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STATIUM

Christophe MASUTTI

Hospitalier, (H)ac(k)tiviste, libriste, administrateur de Framasoft.

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27.03.2022 à 01:00

Néolibéralisme et élections : le pari pascalien ?

Guerre en Ukraine… À l’heure où les gouvernements européens sont gentiment pressés de choisir l’impérialisme qu’ils préfèrent (disons le moins pire), le président des États-Unis Joe Biden est venu nous rendre une petite visite. Que de beaux discours. Ils firent passer le nouvel accord de principe américano-européen sur le transfert des données personnelles pour une simple discussion entre gens de bonne compagnie autour de la machine à café. Même si cet accord de principe a reçu un accueil mitigé.

Le gouvernement américain aurait en effet bien tort de s’en passer. Maintenant que l’Europe est en proie à la menace avérée d’une guerre nucléaire et risque d’être en déficit énergétique, Joe Biden ne fait qu’appliquer ce qui a toujours réussi aux entreprises multinationales américaines, c’est-à-dire la bonne vieille recette de l’hégémonie sur les marchés extérieurs appuyée par l’effort de guerre (voir cet article).

Après l’invalidation du Privacy Shield, les GAFAM (et autres sociétés assimilées, comme les courtiers de données tels Acxiom) n’auront plus cette épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes pour contrecarrer les pratiques d’extraction des données qu’elles opèrent depuis de longues années ou pour coopérer avec les agences de renseignement, de manière active, dans la surveillance de masse.

Il est intéressant, par ailleurs, de comparer le communiqué de presse de la Maison Blanche et le Discours de Ursula von der Leyen.

Du point de vue Américain, c’est surtout une affaire de pognon et de concurrence :

(…) l’accord permettra la fluidité du trafic de données qui représente plus de 1 000 milliards de dollars de commerce transfrontalier chaque année, et permettra aux entreprises de toutes tailles de se concurrencer sur leurs marchés respectifs.

et l’enjeu consiste à laisser les commandes aux agences de renseignement américaines :

Ces nouvelles politiques seront mises en œuvre par la communauté du Renseignement des États-Unis de manière à protéger efficacement ses citoyens, ainsi que ceux de ses alliés et partenaires, conformément aux protections de haut niveau offertes par ce Cadre.

Du point de vue Européen, on mélange tout, la guerre, l’énergie et le numérique. Et pour cause, la peur domine :

Et nous continuons à renforcer notre coopération dans de nombreux domaines stratégiques: en apportant de l’aide à l’Ukraine en matière humanitaire et sécuritaire; dans le domaine de l’énergie; en luttant contre tout ce qui menace nos démocraties; en résolvant les points en suspens dans la coopération entre les États-Unis et l’Union européenne, y compris en ce qui concerne la protection des données et de la vie privée.

D’aucuns diraient que conclure des accords de principes en telle situation d’infériorité est à la fois prématuré et imprudent. Et c’est là que tout argument stratégique et rationnel se confronte au fait que c’est toute une doctrine néolibérale qui est à l’œuvre et affaibli toujours plus les plus faibles. Cette doctrine est révélée dans cette simple phrase d’U. von der Leyen :

Et nous devons également continuer à adapter nos démocraties à un monde en constante évolution. Ce constat vaut en particulier pour la numérisation (…)

Encore une fois on constate combien nos démocraties sont en effet face à un double danger.

Le premier, frontal et brutal, c’est celui de la guerre et la menace du totalitarisme et du fascisme. Brandie jusqu’à la nausée, qu’elle soit avérée (comme aujourd’hui) ou simplement supposée pour justifier des lois scélérates, elle est toujours employée pour dérouler la logique de consentement censée valider les modifications substantielles du Droit qui définissent le cadre toujours plus réduit de nos libertés.

Le second n’est pas plus subtil. Ce sont les versions plus ou moins édulcorées du TINA de Margareth Thatcher (vous vous souvenez, la copine à Pinochet). There is no alternative (TINA). Il n’y a pas d’alternative. Le monde change, il faut adapter la démocratie au monde et non pas adapter le monde à la démocratie. Les idéaux, les rêves, les mouvements collectifs, les revendications sociales, la soif de justice… tout cela n’est acceptable que dans la mesure où ils se conforment au monde qui change.

Mais qu’est-ce qui fait changer le monde ? c’est simplement que la seconde moitié du XXe siècle a fait entrer le capitalisme dans une phase où, considérant que le laissez-faire est une vaste fumisterie qui a conduit à la crise de 1929 et la Seconde Guerre, il faut que l’État puisse jouer le jeu du capitalisme en lui donnant son cadre d’épanouissement, c’est-à-dire partout où le capitalisme peut extraire du profit, de la force de travail humaine à nos intimités numériques, de nos santés à notre climat, c’est à l’État de transformer le Droit, de casser les acquis sociaux et nos libertés, pour assurer ce profit dans un vaste jeu mondialisé de la concurrence organisée entre les peuples. Quitte à faire en sorte que les peuples entrent en guerre, on organise la course des plus dociles au marché.

Le néolibéralisme est une doctrine qui imprègne jusqu’au moindre vêtement les dirigeants qui s’y conforment. Macron n’est pas en reste. On a beaucoup commenté son mépris de classe. L’erreur d’interprétation consiste à penser que son mépris est fondé sur la rationalité supposée du peuple. Dès lors, comment avoir du respect pour un peuple à ce point assujetti au capitalisme, plus avide du dernier smartphone à mode que des enjeux climatiques ? Mais que nenni. Premièrement parce que ce peuple a une soif évidente de justice sociale, mais surtout parce le mépris macroniste relève d’une logique bien plus rude : pour mettre en application la logique néolibérale face à un peuple rétif, il faut le considérer comme radicalement autre, détaché de sa représentation de soi, en dehors de toute considération morale.

Si nous partons du principe que dans la logique communicationnelle de Macron toute affirmation signifie son exact contraire1 on peut remonter au tout début dans sa campagne de 2017 où il se réclamait plus ou moins du philosophe Paul Ricoeur. C’est faire offense à la mémoire de cet éminent philosophe. Pour dire vite, selon Ricoeur, on construit le sens de notre être à partir de l’altérité : l’éthique, la sollicitude, la justice. Bref, tout l’exact opposé de Macron, ou plutôt de son discours (je me réserve le jugement sur sa personne, mais croyez bien que le vocabulaire que je mobilise dans cette optique n’aurait pas sa place ici).

Il n’y a donc aucune surprise à voir que pour le capitalisme, tout est bon dans le Macron. Lui-même, dans Forbes, répétait à deux reprises : « There’s no other choice », prenant modèle sur Thatcher. Il n’y a pas de politique, il n’y a pas d’idéologie, le parti sans partisan, la nation start-up en dehors du peuple. Il y a une doctrine et son application. Un appareillage économique et technocratique sans âme, tout entier voué à la logique extractiviste pour le profit capitaliste. Bien sûr on sauve les apparences. On se drape d’irréprochabilité lorsque le scandale est trop évident, comme de le cas du scandale des maisons de retraite Orpea. Mais au fond, on ne fait qu’appliquer la doctrine, on adapte la démocratie (ou ce qu’il en reste) au monde qui change… c’est-à-dire qu’on applique en bon élève les canons néolibéraux, jusqu’à demander à des cabinets d’audit comment faire exactement, de la coupe programmée du système éducatif à nos retraites, en passant par les aides sociales.

Comment comprendre, dans ces conditions pourtant claires, que Macron soit à ce point si bien positionné dans les sondages en vue des prochaines élections présidentielles ? C’est tout le paradoxe du vote dans lequel s’engouffre justement le néolibéralisme. Ce paradoxe est simple à comprendre mais ses implications sont très complexes. Si je vais voter, ce n’est pas parce que mon seul vote va changer quelque chose… mais si je n’en attends rien individuellement en retour, pourquoi vais-je voter ? Les idéalistes partent alors du principe de la rationalité du votant : si Untel va voter, c’est parce qu’il souhaite défendre un intérêt collectif auquel il adhère. Mais on peut alors retourner le problème : cela supposerait une complétude de l’information, un contexte informationnel suffisant pour que le vote au nom de cet intérêt collectif ne soit pas biaisé. Or, le principe d’un vote électoral est justement de diffuser de l’information imparfaite (la campagne de communication politique). En gros : bien malin celui qui est capable de dénicher toutes les failles d’un discours politique. De surcroît les techniques de communications modernes se passent bien de toute morale lorsqu’elles réussissent à faire infléchir le cours des votes grâce au profilage et à l’analyse psychographique (le scandale Cambridge Analytica a soulevé légèrement le voile de ces techniques largement répandues). Donc la raison du vote est presque toujours irrationnelle : on vote par conformité sociale, par pression familiale, par affinité émotionnelle, par influence inconsciente des médias, et cela même si une part rationnelle entre toujours en jeu.

Par exemple, comment comprendre que l’abstention soit toujours à ce point considérée comme un problème de réputation sociale et non comme un choix assumé ? Ne pas voter serait un acte qui nuit à la représentation de l’intérêt collectif que se font les votants. Rien n’est moins évident : on peut s’abstenir au nom de l’intérêt collectif, justement : ne pas entrer dans un jeu électoral qui nuit à la démocratie, donc à l’intérêt collectif. Il y a plein d’autres raisons pour lesquelles s’abstenir est une démarche très rationnelle (voir F. Dupuis-Déri, Nous n’irons plus aux urnes).

L’autre raison de l’abstention, beaucoup évidente, c’est la démonstration que le choix est biaisé. Une course électorale à la française qui se termine par un second tour opposant deux partisans de la même doctrine néolibérale. On a déjà vu cela plus d’une fois. Le scénario consiste à opposer le couple thatchérisme et mépris de classe au couple Pinochisme et racisme. Les deux contribuent à créer un contexte qui est de toute façon néo-fasciste. Soit un durcissement de la logique néolibérale au détriment des libertés et de la justice sociale (car il faudra bien satisfaire les électeurs du Front National), soit un durcissement de la logique néolibérale au détriment des libertés et de la justice sociale (parce qu’il faudra bien satisfaire les électeurs de Macron). Vous voyez la différence ? sans blague ? Bon, je veux bien admettre que dans un cas, on pourra plus clairement identifier les connards de fachos complotistes.

Bon, alors que faire ? Aller voter ou pas ?

Je me suis fait un peu bousculer dernièrement parce que j’affichais mon intention de m’abstenir. Il faut reconnaître qu’il y a au moins un argument qui fait un peu pencher la balance : la présence de la France Insoumise comme le seul mouvement politique qui propose une alternative au moment où l’effet TINA est le plus fort.

Il y aurait donc une utilité rationnelle au vote : en l’absence d’un contexte informationnel correct, au moins un élément rationnel et objectif entre en jeu : préserver le débat démocratique là où il a tendance à disparaître (au profit du racisme ou de l’anesthésie générale du néolibéralisme).

