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Anna Colin-Lebedev
Enseignante-chercheuse en science politique, maîtresse de conférences à l’université Paris Nanterre, chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique et chercheuse associée au Centre d’études russes, caucasiennes, est-européennes et centrasiatiques
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Les Carnets d'Anna Colin-Lebedev - Science politique, Russie, Ukraine et divers


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29.12.2023 à 23:07

Le film de réveillon, arme politique

colinlebedev

Texte intégral (2325 mots)

Ce carnet se devait de partager une histoire de Noël: la voici. Une histoire en apparence anecdotique, liée à une comédie romantique soviétique qui se passe la nuit du 31 décembre. Une histoire dont le sens politique est saisissant.

L’illusion mnésique

Tous ceux qui ont mis, de près ou de loin, un pied en Russie ces dernières décennies, ont entendu parler de L’ironie du sort, comédie romantique soviétique sortie en 1976 dont l’action se passe le soir du réveillon du Nouvel an. La publication par l’anthropologue russe Alexandra Arkhipova d’un article déconstruisant une idée reçue liée à ce film classique, celle qui le présente comme une tradition de longue date des célébrations des fêtes de fin d’année en Russie, a jeté un certain trouble dans les réseaux sociaux russophones.

La comédie de Eldar Riazanov est souvent décrite comme un film qui accompagne le 31 décembre des Russes à chaque passage vers l’année nouvelle, ceci depuis de longues années, dans une continuité qui dépasse les changements de régime. Un élément fort de l’identité culturelle soviétique, puis russe. La page Wikipédia française du film reprend aussi ce cliché en parlant de « comédie culte du cinéma soviétique, dont la diffusion chaque année à la télévision le 31 décembre est devenue une tradition, même dans la Russie d’aujourd’hui« .

Faux, répond Arkhipova, statistiques des programmes TV à l’appui. Le film sorti en 1976 est, certes, diffusé l’année de sa sortie, puis en 1977 et 1979, mais ensuite il n’est montré que trois fois dans la décennie suivante. Pas de quoi en faire un film culte tout au long des dernières années soviétiques; surtout, pas de quoi déclarer que le film est depuis sa sortie un incontournable du programme des festivités télévisuelles.

L’analyse statistique des programmes de télévision montre que L’ironie du sort ne revient en grâce sur les principales chaînes de la télévision qu’au milieu des années 1990, en même temps que d’autres programmes qui jouent sur la nostalgie de l’époque soviétique. Mais c’est dans les années 2000 que sa diffusion explose (plusieurs dizaines de diffusion chaque 31 décembre, sur plusieurs chaînes) et que les chaînes de télévision lui attribuent ce caractère de film fondateur des traditions festives russes. L’ironie du sort, présentée comme un rituel partagé par le monde russophone, devient ainsi, par l’action des médias contrôlés par l’Etat, une tradition inventée au sens d’Hobsbawm et Ranger: une pratique récente à laquelle on attribue un caractère traditionnel afin d’en faire un réceptacle des valeurs du groupe ou un support de légitimité. Le groupe de référence ici, c’est la nation russe, mais au-delà, toutes les nations ayant fait partie de l’Union soviétique qui sont supposées avoir partagé ce rituel depuis les années 1970.

La publication de l’article d’Arkhipova qui montre la construction récente et artificielle de cette « tradition » a provoqué des remous dans les réseaux sociaux russophones. Beaucoup de commentateurs l’accusent avec indignation de manipuler les données, et jurent avoir regardé le film le 31 décembre de chaque année à l’époque soviétique, ce que les programmes de télévision de l’époque démentent. Ces faux souvenirs implantés dans l’esprit des spectateurs montrent bien la force du matraquage des grandes chaînes russes de télévision, capables de créer en quelques années des illusions mnésiques frappantes. La puissance du faux souvenir est intéressante en soi; elle l’est encore plus quand on comprend le rôle politique qui lui est attribuée.

La mythologisation consciente du film a lieu dans les années 2000, et c’est dans ces mêmes années qu’on voit se cristalliser une réhabilitation officielle du passé soviétique. Lorsqu’en 2010, Vladimir Poutine affirmait que celui qui ne regrettait pas la disparition de l’URSS n’avait pas de cœur, j’avais tendance à penser que c’est à l’Union soviétique telle qu’elle est montrée dans L’ironie du sort qu’il faisait référence: un univers quotidien reconnaissable, le décor familier des villes brejnéviennes, un univers urbain, rassurant, pacifique, plutôt centré sur la vie de famille. Le même que l’on retrouve par exemple sur les tableaux du peintre du Tatarstan Ilguiz Guimranov.

