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Henri MALER
Auteur et militant révolutionnaire, Cofondateur d'ACRIMED, ancien enseignant
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CONVOITER L'IMPOSSIBLE


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26.12.2024 à 18:45

À propos d'un texte de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel : critique des impasses ou impasses d'une critique ?

Henri Maler, Ugo Palheta

Où il est question d'un article publié par Le Monde diplomatique de janvier 2020 sous le titre « Impasses des politiques identitaires ».

- Interventions, altercations
Texte intégral (5011 mots)

La contribution qui suit a été publiée initialement sur le site de Contretemps le 6 février 2021.

Un article de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, publié par Le Monde diplomatique de janvier 2020 sous le titre « Impasses des politiques identitaires », a suscité d'intenses controverses et des appropriations intéressées, notamment de la part de médias (Marianne), d'idéologues (par exemple Laurent Bouvet) ou de collectifs (le Printemps républicain) qui se sont spécialisés depuis longtemps dans la disqualification des mouvements antiracistes au nom de la « République » et de sa sauvegarde.

Discuter la contribution de S. Beaud et G. Noiriel est nécessaire, non seulement en raison des enjeux, de la grande valeur de leurs travaux respectifs, [1] mais aussi de leur engagement tenace en faveur d'une science sociale critique des rapports de domination. Or, dans le cas présent, force nous est d'admettre, comme on dit, que le compte n'y est pas. On se bornera ici à se tenir au plus près de l'article publié pour en discuter la démarche et les présupposés, sans omettre que l'article en question est extrait d'un livre qui vient de paraître, plus précisément de son introduction et de sa conclusion.

Quelle est, présentée avec nuance, l'idée directrice de ce texte ? Que les revendications de minorités et des mouvements prétendant en défendre les intérêts (revendications et mouvements hâtivement qualifiés d' « identitaires ») menacent d'enfermer les acteurs qui les défendent, en les rendant prisonniers de prétendues « politiques identitaires », jamais définies en tant que telles et réduites à un dénominateur commun imaginaire.

Amalgames

Quels sont les acteurs des « politiques » mises en cause ? Faute de les distinguer, l'article amalgame des chercheurs et universitaires (auxquels est réservé le titre d'« intellectuels » [2]), des organisations et mouvements (qui ne sont jamais clairement identifiés alors qu'ils sont très divers [3]), ou encore des mobilisations et des actions (dont ne sont retenus que des « coups de forces ultraminoritaires » [4]). Cet amalgame permet de construire à peu de frais des « politiques identitaires » globalisées comme si elles prétendaient toutes à la définition de politiques globales et alors même que la quasi-totalité de celles et ceux qui sont (ou semblent) visés se réclament de l'égalité et non d'une quelconque « identité ».

On voit d'ailleurs à quel point le pari de S. Beaud et G. Noiriel de se tenir sur un plan purement scientifique ne tient pas puisqu'ils reprennent, là encore sans discussion, une expression – « identitaire » – extrêmement problématique et qui n'est nullement issue du champ scientifique mais de polémiques médiatiques et politiques. Ainsi parlent-ils de « politiques identitaires », ou dans leur livre de « gauche identitaire » (p. 17 de leur livre), sans s'interroger sur la valeur scientifique d'une telle notion, qui tend à amalgamer des courants qui revendiquent la défense d'une « identité » européenne qu'ils jugent menacée (en l'occurrence des mouvements d'extrême droite, bien souvent néofascistes), d'autres qui utilisent la notion d'« identité » pour critiquer les assignations identitaires, et d'autres encore qui usent d'une rhétorique de l'« identité » dans une perspective de revalorisation symbolique de groupes subalternes. Peut-on véritablement se débarrasser de ces différences d'usages en se contentant d'affirmer que tous « parlent le même langage » ?

Symptomatique de ce schématisme, S. Beaud et G. Noiriel renvoient dos-à-dos la pétition intitulée « Manifeste pour une République française antiraciste et décolonialisée » diffusée par Mediapart le 3 juillet 2020, et l'« Appel contre la racialisation de la question sociale », initialement publié par Marianne le 26 juillet 2020. Avec cette conséquence : attribuer aux signataires de la première pétition l'objectif de « défendre un projet politique focalisé sur les questions raciales et décoloniales occultant les facteurs sociaux ».

Ce disant, S. Beaud et G. Noiriel leur prêtent un projet politique global alors que les signataires interviennent ici exclusivement contre l'effacement de l'histoire coloniale et esclavagiste dont témoignent notamment les violences policières (dont les victimes sont très souvent issues de l'immigration postcoloniale). Comment peut-on négliger que nombre de ces signataires interviennent de longue date contre les politiques de classe qui accroissent les inégalités socio-économiques et dégradent les conditions de vie des classes populaires ? Et comment peut-on évoquer une prétendue occultation des facteurs sociaux en laissant ainsi entendre que la question raciale ne relèverait pas de mécanismes sociaux [5] ou ne serait pas une composante de la question sociale ?

En revanche, S. Beaud et G. Noiriel passent ici sous silence l'universalisme abstrait de l'appel publié par Marianne : un universalisme qui sous couvert de la proclamation d'une universalité de droits égaux dissimulent les oppressions et occultent des discriminations et ségrégations structurelles que sociologues, économistes ou démographes n'ont pourtant aucune peine à mettre en évidence quand on leur en donne les moyens statistiques [6]. Comme si l'universalité concrète n'était pas encore à conquérir et pouvait l'être sans mobilisations menées à partir de ces situations d'oppression.

Or cette mise en scène polémique permet à nos auteurs de déplorer, en des termes un tantinet méprisants, une supposée guéguerre entre deux « camps » qui menacerait la position de surplomb d'universitaires défendant l'indépendance de la recherche [7] : « Ces affrontements identitaires, où chaque camp mobilise sa petite troupe d'intellectuels, placent les chercheurs qui défendent l'autonomie de leur travail dans une position impossible » Sans nier la tension qui peut exister entre la recherche théorique et l'intervention politique, on voit mal en quoi la mobilisation politique de chercheurs menacerait l'indépendance de leur recherche, ou comment celle-ci serait garantie par le refus d'intervenir directement dans le débat politique [8].

Et on ne peut s'empêcher de relever cet étrange paradoxe : publier dans un mensuel journalistique un extrait (discutable) est le type même d'intervention politique que S. Beaud et G. Noiriel récusent, alors que le second, dans une note de son blog, attribue un malentendu au titre choisi par Le Monde diplomatique :

« Même si le titre qu'a choisi la rédaction du Monde Diplomatique (”Impasses des politiques identitaires”) a pu inciter une partie des lecteurs à penser que notre propos était politique, ce que je regrette pour ma part, il suffit de le lire sérieusement pour comprendre que notre but est justement d'échapper à ce genre de polémiques stériles. »

Comme si le « propos » de cet extrait n'avait rien de « politique », même en un sens minimal, dans la mesure où il renvoie à des options politiques et critique d'autres options politiques.

2. Qu'auraient donc en commun les acteurs qui, à des titres divers, rompent avec l'universalisme (abstrait) ? S. Beaud et G. Noiriel l'affirment : leur sous-estimation ou leur ignorance des déterminations de classe des discriminations et des oppressions subies par des minorités en raison de leurs origines, de leurs couleurs de peau et/ou de leur religion.

C'est évidemment inexact s'agissant des universitaires et chercheurs qui, en France, font plus ou moins référence à l'intersectionnalité sans négliger, bien au contraire, les déterminations de classe. C'est totalement réducteur s'agissant de nombre de militant·es, de mouvements et d'organisations en lutte contre le racisme qui n'ignorent pas que l'oppression raciale s'imbrique avec l'exploitation de classe. C'est unilatéral s'agissant des mobilisations de masse les plus récentes. C'est abusivement simplificateur s'agissant des revendications d'appartenance d'habitants des quartiers populaires, souvent parfaitement conscients de l'existence d'inégalités de classe dont ils sont les victimes ; même si cette conscience s'exprime parfois dans un langage davantage territorial (le « quartier ») qu'économique, cela sans doute en raison même du chômage qui sévit si fortement parmi les jeunes de ces quartiers.

Raccourcis

1. Mais d'où vient l'importance prise par les affrontements dont S. Beaud et G. Noiriel dénoncent le simplisme ? D'où viennent, en particulier, face à un universalisme proclamé mais largement démenti, l'adhésion d'inégale intensité de minorités opprimées à des appartenances particulières et leur participation à des mobilisations spécifiques ?

Une évocation du nouveau monde médiatique est mise au service d'une critique de la prétendue « américanisation du débat public ». Cette critique empruntée sans discernement au bavardage médiatique fait office d'explication de la centralité qu'aurait acquise la dénonciation du racisme dans le débat public, imputable de surcroît à des « émotions ». Alors que la contestation et les mobilisations correspondantes sont, en France, généralement minorées, marginalisées, déformées, voire traînées dans la boue dans les grands médias audiovisuels et par la presse de droite (qu'on pense à la marche contre l'islamophobie du 10 novembre 2019 ou des mobilisations contre les violences policières de l'été 2020), S. Beaud et S. Noiriel ne craignent pas d'affirmer :

« Le racisme étant aujourd'hui l'un des sujets politiques les plus aptes à mobiliser les émotions des citoyens, on comprend pourquoi sa dénonciation occupe une place de plus en plus centrale dans les médias. »

Quels médias, si l'on excepte la presse indépendante et les « réseaux sociaux » dont l'audience est minoritaire ? Quelle étude empirique, même sommaire, permet à des chercheurs attachés à de telles études d'affirmer cette prétendue centralité de la dénonciation du racisme dans les médias ? Cela d'autant plus que la plupart des travaux scientifiques sur la question des discriminations raciales sont à peu près inconnus de la plupart des journalistes comme des responsables politiques, que les chercheurs·ses travaillant sur ces questions sont rarement sollicité·es par les médias de grande écoute et que cette question est loin d'être au cœur de l'agenda politique.

Pour ne prendre qu'un exemple, a-t-on jamais vu les inégalités ethno-raciales constituer un point sur lequel on interroge les candidats à l'élection présidentielle au cours des vingt dernières années ? La dimension raciale des violences policières est-elle véritablement discutée dans les médias de grande écoute ? Au contraire, les polémiques médiatisées sont polarisées par une débauche de mots vides ou vidés de tout contenu précis mais sans cesse ânonnés par lesdits journalistes et responsables politiques : « communautarisme », « séparatisme », « racialisme » ou encore « indigénisme ».

Ces polémiques médiatisées sont même parvenues à s'emparer de la mobilisation mondiale de l'été 2020 contre les crimes racistes commis par la police et à s'enflammer autour d'un prétendu « racisme anti-blanc ». De même, on a vu un ancien joueur de foot, Lilian Thuram, être régulièrement accusé de « racisme anti-blanc » pour avoir pointé des formes de racisme profondément ancrées dans les sociétés européennes. Les associations et les mobilisations les plus incisives sont malmenées, tandis que les « débats vraiment faux » prolifèrent, sans impliquer ni atteindre les premiers concernés.

C'est pourtant à la médiatisation des « polémiques identitaires dans le débat public » que S. Beaud et G. Noiriel attribuent les revendications d'appartenance d'une partie des jeunes :

« Étant donné l'importance prise par les polémiques identitaires dans le débat public, il n'est pas surprenant qu'une partie de ces jeunes puissent exprimer leur rejet d'une société qui ne leur fait pas de place en privilégiant les éléments de leur identité personnelle que sont la religion, l'origine ou la race (définie par la couleur de peau). »

C'est là, à l'évidence, attribuer une importance disproportionnée au « débat public » dans la manière dont les individus se représentent le monde social. Sans doute les catégories produites et diffusées dans l'espace public par ses principaux tenanciers – les porte-voix journalistiques et politiques – n'ont-elles pas une influence négligeable. La référence aux catégories diffusées dans l'espace public est bien souvent négative et réactive : c'est généralement parce que les musulman·es sont pris·es à partie dans des médias de grande écoute qu'ils ou elles sont amené·es à se revendiquer comme tel·les. Mais surtout, on peut penser que c'est l'expérience directe des ségrégations ethno-raciales (dans les villes, à l'école ou au travail) par des groupes sociaux qui, généralement, n'ont pas accès aux médias qui est ici déterminante. Elle ne nourrit pas, ou pas seulement, des opinions mal fondées en attente de validation par des chercheurs forts d'une indépendance proclamée.

2. Cette « explication » par le rôle du débat public est confortée par une autre. S. Beaud et G. Noiriel connaissent fort bien – à la différence des indignés mobilisés par Marianne, Le Point et Valeurs actuelles – les discriminations subies par ces jeunes. Mais quand ils n'affirment pas qu'ils seraient d'autant plus émotifs qu'ils sont livrés à une médiatisation imaginaire, ils attribuent leurs revendications d'appartenance (dont ils présument parfois qu'elles seraient exclusives d'autres appartenances) à des déficits en capital économique et culturel :

« Malheureusement, les plus démunis d'entre eux sont privés, pour des raisons socio-économiques, des ressources qui leur permettraient de diversifier leurs appartenances et leurs affiliations. ».

Pourquoi ne pas dire plus clairement que ces « déficits » résultent des discriminations – où se mêlent une variété de facteurs et de mécanismes (de classe, de race, de territoires, de genre, etc.) – qu'ils subissent et qu'ils connaissent ?

Les risques d'isolement, voire d'enfermement, existent sans doute, mais ils résultent pour une part essentielle des discriminations elles-mêmes, si bien que lutter contre ces risques passe en premier lieu par une lutte pied à pied contre ces discriminations et contre l'ensemble des mécanismes d'infériorisation sociale subis par celles et ceux qui cumulent le fait d'être issu·es des classes populaires et de l'immigration postcoloniale. Or S. Beaud et G. Noiriel nous offrent, en guise d'analyse de ces risques, une longue citation de Michael Walzer sur des impasses rencontrées par le nationalisme noir des années 1960 aux États-Unis, qu'il étend (sans nuances) au mouvement « Black Lives Matters » pour déplorer l'incapacité à nouer des alliances avec d'autres minorités.

D'où il résulterait que les risques indéniables d'isolement sont attribués à la minorité concernée, alors cette longue citation n'évoque même pas l'implacable répression des mouvements noirs par le pouvoir politique états-unien (allant jusqu'au meurtre des principaux dirigeants de ces mouvements) mais aussi les politiques de cooptation des élites noires, notamment au sein du Parti Démocrate. En outre, il est pour le moins audacieux, notamment de la part de chercheurs qui prétendent s'élever au-dessus du sens commun et fonder leurs affirmations sur des enquêtes, de transposer sans examen (et sans enquête) l'explication de M. Walzer à la situation française ; d'autant plus que ce dernier ne saurait en aucun cas être considéré comme un spécialiste de ces questions...

Somme toute, S. Beaud et G. Noiriel inversent les rapports de causes à conséquences, comme si les « politiques identitaires », davantage postulées que constatées (en particulier dans le cas français), résultaient en premier lieu des limites des mobilisations antiracistes elles-mêmes, et non de l'incapacité ou du refus du mouvement syndical et des gauches politiques à s'emparer de revendications et d'aspirations légitimes [9]. Au détour d'une phrase, pourtant, on peut lire :

« En outre , ces générations sociales ont dû faire face politiquement à l'effondrement des espoirs collectifs portés au XXe siècle par le mouvement ouvrier et communiste. »

Quand le fondamental devient surplus…

Ce qui est décisif en effet, par-delà « l'effondrement des espoirs collectifs », c'est la capacité d'inscrire dans une perspective générale des combats qui menacent de rester morcelés sans que ce morcellement soit imputable aux prétendues « politiques identitaires » : un morcellement qui concerne en réalité toutes les luttes sociales, y compris celles portées par le mouvement ouvrier « traditionnel » et, notamment, par les syndicats. Les appartenances à des minorités opprimées qui se revendiquent et se mobilisent comme telles ne sont pas des substituts ou des dérivatifs par rapport à d'autres appartenances ou mobilisations qui seraient prioritaires. Ce sont les composantes – potentielles et réelles – d'un combat englobant ; mais il ne peut être englobant qu'à condition de les inclure à part entière dans une politique d'émancipation qui reste à inventer.

Henri Maler et Ugo Palheta


[1] Notamment sur l'histoire de l'immigration et de la xénophobie pour l'un, et sur les transformations de la classe ouvrière (avec M. Pialoux) ainsi que les trajectoires des jeunes issus des classes populaires pour l'autre. Voir notamment : G. Noiriel, Longwy, Immigrés et prolétaires (1880-1980), Paris, PUF, 1984 ; G. Noiriel, Le Creuset français, Paris, Seuil, 1988 ; G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007 ; S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999 ; S. Beaud, 80% au bac… et après ?, Paris, La Découverte, 2002 ; S. Beaud et M. Pialoux, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard, 2003.

[2] On notera à ce propos que, hormis Pascal Blanchard (mais qui n'est pas universitaire), le livre De la question sociale à la question raciale ? dirigé par Eric Fassin et Didier Fassin (mais qui date de 2006), Pap N'Diaye et Patrick Simon (mais dont les travaux ne sont pas discutés par S. Beaud et G. Noiriel), presque aucun travail empirique de chercheurs·ses en sciences sociales travaillant en France sur la question des inégalités et des ségrégations ethno-raciales n'est discuté ou même évoqué dans un livre pourtant intitulé Race et sciences sociales : pour ne prendre que quelques exemples ni Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed (sur la question de l'islamophobie notamment), ni Mirna Safi ou Edmond Préteceille (en particulier sur la question de la dimension ethno-raciale de la ségrégation urbaine), ni Georges Felouzis, Mathieu Ichou ou Yaël Brinbaum (sur la question des inégalités ethno-raciales à l'école), ni Romain Aeberhardt, Irène Fournier, Dominique Meurs, Ariane Pailhé, Roland Rathelot Roxane Silberman et Patrick Simon (sur la question des inégalités ethno-raciales dans l'accès à l'emploi), ni Nicolas Jounin ou Elisa Palomares (sur les assignations raciales au travail ou les résistances à ces assignations), ni Fabien Jobard et René Lévy (sur la question du profilage racial dans l'activité de la police), ni plus récemment Solène Brun (sur la question de la dimension ethno-raciale de la socialisation. Ces travaux menacent-ils l'autonomie du champ scientifique ? On peut en douter. Minorent-ils la dimension de classe des phénomènes sociaux ? Peut-être, mais il faudrait le démontrer et, pour cela, les discuter.

[3] La lecture du livre montre d'ailleurs que, à rebours de leur prétention à s'élever au-dessus du sens commun (et notamment du sens commun militant), les deux auteurs se contentent de reprendre sans examen (p. 172-173) une opposition binaire d'origine essentiellement militante entre des mouvements qui seraient centrés sur la question de la classe (le MIB par exemple, Mouvement de l'immigration et des banlieues) et d'autres qui seraient « identitaires » (le MIR devenu PIR, Parti des indigènes de la République). L'histoire des luttes de l'immigration et des mouvements antiracistes, des années 1970 à nos jours, montre que les choses sont certainement beaucoup plus complexes, le MIB par exemple reprenant à son compte la notion de « racisme institutionnel » dès la fin des années 1990, et le PIR de son côté n'ignorant pas la question de la classe. Par ailleurs, comment classer dans un tel schéma le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA) ou aujourd'hui le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) : « classiste » ou « identitaire » ? Sur le MTA, voir : A. Hajjat, « L'expérience politique du Mouvement des travailleurs arabes », Contretemps, mai 2006, n°16.

[4] S. Beaud et G. Noiriel écrivent ainsi : « D'où la multiplication des actions spectaculaires, comme celles des militants qui interdisent des pièces de théâtre au nom du combat antiraciste. La complaisance des journalistes à l'égard de ce type d'action alimente des polémiques qui divisent constamment les forces progressistes. Alors que la liberté d'expression et l'antiracisme avaient toujours été associés jusqu'ici par la gauche, ces coups de force ultraminoritaires finissent par les opposer l'une à l'autre. Ce qui ouvre un véritable boulevard aux conservateurs ».