Comment un anarchiste peut-il aller tout de même voter ? ne rigolez pas, j’en connais qui ont voté Macron au second tour il y a 5 ans pour tenter le barrage aux fachos. C’est un vrai cas de conscience. En plus, il y a rapport avec Dieu ! si ! C’est le fameux pari de Pascal : je ne crois pas en Dieu, mais qu’il existe ou non, j’ai tout à gagner à y croire : s’il n’existe pas, je suis conforté dans mon choix, et s’il existe, c’est qu’il y a un paradis réservé au croyants et un enfer pour les non-croyants et dans lequel je risque d’être envoyé. Donc voter Mélenchon serait un acte rationnel fondé sur l’espérance d’un gain individuel… Zut alors.

On s’en sort quand même. L’acte rationnel repose sur une conviction et non une croyance : voter Mélenchon au premier tour consiste à un vote utile contribuant à l’émergence d’un débat démocratique qui opposerait deux visions du monde clairement opposées. Que Mélenchon soit finalement élu ou pas au second tour permettrait d’apporter un peu de clarté.

L’autorité et le pouvoir ne sont décidément pas ma tasse de thé. Je me méfie de beaucoup de promesses électorales de Mélenchon, à commencer par sa conception d’une VIe République qui n’entre pas vraiment dans mes critères d’une démocratie directe, ou encore sa tendance à l’autoritarisme (et j’ai du mal à voir comment il peut concilier l’un avec l’autre).

Que ferai-je au premier tour ? Joker !

notes


  1. On peut prendre un exemple très récent dans sa campagne électorale : conditionner le RSA à un travail qui n’en n’est pas un, plutôt un accompagnement ou du travail d’intérêt général, bref tout ce qui peut produire sans être qualifié par un contrat de travail. ↩︎

29.12.2021 à 01:00

En finir avec Gérard d'Alsace

Il y a quelques années, je m’étais penché sur l’histoire du nom de la ville de Gérardmer. Mon approche consistait à utiliser l’historiographie et confonter les interprétations pour conclure que si l’appellation en relevait des différentes transformations linguistiques locales, le patronyme Gérard ne pouvait provenir avec certitude du Duc Gérard d’Alsace comme le veut pourtant le folklore local. À la coutume j’opposais le manque de fouilles archéologiques et surtout l’absence de précautions méthodologiques de la part des auteurs ; pour preuve je mentionnais la source de la confusion, à savoir le récit de Dom Ruinart, moine bénédictin rémois, décrivant sa journée du 2 octobre 1696… Dans cet article, je commenterai le récit de Dom Ruinart pour mieux mesurer sa place dans l’historiographie gérômoise. Pour cela, il me faudra auparavant exhumer les controverses à propos de Gérard d’Alsace et sa place dans l’histoire de Gérardmer.

Màj. 30/08/2022 : ce billet a fait l’objet d’un remaniement sous forme d’article publié en ligne désormais sur le site de la Société Philomatique Vosgienne.

L’hypothèse d’une tour

La solution m’a été soufflée par un gérômois fort connu, M. Pascal Claude, alors que je travaillais sur la réédition du livre de Louis Géhin Gérardmer à travers les âges. M. Claude1 avait trouvé un extrait des oeuvres de Dom Ruinart qui, si on le lit trop précipitamment, mentionne à un château là où la Jamagne (Ruisseau venant de Gérardmer) se jette dans la Vologne (nous verrons plus loin qu’il n’en est rien). M. Claude suggérait alors que la « Tour Gérard d’Alsace » dont fait mention la tradition ne pouvait justement pas être située à Gérardmer mais du côté d’Arches.

Cette hypothèse de travail est la bonne car elle pose directement les conditions de l’existence ou non d’une « Tour Gérard d’Alsace » à Gérardmer. Cette tour supposée est depuis longtemps dans la culture populaire une partie fondamentale de l’explication du patronyme Gérard dans le nom de la ville.

Une partie seulement, puisque dans un mouvement quelque peu circulaire du raisonnement, la signification du suffixe en serait une seconde clé : le ou mansus en latin. Cette question est importante. Alors que mer doit son étymologie à mare désignant l’étendue d’eau que l’on retrouve dans le nom de Longemer ou Retournemer (qui se prononcent mère même si le patois les prononce indifférement ou ), le peut avoir une signification romane qui renvoie à la propriété, la tenure : mansus en latin tardif, mas en langue d’oc, meix en langue d’oil, et moué, ou en patois du pays vosgien. Or, si l’inteprétation est attribuée au sens latin, c’est-à-dire en référence à une propriété, la démarche consiste à rechercher les traces d’un édifice qui puisse l’attester physiquement à défaut d’une trace écrite.

En somme, s’il y a une « tour Gérard d’Alsace » ce serait parce qu’il y a une « propriété » d’un certain Gérard. Et comme on s’y attend, le duc Gérard d’Alsace (1030-1070) qui, comme son nom ne l’indique pas, était Duc de Lorraine2 devrait donc être ce fameux Gérard, heureux détenteur d’un mansus à Gérardmer. De qui d’autre pouvait-il s’agir ? Par cette attribution qui se justifie elle-même, la tradition locale affirmait ainsi avec force le rattachement Lorrain de la ville depuis une époque fort ancienne.

Et cela, même si le premier écrit connu qui atteste officiellement l’appartenance de Gérardmer au Duché de Lorraine date de 1285, bien longtemps après l’époque de Gérard d’Alsace. Comme l’écrit Louis Géhin, il s’agit d'« un acte de Mai 1285, par lequel le duc Ferry III concéda à Conrad Wernher, sire de Hadstatt, à son fils et à leurs héritiers, en fief et augmentation de fiefs, que le dit Hadstatt tenait déjà de lui, la moitié de la ville de La Bresse, qu’il les a associés dans les lieux appelés Gérameret Longemer en telle manière que lui et eux doivent faire une ville neuve dans ces lieux, où ils auront chacun moitié. »3

Il reste que l’existence d’une « Tour Gérard d’Alsace » à Gérardmer a toujours été imputée par les différents auteurs à une tradition, une légende issue de la culture populaire… sauf dans l’étude exhaustive la plus récente, celle de Marc Georgel, parue en 1958. Comparons-les.

Henri Lepage en 1877, dans sa « Notice Historique et Descriptive de Gérardmer »4 écrit ceci :

La tradition veut également que Gérard d’Alsace, […] ait […] fait de Gérardmer un rendez-vous pour la chasse et la pêche ; elle ajoute qu’il aurait fait édifier une tour (3), près du ruisseau de la Jamagne, pour perpétuer le souvenir de son séjour dans ces lieux déserts ; le lac d’où sort cette rivière ce serait dès lors appelé Gerardi mare, mer de Gérard, et par inversion Gérard-mer.

(En note de bas de page – 3 : Cette tour s’élevait, dit-on, sur une petite éminence, au milieu de la prairie du Champ, à l’endroit où se voit aujourd’hui l’église du Calvaire, et on en aurait retrouvé les fondations.

On notera les précautions qu’emploie H. Lepage : « la tradition veut », « dit-on », et l’usage du conditionnel.

Dans la même veine, un peu plus tard en 1893, Louis Géhin mentionne la construction de la première église de Gérardmer en 1540, et la situe sur l’emplacement « prétendu » de cette Tour :

Dès l’année 1540, les habitants de Gérardmer élevèrent, sur le bord de la Jamagne, non loin de l’emplacement prétendu de la Tour de Gérard d’Alsace, une chapelle dédiée à saint Gérard et saint Barthélemy5.

Et pourtant, en 1958, Marc Georgel ne prend plus aucune précaution ! Dans une somme impressionnante sur la La vie rurale et le folklore dans le canton de Gérardmer il écrit de manière péremptoire :

Chacun sait maintenant (depuis les nombreux ouvrages qui traitent de Gérardmer) que le duc Gérard se fit construire une tour près du « Champ », lieu-dit actuellement « Le Calvaire », sur la rive droite de la Jamagne, à quelques centaines de mètres du lac qui s’appelait encore au XVIe siècle « le lac Major » (une preuve de plus que le nom de la ville de Gérardmer doit son origine à la « tour » de Gérard et non pas au lac6). Quelle était la destination de cette construction de Gérard ? Tour de guet pour assurer plus facilement la garde de la petite agglomération de Champ ? Villa saisonnière ? La plupart des auteurs émettent l’hypothèse d’une sorte de pavillon de chasse.

Renouant ainsi avec la culture populaire, M. Georgel sacrifie la rigueur méthodologique à l’imagination des contes et légendes des Vosges. L’appellation du Lac en « lac Major » (dont il ne cite pas la source) ne prouve rien en soi. Quant aux hypothèses qu’il soulève à propos de la destination d’une telle construction sont quelque peu sujettes à caution :

  • une tour de garde suppose… des gardes, donc des salaires et une économie locale suffisante, ce qui, au XIe siècle, est fortement improbable en ces vallées,
  • un pavillon de chasse est plausible si l’on part du principe qu’effectivement depuis Charlemagne la noblesse allait chasser dans ces vallées… sauf que dans ce cas, il s’agirait d’un campement établi à la hâte, peut-être pour y revenir d’une saison à l’autre, soumis au gré du climat, sans fondations… sans traces tangibles, donc.
  • quant à une villégiature… Marc Georgel a sans doute tendance à calquer la dynamique touristique de Gérardmer florissante depuis le XIXe siècle en la rendant parfaitement anachronique.

Pour conclure cette première partie, la cause doit être entendue : nous devons comprendre les origines de cette histoire de « Tour Gérard d’Alsace ». Entendons-nous bien : ce que nous allons démontrer n’est pas l’origine du folklore local à ce propos, qui peut remonter à une époque très lointaine, mais l’origine de la controverse qui permet de comprendre pour quelle raison il y a effectivement un débat à ce propos. Répondant à cette question, nous pourront montrer « d’où vient l’erreur ».

Histoires croisées de Gérardmer et Longemer : un patronyme indécidable

Durant de nombreux siècles, la vallée des lacs de Gérardmer et Xonrupt-Longemer était habitée de manière sporadique, avec des populations provenant tantôt des frontières germaniques et tantôt des autorités administratives lorraines, qu’il s’agisse de l’autorité ducale ou de l’autorité des abbesses de Remiremont. Ce double patronat est attesté en 970 pour ces « bans de la montagne » dont la zone de Gérardmer faisait partie. L’essentiel de l’économie locale étant composée de foresterie, d’élevage et de produit d’élevage marcaire (sur les chaumes), et un peu de pisciculture.

Les routes qui relient Gérardmer aux centres économiques lorrains sont praticables assez tôt. Les voies principales sont connues : Gérardmer-Bruyères en suivant le cours de la Vologne, Gérardmer-Remiremont en passant par le Col de Sapois, Gérardmer-Saint-Dié via le Col de Martimpré. Evidemment, pour rejoindre l’Alsace, Gérardmer ne figurait pas parmi les étapes des voyageurs lorrains, ceux-ci préférant passer par le col de Bussang, la vallée de Senones / territoire de Salm (col du Hantz) ou plus loin le col de Saverne. En somme, la vallée de Gérardmer était plus une destination qu’une étape.

Comme nous l’avons vu dans la première partie, si nous nous interrogeons sur l’origine du nom de Gérardmer, il faut pour en comprendre l’importance situer cette question dans le folklore local.