L’URSS de L’Ironie du sort est un pays à mille lieux de ce l’URSS imaginaire des observateurs occidentaux. C’est un univers idéologiquement neutre, riche en émotions, peuplé de personnages fragiles. Les hommes y sont plus vulnérables que virils, les femmes se montrent autonomes et directives. Aucune posture militariste, aucune référence à l’Occident, aucun bâtisseur de communisme en vue. Il m’est souvent arrivé d’utiliser ce film, ainsi qu’un autre film du même réalisateur, pour expliquer la répartition genrée des rôles sociaux à l’époque soviétique, mal comprise et méconnue dans les pays occidentaux. C’est sans doute parce qu’il est une comédie de Noël humaniste qui met en valeur des dimensions non controversées de l’histoire soviétique, que le film fait un retour sur les écrans au milieu des années 1990, quand la déception monte face à une transition démocratique qui ne tient pas ses promesses. Mais c’est un tournant différent qui est pris lorsqu’il a été décidé – et je n’ai pas assez creusé le sujet pour dire comment a été prise cette décision – d’en faire un symbole de célébration nationale, un symbole de la continuité entre le passé et le présent, une passerelle immuable de l’année qui s’écoule vers l’année nouvelle.

Un outil de soft power

L’ironie du sort n’est pas uniquement un symbole national: le film a aussi été un puissant support de soft power à l’extérieur des frontières russes, couplé à d’autres marqueurs doux du soviétisme comme les produits alimentaires nostalgiques ou les dessins animés pour enfants. La popularité du film dans les pays de l’ex-URSS a été considérable. L’ironie du sort a été ainsi diffusée dans les périodes de fêtes de fin d’année par des chaînes de télévision en Ukraine et en Moldavie, au Belarus et au Kazakhstan, en Lettonie ou en Lituanie, pour ne citer que ceux-là. Il n’existe pas à ma connaissance d’étude sur le public et la réception du film dans ces pays. La diffusion du film n’y avait cependant pas le même statut gravé dans le marbre qu’en Russie. Il me semble que le rituel a cependant circulé, s’est diffusé, soutenant l’idée d’un référentiel culturel commun, de l’appartenance à un même espace. Le « Monde russe » était en grande partie l’univers de L’ironie du sort.

Le glissement de la politique d’influence russe vers des actions plus belliqueuses a été suivie, à l’extérieur de la Russie, d’une prise de distance vis-à-vis des produits culturels tels que L’ironie du sort: destinés aux russophones, entretenant une nostalgie de l’époque soviétique, et conduisant à certains moments à des positions politiques pro-russes.

Au-delà de l’effet possible du film sur les esprits des citoyens, une autre dimension, invisible à la plupart des spectateurs russes, joue dans la méfiance vis-à-vis du film. L’universel soviétique dont L’ironie du sort est voulue l’incarnation, n’est pas si universel que cela. L’univers cosy et feutré qu’il décrit est celui, prospère, de Moscou et Leningrad; les héros du film sont des Russes des grandes villes; les références culinaires et musicales sont, elles aussi, étroitement russes. Aujourd’hui où la culture russe est de plus en plus vue dans les anciennes périphéries de l’Empire comme un outil d’homogénéisation et d’écrasement des cultures locales, L’ironie du sort peut être perçue comme un outil d’imposition d’une idée de centralité de la culture russe, un outil du maintien de la domination coloniale.

En Ukraine, le rejet du film ne s’est pas fondé dans un premier temps sur une critique de l’imposition culturelle. Suite à l’annexion de la Crimée et au début de la guerre dans le Donbass en 2014, la critique s’est concentrée sur certains acteurs du film qui avaient publiquement soutenu l’annexion et visité la Crimée occupée. La diffusion d’œuvres avec la participation de ces stars du cinéma a été interdite dans les médias ukrainiens. En 2014, l’initiative « Boycott du cinéma russe » a lancé une campagne publique contre le cinéma du pays agresseur, accusé de diffuser des messages d’héroïsation des bourreaux du régime soviétique. Dès 2017, la critique cible L’ironie du destin. Si l’interdiction de diffusion du film qui n’a pas été officiellement actée, il n’a plus sa place à la télévision ukrainienne depuis l’agression russe, tout comme d’autres productions russes. Seulement 12% d’Ukrainiens avouent en 2022 consommer des produits médiatiques russes. Si ce chiffre masque certainement une sous-déclaration, il nous renseigne clairement sur une chose: regarder un média russe n’est plus une pratique socialement approuvée en Ukraine.