[5] Les deux auteurs affirment à de multiples reprises dans l'article et surtout dans leur ouvrage – mais sans jamais le démontrer ! – que nombre de chercheurs et mouvements succomberaient à un tropisme « identitaire » en se focalisant exclusivement sur la « race » ou la question raciale, au détriment de la classe (ou pour les mouvements en refusant des solidarités ou alliances de classe). Pour notre compte, nous ne connaissons pas de chercheurs·ses travaillant sur les inégalités ethno-raciales qui auraient affirmé que les propriétés ethno-raciales primeraient sur tout autre facteur, et notamment sur les propriétés de classe. En revanche S. Beaud et G. Noiriel ont affirmé à plusieurs reprises la primauté des propriétés de classe sur les propriétés ethno-raciales. Plutôt qu'une sorte de « match de variables », il s'agirait plutôt de se demander comment ces différentes propriétés agissent dans des contextes spécifiques, bien souvent de manière imbriquée d'ailleurs, aussi bien dans la formation des inégalités que des identités. On notera par ailleurs qu'il y a quelque chose d'étrange à refuser l'ingérence dans l'activité de recherche scientifique de considérations extérieures à la recherche et, dans le même temps, de refuser – comme ils le font dans le livre (p. 232-236) – les statistiques dites « ethniques », en fait des statistiques permettant de mesurer les inégalités ethno-raciales en prétendant que le fait de demander à des enquêté·es où sont né·es leurs parents ou grands-parents, ou encore comment ils ou elles se situent sur un plan ethno-racial, comporterait un risque d'assignation identitaire. Si l'on poussait jusqu'au bout un tel raisonnement, il faudrait sans doute aussi cesser de demander à des enquêté·es la profession ou le niveau de diplôme de leurs parents car on sait bien que ce type de question peut tout à fait aussi être vécue comme une forme d'assignation (de classe) et de violence symbolique..

[6] On pourra notamment lire la synthèse proposée par Mirna Safi : Les inégalités ethno-raciales, Paris, La Découverte, 2013. Ou encore le très riche ouvrage coordonné par des chercheurs·ses de l'INED : C. Beauchemin, C. Hamel et P. Simon, Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations en France, Paris, INED Éditions, 2015.

[7] Il faut préciser que les « camps » qu'évoquent S. Beaud et G. Noiriel sont très largement construits médiatiquement (voir les sempiternels dossiers du Point, de l'Express, du Figaro ou de Valeurs actuelles sur les prétendus « réseaux indigénistes », ou encore les émissions de « débat » sur les chaînes d'information en continu) et politiquement (qu'on pense aux déclarations de Blanquer, Macron ou Darmanin rendant coupable la recherche scientifique d'une « racialisation »). Il faudrait en outre insister sur le fait que ces « camps » n'ont pas du tout les mêmes opportunités de se faire entendre dans les médias de grande écoute.

[8] Ce n'est d'ailleurs pas, semble-t-il, la position qu'avait adoptée le sociologue Pierre Bourdieu dont se réclament les deux auteurs, au moins à partir du mouvement de grève de l'hiver 1995, mais en réalité bien avant comme le montrent les textes choisis publiés par les éditions Agone en 2002 sous le titre Interventions,1961-2001. Science sociale et action politique. Qu'on lise également les deux volumes de Contre-feux, successivement publiés en 1998 et 2002, dans lesquels Bourdieu il n'aborde pas seulement, loin de là,, des questions qui entrent directement dans son champ de compétence scientifique.

[9] Il faudrait d'ailleurs aller plus loin et analyser le rôle qu'a joué la gauche française, au cours des années 1980-90, dans l'affadissement, la folklorisation et, finalement, l'affaiblissement des luttes antiracistes qui suivit la marche historique pour l'égalité et contre le racisme de 1983. Il est pour le moins contestable d'affirmer, comme le font S. Beaud et G. Noiriel après tant d'autres (important ici, à nouveau sans examen, un argument développé aux États-Unis, par Walter Ben Michaels ou encore Mark Lilla), que la gauche au pouvoir dans les années 1980 aurait substitué l'antiracisme à une politique de classe alors que les reculs du PS, sur la question des politiques économiques et sur les politiques d'immigration, sont quasi concomitants dans les années 1980 : c'est en fait presque au moment que le PS applique le « tournant de la rigueur » en matière économique et sociale, et une politique restrictive en matière d'immigration (la période 1981-1983, marquée par des régularisations massives, faisant figure de parenthèse).

26.12.2024 à 17:49

Pour Isaac Johsua

Henri Maler

« En souvenir d'une longue complicité »

- Des camarades
Texte intégral (1551 mots)

En 1988, vingt ans après notre première rencontre, Isaac Johsua m'envoyait son livre - La Face cachée du Moyen Age » [1] dédicacé ainsi : « En souvenir d'une longue complicité ». Une longue complicité que je veux sobrement évoquer.

Deux ans déjà. Né en 1939, Isaac Johsua (Isy) est décédé le 26 décembre 2022. Lors de la cérémonie organisée au Père-Lachaise, 9 janvier 2023, Florence, sa fille, a pris la parole pour prononcer un bel hommage dédié à la vie de son père : plus qu'un hommage, une déclaration d'amour [2]. Je n'avais alors, discrétion oblige, rien écrit pour dire mon émotion.

Isy fut pour moi, pour nombre d'entre nous, un camarade. Je sais : ce terme peut paraitre aujourd'hui désuet. Pourtant, il dit souvent une solidarité durable, plus profonde que bien des relations éphémères, surtout quand elle se traduit pas une complicité dont je souhaite déposer quelques souvenirs Quand je mentionne quelques repères politiques d'un combat commun, ce n'est pas pour en tirer le bilan. Un bilan ? Un jour peut-être. Mais pas ici.

* * *

Ma première rencontre avec Isy eut lieu en avril 1968 : une brève conversation suscitée par la parution d'un texte très critique sur la Révolution cubaine (son volontarisme économique, son involution autoritaire), publié au sein de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) à laquelle nous appartenions tous deux. Isy m'a alors fortement impressionné.

Puis, au cours du mouvement de mai (qui fut l'acte de naissance de ce que l'on nomme abusivement « la génération de mai 68 »), nous sommes cooptés tous deux au sein du Bureau national de la JCR : nouvelle rencontre, mais brève rencontre, une fois encore. En effet, le 12 juin 1968, un décret interdit les organisations d'extrême gauche, et Isy est arrêté dans une réunion avec d'autres camarades, pour reconstitution de Ligue dissoute. Présent lors de cette réunion, je suis épargné, tandis qu' Alain Krivine, Pierre Rousset, Issac Johsua et quelques autres sont embastillés à la prison de la santé. Les prisonniers sont bientôt libérés en septembre, Entretemps, la majorité du Bureau national de la JCR, maintenue malgré la dissolution, s'est engagée en faveur d'une adhésion à la Quatrième internationale. Lorsque je rencontre Isy en liberté, c'est pour sceller notre opposition à cette adhésion : ainsi naquit notre complicité.

À l'ouverture du débat préparatoire au Congrès qui devait fonder en 1969 la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), nous impulsons une tendance. Les premières contributions sont signées « Rivière et Créach », du nom de nos pseudonymes respectifs : « Créach » pour Isy, « Rivière » pour moi. Je participe à leur élaboration, mais Isy en est le principal rédacteur. Dès avant le Congrès, mais surtout après, les divergences s'accumulent et font, plus ou moins, système. Au point que la scission de notre tendance avec la majorité constituée lors du Congrès devient inévitable. Et l'Organisation communiste Révolution (« Révolution ! » en abrégé, « Révo » par familiarité) est fondée en 1971.

Suivent alors, pour notre organisation (« l'orga » en abrégé, « un groupuscule », disait-on dans les gazettes), cinq années d'intense activité (d' »activisme », comme on dit). Notre tandem, constitué en 1968, est alors immergé dans le collectif. Bien sûr, Isy et moi, nous avons connu des dissensions : elles devaient être mineures, puisque elles ont quitté ma mémoire.

* * *

En 1976, Révolution ! fusionne avec l'Organisation communiste-Gauche ouvrière et paysanne (OC-GOP), et prend le nom d'Organisation communiste des travailleurs (OCT). Une crise interne s'ouvre au sein de l'organisation dès 1977. Deux tendances s'affrontent et deviennent rapidement inconciliables. La nôtre, à tort ou à raison, soutient que l'existence même de l'OCT est menacée. La virulence de la confrontation a laissé de profondes blessures parmi les protagonistes des deux courants en présence. Cible personnelle, particulièrement visée par cette virulence, j'ai pu compter sur le soutien d'Isy. Je ne l'ai pas oublié.

Cette crise se solde par une explosion de l'organisation et par un départ massif de militantes et de militants. L'OCT, très affaiblie, tente de survivre. Mais en juin 1978, épuisé par une guerre picrocholine (telle qu'elle m'apparait désormais), convaincu de l'absence de toute perspective, je quitte seul et brutalement l'OCT, sans recourir à une quelconque organisation partisane. Isy, lui, tente de sauver ce qui, pense-t-il alors, peut l'être encore, en impulsant une adhésion groupée à la Ligue communiste, avant de quitter celle-ci.

1968-1978 : dix ans de complicité. Peu importe, du moins ici, ce que fut l'histoire collective de Révolution puis de l'OCT. Tout n'est pas à jeter, loin de là, dans nos positions d'alors, mais nos aveuglements n'étaient pas exempts d'aberrations. Un bilan ? Un jour peut-être, ai-je déjà dit…

Dix ans. Notre engagement – comme celui de la plupart de nos camarades - absorbait largement nos existences. Celui d'Isy était total, exigeant, et chaleureux. Son exigence était tempérée par un solide sens de l'humour et par une certaine fantaisie

Isy vivait alors, me semble-t-il, une tension très vive entre le chercheur et le militant. Le militant contrariait le chercheur : la temporalité et le rythme du militantisme ne sont pas ceux de la recherche. Depuis, le chercheur a multiplié les travaux théoriques sans jamais neutraliser le militant.

* * *

Nous nous sommes longtemps perdus de vue. Dix ans ont passé après ma rupture avec l'OCT quand nous avons brièvement renoué en 1988 lors de la parution du livre qu'il m'a dédicacé (et dont j'ai rédigé un compte-rendu admiratif dans L'Autre journal, une revue fondée par Michel Butel). Depuis, nos rares rencontres dans un café proche de son logement parisien ont toujours été fraternelles : à mes yeux, nous avions tissé une fidélité élective.

Une dernière confrontation, par contributions interposées, mais restées sans traces, nous a opposé paisiblement – à chacun de juger si cela est important ou dérisoire – sur la conception marxienne du « dépérissement de l'État ». Nous l'avons tous deux abandonnée, mais sans en tirer les mêmes conséquences : Isy plaidait pour un abandon pur et simple, moi pour une profonde révision.

Au fil des ans, chacun à notre façon, nous avons revisité le communisme de Marx pour tenter de nous délivrer de quelques-unes de ses impasses.

En 2012, paraît le dernier ouvrage d'Isy : La révolution selon Karl Marx [3]. Je me prépare à le discuter avec lui. Avec lui… Discussion reportée pendant dix ans. Trop tard : Isy nous a quittés.

Je veux dire ici à Anne-Marie, son épouse, à Florence, sa fille, à Samy, son frère, et à tous ses proches, quelle chance ils ont eu de partager la vie d'Isaac Johsua. Et je veux dire aussi à tous nos anciens compagnons, parfois devenus des adversaires, quelle chance nous avons eu de partager ses combats. Quelle chance j'ai eue.

Henri Maler


[1] Isaac Johsua, La Face cachée du Moyen âge. Les premiers pas du capital, Éditions La Brèche 1988.

[2] Le texte de l'intervention de Florence a été publié sur le blog (hébergé chez Mediapart) de Samy, le frère d'Isy.

[3] Isaac Johsua, La révolution selon Karl Marx, éditions Page 2, novembre 2012.

22.11.2024 à 15:08

Petit lexique pour temps de grèves et de manifestations

Henri Maler, Yves Rebours

La langue automatique du journalisme officiel est une langue de bois officielle.

- Sur les médias /
Texte intégral (2146 mots)

Version initiale, publiée sur le site d'Acrimed, plusieurs fois enrichie et complétée [1]

La langue automatique du journalisme officiel est une langue de bois officielle.

* * *

« Réforme » : Quand une réforme proposée est imposée, cela s'appelle « LA réforme ». Et s'opposer à cette réforme devient : le « refus de la réforme ».

« Réformistes » : Désigne ou qualifie les personnes ou les syndicats qui soutiennent ouvertement les réformes gouvernementales ou se bornent à proposer de les aménager. Les partisans d'autres réformes constituent un « front du refus ».

« Modernisation » : Synonyme de « réforme » ou de l'effet attendu de « LA réforme ». La Modernisation est, par principe, aussi excellente que laréforme... puisque, comme l'avait fort bien compris, M. de La Palisse, fondateur du journalisme moderne, la modernisation permet d'être moderne. Et pour être moderne, il suffit de moderniser. Le modernisme s'oppose à l'archaïsme. Seuls des esprits archaïques peuvent s'opposer à la modernisation. Et seuls des esprits tout à la fois archaïques, réactionnaires et séditieux peuvent avoir l'audace et le mauvais goût de proposer de subordonner la modernisation au progrès social. D'ailleurs, la modernisation est indifférente à la justice sociale, que la modernité a remplacée par l'« équité ». Voir ce mot.

« Équité » : Désigne le souci (on parle de « souci d'équité »... qui permet de réduire des avantages (relatifs) de certains salariés au lieu de les faire partager à tous. Ce terme est sans emploi s'agissant des prétendues « élites », exemptées de quelque concession par leur naturel « souci d'équité ».

« Privilèges » : Désigne les avantages (relatifs) dont disposent certains salariés par comparaison à d'autres, mais non les avantages exorbitants dont disposent les tenanciers de tous les pouvoirs au détriment de ceux sur lesquels ces pouvoirs s'exercent. Les tenanciers des médias, par exemple, disposent de quelques avantages qu'ils doivent à leur seul mérite, tandis que les infirmières, les cheminots ou les enseignants, sont des privilégiés.

« Inégalités » : Ne désigne que les rapports entre les salariés du public et les salariés du privé. Tous les autres rapports sont « conformes à l'équité ».

« Concernés » : Se dit des secteurs ou des personnes qui sont immédiatement visés par « la réforme ». Sinon, dire : « les cheminots ne sont pas concernés par la réforme des retraites » ou « les enseignants ne sont pas concernés par la décentralisation ». Vous pouvez pousser le souci de la rigueur jusqu'à affirmer que « les cheminots ne sont pas directement concernés ». Dans les deux cas, vous pouvez même ajouter qu'ils « se sentent menacés ». D'où l'on peut déduire ceci : se sentir menacé, ce n'est pas être menacé, et, en tout cas, être ou se sentir menacé, ce n'est pas être concerné.

« Malaise » : Se dit du « trouble », plus ou moins profond, qui peut aller jusqu'au « mal-être », vécu ou ressenti par une profession. Au printemps 2003, le « malaise » affecte particulièrement les enseignants. Le « malaise » peut se traduire par des « revendications » qui sont alors que des « symptômes ». Le « malaise » et ses « symptômes », diagnostiqués par les éditorialistes et les experts, réclament un « traitement » approprié.

« Grogne » : Un des symptômes les plus graves du « malaise », un signe de l'animalité privée de mots des « grognons » [2]. Les grèves et les manifestations se traduisent par « un mouvement de grogne » (entendu sur LCI).

« Troupes » : Mode d'existence collective des grévistes et des manifestants, quand ils répondent (ou se dérobent) aux appels et aux consignes des syndicats. Parler de « troupes de manifestants », de « troupes syndicales », de syndicats qui mobilisent leurs « troupes » (ou qui « ne contrôlent pas leurs “ troupes” »).

« Troubles sociaux » : Se dit des effets de la mobilisation des « troupes ». Un journaliste rigoureux se garde généralement de les désigner comme des « soubresauts », ainsi que le fait au cours du journal télévisé de 20 h sur TF1 le mercredi 28 mai 2003, le bon M. Raffarin.

« Pagaille » : Se dit des encombrements un jour de grève des transports. Par opposition, sans doute, à l'harmonie qui règne en l'absence de grèves.

« Galère » : se disait (et peut se dire encore...) des conditions d'existence des salariés privés d'emploi et des jeunes privés d'avenir, vivotant avec des revenus misérables, de boulots précaires en stages de réinsertion, assignés à résidence dans des quartiers désertés par les services public, sans loisirs, et subissant des temps de transports en commun démesurés. Mais tout cela était (et restera sans doute...) invisible à la télévision et sans responsables facilement identifiables. En somme, tout ça ne constitue pas, pour les médias, une information bien "sexy". En revanche, « Galère » se dit désormais des difficultés de transports les jours de grève : on peut aisément les mettre en images (cf. les contre-plongées dans la gare de Lyon) et les imputer à un coupable désigné, le gréviste. C'est une information décisive, dont les télévisions ne se lassent pas.

« Noir » : Qualifie un mardi de grève. On parlera alors de « mardi noir ». Peut également se dire des autres jours de la semaine. « Rouge » est la couleur réservée aux embouteillages des week-end, des départs ou des retours de vacances.

« Surenchère » : Se dit, particulièrement au Figaro, de tout refus des mesures imposées par le gouvernement, dont l'attitude au contraire se caractérise par la « fermeté ».

« Durcissement » : Se dit de la résistance des grévistes et des manifestants quand elle répond à la « fermeté » du gouvernement, une « fermeté » qui n'est pas exempte, parfois d' « ouverture ».

« Ouverture » : Se dit des opérations de communication du gouvernement. L' « ouverture » se traduit par des « signes ». Les « signes d'ouverture » traduisent une « volonté d'apaisement ». Ne pas confondre avec cette autre ouverture : « l'ouverture de négociations », qui pourrait manifester un dommageable « recul ».

« Apaisement » : Se dit de la volonté que l'on prête au gouvernement. Par opposition au « durcissement » de la mobilisation. Voir « ouverture ».

« Concertation » : Se dit des réunions convoquées par un ministre pour exposer aux organisations syndicales ce qu'il va faire et pour écouter leurs doléances, de préférence sans en tenir aucun compte. Selon les besoins, la « concertation » sera présentée comme un équivalent de la « négociation » ou comme son substitut. Le gouvernement est toujours « ouvert » à la « concertation ». Voir « ouverture ».

« Négociations » : Selon les besoins, tantôt synonyme, tantôt antonyme de « concertation ». On est prié de ne pas indiquer que, à la différence de la « concertation », la « négociation » est généralement terminée avant d'avoir commencé. Inutile aussi de souligner ce miracle : au printemps 2003, dix heures de « négociation » ont suffi au gouvernement pour ne céder que sur les quelques points qu'il avait déjà prévu de concéder.

« Dialogue social » : Se dit des rencontres où un ministre parle aux syndicats, par opposition au « conflit social », comme si le « dialogue » n'était pas généralement de pure forme : destiné à dissimuler ou à désamorcer le « conflit ».

« Pédagogie » : Devoir qui, pour les journalistes communicants, s'impose au gouvernement (plus encore qu'aux enseignants...). Ainsi, le gouvernement fait preuve (ou doit faire preuve...) de « pédagogie ». Tant il est vrai qu'il s'adresse, comme nos grands éditorialistes, à un peuple d'enfants qu'il faut instruire patiemment.

« Essoufflement » : Se dit de la mobilisation quand on souhaite qu'elle ressemble à ce que l'on en dit.

« Ultras » : Désigne, notamment au Figaro, les grévistes et les manifestants qui ne se conforment pas au diagnostic d' « essoufflement ». Vaguement synonyme d' « extrême gauche », lui-même synonyme de... au choix ! Autre synonyme : « Jusqu'au-boutistes ».

