23.04.2025 à 22:44
L’empêchement des subalternes : les déplacements frontaliers au Cachemire
danah
Texte intégral (2965 mots)
Le Kashmir est une des régions les plus militarisées au monde. Héritage absurde de la « partition » britannique à la fin de la période coloniale, le territoire est soumis depuis 1947 à des tensions débouchant sur des conflits plus ou moins violents et plus ou moins larvés entre les puissances qui se disputent ce pays de montagne, l’Inde, le Pakistan et la Chine, dans le cadre d’une compétition géopolitique, des affirmations nationalistes, la lutte pour les ressources (notamment l’eau). Les communautés locales, principalement musulmanes, sont pigées dans ces conflits et leur luttes pour leur accès au droit, et notamment à la citoyenneté pleine et entière, ou à l’établissement de processus démocratiques dans la région, sont réprimées le plus souvent, et soumises à des absurdités juridico-bureaucratiques permanentes. D’innombrables checkpoints freinent et interrompent la mobilité des natifs, tandis que l’Inde réaffirme sa présence « postcoloniale », en incitant un repeuplement hindou dans la région, mais aussi en développant le tourisme. L’attaque contre un groupe de touristes indiens survenue le 22 avril 2025 s’inscrit dans ce contexte et fournit évidemment l’occasion rêvée pour le pouvoir Indien pour accentuer la répression contre les indépendantistes Kashmiri (s’il s’agit bien d’eux) et plus généralement contre les défenseurs des droits autochtones et les militants civils. On connaît par cœur malheureusement les conséquences de ce genre d’attaques : que ce soit au Xinjiang Chinois, en Palestine/Israël, en Malaisie, la qualification de terrorisme justifie, s’il en était besoin, une politique répressive accrue, et la violence de l’État.
Concernant la complexité de la situation du Kasmir, on peut lire la synthèse qu’a produite le CNES, « Pakistan-Inde – Kargil et le Cachemire : une frontière conflictuelle sous très hautes tensions militaires ». Cette carte est tirée de leur page web :
Je souhaitais ici traduire quelques extraits d’un article d’Antía Mato Bouzas : « Making State Space: The Symbolic Reorganization of Borders in the Kashmir Borderland », recueilli dans le volume The Palgrave Handbook of New Directions in Kashmir Studies (edité par Haley Duschinski, Mona Bhan, Cabeiri deBergh R, 2023, Palgrave Macmillan)
L’autrice, spécialiste des migrations dans en Asie centrale et Moyen-Orient, évoque dans cette enquête auprès des populations locale, comment, apr_ès que le conflit de 1971 ait débouché sur l’établissement d’une nouvelle Ligne de Contrôle, les relations entre des proches qui, soudainement, se retrouvaient de part et d’autre de la frontière, parfois à quelques heures ou jours de marche, ont été prises dans les files d’une bureaucratie délirante, si bien qu’il faut parfois, pour rendre visite à un voisin situé à quelques jours de marche, passer par la frontière terrestre internationale d’Attari/Wagah au Pendjab et par des vols internationaux d’Islamabad à Delhi !
(Voir aussi : Antía Mato Bouzas, Kashmir as a Borderland. The Politics of Space and Belonging across the Line of Control (Asian Borderlands)-Amsterdam University Press (2019)

L’entravement des subalternes : immobilisation, mobilisation
Les familles séparées qui vivent à vingt ou trente kilomètres l’une de l’autre ne peuvent pas franchir la ligne de contrôle et sont à la merci de la bureaucratie de l’État pour obtenir l’autorisation de se réunir. L’histoire d’une femme vivant dans un village de l’est du Baltistan, à une trentaine de kilomètres de sa mère âgée et malade, de l’autre côté de la ligne de contrôle, a fait la une des journaux. Pour rendre visite à sa mère dans leur maison ancestrale, elle a dû entreprendre un voyage transfrontalier de plus de 3 000 kilomètres.
Le caractère fermé de la ligne de contrôle renforce son image de frontière internationale, ce qui est en contradiction avec la façon dont les habitants de ces régions comprennent ces territoires. Au cours du travail de terrain effectué dans la ville de Kargil et ses villages voisins, ainsi que dans les parties de Turtuk contrôlées par l’Inde, mes interlocuteurs ont souvent parlé de l’autre côté de la ligne de contrôle en mentionnant la distance à parcourir à pied jusqu’à des lieux spécifiques situés aujourd’hui au Baltistan. Par exemple, un homme de Turtuk, probablement âgé d’une cinquantaine d’années, a raconté qu’il était étudiant dans un séminaire à Khaplu, un grand village de l’est du Baltistan, au début du mois de décembre 1971, lorsque le conflit a commencé. Il a déclaré que Khaplu se trouvait « à deux jours de marche » de Turtuk, mais qu’en entendant parler de la détérioration de la situation, lui, un enfant à l’époque, avait dû rentrer seul à travers les montagnes. Ce témoignage et d’autres, que l’on peut également trouver à Khaplu, montrent que pour ceux qui vivent dans les zones frontalières, les lieux situés de l’autre côté de la ligne de contrôle sont proches et encore très frais dans la mémoire de beaucoup de gens. Cela peut s’expliquer en partie par la récente mise en œuvre de la ligne de cessez-le-feu de 1971 et par le fait que ces interlocuteurs particuliers faisaient également partie du Baltistan.
Ce sentiment de proximité décrit par les personnes vivant de part et d’autre de la ligne de contact entre le Baltistan et le Kargil-Ladakh contraste avec les réglementations de l’Inde et du Pakistan concernant la rencontre des familles divisées de ces endroits. Au lieu de voyager « à deux jours de marche », ces familles doivent passer par la frontière terrestre internationale d’Attari/Wagah au Pendjab et par des vols internationaux d’Islamabad à Delhi. Contrairement aux initiatives transfrontalières entre la vallée du Cachemire et l’Azad Cachemire, ces mesures bureaucratiques impliquent une forme de distanciation spatiale, qui fait que ce qui est perçu comme proche devient lointain. Pour les habitants des zones frontalières du Baltistan et du Ladakh, la frontière s’est éloignée en raison des activités de normalisation qui font partie du processus de dialogue entre l’Inde et le Pakistan.
Cette augmentation de la distance entre le Baltistan et le Ladakh semble être liée à la dimension géopolitique posée par le voisinage de la Chine et les contestations sur l’espace frontalier. Alors que les deux armées s’efforcent de préserver le statu quo en autorisant la mobilité à travers la ligne de contrôle, il existe une concurrence ouverte pour le contrôle du territoire dans la région du Baltistan et du Ladakh. Cette dernière se manifeste dans la lutte pour le contrôle des endroits les plus inhospitaliers, comme le Siachen, mais aussi dans la période de tensions entre l’Inde et la Chine au sujet de la zone contestée de l’Aksai Chin. Les escarmouches entre les armées indiennes et chinoises dans l’Aksai Chin en mai 2020 témoignent de cette lutte pour un territoire essentiellement habité, qui s’apparente à une terre non conquise.
Les territoires à peine peuplés du Baltistan et du Kargil-Ladakh, que l’on peut également qualifier de « stériles », sont caractérisés par une présence militaire largement supérieure à la population civile. Ces lieux manquent d’importance en termes de ressources et d’intérêt politique, mais ont une dimension symbolique pour les États indien et pakistanais en termes de possession. Par conséquent, les habitants ne peuvent pas faire entendre leur voix, contrairement à ceux de la vallée du Cachemire, qui ont contesté le pouvoir de l’État. De plus, l’Inde et le Pakistan n’ont pas besoin d’investir des ressources importantes pour répondre aux dissensions potentielles qui se manifestent parfois dans ces régions frontalières éloignées, en raison de la force de l’État à imposer son « idée », c’est-à-dire un imaginaire politique qui s’impose à ces sociétés.
Un cas illustrant cette réalité s’est produit pendant la guerre de Kargil en 1999, lorsque les armées indienne et pakistanaise se sont affrontées dans ce qui est connu comme le premier conflit important de l’Asie du Sud post-nucléaire. L’armée pakistanaise a lancé une opération en infiltrant des militants et des soldats déguisés en militants à travers les pics montagneux de Kargil. Lors de ma seconde visite à Skardu en mars 2010, je me suis intéressé aux récits locaux de l’épisode de Kargil. Lors de mes conversations avec des interlocuteurs masculins, on m’a souvent parlé du soutien généralisé apporté à l’armée sous forme de nourriture et d’autres produits logistiques par l’intermédiaire des porteurs, ce qui était attribué au fait que de nombreuses recrues de l’armée étaient des habitants de la région. Cependant, un médecin local m’a raconté en privé une histoire différente, confirmée plus tard par d’autres récits, concernant la présence d’étrangers à Skardu peu avant le début de l’infiltration à Kargil. Ces étrangers étaient, selon lui, « des Cachemiris, des gens de la Frontière » (une référence à Khyber Pakhtunkhwa), et certains d’entre eux logeaient dans le cantonnement. Les habitants étaient mécontents que « leur sol » soit utilisé pour des opérations militaires. Pourtant, ils n’ont pas leur mot à dire sur la manière dont l’État pakistanais de l’époque a imposé l’idée que ce territoire était conflictuel.
L’examen des deux contextes frontaliers montre un processus de filtrage et de mobilité entre la vallée du Cachemire et l’Azad Cachemire, par lequel la ligne de démarcation devient progressivement une frontière normale. Toutefois, les initiatives de franchissement de la ligne de démarcation, qui ont permis la circulation des personnes et des biens, ont suscité un débat des deux côtés de la ligne de démarcation en raison de leurs implications juridico-bureaucratiques et de l’existence d’imaginaires frontaliers différents. Conçues à l’origine pour faciliter les échanges entre Cachemiris, les mobilités de part et d’autre de la ligne de contrôle impliquaient l’adoption de mesures bureaucratiques qui revenaient à légitimer la ligne de contrôle en tant que frontière. En outre, la discrimination entre ceux qui pouvaient et ceux qui ne pouvaient pas participer à ces échanges témoigne d’une attention particulière portée à l’espace frontalier imaginaire, qui permet la mobilité d’un certain type de personnes : celles qui n’ont pas participé au conflit et qui ne sont pas des citoyens suspects aux yeux de l’État.