Sur le terrain cependant, les choses sont bien plus complexes. Ce n’est pas tant le vieux classique L’ironie du sort qui donne du fil à retordre à l’Etat ukrainien, qu’un produit culturel russe nouveau: la série Parole de garçon (la traduction du titre est très mauvaise) mettant en scène des gangs criminels d’une ville de province dans les dernières années soviétiques.

Massivement visionnée sur des sites pirates par les jeunes Ukrainiens, la série est accusée par le Ministère de la culture ukrainien de promouvoir les valeurs de l’ennemi et d’être un outil de propagande utilisé par l’agresseur. Des personnalités ukrainiennes se joignent à la critique. « Toutes ces signes d’approbation et ces commentaires du genre ‘retournons en URSS’ sont aussi dangereux que la guerre elle-même« , affirme l’actrice ukrainienne Irma Vitovska.

Comment comprendre la popularité de la série, y compris en temps de guerre? Pour certains, la raison de son succès est l’identification – problématique – des jeunes des banlieues ukrainiennes, connaissant leur lot de misère et de violence, au monde des banlieues russes des années 1980. Pour d’autres, c’est l’absence de contenus de qualité produits récemment en Ukraine qui amène les adolescents à télécharger du contenu russe. En tout cas, le scandale provoqué par la popularité de cette série montre la complexité du paysage culturel ukrainien, mais aussi la politisation de plus en plus grande des produits culturels et de la consommation de la culture.

Ni le film de réveillon, ni la série pour jeune public, ne peuvent aujourd’hui être regardés indépendamment du contexte politique de la guerre.

19.12.2023 à 11:25

La reconstruction en Ukraine commence maintenant

colinlebedev

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Article publié par Le Grand Continent, dans le cadre du sommet en Vallée d’Aoste.

Est-il possible de penser l’après-guerre en Ukraine aujourd’hui ? Ce projet n’a rien d’évident, à un moment où la guerre est dans une phase difficile, et où il devient certain qu’elle demandera aux Ukrainiens comme aux partenaires de l’Ukraine du courage, des ressources et du temps, pour une durée qu’il est impossible d’anticiper aujourd’hui.

Pourtant, réfléchir à l’après-guerre, ce n’est pas seulement penser l’avenir de ce pays, c’est aussi comprendre ce qui, dans le présent, construit cet avenir. Penser l’Ukraine de demain est donc une manière importante de soutenir celle d’aujourd’hui en comprenant mieux quelles sont ses fragilités et ses forces, ses héritages et ses transformations.

Qu’est-ce que l’après-guerre ?

Le concept même d’après-guerre, en apparence transparent, n’est pas une réalité empiriquement aisée à cerner. Les limites de la guerre sont ambiguës, et les sciences sociales se sont saisies ces dernières années de cette ambiguïté pour questionner la frontière entre la guerre et la paix. À rebours des conflits racontés par les manuels scolaires où l’on peut délimiter clairement un état de guerre et un état de paix, une déclaration de guerre qui fait office de moment zéro et la signature d’un document qui en marque l’arrêt, une période de violence à laquelle succède une période de non-violence, un grand nombre de conflits armés, qu’ils soient contemporains ou plus anciens, présentent des configurations plus fluides. Très souvent, l’usage de la violence armée n’est pas précédé d’une déclaration de guerre, d’autant qu’elle ne se limite pas forcément au temps de guerre. Les logiques et hiérarchies sociales construites dans la guerre trouvent leur fondement dans la structure sociale d’avant-guerre, et ne disparaissent pas dans l’après-guerre. Enfin, les situations de « ni guerre, ni paix »1, qui sont des états sociaux à la qualification incertaine, ont cessé d’être considérés comme anormales ou transitoires, pour être questionnées par les chercheurs dans la durée et dans leur configuration propre.

