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Thomas Piketty
Chercheur en sciences sociales

Le blog de Thomas Piketty


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13.05.2025 à 07:19

La France doit 30 milliards d’euros à Haïti

piketty

Texte intégral (1958 mots)
Il y a deux siècles, en 1825, l’Etat français imposait à Haïti un tribut afin de compenser les propriétaires d’esclaves pour leur perte de propriété. Cette dette, que le frêle Etat haïtien a du péniblement rembourser jusqu’aux années 1950, a lourdement handicapé le développement du pays, qui est aujourd’hui l’un des plus pauvres du monde. Tous les régimes qu’a connu la France au cours de cette période – monarchies, empire, républiques – ont continué de percevoir ces sommes, versées en toute bonne conscience à la Caisse des dépôts. Tous ces faits sont bien documentés et ne sont contestés par personne.
 
Disons-le d’emblée: la France doit environ 30 milliards d’euros à Haïti et devrait dès maintenant lancer des discussions sur les modalités de restitution. L’idée selon laquelle la France n’aurait pas les moyens d’un tel paiement ne tient pas. La somme est importante pour Haïti mais représente moins de 1% de la dette publique française (3 300 milliards) et à peine 0,2% des patrimoines privés (15 000 milliards): on est dans l’épaisseur du trait. Si l’on craint que l’argent soit mal utilisé, alors on peut imaginer qu’il soit placé dans des fonds dédiés réservés à des infrastructures d’éducation et de santé indispensables, comme le proposent explicitement depuis 2014 les pays de la Communauté des Caraïbes (CARICOM). Cette proposition a été approfondie dans un remarquable rapport publié en 2023 par le « Centre for Reparation Research »  de l’université de Kingston (Jamaïque) et l’Association américaine de droit international. Coordonné par Patrick Robinson, ancien président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et juge jamaïcain à la Cour international de justice, ce rapport va au-delà du cas haïtien et constitue sans doute le document le plus important publié à ce jour sur la question des réparations post-esclavagistes. Ses conclusions chiffrées sont désormais reprises officiellement par la Communauté des Caraïbes et l’Union africaine. Le fait même qu’elles aient été si peu débattues dans les pays occidentaux témoigne des inquiétantes déconnexions Nord-Sud qui caractérisent notre époque.
 
En ces temps troubles où le trumpisme tente de ressusciter l’idéologie extractiviste coloniale la plus brutale, la France gagnerait à entamer une démarche inverse, en montrant qu’elle est capable d’assumer et de corriger les injustices du passé, en commençant avec le cas spécifique mais hautement symbolique d’Haïti. Au 18e siècle, Saint-Domingue est la perle des colonies françaises, la plus profitable d’entre toutes, grâce à ses productions de sucre, de café et de coton. Les esclaves transportés d’Afrique représentent 90% de la population de l’île et atteignent un demi-million de personnes à la veille de 1789. Il s’agit de la plus forte concentration d’esclaves de l’espace atlantique de l’époque. Les esclaves se révoltent et prennent le contrôle de l’île en 1791-1792. Sous leur pression, la Convention abolit l’esclavage en 1794. Les propriétaires se mobilisent et obtiennent dès 1802 son rétablissement dans les autres îles esclavagistes françaises (Martinique, Guadeloupe, Réunion, où l’esclavage se prolongera jusqu’en 1848). Mais malgré plusieurs tentatives, la France ne parvient pas à reprendre le contrôle de Saint-Domingue, qui proclame son indépendance en 1804 sous le nom d’Haïti. L’Etat français finit par reconnaître Haïti en 1825, mais uniquement en imposant le fameux tribut de 125 millions de francs-or. Pour Haïti, la somme représente environ 300% de son revenu national, trois années de production. Il est impossible de la payer en une seule fois. Un consortium de banquiers français avance la somme, avec intérêts. C’est cette dette qu’Haïti va trainer comme un boulet jusqu’en 1950. En 1904, les autorités de la IIIe République refusent d’aller aux cérémonies du centenaire de l’indépendance afin de protester contre les retards de paiement. En 2004, dans un contexte très différent, Jacques Chirac renonce à se rendre au bicentenaire, car il craint les demandes de restitution. Que fera-t-on en 2104 ?
 
Pour transcrire le tribut de 1825 en montant de 2025, le plus transparent est d’appliquer la même proportion du revenu national haïtien actuel, ce qui conduit à une somme minimale de l’ordre de 30 milliards d’euros, compte tenu des remises de dette. Si l’on indexait la somme initiale non pas sur la croissance nominale de l’économie mais sur le rendement moyen du capital, on obtiendrait un montant 5 ou 10 fois plus élevé. L’indexation minimaliste proposée ici est proche de celle retenue dans le rapport Robinson de 2023. Ce dernier aboutit toutefois à des sommes totales autrement plus importantes (plusieurs milliers de milliards de dollars de réparations post-esclavagistes dans le cas français, et environ cent mille milliards à l’échelle mondiale), car il inclut non seulement le tribut de 1825 mais aussi et surtout une estimation de tous les salaires non versés aux esclaves sous l’esclavage, ainsi qu’une évaluation des maltraitances subies (pour un montant comparable aux salaires). L’approche se défend et a le mérite d’être très clairement expliquée dans le rapport.
 
On peut aussi considérer que l’on ne pourra pas tout régler avec des réparations explicites, et qu’il faut inscrire cette discussion dans un débat plus général sur la réforme du système économique et financier international et des défis sociaux et climatiques du 21e siècle, ce qui est également l’esprit du rapport Robinson. Le cas haïtien justifie à mon sens une restitution directe, dans la mesure où il met en jeu des versements interétatiques bien documentés. A un niveau plus général, mieux vaut sans doute privilégier une approche en termes de justice universaliste et prospective, ce qui de facto aboutira à des sommes au moins aussi élevées que dans la perspective de justice réparatrice. Ce qui est certain, c’est que les pays occidentaux ne pourront éternellement éviter ces débats, sauf à se couper durablement du reste du monde.           
 

 

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13.05.2025 à 07:16

France owes 30 billion € to Haïti

piketty

Texte intégral (1658 mots)
Two centuries ago, in 1825, the French state imposed a tribute on Haiti to compensate slave owners for their loss of property. This debt, which the fragile Haitian state had to struggle to repay until the 1950s, heavily crippled the country’s development, and it is, today, one of the poorest in the world. All the regimes France has experienced during this period – monarchies, empires and republics – continued to collect these sums, which were paid to the Caisse des Dépôts bank in due form. All of these facts are well-documented and are contested by no one.
 
