27.04.2025 à 11:54
Une mégapole d’un million d’habitants sans forces de l’ordre.
danah
Texte intégral (1385 mots)
En lisant le passionnant volume Mass and Elite in the Greek and Roman Worlds. From Sparta to Late Antiquity, Edited By Richard Evans, Routledge, London 2017, sur les relations des masses populaires avec les élites urbaines, et notamment en ce qui concerne leur agency, je tombe sur des remarques particulièrement intéressantes et riches d’enseignement (parce qu’elle dérange les modèles qui nous viennent en tête spontanément).
Ainsi, dans l’article de la chercheuse Lisa Marie Mignone, « Living in Republican Rome. ‘Shanty metropolis’ « , ces paragraphes que je m’empresse de traduire afin de livrer en pâture à vos propres réflexions !
***
« Les historiens romains se plaisent à rappeler que Rome fut la première ville occidentale à atteindre une population d’un million d’habitants, ce qu’elle avait déjà fait à la fin de la République. Ce qui est d’autant plus remarquable, c’est que cette mégapole unique n’avait pas de forces de police. Comment la tranquillité urbaine était-elle maintenue ? Des études récentes ont souligné que les forces de police en tant que telles sont un phénomène relativement moderne, apparu au XIXe siècle. Pourtant, Rome reste unique non seulement par son ampleur, mais aussi par l’interdiction formelle de l’entrée de forces militaires dans la ville pendant la République. Plusieurs villes de la Chine impériale pré-moderne avaient des populations équivalentes, mais dans ces villes orientales, la paix urbaine était préservée grâce à des recensements réguliers, à un découpage minutieux des quartiers et à la vigilance d’une police métropolitaine qui prévenait activement les délits par des patrouilles régulières et continues. Les données empiriques contemporaines ont suggéré aux spécialistes de l’urbanisme des années 1970 que le contrôle spatial (c’est-à-dire le zonage social) des sous-cultures urbaines permet la ségrégation des communautés en conflit et définit ainsi leur interaction. Pourtant, cette balkanisation sociale ne peut à elle seule empêcher la violence dans la ville – et l’a même parfois favorisée.
Des études récentes ont remis en question la ségrégation sociale en tant que moyen efficace de préserver la sécurité urbaine. Dans l’Amérique moderne, pour prendre un exemple, il a été démontré que la concentration et l’isolement des membres défavorisés de la communauté entraînaient une augmentation de la violence meurtrière. Le maintien de la « tolérance urbaine » nécessite une force de police métropolitaine pour renforcer ces frontières spatiales urbaines bien définies. Des études de cas portant sur le Pékin de la dynastie Qing (du milieu du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle), la Constantinople ottomane (surtout du XVIe au XVIIe siècle), Paris (du milieu du XVIIe au XVIIIe siècle) et Edo (du XVIIIe au XIXe siècle) démontrent qu’une force de police bureaucratisée, présente de manière visible et audible dans toute la ville, est essentielle à l’articulation, au maintien et à l’application de zones structurées dans ces plans urbains hautement différenciés. Il semblerait donc que le zonage urbain nécessite au moins la menace de la violence pour renforcer et maintenir la ségrégation et le confinement de la population.
La question demeure : comment la paix a-t-elle été maintenue, pour l’essentiel, dans la Rome républicaine, une mégapole dans laquelle les habitants comptaient principalement sur l’entraide mutuelle et le système de la clientélisme pour assurer leur sécurité et leur bien-être personnels ? La spatialisation des études de patronage, c’est-à-dire la combinaison d’un certain degré de reconstructions prosopographiques avec des recherches topographiques, peut améliorer notre compréhension des modèles de résidence dans la ville de Rome. Cependant, les limites des données semblent rédhibitoires. Il reste également à déterminer si l’intégration sociale transurbaine de Rome a favorisé les stratégies de prévention de la criminalité environnementale. D’autres études sur la sociologie de l’intégration de l’élite et de la non-élite à l’intérieur et à l’extérieur de la ville montreront dans quelle mesure l’absence de planification urbaine et de découpage des quartiers à Rome a pu dissuader la violence et fournir à la caput mundi (la capitale du monde) républicaine un modèle de stabilité civile transurbaine. »
(Lisa Marie Mignone est par ailleurs l’autrice d’un ouvrage intitulé autrice d’un ouvrage intitulé « The Republican Aventine and Rome’s Social Order » qui remonte sur la pile des livres à lire incessamment sous peu !https://muse‧jhu‧edu/book/47457
Je pense ici aux plans d’urbanisme et particulièrement aux politiques de gentrification (qui ne datent pas d’hier), qui sont aussi des politiques de ségrégation, de contrôle des populations, de mise à l’écart de certaines pour le bénéfice des autres, aux frontières raciales urbaines, qui confinent, même dans nos cités occidentales, avec des stratégies d’apartheid pure et simple (où l’on complique la vie des uns pour faciliter la vie des autres, où l’on entrave la mobilité des uns pour rendre la vie des autres plus fluide).