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31.10.2023 à 11:58

Recommencer à penser la guerre en Ukraine

colinlebedev

Texte intégral (1583 mots)

Devant une actualité du Proche-Orient qui occupe une grande partie de la couverture médiatique de l’actualité internationale, une inquiétude se fait entendre : celle du risque d’oublier l’Ukraine, occultée par une autre guerre. Le recentrement des médias sur le Proche-Orient n’est pourtant que le révélateur d’une question qui se pose depuis plusieurs mois déjà : celle de trouver la bonne manière de parler de la guerre en cours sur le continent européen. Il me semble que nos sociétés n’ont pas oublié la guerre en Ukraine ; elles ont plutôt une difficulté croissante à la penser.

Depuis le début de l’agression russe en février 2022, j’ai été très fréquemment invitée par les médias, les associations, les groupes de réflexion à parler de la guerre. Mon observation personnelle – qui n’a pas la prétention d’aller au-delà – est que ces derniers mois, l’intensité des sollicitations n’a pas baissé, mais que le spectre des questions a considérablement rétréci, pour porter essentiellement sur la réussite ou l’échec des opérations militaires ukrainiennes ; sur le maintien et les fluctuations du soutien international à l’Ukraine ; sur la figure de Vladimir Poutine et sa puissance ; sur le soutien de la population russe au pouvoir.

Loin de moi l’idée d’accuser les médias, dont le travail est souvent remarquable dans cette guerre, de l’appauvrissement des questionnements. Il me semble plutôt que cette réorientation de la couverture médiatique révèle les failles de nos propres réflexions.

La guerre s’installe dans la durée : c’est un constat factuel que l’on fait au bout de un an et huit mois de conflit armé. Cependant, la frontière est mince entre ce constat et une certaine normalisation de la guerre que nous l’on accepte de voir installée dans le quotidien de l’actualité, voire dans le quotidien tout court. En 2022, la guerre semblait inacceptable ; en 2023, elle est décrite comme inévitable. Les drapeaux ukrainiens ont été enlevés petit à petit des bâtiments publics, mais aussi des fenêtres de nos concitoyens. Ce revirement n’est pas l’effet de notre indifférence : il est l’écho social de l’impossibilité à trouver une solution politique de la guerre.

La difficulté croissante à concevoir la fin de la guerre a transformé la couverture médiatique. Celle-ci ne porte plus tant sur les « enjeux » – la sortie de guerre – que sur le « jeu », à savoir les opérations armées, observées sous l’angle du succès et des échecs sur le champ de bataille. Il est alors logique que la question des armes présentes sur le front et de leurs livraisons prenne une place centrale dans les médias. Il est logique également qu’un manque de coups d’éclats dans le « jeu », d’événements que l’on puisse présenter comme des « victoires » ou des « défaites », crée l’impression d’une guerre enlisée, d’une actualité molle et répétitive. Une guerre qui peut donc bien être mise de côté pendant quelque temps, à la faveur d’une actualité plus brûlante, puisqu’au fond il ne s’y passe pas grand-chose.

« Il ne s’y passe pas grand-chose » : un constat qui est évidemment très loin du vécu de la guerre côté ukrainien. Les attaques russes de missiles et de drones ne se sont jamais arrêtées, continuant à faire des morts parmi les civils partout sur le territoire. Des cercueils ne cessent de revenir du front, posant avec de plus en plus d’acuité la question du coût humain de la guerre. Posant aussi à chaque civil ukrainien la question douloureuse : suis-je prêt à être le suivant à partir et à mourir sur le front ? Les Ukrainiens n’ont de cesse de collecter l’aide pour tout ce qui continue à manquer : véhicules, équipement militaire, matériel médical… Non, la guerre n’a jamais baissé d’intensité pour eux, et les nouvelles de l’attaque du Hamas contre Israël n’ont fait que s’intercaler entre les bilans des bombardements russes et les nouvelles du front. Les Ukrainiens n’ont pas le luxe de changer de focus médiatique. Leur guerre est un long tunnel sans haltes ni trêves, un tunnel dont il est pourtant indispensable de voir le bout pour continuer à avancer.

A plusieurs reprises, j’ai entendu les Ukrainiens exprimer la perception que le soutien militaire occidental était formaté pour être juste suffisant pour éviter l’effondrement, pour permettre au front de tenir, mais certainement pas pour gagner militairement la guerre. « On nous laisse survivre à petit feu », disent certains, et c’est une certaine manière de dire « on nous laisse mourir à petit feu ».