Les autorités lorraines étant lointaines, il reste que la culture locale attribue certains lieux-dits aux grands personnages qui ont fréquenté les contreforts vosgiens : Charlemagne et ses parties de chasse ou plus tard les ducs de Lorraine constructeurs de châteaux. Ces coutumes sont importantes à la fois parce qu’elles attestent de l’appartenance culturelle et juridique des lieux mais aussi pour des raisons spirituelles. Ainsi le moine Richer de Senones, au XIIIe siècle dans sa chronique mentionne la fondation d’une chapelle à Longemer en 1056 par Bilon, un serviteur de l’illustre Gérard d’Alsace7 :

Anno Domini mo lvio quidam Bilonus, Gerardi ducis servus, in saltu Vosagi qui Longum mare dicitur, locuns et capellam in honore beati Bartholomei privus edificavit.

L’an du Seigneur 1056, un certain personnage du nom de Bilon, serviteur du duc Gérard, construisit une chapelle en l’honneur de saint Barthélémy, dans une forêt de la Vosges, qu’on appelle Longe-mer (trad. L. Géhin).

Extrait de la Chronique de Richer

Si l’édification de la chapelle en question était surtout un ermitage (comme il y en aura plus d’un dans la vallée) la confusion entre les lieux (Longemer et Gérardmer8) a très certainement joué en faveur du double patronage de Saint Barthélémy et Saint Gérard, qui fut longtemps l’attribut de la nouvelle église du hameau de Gérardmer au XVIe siècle.

Cette question du patronage de l’église a toute son importance. Elle croise les histoires communes de Longemer et de Gérardmer. Cette approche doit être privilégiée pour comprendre les liens entre Gérardmer et son patronyme, car elle est l’objet d’une controverse célèbre.

En 1878, M. Arthur Benoît, correspondant de la Société d’émulation des Vosges, reprend les écrits du P. Hugo d’Étival et ceux du Père Benoît Picart, Capucin de Toul (ou Benoît de Toul). Au tout début du XVIIIe siècle, ces deux personnages hauts en couleurs étaient entrés dans une course politique dont le Duc Léopold de Lorraine devait en être l’arbitre. Le duel s’était cristallisé autour de l’histoire de la Maison de Lorraine que le P. Benoît Picart avait étudié et et dont il avait tiré un ouvrage (L’origine de la très illustre Maison de Lorraine) qui déplu finalement au Duc Leopold. Pour plaire à ce dernier le Père Hugo d’Etival eu la prétention d’écrire, sous un pseudonyme et une fausse maison d’édition, un traité sur la généalogie de la Maison de Lorraine. Répondant à cette supercherie, le Père Benoît Picard publia aussitôt deux tomes critiques du livre du P. Hugo, sous le titre de Supplément à l’histoire de la maison de Lorraine9.

Dans cette dispute, la question de l’attribution du patronyme au nom de Gérardmer ne fut pas épargnée et c’est justement à partir de l’histoire de Bilon à Longemer que l’on pose les prémisses du raisonnement.

En 1711, le père Hugo abbé d’Etival, mentionnant Bilon à l’image de Richer de Senones, suggère que c’est en l’honneur du Duc Gérard d’Alsace que Gérardmer porterait ce nom10 :

C’est apparemment du Duc Gérard que le village de Gerardmer à présent Geromé en Vosges, a emprunté son nom. Herculanus11 dit que, dans ce lieu se retira vers l’an 1065, Bilon officier de la cour de Gerard Duc de Lorraine et qu’il dressa une chapelle en l’honneur de S. Barthelemy, sur les bords du lac, appelé alors Longue-mer et qui est la source de la rivière de Vologne. Ce courtisant pénitent, ou les peuples d’alentour, auraient-ils changé le nom de ce lac, pour éterniser la mémoire du Duc ?

Extrait du Traité de Charles-Louis Hugo d'Étival

Et en 1712, le P. Benoît de Toul corrige le P. Hugo et écrit12 :

J’ai cru autrefois que le village de Gérardmer empruntait son nom au Duc Gérard, mais après plusieurs recherches que j’ai fait, pour l’éclaircissement de l’histoire de Toul et de Metz à laquelle je m’applique actuellement, je dis à présent que le Duc Gérard, suivi de Bilon, l’un de ses officiers, assista à la translation de l’évêque Saint Gérard faite à Toul le 22 octobre 1051. Cet officier touché de la sainteté de nos cérémonies et des miracles que le Bon Dieu fit paraître sur le tombeau de ce saint, et qui ont été écrits par un auteur contemporain, se retira dans les Vosges et fit bâtir une chapelle en l’honneur de Saint Gérard et de Saint Barthélémy, laquelle, à cause des biens qu’il y annexa, fut érigée en bénéfice dans l’église paroissiale ; dont ces deux saints devinrent les patrons et donnèrent lieu d’appeler les habitations proches du lac : Gerardme, sancti gerardi mare.

On saluera la tentative du P. Benoît de fournir à l’appui de son propos deux « preuves », à l’image de la rigueur habituelle qui le caractérisait (d’après ses commentateurs) mais aussi sans doute motivé par le fait de pouvoir à peu de frais contredire le P. Hugo. Néanmoins, si ces documents sont deux titres attestés des chanoinesses de Remiremont datant de 1449 et 1455, leur portée est très faible. Pour reprendre le commentaire qu’en fait M. Arthur Benoît (qui reproduit les textes en question dans son article), le premier prouve seulement qu’une chapelle existait à Longemer et dédié au deux saints Gérard et Barthélémy, et pour le second la chapelle ne porte plus que le patronage de Barthélémy.

À l’image de cette controverse, la recherche de l’attribution du patronyme a eu une postérité plutôt riche. L’essentiel des études s’accordent au moins sur un point : il ne s’agit que d’avis et d’opinions qui n’ont jamais été solidement étayés par des écrits tangibles. Les historiens du XVIIIe siècle avaient donc cette lourde charge de rechercher les titres, chartes et patentes qui auraient pu, une fois pour toute, résoudre cette question… en vain.

Les cartographes eux mêmes s’y perdaient depuis longtemps. Par exemple, Thierry Alix, président de la Chambre des Comptes du Duché de Lorraine, fait élaborer la carte des Hautes Chaumes entre 1575 et 1578. On y trace parfaitement les trois lacs de Gérardmer, Longemer et Retournemer, mais on attribue au village au bord du premier le nom de Saint Barthélémy (c’est le patronage attesté administrativement et non le nom vernaculaire qui l’a emporté)13.

Cartes des Hautes Chaumes, par T. Alix

Pourquoi une tour Gérard d’Alsace à Gérardmer ?

Les archives des Vosges furent fouillées à maintes reprises à la recherche de tout indice permettant d’attribuer à Gérardmer le patronyme de Gérard d’Alsace. Les auteurs régionaux avaient à leur disposition tout l’héritage des abbayes, à commencer par la chronique de Richer de (l’abbaye de) Senones (mort en 1266), l’histoire de Jean Herquel (Herculanus) chanoine de Saint-Dié (mort en 1572), les écrits de Jean Ruyr chanoine de Saint-Dié (1560-1645), les nombreux textes de Augustin (Dom) Calmet moine de Senones (1672-1757), les histoires de P. Benoît Picart de Toul (1663-1720), les écrits de Charles-Louis Hugo d’Étival (1667-1739), et la liste est longue.

En fin de compte, autant l’histoire de Bilon à Longemer trouve ses origines dans des textes du clergé forts anciens et fait l’objet de débats au détour desquels on s’interroge effectivement sur le patronyme de Gérardmer14, autant nous ne trouvons aucune mention claire du prétendu château de Gérard d’Alsace à Gérardmer.

Pour comprendre comment on en vint à supposer l’existence d’un tel édifice, il faut attendre le XIXe siècle et l’étude d’un médecin amateur d’histoire, pionner du genre qui occupera longuement la bourgeoisie locale férue d’histoire régionale. Il s’agit du docteur Jean-Baptiste Jacquot qui publia à Strasbourg sa thèse de médecine en 1826, assortie d’une notice historique sur Gérardmer15. C’est dans cette notice que l’on trouve pour la première fois dans la littérature régionale la mention d’un château ducal à Gérardmer.

Jean-Baptiste Jacquot avait déniché aux archives un texte du moine bénédictin champenois Dom (Thierry) Ruinart, au titre d’un récit de voyage à la toute fin du XVIIe siècle, durant lequel il était de passage dans les Vosges : le Voyage d’Alsace et de Lorraine effectué en 1696 et publié à titre posthume en 172416.

Notons toutefois : cette chronique de Dom Ruinart est fort connue depuis longue date des alsaciens, et sa première traduction en français fut publiée en 1829 à Strasbourg aussi17. C’est sans doute la raison pour laquelle J.-B. Jacquot s’est attardé sur ce document, facilement identifiable.

En lisant le texte en latin, J.-B. Jacquot, trouve un passage édifiant et selon lui de nature à éclairer la question du nom de Gérardmer. Dom Ruinart aurait mentionné le « vieux château (castellum) des ducs de Lorraine » rencontré au moment de franchir la Vologne « qui, réunie au ruisseau qui coule du lac de Gérardmer… Au sommet de la montagne qui domine cette rivière… ».

La traduction est incomplète mais pour J.-B. Jacquot, cela ne fait aucun doute : il s’agit de cette propriété du duc Gérard d’Alsace que Dom Ruinart, de passage à Gérardmer, aurait aperçu et mentionnée dans son compte-rendu. Un tel château serait situé dans les environs où le ruisseau de Gérardmer rencontre la Vologne, c’est-à-dire… à Gérardmer même. Le temps en aurait simplement effacé les traces.

Trop rapide, trop hâtif ? les lecteurs qui le suivront sur ce point ne reviendront finalement jamais au texte source de Dom Ruinart. Si bien qu’on a longtemps tenue pour acquise l’affirmation de J.-B. Jacquot (sauf dans les publications des différentes sociétés intellectuelles Lorraines et Vosgiennes qui mentionnent toujours la tradition). Il nous faut donc aller voir le texte de Dom Ruinart en entier.

Dom Ruinart, aventurier mal compris

On possède de Dom Ruinart plusieurs écrits consultables sur le site Gallica de la BNF. Le plus célèbre d’entre eux pour les études régionales reste le Voyage en Alsace traduit du latin par Jaques Matter en 1829 mais qui ne contient qu’une partie seulement du récit car il arrête la traduction au moment du retour en Lorraine au col de Bussang. LeVoyage d’Alsace et de Lorraine complet, lui, est paru en 1724 dans le recueil des Oeuvres posthumes de Dom Jean Mabillon et Dom Thierry Ruinart, Tome 3. Louis Jouve en a proposé une traduction exhaustive et plus moderne en 188118.