Let’s state it outright: France owes approximately €30 billion to Haiti, and should immediately start restitution talks. The notion that France cannot afford such a payment does not hold up. While the sum is significant, it represents less than 1% of France’s public debt (€3.3 trillion) and barely 0.2% of private wealth (€15 trillion): It’s like a drop in the ocean.
 
If people are worried that the money might be misused, it could be placed in dedicated funds, earmarked for essential education and health infrastructure, as the Caribbean Community (CARICOM) countries have been explicitly proposing since 2014. This proposal was further explored in a remarkable 2023 report, published by the Centre for Reparation Research at the University of the West Indies (Kingston, Jamaica) and the American Society of International Law. Coordinated by Patrick Robinson, the Jamaican former president of the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia (ICTY) and an ex-judge of the International Court of Justice, the report looks beyond the Haitian case only, and is likely the most important document published on post-slavery reparations to date. Its conclusions, backed by figures, have since been officially endorsed by the Caribbean Community and the African Union. The very fact that they have been so little debated in Western countries reflects the alarming North-South disconnections that characterize our era.
 
In these turbulent times, in which Trumpism is attempting to resurrect the most brutal strains of colonial extractivist ideology, France would benefit from adopting an opposite approach, by demonstrating its ability to acknowledge and correct past injustices, starting with the specific but highly symbolic case of Haiti.
 
In the 18th century, Haiti, then known as Saint-Domingue, was the crown jewel of French colonies, the most profitable of them all, thanks to its sugar, coffee and cotton production. Slaves transported from Africa accounted for 90% of the island’s population, which reached half a million people before 1789. This represented the highest concentration of slaves in the Atlantic area at the time. They revolted and took control of the island in 1791-1792. Under pressure from this uprising, France’s Convention regime abolished slavery in 1794.
 
Slave owners mobilized and quickly secured the reinstatement of slavery in other French slaveholding islands (such as Martinique, Guadeloupe and Reunion Island, where slavery continued until 1848). However, despite several attempts, France could not take back control of Saint-Domingue, which declared its independence in 1804, under the name of Haiti.
 
The French state eventually recognized the country in 1825, but only through imposing the infamous tribute of 125 million gold francs. For Haiti, the sum represented about 300% of its national yearly income, three years of production. It was impossible to pay it all at once. A consortium of French bankers advanced the sum, with interest. This is the debt that Haiti dragged around, like a ball and chain, until the 1950s. In 1904, the authorities of France’s Third Republic refused to attend Haiti’s ceremonies for the centenary of its independence, to protest against debt payment delays. In 2004, in a very different context, then-president Jacques Chirac decided not to attend the bicentenary, as he feared restitution demands. What will we do in 2104?
 
To translate the 1825 tribute into an amount for 2025, the most transparent approach is to apply the same proportion to Haiti’s current national income, leading to a minimum sum of around €30 billion, taking debt reductions into account. If the initial amount were indexed not on nominal economic growth but on the average return on capital, the amount would be five or 10 times higher! The minimalist indexation proposed here is similar to the one used in the 2023 Robinson report.
 
However, the report concludes with much larger total sums (several trillion dollars in post-slavery reparations for France, and about $100 trillion on a global level), because it not only includes the 1825 tribute but also an estimation of all wages not paid to slave workers under slavery, as well as an evaluation of the mistreatment suffered (an amount comparable to the total wages). This approach is defensible and is very clearly explained in the report.
 
We can also consider that not everything can be resolved with explicit reparations, and that this discussion must be framed within a more general debate on reforming the international economic and financial system and addressing the 21st century’s social and climatic challenges, which is also the spirit behind the Robinson report. The Haitian case, in my view, justifies direct restitution, insofar as it involves well-documented inter-state payments. On a more general level, it is probably better to prioritize a universal and forward-looking approach to justice, which would lead to sums that are at least as large as those that would be paid from the perspective of restorative justice. What is certain is that Western countries cannot indefinitely avoid these debates, except by permanently isolating themselves from the rest of the world.
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09.05.2025 à 15:53

We call on the European Union to endorse a confederation of the states of Israel and Palestine in one homeland

piketty

Texte intégral (1713 mots)

Condemning atrocities or expressing abstract support for a ‘two-state solution’ is no longer sufficient, argues an international group of 121 academics and intellectuals.

The European Union must urgently support a political shift toward a just and equal future for Palestinians and Israelis through a confederation of two sovereign states. Rooted in the principles of A Land for All, this confederation – under the principle of two states in one homeland – is based on full political equality, mutual recognition, freedom of movement, shared Jerusalem, and a return mechanism for refugees through cooperation – not separation.

As the war devastates the lives of Palestinians and Israelis, and as Jewish and Palestinian communities around the world reel from pain, fear, and grief, we believe Europe must act with courage and clarity. A Land for All is a political movement that includes Palestinians and Israelis from across the homeland.

The ongoing cycle of war, occupation, and displacement has reached a political and moral breaking point. The continued support – whether implicit or explicit – of the international community for the status quo has allowed deepening violence, impunity, and authoritarianism to flourish. It is no longer enough to condemn atrocities or express support for a « two-state solution » in the abstract. What is needed is concrete backing for a new political horizon: one rooted in justice, dignity, and the shared humanity of both peoples.

The confederation model – two states in one homeland – offers this horizon. It is a practical, deeply considered framework created by Palestinians and Israelis working together, grounded in international law and present-day realities. Based on our commitment to international law and recognition of the realities on the ground, we offer a pragmatic path forward: Both peoples feel a deep connection to the land – and that will not change. This connection must be acknowledged, and any political process must begin from the current reality, not from the diplomatic frameworks of 30 years ago, at the time of the Oslo Accords.

This model addresses the longstanding deadlocks – water, settlements, refugees, and Jerusalem – not by postponing them, but by offering pragmatic, cooperative solutions from day one. It is grounded in the reality of intertwined lives and deep interdependence between Palestinians and Israelis – in the economy, climate, natural resources, Jerusalem, and the homeland itself. Even security and regional integration depend on mutual cooperation rather than control. A Land for All provides a realistic, future-oriented framework that responds to these shared challenges and connections.

We wish to affirm and strengthen what has already been said: the connection between defending the system of international laws and human rights and defending the rights of Palestinians to liberty and self-determination, which the international community has long failed to guarantee. There can be no true international stability without rights for Palestinians; this vacuum undermines the entire international system.

