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Thomas Piketty
Chercheur en sciences sociales

Le blog de Thomas Piketty


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15.07.2025 à 07:50

Deux siècles d’échanges inégaux

piketty

Texte intégral (1843 mots)
Comment analyser la nouvelle vague de tensions commerciales qui a saisi la planète en 2025? Pour mieux comprendre les enjeux, le Laboratoire sur les inégalités mondiales vient de publier une étude historique sur les déséquilibres commerciaux et financiers mondiaux depuis 1800 (« Unequal Exchange and North-South Relations. Evidence from Global Trade Flows and the World Balance of Payment, 1800-2025 », disponible sur inequalitylab.world et wbop.world).
 
Plusieurs conclusions apparaissent clairement. De façon générale, l’idée d’un libre échange spontanément équilibré et harmonieux ne résiste pas à l’épreuve des faits. On observe depuis 1800 des déséquilibres massifs et persistants et une tendance répétée des puissances dominantes à abuser de leur pouvoir pour imposer les termes de l’échange qui leur conviennent, au détriment des pays pauvres. La nouveauté de la crise actuelle tient au fait que les Etats-Unis sont en train de perdre le contrôle du monde et se trouvent dans une situation de fragilité financière sans précédent. Cela explique l’agressivité du pouvoir trumpiste. Céder aux diktats – comme viennent de le faire les Européens sur les budgets militaires (en grande partie des transferts à l’industrie de défense états-unienne) ou la taxation des multinationales – est pourtant la pire des stratégies. Il est temps que l’Europe sorte de sa mollesse et s’allie aux démocraties du Sud pour refonder le système commercial et financier au service d’un autre modèle de développement.
 
Rappelons tout d’abord que l’ampleur des flux commerciaux n’a jamais été aussi élevée qu’aujourd’hui. Le total des exportations (comme des importations) atteint actuellement environ 30% du PIB à l’échelle mondiale, dont 7% pour les matières premières (agricoles, minières et fossiles), 16% pour les biens manufacturiers, et 7% pour les services (tourisme, transport, conseil, etc.). Par comparaison, les flux commerciaux se situaient autour de 7% du PIB mondial en 1800, 15% en 1914 et 12% en 1970 (dont 4% pour les matières premières, 5% pour les biens manufacturiers et 3% pour les services). La hausse observée entre 1970 et 2025 est vertigineuse dans tous les domaines – avec à la clé une empreinte matérielle et des dégâts environnementaux dont on commence à peine à prendre conscience. On fait souvent remarquer que le commerce mondial s’est stabilisé en pourcentage du PIB planétaire depuis la crise de 2008. C’est vrai, à condition de préciser qu’il s’agit d’une stabilisation au niveau le plus élevé jamais observé dans l’histoire.
 
Venons-en aux déséquilibres. Le fait de base est bien connu : les Etats-Unis ont réalisé entre 1990 et 2025 un déficit commercial annuel moyen (biens et services confondus) de l’ordre de 3-4% de leur PIB. Les excédents du pays sur les services sont beaucoup trop faibles pour compenser les énormes déficits en biens manufacturiers. Ce fait suscite parfois l’incrédulité : comment la puissance dominante peut-elle être en permanence en déficit commercial ? En réalité, c’est la norme historique. De 1800 à 1914, les puissances européennes – le Royaume-Uni en tête – sont en déficit commercial permanent. Les excédents en biens manufacturiers et sur le fret sont nettement inférieurs aux immenses flux de matières premières venant du reste du monde (coton, bois, sucre, etc.), bien que ces derniers soient chichement payés. Entre 1880 et 1914, les principales puissances du continent (Royaume-Uni, France, Allemagne) réalisent un déficit annuel moyen du même ordre que les Etats-Unis entre 1990 et 2025 (3-4% du PIB).
 
La différence est que les puissances européennes détiennent alors des possessions extérieures leur rapportant chaque année des flux gigantesques de revenus – l’équivalent de 10% du PIB pour le Royaume-Uni et plus de 5% pour la France. Cela leur permet de financer amplement les déficits commerciaux tout en continuant d’accumuler des créances dans toute la planète.
 
