21.11.2024 à 23:18
Dé-familiariser l’éthique du travail (une lecture de Max Weber par Kathi Weeks)
danah
Texte intégral (1349 mots)
Dégager la dimension fétichiste des objets et des pratiques qui nous semblent “naturels”, “dépolitisés”, autrement dit, dé-familiariser le monde, c’est là une tâche plus que jamais urgente (et ça tombe bien, tout le travail a déjà été fait, des tonnes de bouquins ont été écrits sur chacun de ces objets et des ces pratiques, suffit de les lire !)
J’ai beaucoup parlé ces derniers jours des réseaux sociaux, mais évidemment, il faut envisager le problème de manière plus globale.
Comme toujours, l’analyse critique du capitalisme (sa généalogie si vous préférez) nous rappelle que les choses n’ont pas toujours été telle qu’elles sont aujourd’hui, que ce qui nous paraît naturel est bien souvent le fruit (pourri) d’une décision idéologique, que ce qui ne nous paraît pas faire question s’origine en réalité dans des décisions politiques. Ce pourquoi il faut plus que jamais faire de l’histoire, de la géographie, de l’anthropologie, etc..
On sait (ou on ne sait pas justement, ou on préfère oublier ou passer sous silence) quelles histoires sinistres d’extraction et d’exploitation, de violence et de militarisation, sont attachées à quasiment chaque objet qui peuple notre environnement quotidien. Mais on oublie plus encore comment les pratiques emblématiques du capitalisme, ses articulation idéologiques, les pensées dont nous sommes porteurs et que nous incarnons (que nous y adhérions ou pas), sont devenus comme notre “seconde nature” – y compris le racisme, le masculinisme, le colonialisme etc..
Comme je suis plongé dans la lecture du livre génial de Kathi Weeks, The Problem with Work: Feminism, Marxism, Antiwork Politics and Postwork Imaginaries, Duke University Press 2011, je ne peux m’empêcher de vous donner à lire cet extrait (il faudrait traduire le livre entier tant il est précieux) concernant la “naturalité du travail”. Dans cet extrait, elle revient sur un des aspects de la critique Weberienne de ce que nous appelons parfois la “valeur travail” – ce que Max Weber appelle “l’éthique du travail”, dont il dévoile la généalogie (la dimension historique de l’étude célèbre de Weber a été amplement discutée, mais peu importe ici.)
(ma traduction)
***
“Comme le souligne Weber, l’éthique du travail – et cela reste constant au cours de ses transformations historiques – est un discours individualisant. La réussite ou l’absence de réussite économique de l’individu dépend de son caractère et en est le reflet. Ce qui pouvait être considéré comme la responsabilité d’une collectivité devient le devoir de chaque individu ; ainsi, vu sous l’angle de l’éthique puritaine, « le “Celui qui ne veut pas travailler ne mangera pas” de saint Paul, autrefois considéré comme pertinent pour la communauté dans son ensemble, s’applique désormais inconditionnellement à tout le monde ». En d’autres termes, la responsabilité morale incombe désormais à l’individu plutôt qu’à la communauté, et les riches comme les pauvres « ne mangeront pas sans travailler ». Cela s’applique d’autant plus au cours de l’ère industrielle, une fois que le travail salarié devient normatif ; et c’est particulièrement vrai dans la période postindustrielle où la norme du soutien de famille devient de plus en plus universelle, une attente non seulement des chefs de famille, mais aussi de chaque citoyen adulte. Avec moins de cas de dépendance économique ou politique « légitime », « toute dépendance qui subsiste peut donc être interprétée comme la faute des individus » (Fraser et Gordon 1994, 325). L’indépendance est moins liée aux types de relations auxquelles on est soumis qu’à une qualité de caractère. La « dépendance postindustrielle » devient donc à la fois de plus en plus illégitime et « de plus en plus individualisée »
“En tant que discours individualisant, l’éthique du travail remplit la fonction idéologique traditionnelle de rationalisation de l’exploitation et de légitimation de l’inégalité. Le fait que tout travail soit un bon travail, que tout travail soit également désirable et intrinsèquement utile est, comme l’a fait remarquer William Morris, « une croyance commode pour ceux qui vivent du travail des autres » (1999, 128). L’éthique protestante a également « légalisé l’exploitation de cette volonté spécifique de travailler », observe Weber, dans la mesure où elle « a interprété l’activité commerciale de l’employeur comme une vocation ». Dans la perspective de l’éthique du travail, les gouvernements sont considérés comme devant protéger le bien-être des citoyens en défendant leur droit au travail, tandis que les employeurs n’extraient pas tant de la plus-value qu’ils ne répondent aux besoins concrets de leurs employés en matière de travail. Tout comme l’éthique protestante donnait à l’homme d’affaires bourgeois « l’assurance réconfortante que la distribution inégale des biens de ce monde était une dispensation spéciale de la Providence divine », l’éthique du travail offre à toutes les époques une puissante justification de l’inégalité économique. De même que « le refus de travailler est symptomatique de l’absence de grâce » (Weber 1958, 159), l’état de pauvreté, moralement suspect, peut aujourd’hui être attribué au manque d’effort et de discipline de l’individu. Après tout, « Dieu » – aujourd’hui nous pourrions ajouter le marché – « aide ceux qui s’aident eux-mêmes » (115). En tant que discours individualisant, l’éthique du travail évite le soutien institutionnel à ce qui est censé être une responsabilité individuelle et occulte les processus structurels qui limitent son champ d’opportunités.
