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Christophe MASUTTI
Hospitalier, (H)ac(k)tiviste, libriste, administrateur de Framasoft

STATIUM


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31.03.2019 à 01:00

Casser les GAFAM... et recommencer

Dans les années 1970, l’économiste américaine Susan Strange théorisait l’économie politique des États-Unis relativement aux intérêts de marché. Elle démontrait dans ses travaux comment la stabilité économique des États-Unis ne dépendait pas du seul pilier des intérêts territoriaux assurés par leur puissance militaro-financière.

Les jeux se jouaient à la fois sur les marchés intérieurs et extérieurs : conditions d’accès aux marchés, production de produits financiers, investissements et firmes multinationales. Elle identifiait plusieurs couches structurelles sur lesquelles devait reposer toute velléité impérialiste, c’est-à-dire la construction de plusieurs types d’hégémonies. La plupart d’entre elles étaient tout à la fois le fait de grandes entreprises mais aussi l’organisation des créneaux économiques que le pouvoir politique américain était capable de dessiner (imposer) sur le globe.

Note
Ce texte a été republié sur le Framablog le 03/04/2019.

Aujourd’hui, nous connaissons bien évidemment nombre de ces structures et en particulier les structures de la connaissance, celles qui reposent pour l’essentiel sur les technologies de l’information et de la communication et qui sont maîtrisées en grande partie, voire en totalité, par des firmes américaines. Pour ce qui concerne Internet : Google-Alphabet, Amazon, AT&T, Microsoft, etc. (du côté chinois, le même jeu est en train de se dérouler et il importe de ne pas le perdre de vue).

Les processus qui ont permis l’émergence de ces firmes hégémoniques ne se résument pas uniquement aux pratiques de ces dernières. Leur manque d’éthique, l’organisation savante du vol de nos données personnelles, les implications de cette industrie de la data sur nos libertés d’expression, nos vies privées et la démocratie, ne sont pas la recette unique de leur position dominatrice.

On pourrait éternellement disserter sur ces pratiques, démontrer à quel point elles sont néfastes. Il n’en demeure pas moins que si la situation est telle, c’est parce que des stratégies structurelles sont à l’œuvre. Il s’agit de plusieurs pouvoirs : l’état de guerre permanent orchestré par les États-Unis depuis la fin de la Guerre du Vietnam, la transformation ultra-technologique de l’économie financière, les contraintes de marché imposées aux peuples (et pas seulement ceux des pays défavorisés) par des accords iniques, et enfin les technologies de l’information (depuis au moins l’histoire naissante des communications câblées, et à travers tout le XXe siècle). Ces éléments constituent ce que le sociologue et économiste John B. Foster et l’historien des médias Robert W. McChesney appellent le capitalisme de surveillance1, c’est à dire le résultat de ces stratégies hégémoniques et dont la puissance de surveillance (et donc de contrôle) est assuré par les GAFAM (mais pas seulement).

Il reste néanmoins un point crucial : la question des monopoles. Lorsqu’une économie a tendance à se retrouver sclérosée par quelques monopoles qui assurent à eux seuls de multiples secteurs d’activité (rappelons la multiplicité des activités de Google-Alphabet), et couvrent une grande part des capitaux financiers disponibles au détriment de la dynamique économique2, le problème de ces monopoles… c’est que l’économie politique à l’œuvre commence à se voir un peu trop bien.

Quels que soient les partis au pouvoir aux États-Unis, c’est cette politique qui a toujours primé. L’effet de ce conditionnement se fait sentir y compris chez les plus audacieux intellectuels. Les plus prompts à critiquer les pratiques sournoises des GAFAM le feront toujours au nom des libertés des individus, au nom de la vie privée, au nom du droit, mais très peu d’entre eux finissent par reconnaître que, finalement, c’est une critique du capitalisme qu’il faut faire. Y compris, et surtout, une critique des principes politiques qui encouragent les stratégies hégémoniques.

Lorsque le capitalisme et le libéralisme sont considérés comme les seuls systèmes capables de sauvegarder la démocratie, on en vient à des poncifs. Il me revient par exemple ce refrain stupide du milieu des années 1990, où l’on répétait à l’envi que là où McDonald s’installait, la paix s’installait. La démocratie a peu à peu été réduite à la somme des libertés que chacun peu exercer dans un marché capitaliste, c’est-à-dire un marché où les biens finissent toujours par être détenus par quelques-uns, détenteurs de fait du pouvoir politique.

Cette difficulté à penser la démocratie autrement qu’à travers le prisme libéral, est parfaitement illustrée par le récent ouvrage de Shoshana Zuboff3. Cette dernière démontre avec brio comment les stratégies des Gafam et consorts se révèlent être un hold-up sur nos vies et donc sur la démocratie. Elle décortique de manière méthodique la manière dont ces pratiques modifient nos comportements, modèlent le marché et nous privent de notre autonomie. Comprendre aussi : notre autonomie en tant qu’agents économiques, nos libertés de choix et de positionnement qui font le lit d’une certaine conception d’un marché redistributif fondé sur la concurrence et l’échange. En somme les monopoles cassent ce marché, brisent le contrat social (celui d’Adam Smith plus que celui de Rousseau) et brisent aussi l’équilibre libéral sur lequel est censé reposer un capitalisme qui dure, celui fondé sur la propriété privée, etc.

Peu importent finalement les solutions alternatives, y compris libérales, que l’on puisse opposer à ces modèles : si S. Zuboff ne parvient pas à aller au bout de sa démonstration4, c’est qu’elle ne critique que les mécanismes économiques et techniques du capitalisme de surveillance et se refuse à admettre qu’il s’agit d’une économie politique dont il faudrait analyser les principes et les remplacer.

Toutes ces considérations pourraient en rester au stade du débat d’idées. Ce n’est pas le cas. Les conceptions politiques qui ont permit justement l’émergence des monopoles américains du web et leur hégémonie, semblent avoir la peau bien plus dure qu’on le pensait. Cela alors même que leurs effets sur les libertés sont pointés du doigt. Tout se passe comme si la seule cause à défendre n’était qu’un credo libéral et pas n’importe lequel.