La plupart des temps, ces politiques sont justifiées par la dimension réputée incontrôlable (c’est-à-dire, traduisez : dangereuses pour les classes les plus aisées), des villes modernes. Ou sont mises sur le compte du libre marché de l’immobilier – comme si les pouvoirs publics n’avaient aucune prise sur ce « libre marché » – qui voit ceux qui se ressemblent s’assembler.
Le contre-exemple de la Rome antique républicaine est assez épatant : pas qu’elle ne connaisse pas son lot de violence, parmi lesquels des émeutes sporadiques, mais l’absence de plan d’urbanisation, et la mixité sociale qu’on devine en étudiant par exemple l’organisation de villes comme Pompéi ou Herculanum, semblent favoriser, ce qui est parfaitement contre-intuitif et en tous cas contraire à nos modèles modernes, la stabilité sur une longue durée.
Nous qualifions la Rome antique de chaos « urbanistique » (un peu comme ces bidonvilles qu’on décrit comme s’étendant de manière « anarchique » au fur et à mesure de l’afflux de populations), mais en réalité, en disant cela, nous projetons notre désir contemporain d’ordre et de hiérarchisation de l’espace, la centralité du pouvoir (ah quelle ville merveilleuse où rien n’échappe à ceux qui la gouvernent – vive les cameras de surveillance et la reconnaissance faciale !).
La Rome antique n’a peut-être rien d’un chaos. Elle serait plutôt l’agglomérat de « quartiers » (les vici, vicus au singulier, de la même famille que vicinus : voisin, qui a donné par exemple en français le chemin vicinal, un chemin de « voisinage » en quelque sorte), qui témoignent plutôt d’un haut degré d’intégration sociale (même dans les couches de population les plus subalternes, les esclaves par exemple). Les classes riches côtoient dans ces voisinage les classes moyennes et pauvres, chaque quartier possède ses propres commerces (souvent de très petites échoppes, dont le nombre est considérable), ce qui évite d’ailleurs des déplacements pénibles – le territoire de la ville est immense.
Il n’y a évidemment pas lieu d’idéaliser la Rome antique, fut-elle celle de la République ou du début de l’Empire, mais on peut se servir de ce modèle pour récuser les politiques de la ville contemporaines, si frileuses au moment d’évoquer la mixité sociale (et se lavant les mains assez facilement, en laissent le champ soit-disant libre au marché immobilier, quand des opérations de gentrification sont mises en place).
27.04.2025 à 11:52
as ridiculous as a deodorant commercial
danah
Texte intégral (674 mots)
Je cherchais un passage de David Graeber (cité par Sara Ahmed) dans son recueil d’essai de 2007, Possibilities: Essays on Hierarchy, Rebellion, and Desire, à la toute fin du dernier essai, intitulé joliment : « On The Phenomenology of Giant Puppets: Broken Windows, Imaginary Jars of Urine, and the Cosmolgical Role of the Police in American Culture » (Sur la phénoménologie des marionnettes géantes : Fenêtres brisées, jarres d’urine imaginaires et rôle cosmologique de la police dans la culture américaine )
La citation (concernant l’idéologie portée par la figure du flic dans l’imaginaire américain) est celle-ci :
« faced with anything that remotely resembles creative, nonalienated experience, it tends to look as ridiculous as a deodorant commercial during a time of national disaster »
On est bien avant Occupy Wall Street, notez bien !