Les interventions frontalières sont sélectives et cherchent à transformer les espaces frontaliers, qui ne sont pas encore normalisés en raison de leur nature conflictuelle. Dans le cas de la frontière Baltistan-Ladakh (Kargil), la séparation est imposée en raison de l’insécurité de l’espace frontalier, c’est-à-dire de la nécessité de contrôler certains sommets montagneux à des fins stratégiques. Toutefois, les habitants des deux côtés ne contestent pas le statut de la ligne de contrôle. Le fait d’autoriser des échanges sélectifs de part et d’autre de la ligne de contrôle est un signe de normalisation et, plus concrètement, d’administration de la normalisation. Toutefois, ce processus de délimitation n’est pas un effort isolé, mais plutôt un processus qui permet d’autres interventions. Ce cas montre comment l’espace frontalier peut ressembler à un espace étatique normal.
extrait de la Conclusion :
La zone frontalière du Cachemire a subi d’importantes transformations spatiales au cours des deux dernières décennies. Connu comme un territoire contesté et divisé, contrôlé par l’Inde et le Pakistan et dont les habitants ont leurs propres aspirations, le territoire frontalier du Cachemire disparaît rapidement en raison de la production de l’espace étatique de l’Inde et du Pakistan. Cette spatialité étatique est produite par l’administration de la mobilité et de l’immobilité à travers la ligne de contrôle et à l’intérieur de l’espace divisé par cette ligne. Les représentations hégémoniques du conflit du Cachemire dans les études internationales comme une impasse durable ne correspondent plus aux interventions hâtives de l’État indien pour transformer ces territoires. Au contraire, la clôture de la ligne de contrôle est un acte d’emmurement (walling) qui signifie l’illusion de la souveraineté de l’État et, comme le souligne Brown (2010), cet emmurement permet d’autres actes d’administration et de réorganisation de la mobilité et de l’immobilité dans ces territoires, non seulement de part et d’autre de la ligne de contrôle, mais aussi à l’intérieur des deux côtés de la ligne de contrôle. En d’autres termes, sous le prétexte de la souveraineté de l’État, des actes aveugles de contrôle, de séparation et d’appropriation ont lieu pour normaliser un état de choses existant.
La normalisation consiste, d’une part, à renforcer la ligne de contrôle en tant que frontière en mettant en place des procédures bureaucratiques pour ceux qui peuvent et souhaitent traverser la ligne de contrôle et en imposant une séparation pour ceux qui vivent dans les régions voisines du Baltistan et du Ladakh et qui doivent entreprendre un voyage de longue distance à travers la frontière internationale entre l’Inde et le Pakistan pour rendre visite à leurs proches. D’autre part, la normalisation signifie également la trans-formation des représentations de l’espace de part et d’autre de la ligne de démarcation. Les nouvelles représentations de la vallée du Cachemire la décrivent comme un lieu paisible à des fins touristiques et comme un espace sacré hindou qui correspond à l’agenda nationaliste hindou. Cette nouvelle représentation tente de remplacer le caractère conflictuel de la vallée et sa condition de région à majorité musulmane. La normalisation politique dans la vallée du Cachemire signifie la production d’espaces pour la normalité, c’est-à-dire la conversion de la vallée du Cachemire en un territoire normal au sein de l’État indien.
Enfin, la clôture de la ligne de contrôle s’est accompagnée d’une normalisation administrée par des règles exceptionnelles, par une sorte d’« inclusion différenciée ». Cela implique une méthode frontalière dans laquelle il y a une interaction entre l’humanité et la sécurisation. L’humanité comprend l’autorisation pour les familles divisées de se rendre visite, des échanges commerciaux limités et un soutien au tourisme pour relancer l’économie. La sécurisation implique la persistance de la militarisation, la limitation de la dissidence et la censure des médias. La réorganisation symbolique des frontières dans la région frontalière du Cachemire justifie la violence persistante de l’État dans des territoires que ni l’Inde ni le Pakistan ne pourraient autrement tenir et impose une idée de l’État à travers la régulation de la mobilité et de l’immobilité par des pratiques juridico-administratives.
19.04.2025 à 20:53
L’Amour aux portes de l’enfer
danah
Texte intégral (4206 mots)
C’est un sujet délicat, à haute valeur polémique, étant donné le contexte, ou plutôt, les différentes manières dont ont été, et sont encore, instrumentalisés les évènements du 7 octobre 2023 autour de la bande de Gaza (les meurtres et les enlèvements commis par le Hamas) et ceux qui ont suivi (la destruction des villes de la bande de Gaza et le génocide des populations palestiniennes).
L’occasion m’est donnée d’y revenir, et de me décider à rendre publiques ces notes, par la publication d’une étude portant sur les effets comparés des différentes substances psychoactives (LSD, la MDMA, la kétamine, le cannabis et l’alcool) consommés par les survivants de l’attaque du Hamas sur la gestion de leur stress post-traumatique.
Ces études socio-psychologiques me sortent en général par les yeux, tant elles sont d’une faiblesse insigne épistémologiquement : au mieux elles n’apprennent rien que n’importe quel usager de ces substances sache déjà, et surtout elles sont fondés sur des présupposés et des normes non-interrogées, et n’ont de « scientifique » que l’usage de certains termes (cohorte, liste de contrôle, échelle de Kessler, données statistiques, et j’en passe). Réfléchissez cinq minutes à la scientificité de « l’évaluation autodéclarée du sentiment d’accablement« , par exemple, ou bien les « expériences subjectives pendant l’attaque et les rapports sur les interactions sociales et la qualité du sommeil. » En réalité, il s’agit comme toujours de « naturaliser » des récits, de les rabattre sur des modèles prétendument objectifs‧ La conclusion, qui ne mange pas de pain, laisse dubitatif : « Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour explorer les mécanismes cognitifs et physiologiques qui relient les substances psychoactives à la guérison des traumatismes » (autrement dit, tout le travail reste à faire comme d’habitude. Vous n’imaginez pas le nombre de fois où ces productions de la littérature psycho-sociale se conclue de la sorte, par un appel aux neurosciences, qui n’en peuvent mais.). Bref, on espère comme toujours que les récits et les expériences finiront un jour par être réalignés sur des « activités cérébrales particulières », lesquelles seraient censées tout expliquer et une bonne fois pour toute. Espoir le plus souvent déçu. Ce qui n’empêche pas de le raviver : après tout, c’est ainsi qu’on touche des financements quand on travaille dans ce genre de « laboratoire » : en faisant miroiter un monde meilleur, où les mystères de l’âme serait enfin reconduit à la naturalité des cerveaux-machines.
Pour celles et ceux que ça intéressent, voici une traduction rapide de l’abstract de l’étude.
« Les événements traumatiques jouent un rôle causal dans l’étiologie des psychopathologies liées au stress, telles que la dépression et l’état de stress post-traumatique (ESPT). Des recherches récentes ont mis en évidence le potentiel thérapeutique des substances psychoactives dans l’atténuation des symptômes de traumatisme chez les patients souffrant de stress chronique. Cette étude est la première à examiner l’impact des substances psychoactives consommées lors d’une exposition réelle à un traumatisme. Notre cohorte comprend 772 survivants adultes (487 hommes, âge moyen±SD : 26,96±6,55) de l’attentat très meurtrier qui s’est produit au festival Supernova en Israël le 7 octobre 2023. Les survivants ont participé à l’étude pendant la période péritraumatique d’un à quatre mois suivant l’attentat. Les résultats primaires comprennent la liste de contrôle du SSPT pour le DSM-5 (PCL-5), l’échelle de détresse psychologique de Kessler (K6) et une évaluation autodéclarée du sentiment d’accablement. Les résultats secondaires comprennent les expériences subjectives pendant l’attaque et les rapports sur les interactions sociales et la qualité du sommeil. Tous les survivants ont déclaré avoir été en danger de mort pendant l’attaque. Environ deux tiers des survivants de l’échantillon étaient sous l’influence de substances psychoactives au moment de l’attaque, notamment le LSD, la MDMA, la kétamine, le cannabis et l’alcool, créant ainsi une expérience naturelle tragique et unique pour étudier l’impact des composés psychoactifs sur le traitement des traumatismes. L’analyse a révélé que les participants qui étaient sous l’influence de la MDMA pendant l’attentat (n=99) ont déclaré se sentir moins accablés, avoir plus d’interactions sociales, améliorer la qualité de leur sommeil et réduire leur détresse psychologique par rapport à ceux qui n’étaient sous l’influence d’aucune substance pendant l’attentat (n=216). En revanche, les personnes ayant consommé du cannabis et/ou de l’alcool pendant l’attentat (n=68) ont présenté une plus grande détresse psychologique, davantage de symptômes de stress post-traumatique et une moins bonne qualité de sommeil que les personnes n’ayant consommé aucune substance pendant l’attentat. Ensemble, ces nouveaux résultats suggèrent que l’exposition au traumatisme sous l’influence de la MDMA est associée à une réduction de la détresse psychologique et à une plus grande socialité, peut-être grâce aux effets connus de la MDMA qui réduisent les émotions négatives et augmentent la prosocialité, alors que la consommation de cannabis et/ou d’alcool produit des effets délétères. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour explorer les mécanismes cognitifs et physiologiques qui relient les substances psychoactives à la guérison des traumatismes et pour établir le rôle protecteur supposé de la MDMA. »
Ce que l’article passe évidemment totalement sous silence (sans quoi il n’avait aucune chance d’être publié), et que je vais m’empresser de rappeler, c’est la nature de l’évènement lui-même, la fête techno organisée à deux pas de Gaza.
