04.12.2024 à 18:19
Recruter pour le front en Russie et en Ukraine: deux articles
colinlebedev
Lire la suite (202 mots)
Je suis un peu négligente dans la mise à jour de ce site, toutes mes excuses.
Je me permets de partager deux articles récents qui traitent tous deux du recrutements de combattants, en Russie et en Ukraine. Les deux partagent un point de départ: on ne mobilise pas des hommes pour combattre et perdre potentiellement la vie sur le front comme on mobilise une ressource financière, ou comme on sort des stocks un armement qui attendait d’être utilisé. Recruter des combattants engage fortement les sociétés, avec leurs valeurs, mais aussi leurs peurs et tabous.
Dans The Conversation, je m’interroge sur les raisons pour lesquelles le pouvoir russe n’a pas encore pris la décision d’envoyer des conscrits sur le front.
Dans l’article du Grand Continent, je propose une analyse des difficultés de recrutement militaire en Ukraine, au-delà des analyses courantes – que je pense erronées – qui voient dans ces analyses une preuve de la démotivation des Ukrainiens.
22.02.2024 à 08:26
Anna Colin Lebedev, politiste : « Les Ukrainiens ont bien des choses à reprocher à Navalny »
colinlebedev
Texte intégral (1318 mots)
Tribune parue sur le site web du journal Le Monde le 19 février 2024, et dans le journal papier du 21 février 2024.
Le décalage dans la perception de la mort de l’opposant entre les Russes et les Ukrainiens éclaire sur la complexité des relations entre ceux qui font pourtant face au même ennemi, Vladimir Poutine, analyse l’universitaire, spécialiste des sociétés postsoviétiques, dans une tribune au « Monde ».
Dans les fils de mes réseaux sociaux, ce 16 février, deux mondes. D’un côté, mes contacts russes, abasourdis, endeuillés, écrasés par le chagrin de l’annonce de la mort de l’opposant Alexeï Navalny dans la colonie pénitentiaire où il purgeait une peine infligée par l’appareil répressif russe. Des portraits de Navalny, des photos prises sur les sites de commémoration spontanée où les Russes viennent se recueillir. De l’autre, le fil de mes contacts ukrainiens, écrasés par l’inquiétude et la fatigue, bouillonnants de colère, partageant les nouvelles du front, commémorant les civils et les soldats tués dans les frappes russes, collectant de l’argent pour acheter des drones ou de l’équipement militaire. Aucune trace d’Alexeï Navalny dans ces messages, mis à part, de temps à autre, un commentaire ironique sur sa mort, maniant cet humour noir et cruel qui aide les Ukrainiens à tenir dans la guerre.
Ce décalage profondément troublant n’a rien d’anecdotique. Il permet de prendre la mesure de la complexité des relations entre les Ukrainiens et les Russes opposés à la guerre, qui font pourtant face au même ennemi, le Kremlin. La figure de Navalny est le révélateur d’une incompréhension profonde de l’autre, dont les racines plongent bien plus loin que 2022.
D’Alexeï Navalny les Russes retiennent l’indéniable courage, la ténacité dans l’opposition au régime poutinien, la capacité à insuffler une foi dans un avenir meilleur. Si sa personnalité et ses choix politiques n’ont pas toujours fait l’unanimité dans les cercles opposés à Poutine, depuis son retour en Russie, en 2021, Navalny a acquis une stature symbolique qui a gommé les doutes et les clivages. De sa prison, il était devenu le leader de l’opposition russe.
Les Ukrainiens, pourtant, ont bien des choses à reprocher à Navalny. La première d’entre elles est sa position ambiguë sur l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie, en 2014. Tout en reconnaissant une violation flagrante des normes internationales, sur la radio Echo de Moscou, l’opposant avait suggéré aux Ukrainiens de ne pas se faire d’illusions : « La Crimée restera une partie de la Russie et ne ferait plus, dans un avenir prévisible, partie de l’Ukraine. » Aux yeux des Ukrainiens, cette posture revenait à reconnaître de fait l’annexion.