Sara Ahmed la reprend dans un passage où elle pose la question : « Peut-on encore parler de conscience révolutionnaire aujourd’hui ? »
« Can we even speak of revolutionary consciousness today? Of course, it is a much-repeated assertion that history itself has made the very concept of a political revolution impossible: the failure of communism to deliver its promise of an alternative future has been read as evidence of the impossibility of any other future but global capitalism. But that’s too easy: there is too much evidence of the failure of global capitalism to deliver its own promise of the good life to the populations of the world for it to become evidence of the impossibility of alternatives. We learn much from how the very idea of alternatives to global capitalism comes across as silliness.4 David Graeber argues in his phenomenological anthropology of anarchism that “faced with anything that remotely resembles creative, nonalienated experience, it tends to look as ridiculous as a deodorant commercial during a time of national disaster” (2007: 410). The silly or ridiculous nature of alternatives teaches us not about the nature of those alternatives but about just how threatening it can be to imagine alternatives to a system that survives by grounding itself in inevitability. »
« Peut-on même parler de conscience révolutionnaire aujourd’hui ? Bien sûr, on répète souvent que l’histoire elle-même a rendu impossible le concept même de révolution politique : l’échec du communisme à tenir sa promesse d’un avenir alternatif a été lu comme une preuve de l’impossibilité de tout autre avenir que le capitalisme mondial. Mais c’est trop facile : il y a trop de preuves de l’échec du capitalisme mondial à tenir sa propre promesse de bonne vie aux populations du monde pour que cela devienne une preuve de l’impossibilité d’alternatives. David Graeber affirme dans son anthropologie phénoménologique de l’anarchisme que « face à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une expérience créative et non aliénée, cela tend à paraître aussi ridicule qu’une publicité pour un déodorant en période de désastre national » (2007 : 410). La nature idiote ou ridicule des alternatives nous enseigne non pas la nature de ces alternatives, mais à quel point il peut être menaçant d’imaginer des alternatives à un système qui survit en se fondant sur l’inévitabilité. »
Évidemment, je retiens cette histoire de publicité pour déodorant.
En relisant du coup Graeber (le texte date de 2007), je ne peux m’empêcher d’essayer d’imaginer ce qu’il aurait dit de l’élection de Trump version 2024 – et de ce qui se met en place aux États-Unis.
(je relis mes notes du matin sur l’expression « il est trop tard », une manière de reprendre de biais la question de l’espoir et du désespoir que j’avais laissée un peu de côté, quoique…)
27.04.2025 à 11:50
Du devoir d’être heureux en oubliant le racisme
danah
Texte intégral (1331 mots)
Il existe de multiples portes d’entrée dans l’œuvre pléthorique (et d’une qualité constante) de Sara Ahmed (que je tiens pour l’autrice d’une des philosophies les plus importantes de notre temps)
Dans son livre paru en 2010, The Promise of Happiness (Duke University Press), elle explore la question du bonheur considéré comme un impératif, qu’on entend par exemple dans les expressions familières : « Je veux juste que tu sois heureux » ; “Je suis heureux si tu es heureux” (typiques des formules « performatives » chères à J.L. Austin)
On peut ainsi parler d’un devoir de bonheur (Duty of happiness) assigné à tout un chacun, certes sous des formes et des intensités différentes, mais qui toutes supposent qu’on s’oriente « correctement » en suivant les chemins de vie qui « promettent » le bonheur, la vie bonne (et en évitant les chemins de traverse, les déviations queer, ou, comme on le verra dans l’extrait ci-dessous, les attachements « culturels » mélancoliques). Elle s’inspire ici des critiques féministes, antiracistes et queer qui ont montré comment le bonheur est utilisé pour justifier l’oppression sociale et comment la remise en question de l’oppression « provoque » le malheur. On voit déjà s’affirmer la figure qui la fera connaître auprès d’un plus large public : celle de la féministe rabat-joie (killjoys feminist).