« Usagers » : Se dit de l'adversaire potentiel des grévistes. Peut également se nommer « élèves qui préparent le bac » et « parents d'élèves inquiets ».

« Otages » : Synonyme d' « usagers ». Terme particulièrement approprié pour attribuer les désagréments qu'ils subissent non à l'intransigeance du gouvernement, mais à l'obstination des grévistes. « Victimes » des grèves, les « otages » sont d'excellents « clients » pour les micros-trottoirs : tout reportage doit les présenter comme excédés ou résignés et, occasionnellement, solidaires.

« Opinion publique » : S'exprime dans les sondages et/ou par l'intermédiaire des « grands journalistes » qui lui donnent la parole en parlant à sa place. Quelques exemplaires de l'opinion publique sont appelés à « témoigner » dans les journaux télévisés. Les grévistes et les manifestants ne font pas partie de « l'opinion publique », qui risque de (ou devrait...) se retourner contre eux.

« Témoins » : Exemplaires de la foule des grévistes et manifestants, interrogés en quelques secondes à la télé ou en quelques lignes dans les journaux. Le « témoin » témoigne de ses affects, jamais de ses motifs ou du sens de son action. Seuls les gouvernants, les « experts » et l'élite du journalisme argumentent, connaissent les motifs, et maîtrisent le sens. L'élite pense, le témoin « grogne ». Voir ce mot.

« Expert » : Invité par les médias pour expliquer aux grévistes et manifestants que le gouvernement a pris les seules mesures possibles, dans l'intérêt général. Déplore que les « grognements » des « jusqu'auboutistes » (voire des « ultras « ), ces privilégiés égoïstes et irresponsables (voir « corporatisme « ), empêchent d'entendre le « discours de raison » des artisans du « dialogue social »)

« Contribuables » : Nom que porte l'opinion publique quand elle paie des impôts qui servent au service public. Quand l'argent public est dépensé pour consentir des avantages fiscaux aux entreprises, cet argent n'a plus d'origine identifiée. On dira : « les régimes de retraites du secteur public sont payées par les contribuables ». On ne dira pas : « les exonérations de charges consenties aux entreprises sont payées par les contribuables ».

« Corporatisme » : Mal qui menace n'importe quelle catégorie de salariés qui défend ses droits, à l'exclusion de tenanciers des médias.

Henri Maler et Yves Rebours


[1] Ce lexique, publié en 2003 sur le site d'Acrimed a connu plusieurs actualisations avec ma participation, disponibles sur ce site : version enrichie en 2010 (version republiée en 2018, puis à nouveau complétée en 2020, et à nouveau en 2023.

La version initiale a été également publiée en octobre 2010 sur le site « Les mots sont importants » (LMSI), sous le titre « Bréviaire de la haine (anti-gréviste) ».

[2] . Lire sur le site d'Acrimed :« La grogne » : manifestants et grévistes sont-ils des animaux ? ».

19.11.2024 à 15:00

À propos de la légende de l'indépendance des journalistes

Henri Maler

À l'occasion de la prise de contrôle d'Europe 1 par Bolloré. Entretien

- Sur les médias / ,
Texte intégral (2876 mots)

À l'occasion de la prise de contrôle d'Europe 1 par Bolloré. Entretien publié par QG Quartier général sous le titre « La situation actuelle porte un rude coup à la légende de l'indépendance des journalistes ».

* * *

Présentation de l'entretien par QG : « La sphère des médias se concentre toujours plus entre les mains de milliardaires. Dernier exemple en date : la radio Europe 1, passée sous le contrôle de Vincent Bolloré, désireux de peser sur la présidentielle, après avoir été longtemps sous celui du groupe Lagardère. Une prise de contrôle ayant suscité plusieurs jours de grève de la part des salariés de la station. […] »

* * *

QG : Qu'est-ce que vous inspire la situation de la radio Europe 1, où une grève de cinq jours a été organisée par la société des rédacteurs et l'intersyndicale, face à l'emprise de Vincent Bolloré et la crainte d'une transformation en « radio d'opinion » ?

Henri Maler : Quand des journalistes défendent leur dignité, il n'y a aucune raison de bouder leur mobilisation, même si on peut émettre de nombreuses réserves sur la « radio d'opinion » qu'a toujours été Europe 1. C'est une affaire de dignité élémentaire pour les journalistes, et les salariés de la station. Cela met à jour un certain nombre de questions qui sont souvent passées sous silence.

Ce que démontrent la brutalité et la violence de Vincent Bolloré, c'est d'abord que les entreprises médiatiques sont des entreprises comme les autres, parfois pires que bien d'autres quand il s'agit des salariés des médias en général.

La deuxième leçon : la situation actuelle porte un rude coup à la légende de l'indépendance des journalistes. Comment cette légende s'est-elle bâtie ? C'est très simple. Comme chaque journaliste, pris individuellement, n'est pas placé sous le contrôle tatillon du propriétaire et que les milliardaires interviennent rarement directement (ils le font et dans le cas de Bolloré c'est systématique), ils s'imaginent que cela suffit à leur indépendance. En réalité, les journalistes ne vivent pas en état d'apesanteur sociale. Ils dépendent plus ou moins de leurs origines, de leur formation, de leurs conditions de travail. Mais surtout, ils sont dans une situation de dépendance collective. C'est-à-dire, à la merci des tycoons qui font ce qu'ils veulent dans les entreprises qu'ils contrôlent en nommant aux postes-clés pour diriger des rédactions des gens qui ne sont pas toujours des journalistes, mais avant tout des managers. Il faudrait, une fois pour toutes, arrêter de nous seriner en permanence que les journalistes sont indépendants tant que leur clavier électronique ou leur micro n'est pas placé sous le contrôle direct du milliardaire qui possède leur média.

Troisième leçon, à mon avis : dans la plupart des grands médias, même si pas tous, la quasi-absence de pouvoir des journalistes non seulement sur le financement de leur entreprise, mais même sur l'orientation éditoriale. Le seul pouvoir dont ils disposent, en dernière analyse, c'est la « clause de conscience ». La revendication des syndicats de journalistes, depuis des années, d'un statut juridique des rédactions pour qu'elles disposent d'un pouvoir collectif sur l'orientation du média, est encore une fois à l'ordre du jour.

La situation d'Europe 1 montre, une fois de plus, que le CSA est un organisme fantoche et impuissant, parce qu'il est nommé quasiment directement par le pouvoir politique et qu'il intervient dans un cadre législatif qui limite considérablement ses pouvoirs d'intervention car ses pouvoirs d'intervention sur la propriété des médias remontent à une loi qui date de 1986, c'est à dire d'avant la montée en puissance d'Internet, des chaînes en continu, etc. Depuis, du côté des forces politiques, c'est « silence radio », si j'ose dire !

J'aimerais ajouter plusieurs choses sur cette affaire. La quasi-fusion entre CNews et Europe 1 n'est pas finie ! Et il y a déjà d'autres proies dans le groupe Lagardère. Je ne garantis pas qu'elles finiront entre les mains de Bolloré, mais il y a aussi Paris Match et Le Journal du Dimanche.

Quand les journalistes se mobilisent contre les actions destructrices de Bolloré, on trouve parmi eux de sacrés personnages. Pascal Praud par exemple, qui déclare : « Quand vous êtes dans une entreprise, vous devez une fidélité sans faille à la direction. Il n'y a pas de marge de manœuvre. Si vous n'êtes pas content, vous partez. » Pas mal non, comme éloge de la servilité ? Ce qui va de pair avec le cynisme et le carriérisme d'une Laurence Ferrari. Je rappelle qu'elle fut une des non-grévistes lors de la longue grève d'I-Télé en 2016. Et quand Adrien Quatennens lui dit que CNews est une chaîne qui promeut l'extrême-droite, elle lui répond : « Je ne vous laisserai pas dire ça. C'est entièrement faux ! C'est insulter tout le travail d'une rédaction, avec des choix équilibrés politiquement, qui travaille 24h sur 24, 7 jours sur 7. Je suis fière de travailler ainsi [1]. » En clair, pour se défausser, elle se déclare solidaire des gens qui se soumettent aux diktats de Bolloré ou de la direction (soit parce qu'ils intériorisent les prétendues valeurs de l'entreprise, soit parce qu'il faut bien qu'ils gagnent leur vie).

QG : En moins de deux ans on a vu la chaîne CNews changer entièrement de positionnement, et se radicaliser politiquement jusqu'à devenir un des principaux canaux de l'extrême-droite. Qu'est-ce que ça vous inspire ? Avez-vous souvenir d'une pareille situation par le passé ?

Non. C'est la première fois que je vois une chaîne de télévision et une radio passer complètement sous la coupe de chefferies d'extrême-droite. Mais il faut comprendre pourquoi ça se passe ainsi. Ces chaînes vivent de leur audience. Par conséquent, s'il y a une audience qu'ils peuvent, à la fois, entretenir et créer pour des idées d'extrême-droite ; il y a un créneau à occuper et CNews l'occupe. On connaissait d'énormes inféodations de médias à des orientations politiques, « en toute indépendance », mais à ce point, dans l'audiovisuel, non. C'est assez original !

QG : À l'approche de la présidentielle de 2022 la situation dans l'actionnariat des médias est encore plus concentrée qu'en 2017. De quelle façon cela va peser une fois de plus sur la sincérité du scrutin ?

Il faut être nuancé. Est-ce que ça va peser sur la sincérité de la campagne électorale ? Ça ne fait aucun doute. Il y a eu des précédents et il y aura des suites. Est-ce que ça aura un impact sur les électeurs ? C'est une autre affaire. Les médias ne sont pas tout-puissants ! Ils sont parfois trop puissants mais les publics ne sont pas des éponges. Les médias usent et abusent de leur pouvoir mais leur pouvoir n'est pas absolu, comme le montre quelques épisodes particulièrement glorieux : par exemple, la quasi-totalité des médias avait fait campagne pour le « oui » lors du référendum constitutionnel de 2005 et les publics n'ont pas suivi, le « non » a été largement majoritaire.

Mais les médias ont un pouvoir redoutable, qui s'est vérifié récemment, qui est un pouvoir de cadrage des campagnes électorales. Les médias peuvent essayer de dire ce qu'il faut penser. Ce n'est pas sûr qu'ils aient le pouvoir de le prescrire autant qu'ils le souhaiteraient. En revanche, ils ont le pouvoir de prescrire ce à quoi il faut penser. Quand ils mènent campagne en expliquant, par exemple, que la sécurité et l'immigration sont les sujets majeurs, quasi uniques dans notre pays, ils créent une atmosphère qui est propice au développement des idées de droite et d'extrême-droite.

QG : Que pensez-vous des propos du journaliste de France 2 Laurent Delahousse au moment des résultats du premier tour des élections régionales et départementales, critiquant la recherche consumériste de l'audimat de la part des chaînes d'info en continu qui ne font plus, en réalité, de l'information ?

D'abord, c'est amusant venant de Laurent Delahousse, qui s'est plusieurs fois signalé par sa complaisance et son rôle de brosse à reluire quand il interroge des responsables politiques. Mais par contre, ça souligne à quel point, dans le bilan des élections régionales, les médias sont restés absolument silencieux sur leur propre rôle. C'est absolument fascinant. Les raisons de l'abstention sont multi-causales. On a tout invoqué. La météo ensoleillée, ; le divertissement consécutif à la fin du confinement ; l'opacité du rôle des départements et des régions ; la faiblesse des responsables politiques. Mais pour mettre en question le rôle qu'ont joué les médias, dont je redis qu'on ne sait pas à quel point il a été déterminant, silence ! Je n'ai repéré que trois occurrences : les déclarations de Laurent Delahousse, ce qui est en matière de critique des médias, je le rappelais à l'instant, une éminence bien connue ; un entretien, plus intéressant je l'avoue, avec Thomas Sotto, cet autre guerrier de l'audiovisuel, et un article de France info interrogeant des sociologues sur le rôle joué par les médias [2].

Or, ce n'est pas la première fois, ni la dernière, je le crains : la mise en scène de ces élections a eu pour particularité d'être politicienne, tacticienne et sondagière. De quoi a-t-on parlé ? En réalité, les yeux étaient fixés sur l'élection présidentielle de 2022, les probabilités de voir des forces politiques se positionner de façon intéressante pour le second tour de l'élection ; on a parlé du jeu des alliances dans la présentation des candidatures ; et commenté à n'en plus finir des sondages. Est-ce qu'on a parlé des projets en présence, des programmes, des propositions, etc. ? Pratiquement pas. Or, un journalisme un peu indépendant serait capable de laisser une place à la polyphonie des arguments. Cela ne devrait pas difficile, puisque les journalistes prétendent être pédagogues, de dire quels sont les projets en présence, d'expliquer ce qu'ils proposent dans les domaines qui relèvent des compétences des régions ou des départements. De l'exposer, sinon avec objectivité, du moins avec un minimum d'équilibre. Cela n'a pas été du tout fait. On a eu droit à quelques débats sur des chaînes de télévision, sur BFM et surtout sur LCI. Plus quelques débats sur des régionales de France 3. Mais ce sont des débats dans des formats où il est absolument impossible d'exposer clairement les propositions en présence.

On a eu, en guise de « décryptage » – c'est le mot à la mode -, le « décryptage » des sondages. Et là, on a atteint des sommets ! Énième fiasco des sondages. Réponse des sondeurs (je simplifie à peine) : « Si les sondages se sont trompés, c'est la faute des sondés. Ils ont menti, ils ont triché. ». Et si ce n'est pas la faute des sondés, « c'est de la faute des électeurs ». Mais il y a plus drôle et plus scandaleux encore. Les journalistes qui « décryptent » se sont intéressés à l'échec des sondages. Ils ont demandé aux sondeurs de donner des explications. Mais en omettant ce petit détail : c'est que les sondages sont commandés par les médias ! Autrement dit, ils ont interrogé les sondeurs sur les erreurs qu'ils ont commises, alors que ce sont les médias eux-mêmes qui commandent les sondages. Dans le genre grotesque, mais significatif, on peut difficilement faire mieux. Mais encore plus beau : c'est qu'une fois passées les élections, on recommence, avec toutes les hypothèses pour la présidentielle. Aucune leçon n'a été tirée de ce journalisme hippique, qui conçoit les échéances électorales comme des courses de petits chevaux.

Juin 2021 : CNews est mis en demeure par le CSA pour non-respect du pluralisme de prise de parole, 36% des intervenants politiques en plateau étant d'extrême-droite (Source : CSA)

QG : Dans les journaux Le Monde et Libération, les actionnaires ont annoncé la création de « fondations », dans le but de sanctuariser l'indépendance des rédactions. Est-ce une mesure efficace ou de la poudre aux yeux ?

Je pense que ça ressemble beaucoup à de la poudre de perlimpinpin si on ne donne pas un statut juridique aux rédactions, en les dotant d'un pouvoir qui soit un pouvoir sur l'orientation éditoriale, et des pouvoirs sur la nomination des actionnaires et des responsables de rédaction. Il y a des médias qui sont allés en ce sens, mais que peut faire une rédaction quand on lui met le couteau sous la gorge et qu'on lui dit : « Ou bien tu acceptes tel actionnaire, ou bien on va être obligé de mettre la clé sous la porte » ? Elle peut faire grève pendant un certain temps, mais d'une manière ou d'une autre, elle sera amenée à céder. Sans un pouvoir effectif, que ce soit « par le haut » avec une modification radicale de la législation encadrant la propriété des médias ; et « par le bas » avec un pouvoir conféré aux rédactions et aux salariés des médias (car dans un média, il n'y a pas que des journalistes). Sinon, la situation est sans issue. De toute façon, une indépendance totale est un rêve absolu. Ça n'existe pas. Cependant, il peut exister une indépendance relative, qui permet collectivement aux rédactions de ne pas être à la merci des conditions de financement de leur activité.

QG : Quelles pourraient être les trois premières mesures à instaurer pour garantir un paysage médiatique sain ?

Je vais répondre dans l'ordre où ça me vient à l'esprit. Premièrement, transformer radicalement le CSA en Conseil national des médias, de tous les médias ; et de le constitutionnaliser. Une telle institution serait composée, non pas par le pouvoir exécutif, mais par élection à la proportionnelle de journalistes et de salariés des médias, et d'autre part de représentants politiques. Elle serait dotée non pas d'un pouvoir croupion, mais d'un pouvoir étendu de contrôle à l'ensemble de l'univers médiatique. On ne peut pas faire comme si Internet n'existait pas.

Deuxièmement, la constitution d'un service public de l'information et de la culture ayant une absolue priorité en ce qui concerne son financement. Financer Valeurs poubelles, ce n'est pas ça qui garantit la démocratie dans le monde des médias. Troisièmement, limiter les concentrations dans les médias et ne pas attribuer de média à des propriétaires qui dépendent de marchés publics.

Et enfin, j'en ai déjà parlé, accorder un statut juridique aux rédactions et à tous salariés des médias.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Sources : Pascal Praud, dans Le Parisien du 27 juin à propos du licenciement Sébastien Thoen pour une parodie de… Pascal Praud. Laurence Ferrari, lors de la « matinale » de CNews du 17 juin.


[1] . Sources : Pascal Praud, dans Le Parisien du 27 juin à propos du licenciement Sébastien Thoen pour une parodie de… Pascal Praud. Laurence Ferrari, lors de la « matinale » de CNews du 17 juin.

[2] . Sources : Laurent Delahousse, lors de la soirée électorale sur France 2. Entretien avec Thomas Sotto publié par Le Point le 1er juillet 2021. Sur France info « Abstention aux élections régionales : quelle est la responsabilité des médias ? », article publié le 28 juin 2021.

16.11.2024 à 10:37

Un microcosme médiatico-politique fermé sur lui-même

Henri Maler

À l'occasion des élections régionales de 2010. Entretien.

- Sur les médias /
Texte intégral (1064 mots)

À l'occasion des élections régionales. Entretien publié dans L'Humanité le 4 mars 2010.

* * *

Nous sommes en pleine campagne des régionales. Pourquoi est-il si peu question, dans la presse, des projets politiques et des propositions des listes en lice ?

Ce que l'on peut observer dans les scrutins nationaux est amplifié. Envahis par les sondages et leurs commentaires, la plupart des médias – souvent même les médias locaux – se désintéressent des projets régionaux en raison de la primauté accordée aux jeux politiciens, d'une personnalisation outrancière de la campagne électorale, de la focalisation sur l'issue du second tour et, par conséquent, de l'atrophie de la confrontation politique au bénéfice des partis dominants.

À quelle logique obéit la personnalisation de la vie politique ?

Difficilement évitable, la personnalisation politique par porte-parole interposés est accentuée par le présidentialisme qui sévit à tous les échelons des institutions. Mais cette personnalisation politique est démultipliée par la personnalisation médiatique, construite par un journalisme en quête de personnages, souvent coproduits par les acteurs politiques eux-mêmes. Cette personnalisation-là culmine avec ce que l'on appelle la « peopolisation » : la confusion entre les stars du show-biz et les porte-¬parole politiques, doublée de la traque de leur intimité. Pour justifier ces avatars relativement récents de la « société du spectacle », les chefferies éditoriales et commerciales des principaux médias invoquent les goûts des publics. Cette justification dissimule mal leur démission devant le tout-commercial et la quête à courte vue des audiences maximales.

Certains grands médias assurent que le débat politique « n'intéresse » pas les citoyens. Les Français sont-ils donc à ce point dépolitisés ?

Encore faudrait-il s'entendre sur ce qu'on désigne par « politique ». L'expérience de la politique varie en fonction des préférences partisanes, mais elle est surtout socialement différenciée. Or les sommets du microcosme médiatique sont prisonniers d'une expérience qui réduit la politique à ses cuisines : cette politique politicienne qui suscite le rejet de nombreux citoyens. Au point que ceux-ci, souvent, ne reconnaissent plus comme politique ce qui l'est vraiment, à commencer par les solutions à apporter aux problèmes sociaux auxquels ils sont confrontés. Le débat politique tel qu'il est construit par les médias (avec le concours de nombreux responsables politiques) alimente ce prétendu désintérêt que l'on attribue souvent à des replis ou à des aspirations individualistes, voire au triomphe du consumérisme. Mais peut-être faudrait-il s'interroger sur l'évolution de plus en plus consumériste du journalisme lui-même, en dépit de ce que nombre de journalistes souhaitent encore.