It is the duty of the EU – historically, politically and morally – to lead in supporting this shift. Europe has experienced the devastation of nationalist conflict and the power of integration. The EU was built on the promise that shared sovereignty and cooperation can replace war. That lesson must now be applied beyond its borders, especially in a region where Europe has long played a decisive role.

A confederation is the only realistic foundation for long-term security, economic development, welfare, and environmental sustainability for both Israelis and Palestinians. It can prevent further cycles of dehumanization and ensure that both peoples can live in dignity and peace. Continuing to support governments that prioritize expansion, occupation, and control over life and equality is a betrayal of Europe’s foundational values.

We call on the European Union to take a principled and courageous stand for peace, justice, and equality in the shared homeland of both Israelis and Palestinians. This means publicly endorsing the confederation model as a viable, just, and visionary alternative to the crumbling status quo. It means recognizing the State of Palestine not as a symbolic gesture, but as a transformative step toward ending the occupation and enabling equal sovereignty. It means using Europe’s economic and diplomatic influence to take immediate and drastic measures to stop the war and annexation, and incentivize concrete steps toward equality, including support for bi-national cooperation. It means providing robust support to grassroots and civil society initiatives that promote peace, democratic resistance, shared governance, mutual recognition, and the hard work of transitional justice.

This is not a time for silence or ambiguity. The EU must take a stand for peace over domination, for equality over oppression, for a future shared by both peoples and rooted in justice. The era of neutrality is over. The moment for European leadership is now!

First signatories: Annie Ernaux, writer and Nobel Prize in Literature in 2022; Sari Hanafi, professor of sociology at the American University of Beirut; François Héran, professor at the Collège de France; Cécile Laborde, professor of political theory at the University of Oxford; Chibli Mallat, lawyer and professor emeritus of law at the University of Utah; Florian Meinel, professor of constitutional law at the University of Göttingen; Samuel Moyn, professor of law and history at Yale University; Thomas Piketty, professor of economy at the Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales and Paris School of Economics and professor at the Paris School of Economics; Kenneth Pomeranz, professor of history at the University of Chicago; Julie Ringelheim, professor of law at the University of Louvain; Gisèle Sapiro, professor of sociology at the Ecole des Hautes Etudes en Science Sociales and National Center for Scientific Research (CNRS); Svetlana Slapsak, professor of anthropology of ancient worlds; Abram de Swaan, professor emeritus of social sciences at the University of Amsterdam; Olga Tokarczuk, writer and Nobel Prize in Literature in 2018; Dag Tuastad, professor in Middle Eastern studies at the University of Oslo.

This declaration can be signed here:

https://www.2s1hdeclaration.com/

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09.05.2025 à 15:48

Nous appelons l’Union européenne à soutenir le modèle d’une confédération des Etats d’Israël et de Palestine au sein d’un seul et même pays

piketty

Texte intégral (2257 mots)

Condamner les atrocités ou exprimer un soutien abstrait à une « solution à deux Etats » n’est plus suffisant, estime un collectif international de 121 universitaires et intellectuels.

L’Union européenne (UE) doit soutenir de toute urgence un changement politique en faveur d’un avenir juste et équitable pour les Palestiniens et les Israéliens, par le biais d’une confédération de deux Etats souverains. Basée sur le principe de deux Etats dans un seul pays confédéré, suivant la proposition du mouvement A Land for All, cette confédération sera fondée sur la pleine égalité politique, la reconnaissance mutuelle, la liberté de mouvement, le partage de Jérusalem et un dispositif de retour pour les réfugiés par la coopération entre les deux Etats – et non par la séparation.

Alors que la guerre dévaste la vie des Palestiniens et des Israéliens, et que les juifs et les Palestiniens du monde entier sont en proie à la douleur, à la peur et au deuil, nous pensons que l’Europe doit agir avec courage et clarté. A Land for All est un mouvement politique qui regroupe des Palestiniens et des Israéliens de tout le territoire.

Le cycle actuel de la guerre, de l’occupation et du déplacement a atteint un point de rupture politique et moral. Le soutien continu – implicite ou explicite – de la communauté internationale au statu quo a permis l’aggravation de la violence, de l’impunité et de l’autoritarisme. Condamner les atrocités ou exprimer un soutien abstrait à une « solution à deux Etats » n’est plus suffisant. Ce qu’il faut, c’est un soutien concret à un nouvel horizon politique : un horizon ancré dans la justice, la dignité et l’humanité partagée des deux peuples.
Interdépendance profonde

Le modèle de la confédération – deux Etats dans un seul pays confédéré – propose cet horizon. Il s’agit d’un cadre pratique, mûrement réfléchi, créé par des Palestiniens et des Israéliens travaillant ensemble, fondé sur le droit international et les réalités actuelles.

Sur la base de notre attachement au droit international et de la reconnaissance des réalités de terrain, nous proposons une voie pragmatique : les deux peuples ressentent un lien profond à cette terre – et cela ne changera pas. Ce lien doit être reconnu et tout processus politique doit partir de la réalité actuelle, et non des cadres diplomatiques d’il y a trente ans, tels qu’ils existaient au moment des accords d’Oslo.
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Ce modèle s’attaque aux impasses de longue date – l’eau, les colonies, les réfugiés et Jérusalem – non pas en les remettant à plus tard, mais en proposant des solutions pragmatiques et coopératives dès le premier jour. Il est fondé sur la réalité des vies entremêlées et de l’interdépendance profonde entre Palestiniens et Israéliens – dans la vie économique, l’environnement, l’accès aux ressources naturelles, Jérusalem et le territoire lui-même. La sécurité et l’intégration régionale dépendent elles aussi de la coopération mutuelle, plus que du contrôle. A Land for All offre un cadre réaliste,

Il est essentiel d’affirmer et de renforcer ce qui a déjà été dit : le lien entre, d’un côté, le respect du droit international et des droits humains, de l’autre, la défense du droit des Palestiniens à la liberté et à l’autodétermination, que la communauté internationale a trop longtemps manqué de garantir. Il ne peut y avoir de véritable stabilité internationale sans droits pour les Palestiniens. Ce vide sape l’ensemble du système international.

Il est du devoir de l’UE – historiquement, politiquement et moralement – de prendre l’initiative de soutenir ce changement. L’Europe a fait l’expérience des ravages produits par les conflits nationalistes et du pouvoir de l’intégration. L’UE s’est construite sur la promesse que le partage de la souveraineté et la coopération peuvent remplacer la guerre. Cette leçon doit maintenant être appliquée au-delà de ses frontières, en particulier dans une région où l’Europe a longtemps joué un rôle décisif.