Note avant lecture : Il faut comprendre l’emploi du mot « migrant » ici à la manière dont en parle Fatima El Tayeb, dans un livre qu’elle a publiée peu après celui de Sara Ahmed, European Others. Queering Ethnicity in Postnational Europe (University of Minesota Press, 2011) : « …des termes tels que « migrant de troisième génération », « intégration » et « xénophobie » suggèrent que ces populations restent en permanence des « étrangers venus d’ailleurs » »
https://outsiderland.com/danahilliot/les-eternels-etrangers-venus-dailleurs/
Je traduis ici la conclusion du chapitre 4 de Sara Ahmed sur les « migrants mélancoliques' » (« Melancholic Migrants ») :
« Pourtant, l’intégration demeure un idéal national, une manière d’imaginer le bonheur national. Les migrants, en tant que citoyens potentiels, sont donc de plus en plus liés par le devoir de bonheur (the happiness duty) qui leur incombe « de ne pas parler du racisme » au présent, de ne pas parler du malheur des histoires coloniales, ou des attachements qui ne peuvent s’accommoder (be reconcilied) dans la diversité colorée de la nation multiculturelle. Pour les migrants, le devoir de bonheur consiste à raconter une certaine histoire sur leur arrivée en tant que bienfait, ou sur le bienfait de leur arrivée. Le devoir de bonheur est un devoir positif de parler de ce qui est bon, mais il peut également être considéré comme un devoir négatif de ne pas parler de ce qui n’est pas bon, de ne pas parler du malheur. C’est comme si vous deviez vous libérer de la douleur du racisme en vous libérant du racisme comme moyen de comprendre cette douleur. C’est comme si vous aviez le devoir de ne pas être blessé par la violence qui vous est faite, de ne même pas la remarquer, de la laisser passer, comme si elle passait à côté de vous. Parler en étant conscient de ces histoires, et en étant conscient du racisme, c’est devenir un étranger affectif (an affect alien). Les étrangers affectifs peuvent accomplir des choses avec des affects étrangers, et accomplir des choses que nous devons faire (do things we must).
En même temps, ma critique du devoir de bonheur est plutôt porteuse d’espoir. J’ai suggéré que les communautés affectives prennent forme grâce à une orientation commune vers certaines choses considérées comme bonnes. L’expérience de la migration rend explicite le fait que nous occupons toujours plus d’une communauté ; si la possibilité que nous occupions plus d’une communauté est structurelle, alors même une communauté implique l’expérience de plus d’une communauté. Pour ceux d’entre nous qui sont conscients d’être attachés à plus d’une communauté, il peut sembler que l’on puisse être pris en défaut, que l’on veuille des choses qui sont opposées les unes aux autres. Le test classique qui oppose les formes d’allégeance multiples (“more than one” forms of allegiance) est le test du cricket, qui est aussi un test de citoyenneté et un test de bonheur : qui soutiendriez-vous si l’équipe anglaise jouait contre la nation dont vous êtes originaire ? Ce test vous donne le choix et suppose que votre choix de bonheur révèle votre véritable identité, une sorte de récit de coming-out. Si la victoire de l’Angleterre me rend heureux, alors je serais anglais. Si la victoire de l’autre équipe me rend heureux, alors je serai autre (other), et non anglais.
« En réponse à ces tests d’identité, nous pourrions dire que le fait d’être rendu heureux par la mauvaise chose (par exemple, être heureux si l’équipe de cricket pakistanaise bat l’Angleterre) ne signifie pas qu’il faut soutenir l’Angleterre d’une autre manière, ne signifie pas qu’il ne faut pas aimer l’Angleterre d’une autre manière. Penser la culture à travers le prisme de la migration pourrait même nous aider à penser différemment le bonheur et l’identité. Si la migration est dévoilée (unfolding) comme faisant partie de l’histoire de la culture, plutôt que comme quelque chose qui arrive à la culture (rather than something that happens to culture), alors la culture devient ce qui se révèle au fil du temps (then culture becomes what unfolds over time). Si la culture est ce qui se révèle en se déployant, partager quelque chose ne dépendrait pas d’être forcément orienté vers les mêmes directions (on being directed in the same way). Nous pourrions construire à partir d’un sentiment d’appartenance plus lâche (a looser sense of being together), où nous ne serions pas obligés de placer nos espoirs de bonheur dans les mêmes choses.