A l’inverse, les actifs extérieurs des Etats-Unis n’ont jamais généré de revenus suffisants pour compenser leurs déficits, si bien que le pays se retrouve aujourd’hui avec une dette extérieure d’une ampleur inédite. La puissance militaire dominante pourrait se retrouver à devoir verser durablement des flux d’intérêts considérables au reste de la planète, ce qui ne s’est jamais vu dans l’histoire. C’est l’origine de la nervosité des trumpistes et de leurs tentatives désespérées pour extraire des richesses du reste du monde, si besoin par la force.
 
L’un des arguments utilisés pour justifier ces extorsions est que le pays fournirait gratuitement un bien public mondial – une monnaie stable et un système financier solide. Le reste du monde accumule donc des actifs en dollars – dette publique et titres boursiers -, ce qui renchérit le billet vert et nourrit le déficit commercial états-unien. En réalité, le dollar a déjà rapporté aux Etats-Unis beaucoup plus qu’il n’aurait dû. L’argument mérite néanmoins d’être médité, d’autant plus qu’il peut déboucher sur des solutions très différentes de celles des trumpistes.
 
En pratique, les excédents massifs des pays pétroliers des dernières décennies s’expliquent avant tout par le fait qu’ils sont parvenus à imposer un triplement des cours dans les années 1970 et que le reste du monde a continué de consommer les énergies fossiles au mépris des conséquences futures. Les excédents industriels chinois, japonais ou allemands s’expliquent pour partie par des salaires trop faibles et par un choix de thésaurisation à l’étranger alimenté par un sentiment de fragilité face au système financier international et l’absence d’un actif de réserve mondial.
 
Face aux déséquilibres mondiaux, la bonne réponse serait la mise en place d’une monnaie commune indexée sur les principales devises, permettant à la fois d’échapper au dollar et d’améliorer les termes de l’échange pour les pays pauvres, le tout afin de financer un modèle de développement plus équilibré et plus durable. Espérons que la brutalité trumpiste permettra au moins d’accélérer cette prise de conscience.

 

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15.07.2025 à 07:48

Two centuries of unequal exchanges

piketty

Texte intégral (1535 mots)

How should we analyze the new wave of trade tensions that gripped the world in 2025? To better understand the issues at stake, the World Inequality Lab recently published a historical study on global trade and financial imbalances since 1800 (« Unequal Exchange and North-South Relations. Evidence from Global Trade Flows and the World Balance of Payment, 1800-2025 », available on inequalitylab.world et wbop.world).

Several conclusions are clear. In general, the idea of spontaneously balanced and harmonious free trade does not stand up to scrutiny. Since 1800, there have been massive and persistent imbalances, and a repeated tendency by dominant powers to abuse their position to impose terms of trade that favor them, at the expense of poorer countries.

What is new about the current crisis is that the United States has been losing its grip on global power and now finds itself in a situation of unprecedented financial fragility. That explains the aggressiveness of the Trump administration. However, giving in to demands, as the Europeans have just done on military budgets (which are largely transfers to the US defense industry) or on multinational taxation, is the worst possible strategy. It is time for Europe to shake off its complacency and join forces with democracies of the Global South to rebuild the commercial and financial system in support of a different model of development.

First, let us remember that trade flows have never been higher than they are today. Total exports (and imports) now amount to around 30% of global gross domestic product (GDP), with 7% for raw materials (agricultural, mining and fossil fuels), 16% for manufactured goods and 7% for services (tourism, transport, consulting, etc). By comparison, trade flows were about 7% of global GDP in 1800, 15% in 1914 and 12% in 1970 (of which 4% was for raw materials, 5% for manufactured goods and 3% for services). The increase observed since 1970 has been dizzying across all sectors – with a material footprint and environmental damage that we are only beginning to realize. It is often pointed out that world trade has stabilized as a percentage of global GDP since the 2008 crisis. This is true, provided one specifies that it is a stabilization at the highest level ever recorded in history.