Une confédération est la seule base réaliste en vue de la sécurité à long terme, du développement économique, du bien-être et de la durabilité environnementale, tant pour les Israéliens que pour les Palestiniens. Elle peut empêcher de nouveaux cycles de déshumanisation et garantir que les deux peuples puissent vivre dans la dignité et la paix. Continuer à soutenir des gouvernements qui privilégient l’expansion, l’occupation et le contrôle au détriment de la vie et de l’égalité est une trahison des valeurs fondamentales de l’Europe.

Nous appelons l’UE à adopter une position de principe courageuse en faveur de la paix, de la justice et de l’égalité dans le pays commun des Israéliens et des Palestiniens.

Cela signifie soutenir publiquement le modèle de confédération comme une alternative viable, juste et visionnaire au statu quo en voie d’effondrement. Cela signifie reconnaître l’Etat de la Palestine non pas comme un geste symbolique, mais comme une étape transformatrice vers la fin de l’occupation et la mise en place d’une égale souveraineté. Cela signifie user de l’influence économique et diplomatique de l’Europe pour prendre des mesures immédiates et drastiques afin de mettre fin à la guerre et à l’annexion, et encourager des dispositifs concrets en faveur de l’égalité, y compris le soutien à la coopération binationale. Cela signifie apporter un soutien solide aux initiatives « d’en bas » et de la société civile qui promeuvent la paix, la résistance démocratique, la gouvernance partagée, la reconnaissance mutuelle et le difficile travail de la justice transitionnelle.

L’heure n’est pas au silence ou à l’ambiguïté. L’UE doit prendre position pour la paix plutôt que pour la domination, pour l’égalité plutôt que pour l’oppression, pour un avenir partagé par les deux peuples et ancré dans la justice. L’ère de la neutralité est révolue. Le moment est venu pour l’Europe d’assumer un rôle moteur.

Premiers signataires : Annie Ernaux, écrivaine et Prix Nobel de littérature en 2022 ; Sari Hanafi, professeur de sociologie à l’université américaine de Beyrouth ; François Héran, professeur au Collège de France ; Cécile Laborde, professeure de théorie politique à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) ; Chibli Mallat, avocat et professeur émérite de droit à l’université d’Utah ; Florian Meinel, professeur de droit constitutionnel à l’université de Göttingen (Allemagne) ; Samuel Moyn, professeur de droit et d’histoire à l’université Yale (Connecticut) ; Thomas Piketty, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur à l’Ecole d’économie de Paris ; Kenneth Pomeranz, professeur d’histoire à l’université de Chicago (Illinois) ; Julie Ringelheim, professeure de droit à l’université de Louvain (Belgique) ; Gisèle Sapiro, directrice d’études à l’EHESS et directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; Svetlana Slapsak, professeure d’anthropologie des mondes anciens ; Abram de Swaan, professeur émérite de sciences sociales de l’université d’Amsterdam ; Olga Tokarczuk, écrivaine et Prix Nobel de littérature en 2018 ; Dag Tuastad, professeur en études du Moyen-Orient à l’université d’Oslo.

Chacun peut signer cette déclaration ici: 

https://www.2s1hdeclaration.com/

 

 

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15.04.2025 à 09:02

Repenser le monde sans les Etats-Unis

piketty

Texte intégral (1772 mots)

Les États-Unis ne sont plus un pays fiable. Pour certains le constat n’a rien de nouveau. La guerre d’Irak lancée en 2003, avec à la clé plus de cent mille morts, une déstabilisation régionale durable et le retour de l’influence russe, avait déjà montré au monde les méfaits de l’hubris militaire états-unien. Mais la crise actuelle est nouvelle, car elle met en cause le cœur même de la puissance économique, financière et politique du pays, qui apparaît comme déboussolé, gouverné par un chef instable et erratique, sans aucune force de rappel démocratique.

Pour penser la suite, il faut prendre la mesure du tournant en cours. Si les trumpistes mènent une politique aussi brutale et désespérée, c’est parce qu’ils ne savent pas comment réagir face à l’affaiblissement économique du pays. Exprimé en parité de pouvoir d’achat, c’est-à-dire en volume réel de biens, de services et d’équipements produits chaque année, le PIB de la Chine a dépassé celui des Etats-Unis en 2016. Il est actuellement plus de 30% plus élevé et atteindra le double du PIB états-unien d’ici 2035. La réalité est les Etats-Unis sont en train de perdre le contrôle du monde.

Plus grave encore : l’accumulation des déficits commerciaux a conduit le pays à une dette extérieure publique et privée d’une ampleur inédite (70% du PIB en 2025). La remontée des taux d’intérêt pourrait conduire les Etats-Unis à devoir verser au reste du monde des flux d’intérêts considérables, ce à quoi ils avaient jusqu’ici échappé grâce à leur mainmise sur le système financier mondial. C’est ainsi qu’il faut lire la proposition détonante des économistes trumpistes visant à taxer les intérêts versés aux détenteurs étrangers de titres états-uniens. Plus direct encore, Trump veut renflouer son pays en s’appropriant les minerais ukrainiens, en prime du Groenland et de Panama. 

D’un point de vue historique, il faut noter que l’énorme déficit commercial états-unien – environ 3-4% du PIB en moyenne chaque année de 1995 à 2025  – a un seul précédent pour une économie de cette taille : c’est approximativement le déficit commercial moyen des principales puissances coloniales européennes (Royaume-Uni, France, Allemagne, Pays-Bas) entre 1880 et 1914. La différence est que ces pays détenaient d’énormes actifs extérieurs, qui leur rapportaient tellement d’intérêts et de dividendes que cela suffisait amplement à financer leur déficit commercial, tout en continuant d’accumuler des créances dans le reste du monde.

Trump n’est au fond qu’un chef colonial empêché. Comme l’Europe du passé, il voudrait que la pax americana soit récompensée par des subsides versés par le reste du monde reconnaissant, de façon à financer éternellement ses déficits. Le problème est que la puissance états-unienne est déjà déclinante, et que l’époque ne se prête plus du tout à ce type de colonialisme brutal et sans retenue. Perdu sans ses références passéistes, Trump semble ignorer que les Etats-Unis se sont construits en 1945 sur la rupture avec l’ordre colonial européen et la mise en place d’un autre modèle de développement, fondé sur l’idéal démocratique et une avance éducative considérable sur le reste du monde. Ce faisant, il mine le prestige moral et politique sur lequel son pays a bâti son leadership.