Mais l’éthique du travail ne remplit pas seulement la fonction idéologique classique qui consiste à faire passer les valeurs et les intérêts d’une classe pour les valeurs et les intérêts de tous. Elle remplit également une fonction plus disciplinaire : au-delà de la fabrication de significations communes, elle construit des sujets dociles. L’éthique du travail ne possède donc pas seulement une force épistémologique, mais une efficacité proprement ontologique. En effet, ce qui est essentiel dans l’éthique du travail, telle que Weber l’a décrite à l’origine, c’est ce qu’elle peut faire : livrer les travailleurs à leur exploitation, non seulement en fabriquant le consentement des sujets à l’exploitation capitaliste, mais en constituant à la fois des sujets exploitants et des sujets exploitables. Selon Weber, la fonction de subjectivation de l’éthique est cruciale. Plus qu’une idéologie, le nouveau discours sur le travail est un mécanisme disciplinaire qui construit les sujets en tant qu’individus productifs. L’impact de l’éthique protestante était comparable à l’existence monastique dans la mesure où cette ascèse mondaine cherchait « un contrôle méthodique sur l’homme tout entier ». Elle était et reste, en ce sens, une force biopolitique, qui rend les populations à la fois productives et gouvernables, augmentant leurs capacités en même temps que leur docilité. Comme l’a décrit Foucault dans sa description de la production de l’individualité disciplinaire, « la discipline augmente les forces du corps (en termes économiques d’utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d’obéissance) » ; elle produit « à la fois un corps productif et un corps soumis ». Le sujet individué est à la fois plus utile et plus maniable ; « l’individu n’est pas, en d’autres termes, le contraire du pouvoir ; l’individu est un des premiers effets du pouvoir » (Foucault 2003, 30).”
21.11.2024 à 23:08
L’avenir du plastique est dans la poubelle (Max Liboiron)
danah
Texte intégral (1003 mots)
Toutes celles et ceux qui se sont précipités sur la traduction française sortie récemment de “Pollution is Colonialism” de la chercheuse Max Liboiron, auront noté sans doute la manière dont elle introduit la question du déchet plastique (sa spécialité “scientifique”, à partir de laquelle sa pensée critique se déploie avec brio).
L’idée du plastique jetable, à usage unique, et donc destiné à devenir un déchet, n’est pas inhérente ni à la qualité du matériau ni à ses usages. Ce caractère jetable du plastique a été proprement inventé par les producteurs capitalistes à une époque, les années 50, où le marché se trouvait au plus bas, précisément parce que les usagers, qui réutilisaient les sacs en plastique, n’avaient plus besoin d’en acheter de nouveaux. Il a fallu relancer la machine. Ce qui s’est traduit non seulement par une modification du matériau (le rendre moins solide, moins ré-utilisable) mais aussi et surtout par le déploiement d’une propagande visant à inciter les consommateurs à jeter leurs emballages plastiques après usage. C’est là, vous l’avez reconnu, une déclinaison de ce qu’on appelle l’obsolescence programmée, qui s’accompagne toujours d’un marketing massif.
Non, les consommateurs ne se sont pas toujours comportés comme ils le font aujourd’hui, comme des enfants émerveillés dans un magasin de bonbons à l’assortiment toujours changeant. Le marketing nous a proprement infantilisés – et ce n’est pas du tout par hasard que les premières grandes études critiques sur la société de consommation et la psychologie du consommateur datent des années 50 !
Nous sommes les héritiers pathétiques (enfin, quand je dis nous, précisions : “les consommateurs qui ont les moyens de consommer” d’abord, ce qui ne comprend donc pas quelques milliards d’habitants sur cette planète) de nos aïeux et aïeules qu’on a incités à jeter plutôt qu’à conserver. L’extrait ci-dessous, qui introduit le livre de Max Liboiron (je n’ai pas la version française donc je traduis moi-même de l’anglais), dévoile le caractère DÉLIBÉRÉ de ce capitalisme des déchets – dont on sait aujourd’hui où il mène : l’intoxication systématique des environnements, à commencer par ces zones de sacrifice où les habitants crèvent littéralement, générations après générations, de l’accumulation de déchets.
L’accumulation des déchets est non seulement l’envers de l’accumulation du capital, mais un business en soi (y compris dans son versant “recyclage”).
“En 1956, Lloyd Stouffer, rédacteur en chef du magazine américain Modern Packaging, s’adresse aux participants à la réunion de la Société de l’industrie plastique à New York : « L’avenir du plastique est dans la poubelle…. Il est temps pour l’industrie du plastique d’arrêter de penser à la réutilisation des emballages et de se concentrer sur l’usage unique. Car l’emballage qui est utilisé une fois et jeté, comme une boîte de conserve ou un carton, ne représente pas un marché ponctuel de quelques milliers d’unités, mais un marché récurrent quotidien mesuré en milliards d’unités”. Stouffer s’exprimait à une époque où la réutilisation, la débrouille et l’économie étaient des pratiques clés renforcées par deux guerres américaines. Les marchés de consommation étaient saturés. Aujourd’hui, l’emballage est la plus grande catégorie de production plastique, représentant près de 40 % de la production plastique en Europe3 et 33 % au Canada. Les catégories suivantes sont le bâtiment et la construction, avec un peu plus de 20 %, et l’automobile, avec 8 %.5 Le désir de Stouffer ressemble à une prophétie. (C’est du colonialisme, mais nous y reviendrons dans un instant.)
Avant l’appel de Stouffer à l’élimination et avant que les puissances militaires allemandes et américaines n’investissent des sommes considérables et des infrastructures de recherche pour perfectionner le plastique en tant que matériau de guerre dans les années 1940, le plastique était décrit comme un bien environnemental. Imitant d’abord l’ivoire, puis d’autres matériaux d’origine animale tels que la gomme-laque et l’écaille de tortue, le plastique était une substance artisanale qui mettait en valeur l’ingéniosité et les compétences technologiques tout en offrant « à l’éléphant, à la tortue et à l’insecte corallien un répit dans leur habitat d’origine ; il ne sera plus nécessaire de saccager la terre à la recherche de substances qui se raréfient constamment ». L’idée du caractère jetable et de la production de masse des plastiques est relativement récente, puisqu’elle est apparue un demi-siècle après l’invention des plastiques. La plupart des graphiques sur la production de plastique commencent après 1950, ignorant l’histoire des plastiques au dix-neuvième et au début du vingtième siècle, puisque ces matériaux n’existaient pas sous la forme de substances produites en masse que nous connaissons aujourd’hui. Il en a été autrement pour les plastiques.”