Dans la pure tradition du voyage d’étude qui fit le rayonnement des intellectuels européens à travers toute l’époque médiévale et bien au-delà, Dom Ruinart se lance lui aussi en 1696 dans un périple qui le mène de Paris jusqu’en Lorraine en passant par sa région champenoise natale, avec une itinérance importante en Alsace. Il fait halte d’un monastère à l’autre et lors de ses séjours, il parcours les environs visitant divers établissements, églises, chapelles et autres édifices d’intérêt. À défaut, il les cite et tâche d’en établir l’historique. Pour une compréhension contemporaine nous pouvons mentionner les grandes étapes : Paris - Lagny - Meaux - Reuil - Orbais l’Abbaye - Sainte-Menehould - Verdun - Toul - Nancy - Lunéville - Baccarat - Moyenmoutier - Senones - (Nieder-)Haslach - Molsheim - Marmoutier - Marlenheim - Wangen - Saverne - Strasbourg - Illkirch - Sélestat - Colmar - Munster - Soultzbach - Murbach - Guebwiller - Bussang - Remiremont - Champ-le-Duc - Bruyères - Moyenmoutier - Baccarat - Nancy - Pont-à-Mousson - Metz - Toul - Commercy - Verdun - Châlons - Reims - Lagny - Paris.

La lecture de ce récit est passionnante tant il recèle de nombreuses informations sur l’art, les usages monastiques et les connaissances en cette fin du XVIIe siècle. Il recèle aussi de haut faits. On notera en particulier le passage dangereux des crêtes vosgiennes entre Moyenmoutier et Haslach. Sur le retour en Lorraine, la journée du 2 octobre 1696 qui nous intéresse ici n’est pas aussi spectaculaire même si nous pouvons saluer l’endurance certaine des voyageurs qui entreprennent ce jour-là un périple d’environ 62 kilomètres à cheval.

Venant d’Alsace, via Guebwiller, après avoir franchi le Col de Bussang et séjourné quelques jours chez les chanoinesses de Remiremont, Dom Ruinart entreprend un trajet jusque Moyenmoutier. C’est dans l’extrait qui va suivre que J.-B. Jacquot a cru voir mentionné l’existence d’un château du Duc de Lorraine à Gérardmer. Or, il n’en est rien. Pour comprendre son erreur, il nous faut lire le texte et compléter par quelques informations géographiques et historiques. Toute l’interprétation réside dans la possibilité de retracer exactement le parcours sur la base du récit19 :

Extrait du récit de Dom Ruinart en 1696

Le 2 octobre, nous traversâmes la Vologne, qui, réunie au ruisseau sorti du lac de Gérardmer, nourrit de petites huîtres renfermant des perles. Sur le sommet de la montagne qui domine la rivière, se dresse le vieux château qu’habitaient les ducs de Lorraine, quand ils faisaient pêcher des perles. De là nous allâmes à Champ, remarquable par son ancienne Église, dont on attribue la construction à Charlemagne, et après avoir traversé Bruyères, nous entrâmes dans les forêts. Nous franchîmes la montagne au bas de laquelle Renaud, évêque de Toul, fut assassiné avec une cruauté inouïe par Maherus, prévôt de Saint-Dié, qui avait été chassé du siège épiscopal de Toul. Le soleil venait de se coucher quand nous arrivâmes à Moyenmoutier, laissant à droite la ville de Saint-Dié et à gauche l’abbaye de l’ordre des prémontrés, que nous visitâmes le landemain20.

À l’énoncé des lieux par Dom Ruinart, et sans avoir une idée précise de la géographie vosgienne, le fait de mentionner un ruisseau affluent de la Vologne et venant de Gérardmer peut induire en erreur et situer l’action (là où Dom Ruinart fanchi la Vologne) au Nord-ouest de Gérardmer, dans la vallée de Kichompré, à l’endroit où la Jamagne venant du lac de Gérardmer se jette dans la Vologne provenant, elle, du lac de Longemer.

Cependant, si nous nous en tenions à ce seul énoncé (et le texte renferme bien d’autres informations), il serait bien étonnant depuis ce lieu d’y voir une montagne dominante plus que les autres où serait situé un château ou même des ruines. L’encaissement des lieux ne permet pas d’identifier un sommet plus qu’un autre et, on en conviendra, le lieu lui-même est déjà fort éloigné du bourg de Gérardmer, qui plus est du centre où la chapelle Saint-Barthélémy est censée recouvrir les ruines de la soit-disant tour de Gérard d’Alsace… qui ne serait donc pas située sur une montagne, contrairement à ce que dit le texte, donc… on en perd son latin21.

Par ailleurs, en supposant que le trajet de Remiremont à Champ(-Le-Duc) et Bruyères passe par Gérardmer, il faut comprendre que Dom Ruinart préfère de loin les chemins les plus rapides, autrement dit, aménagés ou les plus empruntés (la leçon subie du côté de la vallée de la Bruche en Alsace lui aura appris cela). Donc le trajet depuis Remiremont devrait nécessairement passer par le Col de Sapois, qui est la route principale (on ne remonte pas à l’époque la Vallée de Cleurie même s’il devait bien y avoir quelques sentiers jusqu’au Tholy pour rejoindre le chemin de Gérardmer provenant d’Arches).

Décidément, Dom Ruinart n’était pas homme à franchir les montagnes sur des chemins difficiles alors que l’objectif du voyage est de rejoindre Moyenmoutier en se contentant, la majeure partie du trajet, de suivre les fonds de vallées. Quant à visiter Gérardmer… nous sommes en 1696 et l’attrait touristique des lieux n’était pas aussi irrésistible qu’aujourd’hui.

L’hypothèse du trajet via Gérardmer doit définitivement être abandonnée à l’énoncé des autres indices.

Le premier : les huîtres perlières de la Vologne. Si Dom Ruinart mentionne Gérardmer c’est par érudition afin de préciser que la Vologne est une rivière de montagne bien particulière : ses affluents lui apportent divers éléments enrichissants qui permettent la culture de molusques, de grandes moules perlières22. Cette particularité zoologique se retrouve dans d’autres vallées mais les bords de la Vologne avaient généré une activité économique suffisante pour que les Ducs de Lorraine y trouvent l’intérêt d’y établir un château servant de comptoir dédié à cette activité23. On s’accorde pour délimiter la zone où l’on rencontre le plus souvent ces molusques entre la zone d’affluence du Neuné près de Laveline-devant-Bruyères et le village de Jarménil, là où la Vologne se jette dans la Moselle.

Quant au château, il s’agit de Château-Sur-Perles situé entre Docelles et Cheniménil. La fondation du château par le duché de Lorraine est attestée. En effet, l’activité perlière dans cette région était clairement sous la responsabilité (et le profit) du duché de Lorraine ainsi qu’en témoignent les livres de comptes jusqu’à une époque tardive. Les Archives de Meurthe-et-Moselle tiennent le registre des lettres patentes de René II, duc de Lorraine (1473-1508). Elles recensent à Cheniménil l’autorisation d’y construire un château en 147424.

Ceci nous permet d’affirmer que Dom Ruinart et ses compagnons franchissent la Vologne juste avant Arches en venant de Remiremont, à l’emplacement de l’actuel village de Jarménil, avant de remonter la rivière où ils aperçoivent très peu de temps après à Cheniménil le Château des ducs de Lorraine fondé par René II.

Le second indice concerne le village de Champ, aujourd’hui nommé Champ-Le-Duc25 et le passage par Bruyères. Cette dernière ville figure à l’époque parmi les places de marché les plus actives. C’est par Bruyères que convergent de nombreux chemins, à cheval entre différentes prévôtés (Arches et Saint-Dié surtout). Toujours est-il qu’après avoir aperçu le château de Cheniménil, le chemin est tout tracé vers Bruyères et, de là par le massif forestier, un passage via le Col du Haut-Jacques pour redescendre ensuite au pied du massif de la Madeleine, là où Matthieu de Lorraine, alias Maherus, tendit une ambuscade funeste à Renaud de Senlis en 1217 (le château de Maherus, ou château de Clermont, se situait au lieu-dit la Chaise du Roi).

C’est une étape difficile pour Dom Ruinart et ses accompagnants : pas moins de 62 kilomètres séparent Remiremont de Moyenmoutier par les chemins les plus directs passant (pour reprendre des noms indentifiables aujourd’hui) par Jarménil, Cheniménil, Lépange, Champ-le-Duc, Bruyères, le Col du Haut-Jacques, Saint-dié, Étival (abbaye des chanoines de l’ordre de Prémontré), Moyenmoutier. On peut estimer un départ de grand matin pour arriver après la tombée de la nuit, tout en faisant une halte restauratrice à Champ-Le-Duc, soit à mi-chemin.

On peut voir sur cette carte le trajet tel que je l’ai estimé au regard des éléments du récit.

Pour se faire une idée de la représentation cartographique de l’époque, on peut aussi se reporter à cette carte du diocèse de Toul, par Guillaume De l’Isle, 1707, composée à l’occasion de la publication de l'Histoire ecclésiastique du diocèse par P. Benoît de Toul.

Conclusion

Il n’y a jamais eu de château ou de tour construite à l’initiative du duc Gérard d’Alsace à Gérardmer. De manière générale, aucune mention ultérieure à son règne dans les livres de patentes n’autorise la construction d’un château à Gérardmer sous l’autorité du duché de Lorraine. Encore moins sous l’autorité des chanoinesses de Remiremont. Les preuves archéologiques et archivistiques d’une telle construction sont inexistantes (jusqu’à aujourd’hui).

À rebours de la coutume locale, on peut même affirmer qu’aucun auteur n’a pouvé l’existence une telle construction. Les précautions d’usage n’ont cependant pas toujours été prises… tout en confrontant sans cesse la tradition du souvenir commémoratif de Gérard d’Alsace à la réalité des faits.

Nous avons montré qu’une erreur d’interprétation du texte de Dom Ruinart était à la source d’une méprise qui fit long feu. C’est la raison pour laquelle les plus rigoureux à l’instar d’Henri Lepage ou Louis Géhin se sont toujours référé à la tradition locale : il était important en effet de préciser cette particularité culturelle sans jamais l’affirmer comme une réalité. En revanche la répétition de cette tradition relatée dans les publications a provoqué certainement un effet d’amplification auquel a fini par succomber Marc Georgel qui affirma que « chacun sait maintenant (depuis les nombreux ouvrages qui traitent de Gérardmer) que le duc Gérard se fit construire une tour »…

Mais cette fameuse tradition locale est-elle pour autant dépréciée ? C’est une question que nous ne parviendrons pas à résoudre car elle est sans objet. Après tout, la légende demeure parfaitement logique. Les ducs de Lorraine ont contribué plus que significativement à la dynamique économique des Hautes Vosges et toutes les affaires juridiques de Gérardmer furent longtemps réglées par leur représentants ou directement à la cour du Duché. Si l’un ou l’autre Gérard, illustre ou parfaitement inconnu, a fini par donner son nom à Gérardmer, la tradition a construit une histoire autour de ce nom, une histoire qui a rassemblé la communauté villageoise autour d’une identité commune, celle de l’appartenance à la Lorraine. Cette construction permettait aussi une certaine indépendance des montagnards, loin des centres de pouvoir et des institutions, surtout avant le XVIIe siècle. Sans marque physique clairement identifiée sur le sol gérômois, les habitants pouvaient toujours se réclamer de l’autorité ducale… ou pas, selon l’intérêt du moment. Et cela est sans doute bien plus important qu’une vieille tour en ruine.