Que faire face à cet effondrement ? D’abord s’adresser aux pays du Sud et leur proposer la mise en place d’un nouveau multilatéralisme social et écologique, en lieu et place du défunt multilatéralisme libéral. L’Europe doit enfin soutenir une réforme profonde de la gouvernance du FMI et de la Banque Mondiale, de façon à sortir du système censitaire actuel et de donner toute leur place à des pays comme le Brésil, l’Inde ou l’Afrique du Sud. Si elle continue de s’allier aux Etats-Unis pour bloquer ce processus irrémédiable, alors les BRICS bâtiront inévitablement une architecture internationale parallèle, sous la houlette de la Chine et de la Russie. Si l’Afrique subsaharienne avait bénéficié de meilleurs termes des échanges au cours des dernières décennies, elle aurait pu investir dans ses infrastructures, son éducation et sa santé. Au lieu de cela, ses gouvernements doivent se débattre dans des conditions héroïques avec des moyens affligeants (à peine 200€ par an et par enfant en parité de pouvoir d’achat pour l’éducation d’un élève en primaire et secondaire, 60€ aux taux de change courants), là où chaque enfant du Nord a droit à 40 ou 50 fois plus (8000€ en Europe, 10000€ aux Etats-Unis).  

De même, l’Europe a commis une grave erreur en 2024 en s’opposant à la proposition de justice fiscale promue au G20 par le Brésil, et en votant contre la mise en place à l’ONU d’une convention-cadre sur la fiscalité équitable, là encore avec les Etats-Unis, tout cela pour préserver le monopole de l’OCDE et du club des pays riches sur ces questions jugées trop importantes pour être laissées aux plus pauvres.  

L’Europe doit enfin reconnaître son rôle dans les déséquilibres commerciaux mondiaux. Il est aisé de stigmatiser les excédents objectivement très excessifs de la Chine, qui comme les Occidentaux avant elle abuse de son pouvoir pour sous-payer les matières premières et inonder le monde de biens manufacturiers. Ce qui en outre ne bénéficie guère à sa population, qui aurait bien besoin de salaires plus élevés et d’une sécurité sociale digne de ce nom. Mais le fait est que l’Europe a également tendance à sous-consommer et sous-investir sur son territoire. Entre 2014 et 2024, la balance commerciale (biens et services) des Etats-Unis accuse un déficit annuel moyen d’environ 800 milliards de dollars. Pendant ce temps, l’Europe réalise un excédent moyen de 350 milliards de dollars, presque autant que la Chine, le Japon, la Corée et Taïwan réunis (450 milliards). Il faudra bien plus que la relance militaro-budgétaire allemande ou la mini-taxe carbone aux frontières envisagées actuellement pour que l’Europe contribue enfin à promouvoir un autre modèle de développement, social, écologique et équitable.

 

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15.04.2025 à 07:40

Rethinking the world without the US

piketty

Texte intégral (1578 mots)


The United States is no longer a reliable country. For some, this is nothing new. The Iraq War, launched in 2003 – resulting in over 100,000 deaths, lasting regional destabilization, and the return of Russian influence – had already shown the world the wrondoings of American military hubris. But the current crisis is new because it challenges the very core of the country’s economic, financial, and political power. The US appears disoriented, led by an unstable and erratic leader with no democratic counterweight.

To envision what comes next, we need to comprehend the ongoing turning point. If Trumpists are pursuing such a brutal and desperate policy, it’s because they don’t know how to respond to the country’s economic decline. Measured in purchasing power parity – meaning the real volume of goods, services, and equipment produced each year – China’s GDP surpassed that of the US in 2016. It is currently more than 30% higher and will reach double the US GDP by 2035. The reality is that the US is losing control of the world.


More serious still, the accumulation of trade deficits has pushed the country’s public and private external debt to unprecedented levels (70% of GDP by 2025). The rise in interest rates could lead the US to have to pay substantial interest flows to the rest of the world, something it had so far escaped thanks to its grip on the global financial system. It is in this context that we should interpret the explosive proposal by Trumpist economists to tax interest payments to foreign holders of US securities. More directly, Trump wants to refill his country’s coffers by seizing Ukrainian minerals, along with Greenland and Panama.


From a historical perspective, it is worth noting that the enormous US trade deficit (about 3-4% of GDP on average each year from 1995 to 2025) has only one precedent for an economy of this size: It correspondents roughly to the average trade deficit of the major European colonial powers (United Kingdom, France, Germany, and the Netherlands) between 1880 and 1914. The difference is that those countries held vast external assets, which brought in so much interest and dividends that it was more than enough to fund their trade deficit while continuing to accumulate claims in the rest of the world.


Trump is essentially nothing more than a thwarted colonial leader. Like the European powers of the past, he wants the « Pax Americana » to be rewarded by subsidies from a grateful world in order to eternally finance its deficits. The problem is that American power is already declining, and the era no longer lends itself to this type of brutal and unrestrained colonialism. Lost in his backward references, Trump seems unaware that the US built itself in 1945 on a break with the European colonial order and on the creation of a different development model based on democratic ideals and a significant educational advantage over the rest of the world. In doing so, he undermines the moral and political prestige on which his country’s leadership has been built.


What to do in the face of this collapse? First, address the countries of the Global South and propose the establishment of a new social and environmental multilateralism to replace the now-defunct liberal multilateralism. Europe must finally support a thorough reform of the governance of the International Monetary Fund and the World Bank in order to move away from the current censitary system and give countries like Brazil, India and South Africa their rightful place. If it continues to ally with the US in blocking this inevitable transformation, then the BRICS [Brazil, Russia, India, China, and South Africa] will inevitably build a parallel international architecture led by China and Russia.

If Sub-Saharan Africa had benefited from better terms of trade over the past decades, it could have invested in its infrastructure, education, and health. Instead, its governments are forced to struggle in heroic conditions with extremely limited resources: barely €200 per child per year in purchasing power parity for primary and secondary education (€60 at current exchange rates), while each child in the Global North is entitled to 40 or 50 times more (€8,000 in Europe, €10,000 in the US).

Similarly, Europe made a grave mistake in 2024 by opposing the fiscal justice proposal promoted by Brazil at the G20 and by voting – alongside the US –against the establishment of a framework convention on fair taxation at the United Nations. All of this was done to preserve the OECD’s monopoly – and that of the club of rich countries – over issues deemed too important to be left to the poorest.