21.11.2024 à 23:01
Qui possède Haïti ? (sur des propos ignobles et honteux du président français)
danah
Texte intégral (1012 mots)
LA HONTE ABSOLUE
“Adding insult to injury”, version Macron.
Cette sortie ignoble de Macron envers les Haïtiens, ça me met dans une rage folle.
Pour celles et ceux qui ne comprennent pas pourquoi, voici un extrait de la préface admirable d’Amy Wilentz, tirée d’un ouvrage intitulé : Who Owns Haiti ? PEOPLE, POWER, AND SOVEREIGNTY, Edited by Robert Maguire and Scott Freeman, University Press of Florida, 2017.
(ma traduction) :
“Examinons maintenant la dette que les révolutionnaires haïtiens ont accepté de payer à la France après avoir libéré Haïti de ses maîtres français. Peu de temps après la déclaration d’indépendance de Toussaint L’Ouverture et de Jean-Jacques Dessalines, des navires de guerre français sont descendus dans les eaux de Port-au-Prince et ont fait pression sur Haïti pour qu’il accepte de payer une énorme indemnité pour les biens français perdus pendant la révolution en échange de la reconnaissance de la souveraineté d’Haïti (étrange méthode pour obtenir la reconnaissance de la souveraineté, celle-là). Peu importe que les Haïtiens aient gagné la guerre.
Le monde des négociations fondées sur la race est en dents de scie. Les hommes blancs vaincus exigeaient des vainqueurs noirs qu’ils paient. Et les vainqueurs – ou du moins leur président, Jean-Pierre Boyer – ont accepté, engageant la jeune nation, âgée d’une vingtaine d’années seulement, à effectuer des paiements qui paralyseraient l’économie haïtienne pour le siècle à venir et qui s’élèvent à environ 21 milliards de dollars en dollars d’aujourd’hui.
Et quelle était cette dette d’Haïti envers la France et les anciens planteurs français esclavagistes ? Qu’est-ce que les Haïtiens avaient exactement pris à la patrie ? Les planteurs ont fait valoir qu’ils avaient besoin d’une compensation pour les biens qu’ils avaient perdus pendant la révolution, à savoir leurs plantations, leurs grandes maisons, leurs produits et, ce qui n’est pas le moins important, leurs esclaves. En d’autres termes, pendant plus de 100 ans après la révolution, des générations d’Haïtiens ont payé aux Français le droit de s’approprier leur corps. Ils ont tardivement payé leur servitude, payé leur liberté après que leurs camarades soient morts en grand nombre pour l’obtenir.
Essayez d’imaginer cela non pas à l’échelle nationale, mais à l’échelle individuelle. Vous êtes enchaîné et votre geôlier vous garde, vous nourrit, vous garde à l’abri du toit de la prison, vous oblige à travailler durement pour son profit. Vous lui appartenez. Un jour, vous vous libérez. Tu t’en vas et tu t’installes sur un minuscule terrain de la prison que tu squattes, aux yeux de ton geôlier. Quelque temps plus tard, comme s’il sortait des pages de La Case de l’oncle Tom, votre Simon Legree arrive sur le pas de la porte et vous dit que vous lui devez, disons, 200 000 dollars pour vous être volé à lui.
Vous êtes outré. À qui appartenez-vous ? Certainement à vous-même. Mais pas du point de vue de votre propriétaire. Il refuse de reconnaître qu’en vous évadant de la prison et en vous installant à votre compte, vous avez remis en cause toute sa culture économique. Il exige que vous vous comportiez selon l’ancien système. D’une main, il brandit une arme avec laquelle il tient toute votre famille en otage jusqu’à ce que vous acceptiez ses conditions. Et vous finissez par le faire, et vous finissez par le payer pour le reste de votre vie tandis que vos enfants et petits-enfants sont affamés et pieds nus. C’est Haïti. C’est la France.
En raison de ce remboursement de la dette, la France possédait toujours essentiellement Haïti (tout comme les banques américaines et françaises qui ont prêté au Trésor haïtien les fonds nécessaires au paiement) jusqu’en 1947, date à laquelle la dette a finalement été remboursée. À cette date, grâce à l’occupation d’Haïti par les marines américains, la National City Bank of New York (le dernier prêteur pour les réparations) avait pris possession, au moins au sens figuré, de terres haïtiennes de grande valeur et travaillait activement avec des hommes d’affaires extérieurs pour trouver des méthodes d’exploitation d’Haïti.
(NB : ne nous y trompons, le colonialisme, sous ses formes sans cesse réinventées, n’est pas une histoire passée. Il est le présent, et il est inscrit plus que jamais dans l’agenda futur. Le racisme éclatant dont vient encore une fois de faire preuve le PDG de la France, qui visite en ce moment tout ce que le monde comporte de dirigeants criminels et sanguinaires – ce raciste désormais décomplexé revient d’Argentine où il a fait le beau avec Milei -, est au cœur des politiques internationales. Ce n’est pas seulement lui : c’est nous, nous tous, qui avons bénéficié de la dette payée par Haïti, et c’est nous encore qui bénéficions de l’exploitation coloniale et raciale du capitalisme global)
21.11.2024 à 13:18
L’expérience vécue de la racialisation
danah
Texte intégral (3489 mots)
En guise d’introduction, je citerai deux textes que Sarah Ahmed commente son essai de phénoménologie politique, The Cultural Politics of Emotion (2004, réédition 2014)
D’abord, un souvenir (décisif et déterminant) rapporté par la grande féministe black Audrey Lorde dans son livre Sister Outsider: Essays and Speeches, Trumansburg, NY: The Crossing Press, 1984. La rencontre, alors qu’enfant, elle se trouvait dans le métro en compagnie sa mère, avec une femme blanche.