Carte du diocèse de Toul, 1707

Notes


  1. Voir Pascal Claude, « Le mystère de la tour Gérard d’Alsace », dans Daniel Voinson, La chapelle du Calvaire, Gérardmer, 2013, p. 11-13. ↩︎

  2. De la maison d’Alsace, alors que la Haute Lorraine est inféodée au Saint Empire Germanique. ↩︎

  3. Le nom de Gérardmer est attesté par écrit pour la première fois en 1285 dans cet acte d’attribution de fief par le Duc de Lorraine Ferry III, soit 245 ans après que Gérard d’Alsace ai reçu le titre de Duc de Lorraine. Si l’on se réfère à l’acte de Ferry III, retranscrit in extenso par Louis Géhin, c’est bien une Ville Neuve que Ferry III fonde : non que que le hameau n’existât point encore à cette époque mais la réalité administrative est alors officielle et en aucun cas l’acte mentionne l’existence d’un édifice ducal préexistant. Par ailleurs, dans cet acte de Ferry III, c’est la forme Geramer qui est employée, sans le r : l’interprétation de ce fait peut varier, la première consiste à accuser la faute du copiste, la seconde consiste à se demander si le patronyme Gérard n’était pas une information négligeable à cette époque au point que même dans un acte officiel de l’autorité ducale on puisse en oublier cette référence en écrivant indistinctement Geramer à la place de Gerarmer. Le hameau n’est pas nouvellement habité, il est déjà ancien, parfaitement identifié par les parties, et se distingue bien de Longemer. Ceci aura son importance dans la suite de notre propos. Voir Louis Géhin, Gérardmer à travers les âges, 1877. ↩︎

  4. Henri Lepage « Notice Historique et Descriptive de Gérardmer », dans Annales de la société d’émulation du département des Vosges, 1877, pp.130-232. ↩︎

  5. Louis Géhin, Gérardmer à travers les âges. Histoire complète de Gérardmer depuis ses origines jusqu’au commencement du XIX^e siècle, Extrait du Bulletin de la société philomatique vosgienne, Saint Dié, Impr. Hubert. 1893. ↩︎

  6. Nous préciserons plus loin : le suffixe en peut aussi bien provenir du latin mansus que de mare. La pronconciation du suffixe, à la différence de Longemère ou Retournemère force à retenir la première solution… sauf que le patois prononce indifféremment mer : meix, moix, , mère. D’autres exemples sont troublants : selon P. Marichal, on trouve à partir de 1285 plusieurs orthographes pour Gérardmer tels Geramer, Gerameix, ou Geroltsee, Giraulmoix… Alors : lac ou maison ? la question n’est pas tranchée. Voir Paul Marichal, Dictionnaire topographique du département des Vosges, comprenant les noms de lieux anciens et modernes, Paris : Imprimerie nationale, 1941. ↩︎

  7. Voir la Chronique de Senones, par Richer – BNF Gallica ↩︎

  8. En 1707, dans son Histoire Ecclesiastique de Toul le Père Benoit mentionne que la Vologne prend sa source au lac de Gérardmer. Il s’agit en fait du lac de Longemer (et en réalité au Haut-Chitelet) : l’erreur sur place n’est pas possible étant donné que l’affluent venant du lac de Gérardmer, la Jamagne, a un débit bien moindre. D’ailleurs en 1696, Dom Ruinart la mentionne sans la nommer comme nous le verrons plus loin. Voir Père Benoit de Toul, Histoire ecclesiastique et politique de la Ville et du Diocèse de Toul, Toul, A. Laurent Imprimeur, 1707, p. 54 (URL Archive.org). ↩︎

  9. Sur ce sujet, voir Albert Denis, « Le R. P. Benoît Picart. Historien de Toul (1663-1720) », Bulletin de la Société Lorraine des Études Locales dans l’enseignement public, vol. 2, num. 5, 1930, p. 10-11. URL ↩︎

  10. Charles-Louis Hugo, Traité historique et critique sur l’origine et la généalogie de la maison de Lorraine avec les chartes servant de preuves, Berlin, Ulric Liebpert impr., 1711. Voir Arthur Benoit « Les origines de Gérardmer, d’après le P. Benoît Picart de Toul », Annales de la Société d’Émulation du Département des Vosges, Épinal, Collot, 1878, p. 249-252. URL – Gallica BNF (p. 250). ↩︎

  11. Il s’agit de Jean Herquel (Herculanus) chanoine de Saint-Dié, mort en 1572. ↩︎

  12. P. Benoît Picart, Supplément à l’Histoire de la Maison de Lorraine, avec des remarques sur le Traité historique et critique de l’origine et la généalogie de cette illustre maison, Toul, Rollin, 1712, p. 46. ↩︎

  13. Voir la carte sur le site des Archives de Meurthe et Moselle. ↩︎

  14. Voir Louis-Antoine-Nicolas Richard, dit Richard des Vosges, « Notice sur un squelette retrouvé… », reproduite dans le Bulletin de la société philomatique vosgienne, vol. 21, 1895-96, p. 53 sq. ↩︎

  15. Jean-Baptiste Jacquot, Essai de topographie physique et médicale du canton de Gérardmer. Précédé d’une notice historique, (dissertation à la faculté de médecine de Strasbourg, pour le grade de docteur en médecine, Strasbourg, impr. Levrault, 1826. ↩︎

  16. Voir Ouvrages posthumes de D. Jean Mabillon et de D. Thierri Ruinart, tome III. Cocnernant la vie d’Urbain II, les Preuves et le Voyage d’Alsace et de Lorraine, par D. T. Ruinart, Paris, Vincent Thuillier éditeur, 1724, URL Gallica ↩︎

  17. Il ne s’agissait alors que d’une partie du récit de voyage, celle concernant l’Alsace. Jacques Matter (trad.), Voyage littéraire en Alsace par Dom Ruinart, Strasbourg, Levrault, 1829. ↩︎

  18. Louis Jouve, Voyages anciens et modernes dans les Vosges, 1500-1870, Epinal, Durand et fils, 1881 URL Gallica. ↩︎

  19. Le texte original de Dom Ruinart dans le recueil des oeuvres posthumes se trouve sur le site Gallica de la BNF (le lien ci-contre renvoie à la page du passage dont il est question). Pour la traduction, voir Louis Jouve, op. cit.. ↩︎

  20. Louis Jouve oublie de traduire : l’église du monastère est merveilleusement décorée. ↩︎

  21. Oui, celle-là, elle était facile. ↩︎

  22. On notera que récemment, en 2018, la société d’histoire naturelle et d’ethnographie de Colmar a alerté les autorités à propos de la protection des moules perlières de la Vologne et du massif des Vosges en général. Il ne resterait que deux espèces en voie d’extinction. ↩︎

  23. Chabrol (Marie), «Les perles de la Vologne, trésor des ducs de Lorraine», Le Pays lorrain, Vol. 94, num. 2, 2013, pp. 115-122. Pour une étude plus ancienne et néanmoins exhaustive, voir D. A. Godron, « Les Perles de la Vologne et le Château-sur-Perle », Mémoires de l’Académie de Stanislas, 1869-1870, p. 10-30. URL Gallica. ↩︎

  24. Voir le registre par nom de lieux à cette adresse, rechercher « Cheniménil ». ↩︎

  25. Champ se rapporte à la ville de Champ-le-Duc ainsi qu’elle éteit dénomée depuis les chroniques racontant la vie de Charlemagne. Voir [histoire ecclesiastique… p. 85 du PDF] ↩︎

11.11.2021 à 01:00

Dernières news

Le temps passe et il fini par manquer. J’ai délaissé ce blog depuis la rentrée mais c’est pour livrer encore plus de lectures ! En vrac, voici quelques activités qui pourraient vous intéresser.

Publications

Commençons d’abord par les publications. Voici deux nouvelles références.

Un article court mais que j’ai voulu un peu percutant :

Christophe Masutti, « Encore une autre approche du capitalisme de surveillance », La Revue Européenne des Médias et du Numérique, num. 59.

Beaucoup plus long, et qui complète mon ouvrage sur la question de l’histoire du courtage de données :

Christophe Masutti, « En passant par l’Arkansas. Ordinateurs, politique et marketing au tournant des années 1970 », Zilsel – Science, Technique, Société, num. 9.

Ces textes seront versés dans HAL-SHS dans quelques temps.

Interventions

A part cela, je mentionne deux enregistrements.

Le premier à Radio Libertaire où j’ai eu le plaisir d’être interviewé par Mariama dans l’émission Pas de Quartier, du groupe Louise Michel, le 2 novembre 2021. On peut réécouter l’émission ici.

Le second est une conférence débat qui s’est tenue à Bruxelles au Festival des Libertés où j’ai eu l’honneur d’être invité avec Olivier Tesquet. Un débat organisé et animé par Julien Chanet. On peut l’écouter depuis le site ici.

Et une annonce.

Enfin, j’annonce mon intervention prochaine auprès des Amis du Monde Diplomatique dans le cadre de CitéPhilo à Lille, où j’ai le plaisir d’avoir été invité par Bertrand Bocquet le 22 novembre prochain. Plus d’information ici.

À bientôt !

21.08.2021 à 02:00

Vers une résistance anarchiste

Nos choix et nos usages numériques conditionnent la manière dont nos données personnelles sont extraites, analysées et valorisées. C’est aujourd’hui un poncif et la grande majorité s’accorde sur le manque d’éthique de l’exploitation de nos intimités numériques. Pourtant, un pas supplémentaire mériterait d’être systématiquement franchi vers une réflexion plus globale. En effet, plus nous réfléchissons à la maîtrise de nos outils numériques et de nos données (ce qui implique bien davantage que le seul usage de logiciels libres), plus nous réfléchissons en réalité à des moyens d’émancipation vis-à-vis du capitalisme de surveillance. Ce dernier est une forme de prédation de nos vies privées par la combinaison, d’une part, du modèle monopoliste des entreprises du numérique et, d’autre part, l’État agissant dans un esprit d’intérêt avec ces firmes, soit acteur soit consommateur (ou co-producteur) de solutions de surveillance numérique (ou surveillance de masse). Comme je l’ai toujours affirmé, il y a de la surveillance d’État parce qu’il y a un marché de la surveillance dans une économie qui aujourd’hui repose pour l’essentiel sur la donnée numérique. Ce marché est jusqu’à la caricature l’expression de la prédation du capitalisme qui, au-delà de l’accaparement du temps et de la nature (nos temps et forces de travail), au-delà de la mesure et de la rentabilité, réduit l’individu à ses comportements de consommateur, effectue un tri social implacable et finalement parvient à accaparer nos vies.