Bien entendu, un tel modèle plus souple d’appartenance nationale peut facilement être décrit en termes de multiculturalisme libéral, qui autoriserait des différences idiosyncrasiques au niveau national. Nous devons faire plus que diversifier les choix d’objets heureux. Après tout, la lutte politique autour de l’appartenance nationale existe parce que certains objets heureux sont considérés comme trop compromettants, comme renonçant à l’idée même de qui ou de quoi est le sujet national. Certains objets heureux – on peut penser au turban ou à la burqa – deviennent la cause du malheur national non pas simplement parce qu’ils ne peuvent pas exister aux côtés des objets heureux de la nation, mais parce qu’ils sont saturés d’histoires malheureuses, comme des histoires d’empire qui ont été effacées au nom du bonheur (national). Les objets deviennent malheureux lorsqu’ils incarnent la persistance d’histoires que le bonheur ne peut effacer. Reconnaître le malheur, ce serait explorer comment la diversification du bonheur n’élimine pas et ne peut pas éliminer l’antagonisme de la mémoire politique, qui est à la fois le présent du temps national. Nous reconnaîtrons l’impossibilité de mettre certaines histoires derrière nous ; ces histoires persistent, et nous devons persister à déclarer notre malheur face à leur persistance. »
27.04.2025 à 11:49
De la régulation des nuisances à la gestion de la pollution
danah
Texte intégral (1400 mots)
Je vous conseille le chapitre 5 d’un bouquin qui vient de sortir, La Nature en révolution, premier volume d’une histoire environnementale de la France (aux éditions La Découverte), dans lequel on retrouve les spécialistes de la question, JB Fressoz, François Jarrige, Thomas Le Roux, Corinne Marache et Julien Vincent.
https://www.editionsladecouverte.fr/la_nature_en_revolution-9782348084386
Le livre est passionnant, et peut être complété par un autre livre qui sort également ce mois-ci, La Terre perdue. Une histoire de l’Occident et de la nature. XVIIIe-XXIe siècle , sous la direction de Steve Hagimont et Charles-François Mathis, chez Tallandier. (qui réunit les contribution d’une vingtaine d’auteurs, dont les auteurs du livre précédent)
je conseille donc le chapitre 5 de « La nature en révolution », qui porte sur les « Régulations environnementales :
la dynamique industrialiste » – il vaudrait mieux dire d’ailleurs, les « dérégulations » !
On se rend compte que le lobbying en faveur des activités industrielles et visant à limiter l’impact des régulations environnementales ne datent pas d’hier ! Dès le tout début du XIXè siècle, l’engouement des élites (y compris certains courants révolutionnaires) pour l’industrie, dans le contexte d’une rivalité qui court tout au long du siècle avec la Grande-Bretagne, sans parler des ressources nécessitées par la guerre, triomphe sans trop de peine des oppositions : à commencer par celle des riverains des usines ou des zones polluées. L’alliance des scientifiques, chimistes, ingénieurs, spécialistes des « nouvelles énergies » (notamment le charbon), de l’administration et des intérêts capitalistes industriels, est décisive.
Juste en guise d’avant-goût, voici ce paragraphe où l’on découvre que la création des préfectures est directement liée à la régulation environnementale, ou plutôt, donc, la dérégulation en faveur des entreprises polluantes. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les préfets d’aujourd’hui ont conservé cet héritage dans leur ADN
Un copié/collé donc :
« Lorsque Napoléon Bonaparte arrive au pouvoir en 1799, la diversité des possibles révolutionnaires laisse la place à une politique autoritaire et centralisée. La grandeur et la puissance de la nation imposent de lever les obstacles qui freinent l’essor économique. L’usine d’acide sulfurique et d’alun que Chaptal a établie aux portes de Paris en 1798 focalise particulièrement l’attention. Dès sa construction, elle suscite des craintes et des protestations à cause de ses vapeurs insalubres. Académicien, chimiste, entrepreneur, conseiller d’État, Chaptal est devenu, on l’a vu, ministre de l’Intérieur du Consulat. En 1803, les riverains de l’usine saisissent la Justice de paix, mais il empêche le procès de se tenir. Chaptal devient alors le symbole de l’alliance inédite nouée entre l’administration et la science. La création des préfectures sera d’ailleurs le pivot des nouvelles régulations des pollutions. Juste avant d’accéder au ministère, il avait écrit son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques, à la fois traité d’application industrielle des dernières découvertes chimiques et guide de conduite pour tout entrepreneur.