Sarah Ahmed en donne un long commentaire génial sur lequel je reviendrais. Elle se réfère à Audrey Lorde (mais aussi à Franz Fanon, l’extrait que je cite ci-dessous) pour explorer le racisme en tant qu’expérience vécue, certes fort différemment, aussi bien par le raciste que le racisé – car on est “racisé”, ce qui suppose une forme d’action, a minima la projection à la surface de l’autre d’un récit, de signifiants, qui font du corps de l’autre un “autre autre” (the other other) – c’est-à-dire un autre sur lequel se trouvent comme elle le dit, “collés” (stick), ou sont accolés, un récit, des émotions (le dégoût, la haine, la peur), ce par quoi cet autre corps devient, comme le dit une autre philosophe féministe queer, Laurent Berlant, un “inconvenient other“.
Voici le texte d’Audrey Lorde (ma traduction)
“Le métro AA pour Harlem. Je serre la manche de ma mère, les bras chargés de lourds sacs de courses pour Noël. L’odeur humide des vêtements d’hiver, les soubresauts du train. Ma mère repère un siège libre, pousse mon petit corps couvert de neige vers le bas. À côté de moi, un homme lit un journal. De l’autre côté, une femme coiffée d’un bonnet de fourrure me regarde. Sa bouche tressaille, puis son regard s’abaisse, entraînant le mien. Sa main gantée de cuir s’accroche à la ligne de démarcation entre mon nouveau pantalon de neige bleu et son manteau de fourrure lisse. Elle rapproche son manteau d’elle. Je regarde. Je ne vois pas la chose terrible qu’elle voit sur le siège entre nous – probablement un cafard. Mais elle m’a communiqué son horreur. Vu la façon dont elle regarde, ce doit être quelque chose de très mauvais, alors je rapproche mon habit de neige de moi pour m’en éloigner aussi. Lorsque je lève les yeux, la femme me regarde toujours, le nez troué et les yeux immenses. Soudain, je réalise que rien ne rampe sur le siège qui nous sépare : c’est moi qu’elle ne veut pas que son manteau touche. La fourrure frôle mon visage tandis qu’elle se lève en frissonnant et s’accroche à une sangle dans le train qui file à toute allure. Née et élevée dans la ville de New York, je me glisse rapidement pour laisser la place à ma mère. Aucun mot n’a été prononcé. J’ai peur de dire quoi que ce soit à ma mère parce que je ne sais pas ce que j’ai fait. Je regarde secrètement les bords de mon pantalon de neige. Y a-t-il quelque chose dessus ? Il se passe quelque chose ici que je ne comprends pas, mais que je n’oublierai jamais. Ici, oui. Les narines dilatées. La haine.”
Dans la langue originale pour celles et ceux qui lisent l’anglais :
“The AA subway train to Harlem. I clutch my mother’s sleeve, her arms full of shopping bags, christmas-heavy. The wet smell of winter clothes, the train’s lurching. My mother spots an almost seat, pushes my little snow-suited body down. On one side of me a man reading a paper. On the other, a woman in a fur hat staring at me. Her mouth twitches as she stares and then her gaze drops down, pulling mine with it. Her leather-gloved hand plucks at the line where my new blue snowpants and her sleek fur coat meet. She jerks her coat closer to her. I look. I do not see whatever terrible thing she is seeing on the seat between us – probably a roach. But she has communicated her horror to me. It must be something very bad from the way she’s looking, so I pull my snowsuit closer to me away from it, too. When I look up the woman is still staring at me, her nose holes and eyes huge. And suddenly I realise there is nothing crawling up the seat between us ; it is me she doesn’t want her coat to touch. The fur brushes past my face as she stands with a shudder and holds on to a strap in the speeding train. Born and bred a New York City child, I quickly slide over to make room for my mother to sit down. No word has been spoken. I’m afraid to say anything to my mother because I don’t know what I’ve done. I look at the sides of my snowpants secretly. Is there something on them ? Some-thing’s going on here I do not understand, but I will never forget it. Here yes. The flared nostrils. The hate.”
(Audrey Lorde, op. cit. p. 147–8)
J’ajoute ici ce texte célèbre de Franz Fanon, qui nourrit lui aussi la réflexion de Sarah Ahmed élaborant une phénoménologie du racisme – à même la peau pourrait-on dire (comment les signifiants de l’homme blanc viennent redessiner les contours de l’homme noir) : cet extrait est tiré de Peau Noire, Masques blancs (1952)
« Tiens, un nègre ! » C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire.
« Tiens, un nègre ! » C’était vrai. Je m’amusai.
« Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement.
« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible.
Je ne pouvais plus, car je savais déjà qu’existaient des légendes, des histoires, l’histoire, et surtout l’historicité, que m’avait enseignée Jaspers. Alors le schéma corporel, attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial. Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième personne, mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux, trois places. Déjà je ne m’amusais plus. Je ne découvrais point de coordonnées fébriles du monde. J’existais en triple : j’occupais de la place. J’allais à l’autre… et l’autre évanescent, hostile mais non opaque, transparent, absent, disparaissait. La nausée…
J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a bon banania. »
Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon être-là, très loin, me constituant objet. Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? Pourtant, je ne voulais pas cette reconsidération, cette thématisation. Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. J’aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble édifier.”