L’article n’évoque pas non plus la possibilité que les combattants du Hamas qui ont commis ces meurtres et ces enlèvements aient été eux-mêmes sous l’effet de substances « psychoactives ». Tout comme il est possible que de nombreux soldats engagés dans l’opération de destruction de Gaza et le génocide des populations palestiniennes, soient également dopés à mort. C’est même probable car la pratique est extrêmement courante dans les conflits armés, et ne date pas d’hier.
Les adeptes de ces produits en vantent les effets « positifs », l’exacerbation de certaines sensations et émotions, l’état de joie, d’excitation, de paix et pour tout dire de bonheur qu’ils procurent. Mais, en général, ils se gardent bien d’en rappeler le premier effet, celui qui précède les autres : diminuer l’impact de la réalité, ménager une couche de protection contre cet impact, autrement dit, promouvoir l’oubli, le détachement, la mise à distance, la cessation de la pensée, la suspension du monde extérieur (extériorité qui est fabriquée par le dispositif de la fête : la puissance sonore de la musique écrase et fait taire tous les autres sons, et l’omniprésence des drogues et de l’alcool qui instaure une expérience collective de suspension du monde – tout le contraire en somme d’une expérience politique, encore moins « révolutionnaire », quoiqu’en pensent certains adeptes. L’abrutissement délibéré n’a jamais changé quoi que ce soit, ni éveillé aucune conscience politique, et les corps et les consciences hébétés, hagards, des lendemains de fête font rarement bon ménage avec la révolte ou quelque action que ce soit – excepté s’efforcer de plier sa tente de camping).
L’espace de la fête, et particulièrement l’espace de la fête techno, ou de la rave party, est un espace qui se veut délibérément « hors du monde », un temps qui se veut « hors de l’histoire ». La fête techno instaure une situation d’exception à plusieurs titres : territorialement, elle investit des espaces déjà occupés, en les détournant de leur fonction (une surface agricole, une usine désaffectée) ; symboliquement, elle déploie un morceau de monde qui se rêve comme alternative à ce qu’on pourrait appeler le monde de la reproduction (du travail, de la famille, etc.) – elle appartient, ou du moins, le prétend-elle (ou le prétendait à l’origine, avant que les pouvoirs publics et les forces du marché disciplinent, domestiquent et tirent profit de ces « fêtes sauvages ») au registre de l’utopie.
La fête implique une occupation de l’espace (et vous devinez pourquoi ce mot, « occupation » résonne étrangement dans le cas de la fête de Haïfa), un accaparement (de la propriété privée, ou de l’espace public, ou des communs). Elle transforme et subvertit l’usage passé de l’espace. Elle tient ces espaces pour des no-man’s land (comme si personne ne les habitait). Entre deux lignes de front. Une autre forme de colonisation à bien y penser. Le no man’s land est une espace supposé neutralisé, entre deux lignes de front, où personne n’est censé vivre.
Cette distance prise avec le monde et l’histoire, décuplée par les états de trans provoqués par la musique et les drogues. On perd un monde pour un temps, pour en gagner un autre. Mais, si l’on modifie un peu la perspective, et qu’on adopte au contraire celles du monde et de l’histoire, cette techno party organisée par Supernova, qui devrait être l’expression du bonheur et de la joie, saturée d’affects positifs, une sorte d’hymne à la paix et à l’amour, devient une monstruosité géopolitique, un acte de violence et un sommet d’indécence (et, au mieux, de stupidité).
Sara Ahmed, dans The Promise of happiness, fait remarquer que l’état de bonheur suppose la cessation (partielle ou globale) du malheur, ou, mieux encore, de la conscience du malheur, de sa mémoire – les états de joie supposent la suspension, au moins momentanée (par exemple le temps d’un week-end de fête), des « mauvaises nouvelles », des pensées susceptibles de produire du malheur, et donc, de ces pensées coupables de freiner l’accession au bonheur et à la joie. Il suspend le cours de l’histoire. Il relocalise et réduit l’amplitude du monde susceptible de nous affecter : comment pourrions-nous êtres pleinement heureux en ayant conscience des conditions de vie malheureuses des autres, de ceux qui n’ont pas accès au bonheur dont nous jouissons. Pour accéder au bonheur, participer sans scrupule ni embarras à la fête techno à deux pas de Gaza, il faut procéder à un remarquable effort d’abstraction. Déployer devant soi un environnement dépolitisé. Ou être parfaitement irresponsable, ignorant, dénué de tout sens moral, ou carrément, pourquoi pas, raciste et délibérément provocateur.
Extrait de la notice Wikipedia sur la fête organisée par SuperNova :
« Le Supernova Sukkot Gathering est un festival de musique trance en plein air qui a débuté le 6 octobre 2023 et a été produit par un organisateur appelé Nova (également appelé Tribu de Nova). (…) Programmée pour coïncider avec les fêtes juives : le dernier jour de Sukkot (6 octobre) et Simchat Torah (7 octobre), la rave a été annoncée comme une célébration des « amis, de l’amour et de l’infinie liberté ». Le site du festival comprenait trois scènes, une zone de camping et une zone avec un bar et de la nourriture. Les participants ont décrit la foule comme étant principalement composée d’Israéliens âgés de 20 à 40 ans venant de tout le pays. Le nombre de participants a été estimé à 3 500, mais les chiffres varient. Des gardes de sécurité et des policiers étaient présents lors du festival. »
Le magazine musical Rolling Stone avait publié ce reportage après les attaques du Hamas, dont je traduis et commente quelques extraits :
« L’événement aura lieu dans un endroit puissant et naturel plein d’arbres, stupéfiant dans sa beauté et organisé pour votre convenance, à environ une heure et à environ un quart au sud de Tel Aviv. »
« Dans un effort pour être aussi respectueux de l’environnement que possible, les gobelets en plastique ont été interdits, et les participants ont été invités à acheter une tasse et à recevoir de l’eau gratuite en échange. Les organisateurs ont embauché environ 30 policiers pour la sécurité. »
« C’était une fête pacifique. Tout le monde a embrassé tout le monde, et tout le monde aimait tout le monde », « Tout ce qu’ils voulaient, c’était venir écouter la musique »
Beaucoup d’amour donc, à deux pas d’un des pires enfers que la terre ait connu. « Nous ne sommes au fond que des hippies inoffensifs, fondamentalement pacifiques », disent (se défendent) les organisateurs et les participants, et d’ailleurs, toute arme était interdite – excepté celles portées par les agents de sécurité, comme un rappel « externalisé », dans ces forces de l’ordre discrètes, que cette utopie se déployait à proximité immédiate d’une des zones d’apartheid les plus radicales au monde, où des générations se succèdent sans aucun espoir, livrées à la violence la plus arbitraire et à un racisme structurel. Le pacifisme, comme on le sait, s’épanouit toujours loin des bombardements, des meurtres de masse et des viols. Mieux encore, pour être pacifistes, il faut se donner le luxe de pouvoir externaliser la guerre. La conflagration d’une proximité réelle et d’une distance imaginaire se sera traduite dans la tragédie que l’on sait.
Cependant, tout les participants ne se sentaient pas autant en sécurité. Et le bonheur promis par la fête demeurait entaché d’une sourde inquiétude :
« Tout le chemin, j’ai demandé à mon ami : “Pourquoi sommes-nous si proches de Gaza ?” « Pourquoi avez-vous une fête si proche? » dit Ohana, qui était rentrée du Portugal pour voir sa sœur et assister au festival. « On m’a dit qu’il y avait des gardes de sécurité et que tout avait été approuvé. »
À quoi pense cette personne quand elle dit « Gaza » ?
Aux Palestinien‧nes qui tentent de survivre de l’autre côté de la frontière ? J’en doute (et si tel est le cas, « comment » pense-t-elle aux palestinien‧nes? Quelles images lui viennent ? Et comment peut-elle supporter ces images, au point d’aller danser à quelques encablures du lieu où sont produites ces images ? Par quel miracle d’abstraction parvient-on à se soustraire à ce que l’on sait. Comment peut-on oublier aussi aisément ce qu’on ne peut pas ne pas savoir : est-ce cela le miracle accompli par la fête, la sono à fond, les « substances psychoactives » ?)
Ce qui est certain, c’est qu’elle dit « Gaza » comme on évoque une menace (il doit bien y avoir une raison, un motif pour se sentir menacé : quelqu’un pourrait leur vouloir du mal. Mais pourquoi donc ? Peut-elle penser jusque là, et au-delà ?). La frontière est d’autant plus palpable, menaçante, qu’elle est proche. Cette proximité crée une atmosphère d’angoisse. Et peut-être d’excitation chez certains, qui sait ? (les « substances psychoactives » n’aident guère à la lucidité, contrairement à la légende qui s’attache à elles. Ou, disons, elles mènent surtout à confondre la stupidité avec la lucidité.)
Autre exemple, bizarrement moins dérangeant – dans la mesure où la violence, bien que tout à fait réelle, fasse l’objet d’une occultation soigneuse : que pensent les touristes qui dansent et prennent du bon temps sur les îles paradisiaques de la mer Égée, à deux pas des « Centre fermé à l’accès contrôlé » ? – autrement dit, des camps de détention de migrants refoulés aux frontières de l’Europe. Pensent-ils, comme moi, que ces camps constituent précisément le dispositif qui épargne aux touristes l’inconfort de la rencontre avec ces indésirables, ces « inconvenient others » pour parler comme Lauren Berlant, – et leur garantissent des vacances idylliques, non-embarrassée (par des pensées, des images, des paroles) précisément en leur cachant (et les protégeant, ou protégeant leur conscience de) la misère du monde.