Contentieux profond
Si Navalny a cherché, par la suite, à nuancer sa position, évoquant le projet de décider du sort de la péninsule par un référendum, les Ukrainiens étaient loin de se satisfaire de cette idée, qui entretenait la vision d’une Crimée peuplée par des citoyens russes et gommait la nature violente de l’imposition d’un gouvernement russe sur place. Ce n’est qu’en 2022, déjà derrière les barreaux, que l’opposant russe a radicalement modifié sa position, en condamnant l’agression armée conduite par la Russie, et affirmé son attachement à l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans ses frontières de 1991, incluant donc la Crimée et les républiques autoproclamées du Donbass.
Cependant, derrière les déclarations publiques, les Ukrainiens perçoivent un contentieux plus profond. En 2014, la population russe est euphorique : 88 % approuvent l’annexion de la Crimée. Ce soutien ne descendra jamais au-dessous de 86 % dans les années qui suivent. Même dans les cercles critiques du pouvoir, la majorité a continué d’approuver l’annexion de la Crimée, et, en s’inscrivant dans cette majorité, Navalny a contribué à légitimer l’agression dans les milieux de l’opposition. Mais la responsabilité personnelle de l’opposant numéro un est, aux yeux des Ukrainiens, plus lourde encore. L’affiliation passée de Navalny aux mouvements nationalistes est connue, et lui a valu une exclusion du parti politique prodémocratique Iabloko, en 2007.
Entre 2007 et 2011, il a participé à des « Marches russes » – qu’il a parfois coorganisées –, manifestations annuelles de différentes mouvances nationalistes et ultranationalistes du pays. Internet garde la trace de sa violence verbale à l’égard des migrants en général, et des habitants du Caucase en particulier.
On reproche aussi à l’opposant son discours méprisant sur l’Ukraine. Ainsi, dans une vidéo de 2019, tout en reconnaissant l’élection démocratique de Volodymyr Zelensky, Navalny décrit un pays en déliquescence, dirigé par des élites qui sont « une bande de salopards tellement corrompus que nos propres salopards corrompus se sentent complexés ». Difficile de dire, dans ces positionnements, ce qui relève d’une conviction profonde, d’un bon mot lâché à la va-vite ou d’un ajustement stratégique aux préférences des citoyens russes.
Posture nationaliste grand-russe
Au fond, peu importe : ces éléments font de Navalny, aux yeux d’un certain nombre d’Ukrainiens, une autre tête du même monstre politique, une deuxième émanation d’un impérialisme russe profondément enraciné. Par son soutien à l’annexion de la Crimée, mais aussi par son dénigrement de ce qui est non russe, Navalny apparaît, aux yeux de certains Ukrainiens, comme coresponsable de l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Si, bien évidemment, il n’est pas celui qui a orchestré l’invasion, il a été jugé responsable, parmi d’autres personnalités qui comptent aux yeux de la population, d’avoir contribué à légitimer l’idée de l’agression et l’idéologie qui la sous-tend.
Au-delà de la figure de Navalny, le reproche est adressé à ceux que l’on qualifie en Ukraine – les guillemets sont importants – de « bons Russes », ceux qui condamnent la guerre, mais partagent les idées impérialistes du pouvoir, qui s’opposent au Kremlin, mais font le choix de l’exil plutôt que du soulèvement, qui souhaitent la fin de la guerre, mais refusent d’y prendre part, laissant les Ukrainiens combattre le pouvoir russe et mourir à leur place.
Avec ces « bons Russes », pas de discussion possible. La possibilité d’un dialogue entre les deux sociétés repose, aux yeux des Ukrainiens, sur deux préalables : la reconnaissance et l’abandon de la posture impérialiste de la société russe vis-à-vis de ses voisins, d’une part ; l’engagement dans un combat contre le pouvoir poutinien, d’autre part.
Prendre le chemin de ce dialogue demanderait aux opposants russes de se détacher explicitement d’une partie de l’héritage de Navalny – la posture nationaliste grand-russe – pour embrasser l’autre dimension de cet héritage, à savoir le courage, la colère et l’inventivité de l’homme qui a défié le Kremlin.
Anna Colin Lebedev est maîtresse de conférences en science politique (UFR droit et science politique, université de Nanterre).