L’expérience vécue du racisme
Ce n’est pas pour rien que les transports en commun sont un des espaces privilégiés de l’expérience vécue du racisme, comme en témoigne le récit d’Audrey Lorde, ou la remarque de Franz Fanon : le blanc qui s’écarte précautionneusement de la personne racisée à côté de laquelle il s’est assis, se lève, change de place. Cet écart institue une frontière affective et émotionnelle, mais tout aussi chargée de fantasmes, d’idéologie – la « séparation des races », pour reprendre un titre de C.F. Ramuz –, frontière qui se dessine dans la relation de promiscuité des corps, et s’incarne dans des pratiques, des rituels, des rictus, des grimaces, des paroles, des insultes, et parfois des crachats, voire le viol, le lynchage, le meurtre. La rencontre des corps se trouve investie, et pré-investie, par des signes projetés sur le corps de « l’autre/autre », qui n’est pas n’importe quel autre, mais un autre altérisé, redoublé dans sa différence d’avec soi. Et pas tant qu’avec soi, qu’avec un nous, un « nous » produit et reproduit, renforcé, par cette altérisation : le raciste qui s’écarte du corps racisé, se réfère (et produit en s’y référant) dans le même temps à un « nous » – celui de la « White Nation » par exemple (ou de l’ethnie racialement déterminée). Ce « nous », que revendiquent et défendent contre la « menace » qu’incarne ce corps altérisé les suprématistes raciaux, se matérialise dans l’expérience individuelle de l’écart, du refus de la promiscuité, de la mise à distance, et confirme « des légendes, des histoires, l’Histoire », qu’évoque Franz Fanon, inscrivant sur la peau même du corps noir la responsabilité « de ma race, de mes ancêtres », l’instituant dès lors comme « peuple noir ». La personne blanche qui fait un pas de côté rejoint, comme le dit Sarah Ahmed, le cercle de celles et ceux qui se reconnaissent dans ce « nous » : elle rejoint ses « semblables » en se détachant de ces dissemblables.
Checkpoints.
Ce n’est pas pour rien non plus que les régimes d’apartheid (institutionnalisés ou implicites) interdisent l’accès, préviennent la promiscuité, limitent les frictions, et régulent la mobilité, selon des critères raciaux. Je prendrais ici l’exemple des topographies urbaines (et rurales) organisées autour des checkpoints, lesquels sont rarement figurés sur les cartes de géographie. Cette absence est symptomatique de l’état d’esprit du cartographe, de sa participation au projet d’une construction d’un espace dépolitisé, fluidifié, réservé aux usagers privilégiés, abstrait donc. Étudiez les cartes du Kashmir par exemple, une des zones les plus militarisées au monde : vous n’y verrez pas les innombrables checkpoints qui parsèment l’espace – de même les plans d’Ürümqi destinés aux touristes, dans le Xinjiang Chinois, ressemblent à ceux de n’importe quelle aire urbaine moderne. En réalité, dans la vie quotidienne des autochtones Kashmiri, comme dans celle des Ouïghours, ces checkpoints marquent autant d’interruptions dans la mobilité. Si vous faites partie de l’ethnie pour la régulation de laquelle ces checkpoints ont été mis en place, alors ils signifient l’arrêt, le contrôle d’identité, et le risque de l’interrogatoire et de l’arrestation, voire de la torture, du viol et parfois de la mort. Ils sont des points d’exception à la loi, des lieux d’impunité de l’exercice du pouvoir, des manifestations omniprésentes de « l’État d’Urgence » permanent. Les figures emblématiques de la nécroplitique (pour rependre le concept d’Achille Mbembé). Ils recouvrent la ville d’une couche d’angoisse pour les subalternes visés par les politiques de ségrégation. Les Huan au Xingiang ou les Hindous au Kashmir, devant ces mêmes checkpoints, ne courent aucun risque : c’est même pour leur sécurité, c’est-à-dire pour garantir la non-promiscuité d’avec le corps suspect des musulmans, et leur propre liberté de mouvement, pour confirmer leur privilège en tant qu’ethnie dominante, que les checkpoints sont installés à tous les coins de rue. Empêchement des uns. Fluidité pour les autres. Ou, mieux encore, l’empêchement des uns garantit la fluidité des autres. Le checkpoint opère comme un filtre racial. Il (ethno-)racialise l’espace et les corps – encore une fois, gardons à l’esprit le sens actif de « racialisé ». Il politise l’espace, le découpe selon des lignes idéologiques et fantasmatiques. Il exclut en même temps qu’il inclut (selon une logique à l’œuvre aussi dans les réaménagements qu’on décrit sous le terme de « gentrification »).