Si l’un des participants, au début de la fête, pris d’un irrésistible scrupule, s’était saisi d’un microphone et avait évoqué la situation réelle des Palestiniens opprimés à quelques pas de la piste de danse, de ce petit bois paradisiaque, il serait certainement passé pour un rabat-joie, pour un briseur de fête, pour un adversaire du bonheur, un pessimiste. On l’aurait peut-être sifflé. On aurait tenté de le faire taire. S’il avait rappelé qu’une bonne partie des participants à la fête appartenait aux classes bourgeoises, voire à la jet-set, alors qu’à proximité d’ici, des centaines de milliers de personnes souffraient de malnutrition chroniques, on l’aurait peut-être lynché. L’amour, dans ces moments-là, ne s’étend que rarement au-delà de la frontière raciale. Lui, le porteur de mauvaises nouvelles, aurait fini par être tenu comme responsable du malheur, du malheur de la conscience, sinon malheureuse, du moins inconfortée, embarrassée dans sa quête de bonheur, d’amour et de fun.
En publiant ces réflexions, ce qui n’est pas sans risque actuellement, je m’efforce de compliquer le narratif dominant de ces évènements, tel que l’offre par exemple le magazine Rolling Stone. J’élargis la perspective, fait des liens entre des faits que le narratif dominant s’emploie à occulter. Ce narratif de la cessation brutale du bonheur, cette agression contre l’amour, cette guerre contre le pacifisme, cette offense à l’innocence, ne tient qu’en passant sous silence, de manière à mon avis extrêmement brutale, une part de la réalité. La part souffrante. La part malheureuse. La part coloniale. Et la part de responsabilité (qui met à mal l’innocence dans laquelle on se drape – comme on s’enveloppe dans un drapeau).
Il passe sous silence, en le dés-historicisant, en le soustrayant de la géographie politique, les conditions de possibilité de l’événement, c’est-à-dire la proximité de la fête et des territoires occupés et des territoires d’oppression. Ce qui est extraordinaire dans cet événement, c’est sa localisation à la conjonction de deux mondes qui se situent rarement aussi près, spatialement, corporellement, matériellement, sensoriellement, l’un de l’autre (sauf évidement dans les zones d’occupations israéliennes aux abords de Gaza), le monde du plaisir et de la jouissance capitaliste et le monde des sacrifiés, des subalternes, des opprimés. On est au fond au cœur même du drame colonial, à un point nodal où s’est manifestée, dans toute sa violence, la structure d’exploitation du capitalisme.
Les organisateurs de la fête, en cela conforme à l’esprit qui animait naguère les Rave Party « sauvages » (qui prétend parfois s’inspirer de la philosophie des commons – ce dont on pourrait largement discuter à mon sens), n’ont pas choisi ce lieu tout à fait par hasard. Ou alors ils sont stupides. Et comme je doute qu’ils soient stupides, je ne peux m’empêcher de rapprocher ce choix de l’arrogance et de la provocation. La plupart des jeunes israelien‧nes subissent un long service militaire obligatoire. Comme le dit un des organisateurs : « Il y a beaucoup de zones ouvertes. Nous pensions que c’était sûr. La plupart d’entre nous ont fait l’armée, donc nous n’avons pas peur. Ce n’est pas la première fois que nous sommes dans la région de Gaza. Ce n’est pas censé être une zone dangereuse ». Nous n’avons pas peur. La menace encore. La frontière comme une simple hantise. Et ceux qui vivent de l’autre côté alors ? Que sont-ils ? Une masse dont le sort indiffère ?
Comme le dit Sara Ahmed dans The Promise of Happiness : « Reconnaître le malheur, ce serait explorer comment la diversification du bonheur n’élimine pas et ne peut pas éliminer l’antagonisme de la mémoire politique, qui est à la fois le présent du temps national. Reconnaître l’impossibilité de mettre certaines histoires derrière nous ; ces histoires persistent, et nous devons persister à déclarer notre malheur face à leur persistance. »
ADDENDA :
J’imagine qu’il y a eu des débats à ce sujet dans l’opinion israélienne, qu’on a demandé aux organisateurs de SuperNova ce qu’ils avaient en tête en organisant un tel évènement « à 3 miles de la frontière ». Mais j’imagine aussi que ce débat, ou ces reproches ont porté uniquement sur la question de la sécurité des teufeurs. Probablement pas (certainement pas ?) sur l’indécence morale de l’évènement lui-même compte tenu de sa localisation.
Je crains qu’on doive ici tabler sur une forme d’indifférence morale des teuffeurs. Le plaisir et le fun comme priorité. S’il y a bien un effet des drogues, ce que l’étude se garde bien de rappeler, et que j’essaie de rappeler dans mon texte, c’est de déconnecter les corps et les esprits des contextes – ou de favoriser l’installation d’un contexte alternatif, utopique (l’amour, la paix, etc..). J’en ai croisés pas mal des teufeurs dans ma vie dont la seule ambition politique se résume à « la fête » – une forme d’hédonisme en réalité parfaitement dépolitisé. Pour ne pas dire d’une ignorance crasse. Il n’est pas donné à tout le monde de s’offrir ce genre de plaisir.
L’autre particularité, comme l’évoque l’article de Rolling Stone, c’est la culture militaire des jeunes israelien‧nes (service militaire obligatoire, et souvent traumatisant, pour ne pas dire embrigadement physique et moral). Et la fête conçue comme une contre-partie défoulatoire à ce régime de violence. La techno comme une sorte de rituel expiatoire :
« Starting at age 18, all men and women in the country are required to serve in the military. In the Eighties, it became something of a ritual for Israeli soldiers, after finishing their duties, to travel to Goa, where they immersed themselves in techno as well as the culture and drugs associated with it. They brought some of that back with them to their home country. “[Psytrance] is up-tempo, four-on-the-floor dance music,” says Freeland. “The minimum tempo [in dance music] is 130 beats per minute, but [psytrance] is up to 150. It’s what we used to describe as acid house, but sped up.” That influence was also seen in the Hindu-inspired tents and decor at Supernova. Attendees, like Bar, expressed the ethos with their colorful, flowing fashions, septum rings, and tattoos. «
Il est troublant que les soldats ou les combattants engagés dans les conflits armés aient eux aussi recours aux drogues. Il y a ici comme un lien étrange entre la guerre et la fête – la guerre est rendue moins intolérable par le recours aux stupéfiants, et la fête n’est pas envisageable sans ce même recours : dans le deux cas, il s’agit de diminuer l’impact de la réalité, de modifier l’effet des stimuli sensoriels, mais aussi d’annuler les embarras que pourraient susciter la pensée (à commencer par les questionnements éthiques et moraux).
À l’époque, ces évènements, et cette fête m’avait d’autant plus choqué que j’avais vu peu avant un super documentaire sur la scène techno palestinienne, Palestine Underground. je ne sais pas si tu connais. C’est magnifique et, aujourd’hui, en 2025, absolument tragique – que sont devenus tous ces jeunes gens après ces destructions et ces massacres ?
12.03.2025 à 20:14
« The more a path is used, the more a path is used. » (Sara Ahmed)
danah
Texte intégral (2807 mots)
Un long extrait de Queer Phenomenology (Orientations, Objects, Others), Duke University Press, 2006 de Sara Ahmed (traduction maison : il existe une traduction en français par Laurence Brottier publiée aux éditions Le manuscrit, mais j’ai lu le livre dans la langue originale bien avant qu’il ne soit traduit et n’ait pas cette traduction récente sous la main)
On y retrouve des thèmes qui vont être prépondérants dans le travail ultérieur de Sara Ahmed, qu’on pourrait résumer par cette formule qu’elle propose dans What’s the use ? :
« The more a path is used, the more a path is used. »
C’est, pour le dire autrement, la formule de la répétition (« plus un chemin est emprunté, plus il est emprunté »).
Pour le coup, c’est une des rares expériences qu’on peut sans exagérer considérer comme universelle – les groupes de chasseurs cueilleurs dans les denses forêts tropicales, les éleveurs de rennes semi-nomades en Alaska, les pêcheurs côtiers un peu partout dans le monde, le savent mieux que quiconque. Cette expérience du chemin déjà frayé par d’autres, vaut aussi pour la plupart des animaux (à ma connaissance), au point que les sentes tracées par l’animal, pour de bonnes raisons (parce que le terrain convient aux déplacements récurrents) ont fourni bien souvent, au fil du temps, la trame des chemins que les hommes emprunteront à leur tour.
Deux exemples tirés de l’anthropologie :
https://outsiderland.com/danahilliot/marcher-comme-un-evenk-et-comme-un-huaorani/
Il faut bien entendu élargir métaphoriquement comme le fait ici Sara Ahmed cette formule à ce qu’elle appelle les lignes de vie (lifelines).
Contrairement à ce qu’une conception libérale voudrait faire croire, et assène à longueur de temps, nous n’arrivons pas dans le monde dans un état de désorientation initial. Un espace où chacun aurait, librement, à choisir et tracer son propre chemin. « Je me suis fait moi-même », prétendent-ils.
En réalité, chacun hérite d’une topographie cartographiée à grand trait et dont les itinéraires retracent la longue histoire, sans cesse répétées, des stéréotypes biographiques. L’espace est déjà balisé, de larges chemins sont déjà frayés, et la plupart des gens les empruntent sans imaginer qu’il y ait d’autres chemins possibles. Ce monde a d’abord été cartographié par le mâle blanc d’âge mûr, bourgeois et propriétaire. Il trace des itinéraires obligés, préférentiels, mais aussi, dans le même temps, en interdit d’autres. C’est tout le sens de la critique féministe de la « reproduction », d’avoir montré d’une part comment la répétition des récits, l’accumulation des actes, la sédimentation des images, finissent par « coller » aux corps, comme des stigmates, les pré-orientent, déterminent certaines directions tout en obstruant le passage pour d’autres directions. Et, d’autre part, que le monde « normal » cartographié par l’homme blanc d’âge mûr, qui s’adapte à ses besoins et ses désirs, en lui proposant une variété de lignes de vie, et de plaisirs, n’accorde aux femmes, aux racisés, aux personnes souffrant d’un handicap, aux pauvres, etc., que des voies subalternes, des voies de garage, des espaces contraints, mal foutus. Au mieux, pour les subalternes qui envisagent d’emprunter les chemins qui ne sont pas « faits pour eux », il faudra fournir des efforts, franchir des obstacles, lever les doutes, montrer patte blanche.