Let us turn to the imbalances. The basic fact is well known: Between 1990 and 2025, the US ran an average annual trade deficit (goods and services combined) of about 3% to 4% of its GDP. The country’s surpluses in services have been much too small to offset enormous deficits in manufactured goods. This fact sometimes provokes disbelief: How can the dominant power permanently run a trade deficit? In reality, this is the historical norm. From 1800 to 1914, the European powers – led by the United Kingdom – ran permanent trade deficits. Surpluses in manufactured goods and shipping were far outweighed by the vast flows of raw materials from the rest of the world (cotton, wood, sugar, etc), even though these were poorly compensated. Between 1880 and 1914, the continent’s major powers (UK, France, Germany) posted average annual deficits of the same order of magnitude as those of the US between 1990 and 2025.

The difference is that European powers then held overseas possessions that generated huge annual revenues – equivalent to 10% of GDP for the UK and more than 5% for France. That allowed them to easily finance their trade deficits while continuing to accumulate debts around the world.

By contrast, the US’s overseas assets have never generated sufficient income to offset its deficits, leaving the country with an unprecedented level of external debt. The world’s dominant military power could soon find itself having to make substantial, long-term interest payments to the rest of the world, something never before seen in history. This is the source of Trumpist anxiety and his followers’ desperate attempts to extract wealth from the rest of the world, by force if necessary.

One argument used to justify such extortion is that the country provides a free global public good: a stable currency and a sound financial system. The rest of the world thus accumulates assets in dollars – public debt and equities – which drive up the value of the greenback and feeds the US trade deficit. In reality, the dollar has already brought the US much more than it should have. The argument is nonetheless worth considering, especially since it could lead to solutions very different from those advocated by Trumpists.

In practice, the massive surpluses of oil-producing countries in recent decades are primarily explained by their success in tripling prices in the 1970s while the rest of the world continued to consume fossil fuels regardless of future consequences. The industrial surpluses of China, Japan and Germany can be explained in part by excessively low wages and a choice to hoard wealth abroad, fueled by a sense of vulnerability to the international financial system and the absence of a global reserve asset.

In the face of global imbalances, the right response would be to establish a common currency indexed to the main currencies, allowing the world to break free from the dollar and improve terms of trade for poorer countries, all with the aim of funding a more balanced and sustainable development model. Let us hope that Trump’s brutality at least accelerates this realization.

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17.06.2025 à 08:26

Ultra-wealthy, the Senate beside the story

piketty

Texte intégral (1642 mots)

By opposing the 2% minimum wealth tax on the 1,800 French people whose net worth exceeds €100 million, after the measure was adopted by France’s Assemblée nationale (lower house of Parliament), the upper house, the Sénat, has shown just how disconnected it is from the issues of our time. This is nothing new. Between 1896 and 1914, the Sénat blocked income tax measures, with arguments as fallacious as those used today. However, let’s reassure ourselves: The funding needs for social and climate challenges, as well as the public debt, are so significant that this opposition will not hold out long when faced with the current economic, political, and environmental realities, which will very soon require far more radical redistributive measures.

Let’s first look at the arguments put forward by the Sénat and President Emmanuel Macron’s supporters. Is this a confiscatory tax? That idea makes little sense. According to Challenges magazine, which is hardly a bastion of left-wing thought, France’s 500 highest fortunes rose from €200 billion to €1.2 trillion between 2010 and 2025 – a 500% increase. With a 2% annual wealth tax, it would take a century to make them go back to their 2010 level. That’s assuming they receive no income in the meantime, which would make little sense, given that these fortunes have grown by 7% to 8% per year over the past 15 years.

Would there be tax exiles? The bill adopted by the Assemblée Nationale already provides for an initial mechanism to address this: Billionaires would continue to be subject to the minimum wealth tax for five years after leaving the country, limiting the appeal of a tax exile. We must go further: If one builds a fortune while relying on the country’s infrastructure, education, and health systems, there is no reason that one should so readily escape the collective obligations that fund these systems. For example, we could decide to apply the tax on the basis of the number of years spent in France. A taxpayer who has lived in Switzerland for one year after spending 50 years in France would continue to pay 50/51sts of tax owed by a French citizen. Those who refuse to pay would be breaking the law, and would face the corresponding penalties (asset seizure, arrest at airports), just like anyone else.