01.02.2024 à 10:22
« La défaite de l’Occident » de Todd: quelle crédibilité de ses analyses de la Russie et de l’Ukraine?
colinlebedev
Texte intégral (2380 mots)
Lorsque L’Obs m’a demandé si j’accepterais de faire une note de lecture sur le dernier livre d’Emmanuel Todd, j’ai d’abord hésité. Qu’est-ce qu’une chercheuse – dont le domaine de compétence est par définition restreint – peut dire sur un essai qui se donne pour but d’embrasser le monde comme il va ? Mais devant l’insistance répétée de Todd à se déclarer historien et anthropologue (et non pas essayiste), je me suis dit que s’il jouait la légitimité scientifique, on lui devait une réponse scientifique. Et même si la Russie et l’Ukraine ne sont pas au centre de son raisonnement, elles ne sont pas non plus à la périphérie, puisque le diagnostic qu’il pose sur ces deux pays fonde aussi son discours général sur la faillite des Etats-Unis, et plus globalement sur les failles occidentales.
Vous trouverez ma note de lecture sur le site de L’Obs . J’ai décidé d’en dire un peu plus ici et dans un fil Twitter. Pourquoi? Parce que quand vous dites qu’un livre est bon, on vous demande rarement de le prouver. Mais quand vous dites qu’il est mauvais, on exige des preuves détaillées. Ma critique se limite strictement à son analyse de la Russie et de l’Ukraine, car c’est sur ces deux pays que j’ai une compétence de chercheuse.
De manière générale, pour un auteur qui se dit anthropologue, historien, qui ne cesse de souligner son « tempérament scientifique » (p.33) et de prétendre présenter les résultats d’une recherche, le livre est d’une pauvreté affligeante en termes de sources et de méthodes. La première chose qui frappe est l’ignorance complète par l’auteur de recherches publiées sur le sujet qu’il aborde. Le chapitre Russie cite bien brièvement quelques livres sans en détailler le contenu (p.58-59), mais tous les ouvrages cités ont au moins un demi-siècle d’âge et datent probablement des lectures étudiantes de l’auteur. Leroy-Beaulieu (texte de 1881) a tout particulièrement les faveurs de l’auteur et fait l’objet d’une longue citation. Tout cela ne serait pas problématique si Todd utilisait aussi des travaux publiés depuis la chute de l’URSS. Vous en trouvez très exactement deux dans le chapitre consacré à la Russie: un papier de James Galbraith sur l’effet des sanctions (ok, pourquoi pas) , et UN livre : l’ouvrage de synthèse du géographe David Teurtrie « Russie, le retour de la puissance » qu’il cite au moins sept fois dans un seul chapitre. Je n’ai absolument rien contre ce livre, écrit par un chercheur et faisant donc partie du débat. C’est quand-même un peu juste au regard de l’énorme littérature produite en anthropologie, démographie, science politique et sociologie sur la Russie contemporaine, que ce soit en français, en anglais, en russe ou dans d’autres langues depuis la fin de l’URSS. Surtout quand on entend poser un diagnostic sur l’état du pays.
Todd ne souhaite pas s’encombrer de décennies de travaux basés sur des enquêtes poussées. A la place, il veut produire un travail original basé sur des statistiques. Soit; ce n’est pas illégitime. Mais le choix des indicateurs et les conclusions qu’il en tire interrogent: il ne sélectionne que des statistiques qui vont dans son sens, et en tire des conclusions infondées.