La fluidité et la richesse des mobilités du mâle blanc bourgeois d’âge mûr ne sont possibles que parce que la mobilité des autres est empêchée, entravée. Dans mon propre livre, je parlerais longuement des systèmes d’apartheid plus ou moins larvés, et des checkpoints. Il est très important de comprendre que le système qui assure aux uns une vie fluide (par exemple dans les smartcities contemporaines), n’est pas juxtaposé aux systèmes de contraintes, mais que ces derniers sont la condition d’existence du premier. C’est parce que les femmes ont accompli le travail de reproduction non payé, parce que les pauvres se sont soumis à leur propre exploitation, que les mâles blancs bourgeois d’âge mur ont pu jouir, génération après génération, du privilège d’une vie plus riche de possibles.
Écoutons maintenant Sara Ahmed : « Pourtant, des rencontres accidentelles ou fortuites se produisent, qui nous réorientent et nous ouvrent de nouveaux mondes. ». C’est à cet endroit précis, celui de la soudaine bifurcation, de la rencontre imprévue (le genre de rencontre que la cartographie mainstream est censée prévenir) qu’intervient le mode queer de mener sa propre vie, ou d’habiter le monde. Ce moment où se fissurent les murs-frontières de l’habitat hétéropatriarcal raciste, où se dessine, à l’orée de cette rencontre, un sentier incertain, qui n’était pas déjà là, qu’on n’avait pas aperçu, dont on avait pris soin de ne rien savoir. Ce moment où la vie « en dette » (ce que le subalterne doit au dominant en raison du corps avec lequel il se meut, suivre ces chemins qu’on lui a enjoints de suivre), devient une ligne de désir (« desire lines »). Cette bifurcation, cette déviation, cette désorientation (qui peut devenir, si l’on insiste, si cette voie étrange n’est pas refusée), Sara Ahmed, avec Judith Halberstam (The Queer Art of Failure (2011, Duke University Press), la pense déjà comme un échec : échouer à suivre les chemins pré-balisés, c’est aussi faire échec à l’idéologie de la famille hétéropatriarcale, à l’éthique du travail capitaliste, à la cartographie mainstream tracée par le mâle blanc d’âge mûr. Il faut se perdre pour perdre un monde, et se donner la chance d’en habiter un autre, plus étrange, plus inconvenant, différemment orienté, « queer ».
Voici donc ce long extrait de l’introduction de Queer Phenomenology (Orientations, Objects, Others), Duke University Press, 2006.
Car il est important de se rappeler que la vie n’est pas toujours linéaire, ou que les lignes que nous suivons ne nous mènent pas toujours au même endroit. Ce n’est pas un hasard si les drames de la vie, ces moments de crise qui nous contraignent à prendre une décision, sont figurés par la scène suivante : vous êtes face à une bifurcation et vous devez décider quel chemin prendre : celui-ci ou celui-là. Et vous allez dans une direction en suivant le chemin qu’elle propose. Mais peut-être n’êtes-vous pas si sûr de vous. Plus vous avancez sur ce chemin, plus il est difficile de revenir en arrière, en dépit de votre incertitude. Vous vous vous engagez dans cette direction et plus vous y allez, plus l’engagement est important. Vous continuez à avancer dans l’espoir d’arriver à quelque chose. L’espoir mise sur le fait que les « lignes » que nous suivons nous mèneront quelque part. Lorsque nous n’abandonnons pas, lorsque nous persistons, lorsque nous sommes « sous pression » pour arriver, pour aller quelque part, nous nous abandonnons à cette ligne. Faire demi-tour, c’est risquer de perdre du temps, un temps qui a déjà été dépensé ou abandonné. Si nous abandonnons la ligne à laquelle nous avons consacré notre temps, nous abandonnons plus qu’une ligne, nous abandonnons une certaine vie que nous avons vécue, ce qui peut ressembler à un abandon de soi.
Et c’est ainsi que vous continuez. Il se peut que votre voyage soit encore semé de doutes. Lorsque le doute fait obstacle à l’espoir, ce qui peut souvent se produire en un instant, aussi brusquement que si l’on actionnait un interrupteur, on revient en arrière, on abandonne. On se dépêche même de revenir en arrière, car le temps passé sans espoir est du temps pris sur la poursuite d’un autre chemin. Alors, oui, il arrive que l’on revienne en arrière. Parfois, on y arrive. Parfois, on ne sait tout simplement pas. Ces moments ne se présentent pas toujours comme des choix de vie accessibles à la conscience. Parfois, nous ne savons pas que nous avons suivi un chemin, ou que la ligne que nous avons empruntée est une ligne qui ne nous ouvrait la voie qu’en délimitant des espaces que nous n’habitions pas. Nos investissements dans des itinéraires spécifiques peuvent être cachés, alors qu’ils sont le point de vue à partir duquel nous voyons le monde qui nous entoure. Nous pouvons nous orienter en perdant le sens de cette direction. La ligne devient alors un simple mode de vie, voire une expression de ce que nous sommes.
Ainsi, à un certain niveau, nous ne rencontrons pas ce qui est « hors champ », ce qui est hors de la ligne que nous avons empruntée. Pourtant, des rencontres accidentelles ou fortuites se produisent, qui nous réorientent et nous ouvrent de nouveaux mondes. Parfois, ces rencontres peuvent se présenter sous la forme d’une bouée de sauvetage, parfois non ; elles peuvent être vécues comme une simple perte. Ces moments de dérapage peuvent générer de nouvelles possibilités, ou non. Après tout, c’est souvent la perte qui génère une nouvelle orientation ; lorsque nous perdons un être cher, par exemple, ou lorsque la relation avec un être cher prend fin, il est difficile de simplement garder le cap parce que l’amour est aussi ce qui nous procure une certaine orientation. Ce qui se passe lorsque nous sommes « désorientés » dépend des ressources psychiques et sociales qui se trouvent « derrière » nous. Ces moments (de désorientation) peuvent constituer ou bien un cadeau ou bien le lieu d’un traumatisme, d’une angoisse ou d’un stress lié à la perte d’un avenir imaginé. C’est généralement avec le recul que nous réfléchissons à ces moments où une bifurcation s’ouvre devant nous et où nous devons décider de ce qu’il faut faire, même si le moment ne se présente pas comme une demande de décision. Le « recul » ne nous donne pas toujours un point de vue différent, mais il permet de revisiter ces moments, de les réintégrer, comme des moments où nous changeons de cap.
Je pense que l’une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à m’intéresser à la question de la « direction » est qu’au « milieu » de ma vie, j’ai vécu une réorientation spectaculaire : J’ai quitté un certain type de vie pour en embrasser un nouveau. J’ai quitté le « monde » de l’hétérosexualité et je suis devenue lesbienne, même si cela signifie rester dans un monde hétérosexuel. Pour moi, cette ligne était une bouée de sauvetage, mais elle signifiait aussi que je quittais les sentiers battus. Il est intéressant de noter qu’en architecture paysagère, on utilise le terme « lignes de désir » (“desire lines”) pour décrire les chemins non officiels, ces marques laissées sur le sol qui témoignent des allées et venues quotidiennes, par où les gens s’écartent des chemins qu’ils sont censés suivre. La déviation laisse ses propres marques sur le sol, qui peuvent même contribuer à générer des lignes alternatives, qui traversent le sol de manière inattendue. Ces lignes sont en effet des traces de désir, là où les gens ont pris des chemins différents pour arriver à tel ou tel point. C’est certainement le désir qui aide à générer un paysage lesbien, un sol qui est façonné par les chemins que nous suivons en déviant de la ligne droite. Et pourtant, devenir lesbienne reste une ligne difficile à suivre. Le corps lesbien ne prolonge pas la forme de ce monde, comme un monde organisé autour de la forme du couple hétérosexuel. Habiter un corps qui n’est pas étendu par la peau du social signifie que le monde acquiert une nouvelle forme et fait de nouvelles impressions. En devenant lesbienne, j’ai appris à connaître le point même de l’orientation de la vie et la manière dont ce « point » est souvent caché. La réorientation, qui implique la désorientation de rencontrer le monde différemment, m’a fait m’interroger sur l’orientation et sur la mesure dans laquelle le fait de « se sentir chez soi », ou de savoir de quel côté nous sommes tournés, est lié à la création de mondes.
(…)
L’espoir de changer de direction réside dans le fait que nous ne savons pas toujours où certains chemins peuvent nous mener : risquer de s’écarter du droit chemin rend possible de nouveaux avenirs, qui peuvent impliquer de s’égarer, de se perdre ou même de devenir queer, comme je l’explique dans le chapitre 2.
Dans le cas de l’orientation sexuelle, il ne s’agit pas simplement d’en avoir une. Devenir hétérosexuel signifie que nous devons non seulement nous tourner vers les objets qui nous sont donnés par la culture hétérosexuelle, mais aussi que nous devons nous « détourner » des objets qui nous font sortir de cette ligne. Le sujet queer au sein de la culture hétérosexuelle dévie donc et est présenté socialement comme un déviant. Ce que je cherche à proposer dans ce livre, c’est un argument selon lequel ce qui est « présent » ou proche de nous n’est pas fortuit : nous n’acquérons pas nos orientations simplement parce que nous trouvons des choses ici ou là. Au contraire, certains objets sont à notre disposition en raison des lignes que nous avons déjà empruntées : nos « parcours de vie » suivent une certaine séquence, qui consiste également à suivre une direction ou à être « dirigé » d’une certaine manière (naissance, enfance, adolescence, mariage, reproduction, mort), comme Judith Halberstam nous l’a montré dans ses réflexions sur la « temporalité » de la famille et l’utilisation du temps familial (In a Queer Time and Place : Transgender Bodies, Subcultural Lives. New York : New York University Press, 2005 : p.152-53). Le concept d’« orientations » nous permet d’exposer comment la vie est orientée de certaines manières plutôt que d’autres, par l’exigence même de suivre ce qui nous est déjà donné. Pour qu’une vie compte comme une bonne vie, elle doit rembourser la dette de sa vie en prenant la direction promise comme un bien social, ce qui signifie imaginer son avenir en termes d’atteinte de certains points le long d’un parcours de vie. Une vie queer pourrait être une vie qui échoue à accomplir de tels gestes en retour.