Que pensez-vous de la méthode des « panels » façon TF1, avec des « vraies gens » remplaçant les journalistes politiques dans le rôle de l'intervieweur ?

Cette « méthode » résulte d'une double évolution : de la télévision et de la politique. Le passage d'une télévision qui délivre des messages devant des récepteurs réputés passifs à une télévision qui sollicite et simule l'implication des téléspectateurs a eu pour effets de privilégier les talk-shows, de mélanger politique et divertissement et de mettre en scène des ersatz d'agora démocratique, notamment en construisant des « panels ». La politique a suivi, en adoptant, du moins parmi les gouvernants et ceux qui aspirent à le devenir, les techniques de cette télévision. Cette emprise des talk-shows, des « panels » et du mélange des genres est désormais inscrite dans des stratégies politiques qui adoptent les recettes et les scénarios de la télévision. Nicolas Sarkozy est à la politique ce que les bateleurs de TF1 sont à la télévision. Le dernier sarkoshow sur TF1 a célébré leur rencontre et nous a offert un double simulacre de proximité, entre Nicolas Sarkozy et le peuple et entre TF1 et « ses » téléspectateurs. Cette émission entérine une défaite du journalisme politique, c'est vrai, mais celle du journalisme politique passionné par les conflits souvent subalternes qui agitent le microcosme médiatico-politique et beaucoup moins par les problèmes sociaux dont ce microcosme, souvent fermé sur lui-même, est censé se préoccuper.

Comment expliquer la fermeture que vous venez d'évoquer ?

Plusieurs processus concourent à cette fermeture : la proximité des origines sociales et des trajets scolaires, la convergence des formes de perception de la vie politique et sociale qui résulte, pour une part, de cette proximité, la formation dispensée dans les hautes écoles du journalisme, l'enfermement du journalisme politique dans une « spécialité » coupée du journalisme social ou de ce qu'il en reste : les trop rares enquêtes sociales, présentées comme des modèles du journalisme idéal, ne sont, à bien des égards, que des cache-misère du journalisme réel.

En refusant les règles du jeu médiatique, avec sa cohorte de petites phrases et ses formats calibrés, un responsable politique serait immanquablement effacé des écrans. A-t-il d'autres choix ?

L'alternative n'est pas entre le boycott impuissant et la soumission résignée. Les responsables politiques, du moins ceux qui se prévalent de la contestation de l'ordre social existant, devraient tirer quelques conséquences de ce simple constat : les médias dominants sont, en dépit de la résistance de nombreux journalistes, une composante de cet ordre social. Contester les médias dans les médias, transgresser ce que vous appelez les « règles du jeu », assumer le conflit au sein même des arènes médiatiques ne vous condamne pas à la marginalité. Aussi rétifs soient-ils à la critique, les responsables des médias ne peuvent pas censurer purement et simplement ceux qui refusent de leur être asservis.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

09.11.2024 à 17:25

Élites

Henri Maler

Un nouveau mot du pouvoir.

- Interventions, altercations / ,
Texte intégral (1058 mots)

Un nouveau mot du pouvoir, parmi Les nouveaux mots du pouvoir, recensés dans l'Abécédaire critique, publié sous la direction de Pascal Durand [1].

Les élites se reconnaissent, indistinctement, aux fonctions qu'elles exercent et aux vertus qu'elles s'octroient. Certes, quelque chose comme des élites existe objectivement dont l'histoire et la sociologie peuvent dessiner les figures, en analysant les positions dominantes dans toutes les sphères de la vie sociale. Les élites existent aussi à l'état pratique dans les discours qu'elles tiennent sur elles-mêmes. « Élite » n'est donc pas seulement un vocable historien ou sociologique (au demeurant fort controversé), c'est un mot de la tribu ou des tribus réparties sur le territoire de la domination.

C'est surtout un titre de noblesse : un produit de la lutte des classements qui permet de s'assigner à une fonction sociale éminente en la construisant dans les mots, de revendiquer un mérite hors du commun en se proposant de le distribuer chichement, de se qualifier en disqualifiant. Quand les élites parlent des élites elles ne disent de quel or elles sont faites que pour disqualifier le vil plomb qu'aucune alchimie ne peut transmuer : le peuple précisément ou, du moins, le « peuple » dont parlent les élites et qui n'est souvent à leurs yeux que cette masse informe qui ne devient un peuple véritable que par le travail des élites. Mais un peuple qui, quand il déçoit, ne se distingue plus alors de la « populace ».

Ces façons de dire le monde social contribuent à le façonner. Ce ne sont pas seulement des mots que vent emporte notamment parce que les médias de masse jouent un rôle plus grand que jamais dans l'exposition la construction et la promotion des élites.

Pour chaque postulant ou pour chaque titulaire, posséder ou acquérir un capital de notoriété médiatique est devenue une condition d'exercice de l'influence à laquelle il prétend. Non que les élites doivent leur position de domination à leur présence dans les médias, mais parce que ceux-ci confortent cette position en remplissant une double fonction de consécration d'une appartenance et de légitimation d'une domination. En consacrant les élites qui la consacrent, la petite troupe qui régente les médias monte la garde et se porte garant de leur commune légitimité. À les lire et à les entendre, la domination des élites serait d'autant plus juste (et éthérée) qu'elle n'est autre que celle des idées justes. Les élites sociales sont par définition - la définition qu'elles donnent d'elles-mêmes - des élites éclairées. Elles se rassemblent au sein d'un cercle : le « cercle de la Raison ». Au centre de ce cercle, les distributeurs de légitimité médiatique qui se posant en arbitre du débat public le réservent à leurs pairs – experts, managers, leaders - qui partagent avec eux l'ethnocentrisme de classe non dénué d'arrogance dont se nourrissent leurs dénonciations du « populisme ». Toute autorité désavouée devient dès lors une élite menacée.

On comprend ainsi pourquoi les éditorialistes et chroniqueurs tous médias préfèrent le terme d'élite à tous ceux qui pourraient suggérer une forme quelconque de domination ou plus simplement de privilèges. Pour ces Élites à majuscule en charge de leur propre béatification, les élites vivent en état de d'apesanteur sociale ou, ce qui revient au même, en état de grâce permanente, excepté quand l'histoire et la sociologie viennent leur rappeler que les mérites qu'elles s'attribuent ne sont pas indépendants des privilèges sociaux dont elles bénéficient ou quand le peuple les prend à partie, faute d'avoir compris tous les bienfaits qu'il doit à ceux qui ont en charge de le guider. Face à ces rappels désobligeants, ou même dans ces moments douloureux, l'élite ne peut, pour parler d'elle-même, que se désigner par son titre de noblesse et déplorer que toute critique de la domination menace l'élite ou les élites de destruction.

Parmi les plus vulnérables figureraient les ultimes gardiens de l'élite, l'élite de l'élite : les intellectuels qui, parce qu'ils se définissent moins par le métier qu'ils exercent que par la fonction politique qu'ils remplissent, ne prennent corps que sur la scène publique. Ou, plus exactement, sur l'une des scènes publiques : la scène médiatique où prospèrent les intellectuels fascinés par les feux de la rampe. Certes, bien que la frontière ne soit pas étanche, les intellectuels médiatisés dont parlent les médias et qui s'expriment dans les médias ne sont pas forcément des intellectuels médiatiques, d'autant plus dévoués aux médias que c'est moins de leurs œuvres qu'ils attendent leur notoriété que de leur exposition médiatique.

Mais pourquoi faudrait-il que des intellectuels attachés à leur autonomie et à leurs fonctions critiques acceptent sans broncher le statu quo médiatique et paient du prix de leur silence sur les médias dominants les interventions généralement furtives que ces médias leur concèdent ? Dans l'espoir de participer à la constitution d'élites de rechange ?

Henri Maler


[1] Les nouveaux mots du pouvoir, Abécédaire critique, sous la direction de Pascal Durand, éditions Aden Belgique, 10 avril 2007, p.172-174.

01.11.2024 à 17:40

Marx, l'utopie, l'histoire, le communisme, etc. (entretien)

Henri Maler

À propos de Convoiter l'impossible. L'utopie avec Marx, malgré Marx

- Marx, communisme, utopie / ,
Texte intégral (3001 mots)

À propos de Convoiter l'impossible. L'utopie avec Marx, malgré Marx. Entretien téléphonique paru le 27 février 1996 dans L'Humanité sous le titre « L'histoire n pas de but ».

Votre ouvrage « Convoiter l'impossible » porte en sous-titre : « L'utopie avec Marx, malgré Marx ». Ainsi pour vous, une place imaginaire - celle de l'utopie - n'est pas nécessairement une place vide. Pourquoi cette place inoccupée serait-elle destinée à le rester toujours, vous demandez-vous dès les premières pages.

Cela vaut pour l'utopie de Marx lui-même. J'ai tendance à penser que Marx est davantage responsable des erreurs qui ont été commises en son nom par ce qu'il n'a pas dit que par ce qu'il a dit. Marx critique dans l'utopie des prescriptions doctrinaires : la volonté d'imposer au mouvement réel des finalités, des formes d'existence de la société qui ne reposeraient pas sur les tendances de la réalité elle-même. Cette critique n'a rien perdu de son actualité. Par contre, il ne dit pratiquement rien sur l'autre versant de l'utopie, celui des perfections imaginaires. Or, quand on analyse la façon dont s'est construite sa conception de l'histoire et du communisme, on découvre que dans son œuvre courent des fantasmes qui relèvent de perfections imaginaires : une société totalement réconciliée avec elle-même, capable d'une maîtrise absolue sur elle-même. Une chose est l'idée d'une société contrôlant consciemment ses processus de socialisation et d'individuation, une autre est l'idée d'une société qui, une fois défaits le fétichisme de la marchandise et, d'une manière plus générale, certaines formes historiques d'aliénation humaine, accéderait à la transparence de ses propres rapports sociaux.

L'utopie, dites-vous, prend la politique à rebours. Elle est à la fois le concept négateur de la stratégie et porteur d'une autre stratégie. En laïcisant ainsi l'utopie, croyez-vous tordre le cou à toutes les lectures qui font de Marx le père d'une conception de l'histoire organisée en vue d'une fin préétablie ?

Je concède qu'une critique de l'aliénation ne peut se faire que dans la perspective d'une société désaliénée, une société rendue à une certaine transparence et promise par le cours même de l'histoire. Ce qu'on a appelé le messianisme de Marx a fini par hypothéquer en partie sa critique du capitalisme et la perspective stratégique du communisme. Je pense surtout à l'approche proprement philosophique, dans les œuvres de jeunesse, d'un prolétariat qui serait la dissolution en actes de la société existante, un prolétariat qui serait tout à la fois l'agent fondamental de l'émancipation et la préfiguration de la société future. (Certes, au fil des œuvres suivantes, le prolétariat n'est plus défini par son exclusion de la société, mais par son inclusion dans les rapports de production.) Je pense aussi à la critique du fétichisme de la marchandise qui est prise dans l'hypothèse d'une société qui l'aurait aboli avant que cette abolition ne soit donnée pour certaine. Je crois que l'évolution de Marx n'a pas complètement supprimé les ambiguïtés originelles qui découlent à la fois de la critique des utopies qui le précèdent et de sa propre utopie.

Il faut être reconnaissant à Althusser de nous avoir appris à lire Marx rigoureusement, à considérer que sa pensée avait une histoire, que sa vérité ne se trouvait pas au début. Même si je ne pense pas que la vérité de Marx se trouve à la fin. Ce n'est pas la peine de chercher le « vrai Marx » parce que sa pensée - faite de continuités et de discontinuités - est en perpétuel mouvement. Ses tensions internes sont très fécondes et les problèmes irrésolus, parce qu'ils sont irrésolus, sont porteurs d'avenir et d'actualité.

En ne cherchant pas à restituer un « vrai Marx », vous affirmez votre volonté de vous inspirer de sa pensée pour la faire vivre aujourd'hui. Peut-on, dans ces conditions, sauver son idée du communisme et n'en retenir en même temps que les outils où chacun - économiste, historien, philosophe - puiserait le nécessaire pour ses grandes recherches ou ses petits bricolages ?

Tout le monde fait référence à Marx dès lors qu'il travaille sérieusement dans les domaines de l'histoire, de l'économie, ou de la philosophie. Ce que je veux contester, c'est l'idée qu'on pourrait lire Marx comme s'il n'était pas communiste. Comme si c'était chez lui une opinion privée. Je pense, au contraire, qu'il n'y a rien de fondamental dans la pensée de Marx qui ne soit lisible en dehors de cette option. Je sais bien que cela fait très chic aujourd'hui de se référer à un Marx en faisant l'impasse sur son communisme. Je propose au contraire de prendre le communisme de Marx au sérieux parce que c'est cela qui structure la réalité de sa pensée. Je lui pose simplement la question : ton utopie est-elle la bonne ? Il y a dans la pensée du père fondateur une critique de l'utopie qui est utile, mais courte. Aujourd'hui, le sauvetage du communisme de Marx passe par un bilan critique de son communisme, et pas seulement par la récupération de trois ou quatre outils d'analyse. Marx est notre contemporain parce que les problèmes qu'il a posés sont de notre temps. Ce qui est complètement moderne chez lui, c'est le rapport de la critique à son objet : c'est l'idée que la science n'est pas simplement un savoir positif et que l'on peut être à la fois critique et scientifique. Mais on ne peut dissocier le projet communiste de Marx de la critique - toujours à actualiser - qui le fonde.

La pensée de Marx est née au carrefour de l'économie politique anglaise, de la philosophie idéaliste allemande et du socialisme utopique français. Ces sources se sont vite transformées en obstacles. Et ce qu'il a été convenu un temps d'appeler « le socialisme scientifique » s'est constitué en opposition à ce qui lui a donné naissance. Quel enseignement peut-on en tirer sur le rapport que peut entretenir la pensée de Marx avec notre époque ?

La pensée de Marx s'est très vite transmise à l'intérieur d'une forteresse. Cela a été le marxisme stalinisé, qui est très vite devenu une orthodoxie de référence, avec ses petites dissidences et ses petites contradictions. En face de cela, les oppositions au stalinisme qui faisaient référence à Marx ont toujours été tentées de construire des orthodoxies alternatives et de dresser un « vrai Marx » contre le « faux ». J'espère que ce temps est dépassé et que nous sommes entrés dans une phase ou les marxismes sont nécessairement hérétiques. Le retard pris par le marxisme-forteresse explique que celui-ci ait été relativement impuissant à se mesurer aux savoirs qui lui étaient contemporains. La pensée de Marx, pour rester vivante, doit apprendre à critiquer et intégrer des pensées qui lui sont pour une part extérieures et qui, en tout cas, ont refusé d'entrer dans le débat piégé de l'orthodoxie. Je pense ici à Michel Foucault, Gilles Deleuze, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, pour m'en tenir aux plus connus parmi les Français.

Vous affirmez à plusieurs reprises que l'histoire n'a pas l'Homme pour démiurge. Ne serait-ce pas une critique implicite de la vieille formule selon laquelle ce sont les hommes qui font l'histoire ?

Comme toute formule de Marx, il faut savoir à quoi s'oppose l'idée que « les masses font l'histoire ». Sans cela, elle peut induire toutes les variantes de populisme. Il y a dans l'œuvre de Marx un moment où il rompt avec l'idée d'une histoire automate. Son ami Engels l'explique dans cette formule : « L'histoire ne fait rien. » C'est une prise de distance par rapport à toutes les conceptions d'une histoire qui serait à elle-même son propre moteur. La variante la plus répandue est celle des philosophies du progrès aux XVIIIe et XIXe siècles. En réalité, l'histoire ne fait rien parce que ce sont les hommes qui font l'histoire, et qu'ils la font sur la base de conditions héritées et dans un rapport contradictoire. De la même façon, ce n'est pas la généralité « homme » qui fait l'histoire, ce sont les hommes, c'est-à-dire les masses. Ces masses, selon Marx, ne sont pas indéterminées. Ce sont des individus définis par leur position dans les rapports sociaux. On peut aussi bien dire que ce sont les conflits qui font l'histoire. Car il ne s'agit pas des individus en dehors de leurs conflits, de leurs contradictions, de leurs combats. Pour moi, Marx est le penseur qui nous invite à placer le conflit social - toujours complexe à analyser - au centre de l'intelligibilité de l'histoire. Cela ne signifie pas que ce fil conducteur nous procure une autoroute balisée d'avance. L'idolâtrie des masses n'a jamais fait avancer d'un pas supplémentaire une politique d'émancipation.

D'autant plus qu'au départ, la mise en mouvement des masses prend souvent appui sur la haine de classe...

C'est vrai. Mais il existe toute une pensée libérale ou de droite, de Gustave Lebon à François Furet, qui voit essentiellement dans le mouvement des masses le mouvement de la haine et du ressentiment. Comme si, du côté des classes dominantes, il n'y avait que lucidité, rationalité et intérêts bien compris. C'est quand même un peu court. Mais, dans l'hostilité de la classe dominante, il y a, toujours possible, la logique du bouc émissaire. L'idéal communiste, lui, s'enracine dans l'oppression - qu'il faut conjurer et abolir. Mais il peut porter aussi la marque de cette oppression. Nietzsche, auquel je fais référence dans mon livre, montre comment l'idéal peut être habité par le ressentiment.

Mais une utopie créatrice habite le changement social lui-même. Il suffit de faire référence à certains débats qui ont eu lieu dans des piquets de grève pendant le mouvement de décembre : ils n'ont pas simplement discuté du plan Juppé. Ils ont aussi discuté de ce qui, au-delà de leurs aspirations les plus immédiates, les plus urgentes, relevait de leurs rêves inassouvis. Si on n'a pas réellement changé le monde dans les piquets de grève, tout ce qui correspondait aux potentialités d'émancipation inscrites dans la réalité a été évoqué.

Quel effort accomplir pour que la pensée de Marx se prolonge dans une pensée de la libération humaine ? Affirmer que le communisme est « le mouvement qui abolit l'état de choses actuel » donne-t-il à ce dernier un contenu positif suffisant ?

Il y a au moins trois types de définitions du communisme chez Marx. En premier lieu, la société sans classe et sans Etat. Ensuite, la maîtrise consciente de la socialisation, en particulier par la socialisation effective des moyens de production. Enfin - et cela est pour moi le plus important - une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. C'est à la fois une norme sociale et un idéal moral : celui de la liberté individuelle et universelle. Et je pense qu'aujourd'hui il faut réaffirmer avec force que le communisme est un idéal, mais un idéal branché sur le mouvement réel. Ce n'est pas là une simple formule. Toute l'œuvre de Marx consiste à montrer que si le communisme n'est pas un idéal abstrait, c'est néanmoins un idéal en prise avec le processus réel. La dialectique permet de le saisir : le capitalisme réalise, sous des formes destructrices, des potentialités émancipatrices. Le communisme se propose comme l'utopie concrète de l'accomplissement de ces potentialités : une société où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.

Ici se situe la question des modèles. Il y a, selon moi, modèle et modèle. Si on veut dire qu'un communisme, quand il se constitue par référence à une patrie du socialisme - surtout quand elle si peu socialiste -, c'est une vraie catastrophe, il n'y a pas de problème. Mais on ne peut pas penser totalement sans modèle. Marx nous dit : voici quel est le menu de l'avenir ; en nous disant : il est interdit d'en donner les recettes. L'idée-force, c'est que les constructions abstraites et arbitraires, les sociétés imaginées, les utopies au mauvais sens du terme, cela ne fonctionne pas. Mais on est obligé aujourd'hui de dire : pour tel contenu, voici quelles formes politiques, sociales, juridiques sont envisageables.