La candidate du parti démocrate Elizabeth Warren, résolument opposée à D. Trump pour les prochaines élections présidentielles de 2020, publiait récemment par l’intermédiaire de son équipe sur la plateforme Medium.com un article au titre apparemment incisif : « Here’s how we can break up Big Tech »5. La guerre au capitalisme de surveillance est-elle officiellement déclarée aux plus hauts niveaux des partis politiques ? Cette ancienne conseillère de B. Obama, dont les positions publiques et acerbes à l’encontre des requins de la finance mondiale lui ont valu une certaine renommée, a-t-elle trouvé le moyen de lutter contre les inégalités sociales et financières que créent les modèles économiques des Big Tech ?

En fait, non. Son texte est l’illustration des principes énoncés ci-dessus même si le constat a le mérite d’être lucide :

Les grandes entreprises technologiques d’aujourd’hui ont trop de pouvoir – trop de pouvoir sur notre économie, notre société et notre démocratie. Elles ont écrasé la concurrence, utilisé nos renseignements personnels à des fins lucratives et faussé les règles du jeu contre tout le monde. Ce faisant, elles ont nui aux petites entreprises et étouffé l’innovation.

À lire Elizabeth Warren, les outils de régulation économique se résument en fait à l’organisation d’un espace concurrentiel libre et non faussé. Son argumentation est intéressante : si les grands monopoles en sont arrivés là, c’est parce, profitant d’un manque de régulation, ils ont roulé les consommateurs. Ces derniers seraient les dindons de la farce, et se retrouvent après tant d’années les instruments involontaires du pouvoir des GAFAM.

La posture d’E. Warren est alors très confortable : elle réfute d’emblée l’idée que l’apparition de ces monopoles est le fruit d’une politique hégémonique (celle qui favorisait justement l’apparition de monopoles américains à l’échelle du globe) menée tant par les démocrates que par les conservateurs. Au contraire : c’est sur les individus uniquement, et à leur détriment, que se seraient bâti ces monopoles. Dès lors c’est en libérateur que le parti démocrate pourra intervenir, avec E. Warren à sa tête, pour défaire les liens des individus et leur rendre leur vie privée, leurs droits et, carrément, une vraie démocratie.

Cela dit, comme nous l’avons vu, cette démocratie ne s’exerce que dans un certain cadre, celui d’une concurrence maîtrisée et juste. Pour E. Warren, il est alors temps de « démanteler Amazon, Facebook et Google », d’une part en durcissant les règles anti-trust (en souvenir d’un âge d’or de la régulation contre les conglomérats) et, d’autre part, en distinguant l’utilitaire des plate-formes (les conditions techniques d’accès, les structures) et les services aux utilisateurs. Les entreprises qui posséderaient l’utilitaire (par exemple un fournisseur d’accès Internet) seraient alors réputées accomplir un service public (qui, au besoin, pourrait très bien être régulé à coup de subventions) et ne pourraient pas posséder les deux faces du modèle économique. Inversement, les compagnies qui assurent des services ne pourraient pas « coincer » les utilisateurs sur leur système.

Il y a deux conclusions que l’on tire de cette proposition de E. Warren. La première, c’est qu’il est désormais acté que les entreprises de la Tech sont à même d’accomplir du service d’intérêt public : loin d’être nationalisées, au contraire, de nombreuses solutions pourront toujours être externalisées par les États en toute confiance (tout comme Kaa hypnotise le jeune Mowgli) puisque, en théorie, cela ne risquera plus de créer de distorsion de concurrence. L’autre conclusion est que ces nouvelles dispositions n’interviennent évidemment que sur le territoire des États-Unis : on joue là encore sur la régulation des multinationales sur le marché intérieur et dont les effets se feront sentir sur le marché extérieur. Ici il s’agit de multiplier les acteurs, créer des « petits » Gafam qui auront alors l’avantage de se présenter auprès de l’Europe comme des acteurs économiques si différents et à chaque fois pleinement compatibles avec les lois européennes ressenties comme protectionnistes. Il restera cependant que les technologies, elles, resteront des émanations de l'american tech. Certes l’innovation sera moins bridée par les monopoles actuels, mais ces mini-gafam continueront d’assurer l’hégémonie tout en s’inscrivant de manière moins frontale sur les marchés mondiaux face à (ou avec) d’autres géants chinois.

Oui, parfois les libertés individuelles ont bon dos. On peut construire toutes sortes d’argumentations sur cette base, y compris celle qui consiste à rebattre les cartes et recommencer… Si vous voulez vous aussi jouer ce jeu de dupes, signez la pétition de la Team Warren.


  1. John Bellamy Foster et Robert W. McChesney, « Surveillance Capitalism. Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age », Monthly Review, 07/2014, vol. 66. ↩︎

  2. Par exemple, on peut comparer aux États-Unis le nombre de salariés employés par les firmes multinationales de la Silicon Valley, pour des sommets de capitaux financiers jamais atteins jusqu’à présent et le nombre de salariés que l’industrie automobile (plutôt nationale) employait jusqu’à un passé récent. Le résultat n’est n’est pas tant de pointer que les Big tech emploient moins de monde (et il y a tout de même une multitude de sous-traitants) mais qu’en réalité l’organisation de cette économie crée des inégalités salariales radicales où les plus qualifiés dans les nœuds monopolistiques concentrent toute la richesse. Les chômeurs laissés pour compte dans cette transformation de l’économie manufacturière en économie de service constitue un déséquilibre évident pour l’économie américaine et qui s’est traduit récemment en crise financière. ↩︎

  3. Shoshana Zuboff, Das Zeitalter Des ÜberwachungsKapitalismus, Frankfurt, Campus Verlag, 2018 ; Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, New York, Public Affairs, 2019. ↩︎

  4. C’est un peu ce que montre Sébastien Broca dans une lecture critique du livre de S. Zuboff. S. Broca, « Surveiller et prédire », La vie des idées, 07/03/2019. ↩︎

  5. Elizabeth Warren, « Here’s how we can break up Big Tech », Medium.com, 08/03/2019. ↩︎

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17.03.2019 à 20:00

Un client, un'espresso

« J’en veux pas de ton café. Et puis t’as bien lavé la tasse au moins ? C’est pas un bar ici.

Je viens juste essayer la jolie montre que j’ai vue en vitrine. Elle me plaît bien, cette montre, avec un bracelet métal qui semble tenir la route. Il y a un peu de monde dans le magasin, ok, on est samedi, c’est normal. Pas grave, je peux attendre.