Todd mobilise quatre indicateurs : la mortalité infantile; le décès par alcoolisme; le taux d’homicides; le taux de suicide. L’ensemble de ces indicateurs vont dans le sens de sa démonstration. Oui, la mortalité infantile a fortement décru en Russie, et la comparaison avec les États Unis n’est pas à l’avantage des US. Oui, les taux d’alcoolisme et de suicide ont aussi diminué. Oui, le taux d’homicide est en baisse. Mais s’il s’agit de juger l’état d’une société, on pourrait opposer d’autres indicateurs à ces statistiques. En effet, si les homicides ont continuellement diminué (avant de monter d’ailleurs en 2022), le taux de crimes violents est en augmentation depuis 2017, selon les statistiques officielles. De même, l’alcoolisme a certes diminué en Russie, mais la consommation de drogue a augmenté, notamment chez les jeunes. Les estimations officielles parlent de +60% de narcodépendants chez les mineurs entre 2016 et 2021. Statistique contre statistique…
La sociologue que je suis bute aussi sur la corrélation établie par Todd entre mortalité infantile et niveau de corruption dans la société. « La mortalité infantile, écrit-il, parce qu’elle reflète l’état profond d’une société, est sans doute en elle-même un meilleur indicateur de la corruption réelle que ces indicateurs fabriqués selon on ne sait trop quels critères. » Ce qui l’amène à conclure à un plus haut niveau de corruption aux États-Unis qu’en Russie. Cette corrélation n’est jamais expliquée, et pour la prouver Todd donne les exemples japonais et scandinaves, pays caractérisés à la fois par une faible mortalité infantile et une faible corruption. Il est facile de le contredire par d’autres exemples de pays où la mortalité infantile est très basse pour un index de corruption plutôt élevé (Estonie, Slovénie, Monténégro). La corrélation ne tient pas la route, et aucune autre argumentation ne vient l’étayer. C’est quoi d’ailleurs la définition de cet « état profond d’une société », aurait-on envie de demander à l’anthropologue?
Un autre des indicateurs fétiches de Todd est le nombre d’ingénieurs formés: la comparaison des USA et de la Russie, à l’avantage net de cette dernière, devrait démontrer la force du modèle russe et expliquer sa « supériorité dans la guerre » (que je ne commenterai pas). Là aussi, l’épaisseur et la complexité du monde social échappe à Todd. Oui, la Russie forme beaucoup d’ingénieurs, et a sans doute un système d’accès à l’enseignement supérieur plus ouvert que les Etats-Unis. Cependant, il ignore certainement ce qu’est cette formation d’ingénieur dans le contexte russe, et les nombreuses critiques qui lui sont faites : archaïsme des programmes et déconnexion des défis contemporains, corruption dans la délivrance des diplômes, taux d’insertion très bas (20% au milieu des années 2010) des ingénieurs dans des postes correspondant à leurs métiers. Les ingénieurs français « vont se perdre dans la banque et l’ »ingénierie financière » » (p.50), déplore-t-il. Les ingénieurs russes aussi!
Mais ce sont surtout les conclusions à l’emporte-pièce tirées de toutes ces statistiques (dont la fabrication n’est questionnée que quand elles vont à l’encontre de ses conclusions) qui laissent pantois: ces indicateurs montreraient un état de « paix sociale de l’ère Poutine » (p.63), une société stable et consolidée. Vraiment? Je suis parmi ceux qui prennent au sérieux l’attractivité de la promesse de stabilité et de prospérité faite par le pouvoir poutinien à la population. Cependant, il ne faut pas confondre la promesse formulée par un régime et la réalité du terrain qui est, on s’en doute, différente et plus complexe.
Enfin, le diagnostic de la Russie dans la guerre est totalement déconnecté des données réelles. L’Etat russe aurait « choisi de faire une guerre lente pour économiser les hommes ». Il aurait donc mobilisé « avec parcimonie » (p. 66) pour les préserver. Cette affirmation ignore à la fois les chiffres réels des hommes mobilisés (officiellement plus de 600 000, et non 120 000 comme il l’affirme) et la réalité de l’usage des soldats sur le front: une masse humaine envoyée en première ligne sans formation ni préparation. Là aussi, le discours du pouvoir russe fait office de preuve intangible.
Si le chapitre portant sur la Russie propose une vision partielle et partiale du pays, celui consacré à l’Ukraine est effarant, tant il est pétri de mépris et de méconnaissance totale du terrain. Pour l’analyse de la Russie, Todd s’appuyait sur pas grand-chose. Pour l’analyse de l’Ukraine, il ne s’appuie sur rien, si l’on exclut le même livre de David Teurtrie (qui n’a jamais été un spécialiste de l’Ukraine) et un article portant sur un sujet pérpihérique à la démonstration (l’émigration juive partant de l’URSS). La source principale du chapitre est… Wikipedia dont il tire les cartes de la population et du vote aux présidentielles. Là aussi: la littérature académique sérieuse, y compris critique, portant sur l’Ukraine, est abondante. Mais manifestement, Todd pense pouvoir écrire une analyse nouvelle de ce pays à grands coups de clichés non sourcés et quelques statistiques. Le dénigrement de l’Ukraine est omniprésent dans le texte. Celle-ci est présentée comme un État failli: j’avais consacré un fil à ce sujet l’an dernier. La langue ukrainienne est qualifiée de « langue des paysans » (p. 96), alors que le russe serait « la langue de la haute culture » (p. 111). Todd ignore complètement la situation linguistique de l’Ukraine, son bilinguisme très particulier qui a certes des dimensions régionales, mais aussi urbaines/rurales, générationnelles, professionnelles… Il reproduit le cliché – que j’ai déconstruit à plusieurs reprises – d’une Ukraine divisée entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone. Il trace à tort un signe d’équivalence entre « Ukraine de l’est » et « Ukraine russophone »; entre citoyens russophones et citoyens pro-russes.