What about the risk of seeing our flagship national companies bought out by foreigners? Once again, this argument does not hold water. France is brimming with savings. If some billionaires cannot pay the 2% tax in cash, they could absolutely pay it in shares, which the state could then sell as it sees fit – for example, to benefit interested employees. This would also be an opportunity to grant French employees the company board voting rights that have applied in Germany or Sweden since the postwar period (in which workers select between one-third and half of all seats on supervisory boards, regardless of capital ownership). These have delivered excellent results in both countries (the most productive ones in the world, per hour worked). Wealth is collective: It depends on the involvement of thousands of employees, not a handful of individual geniuses.

Would the minimum wealth tax be unconstitutional? This legal argument comes back around to contradict itself. In reality, it is the fact that the richest individuals escape the common legal taxes that undermines the constitutional principle of equality before taxes, and should have been refused long ago. Ultimately, like all major tax debates since 1789, this is, above all, a political and democratic debate. It must be approached with solid arguments, not by hiding behind pseudo-legal justifications designed to perpetuate blatant injustice.

What is striking is that opponents of the minimum wealth tax totally lack historical perspective. The funding needs linked to decarbonization are enormous, as are those for the health and education systems, all together with the public debt we all know about. It is unrealistic to imagine that the working class and the middle class will calmly accept additional taxes or cuts to public spending. So long as the wealthiest individuals pay taxes that are trivial relative to their net worth, no one will accept the slightest sacrifice. Just as in the decades that came before 1789, the headlong rush into public debt will continue as long as those in power refuse the necessary fiscal revolution.

History also teaches us that a debt of this magnitude cannot be escaped with ordinary measures. During the Revolution, the abolition of the nobility’s tax privileges (the equivalent to the 2% minimum wealth tax) was followed by an even more radical measure: the public appropriation and auctioning off of Church property, which was then about one year of national income, roughly equal to the amount of public debt at the time. The billionaires of 2025 are the equivalent of the Church’s assets in 1789: Their fortunes will have to be made to contribute, to redistribute the wealth to employees and reduce the debt. The €1 trillion increase that the 500 largest fortunes have benefited from since 2010 will eventually have to be taxed at 30%, 40%, 50% or more, just like ordinary taxpayers. Ultimately, multimillionaires, and not just centimillionaires, will have to contribute. This is what was done in postwar Germany with the Lastenausgleich (« burden sharing ») system, which generated the equivalent of 60% of Germany’s GDP in 1952. This is the only way to reduce a public debt of such magnitude, without inflation and without sacrificing future investments.

In 1914, the Sénat finally accepted the income tax, albeit reluctantly, with a marginal rate of only 2% for the highest income levels. Ironically, it was the Bloc National (1919-1924) – one of the most right-wing legislatures in the French Republic’s history – that would raise the tax rate to 60% in 1920, and then to 75% in 1923, under pressure from the left and the trade unions. If the senators opened up their history books a little more often, they might become a little wiser.

 

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17.06.2025 à 07:16

Ultra-riches, le Sénat à côté de l’histoire

piketty

Texte intégral (1884 mots)

En s’opposant à l’impôt plancher de 2% sur le patrimoine des 1800 Français détenant plus de 100 millions d’euros adopté par l’Assemblée nationale, le Sénat vient de montrer à quel point il était déconnecté des enjeux de notre époque. Ce n’est pas nouveau: entre 1896 et 1914, le Sénat avait déjà bloqué l’impôt sur le revenu, avec des arguments aussi fallacieux qu’aujourd’hui. Mais rassurons-nous: les besoins de financement liés aux défis sociaux et climatiques et à la dette publique sont tellement considérables que ces blocages ne résisteront pas longtemps face aux réalités économiques, politiques et environnementales, qui imposeront très vite des mesures de redistribution autrement plus radicales.