Apartheids
Ces espaces d’apartheid institutionnels ou larvés ne sont pas l’apanage des régimes explicitement racistes ou des zones militarisés. Les démocraties n’en sont pas exemptes. On connaît les discriminations à l’entrée de certains espaces publics, à l’embauche, au logement, etc. Ces filtrages aux entrées fonctionnent tout à fait comme les checkpoints : ils autorisent ou refusent, empêchent ou facilitent. Il faut montrer « patte blanche » (« Montrez-moi patte blanche, ou je n’ouvrirai point » écrivait Jean de la Fontaine dans la fable « Le Loup, la chèvre et le chevreau »), refouler l’indésirable, l’ « inconvenient other » dont parle Lauren Berlant dans son ultime ouvrage (On the Inconvenience of Other People, 2022). La liste des indésirables, ou des « inconvenient », dont la seule présence suscite peur, dégoût, haine, ne se limite pas aux racisés : toutes celles et ceux dont le corps, le vêtement, la langue, le prénom, le nom, rendent suspect‧e‧s, auxquels s’attachent, se collent, comme le dit Sarah Ahmed (« stick »), et viennent adhérer les signes de la stigmatisation, vivent ce quotidien d’être perçu comme « embarrassants ». Votre corps dérange, non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’un autre en perçoit, qui « se sent perturbé et dérangé ». Et c’est précisément dans la répétition sociale de cette expérience de « dérangement » que s’opère comme le dit Franz Fanon, cette modification du « schéma corporel » qui, « attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial »
Répétition
J’insiste sur l’importance de la répétition de l’expérience quotidienne vécue de la racialisation (et des autres stigmatisations, qui affectent les « corps qui dérangent »), dans le courant des théories féministes queer, et notamment de ce qu’on appelle les Affects Studies, parce que le racisme n’est pas seulement une affaire de discours. S’il ne s’agissait que de cela, on pourrait comme tente de s’en convaincre l’enfant évoqué par Franz Fanon, « s’en amuser ». Le racisme n’est pas une abstraction, mais il s’incarne. C’est précisément la stratégie des promoteurs de la société post-raciale (quelles qu’aient été leur intention, bonne ou mauvaise) d’avoir abstrait de la question du racisme les récits de ses incarnations quotidiennes (ou de les avoir relégués dans la marge des témoignages, juste bons à émouvoir et indigner, comme des « fictions »). Les corps, les âmes, les sujets eux-mêmes, dans leur plus profonde intimité, sont affectés, pas seulement les idées. Pour autant, ces idées s’incarnent et fabriquent l’expérience vécue, en se répandant comme signes, stigmates, émotions, affects, à la surface même des corps. Formant comme un écran qui s’interpose dans la relation et la détermine, l’appauvrit, voire l’interdit : la couleur, l’odeur, le bruit, ne viennent pas des corps mais de l’appareil épistémique qui enveloppe ces corps soumis à la perception du raciste.
Le récit vient d’ailleurs, de la White Nation, du Suprématisme Blanc (conscient ou inconscient, revendiqué ou pas), il est importé dans l’expérience et assigne le corps à cette différence a priori par la projection sans cesse répétée des signes, affects et émotions devenus le véhicule des idées racistes dans le monde sensible. Sarah Ahmed insiste sur cette répétition. Une expérience isolée ne suffit pas à « devenir noir ou musulman » (vous compléterez la liste, fort longue : elle ne suffit pas à non plus, ont dit et répété les féministes, à « devenir une femme » au sens où ce « une femme » est « conçu » par les masculinistes et structurellement inscrit dans l’organisation sociale, économique, morale et politique, etc.)
Ceux qui croient, ou continuent de croire à cette fable de la société post-raciale, où le racisme ne serait plus qu’une idée abstraite, une lubie d’extrémistes, et les « actes racistes » que les anomalies déplorables, mais exceptionnelles, émanant de quelques individus incorrigibles, cette fable instaurée précisément par les biopolitiques et les nécropolitiques, pour passer sous silence, refouler et minimiser, la dimension structurelle du racisme dans l’organisation capitaliste du monde, ceux-là ne vivent certainement pas dans la peau d’un‧e racisé‧e.
NB : on pourrait aller plus loin, en faisant écho aux réflexions de Laurent Berlant notamment en décrivant comment, même celle ou celui qui n’est pas raciste, c’est-à-dire qui n’est pas dérangé par le corps de l’autre, n’en est pas moins épargné, bien souvent, par les signifiants racistes – il ou elle ne peut s’empêcher d’être hanté par le récit “qui s’accole” à la surface de la rencontre des corps. Cela peut se traduire, à l’inverse du rejet ou de l’écart du raciste, par une affection ostentatoire, plus marquée en tous cas, que s’il s’agissait d’un autre sans la surdétermination raciale.
15.11.2024 à 21:28
Note aux médias anti-Trump et anti-Musk qui ne quittent pas Twitter
danah
Texte intégral (1012 mots)
(Coup de calcaire daté du 15 novembre 2024 : j’espère que ces médias que je cite auront déserté X/Twitter après un temps de réflexion, disons, dans les semaines à venir)
Alors, comme je suis un garçon perfide.. je constate que la plupart des médias ont (bien timidement) relayé l’information comme quoi The Guardian ou Vanguardia, NPR aux States depuis déjà avril 2023, désertaient Twitter.
Parmi lesquels bien des médias de “gauche” et/ou qui crachent sur Trump et son idéologie depuis des lustres.
Et qui sont encore, à l’heure où je vous parle, encore sur Twitter.
Qui publient donc gentiment des messages anti-Trump sur une plate-forme dirigée par Elon Musk et ses copain masculinistes suprématistes blancs.
Aux tendances fascistes assumées.
ALORS QUOI ???
On se réveille ?
Ou pas.
Je vais vous dire, jusqu’à ce que les choses aient changé, je décide de ne plus relayer d’articles de ces médias de gauche qui n’ont pas encore quitté Twitter (vous aurez votre liste mais, au hasard : salut Libé, salut Blast, salut Basta !, salut le Monde Diplomatique, l’Humanité, Mediapart, Politis, et j’en passe et des meilleurs, ou des moins pires !). Et de les boycotter.
La dissonance cognitive, ça les empêche pas de dormir en tous cas.
PS : je m’en tape le coquillard qu’ils ouvrent ou pas un compte ailleurs ou sur Mastodon, mais Twitter, non. Là c’est pas possible.
Et ça vaut aussi pour les mouvements politiques de gauche, les mouvements antifascistes, féministes, etc… Et leurs militants !
J’arrive même pas à imaginer comment ils font dans les salles de rédac ou dans les officines des partis pour continuer à publier leur entrefilets sur Twitter. Je comprends pas. Dénoncer le Diable sur le réseau qui appartient au Diable. Et si les USA sombrent dans le fascisme, ils seront encore là à écrire sur Twitter : “o la la, regardez, les USA sombrent dans le fascisme !” Y’aurait eu Twitter dans l’Allemagne ou l’Italie des années 30, les mecs seraient encore inscrits ?? (enfin non, tout les gens de gauche étaient soit mort, soit emprisonné, soit en exil, soit se cachaient, c’est vrai..)