Mais tu m’emmerdes avec ton café. Je vais être obligé de décliner. Je vais devoir aller puiser dans ces années d’apprentissage de savoir vivre pour refuser poliment. Je ne voudrais pas donner une mauvaise impression, quoi. Un peu comme si on inversait les rôles. Puisque je refuse, c’est à moi qu’il revient de faire un effort. Merde alors.

Si je ne veux pas de ton café, c’est pas qu’il n’est pas bon, ou que ta tête ne me revient pas, ou que je préfère le thé, non… juste : je-n’en-veux-pas.

Comment te le dire sans te froisser ? Mais en fait peut-être que tu t’en contrefout. Et puis, je le vois bien, tu n’as pas le temps de m’offrir un café. Je veux dire : vraiment m’offrir un café, pour discuter, taper une belote, parler politique et lier une amitié. Du temps, tu en as déjà pris sur le client précédent pour venir m’asséner ton prénom et ton nom (et cette fois-ci, c’est moi qui m’en fout), accompagnés d’un laïus que tu as répété si vite, si machinalement…

En fait, tu dois m’accueillir avec tout un discours, toute une armada de phrases toutes faites, rabâchées, brandissant ta tablette… d’ailleurs, tu la trimballes cette tablette, c’est pas encombrant ? et puis qu’est-ce que tu viens d’y écrire là ?

Pourquoi utilises-tu tous les codes des relations sociales intimes, alors qu’on ne se connaît pas ? Enfin si, maintenant, on se connaît : je le vois dans tes yeux, en grosses lettres fatiguées : surcharge discursive.

Je regarde derrière le comptoir : diplôme de technicienne d’horlogerie. Pas un diplôme facile. Deux ans d’études, sans compter le bac pro, des stages, un vrai métier, quoi. Qu’est-ce que tu fous à me proposer un café ?

Il y a un an, ta boutique a complètement changé de look. Une volonté des grands patrons. Des chaises design (je le sais : cela fait 5 minutes que je viens de m’asseoir, j’ai les fesses gelées et une sciatique), un agencement à l’avenant avec un comptoir où tu ne peux même pas exercer ton métier, ne serait-ce que pour changer une pile.

Et puis surtout des formations. À la pelle. Sur l’accueil clientèle, sur la qualité du service, l’entretien de la peur du « client mystère », les frustrations des contrôles qualité.

C’est là qu’on t’a appris un truc que tu ignorais jusqu’alors : 86% des clients s’estiment mieux accueillis si on leur offre un café en magasin. Ouaih! sérieux, dans une horlogerie ! Ton patron responsable de boutique, lui aussi, l’ignorait totalement. Après 25 ans d’expérience, en voilà une surprise !

C’est les petits gars de la boîte Retail Service Expert qui lui ont appris. La boîte que le grand chef à Paris avait mandaté pour réaliser un audit sur la qualité de l’accueil clientèle dans la chaîne.

Ça n’a pas tardé. Moins d’un mois plus tard tous les magasins étaient équipés d’une machine à café (celle avec les capsules en alu qui polluent bien) et d’un coin « convivialité clientèle ». Tu l’as organisé comme tu pouvais, au détriment des rangements disponibles, à côté de « l’espace enfants » avec les bouquins déchirés et les jouets baveux, en face du grand portique des montres Artik, celui avec le grand ours blanc de deux mètres de haut. Déjà que la boutique était petite…

Pour toi, ce café, c’est devenu l’étape obligatoire pour « papoter » avec les clients pendant que cinquante commandes t’attendent à l’arrière boutique pour être traitées en grignotant sur le temps de travail. Si ça se trouve, tu ne l’aimes pas non plus ton café.

Maintenant tu rentres plus tard le soir, tu t’occupes moins des enfants, mais après tout, tu as bien « papoté » avec les clients, c’est pas comme si tu travaillais. Enfin, bon, sur le site internet de la chaîne, c’est marqué que les clients sont censés venir « papoter » autour d’un café avec les vendeurs… Il faut dire que les contrôles qualité organisés par les grandes marque partenaires y accordent beaucoup d’importance : sinon tu perdrais carrément le marché !

Il y en a des procédures, des discours à ressortir par cœur. Quand tu n’es pas en surcharge discursive, il te faut remplir de la paperasse, des évaluations de contrôles de procédures dans des dossiers… Staline en aurait rêvé.

Avant, tu réparais des horloges, tu vendais des belles montres et même des sur-mesure ! attention, même des japonaises et des suisses haut de gamme. Tu étais fière de ton métier… tu possédais un savoir-faire.

Là, tu bricoles. Tu vends ce qu’on te dit de vendre… et pourtant c’est les mêmes produits à peu de chose près. Pas de la camelote. Mais c’est un peu comme si tu n’en n’avais plus rien à foutre de ce que pense le client ou bien ce qu’il voudrait dire. Là… tu proposes un café… oui, même à la mère Chopin, 85 ans, qui est passée avant-hier pour réparer son coucou de la Forêt-Noire et qui est cardiaque. Pas son coucou, elle. Tu le sais parce que c’est son fils qui te l’a dit à la supérette, l’autre jour. Elle t’avait regardé bizarre, en rentrant, quand tu lui a annoncé ton nom en lui montrant la machine à café. Tout ça parce tu passais un audit ce jour-là. L’a rien pigé, la pauvre vieille.

Parce que si tu ne le proposes pas ce putain de café, c’est l’un des indicateurs de la qualité d’accueil qui saute. Sans ça, les managers qui ne sont pas horlogers, eux, ils ne sauraient pas dire si tu fais bien ou mal ton métier. Il faut bien te surveiller, des fois que t’oublies de remonter une info clientèle.

Alors j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi. En attendant mon tour, j’ai un peu surfé avec mon smartphone. Je me demandais d’où pouvait bien provenir cette idée que les clients d’une horlogerie voulaient absolument du café. Ben j’ai trouvé.

Il y a beaucoup de sites internet de boîtes de conseil, et surtout des blogs, spécialisés dans la relation clientèle. Beaucoup vantent les mérites de la compétitivité de la « qualité d’accueil », celle qui transforme les vendeurs en carpettes pour clients et souffre-douleur pour managers sous pression. Tous font appel à de vagues études, ne citent presque jamais leurs sources et, quand ils le font, les études ne valent pas grand chose en définitive. Mais j’ai été étonné de constater que très peu mentionnent cette histoire de café. Il a fallu insister pour trouver ce qui, pourtant, semble connu.