10.03.2025 à 10:32
Remarques sur le pacifisme (et nos cheminements intellectuels embarrassés)
danah
Texte intégral (2765 mots)
Au réveil, je me lance de manière assez évasive, en mode Sérendipité (en suivant des liens sur le net et dans des notes en bas de pages de bouquins d’historiens), sur la question des mouvements pacifistes dans l’entre-deux-guerres chez les intellectuels et politiques français.
Vaste sujet, casse-gueule s’il en est, et riche de parcours intellectuels surprenants, du point de vue d’un lecteur d’après la seconde guerre mondiale en tous cas. Dans les biographies de la plupart des personnages qui défendront, parfois jusqu’aux derniers instants précédant l’étrange défaite de 1940 – et parfois aussi jusqu’à devenir tout bonnement collaborationnistes, il y a l’expérience de la première guerre mondiale, qu’ils ont vécu en tant que soldats. Un traumatisme s’il en est. S’y ajoutent, notamment à gauche, des positions anticapitalistes (pas forcément exemptes d’antisémitisme, mais pas toujours), la fascination qui peut virer la répulsion (l’exemple de Doriot est flagrant) envers le régime communiste en URSS, mais aussi, comme avec la Ligue des Droits de l’Homme, des engagements indubitables contre le fascisme, voire contre le colonialisme.
Je n’ai pas lu l’étude d’Emmanuel Naquet, Pour l’humanité. La Ligue des droits de l’homme de l’affaire Dreyfus à la défaite de 1940, Presses universitaires de Rennes, 2014, 684 p., mais certain‧es d’entre vous en ont peut-être connaissance.
Bref, je croise des figures connues comme Jean Giono (et son pacifisme viscéral, y compris pendant l’occupation : « pour ma part j’aime mieux être Allemand vivant que Français mort » 1938), le passionnant, attachant et sincère anarchiste antimilitariste Louis Lecoin, auteur du fameux tract « Paix Immédiate » publié en 1939 (et signé par des pacifistes de toute obédience, comme Giono, Déat, Margueritte, Jeanson, etc.), et d’autres oubliées comme ce Félicien Challaye, vraiment fascinant. Un homme d’une culture remarquable, anticolonialiste (il continuera d’ailleurs à l’être même après la deuxième guerre mondiale), dreyfusard, proche de Péguy, puis admirateur de Jaurès, il voyagera dans bien des parties du monde colonisées en tirant notamment un article retentissant intitulé « Le Congo français » dès 1906 dénonçant les politiques coloniales.
Mobilisé et blessé lors des combats en 1915, il défend déjà une paix avec l’Allemagne (qui lui laisserait l’Alsace Lorraine). Il s’engagera ensuite dans la Ligue de défense des indigènes, la Ligue des Droits de l’homme, le Parti Communiste, Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, etc.
Les deux positions qu’il n’aura jamais cessées de tenir sont, d’une part son anticolonialisme, et d’autre part son pacifisme qu’on dira “intégral”. Il condamne le fascisme et le nazisme de manière claire, mais refuse d’idée d’un conflit avec Hitler ou Mussolini. « Si douloureuse qu’elle puisse être, l’occupation étrangère serait un moindre mal que la guerre. » (1933) et publie dès 1934 un livre (que je n’ai pas trouvé) : « Pour une paix désarmée même face à Hitler » (1934).
Sous l’occupation, on le retrouvera dans les parages du parti collaborationniste de Marcel Déat, ou dans la revue vichyste l’Atelier – avec d’autres militants ayant rejoint la collaboration en raison de leur position pacifiste (intégrale).
Et.. En creusant un peu au hasard, je tombe sur la très éphémère revue L’Espoir, qui ne connut qu’un seul numéro, publié en 1939. Dans le comité de patronage de la revue, on retrouve Challaye, Giono, Maurice Rostand, Margueritte… (qui ont peut-être aussi écrit des “poèmes” au sein de la revue sous des noms d’emprunt). Il s’agit, si j’ai bien compris, d’une entreprise (complètement lénifiante) d’appel à la poésie pour défendre la paix contre la guerre. On est en 1939. Inutile de dire qu’il n’y aura pas de numéro 2.
Je vous laisse méditer sur ces documents.
Une remarque cependant : il faut être extrêmement prudent et précautionneux avant de « tirer des leçons de l’histoire », comme je le rappelais ici.
La situation politique et les engagements des années 30 en Europe sont imprégnés par le traumatisme de la première guerre mondiale – et, bien évidemment, les acteurs de l’époque ne disposent pas du recul de l’histoire. Et un Giono ou un Challaye ne sont pas à mettre dans le même sac qu’un Doriot ou du Déat. À mon sens, s’intéresser à ces mouvements de pensée connus sous le nom de « pacifisme (intégral) », devrait nous inciter à réfléchir aux conditions historiques et politiques qui sont les nôtres, plutôt que de nous précipiter vers des comparaisons ou des analogies souvent grossières. Bref, ce sont des questions que nous devons reprendre, notamment à gauche, à nouveaux frais, sans éviter les cas de conscience, probablement irrésolubles et déchirants, que pose le putain de monde dans lequel nous vivons (sans oublier que ce genre de question se pose depuis des décennies pour des millions d’habitants de cette planète chaque jour que le diable fait – que les Européens (enfin, une partie seulement des Européens) aient vécu en paix depuis la seconde guerre mondiale constitue une exception géographique et historique.
En fait ce qui m’intéresse dans ces biographies de pacifistes des années 20/30, notamment celle assez remarquable de Félicien Challaye, c’est leurs aspects “inattendus”.
J’y reviens brièvement parce que je n’ai pas assez insisté sur ce point. La plupart des chemins, disons, de « convictions politiques » s’offrent à nous. Il est rare que nous soyons les premiers à les ouvrir dans le maquis des idées ou des opinions. Une biographie intellectuelle est en partie une histoire de choix, mais ces choix suivent le plus souvent des voies frayées à l’avance et qui s’offrent à nous en fonction de déterminations sociales, économiques, culturelles, raciales, et genrées. Plus un chemin a été emprunté, plus il est emprunté (« the more a path is used, the more a path is used », dit Sara Ahmed dans une formule assez géniale dans What’s the use ?).
C’est une question cruciale quand on s’intéresse aux raisons pour lesquelles on se sent de gauche ou de droite par exemple, très tôt dans sa vie, parfois dès l’adolescence (et pourquoi pas avant !).
Mais les choix politiques ne se limitent pas à être de droite ou de gauche. Il existe de nombreux autres sentiers, plus ou moins balisés. La biographie de Félicien Challaye illustre bien ce que je veux dire : incontestablement, il est « de gauche », de cette gauche issue de la tradition dreyfusarde. Mais, pour d’autres raisons liées à son histoire personnelle, il suivra également d’autres chemins : le pacifisme, dans une version qu’on dit “intégrale” (radicale en tous cas), chemin assez bien balisé, surtout chez tous ces intellectuels qui ont combattu pendant la première guerre mondiale et en ont vécu le traumatisme. Et l’anticolonialisme, pour le coup, un chemin beaucoup plus rarement emprunté par ses contemporains, même à gauche, et qu’il a pu frayer durant ses séjours dans les colonies aux quatre coins du monde. Ses témoignages sur les horreurs et les injustices du colonialisme français, sont, pour l’époque, des documents assez remarquables.
C’est un homme extrêmement cultivé, intelligent, qui s’engage dans la Ligue de défense des indigènes, la Ligue des Droits de l’homme, le Parti Communiste, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.
Un type bien (selon mes affinités politiques en tous cas)
Et qui finira « plus ou moins » collaborationniste sous le régime de Vichy.
Il y a des pacifistes convaincus dans les années 30 qui ont finalement renoncé à défendre leur position coûte que coûte quand la perspective de la guerre (et sa nécessité) devenait inéluctable. D’autres, comme Challaye (ou Giono) n’ont pas renoncé.
Sara Ahmed, dans l’introduction de Queer Phenoménology, fait une remarque très juste au sujet de la difficulté qu’il y a à « faire demi-tour » quand on s’est trop engagé sur une voie (ma traduction) :
« Vous continuez à avancer dans l’espoir d’arriver à quelque chose. L’espoir mise sur le fait que les « lignes » que nous suivons nous mèneront quelque part. Lorsque nous n’abandonnons pas, lorsque nous persistons, lorsque nous sommes « sous pression » pour arriver, pour aller quelque part, nous nous abandonnons à cette ligne. Faire demi-tour, c’est risquer de perdre du temps, un temps qui a déjà été dépensé ou abandonné. Si nous abandonnons la ligne à laquelle nous avons consacré notre temps, nous abandonnons plus qu’une ligne, nous abandonnons une certaine vie que nous avons vécue, ce qui peut ressembler à un abandon de soi. »
Challaye constitue une sorte d’exemple d’obstination, qui le conduit à sortir brutalement du territoire balisé de l’humanisme qu’il avait frayé jusque-là, précisément parce qu’il ne voulait pas renoncer à suivre l’un des chemins (le pacifisme radical) dans lequel il s’était engagé. Il détestait le fascisme mais refusait plus encore de faire la guerre (même à ses pires ennemis). Notez qu’après 1945, il a continué de militer pour la paix, mais aussi contre le colonialisme.
Ces biographies complexes me paraissent plus riche d’enseignements sur la manière dont se forment des opinions politiques, que les biographies « cohérentes » – qui ne dévient jamais des voies déjà toutes tracées qu’elles ont empruntées.