Europe must finally recognize its role in global trade imbalances. It is easy to stigmatize China’s objectively excessive surpluses. Like the Western powers before it, China abuses its power to underpay for raw materials and flood the world with manufactured goods. This strategy also barely benefits its population, who would greatly benefit from higher wages and a proper social security system.


But the fact is that Europe also tends to underconsume and underinvest in its territory. Between 2014 and 2024, the balance of trade (goods and services) of the US recorded an average annual deficit of about $800 billion. Meanwhile, Europe achieved an average surplus of $350 billion, almost as much as China, Japan, South Korea, and Taiwan combined ($450 billion). It will take much more than Germany’s military budget revival or the current discussions of a modest carbon border tax for Europe to finally contribute to promoting a different development model – one that is social, environmental, and equitable.

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18.03.2025 à 09:43

Regaining confidence in Europe

piketty

Texte intégral (1618 mots)
In the face of the Trumpian onslaught, Europe urgently needs to regain its self-confidence and propose a different development model to its citizens and the world. To achieve this, it must start by overcoming the permanent self-denigration that too often stands in for public debate on our continent. According to the doxa that prevails in many leadership circles, Europe is living beyond its means and needs to tighten its belt. The latest version of this rhetoric states that social spending should be cut in order to concentrate on the only priority that counts: The race with Donald Trump and Vladimir Putin on military spending.

The problem is that everything about this diagnosis is wrong. In economic terms, the reality is that Europe is perfectly capable – if that proves useful – of pursuing several objectives at the same time. In particular, Europe has been running strong balance of payments surpluses for years, while the United States has a huge deficit. In other words, it is the US that spends more within its own territory than it produces, while Europe does exactly the opposite, accumulating its savings in the rest of the world (notably, in the US).

Over the last 15 years, the average annual surplus has reached 2% of Europe’s gross domestic product (GDP), which has not been seen for over a century. This can be seen just as well in southern Europe as in Germany and northern Europe, with levels sometimes exceeding 5% of GDP in certain countries. By contrast, since 2010, the US has accumulated average deficits of around 4% of its GDP.

France is in the middle of the pack, with a near-even balance of payments (with a deficit of less than 1% of its GDP, and a younger population than its neighbors). The truth is that Europe has healthier economic and financial fundamentals than the US – indeed, they are so healthy that the real risk has long been not spending enough. Rather than an austerity treatment, Europe needs, more than anything, an investment treatment if it is to avoid slow agony, as the Draghi Report aptly diagnosed.

However, it must do so in its own European way, by prioritizing human welfare and sustainable development, and focusing on collective infrastructure (training, health, transport, energy, climate). Europe has already overtaken the US in health terms, with a life expectancy gap that continues to expand in the Europeans’ favor.
All this while spending just over 10% of GDP on European healthcare, while the US hovers around 18%, proof, if any were needed, of the private sector’s inefficiency and the extra costs it generates, no matter what Elon Musk and his brigades may think. Europe must continue to support its healthcare professionals so that they can continue in this vein. It also has the means to definitively surpass the US in terms of transport, climate, training and productivity, provided it makes the necessary public investments.

If indispensable, Europe could also increase its military spending. However, it remains to be proved that this is necessary. Dedicating billions to the military is an easy way to show that we’re doing something about the Russian threat, but there’s nothing to say that it’s the most effective one. Combined, European budgets already far exceed Russian budgets. The real challenge is to spend these sums together, and, above all, to establish structures to enable collective decisions on effectively protecting Ukrainian territory.
 
To finance the country’s reconstruction, it’s also time for Europe to not only seize Russian public assets (totalling €300 billion, including €210 billion in Europe) but also private assets, estimated at around €1 trillion, most of which is in Europe, and of which only a few crumbs have been seized to date. This will require the establishment of a genuine European asset registry to finally record who owns what on our continent, a tool that is also indispensable for combating serious crime and pursuing a social and tax justice policy.
 
Then there’s the essential question. Why isn’t Europe, with its wealth of savings and de facto position as the world’s leading economic and financial power, investing more? One classic explanation is a demographic one: European countries, faced with the prospect of aging populations, are preparing for their citizens’ old age by accumulating tons of savings in the rest of the world. Yet it would be more useful to spend these sums in Europe, to enable the continent’s younger generations to imagine a future for themselves.
 
Another explanation is nationalism: Each European country suspects its neighbor of wanting to squander the products of its labor, and prefers to keep them under lock and key. Commercial and financial globalization has fuelled deep anxiety – for instance in Sweden, after the 1992 banking crisis, and in Germany, during the 1998-1999 post-unification crisis – and has, in Europe, led many to fall back on saving and an « everyone for themselves » mindset, which has only gotten worse since the 2008 financial crisis.
 
However, the main factor is, first and foremost, political and institutional. There is no existing democratic framework in which European citizens can collectively decide how best to use the wealth they produce. At present, these decisions are effectively left to a few large groups and a small social segment of corporate executives and shareholders. The solution to this can take many forms, such as a European Parliamentary Union relying on a strong core of countries. What is certain is that the demand for Europe has never been so strong, and that leaders have a duty to respond to it with boldness and imagination, going beyond the beaten track and false certainties.
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18.03.2025 à 09:39

Reprendre confiance en l’Europe

piketty

Texte intégral (1772 mots)

Face à la déferlante trumpiste, il est urgent que l’Europe reprenne confiance en elle-même et propose à ses citoyens et au monde un autre modèle de développement. Pour y parvenir, il faut commencer par sortir de l’autodénigrement permanent qui tient trop souvent lieu de débat public sur notre continent. D’après la doxa en vigueur dans de nombreux cercles dirigeants, l’Europe vivrait au-dessus de ses moyens et devrait se serrer la ceinture. La dernière version de ce discours est qu’il faudrait couper dans les dépenses sociales afin de se concentrer sur la seule priorité qui vaille : la course-poursuite avec Trump et Poutine sur les dépenses militaires.