Il y a celui-ci, qui mentionne clairement que le café est un « rituel de service » et qui soutient que, effectivement 86% des clients s’estiment satisfait lorsqu’on leur offre un café. Et de là tout un laïus sur la « symétrie des attentions », un concept managérial construit assez récemment. Et quand on s’y penche de plus près, la « symétrie des attentions », ben ça passe par du café.

Petite explication. La « symétrie des attentions » est une idée entretenue par l'Académie du service, un cabinet de conseil appartenant anciennement au groupe hôtelier Accor. Grosso-modo il s’agit de soutenir que la qualité du service au client dans une entreprise est relative (symétriquement) à la qualité des relations entre les collaborateurs à l’intérieur de cette entreprise. C’est expliqué .

Personnellement, j’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé d’éléments du côté de la littérature scientifique du management à ce propos, mais un concept semble s’y accoler parfaitement, celui de servuction. Là il s’agit surtout du processus de production de service, applicable pour beaucoup en hôtellerie et restauration : on parle d’un parcours de servuction, c’est-à-dire qu’on identifie les moment-clé la vie du client et à chaque étape proposer du service, calibrer des réponses et des rôles. Dès lors, il n’est pas délirant de se dire que si on identifie le parcours de servuction en mettant les collaborateurs et les clients ensemble dans un processus de discussion intelligente, et en faisant en sorte que les relations entre les collaborateurs soient bien huilées, sans pression inutile, on peut obtenir au bout du compte un service de premier ordre pour la majeure partie des clients.

Quelle que soit leur valeur scientifique, ces concepts, au départ, sont donc faits pour tenter d’augmenter les chances de satisfaire la clientèle. Mais lorsqu’ils sont appliqués bêtement à n’importe quel secteur d’activité tout en conservant un modèle hiérarchique (et tayloriste) des rôles, là où la concertation est nécessaire, on arrive à des aberrations.

Ce putain de café est une aberration.

Mais d’où sort-il ? ben des ex-hotelliers de l’Académie du Service, justement… Dans une étude, intitulée « Le rôle sociétal du café » qu’on peut se procurer sur leur site, on apprend que dans le cadre d’une évaluation de la satisfaction clientèle : 9 clients sur 10 considèrent qu’ils sont vraiment accueillis lorsqu’on leur propose un café ! Et cela va même jusqu’à apprécier la qualité du café, attention !

Alors, ma chère horlogère, tu apprendras aussi d’autres trucs :

  • l’étude en question est une étude qui a été commandée par Nespresso ;
  • l’étude montre que non seulement il faut offrir du café au client mais aussi que le café joue aussi un rôle très important entre les collaborateurs (ben oui, parce que si le café est bon pour huiler les relations entre les collègues, il le sera forcément avec les clients) ;
  • que la Société Générale (qui témoigne avec force pour appuyer l’étude) avait déjà collaboré avec Nespresso en 2012 pour… démontrer la même chose ;
  • et puis tiens on trouve aussi une autre étude menée par l’IFOP, toujours pour Nespresso, à propos du rôle sociétal du café, mais cette fois uniquement dans les relations au sein de l’entreprise (mais comme on a montré qu’il fallait une « symétrie des attentions », ce qui vaut pour les collaborateurs vaut aussi pour les clients).

Bref, t’as pas fini d’en boire du café, ma chère. Et du Nespresso, s’il te plaît.

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02.02.2019 à 01:00

Culture numérique

La révolu­tion digitale est venue insérer des connaissances et des informations dans tous les aspects de nos vies. Jusqu’aux machines, qu’elle est en train de rendre intelligentes. Si nous fabri­quons le numérique, il nous fabrique aussi. Voilà pourquoi il est indispensable que nous nous forgions une culture numérique. Lire la suite

L’entrée du numérique dans nos sociétés est souvent comparée aux grandes ruptures technologiques des révolutions industrielles.

En réalité, c’est avec l’invention de l’imprimerie que la comparaison s’impose, car la révolu­tion digitale est avant tout d’ordre cognitif. Elle est venue insérer des connaissances et des informations dans tous les aspects de nos vies. Jusqu’aux machines, qu’elle est en train de rendre intelligentes.

Si nous fabri­quons le numérique, il nous fabrique aussi. Voilà pourquoi il est indispensable que nous nous forgions une culture numérique.


Cardon, Dominique. Culture numérique. SciencesPo les presses, 2019.

Lien vers le site de l’éditeur : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?gcoi=27246100540390


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01.02.2019 à 01:00

Technologies numériques : en finir avec le capitalisme de surveillance

Les hommes sont nés libres. Ils sont libres, par exemple, d’affronter l’urgence écologique.

Mais cela est d’autant plus difficile que de puissantes forces entravent leur capacité à exercer cette liberté. Pour mettre en œuvre des choix éthiques et constructifs, il faut un arrière-fond culturel et des institutions guidées par de hauts objectifs, que le capitalisme de surveillance s’emploie à freiner.

Les exemples proposés dans ce soixante-troisième dossier montrent les impacts écologiques et sociétaux du numérique et leur effrayante évolution, et en dévoilent les enjeux cachés : les internautes, croyant profiter de services gratuits, sont en réalités passés du statut de clients à celui de marchandise. Chaque empreinte digitale laissée est exploitée pour anticiper et stimuler les réactions neurobiologiques de chaque public dans le but de le rendre dépendant, de le pousser à la surconsommation et influencer tous ses choix, au point de mettre en péril la démocratie.

Les alternatives existantes y sont également présentées, grâce aussi à une riche interview avec Richard Stallman, président de la Free Sotfware Foundation et créateur de GNU, ainsi que les actions concrètes entreprises par les Artisans de la transition et LaRevueDurable dans cette direction.

Une interview de Michelle Zuffery, secrétaire permanente d’Uniterre, enrichit en outre ce numéro, faisant le lien avec le nouveau projet des Artisans de la transition dans le domaine de l’agroécologie : construire et animer un réseau d’acteurs de tous horizons pour faire avancer les choses.