Une critique du capitalisme de surveillance ne peut séparer radicalement les acteurs économiques et l’État. Premièrement parce que les nombreux scandales qui jalonnent l’histoire (celle de la transformation des sociétés industrielles en sociétés numérisées) relèvent toujours d’une forme d’économie politique qui a pour objectif soit d’imposer une ordre hégémonique (par ex. la Guerre Froide) ou un modèle social (la société de consommation), soit d’étendre la gouvernementalité non plus des peuples mais des individus dans un mouvement sécuritaire séculaire, ainsi que l’ont montré les Révélations Snowden (accointance entre État et firmes) ou le scandale Facebook-Cambridge Analytica (fausser le dialogue politique public et donc illustrer les failles de la représentativité en démocratie). Ainsi, considérer l’État comme le seul « contre-pouvoir » capable de réguler le capitalisme et le rendre plus compatible avec les libertés, est un leurre : d’une part les jeux d’intérêts financiers ne sont pas compatibles avec ce rôle de de l’État régulateur (compliqué par ailleurs par les questions de souveraineté vis-à-vis de l’hégémonie des grands pays où s’enracinent l’économie numérique et son industrie), et d’autre part l’État a accompli ce passage vers une société de la surveillance des individus en contraignant l’état de citoyenneté (comment un individu agit comme citoyen, sa vie civile) à un ordre automatisé de l’action publique (surveillance de masse et contrôles automatisés, transformation des services publics en suites de plate-formes, éloignement mutuel des institutions et de la vie publique et enfin : répression).

Face à cette situation, le premier réflexe est d’ouvrir une critique du solutionnisme ambiant. On peut en effet se concentrer sur les problèmes liés à la surveillance : biais algorithmiques, tri social, éthique, légitimité du contrôle, prédictibilité comportementale, etc. Lorsque l’État a recours à ces solutions technologiques, c’est qu’elles sont apportées par des entreprises sans scrupules et sont nimbées d’un discours fascisant (la vieille recette de l’ennemi intérieur ou les sempiternels faux dilemmes liberté vs sécurité ou liberté vs santé). Et c’est justement au nom d’une prétendue efficacité technique que de tels discours prennent si facilement auprès d’une classe politique en pleine crise de représentativité et qui se radicalise peu à peu à l’encontre de l’individu, du groupe, du collectif, et donc des libertés. La critique du solutionnisme peut donc être une critique des choix de politiques publiques et de leur efficacité à résoudre des problèmes structurels ou sociaux, mais elle peut être aussi un moyen efficace de pointer les idéologies derrière les choix technologiques (car il n’y a pas de technologie sans idéologie).

Un second réflexe consiste à adopter une position critique plus globale sur la modernité. Éclairée par l’histoire entre technologies et sociétés, cette critique montre qu’en réalité le contexte est le fruit les orientations du capitalisme moderne, ou du néoliberalisme et de l’économie comportementale qui en est l’un des moteurs (avec la militarisation et les monopoles). Face à cette critique, l’idée n’est pas tant de proposer d’autres solutions plus efficaces qui rendraient le monde économico-numérique meilleur (et après tout les solutions technocratiques restent des solutions techniques), mais de proposer des pistes d’émancipation possible qui auraient la difficile tâche de nous sortir des préceptes du néolibéralisme, par une double critique du capitalisme et de l’État moderne.

Jusqu’à présent, la seule piste que je puisse voir est une piste anarchiste. Nous sommes en effet dans une situation d’urgence où il faut promouvoir à la fois de l’éducation populaire censée émanciper les gens vis-à-vis de l’économie numérique, et la création de groupes et autres collectifs censés se réapproprier et reforger les mécanismes démocratiques pour fonder des économies plus équilibrées. Le tout sans pour autant avoir un mot d’ordre unique mais des caractéristiques suffisamment communes pour former un tout cohérent fait de différences et de partages, selon l’idée plus générale d’une archipélisation des initiatives et des groupes. Je me suis déjà exprimé là-dessus (et je ne suis pas le seul à Framasoft), en revanche il est clair que tout cela doit encore être bien approfondi.

Un autre biais de ce que je viens d’affirmer, c’est la pratique. Tout ceci est bien gentil, mais cela ne reste que des mots. Quelle bien piètre résistance que celle qui ne s’exprime qu’entre la chaise et le clavier. Pour donner une teneur bien concrète à l’urgence que je viens de formuler, on peut regarder du côté de l’Afghanistan de ces derniers jours. Les Talibans, après une avancée fulgurante, ont instauré un nouvel État et, ce faisant, ont mis la main sur les données biométriques d’une grande quantité d’Afghans, des données rassemblées précédemment par l’armée américaine sur place. On conçoit aisément les craintes de nombreux Afghans dans une chasse aux sorcières mortelle qui ne fait que commencer dans le pays. Mais cela montre aussi à quel point il est excessivement dangereux de laisser un pouvoir centraliser des données personnelles, surtout si ces données excèdent le strict minimum censé permettre justement à l’État de fonctionner, et afin d’accroître démesurément son pouvoir de coercition (en particulier lorsque le dialogue démocratique est rompu). En France, nous devrions être bien plus attentifs au rognage systématique de nos intimités numériques et (donc) de nos libertés.

Mais par quels mécanismes nous opposer à cette soif de pouvoir, de coercition, propre à l’État et qui met à la manœuvre la pompe à données personnelles que l’économie numérique ne cesse de perfectionner ? Peut-être faut-il aller chercher au plus profond de nous-mêmes, dans notre méfiance pour ainsi dire instinctive de tout ce qui tend à remplacer l’échange par le pouvoir et le consensus par l’autorité. Finalement, sans avoir à comprendre les finesses des technologies qui nous entourent, nous sommes tous prompts à imaginer et mettre en œuvre des stratégies de contournement, des moyens d’auto-défense face au pouvoir. De ce point de vue, à la condition de proposer des alternatives accessibles à tous, y compris chez les non-techniciens, la fabrication d’alternatives logicielles libres basées sur le chiffrement et le pair-à-pair sont selon moi des éléments d’auto-défense collectifs particulièrement efficaces. Tout comme le sont, par exemple, l’échange de graines de légumes anciens interdits à la vente, l’établissement de zones à défendre contre les grands projets inutiles, ou de manière plus fine les initiatives permettant d’instaurer plus de démocratie participative dans des institutions perçues comme trop rigides (cf. la municipalité de Kingersheim).

Mais je mentionnais plus haut la question de l’anarchie. Sur LVSL vient de sortir une petite analyse synthétique sur le travail de James Scott à propos des sociétés des régions montagneuses de l’Asie du Sud-Est, autrement nommées Zomia, qui regroupe des centaines d’ethnies et des millions de personnes. On ne parle donc pas d’un simple groupe de « primitifs » paumés. Même si les conclusions de James Scott sont à mon avis un peu trop généralistes, à la différence d’un Pierre Clastres qui prenait un peu plus de précautions avant de généraliser, le constat est le même : une bonne anthropologie est d’essence anarchiste, tout simplement parce que, méthodologiquement, on ne devrait jamais apposer nos propres schémas historiques d’occidentaux sur la structure sociale du groupe étudié. Et si on a une bonne méthodologie, on constate que oui, en effet, certaines sociétés sont construites à l’encontre de l’idée de l’État.

Ce que pointent P. Clastres et J. Scott (entre autre, on peut aussi compter D. Graeber) c’est l’erreur d’une vision finaliste du développement des sociétés. Nous avons longtemps pensé que le devenir d’un peuple consistait à se développer et tendre « naturellement » vers une structuration en société-État. Ces anthropologues ont en revanche démontré que ce n’est pas du tout le cas, que l’État (et la coercition) ne sont pas le destin de toute société, qu’il y a même des sociétés qui ont développé des mécanismes pour que le pouvoir ne puisse pas émerger, ou bien s’il y a des chefs, ils n’ont aucune autorité (mais incarnent une fonction de lien et d’échange social), ou même encore des sociétés qui ont une histoire basée sur le refus assumé de l’État parce qu’elles l’ont essayé (et n’y ont vu qu’esclavage et soumission). Il en va de même pour l’économie, qui échappe à toute analyse marxiste (totalisante) puisqu’il y a des sociétés qui connaissent une absence de dynamique de forces productives et de lutte de classe, justement à cause de leur condition sans État.

Ces considérations devraient être ramenées à nos conditions de sociétés industrielles modernes. Finalement, est-ce que l’histoire des peuples n’est pas une perpétuelle lutte contre l’État, dans ce qu’il a de plus invasif (et je ne parle pas des néolibéraux soit-disant libertaires alors qu’ils doivent tout à l’État) ? La démocratie au sens Athénien n’est-elle pas une forme de lutte contre le pouvoir (l’aristocratie contre la tyrannie) ? la représentativité et le vote ne sont-ils pas une astuce pour déjouer l’émancipation des peuples en instaurant une délégation de pouvoir là où il ne devrait y avoir qu’une fonction ? Si je lis Pierre Clastres, j’en conclu (sans doute assez stupidement) qu’il peut y avoir une fonction publique sans pouvoir, en tout cas, que ce n’est pas impossible.

Ce que montre l’anthropologie anarchiste (et il n’y a pas que l’anthropologie : l’histoire et la géographie sont bien évidemment de la partie) c’est le potentiel de chaque société à lutter contre le pouvoir. La question n’est pas tant de savoir qui propose quelles alternatives, mais de savoir dans quelle mesure il importe de se regrouper dans des mouvements d’opposition et de construction de lieux et d’espaces d’échanges, aussi divers que nécessaires. La surveillance et la centralisation des données confèrent des pouvoirs exorbitants. Et ils le sont tellement que même la recherche du consentement collectif, tacite ou non, en devient superflue (il suffit de manipuler l’opinion, justement grâce aux données collectées, ou de se passer de l’opinion). Qu’il s’agisse de l’État ou des entreprises de l’économie numérique, le combat doit rester le même : ne pas accepter la valorisation lucratives des données personnelles et encore moins leur centralisation par l’État. Les données numériques et l’économie de plateformes confèrent un trop grand pouvoir aux États. Il faut leur opposer un principe négatif à toute forme de surveillance (ce qui ne veut cependant pas dire qu’il ne peut y avoir des consensus ponctuels). C’est une question de survie sociale et il faut l’inscrire dans l’histoire.

21.08.2021 à 02:00

Pourquoi tant de haine ?

Une mauvaise ambiance règne actuellement dans le massif des Vosges. En plus d’être la cible régulière de tentatives d’homicides par pièges, les pratiquants de VTT se voient aujourd’hui accusés de bien des maux. Des pétitions s’échangent entre les partisans du clivage et ceux qui tentent de le dépasser pour avancer. Les journaux locaux ont couvert les derniers évènements que je vais relater rapidement avant d’essayer de m’intéresser aux raisons profondes de ce malaise entretenu par quelques personnes qui normalement ne devraient pas mériter autant d’attention.

La recrudescence du tourisme après les mois de crise sanitaire y est sans doute pour quelque chose : on ressort les vélos, et cela dérange. Pourtant le problème persiste depuis des années (nos sénateurs l’ont déjà noté) : des pièges à VTT sont posés régulièrement par des individus exceptionnellement malveillants. Cela touche toute la France, mais dans les Vosges tout particulièrement, il peut s’avérer dangereux de sortir son vélo. Les pelotons de gendarmerie commencent à s’inquiéter vraiment du phénomène, et une affaire récente, celle d’un jeune pratiquant d’Enduro passé à deux doigts la mort, donnera peut-être lieu à une enquête en règle. La Mountain Bike Foundation a fait un communiqué à ce sujet.