Est-ce que cela ne revient pas à enfermer le mouvement des peuples dans un scénario qui les prive de leur initiative historique ?

Le risque existe. Mais prenons par exemple la question de l'Europe. On peut se mettre d'accord sur une formule : il faut une Europe sociale, citoyenne, écologique. Mais un vrai projet européen, ce serait non seulement un projet qui préciserait le contenu d'une Europe émancipée, mais aussi qui s'efforcerait d'en esquisser les formes sociales, juridiques et politiques.

Marx récuse les inventions individuelles et arbitraires des penseurs géniaux. Mais l'invention collective ? Je ne crois pas qu'il puisse y avoir une invention de l'utopie démocratique sans invention démocratique de l'utopie. Cela signifie rebâtir le mouvement social, les perspectives politiques, autour d'une pensée effective des formes possibles, en l'état actuel des choses, d'un avenir émancipé. Quand Marx se défend de proposer des formes, il expose sa pensée à toutes les défigurations. « Contrôle conscient de la production » peut aussi bien signifier planification bureaucratique que fédéralisme fondé sur les coopératives. Les deux modèles coexistent chez Marx. Esquisser les formes d'un avenir possible : il faut remettre ça en chantier.

Pourquoi la loi est-elle toujours tendancielle chez Marx ? Et, qui plus est, contradictoire et historique ?

Je pourrais répondre que c'est parce que le mouvement du capital est dialectique. Mais cela serait un peu lapidaire. La loi est toujours tendancielle parce que la tendance est à la dynamique du système ce que la loi est à sa structure. La loi est tendancielle, précisément parce qu'elle est historique et dépend par conséquent des antagonismes de classes. Mais, sur le rôle des luttes de classes, Marx est, dans « le Capital », passablement ambigu. Par exemple, la législation sur la diminution de la durée du travail est présentée tantôt comme le résultat du développement même de la production capitaliste, tantôt comme un effet de la lutte des classes, tantôt comme un mélange des deux. Dans le premier cas, la lutte des classes permet seulement de mettre le point sur le « i » d'une décision qui aurait dû, de toute façon, être prise en dehors d'elle...

Que désignez-vous par « dialectique de la possibilité et de l'effectivité » ?

Marx ne cède pas à l'illusion d'une histoire automate. Mais il arrive souvent qu'il nous présente une histoire tutélaire : une histoire qui veillerait à ce que l'action des hommes - certes dotée de toute son efficacité - arrive à un heureux dénouement. Il démontre la nécessité de la possibilité du communisme et reste tenté en permanence d'affirmer la nécessité de son avènement inéluctable - la nécessité de son effectivité. Contrairement à ce que l'on affirme couramment, Marx ne prête aucun but à l'histoire : il montre simplement que « tout se passe comme si l'histoire avait créé les conditions du communisme ». Mais on peut glisser facilement de cette formule à une autre : « tout se passe comme si l'histoire avait pour but le communisme ». L'histoire ne fait rien, l'histoire n'a pas de but. Elle ne se propose pas non plus (et ne nous propose pas) de faire table rase du passé. Mais si « abolir » veut dire que, pour bénéficier de tout le potentiel d'émancipation créé par le développement du capitalisme, il est possible et souhaitable d'abolir son potentiel de destruction, il va de soi, pour moi, que le capitalisme lui-même doit être aboli.

Entretien téléphonique réalisé par Arnaud Spire

09.10.2024 à 22:42

Michel Foucault : une politique de l'insoumission

Henri Maler

« Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s'affirment et des voix qui ne cassent pas [1]. »

- Bourdieu, Foucault et alii / ,
Texte intégral (17208 mots)

Avertissement. L'article ci-dessous est une ébauche, rédigée en 1997, de l'un des chapitres d'un ouvrage que je voulais consacrer à la pensée de Michel Foucault. Ce projet a été laissé à l'abandon (en raison de la part prise, jusqu'en 2015, parmi mes activités, par l'animation de l'association Acrimed).

Cette ébauche réunit de très abondantes citations qu'une rédaction définitive aurait résumées. Ces matériaux sont presque exclusivement puisés dans la collection des Dits et écrits, publiés par les éditions Gallimard, parce que ces textes comportent plus que d'autres des prises de position ouvertement politiques. Ils devaient être complétés par d'autres références (et par l'apport d'ouvrages consacrés à Michel Foucault). Cette ébauche, enfin, n'a subi que des modifications de forme destinées à le rendre (à peu près) lisible.

Objectif : suivre les méandres et les apories d'une pensée en laissant provisoirement les objections en retrait.

Contre l'intolérable

Des opinions politiques, Foucault, comme n'importe qui, en eut sans doute : de fort diverses et de très variables. Pour intéressante qu'elle soit, cette question de biographie ne nous intéresse pas ici. Foucault ne s'exprime jamais publiquement sur ses choix partisans ou électoraux. Cette réserve est moins l'effet d'une indétermination personnelle que d'une abstention réfléchie. Voudrions nous savoir comment il se situe ? Il refuse de se situer. .

De philosophie politique, Foucault n'en expose aucune : ce qu'il entend par philosophie et ce qu'il comprend de la politique le lui interdisent. Le projet d'une philosophie politique doit être abandonnée aux professionnels du fondement ultime de l'ordre politique et social.

Des engagement politiques, Foucault en eu de nombreux, plus ou moins intenses. Des parti-pris et des actions que retracent ses biographes, tous guidés par ce qu'il jugeait intolérable [2]. Nous y reviendrons

Mais de stratégie politique, Foucault n'en préconise guère : quand on refuse d'être prophète, on ne s'improvise pas stratège. Pourtant, le relevé cartographique du champ de bataille permet mettre à l'épreuve des options possibles. Mais, pour qui s'en tient à son parcours proprement théorique, il faut reconnaître que Foucault n'est guère prodigue quand il s'agit de disposer des balises.

Les lecteurs disposent au moins d'un point de départ. Avant 1970, Foucault indique quelle critique il mobilise et quelle politique il refuse. Il critique des présupposés philosophiques de la gauche française et récuse toute politique fondée sur ces présupposés ou nimbée de cette philosophie : en un mot l'humanisme moderne. Sous le terme d'humanisme, ce qu'il a en vue, c'est notamment l'idée selon laquelle « la fin du politique est de produire du bonheur [3]. ».

Lui demande-t-on, par quel mouvement, il se sent « le plus attiré en tant que structuraliste », il répond : « Je ne sais pas si l'on peut directement répondre ainsi. Disons seulement que le structuralisme doit s'éloigner de toute attitude politique qui peut être relié aux vieilles valeurs libérales et humanistes [4]. »

Et d'insister : « Je crois (…) que le structuralisme doit pouvoir donner à toute action politique un instrument politique un instrument analytique qui est sans doute indispensable, La politique n'est pas nécessairement livré à l'ignorance [5]. »

Et encore, contre l'humanisme et en réponse à Sartre : « (…) nous refusons ces politiques de la docte ignorance qui étaient celle je crois de ce que l'on appelait l'engagement [6]. » . « On » ? Sartre

Pourtant, c'est en deçà de ses principaux ouvrages (mais non sans liens avec eux) que Foucault expose, au fil des textes réunis dans ses Dit et écrits, une politique de l'insoumission qui prend pour cible l'intolérable [7]. Cette politique fait office de fondement de ces actions et prises de positions militantes – ses engagements -que l'on négligera ici.

Mais refuser l'intolérable, ce n'est pas prescrire des remèdes. C'est, du côté de la théorie, problématiser le sens du conflit et du côté de la pratique l' intensifier.. Face à l'intolérable, les prescriptions menacent d'être superficielles et les prophéties illusoires. Une politique de la révolte invite à respecter la singularité qui s'insurge et à découvrir la complexité de l'affrontement. Voilà pourquoi Foucault se méfie des programmes et se défie des solutions, au point même de s'interdire de proposer des réformes. N'est-ce pas cependant au bénéfice d'une nouvelle politique de la réforme ?

I. Une politique de la réforme ? La réforme est-elle souhaitable ?

Foucault affirme conjointement que le refus de proposer des réformes est motivé par une saine méfiance à l'égard du pouvoir et que la méfiance à l'égard des réformes est inspirée par une critique faussée du réformisme. La critique de Foucault est une critique à double foyer : une critique du réformisme comme pratique critique et, selon sa propre expression une « critique du réformisme comme pratique politique ».

1. Une critique du réformisme

Foucault critique dans le réformisme une visée et une méthode. La visée est celle du traitement des symptômes. La méthode est celle des réformes octroyées.

Le réformisme comme visée

« Le réformisme, en fin de compte, est un traitement des symptômes : il s'agit de gommer les conséquences tout en faisant valoir le système auquel on appartient, même si cela veut dire qu'on doit le dissimuler [8]. ». Voilà pourquoi le Groupe d'information sur les prisons (GIP) [9] tournera délibérément le dos à toute forme de réformisme. Ainsi, les enquêtes qui prolongent les intolérances à l'intolérable - les « enquêtes-intolérance » comme celles sur les prisons - « ne sont pas destinées à améliorer, à adoucir, à rendre plus supportable un pouvoir oppressif » [10]. Il s'agit de donner la parole aux détenus. En conséquence : « Notre propos n'est pas de faire œuvre de sociologue ni de réformisme [11]. »

Il arrive que Foucault distingue des variétés solidaires d'aménagement : l'humanisme et le réformisme :

Pour simplifier, l'humanisme consiste à vouloir changer le système idéologique sans toucher à l'institution ; le réformisme à changer l'institution sans toucher le système idéologique. L'action révolutionnaire se définit au contraire comme un ébranlement simultané de la conscience et de l'institution ; ce qui suppose qu'on s'attaque aux rapports de pouvoir dont elles sont l'instrument, l'armature, l'armure [12] .

Aux visées de l'humanisme et du réformisme s'opposent les luttes radicales :

« Les femmes, les prisonniers, les soldats du contingent, les malades des hôpitaux, les homosexuelles ont entamé en ce moment une lutte spécifique contre la forme particulière de pouvoir, de contrainte, de contrôle qui s'exerce sur eux. De telles luttes font partie actuellement du mouvement révolutionnaire, à condition qu'elles soient radicales, sans compromis ni réformisme, sans tentative pour aménager le même pouvoir avec tout au plus un changement de titulaire [13].

La critique des objectifs fait corps avec une critique des méthodes.

Le réformisme comme méthode

Foucault conteste dans le réformisme la politique des réformes prescrites et des réformes octroyées. Aux réformes prescrites, Foucault oppose les transformations imposées. C'est le rapport entre critique et transformation qui doit être redéfini :

Une réforme, ce n'est jamais que le résultat d'un processus dans lequel il y a conflit, affrontement, lutte résistance... Se dire d'entrée de jeu : quel est donc la réforme que je vais pouvoir faire ? Ce n'est pas pour l'intellectuel, je crois un objectif à poursuivre. Son rôle, puisque précisément il travaille dans l'ordre de la pensée, c'est de voir jusqu'où la libération de la pensée peut arriver à rendre ces transformations assez urgentes pour qu'on ait envie de les faire, et assez difficiles à faire pour qu'elles s'inscrivent profondément dans le réel. Il s'agit de rendre les conflits plus visibles, de les rendre plus essentiels que de simples affrontements d'intérêts ou de simples blocages institutionnels. De ces conflits, de ces affrontements doit sortir un nouveau rapport de forces dont le profil provisoire sera une réforme [14].

Par conséquent, si des réformes doivent être obtenues, elles ne doivent pas avoir pour préalables des propositions positives d'un théoricien, mais sur la contestation de ceux qui sont directement concernés.

Le système pénal, en vigueur depuis le Code pénal de 1810, doit être transformé, déclare Foucault. « Maintenant je crois qu'il faut toute une réforme du code, une réforme en profondeur. Nous avons besoin d'un nouveau Beccaria, d'un nouveau Bertin, Je n'ai pas du tout la prétention d'être un nouveau Beccaria ou Bertin, car ce n'est pas à un théoricien de faire la réforme des États. »

Dès lors comment réformer ? : « Ceux-là mêmes sur qui pèse cette justice sans doute injuste, c'est à ceux-là mêmes de prendre en main la réforme et la refonte de la justice [15]. »

De la radicalité de la contestation dépend la profondeur des transformations :

Depuis dix bonnes années, s'est instauré en France - mais dans d'autres pays aussi un débat à voix multiples. Certains s'en impatientent : ils aimeraient que l'institution propose d'elle-même, et au milieu du silence des profanes, sa propre réforme. Il est bon qu'il n'en soit pas ainsi. Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s'affirment et des voix qui ne cassent pas [16].

Aux réformes octroyées, Foucault oppose les victoires obtenues. Le réformisme selon Foucault ne consiste pas, à proprement parler, dans l'obtention de réformes, mais dans la méthode de lutte adoptée pour les obtenir.

Quand on oppose à Foucault que les prisonniers en révolte déposaient des revendications strictement matérielles qui ne remettaient pas en question l'institution pénitentiaire elle-même, il réplique :

Il faut faire attention. Souvent, on nous dit, c'est du réformisme. Mais en fait le réformisme se définit par la manière dont on obtient ce que l'on veut, ou on cherche à l'obtenir. À partir du moment où on l'impose par la force, par la lutte, par la lutte collective, par l'affrontement politique, ce n'est pas une réforme, c'est une victoire [17].

C'est cette critique du réformisme qui court en filigrane de l'éloge des luttes contre le quotidien des jeux de pouvoir. Car, dans ces luttes, « il s'agit non plus d'affrontements à l'intérieur des jeux, mais de résistances aux jeux et de refus du jeu lui-même » [18].

Et de préciser : « Dans les luttes dont je viens de parler (...) il ne s'agit pas du tout de réformisme, puisque le réformisme a pour rôle de stabiliser un système de pouvoir au bout d'un certain nombre de changements, alors que dans toutes ces luttes, il s'agit de la déstabilisation des mécanismes de pouvoir, d'une déstabilisation apparemment sans fin [19]. »

Peut-on, doit-on, passer du stade de la critique au stade de la proposition ? « Ma position, c'est qu'on n'a pas à proposer. Du moment qu'on « “propose” », on propose un vocabulaire, une idéologie, qui ne peuvent avoir que des effets de domination [20]. »

Pourtant, dans le même article où il dispense la critique de formuler des propositions, Foucault invite la critique à s'avancer sur ce terrain. Pourquoi Foucault a-t-il accepté de répondre à des questions relatives à la réforme du droit pénal ? « Finalement je suis un peu irrité par une attitude, qui d'ailleurs a été la mienne longtemps et à laquelle je ne souscris plus actuellement, qui consiste à dire : nous notre problème, c'est de dénoncer et de critiquer ; qu'ils se débrouillent avec leur législation et leur réformes. Cela ne me paraît pas une attitude juste [21]. »

En revanche, « Il ne faut surtout pas que la nécessité de la réforme serve de chantage pour réduire et stopper l'exercice de la critique. Il ne faut en aucun cas écouter ceux qui vous disent : “Ne critiquez pas, vous qui n'êtes pas capables de faire une réforme ”. Ce sont là des propos de cabinets ministériels [22]. »

Ou plutôt, il faut refuser le partage en deux temps, entre critique et réforme ainsi que le partage des tâches entre le critique radical et le réformateur prudent :

[..].il n'y a pas un temps pour la critique et un temps pour la réforme, il n'y a pas ceux qui ont à faire la critique et ceux qui ont à transformer le réel, ceux qui sont enfermés dans une radicalité inaccessible et ceux qui sont bien obligés de faire des concessions au réel. En fait je crois que dans le travail de transformation profonde ne peut se faire que dans l'air libre et toujours agité d'une critique permanente [23].

On le voit : la critique du réformisme ne se confond pas avec le refus de réformes. Foucault affirme conjointement que le refus de proposer isolément des réformes est motivé par une saine méfiance à l'égard du pouvoir et que la méfiance à l'égard des réformes peut être inspirée par une critique faussée du réformisme.

2. Une politique de la réforme ?

Foucault esquisse ainsi une politique de la réforme qui récuse des argument en défaveur des réformes. La critique du réformisme ne se fonde ni sur l'impossibilité, ni sur la nocivité des réformes : impossibilité de la réforme car nous serions piégés, nocivité de la réforme car elle serait récupérée. La réforme est toujours possible et souhaitable.

Impossibilité des réformes ?

Les résistances ne sont pas nécessairement piégées par le pouvoir.

« Dès qu'il y a un rapport de pouvoir, il y a une possibilité de résistance. Nous ne sommes jamais piégés par le pouvoir : on peut toujours en modifier l'emprise, dans des conditions déterminées et selon une stratégie déterminée [24]. » Ou encore : « Je n'effectue pas mes analyses pour dire : voilà comment sont les choses, vous êtes piégés. Je ne dis ces choses que dans la mesure où cela permet de les transformer [25]. »

Je crois que le travail qu'on a à faire, c'est un travail de problématisation et de perpétuelle reproblématisation. Ce qui bloque la pensée, c'est d'admettre implicitement ou explicitement une forme de reproblématisation, et de chercher une solution qui puisse se substituer à celle qu'on accepte. Or, si le travail de la pensée a un sens - différent de celui qui consiste à réformer les institutions et les codes -, c'est de reprendre à la racine la façon dont les hommes problématisent leur comportement (leur activité sexuelle, leur pratique punitive, leur attitude à l'égard de la folie, etc.). Il arrive que les gens prennent cet effort de reproblématisation comme un “ antiréformisme ”, reposant sur un pessimisme du genre « rien ne changera ». C'est tout le contraire [26].

Et ce changement ne désavoue nullement l'obtention de réformes, au nom des effets nocifs qu'elles auraient sur la Révolution.

Nocivité des réformes ?

La critique du réformisme n'a pas pour contrepartie l'adoption d'un certain gauchisme. Au contraire :

« Il faut distinguer la critique du réformisme comme pratique politique de la critique d'une pratique politique par le soupçon qu'elle peut donner lieu à une réforme [27]. » Il faut déjouer la double phobie de la réforme et de la récupération, solidaires de certaines ivresses dialectiques. La critique du réformisme ne doit pas être confondue avec la phobie de la réforme, « fréquente - déclare Foucault - dans les groupes d'extrême-gauche ».

Cette phobie de la réforme repose sur la phobie de la récupération : c'est, en fait « une phobie de la réplique réformiste chez l'adversaire » [28]. Cette double phobie des réformes et de la récupération explique la « propension à l'échec » des « prétendus partis d'extrême-gauche » : « Dès que quelque chose réussit et se réalise, ils s'écrient que c'est récupéré par le système établi ! Bref, ils se mettent dans la position de n'être jamais récupérés, autrement dit, il est toujours nécessaires qu'ils subissent un échec ». À cette posture, Foucault oppose la volonté de réussir dans « la lutte contre le pouvoir quotidien » [29].

Cette politique de « déstabilisation des mécanismes de pouvoir » s'inscrit-elle pour autant dans la perspective d'une révolution ?

II. Une politique de la révolution ? La révolution est-elle désirable ?

Contrairement à la légende, Foucault n'a jamais prétendu que les résistances contre les micro-pouvoirs étaient destinées à se substituer aux luttes contre l'exploitation et contre la domination. Tout au plus a-t-il soutenu que les premières étaient appelées à devenir dominantes. Il n'a jamais soutenu que les guérillas ponctuelles contre les rapports de pouvoir devaient se substituer à la perspective stratégique de leur généralisation. Tout au plus - mais c'est déjà beaucoup - exclut-t-il qu'une telle stratégie puisse être confiée, pour être pensée et mise en œuvre, à un quelconque état-major. Foucault n'abandonne pas la perspective d'une révolution. Tout au plus incite-t-il, sans l'avoir fait lui-même - et peut être sans l'avoir cru possible - à repenser son concept et son contenu. Car si la révolution est possible, est-elle désirable ?