Reprenons d’abord les arguments du Sénat et des macronistes. Un impôt confiscatoire? L’idée n’a pas beaucoup de sens. D’après le magazine Challenges, qui n’est pas un repère de gauchistes, les 500 plus grandes fortunes sont passées de 200 milliards à 1200 milliards entre 2010 et 2025, soit une progression de 500%. Avec une taxe de 2% par an, il faudrait un siècle pour les faire revenir à leur niveau de 2010, à supposer qu’ils ne gagnent aucun revenu dans l’intervalle. Ce qui n’a pas beaucoup de sens vu qu’ils se sont enrichis de 7-8% par an au cours des 15 dernières années.

L’exil fiscal? La loi adoptée par l’Assemblée prévoit un premier mécanisme pour y faire face: les milliardaires continuent d’être soumis à l’impôt plancher cinq ans après leur départ, ce qui limite l’intérêt de l’exil. Il faut aller plus loin: à partir du moment où l’on a bâti sa fortune en s’appuyant sur les infrastructures du pays, son système éducatif et sanitaire, il n’y a aucune raison que l’on échappe aussi vite aux charges communes permettant de financer le système en question. On pourrait décider par exemple d’appliquer l’impôt en fonction du nombre d’années passées en France. Un contribuable résidant depuis un an en Suisse après 50 années en France continuerait de payer 50/51e de l’impôt dû par un résident français. Ceux qui refuseraient de payer se mettraient hors-la-loi et encourraient les sanctions correspondantes (saisie de biens, interpellation à l’aéroport), comme tout-un-chacun.

Le risque de voir nos champions nationaux rachetés par des étrangers? Là encore l’argument ne tient guère. La France regorge d’épargne. Si certains milliardaires ne peuvent payer cash l’impôt de 2%, alors ils peuvent parfaitement acquitter l’impôt en titres, que l’Etat revendra à sa guise, par exemple au bénéfice des salariés intéressés. Ce serait aussi l’occasion d’étendre aux salariés français les droits de vote appliqués en Allemagne ou en Suède depuis l’après-guerre (entre un tiers et la moitié des sièges aux conseils d’administration, indépendamment de toute participation au capital), ce qui a donné d’excellents résultats dans ces deux pays (les plus productifs du monde par heure travaillée). La richesse est collective: elle dépend de l’implication de milliers de salariés et non pas de quelques génies individuels.

L’impôt plancher serait inconstitutionnel ? Cet argument juridique se retourne sur lui-même. En réalité, c’est le fait que les plus riches échappent à l’impôt de droit commun qui mine le principe constitutionnel d’égalité face aux charges publiques et qui aurait dû être retoqué depuis longtemps. Pour finir, comme tous les grands débats fiscaux depuis 1789, il s’agit d’abord d’un débat politique et démocratique. Il faut l’aborder avec des arguments solides, et non pas en se dissimulant derrière de pseudos-arguments juridiques visant simplement à perpétuer une injustice criante.  

Ce qui frappe parmi les opposants à l’impôt plancher, c’est leur absence totale de perspective historique. Les besoins de financement liés à la décarbonation sont gigantesques, tout comme ceux du système de santé et de formation, le tout avec la dette publique que l’on connaît. Il est illusoire d’imaginer que les classes populaires et moyennes vont tranquillement accepter des impôts supplémentaires ou des coupes dans les dépenses publiques. Tant que les plus riches paieront des impôts dérisoires par rapport à leur richesse, personne n’acceptera le moindre sacrifice. De même que dans les décennies précédant 1789, la fuite en avant vers la dette publique continuera tant que les gouvernants refuseront la révolution fiscale qui s’impose.