La presse nationale parle de plus en plus de ce phénomène auparavant relégué à de simples anecdotes. Ainsi le journal l’Equipe en 2019, Le Figaro en octobre 2020, France TV en mars 2021. Dans les canards locaux, on relate avec plus de détails : des pieux, des barbelés, et surtout les fameuses planches à clous.

J’arrête ici la revue de presse, car il est prévisible que ces histoires continuent à tourner régulièrement jusqu’à devenir des marronniers, comme la neige en hiver et le soleil en été.

Dans ma pratique de vététiste, j’avoue ne jamais avoir été confronté à ce genre de pièges élaborés. On les trouve plus généralement là où les vététistes sont censés le plus déranger : sur les pistes d'Enduro plus ou moins improvisées (j’y reviendrai à la fin de ce billet). En revanche, j’ai été confronté comme tous les vététistes quelles que soient leurs pratiques à ces branches ou pierres posées délibérément en travers du chemin ou en appui à hauteur de tête1.

Si je raconte cela, c’est pour mettre sur le même plan les deux comportements : entre improviser un obstacle délibérément mais avec les moyens disponibles sur le moment, et élaborer un piège en prenant le temps de le fabriquer et le poser à un endroit choisi. Il s’agit de la même malveillance. Les deux ont pour ambition de blesser, voire de tuer et en tout cas de punir. Leur seule différence est que la première est une opportunité tandis que l’autre a juste une intentionnalité beaucoup plus forte.

Qu’est-ce qui motive un tel geste ?

Il y d’abord l’agressivité. À la racine, un ensemble d’angoisses et de peurs que l’individu est incapable de surmonter, soit parce qu’il n’a pas en lui les ressorts nécessaires pour le faire (qui s’acquièrent à l’enfance) soit parce qu’il y a chez lui une forme d’inhibition à la transgression de la norme qui consiste à ne pas nuire à autrui. Mais cela n’explique rien : nous sommes ici dans les mécanismes qui expliquent l’acte et non l’intention.

Comment expliquer l’intention, alors ? Nous sommes ici dans un processus d’attribution de responsabilité et de motivation à punir. Il y a des faits qui sont la cause d’un désordre dans la représentation de ce qui, pour l’individu, devrait être la norme. On s’interroge donc sur les valeurs.

Pour un défenseur de la nature à tendance préservationniste, le plus important est que l’homme dérange le moins possible la faune et la flore dans un soucis d’équilibre dit naturel. La valeur placée ainsi au dessus de toutes les autres, c’est cet idéal d’une nature préservée de l’homme. Pour un chasseur passionné, le bon management de la faune consiste en premier lieu à stabiliser et ne pas faire fuir le gibier. La valeur principale est donc le respect de l’équilibre cynégétique qui lui permet de chasser. Pour un promeneur contemplatif, l’essentiel est de trouver dans la montagne un lieu propice à la contemplation, au calme, loin de toute agitation censée troubler sa quiétude personnelle. La valeur principale est le respect de cette quiétude.

On notera qu’il y a un spectre très large d’activités qui pourraient entrer en conflit avec ces valeurs. Par exemple, un chantier forestier avec tronçonneuses et autres engins de débardage. Mais il ne faut pas oublier que les valeurs ne sont jamais exclusives. On parle d’un système de valeurs pour tout un chacun. Ainsi le bûcheronnage étant un travail, il est un effort productif, et n’entre pas forcément en conflit parce qu’il fait appel à d’autres valeurs qui ont une importance tout aussi forte que les précédentes. De même imaginons un groupe d’écoliers qui croise le chemin du promeneur contemplatif : sans doute troublé par les cris des enfants, il y a peu de chances qu’il y voie une atteinte à ses valeurs à moins de détester l’enfance (cela arrive, cependant).

Donc, il ressort de cette psychologie de bazar, qu’en plus de voir ses valeurs remises en question, l’individu doit trouver chez d’autres individus des valeurs qu’il peut condamner dans la mesure où elles entrent en conflit avec son propre système de valeurs dans lequel elles ne peuvent pas s’inscrire.

Les valeurs sportives sont une cible idéale pour cela, surtout chez les personnes qui n’éprouvent aucune attirance pour le sport. Mais c’est encore insuffisant. La tolérance, par exemple, pourrait permettre de mettre un terme au conflit intérieur. Il faut donc encore un autre ingrédient : la légitimation.

La légitimation s’articule en deux temps :

  • pouvoir attribuer une responsabilité à autrui,
  • estimer que la punition est une prérogative non sociale mais individuelle, dont le but n’est pas de réhabiliter le fautif dans l’ordre social (les valeurs communes), mais rétablir l’ordre des valeurs auxquelles on adhère à titre individuel.

En d’autres termes : estimer que l’on est soi-même légitime à punir autrui non pas en vertu du droit mais en vertu de ses propres représentations morales. On infère donc deux choses :

  • la faute à partir d’une expérience personnelle et donc émettre une conclusion dont la logique est erronée (« j’ai vu trois vététistes freiner sur le chemin, donc les vététistes sont la cause de l’érosion de tous les chemins »),
  • une responsabilité en vertu d’une charge émotionnelle (« je suis en colère : eux ont le droit et pas moi ») qui déstabilise les normes, et permet le passage à l’acte : poser un piège (la destination).

Et puis, outre la vengeance personnelle contre les vététistes comme chez ce chasseur de l’Hérault, il y a le renforcement de la légitimation. C’est-à-dire tout ce qui chez l’individu malveillant pourra l’aider, de l’extérieur, à attribuer la faute et la responsabilité. Ce peuvent être par exemple :

  • un effet de groupe lorsque tout le monde y va de son témoignage personnel (on est toujours dans le jugement d’opinion) dans une bulle de représentation : « on a bien raison de penser ce qu’on pense »,
  • une pétition relayée par les médias comme celle de SOS massif des Vosges qui entretien soigneusement une confusion entre ce qui est vrai ou faux (la randonnée devenue impossible), légitime ou légal (le droit des VTT à rouler sur sentier) ou moral et immoral (les bonnes valeurs du randonneur vs celle du sportif) de manière à susciter l’adhésion.

Enfin, on ajoute la victimisation. Tout comme le troll bien connu des réseaux sociaux, l’inversion des rôles est le parfait moyen pour déstabiliser (croit-on) la cible. Ainsi, malgré l’effort de dialogue toujours prôné par la Mountain Bikers Foundation (aboutissant souvent à des ententes scellées comme celle entre chasseurs et vététistes), les chasseurs se voyant accusés eux aussi de bien des maux, n’hésitent pas à jouer les victimes. Sauf que… attisées parfois par les politiques (comme ce député LREM) les tensions se multiplient inutilement avec les chasseurs qui vont même jusqu’à faire interdire une compétition de VTT, alors même que certains chasseurs isolés se croient au Far West devant nos champions nationaux.

Bon… les tensions n’ont pas lieu qu’avec les VTT. Certains coureurs à pied en prennent aussi pour leur grade avec les chasseurs. Néanmoins, cela va mieux en le disant : les chasseurs, dans leur grande majorité, n’ont rien contre les VTT. Mon expérience personnelle confirme absolument la position commune de la Fédération Nationale de Chasse et des la Mountain Bike Foundation : j’ai toujours entretenu des relations très courtoises avec les chasseurs. Il suffit de demander où a lieu la battue et on peut toujours faire un petit effort de contournement, quel que soit son avis sur la chasse.

En fait, la malveillance contre les VTT est avant tout une affaire individuelle. Elle reflète les tensions entretenues par ceux qui ne savent pas partager les usages de la forêt ou de la montagne, et se livrent à du lobbying envers les municipalités pour chercher à tout interdire.

J’avais promis d’y revenir : les pistes d’Enduro. Oui, effectivement, cela crée de l’érosion, cela abîme par endroit les sentiers que d’autres entretiennent. Mais c’est du sport. En tant que discipline, j’ai du mal à comprendre pourquoi les municipalités qui s’enorgueillissent d’accueillir les VTT Cross Country sur des chemins balisés n’offrent pas aussi, dans les endroits concernés, des infrastructures sérieuses pour la descente. Je citerai au hasard (non, pas au hasard!) la municipalité de Barr dans le Bas-Rhin : il y a toute une population qui, ayant goûté dans cette même commune une dynamique favorable au développement de la discipline, se retrouve à se débrouiller comme elle peut pour aménager l’existant. Il y a un créneau à couvrir et un vrai petit trésor à valoriser. Pourquoi ne pas le faire et ainsi limiter les pistes sauvages ?

Une dernière chose : les imbéciles malveillants sont une extrême minorité d’individus qui peuvent cependant faire un tort considérable. Dans les Vosges, le partage de l’espace est de mieux en mieux vécu par les utilisateurs. VTT et randonneurs se croisent en toute cordialité, chasseurs et VTT discutent ensemble, les antennes du Club Vosgien (sauf celles qui n’ont rien compris au film, voir ici et ) ont souvent un groupe de vététistes dans leurs rangs, et quant aux protecteurs de la nature, ce n’est pas chez les vététistes qu’ils trouvent à blâmer pour l’état déplorable de certains milieux.

Notes


  1. Oui, il est assez facile de s’en apercevoir lorsqu’on fréquente les mêmes chemins régulièrement. Par exemple : vous passez un jour d’hiver, un arbre est tombé, traversant et endommageant le sentier. Il reste longtemps en place, le temps que des forestiers ou des bénévoles du Club Vosgien ou encore des vététistes locaux viennent le débiter. Vous repassez, le chemin est dégagé et vous rendez grâce à ces bénévoles sans qui la forêt deviendrait vite impraticable. Mais vous n’êtes pas seul à pratiquer le VTT à cet endroit. Vous avisez les morceaux de tronc posés à l’écart et vous ouvrez les paris : combien de temps ? Combien de temps avant qu’un-e imbécile trouve l’idée géniale d’en mettre un morceau en travers du chemin ? Pas juste pour obliger le cycliste à poser pied à terre (s’il s’agissait d’un obstacle à sauter, par défi, il y aurait toujours la place pour passer à côté). La pose malveillante d’obstacles est toujours réfléchie : en travers du chemin, certes, mais tiré avec d’autres branches, avec rage et détermination, vraiment pour faire ch…. Que faites vous ? vous posez le vélo, vous pensez aux autres pratiquants et vous rangez la forêt. Semaine suivante : déception, cela recommence. ↩︎

17.06.2021 à 02:00

Pour une histoire du courtage de données

Les activités des courtiers de données (data brokers) sont assez peu connues du grand public. Pourtant, ces derniers sont situés sur le créneau crucial du marketing, et on peut considérer qu’aucune stratégie marketing rentable ne peut se faire sans la récolte et le traitement de données. Les précieux services que rendent aujourd’hui ces entreprises conditionnent l’activité économique et renforce toujours plus le modèle du capitalisme de surveillance.

Késako ?