Je pense par exemple à la très intrigante Alice Weidel, dont la vie privée s’accorde si mal à ses engagements politiques : lesbienne, en couple avec une « personne de couleur », laquelle a porté leurs deux enfants, et « en même temps » (ou « malgré » cela) leader du parti le plus extrémiste qui soit, dont certains membres vouent l’homosexualité aux gémonies. « Elle est contre le mariage pour tous et prend soin de se tenir à distance des défenseurs des droits LGBT et queer qu’elle exècre, dénonçant une « folie woke ».
Certains des chemins que nous empruntons finissent par se confondre (et nous disons, par commodité, que nous sommes de gauche, ou conservateurs, etc.), d’autres semblent n’être que parallèles, étrangers l’un à l’autre jusqu’à sembler parfaitement contradictoires.
Je lisais ce matin une interview de Manon Aubry sur la guerre en Ukraine.
On sent la députée européenne embarrassée. Et on la comprend. On pourrait retrouver en la lisant les chemins (pour reprendre la grille d’analyse de mon message précédent) qu’elle emprunte en tant que militante de LFI : la défense des services publics (la santé, l’éducation etc) et le refus d’une « économie de guerre », une certain défiance envers les institutions transnationales (L’Otan, L’Europe, mais pas les Nations Unies) lié à ce « patriotisme » typique de LFI qui me fatigue beaucoup, avec cette crainte que le pays perde son « indépendance ». Et s’y ajoute cet autre chemin, qui ressemble à ces positions pacifistes des années 30 : le refus d’entrer en guerre (contre la Russie). Ce qui va jusqu’à se traduire par un refus de « confisquer les avoirs » russes, car ce serait considéré comme « un acte de guerre » (?). Pour autant elle « ne souhaite pas que l’Ukraine soit écrasée » (?). Et en appelle à une « solution diplomatique » (comme si personne n’y avait pensé avant et ne s’y employait depuis 3 ans.)
C’est compliqué, embarrassé, et je doute que les militants (sans parler des opposants à LFI) y aient compris quoi que ce soit. (moi, je n’ai pas compris grand chose).
Je dis cela sans aucune ironie. Je suis complètement perdu, moi aussi. Rien ne me fait plus horreur (sinon la guerre elle-même) que la perspective d’une « économie de guerre » (encore plus brutale que l’économie de guerre économique dans laquelle nous sommes enferrés depuis des lustres). Mais « sacrifier l’Ukraine », comme il vient déjà à l’esprit de pas mal de gens, n’est pas une option – les européens « sacrifient » ou disons laissent en plan et ignorent, nombre de populations dans le reste du monde (voire contribuent à leur destruction comme à Gaza), mais, concernant l’Europe, il y a des précédents fâcheux tout de même. On avait sacrifié les Sudètes, en 1938 (et à cette époque, l’opinion publique française, dans sa large majorité, ne trouvait rien à y redire, au contraire) et quelques mois plus tard etc.. Le « à ce stade la Russie n’est pas une menace militaire directe aux portes de la France » , pour reprendre les mots de Manon Aubry, laisse plus que songeur quand on pense à ces évènements passés.
Bref. Je suis en réalité tout aussi embarrassé‧ Pas forcément pour les mêmes raisons d’ailleurs : les chemins d’opinion que j’ai l’habitude de creuser, sur lesquels je me suis engagé une bonne partie de ma vie ne sont guère pertinents dans la perspective où un Poutine s’aventurait à répandre l’enfer en Europe : mes engagements concernant la perspective de la catastrophe climatique, mon anticapitalisme viscéral, mon anti (néo) colonialisme, la priorité accordée dans toute réflexion au sort des subalternes de ce monde, l’horreur des régimes autoritaires et totalitaires et mon attachement à la démocratie, mes perspectives féministes/queer, ma défiance envers les États-Nations de manière générale, mon refus du nucléaire (civil et militaire), mon antimilitarisme, (j’ai été exempté du service militaire en 1986 pour ça), etc etc.. Toutes ces pistes qui me définissent politiquement, qu’en resterait-il, en termes de « priorité », si une guerre totale menaçait d’éclater en Europe (et donc dans le monde) ?
On se dit souvent que la perspective de la catastrophe climatique, son agenda sinistre, pourrait être tout bonnement rendue caduque, sans objet, si un conflit nucléaire était déclenché. Tout se passe comme si, en vérité, nous vivions déjà dans une économie et une perspective de guerre, et c’est une des raisons pour lesquelles les politiques climatiques sont reléguées au deuxième (voire au dernier plan comme aux États-Unis désormais).
Quand au pacifisme, je dois admettre que je n’avais jamais réellement « rencontré » cette problématique, étant un brave petit blanc européen né bien après la fin de la seconde guerre mondiale, jusqu’à présent. Cela pose, me pose, des dilemmes affreux. Un cas de conscience comme on dit. Je n’arrive pas à me résoudre à l’idée de dire : il faut entrer en guerre contre Poutine. Parce que la guerre en 2025 risque fort d’être une guerre nucléaire (contrairement à la seconde guerre mondiale, avec cette terrifiante exception des bombes A larguées sur le Japon). Et parce qu’il est facile, quand on sait qu’on ne sera pas appelé sous les drapeaux, d’appeler à la guerre tout en sachant qu’on restera bien planqué à l’arrière (si tant est qu’il y ait des places « à l’arrière ») derrière son écran. Et se ranger comme pas mal de gens de gauche en 1939 derrière la bannière de l’Union Nationale. Et pourtant.
10.03.2025 à 10:28
Dénuement
danah
Texte intégral (863 mots)
Ai médité aujourd’hui sur l’idée de dénuement (un peu toute la journée, quelques pages de notes éparses).
Fournirait un point de départ intéressant et paradoxal pour mon investigation sur les relations d’objets – laquelle investigation permet d’introduire l’exposé sur le capitalisme intime – comment les modalités qui nous lient aux objets (et qui vont de l’usage pur indifférent à l’attachement affectif le plus intense) concourent à l’occultation et à la relégation de leur « biographie » – où l’on reconnaît la structure fétichiste de la marchandise. Cet exposé sur le capitalisme intime constituant la première partie d’une réflexion sur ce que la catastrophe climatique fait à nos pensées (et à nos manières d’habiter le monde).
Le dénuement donc. Beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Hors de question de romantiser le dénuement, même si l’expérience du dénuement choisi, celui de l’ermite par exemple, doit être envisagée. Le dénuement, bien souvent, n’est pas choisi. Il s’impose à celles et ceux qui doivent se contenter de vivre de peu (avec peu d’objets), parce qu’ils sont nés subalternes et n’ont que peu de chance de sortir de cette condition au cours de leur vie. Il devient aussi ce qui vous tombe dessus quand vous avez tout perdu – votre maison est en ruine après un bombardement ou un cyclone. La plupart des objets gisent, difformes, inutilisables. (Vous fouillez dans les décombres à la recherche de quelques objets aimés, à la recherche des reliques de ce qui n’est plus). Il est ce qu’on a volé au migrant durant son voyage : il arrive avec « rien », même ses papiers d’identité lui ont été dérobés. Juste son corps meurtri. Mais le dénuement n’est pas toujours synonyme de pauvreté – songez ici à certaines populations en Amazonie, qui, lorsque leur hutte faite de planches et recouvertes de feuilles de palmier est emporté par la crue d’un torrent, ne s’en émeuvent guère et la reconstruisent en quelques heures à un autre endroit. La forêt est riche, elle procure à celles et ceux qui la connaissent tout ce dont ils ont besoin. Le dénuement n’est pas toujours organisé autour du manque. L’abondance ne dépend pas ici de la quantité d’objets qu’on possède, car on possède infiniment moins que la plupart des gens sur la terre. Le savoir et quelques outils suffisent à jouir de cette abondance (ce que les capitalistes ont bien compris, nous rappelait déjà Marx : la nature s’offre gratuitement à l’extraction et l’exploitation – du Capital engrangé à peu de frais). Les habitats des bidonvilles aussi tirent leur valeur de leur architecture éphémère.
(Remarque adventice : c’est une chose de faire vœu de pauvreté – ah ! l’héroïsation des riches qui choisissent de renoncer aux plaisirs mondains pour adopter une vie ascétique et se voient récompensés en gain de vertu ! –, c’en est une autre d’être pauvre sans l’avoir choisi. On peut, certes, c’est un exercice dont je suis familier, faire contre mauvaise fortune bon cœur, et se fabriquer un récit qui valorise le dénuement quand bien même on ne l’a pas choisi : c’est là encore autre chose. Comme il n’est comparable de perdre un monde quand ce monde était « assuré » (c’est-à-dire au fond, « matériellement remplaçable », si l’on est bien assuré – cela n’empêchera pas le deuil, mais le deuil pourra prendre fin) et de perdre un monde quand nul ne viendra vous sauver, parce que ceux qui ont bombardé votre habitation, enfoui vos souvenirs dans les décombres, ruiné votre passé, font tout ce qu’ils peuvent pour vous faire disparaître, pour qu’il ne reste rien de vous, ni corps ni objet ni pensée.)
Un point de départ donc, qui devrait déjà m’occuper quelques chapitres.
(noter aussi ce chapitre sur l’enfant gâté – étouffant sous les objets qu’il est censé posséder, et n’en aimant aucun.
(et l’étymologie comme toujours, est intéressante : Dénuer est un verbe – mettre à nu, priver quelqu’un de quelque chose, démunir. Dépouiller. Renvoie à une forme de violence : ainsi dans le travail de la pierre – on use et enlève la matière de la surface pour mettre à nu la roche sous-jacente – de ce fait on remonte dans le temps – on purifie. La purification comme violence, l’abstraction comme violence. Penser à la métaphore de l’ascétisme chez Plotin : « Sculpte ta propre statue » (c’est-à-dire : soustrais le surplus, les couches superficielles). Et bien évidemment la nudité, ou, plus exactement, toujours avec cette idée de privation : être rendu visible, c’est-à-dire, non dissimulé – ce qui m’oriente déjà sur la question de l’arrière-plan invisible, ou invisibilisé, silentisé, occulté, des objets. Et :, etc.)