Le problème est que tout est faux dans ce diagnostic. Sur le plan économique, la réalité est que l’Europe a parfaitement les moyens – si cela s’avère utile – de poursuivre plusieurs objectifs en même temps.  En particulier, l’Europe dégage depuis des années de solides excédents de sa balance des paiements, alors que les États Unis ont un énorme déficit. Autrement dit, ce sont les Etats-Unis qui consomment et investissent sur leur territoire plus qu’ils ne produisent, alors que l’Europe fait exactement l’inverse et accumule son épargne dans le reste du monde (notamment aux Etats-Unis). Au cours des quinze dernières années, l’excédent annuel moyen atteint les 2% du PIB en Europe, ce qui ne s’est tout simplement jamais vu depuis plus d’un siècle. Il s’observe  en Europe du Sud aussi bien qu’en Allemagne et en Europe du Nord, avec des niveaux dépassant parfois les 5% du PIB. A l’inverse, les Etats-Unis ont accumulé depuis 2010 des déficits moyens de l’ordre de 4% du PIB. La France se situe à mi-chemin et affiche une balance des paiements en quasi-équilibre (avec un déficit inférieur à 1% du PIB et une population sensiblement plus jeune que ses voisins). La vérité est que l’Europe a des fondamentaux économiques et financiers plus sains que les Etats-Unis – tellement sains que le vrai risque est depuis longtemps de ne pas dépenser suffisamment. Plutôt que d’une cure d’austérité, l’Europe a surtout besoin d’une cure d’investissement si elle veut éviter une lente agonie, comme l’a bien diagnostiqué le rapport Dragui.

Mais elle doit le faire à sa façon, à l’européenne, en privilégiant le bien-être humain et le développement durable, et en se concentrant sur les infrastructures collectives (formation, santé, transports, énergie, climat). L’Europe a déjà dépassé les Etats-Unis sur le plan de la santé, avec un écart d’espérance de vie qui ne cesse de se creuser au bénéfice des Européens. Tout cela en dépensant à peine plus de 10% du PIB pour la santé du continent, alors que les Etats-Unis avoisinent les 18%, preuve s’il en est de l’inefficacité du secteur privé et des surcoûts qu’il génère, n’en déplaise à Musk et à ses brigades. L’Europe doit continuer de soutenir ses soignants pour qu’ils poursuivent sur cette lignée. Elle a aussi les moyens de dépasser définitivement les Etats-Unis sur le plan des transports, du climat, de la formation et de la productivité, pour peu qu’elle réalise les investissements publics nécessaires.

Si cela s’avère indispensable, l’Europe pourrait aussi augmenter ses dépenses militaires. Encore faut-il apporter la preuve de cette nécessité. Consacrer des milliards à l’armée est une façon facile de montrer que l’on fait quelque chose face à la menace russe, mais rien n’indique ce soit la plus efficace. Les budgets européens cumulés dépassent déjà largement les budgets russes. Le vrai enjeu est de dépenser ces sommes ensemble, et surtout de mettre en place des structures permettant de prendre des décisions collectives pour protéger efficacement le territoire ukrainien.

Pour financer la reconstruction du pays, il est également temps que l’Europe saisisse non seulement les actifs publics russes (300 milliards d’euros, dont 200 milliards en Europe) mais également les actifs privés, estimés à environ 1000 milliards, l’essentiel en Europe, et dont seules quelques miettes ont été saisies à ce jour. Cela exigera la mise en place d’un véritable cadastre financier européen permettant d’enregistrer enfin qui possède quoi sur notre continent, outil également indispensable pour lutter contre la grande délinquance et mener une politique de justice sociale et fiscale.  

Il reste la question essentielle. Pourquoi l’Europe, qui regorge d’épargne et constitue de facto la première puissance économique et financière de la planète, n’investit-elle pas davantage? Une explication classique est démographique : face au vieillissement, les pays européens préparent leurs vieux jours en accumulant des tonnes d’épargne dans le reste du monde. Il serait pourtant plus utile de dépenser ces sommes en Europe pour permettre aux jeunes générations de se projeter dans l’avenir. Une autre explication est le nationalisme : chaque pays européen suspecte son voisin de vouloir dilapider le produit de son travail et préfère le mettre sous clé. De fait, la mondialisation commerciale et financière a nourri une profonde inquiétude – en Suède après la crise bancaire de 1992 ou en Allemagne lors de la crise post-unification de 1998-1999 – et a engendré en Europe un repli vers l’épargne et le chacun-pour-soi, qui n’a fait que s’aggraver après la crise de 2008.

Mais le principal facteur est d’abord politique et institutionnel. Il n’existe aucun cadre démocratique où les citoyens européens pourraient décider collectivement de la meilleure façon d’utiliser les richesses qu’ils produisent. Actuellement, ces décisions sont de fait abandonnées à quelques grands groupes et à une mince couche sociale de dirigeants d’entreprises et d’actionnaires. La solution peut prendre plusieurs formes, comme celle d’une Union parlementaire européenne s’appuyant sur un noyau dur de pays. Ce qui est certain, c’est que la demande d’Europe n’a jamais été aussi forte, et que les dirigeants se doivent d’y répondre avec audace et imagination, au-delà des sentiers battus et des fausses certitudes.  

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18.02.2025 à 09:05

Trump, national-capitalism at bay

piketty

Texte intégral (1508 mots)

 

For anyone in doubt, Donald Trump has at least made things clear: the right exists and it speaks loudly. As has often been the case in the past, it takes the form of a mixture of violent nationalism, social conservatism and unbridled economic liberalism. We could call Trumpism national-liberalism, or more accurately, national-capitalism. Trump’s remarks on Greenland and Panama show his attachment to the most aggressive, authoritarian and extractivist form of capitalism, which is basically the real and concrete form that economic liberalism has often taken throughout history, as Arnaud Orain has just reminded us in « Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, XVIe-XXIe siècle » (Flammarion, 2025) (« The confiscated world. Essay on the capitalism of finitude, 16th-21th century »).

Let’s be clear: Trump’s national capitalism likes to flaunt its strength, but it is actually fragile and at bay. Europe has the means to confront it, provided it regains confidence in itself, forges new alliances and calmly analyzes the strengths and limitations of this ideological framework.

Europe is well placed to do so. It has long based its development on a similar military-extractivist pattern, for better or for worse. After forcibly seizing control of sea routes, raw materials and the global textile market, European powers imposed colonial tribute on all resistant nations throughout the 19th century, from Haiti to China and Morocco. By 1914, they were engaged in a fierce struggle for control of territories, resources and global capitalism. They even imposed increasingly exorbitant tributes on one another – Prussia demanded tribute from France in 1871, then France from Germany in 1919: 132 billion gold marks, more than three years of German GDP at the time. A ratio comparable to the tribute imposed on Haiti in 1825, except that this time Germany had the means to defend itself. Endless escalation led to the collapse of the system and of Europe’s hubris.