Au sommaire de ce numéro figure également un minidossier sur la désobéissance civile, ces actions non violentes visant à attirer l’attention d’une majorité sur la problématique écologique. Un sujet très actuel à l’heure où certains citoyens estiment que la politique ne réagit pas suffisamment face à l’urgence climatique.


La Revue durable. Technologies numériques : en finir avec le capitalisme de surveillance. num. 63. 2019

Lien vers le site de l’éditeur : https://www.larevuedurable.com/fr/democratie-et-gouvernance/1237-n63-technologies-numeriques-en-finir-avec-le-capitalisme-de-surveillance.html


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21.01.2019 à 01:00

The age of surveillance capitalism

In this masterwork of original thinking and research, Shoshana Zuboff provides startling insights into the phenomenon that she has named surveillance capitalism. The stakes could not be higher: a global architecture of behavior modification threatens human nature in the twenty-first century just as industrial capitalism disfigured the natural world in the twentieth.

Zuboff vividly brings to life the consequences as surveillance capitalism advances from Silicon Valley into every economic sector. Vast wealth and power are accumulated in ominous new “behavioral futures markets,” where predictions about our behavior are bought and sold, and the production of goods and services is subordinated to a new “means of behavioral modification.”

The threat has shifted from a totalitarian Big Brother state to a ubiquitous digital architecture: a “Big Other” operating in the interests of surveillance capital. Here is the crucible of an unprecedented form of power marked by extreme concentrations of knowledge and free from democratic oversight. Zuboff’s comprehensive and moving analysis lays bare the threats to twenty-first century society: a controlled “hive” of total connection that seduces with promises of total certainty for maximum profit–at the expense of democracy, freedom, and our human future.

With little resistance from law or society, surveillance capitalism is on the verge of dominating the social order and shaping the digital future – if we let it.


Zuboff, Shoshana. The age of surveillance capitalism. The fight for a human future at the new frontier of power. Public Affairs, 2019.

Lien vers le site de l’éditeur : https://www.publicaffairsbooks.com/titles/shoshana-zuboff/the-age-of-surveillance-capitalism/9781610395694/


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14.01.2019 à 01:00

Cybersyn / techno-socialisme

Voici un extrait (découpé) tiré de mon projet d’ouvrage à paraître chez C&F Édition. Il porte sur le projet Cybersyn dans le Chili des années 1970-1973. Peut-on hacker le socialisme ? y’en a qui ont essayé…

Mise en garde

Entre 1970 et 1973, sous le gouvernement de Salvador Allende au Chili est né le projet Cybersyn. Ce fut une idée d’organisation cybernétique de gouvernement, une sorte de procédé semi-automatique d’organisation économique et politique… un outil surprenant et esthétiquement peu éloigné des épisodes de Star Trek. On l’a aussi accusé d’être une tentative de contrôle des individus, mais sa courte vie ne permet pas vraiment de l’affirmer.

Avant d’expliquer plus exactement ce qu’était ce projet (et nous irons progressivement), il faut prendre quelques précautions.

Cybersyn est un projet connu par toute personne qui s’intéresse à l’histoire de la cybernétique. En effet, il fut conçu par l’un des plus importants personnages de cette discipline, Stafford Beer. Dans son livre Cybernetic Revolutionaries1, Eden Medina retrace l’aventure de manière détaillée, documentée, et sur la base des témoignages des participants. L’historien des sciences Andrew Pickering consacre lui aussi une grande partie de son ouvrage The Cybernetic Brain à Stafford Beer.

Une autre personne s’y est récemment intéressé. Connu pour ses fines analyses du discours technophile dominant autour des big data, Evgeny Morozov publia un article sur Cybersyn dans The New Yorker en 2014. Il l’intitula : « The Planning Machine. Project Cybersyn and the origins of the Big Data nation »2. Le parti pris de Morozov est de montrer combien le projet Cybersyn inaugurait l’ère de la surveillance via les données et les capteurs qui jalonnent nos quotidiens dans le monde capitaliste d’aujourd’hui.

Cet article d’E. Morozov ne m’a pas paru très convainquant. C’est ce qui m’a incité à m’intéresser de plus près à cet épisode étonnant du projet Cybersyn qui, à bien des aspects, appartient aussi à l’histoire de l’informatique.

E. Morozov est allé un peu trop vite en besogne. Certes, Cybersyn peut tenir lieu d’illustration d’une politique victime du solutionnisme technologique (pour reprendre l’un des sujets chers à E. Morozov3). Mais d’un point de vue méthodologique, à part l’idée (revue et rabâchée) d’un « œil de Moscou » à la sauce orwellienne, il est non seulement anachronique mais aussi exagéré d’établir une corrélation ou même un simple parallèle entre un modèle de gouvernement cybernétique des années 1970 et l’état de l’économie de la surveillance d’aujourd’hui. La question des monopoles du web, de la vie privée, de la surveillance de masse par des États, et les big data, tout cela n’entre pas cette histoire.

Cybersyn est le fruit d’une période aujourd’hui bien révolue, celle où l’accumulation et le traitement des données par les institutions était vue comme la garantie d’une bonne gouvernance. On y croyait sérieusement. Et pas qu’au Chili, d’ailleurs : partout ! C’est la grande époque des grandes bases de données, pas seulement celle qui faisaient scandale, non… toutes celles qui, en réalité, donnaient corps au grand soir technocratique. Ces ambitions de contrôle ont rapidement fini par s’étioler au profit d’une science des organisations justifiant parfois d’elle-même son existence.

L’histoire

À son arrivée au pouvoir en novembre 1970, Salvador Allende doit faire face à un Chili qui subissait une inflation catastrophique. Il prend des mesures économiques qui le confrontent à la bourgeoisie et fragilise sa position face au Congrès. Il mène en particulier un grand programme de nationalisation de l’industrie et de planification économique. Ce faisant, la difficulté est double : trouver un moyen pour diriger ce panel industriel (or, très vite un manque de personnel qualifié se fait sentir), et garantir face à la récession l’approvisionnement de matières premières et de pièces détachées.