Paradoxalement, c’est la capacité de l’Ukraine à contenir l’avancée russe, ainsi que notre capacité à tenir le choc de la crise énergétique l’hiver dernier, qui ont eu pour effet d’émousser la conscience d’une guerre à nos portes. La guerre a cessé d’être une urgence qui nous concerne directement. Le président russe avait affirmé clairement en 2022 que l’Occident était son adversaire principal ; cette donnée-là se noie dans le détail du suivi des batailles. La capacité de l’Ukraine à tenir permet à nos sociétés de refaire de la guerre un problème localisé, un problème ukrainien, un problème extérieur à nos préoccupations. Une guerre qui serait de moins en moins la nôtre.

Les Ukrainiens n’ont de cesse, depuis le début de la guerre, de chercher de nouvelles manières de parler de leur pays. Ils ont compris que l’enjeu était de rendre palpable ce que nous partageons avec eux : une commune humanité, mais aussi des références culturelles communes et des questions de société similaires. Un exemple de ces initiatives : le Laboratoire de journalisme d’intérêt public a lancé un projet destiné à mieux faire comprendre ce qui se passe en Ukraine aux journalistes africains et latino-américains. Rapprocher les questionnements, créer des parallèles. Sans échapper à un certain nombre de clichés tenaces, l’Ukraine est devenue de mieux en mieux connue dans nos sociétés. On ne peut dire la même chose de la Russie.

 La Russie est un autre impensé de la guerre. La finesse de notre expertise sur la Russie et de notre compréhension de ses dynamiques internes diminue. Il est vrai que le terrain russe est devenu de plus en plus fermé . Les rares journalistes occidentaux qui peuvent encore y exercer font un travail remarquable, dans des conditions très contraintes. Les chercheurs ne se rendent plus en Russie que de manière exceptionnelle, et craignent de faire prendre des risques à leurs interlocuteurs, même en les interrogeant à distance. Des projets émergent, cherchant d’autres manières d’approcher le terrain russe. Cependant, le riche travail d’analyse qui est fait par les uns et les autres semble se noyer parfois dans le flot des commentaires circulant dans les médias qui souffre de plusieurs biais : une focalisation sur la figure de Vladimir Poutine et occasionnellement d’une petite poignée de personnages dans son entourage, un souci de dénonciation qui se fait au détriment de la compréhension, un plaquage des grilles analytiques formatées pour les sociétés occidentales. Pour le dire brutalement, le Kremlin, les falsifications des élections et la soumission de la population font le gros des débats du moments. Or, penser un pays de 140 millions d’habitants étalé sur onze fuseaux horaires comme gouverné par une poignée de dignitaires, avec pour seule logique la soumission, ne peut être que très réducteur. Nous avons une difficulté à concevoir la Russie comme un système complexe, avec ses jeux d’équilibre, ses modes de répartition du pouvoir et de compétition interne, ses distributions de bénéfices et ses manières d’absorber les chocs. Comprendre finement ce qui se passe à l’intérieur de la Russie est pourtant un enjeu majeur, précisément pour penser la sortie de guerre et nos relations avec ce pays. Nous, chercheurs, avons une responsabilité sur cette question : c’est à nous de proposer de nouveaux cadrages et de nouveaux sujets, de partager nos questionnements et nos intuitions au-delà des institutions universitaires.

Pour recommencer à penser la guerre en Ukraine et à en parler, il est enfin indispensable de reprendre conscience du fait qu’elle ne peut pas être une nouvelle normalité. J’aurais pu dire « ne doit pas être », et rejoindre en cela le discours du droit international qui n’autorise pas à entériner une agression armée. Je préfère dire « ne peut pas être », car cette guerre n’est pas un état d’équilibre.

Ni pour l’Ukraine, ni pour la Russie, ni pour nos pays.

30.10.2023 à 13:01

Quelques éléments pour comprendre les émeutes antisémites dans le Caucase nord 

colinlebedev

Texte intégral (1846 mots)

Ces derniers jours, des troubles antisémites ont eu lieu dans le Caucase Nord russe, notamment au Daghestan et en Kabardino-Balkarie. Un centre culturel juif en construction a été incendié dans la nuit du 29 octobre à Nalchik, capitale de la Kabardino-Balkarie. Des meetings anti-israéliens ont eu lieu au Daghestan, mais aussi en Karatchaevo-Tcherkessie. Un hôtel accueillant, selon une rumeur, des réfugiés israéliens à été pris d’assaut dans la capitale daghestanaise Makhachkala. Aucun israélien n’a d’ailleurs été trouvé sur place. Les troubles ont atteint leur point culminant le 29 octobre au soir, quand une foule de plusieurs centaines personnes a occupé l’aéroport de Makhachkala, attendant un avion de la compagnie RedWings en provenance de Tel-Aviv pour empêcher ses passagers de débarquer sur le territoire du Daghestan.

