04.02.2024 à 18:59
Tracteurs, IA et pesticides ≈042
Francis Pisani
Texte intégral (2378 mots)
Massifs et lents, les tracteurs qui servent à barrer les routes et à cultiver la terre semblent à l’opposé des intelligences artificielles ultra-rapides et, apparemment, dématérialisées. Mais, ne nous laissons pas piéger par une image simple. Les machines apparues au siècle dernier aident à comprendre comment les technologies les plus nouvelles se répandent et peuvent donner lieu à de surprenantes innovations susceptibles de réduire les tensions entre agriculteurs et écologistes.
On y va ?
Avec un tout petit peu d'histoire pour commencer.
Histoire de tracteurs
Présentés comme une révolution et porteurs de « la libération de l'agriculteur de sa dépendance à l'égard du cheval fatigué » ils promettaient d’être plus économiques que ces derniers. C’était en 1915 dans l’Iowa. L’enjeu était considérable puisqu’au début du siècle le secteur employait un tiers de la main d’oeuvre et produisait 15% du PIB de tout le pays.
La transformation a eu lieu, évidemment, avec la capacité de nourrir plus de gens plus ses inévitables aspects négatifs tels que la destruction des terres de surface. Le nombre de travailleurs agricoles a baissé d’un quart en cinquante ans. Et si la mécanisation a permis une augmentation du PIB d’environ 8% en 1950, les gains de productivité ont mis très longtemps à se faire sentir : 3% environ dans la même période.
Comment expliquer ça ? Parce que les agriculteurs n’ont adopté les tracteurs que très progressivement et ce pour trois raisons pleines d'enseignements :
Les premières versions de la technologie étaient très chères et moins utiles que ne prétendaient les vendeurs du fait de l’incapacité de lever des compléments utiles tels que la charrue par exemple (ça me fait penser au GPT Store qui vient d’être ouvert et permet d’ajouter pleins d’outils nouveaux) ;
Opportunité (si l’on ose dire) circonstancielle, les bas salaires dûs à la crise de 1929 ont permis aux agriculteurs de retarder l’achat de machines dont ils ne savaient encore trop quoi faire (la situation est différente aujourd'hui, mais nombre d’entreprises se disent prêtes à investir dans l’iA par peur de louper le coche sans nécessairement savoir pour quoi faire. Pas un gage d'accélération).
Les exploitations agricoles de l’époque devaient se transformer profondément pour tirer partie de la mécanisation. Pour que l’achat soit rentable il fallait agrandir les terres à travailler ce qui impliquait des négociations souvent lentes avec les propriétaires (la réorganisation de la structure de production est également en question aujourd’hui avec l'automatisation des tâches et le bouleversement des relations de travail qui en découle).
« Quelle que soit la qualité d'une nouvelle technologie, la société a besoin de beaucoup, beaucoup de temps pour s'adapter, » conclut The Economist où j’ai trouvé cette analyse. Prenons cela au sérieux.
L'erreur consiste souvent à ne prendre en compte que l'outil en ignorant son impact sur la société qui s'en sert, le modifie et se laisse modifier par lui. C’est pour cela que l’impact profond de l’imprimerie de Gutenberg a mis 200 ans pour changer l’Europe.
C'est toute la différence entre "invention," une nouveauté qui sort du lab, et "innovation" qui implique introduction dans l'entreprise, le marché ou le tissu social. Elle n'existe pas sans "mise en oeuvre" précise le Manuel d'Oslo de l'OCDE. Dans la vie réelle, c'est elle qui compte le plus, celle qui nous concerne et que nous devons comprendre.
Trois enseignements
Le temps est essentiel mais il n'y en a jamais qu'un seul (nous gagnerions à l'aborder comme "polychronie"). Professionnels et entreprises ont tout intérêt à se dépêcher d'intégrer l'IA dans leurs process car, faute de le faire, ils risquent de se trouver largués. Peu importe si les bénéfices prévisibles ne sont pas évidents à court terme. Il faut être dans le coup sans attendre.
Pour les autres, pour nous, pour celles et ceux qui ont compris que la vague arrive et que s'il faut la "contenir" et l'orienter, l'histoire des tracteurs permet d'aborder de façon plus réfléchie promesses et menaces, de comprendre que ni les unes ni les autres ne vont se matérialiser très vite (cela dépend des situations).