C’est juste débile.
Les mêmes zigopuces qui te publient de longs articles sur la résistance au fascisme, la révolution anticapitaliste, la lutte contre les idées d’extrême droite, et qui sont incapables de commencer eux-mêmes pas RENONCER – ô !! quel drame, renoncer, quel sacrifice, quel héroïsme !!, à ces plates-formes qui incarnent précisément la puissance des ennemis qu’ils prétendent combattre..
Ben je vous dis, la résistance, la révolution, la lutte, faudra pas trop compter sur eux quand même hein…
Alors je suis sans doute vieux jeu, et trop influencé par la philosophie grecque antique (“le sage se voit à la manière dont il mène sa vie, en accord avec ses pensées) ou les philosophes engagé.e.s du siècle dernier, mais joindre la parole aux actes, considérer que ce qu’on dit a du sens et doit se traduire dans le réel, pour moi, ça compte voyez-vous. Et vos putains de xxxxx followers sur twitter, Facebook et toutes ces merdes, qu’ils les gardent : ce sera désormais sans moi.
NB :
Et vous croyez que les suprématistes blancs en ont quelque chose à cirer de la présence de médias de gauche sur Twitter ? Ou que la présence de ces médias de gauche sur Twitter (le supposé “contre-pouvoir qui agit de l’intérieur des enfers) change quoi que ce soit au succès des extrêmes droites partout dans le monde ? Si tel était le cas, comment ça se fait que Trump vient d’être élu triomphalement, en partie grâce à ses soutiens sur les réseaux ?
Comme disait un vieux professeur de philosophie : la preuve du pudding, c’est qu’on le mange. Quand bien même certains illuminés ont été assez naïfs (ou malhonnêtes) pour se raconter cette jolie histoire de “la résistance à l’intérieur du système”, et y croire !, ben ils peuvent aujourd’hui reconnaître qu’ils avaient tort, que ça n’a pas marché, qu’il est grand temps de faire autre chose.
Mais là je m’en branle en fait de ces stratégies pourraves et ces justifications de lâches : parce que, la preuve, c’est que ça n’a pas marché, c’est le moins qu’on puisse dire. Demain, l’AfD va taper dans les 30% aux légilsatives en Allemagne, en 2027, le Rn aura un président en France, et on sera encore là à se toucher la nouille en se disant : oui, mais peut-on abandonner Twitter ?
J’imagine des gens comme Sartre et Beauvoir, Adorno, Foucault, Baudrillard, etc.. dans une telle situation ! ça n’aurait pas fait un pli, y’a longtemps qu’ils auraient publié des tribunes bien plus dures que celle que je publie ci-dessus.
On s’est fait nické, mais alors gravement. Et on est ridicule. Les mecs, là, à l’extrême droite, les Musk, les TRump, ils doivent se fendre la poire en voyant tous ces soi-disant opposants poster des messages sur Twitter.
C’est quand même pas compliqué (parfois, pas toujours) de s’accorder avec ses idées. Certains, et pas des moindres (The Guardian, c’est pas n’importe quel média quand même !) l’ont fait.
14.11.2024 à 19:43
Some thoughts on the (speculative) political significance of the 4B movement’s slogans.
danah
Texte intégral (1897 mots)
Two remarks on the American post-Trump version of the 4B movement (I’m leaving aside the “original” South Korean version, which takes place in a different – and very interesting – context).
You might want to read for starters (among many other gateways) @emmiehine’s very thought-provoking piece on her blog:
https://dair-community.social/@emmiehine/113475534341120269
https://ethicalreckoner.substack.com/p/er-32-on-womens-communes-and-the
In particular, Emmie looks back at the experiences of lesbian separatism in the 60s and 70s, and what she calls a “communal” movement – this “boycott of men” resulted in exile “outside men’s society”. Obviously, the current movement, in reaction to Trump’s election, but, long before that event, to the now-mainstream masculinist discourses in the US (and elsewhere), is unfolding above all on the internet. which Emmie Hine sees as an advantage:
“4B has an advantage over the commune movement because it is virtual, and that means it will stay with us. A movement that exists online rather than in isolated rural communes can simmer unnoticed by most for a long time until the algorithm resurfaces it and brings it back into the public consciousness. And as a form of virtual separatism, a way to cope via meme, it’s likely to persist.”
I’ve read quite a few texts and messages from activist circles: inevitably, a lot of issues emerge, sometimes leading to aporias that I feel are crucial at a time when identities and sexualities – what we might call worlds of desire – are being recomposed. They are part of an already long and complex history (on this subject, I always recommend reading this text by Sarah Ahmed, and her books!, on the relevance of feminist reflections from the “past”: https://feministkilljoys.com/2014/04/08/dated-feminists/ ), but also respond to the current context: the violence that is not only verbal, but also physical, social, economic and political, unfolding in the promises of American white supremacists (and not only them). Admittedly, as I often say, Trump and his clique are merely making explicit the structural violence on which patriarchal capitalist society rests (the model of the “middle-aged white man” as Senator J. Howard in 1866: https://outsiderland.com/danahilliot/le-type-representatif-de-la-race-humaine/), but this now unabashed affirmation increases the threat to all subalterns and the “already oppressed”, and women in the first instance.
I’d just like to add two reflections, which appear in filigree in the comments I’ve read here and there, and which make this movement, at least in theory, or from a speculative political perspective, a brilliant and truly incisive offensive against both the capitalist machine and white supremacism. It touches them at the heart, if we can speak of heart here, at the very heart of the ideology that structures them.