L’histoire nous apprend aussi que l’on ne sort pas d’une dette de cette ampleur avec des mesures ordinaires. Sous la Révolution, l’abolition des privilèges fiscaux de la noblesse (l’équivalent de l’impôt plancher de 2%) fût suivie d’une mesure autrement plus radicale : l’appropriation publique et la mise aux enchères des biens de l’Eglise, dont la valeur avoisinait une année de revenu national, à peu près autant que la dette publique de l’époque. Les milliardaires de 2025 sont l’équivalent des biens ecclésiastiques de 1789: leur fortune devra être mise à contribution pour la redistribuer aux salariés et réduire la dette. L’enrichissement de 1000 milliards dont les 500 plus grandes fortunes ont bénéficié depuis 2010 devra être imposé à 30%, 40%, 50% ou davantage, comme les contribuables ordinaires. A terme, ce sont les multimillionnaires et non seulement les centimillionaires qui devront être sollicités. C’est ce qui a été fait dans l’Allemagne de l’après-guerre avec le système de « Lastenausgleich » (« partage du fardeau »), qui rapporta l’équivalent de 60% du PIB allemand de 1952. C’est la seule façon de réduire une dette publique de cette ampleur sans inflation et sans sacrifier les investissements d’avenir.   

En 1914, le Sénat finît par accepter l’impôt sur le revenu du bout des lèvres, avec un taux marginal de seulement 2% pour les plus hauts revenus. Ironie de l’histoire, c’est le Bloc National – l’une des Chambres les plus à droite de l’histoire de la République – qui va porter ce taux à 60% en 1920 puis 75% en 1923, sous la pression de la gauche et des syndicats. Si les sénateurs ouvraient un peu plus souvent les livres d’histoire, ils n’en seraient que plus sages.

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13.05.2025 à 07:19

La France doit 30 milliards d’euros à Haïti

piketty

Texte intégral (1986 mots)
Il y a deux siècles, en 1825, l’Etat français imposait à Haïti un tribut afin de compenser les propriétaires d’esclaves pour leur perte de propriété. Cette dette, que le frêle Etat haïtien a du péniblement rembourser jusqu’aux années 1950, a lourdement handicapé le développement du pays, qui est aujourd’hui l’un des plus pauvres du monde. Tous les régimes qu’a connu la France au cours de cette période – monarchies, empire, républiques – ont continué de percevoir ces sommes, versées en toute bonne conscience à la Caisse des dépôts. Tous ces faits sont bien documentés et ne sont contestés par personne.
 
Disons-le d’emblée: la France doit environ 30 milliards d’euros à Haïti et devrait dès maintenant lancer des discussions sur les modalités de restitution. L’idée selon laquelle la France n’aurait pas les moyens d’un tel paiement ne tient pas. La somme est importante pour Haïti mais représente moins de 1% de la dette publique française (3 300 milliards) et à peine 0,2% des patrimoines privés (15 000 milliards): on est dans l’épaisseur du trait. Si l’on craint que l’argent soit mal utilisé, alors on peut imaginer qu’il soit placé dans des fonds dédiés réservés à des infrastructures d’éducation et de santé indispensables, comme le proposent explicitement depuis 2014 les pays de la Communauté des Caraïbes (CARICOM). Cette proposition a été approfondie dans un remarquable rapport publié en 2023 par le « Centre for Reparation Research »  de l’université de Kingston (Jamaïque) et l’Association américaine de droit international. Coordonné par Patrick Robinson, ancien président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et juge jamaïcain à la Cour international de justice, ce rapport va au-delà du cas haïtien et constitue sans doute le document le plus important publié à ce jour sur la question des réparations post-esclavagistes. Ses conclusions chiffrées sont désormais reprises officiellement par la Communauté des Caraïbes et l’Union africaine. Le fait même qu’elles aient été si peu débattues dans les pays occidentaux témoigne des inquiétantes déconnexions Nord-Sud qui caractérisent notre époque.
 