La guerre dans le Donbass est étrangement absente de tout son raisonnement. Pour prouver l’absence de représentation politique de « l’Ukraine russophone » et la « fin de la démocratie ukrainienne » (p.97), il pointe le taux d’abstention élevé dans le Donbass lors des élections présidentielles en 2014. A aucun moment il ne lui vient à l’esprit que le Donbass connaît au moment de l’élection des actions armées de haute intensité sur son territoire et une fuite de la population pour éviter les combat, et que l’abstention peut y être liée. Bien d’autres dynamiques, notamment politiques et lingiustiques, sont liées à la guerre. Comment peut-on ignorer à ce point le contexte?
Le mépris de Todd est sélectif: ce qu’il reproche à l’Ukraine, il le pardonne à la Russie. Lorsque Todd évoque l’autorisation et l’usage commercial de la gestation pour autrui, cette donnée est pour lui un « signe de décomposition sociale » (p.72) de l’Ukraine, alors que le recours massif à la GPA commerciale en Russie ne lui pose manifestement aucun problème. Todd dénonce, de manière attendue, une « corruption qui atteignait des niveaux insensés » en Ukraine, oubliant de mentionner que la Russie était moins bien classée que l’Ukraine dans les classements de la perception de la corruption par Transparency International.
Voulant démontrer la domination d’Ukrainiens de l’ouest dans la classe politique ukrainienne, il produit une carte des lieux de naissance des élites politiques. La source est sans doute Wikipédia, mais ce n’est pas grave: Wikipédia peut être une bonne source quand elle n’est pas la seule. Cependant, sa démonstration tombe un peu à l’eau.« L’Ouest, l’Ukraine ultranationaliste, est surreprésenté au sein des élites politiques. L’Est et le Sud, l’Ukraine anomique, n’ont pour eux que les oligarques » (p.104). Ce n’est pas ce que sa propre carte montre. Ce que montrent les lieux de naissance des élites politiques, c’est par exemple que le président actuel Volodymyr Zelensky est originaire de l’Ukraine de l’Est. Que son prédécesseur, Petro Porochenko, est originaire de l’Ukraine du Sud et a fait une bonne partie de ses études à Odessa. Les deux présidents sont issus de milieux familiaux à préférence russophone. Aucune représentation de l’Est et du Sud dans les élites politiques, vraiment?
Je pourrais continuer et multiplier les exemples de méconnaissance, déformation, manipulation. Je m’arrête là. Cette note ne prétend pas à l’exhaustivité: elle rassemble juste suffisamment d’éléments pour pouvoir juger de la partie de son texte consacrée à la Russie et l’Ukraine. Je ne vais pas conclure en disant que l’auteur agit pour le solde d’une puissance étrangère; ce n’est pas mon rayon et je n’ai pas collecté d’éléments pour le prouver. Mais puisque Toddse dit chercheur, c’est sur ce terrain-là que porte ma lecture. Les chapitres consacrés à la Russie et à l’Ukraine ne respectent aucune norme de rigueur scientifique ou tout simplement de sérieux intellectuel. On y voit une ignorance complète de la recherche produite sur le sujet, des arrangements méthodologiques à la limite de la manipulation et des jugements de valeur manifestes. Les défauts de ces chapitres, on ne les pardonnerait pas à un étudiant de master. Je ne sais pas ce que cela implique pour le reste du livre, car ma compétence s’arrête là. Mais apparemment, ça n’empêche pas le bouquin de bien se vendre.