L’accélération est un fait… mais elle concerne la vitesse à laquelle les innovations sont rendues accessibles. Si les coûts peuvent être considérables, comme pour les LLM à la base de l’IA générative, la mise en place est légère puisqu’il s’agit de digital comme le web. C’est un peu comme si pour l’aéronautique on n’avait eu besoin de mettre en place que les fabriques des constructeurs sans se soucier vraiment ni des aéroports, ni des avions…
En clair, si les innovations technologiques pleuvent de plus en plus fréquemment, notre capacité de les accepter, de les encadrer évolue toujours très lentement. Les voitures presque totalement autonomes seront fabriquées bien avant que nous en acceptions la diffusion.
Concret : l’IA pour réduire le recours aux pesticides
Le rapport des tracteurs et de l'intelligence artificielle n'est pas que métaphorique. Les robots agricoles disponibles sur le marché ne manquent pas.
Et les agriculteurs utilisent l’IA dans plusieurs domaines tels que la détection instantanée de la prolifération d'insectes et de maladies aussitôt transmise au téléphone mobile du fermier, ou l’optimisation de l’irrigation.
Peu connue mais dont on devrait parler plus, il y a la fascinante expérience de Substorm.ai, une entreprise suédoise qui utilise l’IA pour détecter, dans une exploitation de concombres, les zones à problème et limiter au strict minimum le recours aux pesticides. Voir aussi Intellias.com.
« Au lieu de pulvériser des pesticides sans discernement sur l'ensemble de l'exploitation de concombres, [des robots peuvent être utilisés] pour appliquer des pesticides uniquement sur les plantes infectées, en épargnant les plantes saines, ce qui permet de réduire considérablement la quantité de pesticides utilisée. »
Google ou ChatGPT : can AI reduce the use of pesticides in agriculture? (La même question en français ne donne pas les mêmes résultats…)
28.01.2024 à 10:09
Merci Edgar Morin, mais… ≈041
Francis Pisani
Texte intégral (2966 mots)
J’ai lu avec passion la tribune publiée dans Le Monde par le très grand Edgar Morin sous le titre : « Le progrès des connaissances a suscité une régression de la pensée ». Loin de prétendre l’interpeller je voudrais simplement réfléchir avec vous sur cet texte émouvant d’un plus que centenaire qui appelle à la résistance et à la solidarité pour affronter nos malheurs dûs, selon lui, à la science et à la technologie.
La faute tiendrait au fait qu’on les a séparés par des barrières disciplinaires empêchant de penser, de comprendre leurs interactions. Nous sommes ainsi mal armés pour faire face à l’accumulation d’orages qui caractérise cette phase de l’histoire planétaire dont il dit « Nous ne savons pas si [elle] est seulement désespérante ou vraiment désespérée. »
Situant les guerres en cours ou qui menacent, celles qui durent et celles qui s’étendent, dans le contexte de « l’antagonisme virulent entre trois empires : les États-Unis, la Russie et la Chine » il signale que « Les crises s’entretiennent les unes les autres dans une sorte de polycrise écologique, économique, politique, sociale, civilisationnelle qui va s’amplifiant. » Voir Myriades : Dynamique des relations ≈032.
La dégradation écologique qui affecte citadins comme ruraux, et aggrave partout les inégalités se doit à « l’hégémonie d’un profit incontrôlé ».
Tout cela est parfaitement vu et clairement dit par le penseur français que je respecte le plus aujourd’hui, notamment pour son travail sur la complexité.
« Progrès scientifique technique »
Mais j’ai des doutes sur sa vision du rôle du « progrès scientifique technique » auquel il attribue « la cause des pires régressions de notre siècle » : Auschwitz, les armes nucléaires, les sociétés de surveillance et de soumission ainsi que les guerres de plus en plus meurtrières.
D’abord je ne crois pas au « progrès » à moins de le concevoir de manière quantique, c’est-à-dire comme une évolution positive et négative en même temps. Comme la technologie qui n’est, selon la formule connue, « ni bonne, ni mauvaise, ni neutre ». Cela dépend de ce que nous en faisons. Pour Morin « c’est lui [ce « progrès »] qui, animé par la soif du profit, a créé la crise écologique de la planète ».