En ces temps troubles où le trumpisme tente de ressusciter l’idéologie extractiviste coloniale la plus brutale, la France gagnerait à entamer une démarche inverse, en montrant qu’elle est capable d’assumer et de corriger les injustices du passé, en commençant avec le cas spécifique mais hautement symbolique d’Haïti. Au 18e siècle, Saint-Domingue est la perle des colonies françaises, la plus profitable d’entre toutes, grâce à ses productions de sucre, de café et de coton. Les esclaves transportés d’Afrique représentent 90% de la population de l’île et atteignent un demi-million de personnes à la veille de 1789. Il s’agit de la plus forte concentration d’esclaves de l’espace atlantique de l’époque. Les esclaves se révoltent et prennent le contrôle de l’île en 1791-1792. Sous leur pression, la Convention abolit l’esclavage en 1794.
 
Les propriétaires se mobilisent et obtiennent dès 1802 son rétablissement dans les autres îles esclavagistes françaises (Martinique, Guadeloupe, Réunion, où l’esclavage se prolongera jusqu’en 1848). Mais malgré plusieurs tentatives, la France ne parvient pas à reprendre le contrôle de Saint-Domingue, qui proclame son indépendance en 1804 sous le nom d’Haïti.
 
L’Etat français finit par reconnaître Haïti en 1825, mais uniquement en imposant le fameux tribut de 125 millions de francs-or. Pour Haïti, la somme représente environ 300% de son revenu national, trois années de production. Il est impossible de la payer en une seule fois. Un consortium de banquiers français avance la somme, avec intérêts. C’est cette dette qu’Haïti va trainer comme un boulet jusqu’en 1950. En 1904, les autorités de la IIIe République refusent d’aller aux cérémonies du centenaire de l’indépendance afin de protester contre les retards de paiement. En 2004, dans un contexte très différent, Jacques Chirac renonce à se rendre au bicentenaire, car il craint les demandes de restitution. Que fera-t-on en 2104 ?
 
Pour transcrire le tribut de 1825 en montant de 2025, le plus transparent est d’appliquer la même proportion du revenu national haïtien actuel, ce qui conduit à une somme minimale de l’ordre de 30 milliards d’euros, compte tenu des remises de dette. Si l’on indexait la somme initiale non pas sur la croissance nominale de l’économie mais sur le rendement moyen du capital, on obtiendrait un montant 5 ou 10 fois plus élevé. L’indexation minimaliste proposée ici est proche de celle retenue dans le rapport Robinson de 2023. Ce dernier aboutit toutefois à des sommes totales autrement plus importantes (plusieurs milliers de milliards de dollars de réparations post-esclavagistes dans le cas français, et environ cent mille milliards à l’échelle mondiale, soit environ une année de PIB mondial), car il inclut non seulement le tribut de 1825 mais aussi et surtout une estimation de tous les salaires non versés aux esclaves sous l’esclavage, ainsi qu’une évaluation des maltraitances subies (pour un montant comparable aux salaires). L’approche se défend et a le mérite d’être très clairement expliquée dans le rapport.
 
On peut aussi considérer que l’on ne pourra pas tout régler avec des réparations explicites, et qu’il faut inscrire cette discussion dans un débat plus général sur la réforme du système économique et financier international et des défis sociaux et climatiques du 21e siècle, ce qui est également l’esprit du rapport Robinson. Le cas haïtien justifie à mon sens une restitution directe, dans la mesure où il met en jeu des versements interétatiques bien documentés. A un niveau plus général, mieux vaut sans doute privilégier une approche en termes de justice universaliste et prospective, ce qui de facto aboutira à des sommes au moins aussi élevées que dans la perspective de justice réparatrice. Ce qui est certain, c’est que les pays occidentaux ne pourront éternellement éviter ces débats, sauf à se couper durablement du reste du monde.           
 

 

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13.05.2025 à 07:16

France owes 30 billion € to Haïti

piketty

Texte intégral (1664 mots)
Two centuries ago, in 1825, the French state imposed a tribute on Haiti to compensate slave owners for their loss of property. This debt, which the fragile Haitian state had to struggle to repay until the 1950s, heavily crippled the country’s development, and it is, today, one of the poorest in the world. All the regimes France has experienced during this period – monarchies, empires and republics – continued to collect these sums, which were paid to the Caisse des Dépôts bank in due form. All of these facts are well-documented and are contested by no one.
 
