous la direction de Bernard Golse et Kevin Hiridjee. L’évolution de ce mouvement a été si rapide – moins de 20 ans – que les cliniciens que nous sommes sont souvent pris au dépourvu devant la détresse adolescente de ces identités et/ou orientations nouvelles qui dépassent le cadre clinique de la seule dysphorie de genre, elle-même déjà une « nouveauté » des années 1990. Mais comment envisager ces nouvelles perspectives et quelles attitudes pouvons-nous prendre ? Comment suivre, accompagner et permettre de trouver un équilibre à ces adolescences – souvent déjà en déséquilibre – confrontées comme aucune autre génération, aux incertitudes identitaires d’une société dit « moderne » qui ne les a, elle-même, pas encore intégrées.

Notre attitude se doit d’être modeste, et à l’écoute pour relever ce défi : « Les transitions de genre constituent un sujet délicat, qu’il faut aborder avec prudence, et justesse », soulignent Bernard Golse et Kevin Hiridjee en entrée de propos, pour éviter toute position « pour ou contre », trop souvent rencontrées. Ce puissant multi-auteur prône l’ouverture, vis-à-vis des autres et de nous-mêmes, afin d’accepter et comprendre « les hypothèses et les constructions de nos collègues et de nos patients quant à l’identité sexuée. » Car nos certitudes, souvent étayées par l’expérience, clinique et théorique, sont aujourd’hui ébranlées par des positions « solidement défendues », ou même « solidement vécues » par nos jeunes patients. Les deux directeurs de ce volume nous mettent en garde contre nos propres défenses à voir et comprendre la réalité actuelle : « Nos certitudes risquent d’être ébranlées par la découverte d’approches et de pratiques voisines, propices à faire évoluer nos jugements et notre écoute. »

Les études de prévalence sont très instructives à cet égard, en notant une très nette augmentation du nombre de personnes concernées par cette interrogation dans la population générale. Aux États-Unis, et sur les 10 dernières années, le taux des personnes concernées a été multiplié par 180 pour les femmes et 470 pour les hommes, représentant environ 1 % de la population. La même évolution est observée en Angleterre. En France, l’Académie de médecine parlait, en 2022, d’un phénomène « d’allure épidémique ».

« Malgré cette augmentation, nous précise Kevin Hiridjee, la prévalence des troubles de l’identité sexuelle demeure faible en valeur absolue (…) la Haute Autorité de Santé rappelle qu’en 2022, 8952 personnes bénéficiaient d’une prise en charge en Affection Longue Durée pour trans-identité en France. » Car au-delà du diagnostic strict de dysphorie de genre, c’est l’évolution même de ce concept du DSM-5, qui est à souligner : il a évolué dans le sens d’un « mouvement continu de dépathologisation » de 1- l’identification intense et persistante à l’autre sexe avec l’ajout « 2- d’un sentiment persistant d’inconfort par rapport à son sexe assigné et 3) une souffrance significative altérant le fonctionnement social et professionnel. » Kevin Hiridjee poursuit : « Cette dépsychiatrisation progressive des transidentités conduit à l’apparition d’une nouvelle forme de souffrance, s’inscrivant désormais dans le champ de la normalité. » Nous observons ainsi l’apparition d’une nouvelle demande de « malaise dans le genre », de patients plutôt jeunes, en particulier des filles, face aux stéréotypes liés à leur sexe de naissance.

Cet ouvrage est tout d’abord riche de la diversité de ses contributeurs, médecins, psychiatres, pédopsychiatres, gynécologue, psychologue, philosophe, historien des sciences, Jacques André, Nicole Athea, Pierre-Henri Castel, Jean Chambry, Christine Desmarez, Nicolas Evzonas, Marion Haza-Pery, Serge Hefez , Alessandra Lemma, Daniel Marcelli, Marie-Rose Moro, Antoine Périer, Arnaud Sylla, Pablo Votadoro. Une diversité qu’impose la complexité de l’interrogation actuelle sur le genre. « Genre », étant un terme relativement récent dans son acception actuelle, issue notamment des travaux de Judith Butler, et accompagnée d’une véritable OPA de la sociologie déconstructive dans le champ de la sexualité, à l’encontre des disciplines depuis longtemps investies dans ce domaine : philosophie, psychologie, psychanalyse, sciences médicales.

Nicolas Evzonas identifie le malaise du psychanalyste, comme des autres intervenant, devant le signifiant « trans », « tant celui-ci est surchargé de connotations, de fantasmes, de préjugés et d’extrapolations imprudentes » qui procurent un malaise théorique car le genre n’a pas été pensé par la psychanalyse orthodoxe, du moins comme il se présente dans le vécu de jeunes patients qui remettent en cause la différence anatomique entre les sexes. C’est à nous tous, cliniciens, d’êtres très au clair avec ces nouveaux repères populaires qui sont le quotidien des très jeunes générations.

 

En effet, l’identité transgenre est une « théorie » séduisante pour des adolescents, ou jeunes adultes, désemparés dans leur repères identitaires (Alessandra Lemma) et bousculés « par une “tyrannie du diagnostic“ chez ces jeunes et leur famille en demande de solutions immédiates » (Christine Desmarez). Pablo Votadoro parle de quatre confusions : sociale, politique, culturelle et morale, car sur ces quatre plans la société n’est pas claire : « Notre culture n’a pas prévu la possibilité de changer de sexe », « Doit-on demander une intervention de l’État pour régler un problème intime ? », et « Comment justifier un traitement en se fondant uniquement sur la parole du demandeur ? »

Enfin Marion Haza-Pery et Arnaud Sylla sont plus incisifs en soulignant combien cette question identitaire rappelle le concept de « simplexité » proposé par Berthoz et Rosa : « Il incite à saisir comment l’humain a en permanence besoin d’inventer des façons de rendre simples, accessibles, claires et compréhensibles des réalités particulièrement complexes (par la schématisation, l’image, la symbolisation, etc.) ».

Cet ouvrage très à propos permet, à mon sens, de susciter une réflexion solide pour aborder l’accompagnement des demandes de transition qui nous sont faites par de jeunes égarés d’une société elle-même en transition.

 

*Transitions de genre, état des lieux et perspectives cliniques, sous la direction de Bernard Golse et Kevin Hiridjee, Éres, 2024.

 


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