10.02.2025 à 09:26
Littérature IA
danah
Texte intégral (1622 mots)
Quelques remarques (intempestives) du matin au sujet de cette nouvelle littérature produite, entièrement ou en partie, par des IA (et vendue chez certains libraires)
1. En tant qu’écrivain sans succès, qui se fiche bien de l’industrie du livre, laquelle industrie du livre me le rend bien, ces livres générés par IA ne changeront rien à ma situation, et je dois même admettre que ça me fait ricaner doucement dans mon coin.
2. Étant donné les ambitions stylistiques de la majorité des livres publiés, je doute que les lecteurs voient une différence flagrante entre les productions d’auteurs et d’autrices en chair et en os et celles des IA. La littérature mainstream, celle qui se vend le mieux et décore les rayons livres des grandes surfaces, s’en trouvera souvent probablement « améliorée » – a fortiori dans la mesure où les IA apprennent à écrire en déchiffrant du Guillaume Musso ou d’autres écrivains à la mode.
3. Ce que je veux dire, c’est que jamais une IA ne pourra produire The Waves (Virginia Woolf), Ulysses (Joyce), Sous le Volcan (M. Lowry), On a marché sur la lande (Arno Schmidt), JR (W. Gaddis), Against the day (T. Pynchon), Extinction (T. Bernhard) et, pas non plus l’Épopée de Gilgamesh ou l’Odyssée (et j’ai quelques milliers de livres en tête qu’aucune IA ne saurait produire). Parce que ces textes ne ressemblent à aucun autre. (et certainement pas à ces innombrables textes qui ressemblent à tous les autres, s’efforçant de ressembler à tous les autres).
4. On me rétorquera : oui, mais en littérature, le style ne fait pas tout. Et on aura raison ! Il y a aussi l’imagination, et aussi l’idée, voire la thèse (plus ou moins géniale). Je concède aisément que certains livres, qui n’ont pas d’ambitions stylistiques ou formelles particulières, n’en restent pas moins inimitables, parce que l’autrice ou l’auteur l’ont extrait du fonds de leur personnalité, elle-même hors du commun. Ce qui augmente sérieusement la liste des livres inimitables par une IA. (N’oublions pas toutefois le cas, assez fréquent, de ces écrivain‧e‧s qui, surfant sur la vague d’un premier succès, parfois un texte de grande qualité, très personnel, passent le restant de leur existence à s’imiter eux-mêmes, s’offrant dès lors plus aisément au risque d’être imités à leur tour, et pourquoi pas par une IA.
5. Un mot pour les amateurs de poésie dont je vois les doigts délicats se lever au fond de la salle, près de la fenêtre qui donne sur le jardin : je ne vous oublie pas (pour une fois). Ce que j’ai dit plus haut vaut évidemment pour Walt Whitman, T.S. Eliot, Saint-John Perse, ou René Char – pas demain la veille qu’une IA sortira tout de go et sur demande des vers comme ceux-ci :
« Ah! toutes choses de mémoire, ah! toutes choses que nous sûmes, et toutes choses que nous fûmes, tout ce qu’assemble hors du songe le temps d’une nuit d’homme, qu’il en soit fait avant le jour pillage et fête et feu de braise pour la cendre du soir! – mais le lait qu’au matin un cavalier tartare tire du flanc de sa bête, c’est à vos lèvres, ô mon amour, que j’en garde mémoire. »
6. La vraie question, à mon humble avis (qui se fiche donc, pour des raisons de vengeance personnelle, de l’effondrement probable de l’industrie du livre dans les décennies à venir), c’est : pourquoi ça ne dérange pas et ne dérangera pas les lecteurs et lectrices de lire des ouvrages produits par les IA – qu’iels le sachent ou non d’ailleurs. Parce qu’iels ne verront pas la différence avec les livres qu’iels ont l’habitude de lire. Leur plaisir sera le même. Et croyez-moi, je dis cela sans aucune condescendance. Il m’arrive de lire des livres qui n’ont pas d’ambition littéraire particulière, et dont la narration ne brille pas spécialement par son univers imaginaire ou les idées qu’elle porte (j’en ai même écrit un !). Je les lis pour me détendre, comme on regarde une série télévisée dont le narratif est dénué de toute surprise, qui ronronne, se répète. Ça fait du bien, et c’est parfois tout ce qu’on demande à la littérature – la plupart des lecteurs et lectrices que je connais ne lisent que des livres de ce genre.
7. Si maintenant on voulait défendre la littérature écrite par des auteurs/autrices contre la production des IA, alors il faudrait je crois commencer par interroger, ce qui distingue les deux types de texte. On serait peut-être amené à invoquer de vieux concepts, qu’il faudrait sans doute dépoussiérer dans ce nouveau contexte, comme l’originalité, la personnalité, l’inimitable, l’ambition littéraire (« l(es)’ histoire(s) de la littérature » aussi), voire, dans une perspective plus queer, l’inconfortable, le dérangeant, l’étrangement familier, le troublant. Et ce faisant – et là, bien sûr, je prêche pour ma chapelle – il faudrait diffuser « l’art de lire autrement » – pour d’autres motifs que la détente par exemple : s’il s’agit de « se détendre », je crains que les IA fassent l’affaire.
(La littérature générée par IA trouve assez logiquement sa place dans une économie des mondes de la culture centrée sur le profit, sur le versant de la valeur « mercantile » des oeuvres (échangées comme des marchandises). On n’est pas regardant sur les moyens et les secrets de fabrication dans le business de manière générale)
Les remarques ci-dessus valent bien évidemment pour la musique, les arts visuels etc… Il deviendra de plus en plus difficile de distinguer dans la production musicale et artistique mainstream ce qui vient d’une IA (en totalité ou partiellement) et ce qui n’en vient pas.
Au point que dans quelques décennies, la question deviendra absurde, ne se posera même plus (d’ici là, me direz-vous, l’industrie du livre et des arts se sera tout bonnement effondrée, ne ressemblera en tous cas plus du tout à celles que nous connaissons aujourd’hui, et une bonne moitié de l’humanité aura vraiment d’autres trucs plus urgents à penser que le statut des artistes etc.. genre survivre – c’est déjà le cas du reste pour une bonne partie de ladite humanité)
NB :
La vrai catastrophe de l’IA c’est le caractère exponentiel de sa croissance.
Cette histoire d’IA dans les librairies c’est du pipi de chat.
À un point que nous sommes incapables de concevoir.
Le prix à payer, environnementalement, socialement, politiquement, etc.. est déjà, et sera chaque jour, plus effarant.
On parle souvent de la période d’après 1945 comme l’ère de l’accélération (de l’extraction des ressources humaines et non-humaines et de la production de marchandises etc) comme de la « grande accélération ».
Mais là, c’est encore autre chose.
Ça ne se joue pas sur un demi-siècle.
Mais quelques années.
Le moins qu’on puisse dire c’est que nous ne sommes pas prêts. Même les thuriféraires de la secte IA n’ont aucune idée des effets de cette croissance exponentielle.
Ça rebat tellement les cartes que toute la littérature scientifique ou SHS produites dans la perspective de la catastrophe climatique ou de l’hyper-capitalisme global est à mon sens d’ores et déjà obsolète. (et du coup, c’est embêtant, parce que le livre que j’essaie d’écrire sur le sujet depuis des lustres est complètement dépassé – faut que je recommence une centième fois)
Je ne parle pas du tout de la croissance financière ou de bulle spéculative, mais de la croissance des usages – le fait que les organisations sociales, politiques, productives (et économiques) sont en train de se redéployer autour des possibilités techniques promises (et réelles) de l’IA (dans la foulée du redéploiement numérique) et d’accepter d’en dépendre quasiment totalement.
Ce qui a des conséquences qu’on sait déjà : environnementalement ok, mais aussi et surtout au niveau du travail et de l’existence quotidienne (accroissant encore l’écart dramatique entre ceux qui travaillent dans les zones d’extraction et subissent les dommages toxiques de ces zones de sacrifice, et ceux à qui est promise la jouissance d’une vie facilitée et rendue encore plus fluide par le recours aux IA, l’un n’allant pas sans l’autre), et des tas de conséquences qu’on ne voit pas encore (notamment au niveau politique, ou dans les rapports de force internationaux)
Une des applications les plus évidentes des IA, c’est le domaine de la surveillance, et de la répression. Ça c’est parfaitement réel, ça n’a rien d’une bulle spéculative. Des populations entières sont plongées en enfer pour ça :
- Persos A à L
- Mona CHOLLET
- Anna COLIN-LEBEDEV
- Julien DEVAUREIX
- Cory DOCTOROW
- EDUC.POP.FR
- Marc ENDEWELD
- Michel GOYA
- Hubert GUILLAUD
- Gérard FILOCHE
- Alain GRANDJEAN
- Hacking-Social
- Samuel HAYAT
- Dana HILLIOT
- François HOUSTE
- Tagrawla INEQQIQI
- Infiltrés (les)
- Clément JEANNEAU
- Paul JORION
- Michel LEPESANT
- Frédéric LORDON
- Blogs persos du Diplo
- LePartisan.info
- Persos M à Z
- Henri MALER
- Christophe MASUTTI
- Romain MIELCAREK
- Richard MONVOISIN
- Corinne MOREL-DARLEUX
- Timothée PARRIQUE
- Thomas PIKETTY
- PLOUM
- VisionsCarto
- Yannis YOULOUNTAS
- Michaël ZEMMOUR
- Numérique
- Christophe DESCHAMPS
- Louis DERRAC
- Olivier ERTZSCHEID
- Olivier EZRATY
- Framablog
- Francis PISANI
- Pixel de Tracking
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