1. Critique de la révolution : La révolution est-elle désirable ?

C'est un fait, constate Foucault en avril 1976, que dans les pays européens la révolution n'est plus désirée par les masses, et que le stalinisme a puissamment contribué à son discrédit. Mais si Foucault commence par constater que la révolution a cessé d'être désirable, c'est pour assigner comme tâche à l'intellectuel de la rendre désirable à nouveau : « À mon avis, le rôle de l'intellectuel aujourd'hui doit être de rétablir pour l'image de la révolution le même taux de désirabilité que celui qui existait au XIXe siècle (...) de restituer à la révolution autant de charmes qu'elle en avait au XIXe siècle [30]. » Resterait alors à savoir comment.

Relancer la révolution ?

Pourtant, un an plus tard, en mars 1977, Foucault avoue ne plus savoir si la révolution est désirable : la tâche de l'intellectuel n'est donc plus de la rendre désirable, mais de savoir si elle l'est. « Désirez-vous la révolution ? », lui demande-t-on. Réponse : « Je n'ai pas de réponse ». Et d'ajouter : « Mais je crois, si vous voulez, que faire de la politique autrement que politicienne, c'est essayer de savoir avec le plus d'honnêteté possible si la révolution est désirable. C'est explorer cette terrible taupinière où la politique risque de disparaître [31]. »

Parmi les processus qui ont « ramené au cœur des préoccupations contemporaines la question des Lumières », figure particulièrement « l'histoire même d'une “révolution » dont l'espoir avait été, depuis la fin du XVIIIe siècle, porté par tout un rationalisme auquel on est en droit de se demander quelles part il a pu avoir dans les effets de despotisme où cet espoir s'est égaré » [32].

Ce qui suppose un retour sur les Lumières qui incite à revenir à la façon dont Kant avait abordé la question. Pour Kant lui-même la question « Qu'est-ce que l'Aufklärung ? » dépend de cette autre question que lui posait l'actualité « Qu'est-ce que c'est que la révolution » : « Ces deux questions : “ Qu'est-ce que l'Aufklärung ? Qu'est-ce que la Révolution ?” sont les deux formes sous lesquelles Kant a posé la question de sa propre actualité [33] ». Ce sont ces deux questions dont Foucault souligne l'insistance :

Les deux questions « “ Qu'est-ce que l'Aufklärung ?” et “Que faire de la volonté de révolution ?” » définissent à elles seules le champ d'interrogation philosophique qui porte sur ce que nous sommes dans notre actualité [34]

Que faire de la volonté de révolution ? Faut-il la soutenir ou la dissuader ? Faut-il relancer la révolution ou renoncer à la révolution ? .

Foucault, on le voit, loin de commencer par exclure toute perspective révolutionnaire, accepte, au moins provisoirement, d'en préserver l'horizon. Mais sous certaines conditions, inspirées par le bilan de la révolution russe et confortées par l'analytique du pouvoir. Si la Révolution est désirable, c'est à la condition de ne pas rester chevillée à l'État, mise à l'abri d'une philosophie de l'histoire ; à condition de ne pas être suspendue à une programme et comprise comme un itinéraire qui balise tous les conflits [35].

La seule révolution souhaitable est une révolution qui ne se concentre pas sur la seule prise du pouvoir d'État. Telle est au premier chef la leçon de la révolution russe quand elle est tirée, en 1975, à partir de l'analytique du pouvoir :

« Je ne prétends pas du tout que l'appareil d'état ne soit pas important, mais il me semble que parmi toutes les conditions qu'on doit réunir pour ne pas recommencer l'expérience soviétique, pour que le processus révolutionnaire ne s'ensable pas, l'une des première chose à comprendre, c'est que le pouvoir n'est pas localisé dans l'appareil d'état et que rien ne sera changé dans la société si les mécanismes de pouvoir qui fonctionnent en dehors des appareils d'état, au-dessous d'eux, à côté d'eux, à un niveau beaucoup plus infime, quotidien, ne sont pas modifiés [36].

En effet, souligne Foucault, dans un texte que nous avons déjà cité, on peut « parfaitement concevoir des révolutions qui laissent intactes, pour l'essentiel, les relations de pouvoir qui avaient permis à l'Etat de fonctionner » [37]. De là cette leçon :

« Pour les révolutionnaires authentiques, s'emparer du pouvoir signifie s'emparer d'un trésor qui se trouve dans les mains d'une classe, pour la livrer à une autre classe, en l'occurrence au prolétariat. Je crois que c'est ainsi qu'on conçoit la révolution et la prise du pouvoir. Observez alors l'Union soviétique. Nous avons là un régime où les relations de pouvoir dans la famille, dans la sexualité, dans les usines, dans les écoles restent les mêmes. Le problème est de savoir si nous pouvons, dans le régime actuel, transformer à des niveaux microscopiques - à l'école, dans la famille - les relations de pouvoir, de telle sorte que, quand il y aura une révolution politico-économique, nous ne nous trouvions pas, après, les mêmes relations de pouvoir que nous trouvons maintenant. C'est le problème de la révolution culturelle en Chine [38]. »

Pourtant, comme nous l'avons relevé, à peine Foucault vient-il de tracer à grands traits les conditions d'une révolution désirable, que la question est relancée. Non plus : comment rendre la révolution désirable ou quelle révolution serait désirable. Mais, une fois encore, la révolution est-elle seulement désirable ? N'est-il pas préférable d'y renoncer ?

Renoncer à la révolution ?

« Désirez-vous la révolution ? », demande-t-on à Foucault. Celui-ci commence par répondre en soulignant l'enjeu de la question :

[...] sur ce versant de l'histoire, où la révolution doit revenir et n'est pas encore venue, nous posons la même question : « “ Qui sommes-nous, nous qui sommes en trop, en ce temps ou ne passe pas ce qui devrait se passer ? “. Toute la pensée moderne, comme toute la politique, a été commandée par la question de la révolution. (...) Si la politique existe depuis le XIXe siècle, c'est parce qu'il y a eu la Révolution [39].

La question de notre actualité coïncide jusqu'à un certain point avec la question de la révolution, car politique et révolution menacent de disparaître conjointement, comme on l'a déjà signalé : « Faire de la politique autrement que politicienne, c'est essayer de savoir avec le plus d'honnêteté possible si la révolution est désirable. C'est explorer cette terrible taupinière où la politique risque de disparaître ». [40] Resterait alors à savoir de quelle disparition il s'agit.

Disparition du monopole de la révolution ? Telle est l'hypothèse que Foucault émet en avril 1978 :

Assiste-t-on, en cette fin du XXe siècle, à quelque chose qui serait la fin de l'âge de la révolution ? Ce genre de prophétie, ce genre de condamnation me paraît un peu dérisoire. Nous sommes peut-être en train de vivre la fin d'une période historique qui, depuis 1789-1793, a été, au moins pour l'Occident, dominée par le monopole de la révolution, avec tous les effets de despotisme conjoints, que cela pouvait impliquer, sans que pour autant cette disparition du monopole de la révolution signifie une revalorisation du réformisme [41].

Pour Foucault, on l'a vu, les luttes n'ont pas pour rôle de revaloriser le réformisme : elles ont pour enjeu et pour effet une « déstabilisation des mécanismes de pouvoir, d'une déstabilisation apparemment sans fin. » Mais la signification de ces luttes ne peut plus être dégagée en fonction de la perspective de la Révolution. L'enjeu des résistances est « tout à fait différent de celui que visent les luttes révolutionnaires et qui méritent au moins autant que celles-ci d'être qu'on les prenne considération ». Alors que sous le nom de Révolution depuis le XIXe siècle, « ce que vient les partis et les mouvements qu'on appelle révolutionnaires, c'est essentiellement ce qui concerne le pouvoir économique ». [42]

Disparition d'un monopole ou disparition tout court ? Foucault prend acte de la disparition de l'idée de révolution. À une question portant sur l'avenir de l'eurocommunisme, il répond : « la question importante ne se pose pas quant à son avenir, mais quant à l'avenir et au thème de la révolution. »

« Depuis 1789, l'Europe a changé en fonction de l'idée de révolution. L'histoire européenne a été dominée par cette idée. C'est exactement cette idée-là qui est en train de disparaître en ce moment » [43]. On comprend alors que l'enjeu s'est sans doute définitivement déplacé : « Ces luttes décentrées par rapport aux principes, aux primats, aux privilèges de la révolution ne sont pas pour autant des phénomènes de circonstances, qui ne seraient liées qu'à des conjoncture particulière. Elles visent une réalité historique qui existe d'une manière qui n'est peut-être pas apparente mais est extrêmement solide dans la société occidentale depuis des siècles et des siècles. Il me semble que ces luttes visent une des structures mal connues, mais essentielles de nos sociétés [44].

En l'occurrence le pouvoir pastoral [45].

La perspective de la révolution, semble-t-il, s'est effacée : les résistances séditieuses contre les « disciplines », contre la société de normalisation, contre le biopouvoir ont, semble-t-il, trouvé leur cible, et l'option politique de Foucault son fondement : contemporaine de l'inflexion théorique qui, succédant à La Volonté de savoir, conduit Foucault à analyser la « gouvernementalité », cette inflexion politique incite Foucault à reporter la perspective de la révolution sur les résistances (ou le soulèvement) contre la gouvernementalité : une politique de la sédition contre la rationalité politique du gouvernement.

Pourtant, la question de la révolution est relancée par le soulèvement des Iraniens contre le chah. Si la révolution n'est pas désirable, le soulèvement est-il soutenable ?

2. Éloge du soulèvement : Le soulèvement est-il soutenable ?

À partir d'août 1978, Foucault se met à l'étude de l'Iran où il effectue un premier voyage en septembre, bientôt suivi d'un second en novembre. De ces voyages, rendront compte plusieurs articles, très controversés. Pourtant, si l'issue de l'événement semble démentir la lucidité de l'analyse, celle-ci ne déroge jamais aux exigences de la rigueur philosophique [46]. Mais surtout, la singularité du soulèvement iranien donne à Foucault l'occasion de réfléchir à la différence spécifique entre révolution et soulèvement [47].

Foucault reprend ici le fil d'une réflexion sur l'importance des « soulèvements populaires » qui, avant la Révolution française, associaient la plèbe marginalisée et séditieuse, avant que, au cours du XIXe siècle, le syndicalisme ouvrier ne doive, « afin de se faire reconnaître, se dissocier de tous les groupes séditieux » [48]. Une telle analyse ouvrait la voie à une opposition entre soulèvement et révolution. Mais cette opposition devient explicite à l'occasion du soulèvement des Iraniens contre le chah.

La singularité de ce soulèvement ne permet pas de le penser dans les termes classiques d'une révolution : on n'y reconnaît ni la dynamique des contradictions, des luttes de classes ou grands affrontement sociaux, ni la dynamique politique imprimée par une force politique dirigeante [49]. Cette singularité ne peut s'expliquer seulement par les difficultés économiques : « L'âme du soulèvement » est surtout la volonté de se changer soi-même

À la limite, toute difficulté économique étant donnée, reste encore à savoir pourquoi il y a des gens qui se lèvent et qui disent : ça ne va plus. En se soulevant, les Iraniens disaient - et c'est peut-être cela l'âme du soulèvement : il nous faut changer, bien sûr, ce régime et nous débarrasser de cet homme, il nous faut changer ce personnel corrompu, il nous faut changer tout dans le pays, l'organisation politique, le système économique, la politique étrangère. Mais surtout, il nous faut changer nous-mêmes. Il faut que notre manière d'être, notre rapport aux autres, à l'éternité, à Dieu, etc., soient complètement changé, et il n'y aura de révolution réelle qu'à la condition de ce changement radical dans notre expérience. Je crois que c'est là où l'islam a joué un rôle [50].

L'opposition entre soulèvement et révolution prend alors un nouveau relief que Foucault relève à l'occasion de la mort de Maurice Clavel qui intervient dans le contexte du soulèvement iranien :

Ce qui échappe à l'histoire, c'est l'instant, la fracture, le déchirement, l'interruption (...). La révolution s'organise selon toute une économie intérieure du temps : des conditions, des promesses, des nécessités ; elle loge donc dans l'histoire, y fait son lit et finalement s'y couche. Le soulèvement, lui, coupant le temps, dresse les hommes à la verticale de leur terre et de leur humanité [51].

Cette analyse est confirmée et développée, avec cette précision décisive : les soulèvements ont été, en quelque sorte, « colonisés » par la perspective de la révolution. Une révolution vraiment désirable ?

Les soulèvements appartiennent à l'histoire. Mais d'une certaine manière lui échappe (...) Parce qu'il est ainsi « hors d'histoire et dans l'histoire, parce que chacun y joue à la vie, à la mort, on comprend pourquoi les soulèvements ont pu trouver si facilement dans les formes religieuses leur expression et leur dramaturgie (...) Vint l'âge de la « “ révolution” ». Depuis deux siècle, celle-ci a surplombé l'histoire, organisé notre perception du temps, polarisé les espoirs. Elle a constitué un gigantesque effort pour acclimater le soulèvement à l'intérieur d'une histoire rationnelle et maîtrisable : elle lui a donné une légitimité, elle a fait le tri de ses bonnes et de ses mauvaises formes, elle a défini les lois de son déroulement ; elle lui a fixé des conditions préalables, des objectifs et des manières de s'achever. On a même défini la profession de révolutionnaire. En rapatriant ainsi le soulèvement, on a prétendu le faire apparaître dans sa vérité et l'amener jusqu'à son terme réel. Certains diront que le soulèvement s'est trouvé colonisé par la Realpolitik. D'autres qu'on lui a ouvert la dimension d'une histoire rationnelle. Je préfère la question que Horkheimer posait autrefois, question naïve, et un peu fiévreuse : “ Mais est-elle donc si désirable, cette révolution ? ” [52].

Le soulèvement iranien relance donc, en 1979, les questions posées en 1977 :

Je rêve de l'intellectuel destructeur des évidences et des universalités, celui qui repère et indique dans les inerties et les contraintes du présent les points de faiblesse, les ouvertures, les lignes de forces, celui qui sans cesse se déplace, ne sait pas au juste où il sera et ce qu'il pensera demain, car il est trop attentif au présent ; celui qui contribue, là où il est de passage, à poser la question de savoir si la révolution, ça vaut la peine, et laquelle (je veux dire quelle révolution et quelle peine), étant entendu que seuls peuvent y répondre ceux qui acceptent de risquer leur vie pour la faire [53].

Ainsi les mêmes questions demeurent : La révolution est-elle désirable ? Quelle révolution est désirable ? Vaut-il la peine et quelle peine de viser la révolution ? Ne nous hâtons pas de conclure que laissées en suspens par Foucault lui-même, ces questions auraient disparu de notre actualité avec l'effondrement des communismes stalinisés. Il reste que Foucault laissera ces questions ouvertes, comme si elles devaient le rester à jamais...

C'est pourquoi, s'il existe une politique selon Foucault - puisque lui-même se défendait d'en préconiser une - c'est une politique de la révolte : une politique de la sédition que Foucault lui-même n'a cessé de pratiquer : du soutien aux prisonniers à celui des travailleurs polonais.

III. Une politique de l'insoumission ?

Il faut le redire : de la radicalité de la contestation dépend la profondeur des transformations. Et le redire encore : « Depuis dix bonnes années s'est instauré en France - mais dans d'autres pays aussi un débat à voix multiples. Certains s'en impatientent : ils aimeraient que l'institution propose d'elle-même, et au milieu du silence des profanes, sa propre réforme. Il est bon qu'il n'en soit pas ainsi. Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s'affirment et des voix qui ne cassent pas [54]. »

1. Les racines de l'insoumission

Pour Foucault, du moins dans ses écrits de 1971 à 1976, l'acteur privilégié de cette révolte - de la politique de la sédition dont il constate l'existence et qu'il soutient à l'occasion sans la prescrire - c'est la plèbe - la plèbe séditieuse [55].

La plèbe séditieuse

L'existence de la plèbe est identifiée, avant qu'elle soit nommée : « ...au fond, ce dont le capitalisme a peur, à tort ou à raison, depuis 89, depuis 48, depuis 70, c'est de la sédition, de l'émeute : les gars qui descendent dans la rue avec leurs couteaux et leurs fusils, qui sont prêts à l'action directe et violente [56]. »

Ou encore :

Une chose nous a frappés, si l'on évoque l'histoire politique récente. Personne ou presque ne parle plus de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1971. Ce jour-là et les jours suivants, des policiers ont tué dans la rue et jeté dans la Seine pour les noyer environ deux cents Algériens. En revanche, on parle toujours des neufs morts de Charonne où se termina, le 8 février 1962, une manifestation contre l'O.A.S.

À notre avis cela signifie qu'il y a toujours un groupe humain, dont les limites varient, à la merci de autres. Au XIXe siècle, on appelait ce groupe les classes dangereuses. Aujourd'hui, c'est encore la même chose.

Il y a la population des bidonvilles, celle des banlieues surpeuplées, les immigrés et tous les marginaux, jeunes et adultes. Rien d'étonnant si on retrouve surtout ceux-là devant les cours de justice ou derrière les barreaux [57].

C'est cette plèbe - ou cette partie de la plèbe - qui a été longtemps séparée du prolétariat. Avant la Révolution française, souligne Foucault, les « soulèvements populaires » associaient la plèbe marginalisée et séditieuse. Mais, déplore Foucault, au cours du XIXe siècle, « le syndicalisme ouvrier... dut, afin de se faire reconnaître, se dissocier de tous les groupes séditieux » et adopter une moralité qui « eut valeur de contrat de mariage entre le prolétariat et la petite-bourgeoisie... de 1848 jusqu'à Zola et Jaurès » [58].

Pourtant, à l'occasion de l'intervention du G.I.P, Foucault croit pouvoir constater « une première retrouvaille, une réconciliation entre une partie du prolétariat et la partie non intégrée de la population marginale » et un retour politique de la plèbe : « […] l'étonnant, c'est que les couches marginales violentes de la population plébéienne reprennent leur conscience politique. Par exemple, ces bandes de jeunes, dans les banlieues dans certains quartiers de Paris, pour lesquels leur situation de délinquance et leur existence marginales prennent une signification politique ». Et Foucault de donner des exemples de cette conscience liée à « l'apparition de nouveaux plébéiens ». [59]

Les révoltes dans les prisons ont donc ce sens : « Ce que les révoltes dans les prisons mettent en question, ce ne sont pas des détails, avoir ou non la télévision, ou l'autorisation de jouer au football, mais, au contraire, le statut de plébéien marginal dans la société capitaliste. Le statut de paumés » [60].

Qu'est-ce que la plèbe ? Foucault - qui souscrit à l'analyse selon laquelle la logique productiviste de Marx le conduisait nécessairement à se désintéresser du sous-prolétariat - s'efforce d'en tracer les contours. Il propose de comprendre le clivage entre le prolétariat et le sous-prolétariat, comme une coupure : « […] il y a dans la masse globale de la plèbe une coupure entre le prolétariat et la plèbe non prolétarisée », une « coupure dont le capitalisme a besoin ». [61] Et d'appeler à une nouvelle rencontre, pour que « il puisse y avoir entre un prolétariat qui n'a absolument pas l'idéologie de la plèbe et une plèbe qui n'a absolument pas les pratiques sociales du prolétariat, autre chose qu'une rencontre de conjoncture » [62].

Qu'est-ce que la plèbe ? L'évolution de Foucault sur ce point est manifeste : à une tentative d'identifier sa consistance sociale fait suite une rectification qui permet de la désigner comme un fait généalogique.

Dans une perspective sociologique, Foucault propose de désigner comme plèbe l'effet tout à la fois conjugué et divisé des rapports d'exploitation et des rapports de pouvoir. Dans une perspective analytique, Foucault se dégage de la tentation de substantifier la plèbe par une analytique des effets de pouvoirs : il y a « de la plèbe ».