Il vint alors à l’idée d’un des hauts fonctionnaires de l’agence de la production et du développement (CORFO4), Fernando Flores, de contacter un éminent spécialiste en recherche opérationnelle, le britannique Stafford Beer. La demande était relativement simple dans la formulation du besoin : pouvait-on appliquer les principes du management scientifique à une échelle nationale de manière à rationaliser la décision et contourner les difficultés locales ? En d’autres termes, et pour être plus clair : si des pièces détachées manquent ici, si une baisse de production est constatée là, plutôt que d’attendre que les décideurs locaux puissent s’entendre, ne serait-il pas préférable de centraliser les informations en temps réel et passer des ordres de manière à optimiser la réactivité de la production ?

Commander et communiquer sont, depuis Norbert Wiener, l’alpha et l’oméga de la cybernétique. Entre les deux, les dispositifs techniques permettent l’automatisation, la transmission, l’apprentissage. Dès la rencontre entre Stafford Beer et Fernando Flores, il était évident qu’il était possible de construire un modèle de gouvernance cybernétique, appuyé par un système informatique adéquat, capable d’assurer le management de la production industrielle nationale. Le plan qu’ils élaborèrent ne devait cependant pas se contenter d’être une réponse à un besoin d’organisation de la productivité. Il devait inclure l’idéal socialiste de l’économie, c’est-à-dire briser-là les formes classiques de la planification.

Par « forme classique de la planification », on peut comprendre la manière dont circule habituellement l’information et l’ordre dans les institutions. Les unités de production remontent des informations par le biais de rapports et de remplissage d’indicateurs, ce qui crée une masse de données que les décideurs doivent ingérer et comprendre. À partir de ces informations, ils proposent alors des orientations économiques ou des activations de leviers (par exemple une réduction d’impôts dans un secteur pour permettre l’investissement) elles-mêmes soumises à des enjeux de pouvoir et du lobbying, en particulier si les décisions sont prises de manière incohérentes. Ce manque de cohérence était en partie résolu avec la nouvelle orientation du CORFO voulue par le gouvernement Allende. Il restait néanmoins à coordonner efficacement la production et surtout intégrer les opérateurs dans la gestion, à toutes les échelles décisionnaires, dans l’optique d’une réappropriation populaire des outils de production.

Le plan d'action. S. Beer, Brain of the Firm, 2nd édition, 1981, p. 255

Stafford Beer, dans son livre Brain of the Firm, qu’il écrit simultanément au projet et publie en 1972, retrace son travail à partir duquel il donne une forme concrète à sa théorie des systèmes viables (Viable System Model, VSM). Les systèmes viables sont des systèmes adaptatifs et autonomes, capables de maintenir leur structure organisationnelle malgré un environnement changeant. L’inspiration est éminemment biologique5. Pour Beer, chaque composante du gouvernement Chilien est un des 5 sous-systèmes qui composent un système viable. La présidence est au système 5, censée maintenir, par la décision politique, l’équilibre entre les stratégies rationnelles du système 4 (que sont les organes institutionnels) et l’impact de la décision au niveau concret, devant le peuple. Au système 1 à 3, on trouve dans l’ordre : 1) les activités primaires, 2) les canaux d’information et 3) les règles, droits et responsabilités (le contrôle) qui jouent l’interface entre système 4 et système 1. Tous les travailleurs sont au système 1 et contribuent à la viabilité de tout le système, de 1 à 4. L’apport essentiel du projet dans la gestion de la production de tout le pays réside à la fois dans un système de communication efficace censé recenser tous les indicateurs de l’état de production et du travail (état des stocks, état des flux, et même l’absentéisme des travailleurs, etc.), dans la mise en place d’algorithmes censés traiter l’ensemble des données et fournir des indicateurs simplifiés pour faciliter la prise de décision. Enfin, il était envisagé par S. Beer une forme de récursivité travailleurs/citoyens-décideurs par le biais de référendum permanent (le projet Cyberfolk).

Le système de Beer repose sur un emboîtement des VSM (Viable System Model) et s’applique à tout le Chili. Chaque entreprise nationale est un VSM placé sous l’autorité du CORFO et en même temps des VSM à plus petite échelle représentent les secteurs de l’économie (comme l’acier, le textile, l’alimentaire, les ressources minières…), d’autres VSM sont les sous-secteurs économiques jusqu’au niveau le plus bas : l’usine et l’équipe de travail. Pour chaque VSM, le travailleur participe à la gestion par la consultation que lui permet le système 4.

Pour obtenir un tel système il fallait d’abord en faire la démonstration. C’est tout l’objet du projet Cybersyn, abréviation de « cybernetic synergy », dont l’objectif clairement formulé par Beer était le suivant :

Installer un système préliminaire d’information et de réglementation pour l’économie industrielle qui démontrera les principales fonctionnalités de la gestion cybernétique et commencera à faciliter la prise de décision d’ici le 1er mars 1972.

Stafford Beer, Brain of the Firm, New York, John Wiley & Sons, 1981 (première édition 1972), page 251-252.

Pour ce faire, il fallait disposer rapidement d’un réseau, c’est-à-dire une infrastructure de communication sur laquelle reposerait tout le système, en communication directe avec deux ordinateurs centraux à Santiago. Un sous-projet nommé Cybernet fut mis en œuvre sans tarder. L’ensemble du système démontrait aussi qu’on pouvait réaliser un tel projet sans pour autant disposer des machines dernier cri, ce qui fut d’autant plus important que le coût total de l’opération fut assez modique si on le compare, par exemple, avec d’autres projets américains ou européens. Les deux ordinateurs centraux étaient déjà anciens (en service depuis plus de cinq ans), il s’agissait d’un IBM System 360/50 (créé en 1964) et d’un Burroughs 3500 (créé en 1966). Quant au réseau lui-même, il s’agissait de donner une seconde fonction au réseau existant, c’est à dire un réseau Telex, certes ancien mais efficace, puis implémenter des téléscripteurs dans les entreprises faisant partie du plan de nationalisation.

Avec Cybernet, un autre sous-projet nommé Cyberstride avait pour objectif de créer un logiciel qui a) rassemble et organise tous les indicateurs de production, b) détecte et signale les variations, applique les seuils d’alarme, c) rend possible les prévisions de production à partir des mesures précédentes. En somme c’est un système dynamique dont les variations devaient être rendues lisibles, ce qui fut envisagé avec le compilateur DYNAMO. Ce dernier, inventé par Jay W. Forrester au MIT, est un programme informatique qui produit sous forme de tableaux ou de graphiques les résultats des simulations qui jouent sur les variables d’un système dynamique (c’est un compilateur car il transforme les données du programme en un « langage » lisible par l’humain, des tableaux et des graphiques).