Tout serait peut-être mieux dit si nous Inversions la phrase : c’est la poursuite « hégémonique » du profit, comme il l’a dit plus haut, qui entraîne la course incontrôlée aux innovations les mieux susceptibles d’enrichir ceux qui les mettent sur le marché.
Nous venons d’en voir l’illustration avec l’affaire Altman, le patron d’OpenAI, à qui nous devons ChatGPT, inoubliable tant elle est révélatrice. Mis de côté par ses associés qui lui reprochaient d’aller trop vite pour gagner plus d’argent, il a été réinstallé avec l’aide de Microsoft qui est, aujourd’hui, l’entreprise la plus riche du monde. La quête accélérée de profit s’est imposée à la prudence dans le développement de technologies ultra puissantes dont on ne mesure pas encore bien les risques qu’elles pourraient nous faire courir.
Une tendance si forte qu’elle donne lieu à la naissance qualifiée de « technosécessionisme » par Chem Assayag dans Usbek & Rica. » Un groupe ayant pour objectif de rendre la Silicon Vallée, voire la Californie indépendante des États-Unis ou de créer des îles indépendantes au large des côtes pour échapper aux quelques contraintes mises par les États.
Edgar Morin a le grand mérite de faire figurer science et technologie à côté des guerres et de la crise environnementale dans la polycrise (l’équation complexe) qui caractérise notre époque. Mais il me semble poser le problème à l’envers. Voyons ce qui se passe si nous permutons les points de sa proposition.
Et la tech dans tout ça ?
Je précise, ça n’est pas la tech qui est la cause de tous ces maux auxquels elle contribue.
- L’intelligence artificielle générative n’est qu’une étape dans l’évolution des technologies inventées par les humains, une étape essentielle car elle entraîne toutes les autres. Tech d’utilisation générale (general purpose technology), elle est, en outre susceptible d’acquérir de l’autonomie.
- Pour ces raisons, elle justifie plus encore que toutes les autres, l’intervention d’autorités étatiques ou inter-étatiques et des humains pour les « contenir » de façon urgente.
- Selon la façon dont elle est prise en charge à tous les niveaux (centre de recherche, entreprises, pouvoirs publics, institutions internationales) elle peut contribuer à réduire certains aspects de la crise écologique mais aussi l’aggraver (énergie consommée par les data centres et contribution à une croissance débridée)
- Bien utilisée elle peut même nous aider à gérer la complexité des polycrises en permettant de suivre les interactions entre les différents éléments qui les constituent.
Edgar Morin termine sa chronique en nous invitant à une Résistance qui rappelle celle à laquelle il a participé contre le régime Nazi. « C’est l’union, au sein de nos êtres, des puissances de l’Eros et de celles de l’esprit éveillé et responsable qui nourrira notre résistance aux asservissements, aux ignominies et aux mensonges. »
Tout cela est indispensable, mais il me semble que nous y parviendrons d’autant mieux que nous saurons intégrer le potentiel positif des technologies que nous mettons au point et des sciences qui les inspirent.
D’où la question qu’il faut toujours se poser « Et la tech dans tout ça ? ». Ne nous a-t-elle pas permis de mieux comprendre, par exemple, l’importance de la Renaissance en intégrant le rôle de l’imprimerie inventée de Gutemberg ?
N’est elle pas, aujourd’hui, la seule force menaçante qui comporte aussi des dimensions positives ?
Vidéo - Compétition et piège de Moloch
Dans The Dark Side of Competition in AI, Liv Boeree, ancienne championne de poker diplômée en astrophysique, présentatrice de télé et mannequin explique comment bien des problèmes liés aux menaces de l’IA naissent de la compétition entre les grandes boites. Liv empreinte sa principale métaphore à la Bible - Le piège de Moloch - quand des parents ont sacrifiés leurs enfants au dieu Moloch dans l'espoir de gagner ce qu'ils désiraient... mais n'y sont pas parvenus. Pas mal pour faire avancer la réflexion avec prudence par rapport aux courses effrénées qui dominent en ce moment.
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