Ces actes antisémites sont avant tout un écho local à la situation en Israël, façonné par le contexte spécifique du Caucase Nord et de la Russie.

Une attaque au nom de quoi ?

Le Caucase nord, composé de plusieurs républiques au sein de la Fédération de Russie, est un patchwork de groupes ethniques. Le Daghestan, peuplé selon le dernier recensement de 3 millions d’habitants, déclare plus d’une centaine de groupes ethniques, dont une trentaine ont une présence plus visible . Plus de 95% de la population est de confession musulmane. La Kabardino-Balkarie, peuplée de 900 000 personnes, est moins diverse, car composée pour moitié de Kabardes. La moitié de sa population est de confession musulmane, près de 20% sont chrétiens orthodoxes.

Sur le territoire des deux républiques, la population juive, autrefois plus présente, est peu nombreuse : moins de 1000 personnes au Daghestan, 700 personnes en Kabardino-Balkarie, selon le dernier recensement de la population. Comme partout dans les pays d’ex-URSS, un nombre important de Juifs de la région ont quitté le pays pour émigrer en Israël ou aux États-Unis au cours des années 1990.

Les attaques de ces derniers jours sont ambiguës dans leur justification.

Toutes se réfèrent explicitement aux événements en Israël. Même à Nalchik, où le feu est mis au chantier d’un centre communautaire juif local, il s’accompagne de l’inscription en russe « Mort aux Yahuds ». Le terme « Yahud » est une désignation des Juifs tirée de l’arabe qui n’est pourtant pas une langue de la région (les différents groupes ethniques du Caucase parlent des langues nakho-daghestaniennes). En langue russe, les Juifs sont désignés par d’autres termes neutres (« Evreï ») ou péjoratifs (« Jid »). La chaîne Telegram « Utro Daghestan » (65000 abonnés) que l’on accuse d’être à l’origine de l’émeute, doit d’ailleurs expliquer à ses lecteurs pourquoi ce terme doit être utilisé, plutôt que celui, habituel, de « Juif ».

A l’aéroport de Makhachkala, la cible de l’action antisémite n’est pas la communauté juive locale, mais un avion en provenance de Tel-Aviv. La chaîne « Utro Daghestan »  consacre bien l’essentiel de ses publications de ces derniers jours à Gaza et au sort du peuple palestinien. Cependant, la rhétorique de la chaîne alterne des messages expliquant que la cible des émeutes ne sont pas les Juifs, mais les Israéliens responsables de massacres de Palestiniens, et des messages plus largement antisémites qui englobent les Juifs locaux jugés complices.

Le même amalgame est visible dans l’assaut contre un hôtel supposé accueillir des Juifs en provenance d’Israël. Après l’émeute, l’hôtel affiche d’ailleurs sur son entrée l’écriteau suivant : « Entrée strictement interdite aux étrangers citoyens d’Israël (juifs) ».

Une Russie antisémite ?

L’État soviétique a bien été, au cours du XXe siècle, explicitement antisémite : les Juifs ont été l’une des cibles du pouvoir stalinien, mais les politiques antisémites se sont maintenues jusque dans les dernières années du régime. La Russie indépendante a officiellement tiré un trait sur l’antisémitisme d’État, même si cet État a pu rester pendant longtemps négationniste, occultant notamment l’histoire de la Shoah en Union soviétique. Vladimir Poutine, quant à lui, s’est attaché à souligner l’inclusion des Juifs et du judaïsme dans sa conception de la nation russe, assistant régulièrement à des fêtes religieuses et à des événements commémoratifs juifs et s’affichant fréquemment aux côtés du Grand rabbin de Russie. Officiellement, l’antisémitisme n’est donc plus de mise.