Let’s state it outright: France owes approximately €30 billion to Haiti, and should immediately start restitution talks. The notion that France cannot afford such a payment does not hold up. While the sum is significant, it represents less than 1% of France’s public debt (€3.3 trillion) and barely 0.2% of private wealth (€15 trillion): It’s like a drop in the ocean.
 
If people are worried that the money might be misused, it could be placed in dedicated funds, earmarked for essential education and health infrastructure, as the Caribbean Community (CARICOM) countries have been explicitly proposing since 2014. This proposal was further explored in a remarkable 2023 report, published by the Centre for Reparation Research at the University of the West Indies (Kingston, Jamaica) and the American Society of International Law. Coordinated by Patrick Robinson, the Jamaican former president of the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia (ICTY) and an ex-judge of the International Court of Justice, the report looks beyond the Haitian case only, and is likely the most important document published on post-slavery reparations to date. Its conclusions, backed by figures, have since been officially endorsed by the Caribbean Community and the African Union. The very fact that they have been so little debated in Western countries reflects the alarming North-South disconnections that characterize our era.
 
In these turbulent times, in which Trumpism is attempting to resurrect the most brutal strains of colonial extractivist ideology, France would benefit from adopting an opposite approach, by demonstrating its ability to acknowledge and correct past injustices, starting with the specific but highly symbolic case of Haiti.
 
In the 18th century, Haiti, then known as Saint-Domingue, was the crown jewel of French colonies, the most profitable of them all, thanks to its sugar, coffee and cotton production. Slaves transported from Africa accounted for 90% of the island’s population, which reached half a million people before 1789. This represented the highest concentration of slaves in the Atlantic area at the time. They revolted and took control of the island in 1791-1792. Under pressure from this uprising, France’s Convention regime abolished slavery in 1794.
 
Slave owners mobilized and quickly secured the reinstatement of slavery in other French slaveholding islands (such as Martinique, Guadeloupe and Reunion Island, where slavery continued until 1848). However, despite several attempts, France could not take back control of Saint-Domingue, which declared its independence in 1804, under the name of Haiti.
 
The French state eventually recognized the country in 1825, but only through imposing the infamous tribute of 125 million gold francs. For Haiti, the sum represented about 300% of its national yearly income, three years of production. It was impossible to pay it all at once. A consortium of French bankers advanced the sum, with interest. This is the debt that Haiti dragged around, like a ball and chain, until the 1950s. In 1904, the authorities of France’s Third Republic refused to attend Haiti’s ceremonies for the centenary of its independence, to protest against debt payment delays. In 2004, in a very different context, then-president Jacques Chirac decided not to attend the bicentenary, as he feared restitution demands. What will we do in 2104?
 
To translate the 1825 tribute into an amount for 2025, the most transparent approach is to apply the same proportion to Haiti’s current national income, leading to a minimum sum of around €30 billion, taking debt reductions into account. If the initial amount were indexed not on nominal economic growth but on the average return on capital, the amount would be five or 10 times higher! The minimalist indexation proposed here is similar to the one used in the 2023 Robinson report.
 
However, the report concludes with much larger total sums (several trillion dollars in post-slavery reparations for France, and about $100 trillion on a global level, about one year of global GDP), because it not only includes the 1825 tribute but also an estimation of all wages not paid to slave workers under slavery, as well as an evaluation of the mistreatment suffered (an amount comparable to the total wages). This approach is defensible and is very clearly explained in the report.
 
We can also consider that not everything can be resolved with explicit reparations, and that this discussion must be framed within a more general debate on reforming the international economic and financial system and addressing the 21st century’s social and climatic challenges, which is also the spirit behind the Robinson report. The Haitian case, in my view, justifies direct restitution, insofar as it involves well-documented inter-state payments. On a more general level, it is probably better to prioritize a universal and forward-looking approach to justice, which would lead to sums that are at least as large as those that would be paid from the perspective of restorative justice. What is certain is that Western countries cannot indefinitely avoid these debates, except by permanently isolating themselves from the rest of the world.
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