Enfin, pour compléter l’ensemble du dispositif, un simulateur permanent devait pouvoir être utilisé de manière à identifier les variables d’ajustement de la production et l’impact des changements à toutes les échelles du système. Ce fut le sous-projet Checo, un simulateur de l’économie chilienne.

Cybersyn Operations Room Datafeed with Chairs, 1972-73. Gui Bonsiepe.

La partie la plus impressionnante de Cybersyn était au système 5 une salle (op-room) qui permettait la rencontre des décideurs, équipée d’écrans affichant les systèmes viables avec plusieurs niveaux de récursivité (changez un paramètre analysez le retour du changement d’état du système), des indicateurs exprimant en termes quantitatifs différentes données (comme par exemple des taux d’approvisionnement), et une sortie DYNAMO. Mais pour l’essentiel des apports concrets à l’alimentation du modèle, tout se jouait aux systèmes 1 à 3, où parfois étaient même acheminés à dos de mulet les informations de production au télex le plus proche.

Un modèle de gouvernance ?

Modulo certains de ces aspects, disons artisanaux, le projet Cybersyn était cependant conçu de manière à éviter la verticalité de la décision à partir d’analyses hors-sol. Comme le mentionne E. Medina, à propos du rapport de S. Beer :

Son rapport critiquait les méthodes de planification conventionnelles du Chili, qui utilisaient des instantanés de l’économie à des moments discrets, inondaient les gestionnaires du gouvernement avec une mer de données impliquant une gestion du haut vers le bas. Au lieu de cela, il a proposé l’idée d’un processus itératif où les politiques descendent du gouvernement jusqu’aux usines et les besoins des usines montent. Il a positionné la gestion au milieu du système, où il a implémenté un homéostat6 qui couple les besoins des niveaux inférieurs avec les ressources allouées d’en haut. Les fonctionnaires pouvaient donc modifier et adapter les politiques gouvernementales pour répondre aux besoins des usines, à condition que ces changements n’aient pas d’effets négatifs importants sur d’autres secteurs de l’économie. Beer a écrit : « Ce système détruit les dogmes de la centralisation et de la décentralisation. Cette approche est organique ». L’approche itérative était également continue et adaptative, conformément à la vision de Beer en matière de contrôle cybernétique. De plus, elle utilisait la cybernétique comme référentiel pour la façon dont le gouvernement pourrait mettre en œuvre le socialisme démocratique proposé par Allende ; elle a donné à l’État le contrôle de la production tout en permettant une large participation.

Eden Medina, Cybernetic Revolutionaries. Technology and Politics in Allende’s Chile, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2011, section « Technology for an Adaptive Economy ». Voir aussi Eden Medina, « Desiging freedom, regulating a nation: socialist cybernetics in Allende’s Chile ». In: Journal of Latin American Studies, 38, 2006, p. 571-606.

Ce que S. Beer cherchait aussi à démontrer, c’est tout l’intérêt de l’application des concepts de la recherche opérationnelle. Dans le livre qui l’a fait connaître auprès de ses aficionados chiliens, Decision and Control publié en 1966, il montre qu’un système opérationnel n’a pas à se surcharger d’informations. C’est pourquoi il faut bien distinguer un système en recherche opérationnelle et un centre de données : pour le premier les informations doivent être utilisées et disponibles de manière à produire une décision, dans le second c’est l’information qui est transformée en données pour produire d’autres données que l’on peut interroger, ce qui suppose d’avoir des modèles ou, par apprentissage, créer des modèles à partir de variables. S. Beer affirmait en effet :

Nos collecteurs de données modernes savent tout ce qu’il faut savoir. C’est empilé dans des caves sur des cartes perforées ; cela sort des ordinateurs sur bande magnétique ; c’est joliment tabulé sur du papier blanc à un rythme de 600 lignes par minute ; cela apparaît sur les bureaux des gestionnaires en de tels volumes qu’ils sont trop occupés pour les lire ; c’est publié par des ministères dans de gigantesques annuaires. Car c’est l’ère du « traitement automatique des données ». Pourtant, tout cela ne nous dit rien sur les raisons pour lesquelles les choses sont telles qu’elles sont. Il faut de la recherche opérationnelle pour le découvrir.

Stafford Beer, Decision and Control : The Meaning of Operational Research and Management Cybernetics, New York, John Wiley & Sons, 1994 (première édition 1966), p. 70.

Cet allègement du système par rapport à la massification des données, est d’abord pour S. Beer une manière de démontrer aussi que le système a pour objectif de favoriser l’autonomie des sujets. Cybersyn est d’abord un immense réseau de capteurs des signaux de production dont la sensibilité est censée pallier la surcharge cognitive des employés pour leur permettre de se concentrer en premier lieu sur leur métiers et non plus sur les charges administratives, autorisations diverses ou prises en compte des externalités qui perturbent leur production : le système les capte et envoie des instructions.

C’était aussi la conception d’un autre responsable du projet, Hermann Schwember. Juste avant le coup d’État de Pinochet, ce dernier rendait compte en 1973 dans la revue Esprit7, des solutions envisagées au Chili pour concilier l’économie et la convivialité que définit Yvan Illich comme cette interrelation créative et autonome des individus entre eux et avec leur environnement. Alors que la production industrielle est d’essence destructive, cette convivialité peut être atteinte à la fois par l’intensification des communications entre les hommes (aussi à la source d’une prise de conscience planétaire) et la diminution de l’appropriation impérialiste. Pour H. Schwember, une société conviviale est « nécessairement socialiste » et seule capable de mener à un modèle post-industriel, c’est-à-dire dépasser les contraintes du salariat industriel, l’appropriation capitaliste, et surtout les dictatures bureaucratiques où n’existent pas « les mécanismes de correction, de participation et d’expression autonome provenant de la base populaire ».

Une fois que le projet fut rendu public, la principale critique des médias de l’opposition au Chili fut d’ordre économique. Accusé de laisser pour compte les petites entreprises au profit des grandes structures nationales, le projet était catalogué parmi les plus technocratiques. Certains journaux au Chili comme à l’étranger, ne tardèrent pas à faire le parallèle entre un pays « gouverné par un ordinateur » et le monde de Georges Orwell. Il reste que le projet Cybersyn fut catalogué comme un projet de surveillance, entendu comme un contrôle des individus, ce qu’il n’était pourtant pas.