Le courtage de données a commencé à se faire connaître du grand public à partir du moment où furent discutées dans les médias les pratiques d’extraction des données personnelles des grandes entreprises du web (les GAFAM en particulier mais pas uniquement). C’est ce que raconte Shoshana Zuboff dans son livre : au début des années 2000, à partir du moment où la pression de l’actionnariat demandait toujours plus de rentabilité à des entreprises comme Google, ces dernières ont vu dans l’extraction et la vente de données comportementales une occasion d’accroître leur rentabilité et de toujours plus innover selon ce modèle économique du service gratuit en échange de nos expériences du quotidien.

En 2016, le rapport de Cracked Lab sur les data brokers fut sans doute l’un des plus éloquents de l’ère post-révélations-Snowden. Au lieu de se concentrer sur le problème déjà bien inquiétant des relations entre les services d’espionnage américains et les entreprises monopolistes du web dans la surveillance mondiale, les membres de Cracked Lab montraient comment certaines entreprises gagnent beaucoup d’argent en monitorant en permanence nos faits et gestes, et s’accaparent une part toujours plus grande de nos intimités numériques sans se soucier vraiment de la régulation imposée par les législations en vigueur.

Un reportage télévisé récent portait justement sur le courtage de données et les passe-droits de ces entreprises, par exemple sur nos données de santé. Ces pratiques sont d’autant plus difficilement interrogeables qu’elles se font en toute discrétion, sans que les individus puissent s’y opposer : il ne s’agit pas d’agir à l’insu des personnes mais bien en aval, auprès des entreprises qui, elles, ont déjà récupéré nos consentements.

On peut surenchérir, après 4 ans d’expérience du RGPD : celui-ci a d’énormes trous dans la raquette. Le RGPD a été initié au départ pour limiter et encadrer les pratiques d’extraction des données personnelles par les entreprises auprès des utilisateurs, mais l’économie du courtage de données a quasiment été laissée de côté, comme si cela ne concernait nos vies privée qu’à la marge. Et pour cause : ce que peuvent faire ces entreprises en matière de profilages et corrélations est non seulement l’un des piliers du paradigme libéral de l’économie comportementale, mais reste aussi avant tout un marché business to business. Or, les innovations en matière de profilage et de travail des données comportementales sont vertigineuses1.

Scoop : rien de nouveau

Si vous me lisez un peu, pas de surprise avec ce que je vais vous dire : c’est pas nouveau. L’idée de récolter et tenir à jour des listes de clientèle est au moins aussi vieille que le commerce. L’idée de les vendre est un peu plus récente mais j’ai ouï-dire (à vérifier) que les banquiers de la Renaissance pratiquaient ce petit commerce (en tout cas, je pense que cela allait de pair avec la possibilité d’utiliser facilement du papier et cela a dû s’accroître avec l’imprimerie).

Tiens, c’est intéressant : on peut partir de l’hypothèse que le commerce des données n’est pas vraiment une innovation, mais que c’est une activité qui a utilisé les innovations pour créer des nouveaux marchés. Ou plutôt une activité basée sur des techniques dont la pratique a initié des marchés. Cette hypothèse peut être mise à l’épreuve avec l’histoire de la révolution informatique de la seconde moitié du XXe siècle.

C’est ce que je montre dans un article qui va bientôt paraître dans la revue Zilsel : le courtage de données a connu une brusque croissance à partir du moment où, grâce aux ordinateurs et aux travaux sur les bases de données relationnelles, on a cherché à automatiser la génération de listes clientèles. C’est cette automatisation qui a permis de passer du prospect publicitaire façon pages jaunes à une révolution fondamentale dans l’histoire du marketing : l’analyse prédictive des données comportementales, géodémographiques et psychographiques.

Alors quand ? exactement au tournant des années 1970. On retient de cette période la seconde révolution informatique que les ordinateurs mainframe ont rendu possible en intégrant les organisations (entreprises comme services publics) pour créer des systèmes d’information. Ce qui se passe alors est très intéressant. Déjà les banques (et sociétés d’évaluation de crédit), sur-équipées par rapport aux autres entreprises, passent du modèle de répertoire/suivi de clientèle à l’évaluation de solvabilité et autres fichages. Les associations de consommateurs aux États-Unis ne seront d’ailleurs pas contentes et provoqueront le vote du Fair Credit Reporting Act en 1970. Même des entreprises qui auparavant n’avaient pas vraiment de rapport avec le crédit bancaire, se mirent à acheter des données justement parce qu’elles étaient en mesure de les traiter. Petit extrait de mon article :

(…) C’est ainsi que l’Union Tank Car Company, spécialisée dans la location de wagons et disposant du matériel informatique suffisant, se lança dans l’évaluation de crédit en créant Trans Union en 1968. Cette dernière mena une politique offensive de rachat d’autres agences et dont l’objectif était de rassembler des millions de fiches consommateurs. En 1972 elle créa CRONUS (Credit Reporting Online Network Utility System), un système d’information de stockage sur bandes et de transfert d’information depuis et vers les guichets locaux. Ce modèle de système d’échange en ligne assurait un gain de temps considérable pour la mise à jour des données consommateurs. Ce ne fut pas le seul exemple. Thompson Ramo Wooldridge Inc. (plus tard nommée TRW), spécialisée dans l’aérospatiale et les composants électroniques (mais agissant en fait dans plusieurs secteurs d’activité dont l’informatique), racheta Credit Data Corporation en 1968 pour se lancer dans l’évaluation de crédit (ce fut en 1996 que le service de TRW devint Experian). Quant à la Retail Credit Company, il s’agissait historiquement de la plus grande agence d’évaluation de crédit des États-Unis. Elle s’informatisa complètement en 1970 mais fut obligée de changer d’image et de nom pour Equifax en 1975, après plus de cinq années d’enquêtes administratives (accompagnées d’auditions à charge) menées sur les pratiques de reporting des agences d’évaluation de crédit et la question de la vie privée.

Étude de cas

Prédire. C’est la question qui taraude l’homme depuis la nuit des temps. Dans un monde incertain, l’économie va mal. Qu’il s’agisse de croyance ou de science, l’économie a un besoin vital d’une rationalité de la vision du monde qui permet de spéculer sur l’avenir plus ou moins proche.

L’économie comportementale a vu ses concepts se développer dans les années 1960. Évidemment, la démarche est ancestrale : on sait depuis longtemps identifier un marché potentiel en fonction d’un contexte, d’une ambiance, d’une culture. C’est même le b.a.ba du bon commerçant. Par contre les avancées scientifiques des disciplines comme la psychologie, la sociologie et l’anthropologie, et même la physique et la biologie, on permis de pousser très loin le curseur de l’analyse comportementale des agents économiques, et tout particulièrement l’analyse des facteurs décisionnels. En agissant sur ces facteurs de manière stratégique et éclairée par les sciences comportementales, la possibilité de conditionner le choix économique (comme celui de l’achat d’un bien) devient une activité marketing redoutable surtout lorsque l’économie est lancée dans une rude dynamique concurrentielle comme ce fut le cas avec l’apparition de la fameuse économie de consommation.

L’étude de cas que je propose concerne les entreprises Acxiom et Claritas Inc.. La première est née sous le nom de Demographics en 1968, la seconde créé en 1972 est connue pour porter le système PRIZM. Ces entreprises démontrent que le capitalisme de surveillance s’inscrit dans une histoire longue qui remonte à bien avant les années 2000 et qui est relative à l’usage des technologies qui ont permis d’automatiser de le travail de la donnée, et donc ont accru la rentabilité de ce travail.

Demographics a commencé comme une entreprise électorale à Conway dans l’Arkansas. Elle est dirigée encore actuellement par certains de ses membres « d’origine », en particulier Charles Morgan, un ancien d’IBM qui y a fait venir ses homologues. Elle fut initiée et fondée par Charles Ward, entrepreneur fort connu de l’Arkansas (et dans le monde), à la tête de la Ward Body Works, aujourd’hui IC Bus, fabriquant des fameux bus jaunes réputés fiables et sécurisés.

À l’occasion de la campagne électorale pour le gouverneur de l’Arkansas, Ward voulait faire profiter le parti démocrate local de son ordinateur (un IBM s/360) afin d’optimiser les démarche de prospect et de publipostage. Il engageait alors le parti démocrate dans une course à un « armement » informatique qui opposait depuis plusieurs années le parti Républicain et le parti Démocrate sur le plan de l’analyse électorale. Il fit venir pour cela Charles Morgan qui fini par imposer à Demographics un modèle de développement typique d’IBM afin d’étendre le modèle économique de l’entreprise au-delà du secteur politique sur le chemin de la haute rentabilité financière. Tout en poursuivant les activités de l’entreprise électorale (qui lui vaudront plus tard d’être un grand ami de Clinton, qui commença dans l’Arkansas) mais en s’émancipant de la Ward, Morgan développa pour cela un système automatisé de traitement de listes de clientèles en réseau afin de proposer ce service business to business basé sur l’exploitation de bases de données enrichies de différentes sources, et l’analyse géodémographique (ce qui avait notamment servi pour l’étude des campagnes électorales).

Outre le fait qu’on validait ainsi l’idée que le marketing s’appliquait aussi bien à la politique qu’au commerce de détail, Demographics montrait aussi qu’en exploitant correctement les technologies à disposition (langages bas niveau pour tirer meilleur parti des machines, passage du stockage de données à l’entrepôt de données, temps partagé et transmission réseau) il était possible de développer une activité économique pour des coûts de développement assez faibles, et basée sur la récupération et l’exploitation astucieuse de données. Parallèlement, un sociologue nommé Jonathan Robbin développait PRIZM (Potential Rating Index for Zip Markets), un système de segmentation et de classification géodémographique des populations croisé avec l’analyse du style de vie (lifestyle). Cet ensemble doit aussi être rapproché des recherches sur les bases de données relationnelles tels les travaux initiés par Edgar Codd en 1970 et toute une communauté de chercheurs avec lui.

Teasing

Bien sûr, ces éléments n’entrent pas en relation par hasard. Pour en comprendre les articulations, il va falloir attendre la publication de mon article (rhooo… ce teasing de malaaade !). Vous devinez néanmoins déjà l’ambition : comprendre comment nous en sommes arrivés à l’acceptation sociale du stéréotypage de nos styles de vie, de l’exploitation de nos données comportementales et des modèles décisionnels, en somme tout ce qui fait qu’aujourd’hui le marketing est non seulement le pilier de l’économie mais concentre aussi l’exploitation lucrative des données personnelles. Comment espérer, dans ce cas, qu’une simple régulation du capitalisme siliconevalléesque puisse résoudre quoi que ce soit, alors que c’est l’ensemble du système économique capitaliste qui se gave de données. Le mieux à faire est de créer des îles et des archipels en dehors de l’exploitation lucrative des données. Tenter d’y échapper.

Greg, Achille Talon, *Pas de pitié pour Achille Talon*, Dargaud, 1976, p.36


  1. Il suffit de lire entre les lignes du discours bullshit qui décrit les produits de l’entreprise Liveramp (qui par ailleurs a fusionné récemment avec Acxiom). Il n’y a rien de secret dans ces pratiques, c’est du business, rien que du business… ↩︎

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