Le refus de substantifier le pouvoir et la résistance au pouvoir est une constante de l'analytique du pouvoir et des résistances. Le pouvoir n'est pas substance : « Le pouvoir n'est pas substance. Il n'est pas non plus un mystérieux attribut dont il faudrait fouiller les origines. Le pouvoir n'est qu'un type particulier de relations entre individus [63]. » « Le pouvoir, comment s'exerce-t-il ? », telle est la question. La poser plutôt que toute autre, ce n'est en rien transformer le pouvoir en « une substance mystérieuse », au contraire [64]. « Quand j'ai commencé à m'intéresser de façon plus explicite au pouvoir, ce n'était pas du tout pour faire du pouvoir quelque chose comme une substance ou comme une fluide plus ou moins maléfique qui se répandrait dans le corps social [65]. »

La résistance n'est pas substance : « […] cette résistance dont je parle n'est pas une substance. Elle n'est pas antérieure au pouvoir qu'elle contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine [66]. »

Par conséquent, la plèbe non plus n'est pas une substance : « Prendre ce point de vue de la plèbe (...) je ne pense pas que cela puisse se confondre avec un néopopulisme qui substantifierait la plèbe ou un nouveau libéralisme qui enchanterait les droits primitifs [67]. »

Dans un premier temps, donc, Foucault semble donner à la plèbe la consistance sociale d'un sujet. Mais Foucault se rectifie lui-même : l'analytique du pouvoir qui interdit de substantifier le pouvoir et les résistances interdit d'attribuer aux résistances un sujet substantifié : la plèbe est moins une catégorie sociale que l'échappée de tous les rapports de pouvoir : cible de l'exercice du pouvoir et foyer de sa contestation ; produit de ses techniques et faille de sa reproduction ; tout à la fois point d'appui, point de focalisation, point de résistance :

Il ne faut sans doute pas concevoir la « plèbe » comme le fond permanent de l'histoire, l'objectif final de tous les assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes. Il n'y a sans doute pas de réalité sociologique de la « plèbe ». Mais il y a toujours quelque chose dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d'une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui en est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l'énergie inverse, l'échappée.

« La » plèbe n'existe sans doute pas, mais il y a « de la » plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c'est moins l'extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c'est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s'en dégager ; c'est donc ce qui motive tout nouveau développement des réseaux de pouvoir [68].

Cette figure énigmatique, soulève autant de questions qu'elle en résout. Mais est-elle plus énigmatique que certaines images du prolétariat ? Pourtant, cette figure elle-même semble se dissoudre : Foucault cesse bientôt d'y faire référence.

La question de l'acteur ou du sujet des résistances n'en demeure pas moins posée. En effet, si l'on peut concevoir l'existence de stratégies sans stratège ni sujet, du point de vue de la lutte, la question se pose différemment.

Comme le relève J.-A. Miller, « La question : “ Qui combat ? et contre qui” se pose nécessairement. Tu ne peux échapper ici à la question du ou plutôt des sujets (...) Enfin, qui sont pour toi les sujets qui s'opposent ? ». Réponse de Foucault : « Ce n'est qu'une hypothèse, mais je dirais : tout le monde à tout le monde. Il n'y a pas, immédiatement donnés, de sujets dont l'un serait le prolétariat et l'autre la bourgeoisie. Qui lutte contre qui ? Nous luttons tous contre tous. Et il y a toujours quelque chose en nous qui lutte contre autre chose en nous ». Et Miller d'en tirer la conséquence : « (...) en définitive, l'élément premier et dernier, ce sont les individus ? ». Et Foucault de reprendre : « Oui, les individus, et même les sous individus [69]. »

La dissolution du sujet ou de l'acteur des résistance n'est pas encore parvenue à son terme. mais, dès que les rapports de pouvoir sont précisément définis par une action sur des actions possibles, circonscrivant une liberté qu'ils façonnent et sur laquelle ils prennent appui, l'effacement de la plèbe dans le discours de Foucault ne laisse plus que l'image problématique de la part de liberté ménagée par les relations de pouvoir.

La liberté insoumise

En effet, l'exercice du pouvoir se définit moins comme une relation entre des partenaires ou des sujets que comme un mode d'action : « un mode d'action de certains sur certains autres », « une action sur l'action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes »., « un ensemble d'action sur des actions possibles ». Dans la mesure où ce mode d'action ne prend pas pour cible le corps de l'autre, mais son action, il se distingue de la violence [70]. Destiné à « conduire des conduites, le pouvoir est moins de l'ordre de l'affrontement que de l'ordre du gouvernement. Dès lors, dans l'exercice du pouvoir ainsi caractérisé, on « inclut un élément important : celui de la liberté » [71].

« La relation de pouvoir et l'insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées. Le problème central du pouvoir n'est pas celui de la « servitude volontaire » (...) : au cœur de la relation de pouvoir, la « provoquant sans cesse, il y a la rétivité du vouloir et l'intransivité de la liberté [72] ».

C'est donc dans la liberté des sujets que s'enracine la possibilité des résistances : « s'il est vrai que, au cœur des relations de pouvoir et comme condition permanente de leur existence, il y a une « insoumission » et des libertés essentiellement rétives, il n'y a pas de relations de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel ; toute relation de pouvoir implique donc, au moins de façon virtuelle, une stratégie de lutte (...) [73]. » « Cela veut dire que, dans les relations de pouvoir, il y a forcément possibilité de résistance, car s'il n'y avait pas de possibilité de résistance - de résistance violente, de fuite, de ruse, de stratégies qui renversent la situation -, il n'y aurait pas du tout de relations de pouvoir. (...) s'il y a des relations de pouvoir à travers tout le champ social, c'est parce qu'il y a de la liberté partout [74]. »

Les relations de pouvoir ainsi entendues sont omniprésentes et inévitables. Elles sont omniprésentes : (.. s'il y a des relations de pouvoir à travers tout le champ social, c'est parce qu'il y a de la liberté partout. » [75]. Elles sont inévitables : « Vivre en société, c'est, de toute façon, vivre de manière qu'il soit possible d'agir sur les actions les uns des autres. Une société "sans relations de pouvoir" ne peut être qu'une abstraction »[[« Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits, t. 4, p. 239.]].

Les relations de pouvoir ainsi entendues ne sont pas intrinsèquement mauvaises : « Le pouvoir n'est pas le mal. Le pouvoir, c'est des jeux stratégiques. On sait bien que le pouvoir n'est pas le mal ! Prenez par exemple les relations sexuelles ou amoureuses : exercer du pouvoir sur l'autre, dans une espèce de jeu stratégique ouvert, où les choses pourront se renverser, ce n'est pas le mal ; cela fait partie aussi de l'amour, de la passion, du plaisir sexuel [76]. »

Quelles seront alors les cibles de l'insoumission ?

2. Les cibles de l'insoumission

Il ne s'agit pas d'abolir les relations de pouvoir, mais d'en aménager l'exercice. Il s‘agit d'en critiquer et d'en contrecarrer les dangers :

Je ne cherche pas à dire que tout est mauvais, mais que tout est dangereux - ce qui n'est pas exactement la même chose que ce qui est mauvais. Si tout est dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire. Donc ma position ne conduit pas à l'apathie, mais au contraire à un hypermilitantisme pessimiste » [77]. Et Foucault de préciser : « Je crois que le choix éthico-politique que nous devons faire tous les jours, c'est de déterminer quel est le principal danger. ». Et, s'appuyant sur l'ouvrage de Robert Castel consacré à l'histoire du mouvement antipsychiatrique - La Gestion des risques - Foucault souligne que les dangers se sont déplacés des hôpitaux psychiatriques aux nouvelles formes de soins [78].

Aucune solution n'est définitive, les dangers se déplacent avec chaque déplacement du pouvoir.

« Où sont les dangers ? ». Telle est la question que Foucault retourne contre les procureurs qui accusent d'irresponsabilité tous ceux qui avaient soutenu Knobelpiess [79]. Aucune réforme de la punition, par exemple une réforme qui généraliserait les amendes au lieu de multiplier les emprisonnement, n'est exempte de danger :

Rien n'est jamais stable. Dès lors qu'il s'agit, à l'intérieur d'une société, d'une institution de pouvoir, tout est dangereux. Il est quelque chose de périlleux. En exerçant le pouvoir, ce n'est pas au mal qu'on touche mais à une matière dangereuse, c'est-à-dire dont le mésusage est toujours possible et peut avoir des conséquences négatives plus ou moins graves [80].

Parmi ces dangers, le plus important est sans nul doute celui de voir les rapports de pouvoir se transformer en rapports de domination [81].

Contrecarrer la domination .

Il faut en effet distinguer « les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre les libertés - jeux stratégiques qui font que les uns essaient de déterminer la conduite des autres, à quoi les autres répondent en essayant de ne pas laisser déterminer leur conduite ou en essayant de déterminer en retour la conduite des autres - et les états de domination, qui sont ce qu'on appelle d'ordinaire le pouvoir » [82].

La distinction entre relations de pouvoir et rapports de domination est malaisée. Elle pourtant est nécessaire, même si elle menace cependant d'être « un peu verbale ». [83] Mais à la différence des relations de pouvoir qui sont mobiles et réversibles, les états de dominations sont rigides et asymétriques. Sans être nécessairement annulé, l'espace de la liberté est notablement réduit.

Dans de très nombreux cas, les relations de pouvoir sont fixées de telle sorte qu'elles sont perpétuellement asymétriques et que la marge de liberté est extrêmement limitée. Pour prendre un exemple, sans doute très schématique, dans la structure conjugale traditionnelle de la société du XVIIIe et du XIXe siècle, on ne peut pas dire qu'il n'y avait que le pouvoir de l'homme : la femme pouvait faire tout un tas de choses : le tromper, lui soutirer de l'argent, se refuser sexuellement. Elle subissait cependant un état de domination, dans la mesure où tout cela n'était finalement qu'un certain nombre de ruses qui n'arrivaient jamais à renverser la situation [84].

Que faire face à ces états de domination ? Comment s'en affranchir quand ils existent ? Comment les éviter quand ils menacent ?

Tout d'abord, comment s'en affranchir ? Si les relations de pouvoir reposent sur la liberté et appellent son exercice, les états de domination suppose une libération. « L'exercice des pratiques de liberté n'exige-t-elle pas un certain degré de libération ? », demande-t-on à Foucault. « Oui, absolument », répond ce dernier avant de préciser que « la libération est parfois la condition politique et historique pour une pratique de la liberté » [85].

En second lieu, comment les éviter ? Le pouvoir n'est pas le mal, comme le montre l'exemple des relations amoureuses, mentionné plus haut. Et Foucault de poursuivre :

Prenons aussi quelque chose qui a été l'objet de critiques souvent justifiées : l'institution pédagogique. Je ne vois pas où est le mal dans la pratique de quelqu'un qui, dans un jeu de vérité donné, sachant plus qu'un autre, lui dit ce qu'il faut faire, lui apprend, lui transmet un savoir, lui communique des techniques ; le problèmes est plutôt de savoir comment on va éviter dans ces pratiques - où le pouvoir ne peut pas ne pas jouer et où il n'est pas mauvais en soi - les effets de domination qui vont faire qu'un gosse sera soumis à l'autorité arbitraire et inutile d'un instituteur, un étudiant sous la coupe d'un professeur autoritaire, etc. [86]

Comment les éviter en effet ? Réponse de Foucault : « Je crois qu'il faut poser ce problème en termes de règles de droit, de techniques rationnelles de gouvernement et d'êthos, de pratique de soi et de liberté » [87]. Les pratiques de liberté sont donc à la fois la garantie des jeux de pouvoirs contre les états de domination, et la fin ultime de toute libération de ces états.

Un même glissement affecte, au fil des textes, l'ensemble du réseau conceptuel du discours de Foucault. La distinction mieux établie entre rapports de pouvoir et rapports de domination semble renvoyer à des moments différents de constitution et d'action, ainsi que les rôles respectifs d'une liberté insoumise et d'une plèbe séditieuse. Et, du même coup, les cibles des résistances se dispersent sur toute la surface de la société, pour ne se concentrer, quand elles se concentrent, que sur le gouvernement.

Mettre en question le gouvernement.

Le gouvernement désigne chez Foucault, en dehors de l'usage commun qu'il préserve inévitablement, le mode d'action propre à l'exercice du pouvoir.

Les déplacements successifs de l'analytique du pouvoir, les modifications incessantes de l'analyse des relations de pouvoir et des luttes qui s'inscrivent dans ces relations, ne sont pas sans effets sur les cibles que l'analytique semble en mesure non seulement de décrire, mais de désigner.

Les résistances prennent pour cibles le biopouvoir s'insurgent contre le pouvoir qui prend la vie pour objet Foucault, dans La Volonté de Savoir le laissait déjà entrevoir : « Ce qui est revendiqué et sert d'objectif, c'est la vie ». Et de préciser, dans un contexte politique où la question des droits de l'homme retrouve une nouvelle vigueur : « C'est la vie beaucoup plus que le droit qui devient l'enjeu des luttes politiques, même si celles-ci se formulent à travers des affirmations de droit ». Ce sont des « droits à », dont Foucault dresse une liste qui n'est la exhaustive : « Le “droit” à la vie, au corps, à la santé, au bonheur, le “droit” par-delà toutes les oppressions ou ”aliénations” […] [88]. »

Ainsi, à mesure que le biopouvoir apparaît comme une forme d'existence et d'exercice du pouvoir pastoral et du gouvernement, ce sont eux viennent au premier plan comme cibles politiques. Il faut revenir sur les principales étapes de cette évolution.

Avril 1978 : Foucault, d'un même mouvement prend acte de la fin du monopole de la révolution, constate que cette fin n'implique aucune revalorisation du réformisme et souligne que les nouvelles luttes contre le pouvoir au quotidien visent le pouvoir pastoral [89].

Octobre 1979 : Foucault montre comment la rationalité politique « s'est d'abord enracinée dans l'idée de pouvoir pastoral, puis dans celle de raison d'État », souligne que « l'individualisation et la totalisation en sont des effets inévitables », et conclut : « La libération ne peut venir que de l'attaque non pas de l'un ou de l'autre de ces effets, mais des racines mêmes de la rationalité politique [90]. »

1982 : Ce sont essentiellement les formes individualisantes du pouvoir qui sont données pour cibles. Quelle est la forme de gouvernement que vise aujourd'hui les résistances ? Foucault la désigne comme « le gouvernement par l'individualisation » [91]. Elles participent des luttes qui « combattent tout ce qui lie l'individu à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres... » [92].

Que signifie « gouverner » et « être gouverné » ? C'est autour de cette double question que s'organise progressivement la réflexion de Foucault. C'est en fonction des réponses qu'elles admettent que se distribuent ses prises de position, particulièrement face à la perspective, puis à la pratique du gouvernement « de gauche ».

Au fil des textes de Foucault, l'existence même d'un acteur ou d'un sujet des résistances s'est dispersée. La « part » de plèbe s'est résolue dans les individus et leur part de liberté. Peu à peu, l'identité de l'auteur des résistances s'est dissous comme se sont dispersées, semble-t-il, les cibles de leur multiplication. Alors se dessine une politique de la sédition permanente et de subversion sans fin : l'indéfini de la lutte, la déstabilisation apparemment sans fin des mécanismes de pouvoir, les victoires provisoirement sanctionnées par des réformes. Comme si la perspective d'une révolution devait reculer sans cesse au point de disparaître... Pourtant, Foucault ne se borne pas à opter sans la prescrire pour une politique de la sédition qui exclurait toute politique de la révolution. Sa pensée est plus complexe et plus hésitante. Et il y a plus à apprendre de ses hésitations que de ses simplifications, de sa complexité que de sa légende.

* * *

Si la révolution n'est pas assurément désirable, si le soulèvement n'est pas toujours soutenable, si les réformes ne sont pas présentables et si les résistances sont vouées à se déployer sans cesse et sans fin - la politique ne saurait être qu'une politique de l'insoumission toujours recommencée. Faut-il le déplorer ?

Une politique qui s'interdit de prescrire des réformes, mais se félicite de celles que la critique et la révolte parviennent à arracher ; une politique qui trace les contours d'une révolution possible et désirable, mais ne cesse de se demander si elle est vraiment désirable, sans jamais la préconiser ; une politique qui déplace ou refuse la ligne partage classique entre réforme et révolution sans proposer de nouvel horizon ; une politique qui analyse et, le cas échéant, soutient les résistances qui lacèrent l'exercice quotidien du pouvoir et les soulèvements qui déchirent l'histoire de la domination, mais sans leur proposer de cibles - une telle politique en mérite-t-elle encore le nom ?

Faut-il l'imputer aux déplacements imposés par l'exercice de la philosophie ou aux découragements consécutifs aux méandres de la politique ? Il est vrai que, du moins dans les propos et écrits publics de Michel Foucault, la tentation d'une option politique s'efface au bénéfice d'un renforcement de l'attitude éthique qui lui donnait son sens. En-deçà de l'histoire et de la politique ? La politique comme éthique...

Henri Maler

À suivre


[1] « Préface » in R. Knobelpiesse, QHS, Quartier de haute sécurité, Dits et écrits, t. 4, p. 7.

[2] Voir notamment Didier Eribon, Michel Foucault, Le Livre de poche, Flammarion, 1989.Troisième partie : « Militant et professeur au Collège de France ».et, surtout, de David Macey, Michel Foucault, Gallimard, 1994, chapitres Xi et XII.

[3] « Qui êtes-vous professeur Foucault », entretien avec P Carus, septembre 1967, Dits et écrits, t. 1, p. 618.

[4] . « Interview avec Michel Foucault », entretien avec I. Lindung, mars 1968, Dits et écrits, t. 1, p. 655.

[5] « Interview avec Michel Foucault », art. cit., , p. 658.

[6] Foucault répond à Sartre », entretien avec J.P. Elkabach,, mars 1968, Dits et écrits, t. 1, p.-668

[7] Inacceptable, intolérable. Ces vocables parsèment les Dits et écrits : t 2, p. 177, 205, 208, 223, 419 ; t.3, p.7-9 ; t 4, 79, etc.

[8] « Conversation avec Michel Foucault », publiée en avril 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 190.

[9] Créé le 8 février 1971 à la suite d'un manifeste signé par Jean-Marie Domenach, Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet.

[10] « Préface » à Enquête sur vingt prisons, 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 195.

[11] « Je perçois l'intolérable », entretien publié en juillet 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 204

[12] « Par-delà le Bien et le Mal », entretien, Actuel, , novembre 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 231.

[13] « Les intellectuels et le pouvoir », 1972, Dits et écrits, t. 2, p. 315.

[14] « Est-il donc important de penser ? », Dits et écrits, t. 4, p. 181.

[15] « Un problème m'intéresse depuis longtemps... », 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 207.

[16] « Préface, in R. Knobelpiess, QHS : Quartier de haute sécurité, 1980, Dits et écrits, t. 4, p. 7.

[17] « Le monde est un grand asile », Dits et écrits, t. 2, p. 443.

[18] « La philosophie analytique de la politique », conférence donnée le 27 avril 1978 à Tokyo , Dits et écrits, t. 3, p. 543.

[19] « La philosophie analytique de la politique », art. cit., Dits et écrits, t. 3, p. 547.

[20] « Enferment, psychiatrie, prison », 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 348.

[21] « Enferment, psychiatrie, prison », art. cit., t. 3, p. 360.

[22] « Table ronde du 20 mai 1978 », Dits et écrits, t. 4, p. 31-32.

[23] « Est-t-il donc important de penser ? », 1981, Dits et écrits, t. 4, p. 181.

[24] « Non au sexe roi », entretien avec B.-H Lévy, Le Nouvel Observateur, 17-21 mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 267.

[25] « Théatrum philosophicum », , article dans Critique, novembre 1970, 1970, Dits et écrits, t. 2, p. 93.

[26] « À propos de la généalogie de l'éthique », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 612.

[27] « Pouvoirs et stratégies » , entretien avec Jacques Rancière, Les Révoltes logiques, N°4, hiver, 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 426.

[28] « Pouvoirs et stratégies », art. cit., p. 426..

[29] « Sexualité et politique », 1978, Dits et écrits, t. 3, p. 529-530.