1. Let’s start with white supremacist ideology. One of the obsessions of white supremacists (in the United States, but also in Europe: Anders Breivik and Renaud Camus are sinister examples of this, inspiring American theorists as Alexander Laban Hinton reminded us in It can happen here, White Power and the Rising Threat of Genocide in the US, NYU, 2021, a work that resonates terribly today: https://outsiderland. com/danahilliot/suprematisme-blanc/) is the reproduction of the white race, which they address through themes such as the birth rate (and its corollary, abortion rights), demographics, “migratory submersion”, the celibacy of white males, the loss of male hegemony, “deviant” sexualities, the invocation of a “natural” order of things, etc., etc., etc. The future of the white race is threatened by the sexual power attributed to racialized others – this theme of irrepressible (and irresistible) impulses attributed to black bodies is a cliché of slave literature – and, as Saidiya Hartman has shown in her masterpiece Scenes of Subjection, it legitimizes both the “threat” to the damaged reproductive capacity of white bodies, but also the systemic rape of black women by plantation owners (Cf. my presentation: https://outsiderland.com/danahilliot/saidiya-hartman-scenes-of-subjection-extraits-traduits/).
Note that this anxiety about the animal/desirable body of the other, which translates into its inverted projection (or “projective identification”, in Melanie Klein and W.R. Bion’s theory) as a radically “undesirable” body (“inconvenient other”, as Laurent Berlant would say), now focuses not only on the black body, but also on that of other racialized people (designated as Muslims, Latinos, etc.). It’s easy to see why Incels, those single men who can’t find a “woman”, find their place on the list of racial supremacist martyrs: they are the victims of both women’s indifference towards them and a rival seductive power: that of racialized bodies. These others with their irresistible sexuality threaten, as we can read explicitly in certain texts, not only white women who “allow themselves to be seduced” (no doubt because of their “lustful nature”), but also white men, condemned to solitude, that is, to renounce contributing to the reproduction of the race (to be understood here in the sense of a reinforcement of a genetic heritage – admittedly completely fantasized, like everything the supremacists say). I won’t go any further in describing the fabulous narrative (in the sense of a myth) of racial supremacism. But these few aspects are enough to understand why the slogans of the 4B movement constitute a particularly pertinent response, both brutal and ironic, to the sexualist delusions of the white nation. Beyond the refusal to procreate with males (in general, of course), the refusal to enter into relationships with all males, as a matter of principle, directly affects the narcissism of the white supremacist male, which has already been wounded to the quick: it’s not even rivalry with other, more attractive males that’s at stake, but a renunciation of entering into this narrative of the reproduction of the species, which is not just natalistic, but, even more profoundly, cultural. We need to be able to live, say activists, apart from masculinist culture. It’s an intensely deceptive motion: we women are no longer interested in playing the roles you, males, expect of us: the functions of care, generally speaking – taking care of you, your useless penises and worried souls, your children, your culture, consoling you, reassuring you, giving you pleasure and so on. This is exactly what terrifies the white supremacist male: that we no longer love them, that we prefer another man, or, even worse, another woman !
2. How does this offensive by the 4B movement also touch on a crucial point, and even the Achilles’ heel, of the capitalist system? Because it undermines that hidden part of the capitalist machinery, the part of “reproduction”, i.e. women’s unpaid work, the care they take of their offspring – which is destined, in fine, to supply the workforce needed by the capitalist Leviathan, but not only: all the work that can be grouped under the concept of “care”, which I won’t go into here, but which has been a central theme of the feminist perspective since at least the 1980s. The first outline of the revelation of “reproductive labor” can be found in Marx’s Capital, and you can read a remarkable synthesis of these issues in the little book by eco-feminist Stefania Barca that I mentioned here:
Refusing to have children, and to participate more broadly in the “society of men”, to the point of not associating with them, for example, in the world of work, no longer taking care of them (and, very concretely, no longer providing them with the “narcissistic consolation” without which he risks sinking into depression, for example, and no longer be in a position to take their place socially and economically), undoubtedly “ruins” many men, leaving them helpless in the face of tasks they avoid performing within the gendered division of labor. And, even more profoundly, it would jeopardize that secret and carefully concealed spring of capitalist accumulation, one of the resources that capitalists monopolize without paying a penny: women’s unpaid work (which, as we all know, goes far beyond caring for the future exploited). Here again, the radical program of the 4B movement (or Lysistrata, as it’s also known in the USA, in reference to Aristophanes’ comedy) hits the nail on the head (consciously or unconsciously, depending on the feminist culture of the activists).
(NB: the logic of racial suprematism, I would point out, is not specific to “white-skinned” populations – it can be found at work in India with the politics of Hindutva (nationalist Hinduism) – the violence of which can be seen, for example, in the oppressive regime to which Muslims are subjected, in Kashmir, in China with the primacy given to the Hans, and the racialization of Muslim populations, notably the Uyghurs, in Xinjiang, or in Israel, where a terrifying genocide is being carried out in the name of racial hierarchy. And in other parts of the world).
(NB 2: the refusal to participate in the great game of reproduction is at the very principle of the queer “position” (or “non-position”, deliberately mobile and precarious). I learned this by reading queer feminists, Lauren Berlant, Sarah Ahmed and many others. I summarized my point of view in an article here:
“when I speak of non-reproduction here, it’s not just about embarrassing the distribution of gendered identities, or disrupting sexual crispations, but also, for example, the refusal to integrate into the system of wage exploitation, the refusal to become a disposable, disposable commodity, like the precarious worker of the neoliberal wage system, the refusal of social and racial hierarchies, the desire to de-familiarize what seems to be taken for granted, the sacredness of the family, of patriarchy, of spaces of apartheid. It means making one’s life a work designed to undermine norms, to create uncertainty and doubt, but also new joys, surprising interruptions that suspend the course of social time, opening up other paths, other possible ways of inhabiting the world, deploying other sources of wealth, more and better desiring.
This is what I call the refusal of reproduction (for example, it’s not so much a question of “not having children”, as of refusing to increase the herd exploitable by capitalism)”.
https://outsiderland.com/danahilliot/paradoxe-du-spectacle-queer/
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