Partout en France, les procès à l’encontre des fabriques insalubres compromettent la marche de l’industrie. Après le remplacement de Chaptal au ministère de l’Intérieur, en août 1804, l’Académie des sciences est consultée « sur les fabriques qui exhalent une odeur désagréable, et sur le danger qu’elles peuvent avoir pour la santé publique ». Or le rapport est confié à Guyton et Chaptal, qui estiment que les plaintes à l’égard des usines de produits chimiques ne sont pas légitimes, et les distinguent des industries qui procèdent à des opérations de putréfaction organique, potentiellement insalubres. Renversant l’ordre des priorités, ils en appellent à une protection de l’industrie par les autorités centrales. Toute entrave à son existence devient « un acte à la fois injuste, vexatoire, nuisible au progrès des arts [qui] ne remédierait point au mal qu’entraîne l’opération ». Ils définissent un nouveau programme : face à l’« arbitraire » d’un « simple magistrat de police », face aux « préjugés » et à l’« ignorance » de l’opinion publique, il ne s’agit plus de protéger la santé publique, mais l’industrie chimique. Comment un entrepreneur pourrait-il accepter d’investir des capitaux importants s’il risquait de devoir arrêter sa production à la suite d’une plainte de voisinage et d’un arrêté de police ? »
Un des enseignements qui m’a le plus frappé, c’est qu’il existait avant la révolution une régulation vis-à-vis des « nuisances », qui protégeait avec une réelle efficacité les populations contre les activités toxiques (pour l’environnement et la santé).
En remplaçant, au XIXè siècle, le terme de « nuisance » par celui de « pollution », on déplace le critère d’examen de ce qu’éprouvent les populations (des « nuisances ») vers la nature « chimique » des substances rejetées, autrement dit, c’est à la science, notamment la chimie, d’évaluer la toxicité d’une substance, et non plus aux médecins d’évaluer leur impact sur la santé des populations. De la même manière, on remplace les inspections de police par les services de l’hygiénisme, d’abord sous le nom de Conseil de Salubrité, créé par ce fameux Chaptal (je cite) :
« En 1802, Chaptal vient de créer le Conseil de salubrité, instance d’expertise scientifique auprès du préfet de police de Paris. Y siègent principalement des académiciens ayant jusqu’alors promu les acides, le chlore et la soude artificielle, qui bien souvent sont aussi membres des Annales de chimie et de l’influente Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN). Très vite, le Conseil de salubrité est chargé de résoudre les pollutions des fabriques de soude artificielle qui, depuis 1800, se sont ouvertes à proximité immédiate de Paris, à Gentilly, Belleville, Saint-Denis ou Nanterre – la plupart étant dirigées par des membres du Conseil ou par leurs collègues chimistes de l’Académie. Après 1809, le rythme de production s’accroît brusquement sous l’effet du blocus continental mené par les Britanniques, qui coupe l’approvisionnement de la France en soude végétale. Autour de chaque fabrique, des dégâts irréversibles sont provoqués par les vapeurs d’acide chlorhydrique. La recrudescence des pollutions oblige le ministre à commander un second rapport à l’Académie. La composition de la nouvelle commission n’en change pas la physionomie manufacturière : à côté de Chaptal et Guyton, Fourcroy et Nicolas Vauquelin sont aussi entrepreneurs d’une fabrique de produits chimiques au centre de Paris »
Ce renversement lexical, de la nuisance à la pollution, symbolise à lui seul l’émergence d’un pouvoir scientifico-industriel au service de la guerre économique et de la valorisation du Capital. Et bien évidemment redéfinit la lutte pour la connaissance au profit des sciences « dures » et des économistes : les revendications des « intoxiqués » reposent sur leur ignorance des vérités scientifiques.
On retrouve des stratégies qui ont encore cours aujourd’hui : l’amélioration du traitement des rejets polluants (à commencer par les « fumées ») conduit inévitablement à ce qu’on appelle l’effet rebond – réputées moins toxiques, les usines se multiplient, et les rejets globaux augmentent, annulant l’impact des améliorations techniques.
Ou encore le recours à « l’éloignement » des usines, qu’on installe à l’écart des centres urbains, et notamment dans les périphéries, où vivent les ouvriers qui travaillent dans ces établissements – les « banlieues » deviennent des zones de sacrifice, pour emprunter un terme contemporain issu de l’environmental justice, ou, comme disent les américains, des « Brownfields ».
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