[30] « Le savoir comme crime », avril 1976, Dits et écrits, t. 3, p. 85-86.

[31] « Non au sexe roi », entretien avec B.-H Lévy, Le Nouvel Observateur, 17-21 mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 267.

[32] « Introduction par Michel Foucault », 1978, Dits et écrits, t. 3, p. 433.

[33] « Qu'est-ce que les lumières », Extrait du cours du 5 janvier 1983, Dits et écrits, t. 4, p. 682.

[34] « Qu'est-ce que les lumières », art. cit., p. 687. Souligné par moi.

[35] « La grande colère des faits », Le Nouvel Observateur, 9 Mai 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 279-280.

[36] « Pouvoir et corps », entretien de juin 1975, Quel corps ?, septembre-octobre 1975, Dits et écrits, t.2 p. 758.

[37] « Entretien avec Michel Foucault », juin 1976, Dits et écrits, t. 3, p. 151.

[38] « La vérité et les formes juridiques », (mai 1973), Dits et écrits, t. 2, p. 643.

[39] « Non au sexe roi », entretien avec B.-H Lévy, Le Nouvel Observateur, 17-21 mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 266.

[40] « Non au sexe roi », art. cit., Dits et écrits, t. 3, p. 267.

[41] « La philosophie analytique de la politique », 27 avril 1978 à Tokyo, Dits et écrits, t. 3, p. 547.

[42] « La philosophie analytique de la politique », art cit., Dits et écrits, t. 3, p. 551.

[43] « Michel Foucault et le zen : séjour dans un temple zen », Japon, août-septembre 1978, Dits et écrits, t. 3, p. 623.

[44] « La philosophie analytique de la politique », avril 1978 à Tokyo, Dits et écrits, t. 3, p. 547-548. Le pouvoir pastoral, selon Foucault, prend en charge le troupeau et chacune des brebis du troupeau.

[45] Le pouvoir pastoral, selon Foucault, prend en charge le troupeau et chacune des brebis du troupeau.

[46] Hervé Malagola, « Foucault en Iran », in Michel Foucault, Les jeux de la vérité et du pouvoir, op. cit, pp. 151-162.

[47] Soulèvement (index) : Dits et écrits, t. 3, p. 130, 749 « Une interview de Michel Foucault par Stephen Riggins », Dits et écrits, t. 4, p. 534.

[48] « À propos de la prison d'Attica », 1974, Dits et écrits, t. 2, p. 534.

[49] « L'esprit d'un monde sans esprit », 1979, Dits et écrits, t. 3, p. 744.

[50] « L'esprit d'un monde sans esprit », art. cit., Dits et écrits, t. 3, p. 748.

[51] « Vivre autrement le temps », 30 avril-6 mai 1979, Dits et écrits, t. 3, p. 790.

[52] « Inutile de se soulever ? », 11-12 mai 1979, Dits et écrits, t. 3, p. 790-791.

[53] « Non au sexe Roi », entretien avec B.-H Lévy, Le Nouvel Observateur, 17-21 mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 268-269.

[54] « Préface » in R. Knobelpiesse, QHS, Quartier de haute sécurité, Dits et écrits, t. 4, p. 7.

[55] Foucault qui la mentionne (« Entretien avec Michel Foucault » (Sur L' Archéologie du Savoir ), 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 151) connaît la position de Nietzsche sur la plèbe et sur son rôle, mais il n'en tient pas compte dans ses propres analyses

[56] « Table ronde », Esprit, mai-juin 1972, Dits et écrits, t.2 p. 334.

[57] « Enquête sur les prisons : brisons les barreaux du silence », Dits et écrits, t.2, 182.

[58] « A propos de la prison d'Attica », Dits et écrits, t. 2, p. 534.

[59] « Les intellectuels et le pouvoir », Dits et écrits, t. 2, p. 303.

[60] . « Les intellectuels et le pouvoir », art. cit., Dits et écrits, t. 2, p. 306.

[61] « Table ronde », Esprit, mai-juin 1972, Dits et écrits, t.2 p. 334.

[62] « Table ronde », Esprit, mai-juin 1972, art. cit., t.2 p. 336. Foucault revient sur ces visages de la plèbe dans son débat avec les maos sur la justice populaire. « Sur la justice populaire. Débat avec les maos », Dits et écrits, t. 2, p. 350-360. Analyse en partie rectifiée dans « A propos de l'enfermement pénitentiaire », Dits et écrits, t. 2, p. 437-438 et « Interview de Michel Foucault », Dits et écrits, t. 4, p. 663-664

[63] « Omnes et singulatim », 1981, Dits et écrits, t. 4, p. 160.

[64] « Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits, t. 4, p. 232.

[65] « L'intellectuel et les pouvoirs », Dits et écrits, t. 4, p. 750.

[66] « Non au sexe roi », entretien avec B.-H. Lévy, mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 267.

[67] « Pouvoirs et stratégie », entretien avec Jacques Rancière, Les révoltes logique, hiver 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 422.

[68] 5. « Pouvoirs et stratégie », art. cit., Dits et écrits, t.3 p. 421- 422.

[69] « Le jeu de Michel Foucault », juillet 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 310-311

[70] « Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits, t. 4, p. 236-237.

[71] « Le sujet et le pouvoir », art. cit., Dits et écrits, t. 4, p. 237,

[72] « Le sujet et le pouvoir », art. cit., p. 238.

[73] « Le sujet et le pouvoir », art. cit., p. 242.

[74] « L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 720.

[75] « L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 720.

[76] « L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 727.

[77] « A propos de la généalogie de l'éthique », 1983, Dits et écrits, t. 4, p. 386.

[78] « A propos de la généalogie de l'éthique », art. cit., t. 4, p. 386.

[79] « Vous êtes dangereux », Dits et écrits, t. 4, p. 524.

[80] « Interview de Michel Foucault », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 694.

[81] Domination : (absent de l'index) : Dits et écrits, t. 4, p. 243, 589, 711, 720-721, 727, 728.

[82] « L'éthique du souci de soi... », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 728.

[83] Dits et écrits, t. 4, p. 589.

[84] « L'éthique du souci de soi... », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 720-721.

[85] « L'éthique du souci de soi... », art. cit., t. 4, p. 710-711 (souligné par moi). Voir également... Dits et écrits, t. 4, p. 721.

[86] « L'éthique du souci de soi... », art. cit, p. 727.

[87] Ibidem..

[88] La Volonté de savoir (1976),Tel Gallimard, p. 191.

[89] Dits et écrits, t. 3, p. 547 sq.

[90] « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique », Dits et écrits, t. 4, p. 161.

[91] « Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits, t. 4, p. 227.

[92] Ibidem.

20.09.2024 à 15:17

Contestation de l'ordre médiatique et contestation de l'ordre social

Henri Maler

Entretien paru dans L'Anticapitaliste l'hebdomadaire du NPA

- Sur les médias / , ,
Texte intégral (1362 mots)

Un entretien paru dans le n° 221 de L'Anticapitaliste, hebdomadaire du NPA, le 12 décembre 2013 et reproduit sur le site d'Acrimed (Action-Critique-Médias)

* * *

Pour les lecteurs de L'Anticapitaliste, peux-tu rappeler ce qu'est Acrimed (Action-Critique-Médias), dont tu es le principal animateur depuis sa création en 1996 ?

Le traitement médiatique avait été extrêmement défavorable aux grévistes et à tous ceux qui s'opposaient au plan Juppé, et il nous avait semblé nécessaire de proposer un outil qui pourrait produire en continu une critique des médias dominants, fondant des propositions pour leur transformation. Cet outil ne consiste pas simplement dans les débats que nous organisons ou que nous animons, dans un site Internet (créé en 1999) et Médiacritique(s), notre magazine trimestriel imprimé (depuis 2011). Acrimed est une association militante. Elle associe des journalistes et des salariés des médias, des chercheurs et des universitaires et des acteurs de la contestation sociale et politique en général. Elle s'efforce de jouer un rôle de relais militant entre tous ceux qui ont intérêt à ce que la gauche de transformation sociale (« la gauche de gauche », comme nous le disons sans plus de précision pour ne vexer personne…), non seulement n'oublie pas la question des médias, mais en fasse une question authentiquement politique. C'est par exemple dans ce but qu'Acrimed avait été à l'initiative des États généraux pour le pluralisme, qui s'étaient tenus en 2006 et avaient permis de faire converger ces différents acteurs (avec le soutien d'organisations politiques de gauche dont la LCR à l'époque).

Pourquoi est-ce que les anticapitalistes, et plus largement tous ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu'il va, devraient s'intéresser à la question spécifique des médias ? En quoi cette question est-elle importante pour une gauche qui aspire à transformer radicalement la société ?

Paradoxalement, c'est parce qu'ils croient trop souvent que les médias dominants sont tout-puissants que les contestataires négligent ce front de critique et de lutte. Ils se laissent alors tout à la fois séduire et intimider par la puissance d'endoctrinement idéologique qu'ils prêtent à ces médias. Ils se laissent séduire au point de se borner à tenter de les instrumentaliser pour faire connaître - ce qui est parfaitement légitime - leurs propositions et leurs actions. Et ils se laissent intimider au point de renoncer à critiquer les médias dans les médias et de renvoyer aux lendemains qui chantent les combats pour leur transformation. Comme s'il n'y avait rien à faire d'autre tant qu'ils n'ont pas été démocratiquement appropriés ou socialisés. Mais pour qu'ils le soient ou, du moins pour que cette perspective soit comprise et crédible, encore faut-il ne rien lâcher dès maintenant. Se soumettre aux médias dominants exclusivement pour y trouver une place – parfois dans des conditions déplorables – c'est à la fois poursuivre une efficacité qui peut être illusoire et entretenir une démobilisation regrettable sur l'enjeu qu'ils représentent. C'est leur concéder un pouvoir sur les contestataires qu'ils n'ont pas forcément quand on assume les conflits avec les tenanciers des pires émissions, les chefferies éditoriales et les nouveaux chiens de garde de l'ordre médiatique et social existant. C'est aussi abandonner les journalistes, souvent précaires, et leurs syndicats à leur isolement. C'est enfin adopter une attitude elle-même instrumentale à l'égard des médias du tiers-secteur dont l'existence est une critique en acte des médias dominants, au lieu de faire vraiment cause commune avec eux.

Quelle est cette critique dont vous dites qu'elle est radicale, intransigeante et indépendante ?

Elle est indépendante parce qu'elle n'est soumise ou subordonnée à aucune force ou pouvoir, économique, médiatique et politique. Mais elle est politique, parce que la question des médias est une question politique qui fait corps avec la question démocratique, de quelque façon qu'on entende celle-ci. Elle est radicale, parce qu'elle s'efforce de prendre la question des médias à la racine ou aux racines. Et les racines, ce sont les formes d'appropriation des médias et, notamment, la formation et les conditions de travail des journalistes qui en découlent, les rapports de pouvoir qui règnent dans les entreprises médiatiques : des entreprises qui sont à bien des égards des entreprises comme les autres et souvent pires que bien d'autres. Elle est intransigeante parce qu'elle ne se laisse ni séduire ni intimider, précisément. Pour en savoir plus, nous lire, participer à nos débats et nous rejoindre…

Mais dans le contexte actuel de crise capitaliste qui plonge des millions de gens dans le chômage et la pauvreté, est-ce que la critique des médias ne devient pas un luxe ? Autrement dit, en quoi est-il important selon toi de maintenir une critique des médias dominants ?

Nous ne sommes pas aveugles au point d'être exclusivement polarisés par la question des médias considérée isolément. Et il est vrai que l'ampleur de la crise économique, sociale et écologique est telle qu'elle sollicite des mobilisations prioritaires. Prioritaires, mais pas exclusives, les autres étant secondaires, comme on parlait il y a plusieurs années de « fronts secondaires » quand on s'en désintéressait. C'est le contraire qui est vrai : la critique des médias est en fait d'autant plus importante en période de crise que s'accroît la nécessité, pour les classes dominantes, de faire accepter des politiques d'austérité potentiellement impopulaires.

Est-ce que tu pourrais donner quelques exemples ?

Les médias ont récemment découvert qu'il existait en France des manifestations inquiétantes de racisme. Et ce sont souvent ces mêmes médias (pas tous) dont la xénophobie et l'islamophobie font le lit du racisme ou qui en sont les formes dissimulées. Il n'empêche : ils s'indignent du racisme et prétendent en découvrir les causes. Ce faisant, comme le dit le titre de l'un de nos articles, « les suspects mènent l'enquête ». De façon générale, mais il faudrait distinguer car les médias ne constituent pas un bloc indifférencié, ils adoptent comme des évidences ce qui précisément fait problème : La Dette (mais sans guère se soucier de ses origines), Les Impôts (mais sans guère se préoccuper des principales inégalités et du financement des service publics), L'Europe (toujours à amender, mais toujours dans le même sens), La Souplesse (et peu importe ses conséquences sociale), etc.

Tu disais pourtant que les médias ne sont pas tout-puissants…

Ils n'imposent pas à tous ce qu'il faut penser : leurs usagers ne sont pas des éponges. Mais ils imposent leur ordre du jour (leur agenda) et la façon légitime de poser les questions. Ils exercent des pouvoirs et non un pouvoir : pouvoir de stigmatisation (ou de consécration), pouvoir d'intimidation (ou de réduction au silence), pouvoir de cadrage des problèmes (et donc des solutions), pouvoir d'incitation (ou de dissuasion), etc. Ils n'exercent pas ces pouvoirs indépendamment de l'action des autres pouvoirs sociaux. Mais quand ces pouvoirs s'exercent dans le même sens, ils sont les auxiliaires de toutes les formes de domination sociale et politique. La contestation de l'ordre médiatique dominant est une composante de la contestation de l'ordre social existant. Non ?

Propos recueillis par Léo Carvalho

11.09.2024 à 18:09

Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias (1996)

Collectif

À l'origine l'Association Action-Critique-Médias (Acrimed).

- Sur les médias /
Texte intégral (990 mots)

À la suite du mouvement social de novembre-décembre 1995, était lancé l'appel suivant, rédigé par Henri Maler et Yvan Jossen (décédé le 1er août 2007) sur la base duquel s'est constitué l'Association (Action-Critique-Médias (Acrimed) [1].

* * *
Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias

Nous soussignés, citoyens, responsables associatifs, politiques et syndicaux, intellectuels et chercheurs, journalistes, voulons réagir à la manière détestable dont la plupart des rédactions des grands médias rendent compte de la réalité.

Le mouvement social de novembre et décembre 1995 a donné lieu à des tentatives intolérables d'étouffer la voix des acteurs sociaux (en affectant de leur donner la parole), de dénaturer leurs aspirations, d'effacer leurs propositions en les soumettant au verdict de prétendus experts.

Persuadés que la démocratie court un grand risque quand la population est privée de la possibilité de se faire entendre et comprendre dans les grands médias, en particulier lorsque la situation sociale est tendue et la nécessité du débat plus vive ;

Persuadés que l'exigence de démocratie dans les médias est déterminante dans la lutte pour instaurer une société respectueuse de l'égalité effective des droits de toutes et de tous ; Nous dénonçons :

l'appropriation de la plupart des grands médias par les puissances financières et politiques qui s'en servent sans compter pour permettre à "ceux d'en haut" d'imposer leurs valeurs et leurs décisions à "ceux d'en bas" ;
l'hégémonie des discours convenus et conformes, parfois à plusieurs voix mais toujours à sens unique (sur Maastricht, la monnaie unique, les grèves, les plans Juppé, etc.) ;
les multiples dérives de l'information que nombre de journalistes sont les premiers à constater et à condamner (transformation de l'information en spectacle et du spectacle en information) ;
la subordination fréquente des journalistes à une logique qui les prive peu à peu de leur indépendance rédactionnelle et les transforme en simples auxiliaires d'une machine dont les priorités échappent aux exigences de l'information.

C'est pourquoi nous appelons à soutenir toute action qui se donne pour objectifs :

de conduire une réflexion critique sur le statut et le rôle des médias, sur les techniques de manipulation des discours et des images, sur les conditions d'un effectif contrôle démocratique des médias ;
d'obtenir l'accès aux médias de tous les acteurs sociaux, en particulier des sans voix et des exclus ;
de mener en commun avec les associations, partis, syndicats, notamment les syndicats de journalistes, toutes les actions qui permettent de promouvoir la défense et le développement de la démocratie dans les médias, l'un des enjeux majeurs de notre temps.

C'est pourquoi nous apportons notre soutien à la fondation de l'association "Action Critique Médias".

Une population en état d'ex-communication permanente, un pays qui ne peut plus (se) communiquer par le moyen des médias, et c'est la démocratie qui dépérit.

Liste des signataires au 30 mars 1996
Jean AMBLARD (journaliste), Tony ANDREANI (universitaire), Michel ANDRILLON (journaliste), Pierre ANDRILLON (journaliste), Gilbert ANDRUCCIOLI (Agora TSF), Patricia BAREAU (journaliste), Agnès BEAUDEMONT (journaliste, SNJ), Richard BEAUDEMONT (architecte), Françoise BEAUVAIS (journaliste), Anastasia BECCHIO (Celsa), Vicky BERARDI (Agora TSF), Jacques BIDET (universitaire), Antoine BILLIOTTET, Aygline BONZON (Celsa), Franck BOULOT (journaliste), Rémi BOUTON (journaliste), Alain BROSSAT (universitaire), Samantha CAGICA (Celsa), Sophie CHABOT (journaliste), Patrick CHAMPAGNE (sociologue), Bernard CHARLOT (universitaire), Pierre-Emmanuel CHARON (journaliste), Pierre-Alain COÏC (prés. Conf. nat. des radios libres), Marie-Agnès COMBESQUE (journaliste), Antoine COMTE (avocat), Sophie CREPON (journaliste), Olivier DA LAGE (journaliste), Régis Debray (écrivain, médiologue), François DIOT (aumônier écoles journalistes), Philippe DONNAES (journaliste), Mounir DRIDI (réalisateur), Dominique DUAULT (retraité, journaliste), C. DURRUTI (écrivain), Paul EUZIERE (FTH), Jean-François EVENO (journaliste), Jeanne FAVRET-SAADA (anthropologue), Jean FERRAT, Yves FRÉMION, Daniel GENTOT (journaliste), Christophe GIRARD (journaliste, SNJ), Stéphane GRAVIER (Agora TSF), Nicolas GUERBE (Celsa), Cécile JAURES (Celsa), Yvan JOSSEN (journaliste), Emmanuel JOUANNE (écrivain), Sophie JOUBERT (Celsa), Georges LABICA (universitaire), Vania LARBRISSEAU (journaliste), Tugdual LE BORU (Celsa), Joël LE TENSORER (TSF 98), Jean-Marc LEVENT, Kate LEWIN (journaliste), François Longérinas (journaliste), Guénaëlle LOUIS (Celsa), Henri MALER (enseignant), Eric MARQUIS (journaliste, SNJ), Alain MARTY (journaliste), Virginie MOREAU (Celsa), Olivier MOREL (CNRL), Dominique OTTAVI (Agora TSF), Pierre OTTO-BRUC (radiologue), Françoise PAICHER (journaliste), Aline PAILLER (journaliste, députée européenne), Marie PAIRE (Celsa), Nicole PARROT (journaliste), Marina PAUGAM (journaliste), Charles PIAGET (AC !), Elisabeth PINTO (journaliste), Helène PUISIEUX (universitaire), Guillaume QUÉVAREC (Celsa), Yvon QUINIOU (enseignant), Stéphanie QUILLET (Celsa), Maurice RAJSFUS, Danièle RENON (journaliste), Vanessa RIPOCHE (Celsa), André SCANDAUF (Agora TSF), Jacques SONCIN (journaliste, SNJ-CGT), Lucien STEINKEY, Mohamed TABI (ESJ), Jean-François TEALDI (journaliste, vice-prés. Org. int. journalistes), Thierry TEMIME (journaliste), Anne THIRIET (Celsa), Enzo TRAVERSO (universitaire), Dominique VOYNET.


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