08.01.2024 à 10:37
Dans une église à moitié vide
colinlebedev
Texte intégral (903 mots)
Vous pensiez que Vladimir Poutine, en assistant au service religieux de Noël, prenait part à un rituel qu’il partageait avec la plupart de ses concitoyens? Détrompez-vous.

Les chiffres de fréquentation des églises orthodoxes russes pendant le service religieux de Noël viennent de tomber: cette année, 1,4 million de personnes, soit moins de 1% de la population, ont assisté au service.
Le décalage entre la déclaration de religiosité et la pratique sont une constante en Russie. 72% des Russes se déclarent aujourd’hui orthodoxes. 18% se disent athées ou sans religion, 5% musulmans, 3% déclarent une autre obédience religieuse. 45% des Russes se disent religieux, 54% peu ou pas religieux. Parmi ceux des Russes qui se déclarent orthodoxes, un tiers considèrent que Dieu n’existe pas.
Au-delà des déclarations, la pratique religieuse, note le sociologue de la religion orthodoxe Nikolay Mitrokhin, reste constamment basse en Russie. Les services religieux des grandes fêtes (Pâques et Noël) attirent en moyenne 1 à 2% de la population. Le noyau des paroissiens constitue en moyenne 0,5% de la population en Russie, et jusqu’à 1% dans les régions les plus orthodoxes de la partie européenne du pays. Ceux-là pratiquent la confession, communient et assistent aux services liturgiques. Environ 2 à 4% des Russes selon les estimations de Mitrokhin sont paroissiens occasionnels, passant environ une fois par mois à l’église. Ce chiffre est plus élevé dans l’auto-déclaration par les Russes de leur pratique dans les enquêtes du centre Levada, mais même là le nombre de personnes passant au moins une fois par mois à l’église ne dépasse pas 12% de la population. Les nombreuses églises qui ont fleuri sur le territoire russe sont sans paroissiens, et souvent sans prêtre pour les faire vivre.
La déclaration de religiosité est davantage un marqueur identitaire pour les Russes orthodoxes qu’une affiliation et une pratique religieuse. Plus que les rituels établis, les Russes pratiquent une superstition religieuse: placer une icône sur le pare-brise de la voiture pour la protéger des accidents; faire un signe de croix en passant devant une église pour éloigner le mauvais œil; éviter d’écrire certains mots pour éloigner le diable; faire la queue pendant des heures pour toucher une relique exposée au public et bénéficier de son aura. Contrairement à ce que l’on peut penser, l’influence des autorités religieuses et des prêtres sur les opinions et les comportements des Russes est limitée. En revanche, cette population superstitieusement croyante est très perméables aux rumeurs, aux interdits informels, aux mouvements de panique qui peuvent revêtir un décorum orthodoxe. Les idées obscurantistes peuvent donc se propager rapidement, mais pas forcément transmises par les prêtres.
Un mystère entoure les chiffres de fréquentation des services religieux à Noël. Cette fréquentation a connu une baisse spectactulaire depuis 2020: alors qu’habituellement 2,3 à 2,6 millions de personnes assistaient à ce service, le chiffre a brutalement chuté à 1,3 – 1,4 million en en 2022, 2023 et 2024. Où est passé un million de paroissiens? Les deux facteurs explicatifs avancés ont un lien avec la pandémie de Covid-19. D’une part, on évoque une surmortalité importante chez les pratiquants, dans leur immense majorité hostiles à la vaccination: une partie des paroissiens, antivax, ne serait donc plus là. Cependant, la surmortalité générale due au Covid est estimée à 1 million, voire 1,2 million de personnes en Russie: tous ceux-là ne sont pas des paroissiens fidèles… Deuxième élément d’explication plausible, on évoque une crainte des rassemblements publics qui pousserait beaucoup de pratiquants à fuir les services pour éviter la contagion. Les églises se vident donc un peu plus aujourd’hui.

Je devrais peut-être retirer ce que j’ai dit au début de ce billet. Vladimir Poutine au milieu d’une église à moitié vide, de crainte d’être contaminé: voilà une image qui représente finalement assez bien le comportement religieux de la petite partie pratiquante de la population russe.
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