Il était conçu pour implémenter un système idéologique dans un système technique de prise de décision. Ce techno-socialisme convenait parfaitement à Salavador Allende et sa vision d’un Chili émancipé. Mais au-delà de cette vision, la perception technocratique du modèle de Stafford Beer provenait en réalité d’une mauvaise presse de la cybernétique, qui assimilait les modèles cybernétiques appliqués aux organisations humaines à des mécanismes de contrôle qui transforment les hommes en automates. Cette vision était d’autant plus acceptée que les exemples connus de centres opérationnels se trouvent généralement en temps de guerre dans l’armée et son organisation hiérarchisée, du centre de décision vers les cellules opérationnelles. Or, dans le projet Cybersyn était parfaitement intégrée la capacité des groupes d’individus à corriger le modèle de manière créative à chaque instant. En d’autres termes, les décisions dans ce modèle étaient systématiquement soumises à la possibilité d’exercice d’un contre-pouvoir. Techniquement, tout le génie de S. Beer résidait dans son approche itérative du système.

Une leçon difficile

Évidemment, comme le mentionna plus tard Hermann Schwember8, tout n’allait pas pour le mieux. Par définition, le niveau de perfectionnement du système avait comme limite le plus haut niveau de perfectionnement possible de l’outil de production. Une usine qui ne pouvait pas être modernisée à cause du manque d’investissement dont souffrait cruellement le Chili, ne pouvait pas s’ajuster aux objectifs identifiés par le système.

Moins idéaliste, une autre raison peut aussi expliquer certains biais du projet Cybersyn : un modèle cybernétique est d’abord un modèle informationnel, or si on l’applique au fonctionnement d’usines, quelle que soit la provenance de l’information, cette dernière est toujours indépendante des conditions de production ou des réalités sociales. Sans un contrôle qualité, n’importe quelle information entrée par un agent est supposée être fiable ou du moins sincère. Si un modèle comme Cybersyn n’était pas construit pour avoir, au moins en partie, un rôle de contrôle, le système est à la merci des bonnes (ou mauvaises) volontés. Pour avoir la paix, le manager d’une usine est prêt à mentir sur ses indicateurs de production.

Le coup d’État de Pinochet mit brutalement fin à Cybersyn, si bien que d’autres critiques encore intervinrent à contre-temps. Elle sont résumées par Andrew Pickering9 en quatre points.

Le premier était que le projet, malgré toutes les bonnes intentions, était technocratique pour deux raisons : pour commencer il supposait que tous les Chiliens adhéraient au modèle et ensuite que la conception sur VSM de l’organisation productive chilienne est-elle même un modèle fixe et non dynamique (pas de possibilité que le modèle global se transforme excepté à l’intérieur de ses limites).

Le second point portait sur les signaux (les alarmes ou « signaux algédoniques ») censés porter à l’attention des décideurs des seuils à ne pas franchir : ces signaux pouvaient à tout moment, notamment en cas de changement de régime politique, devenir des éléments de surveillance pouvant se retourner contre le système 1 (les travailleurs).

Le troisième point est que Cybersyn n’a certes pas été conçu pour créer une chaîne de commandement et de contrôle verticale uniquement du haut vers le bas, mais il pouvait facilement le devenir. Et il fut effectivement utilisé dans cette intention lors d’un événement, une grève générale de la confédération des transports en 1972 (opposée à la nationalisation du secteur et soutenue par la droite politique) : le réseau Cybernet a alors été utilisé pour identifier et surveiller les nœuds de grèves, et trouver des solutions de contournement pour maintenir les flux. En ce sens le système a parfaitement joué son rôle, mais il a alors été transformé en un système de surveillance dans une lutte politique (et le conflit fut assez violent).

Un quatrième point porte à s’interroger sur les objectifs de Cybersyn et du VSM en général : se maintenir en vie. On peut effectivement se demander si, dans une certaine mesure, le modèle ne confond pas le moyen et la fin, un peu à l’image de ce qui se passait en France vers la fin des années 1970.

… et pour le savoir, il faudra attendre la publication de mon ouvrage (printemps 2019)… Teasing !


  1. Eden Medina, Cybernetic Revolutionaries. Technology and Politics in Allende’s Chile, Boston, MIT Press, 2011. ↩︎

  2. Le même article traduit en français dans Vanity Fair en janvier 2015, fut intitulé « Big Brother. Cybersyn, une machine à gouverner le Chili ». Evgeny Morozov, « The Planning Machine. Project Cybersyn and the origins of the Big Data nation », The New Yorker, 13 octobre 2014. En ligne. Evgeny Morozov, « Big Brother. Cybersyn, une machine à gouverner le Chili », Vanity Fair France, 19, janvier 2015. ↩︎

  3. Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici, Paris, Éditions FYP, 2014. ↩︎

  4. Production Development Corporation (CORFO) (en espagnol: Corporación de Fomento de la Producción de Chile). ↩︎

  5. Une section de l’ouvrage d’Andrew Pickering est consacrée au VSM. Andrew Pickering, The Cybernetic Brain. Sketches of Another Future, Chicago, University of Chicago Press, 2010, p. 243 sq. ↩︎

  6. L’homéostasie est la tendance d’un système à maintenir ses facteurs de modification autour de valeurs bénéfiques par un processus de régulation. Un homéostat est un dispositif permettant de mesurer ces valeurs et ce fonctionnement à l’aide d’indicateurs. ↩︎

  7. Hermann Schwember (trad. Alain Labrousse), « Convivialité Et Socialisme », Esprit, 426 juillet-août 1973, p. 39-66 (voir p. 45). ↩︎

  8. Hermann Schwember (1977) « Cybernetics in government: experience with new tools for management in Chile 1971-1973 ». In H. Bossel, Ed. Concepts and Tools of Computer Based Policy Analysis, Vol. 1., Birkhäuser - Springer Basel AG, Basel, p. 79-138. (pp. 136). ↩︎

  9. Andrew Pickering, The Cybernetic Brain. Sketches of Another Future, Chicago, University of Chicago Press, 2010, pp. 265-268. ↩︎

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