L’attitude de la population russe, quant à elle, à l’égard des Juifs est paradoxale : l’antisémitisme est très limité, mais se nourrit d’un climat général de tolérance au racisme et à la xénophobie. Les enquêtes auprès de la population, notamment celles conduites par le centre Levada, concluent d’année en année à une baisse constante de l’antisémitisme en Russie. Parmi les différents groupes ethniques mentionnés dans les questionnaires administrés par le centre Levada, les Juifs (qui sont perçus comme un groupe ethnique et non religieux en Russie) sont ceux vis-à-vis de qui la défiance est la plus faible. A l’inverse, d’autres groupes suscitent des réactions clairement xénophobes : les « Africains » (= personnes à la peau foncée), les « ethnies d’Asie centrale », les « Tsiganes », mais aussi les « Chinois » et les « Tchétchènes ». Dans un contexte généralement raciste et intolérant, les Juifs sont mis au dernier plan par rapport à d’autres groupes plus visibles. Ceci est facilité par l’assimilation totale d’une très grande majorité d’entre eux dans la population russe. Si des actes antisémites sont régulièrement recensés en Russie, ils sont moins fréquents que d’autres attaques xénophobes, ne sont pas encouragés par l’État russe… mais ne sont pas non plus vus comme une ligne rouge particulièrement inacceptable.

Pourquoi le Caucase Nord ?

Le Daghestan et la Kabardino-Balkarie ne sont pas les seules républiques musulmanes de la Fédération de Russie. L’islam est la religion de 10% de la population russe, avec une population majoritairement musulmane dans plusieurs régions du Caucase, mais aussi dans deux régions de Russie centrale (Tatarstan et Bachkortostan). Aucune attaque antisémite n’a été révélée à ce jour dans ces deux dernières régions où la population musulmane est estimée à respectivement 1,5 et 2,1 millions de personnes.

Le contexte du développement récent de l’islam dans le Caucase nord est particulier, car étroitement lié à une histoire plus locale : celle des guerres en Tchétchénie. Alors que la première guerre en Tchétchénie de 1994-1996 a été un conflit sans coloration religieuse, opposant l’État russe au mouvement séparatiste tchétchène, la seconde, démarrée en 1999, repose sur des dynamiques différentes. L’État russe présente en effet cette guerre comme un combat contre le terrorisme islamiste. Les combattants tchétchènes, quant à eux, trouvent effectivement des alliés dans les groupes islamistes des pays arabes, et s’appuient pour certains d’entre eux sur une justification religieuse de la guerre, où l’État russe est vu comme l’ennemi d’un peuple musulman. A l’issue de la guerre, l’islam dans le Caucase prend deux formes très différentes, comme l’analysent mes collègues Anne Le Huérou et Silvia Serrano. On trouve d’un côté un islam d’État, loyal à Moscou, prôné notamment par Kadyrov en Tchétchénie. C’est ainsi que les muftis du Caucase nord, loyaux à l’État russe, ont immédiatement condamné les émeutes au Daghestan. De l’autre côté, on trouve un islam protestataire, réprimé par l’État russe, et inséré dans les réseaux islamistes internationaux. La chaîne Telegram « Utro Daghestan » précédemment mentionnée, semble relever du deuxième mouvement : elle est très critique à l’égard du pouvoir de Moscou et relaie un grand nombre de messages en provenance des pays arabes.

L’État russe, via le gouverneur du Daghestan et le porte-parole de Poutine, a lié les attaques au pouvoir ukrainien, au prétexte qu’ « Utro Daghestan », opposée à Moscou, ait été soutenue par Ilya Ponomarev, homme politique russe combattant du côté de l’Ukraine. Le même Ponomarev a cependant exprimé, dans une déclaration récente, son soutien à Israël. Cependant, au-delà des liens concrets entre différents groupes opposés à Moscou, l’affaire n’a nul besoin d’une trace ukrainienne. L’une des clefs des émeutes antisémites au Daghestan est propre au Caucase, et se trouve, me semble-t-il, dans la politique conduite par la Russie dans cette région.

Il est difficile pour l’instant de lier les événements au Caucase nord avec l’accueil fait au Hamas à Moscou. On peut faire l’hypothèse que ce positionnement de l’État russe a donné la perception d’une fenêtre d’opportunité à un certain nombre d’activistes adhérant à la logique du Hamas.

L’un des indicateurs à suivre est la suite donnée aux émeutes par l’État russe. Au moment où s’écrivent ces lignes, une cinquantaine de personnes ont été interpellées, ce qui est un nombre très faible au vu des centaines d’émeutiers visibles dans les vidéos (le média russe Baza estime leur nombre à 1500). Une politique clémente à l’égard des auteurs des émeutes pourrait être un signal permissif, et ouvrir la voie à plus d’actes antisémites et anti-israéliens.

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