This is the first weakness of national capitalism: when powers reach a boiling point, they end up devouring each other. The second is that the dream of prosperity promised by national capitalism always ends up disappointing public expectations because it is, in reality, built on exacerbated social hierarchies and an ever-growing concentration of wealth. If the Republican Party has become so nationalistic and virulent toward the outside world, it is first and foremost due to the failure of Reagan-era policies, which were supposed to boost growth, but only slowed it and led to stagnating incomes for most. In the mid-20th century, American productivity, measured as GDP per hour worked, was double that of Europe, thanks to the country’s educational advantage. Since the 1990s, it has been at the same level as that of the most advanced European countries (Germany, France, Sweden or Denmark), with differences so small they are statistically indistinguishable.

Impressed by market capitalizations and billion-dollar figures, some observers are amazed by the US’s economic power. They forget that these valuations stem from the monopoly dominance of a few major groups, and, more broadly, that the astronomical dollar amounts reflect the very high prices imposed on American consumers. It’s akin to analyzing wage trends without taking inflation into account. When measured in terms of purchasing power parity, the reality is very different: the productivity gap with Europe disappears entirely.

Using this measurement, China’s GDP surpassed that of the US in 2016. It is currently more than 30% higher and will reach double the US GDP by 2035. This has very real consequences in terms of its capacity to influence and finance investment in the Global South, especially if the US locks itself into its arrogant, neo-colonial posture. The reality is that the US is on the verge of losing control of the world, and Trump’s rhetoric won’t change that.

Let’s summarize: the strength of national capitalism lies in glorifying power and national identity while denouncing the illusions of carefree rhetoric about universal harmony and class equality. Its weakness is that it clashes with power struggles and forgets that sustainable prosperity requires an educational, social and environmental investment that benefits all.

In the face of Trumpism, Europe must, first and foremost, remain true to itself. No one on the continent, not even the nationalist right, wants to return to the military postures of the past. Rather than devoting its resources to an endless arms race – Trump is now demanding military budgets of up to 5% of GDP – Europe must base its influence on law and justice. Targeted financial sanctions, effectively applied to a few thousand leaders, can make a stronger impact than stockpiling tanks. Above all, Europe must heed the calls from the Global South for economic, fiscal and climate justice. It must renew its commitment to social investment and definitively overtake the US in terms of training and productivity, just as it has already done in terms of health and life expectancy. After 1945, Europe rebuilt itself through the welfare state and the social-democratic revolution. This project remains unfinished: on the contrary, it must be seen as the beginning of a model of democratic and ecological socialism that must now be thought through on a global scale.

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18.02.2025 à 09:04

Trump, le national-capitalisme aux abois

piketty

Texte intégral (1829 mots)
Pour ceux qui avaient un doute, Trump a au moins le mérite de clarifier les choses: la droite existe et parle fort. Comme souvent dans le passé, elle prend la forme d’un mélange de nationalisme brutal, de conservatisme sociétal et de libéralisme économique débridé. On pourrait qualifier le trumpisme de national-libéralisme, ou plus justement de national-capitalisme. Les saillies trumpistes sur le Groenland et Panama montrent son attachement au capitalisme autoritaire et extractiviste le plus agressif, qui est au fond la forme réelle et concrète qu’a pris le plus souvent le libéralisme économique dans l’histoire, comme vient de le rappeler Arnaud Orain dans un livre passionnant (Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude16e-21e siècle, Flammarion, 2025).
 
Disons-le clairement: le national-capitalisme trumpiste aime étaler sa force, mais il est en réalité fragile et aux abois. L’Europe a les moyens d’y faire face, à condition de reprendre confiance en elle-même, de nouer de nouvelles alliances et d’analyser sereinement les atouts et les limites de cette matrice idéologique.
 
L’Europe est bien placée pour cela: elle a longtemps appuyé son développement sur un schéma militaro-extractiviste similaire, pour le meilleur et pour le pire. Après avoir pris le contrôle par la force des voies maritimes, des matières premières et du marché textile mondial, les puissances européennes imposent tout au long du 19e siècle des tributs coloniaux à tous les pays récalcitrants, de Haïti à la Chine en passant par le Maroc. A la veille de 1914, c’est la main sur la canonnière qu’elles se livrent à une lutte féroce pour le contrôle des territoires, des ressources et du capitalisme mondial. Elles s’imposent même des tributs entre elles, de plus en plus exorbitants, la Prusse à la France en 1871, puis la France à l’Allemagne en 1919 : 132 milliards de marks-or, soit plus de trois années de PIB allemand de l’époque. Autant que le tribut imposé à Haïti en 1825, sauf que cette fois-ci l’Allemagne a les moyens de se défendre. L’escalade sans fin conduit à l’effondrement du système et de l’hubris européen.  
 
C’est la première faiblesse du national-capitalisme : les puissances chauffées à blanc finissent par se dévorer entre elles. La seconde est que le rêve de prospérité promis par le national-capitalisme finit toujours pas décevoir les attentes populaires, car il repose en réalité sur des hiérarchies sociales exacerbées et une concentration toujours plus forte des richesses. Si le parti républicain est devenu aussi nationaliste et virulent vis-à-vis du monde extérieur, c’est d’abord du fait de l’échec des politiques reaganiennes, qui devaient booster la croissance mais n’ont fait que la réduire et ont conduit à la stagnation des revenus du plus grand nombre. La productivité états-unienne, telle que mesurée par le PIB par heure travaillée, était le double du niveau européen au milieu du 20e siècle, grâce à l’avance éducative du pays. Elle se situe depuis les années 1990 au même étiage que celle des pays européens les plus avancés (Allemagne, France, Suède ou Danemark), avec des écarts si faibles qu’ils ne peuvent statistiquement être distingués.
 
Impressionnés par les capitalisations boursières et les montants en milliards de dollars, certains observateurs s’émerveillent de la puissance économique états-unienne. Ils oublient que ces capitalisations s’expliquent par le pouvoir de monopole de quelques grands groupes, et plus généralement que les montants astronomiques en dollars découlent pour une large part du très haut niveau des prix imposés aux consommateurs états-uniens. C’est comme si on analysait l’évolution des salaires en oubliant l’inflation. Si l’on raisonne en parité de pouvoir d’achat, alors la réalité est très différente : l’écart de productivité avec l’Europe disparaît entièrement.
 
Avec cette mesure, on constate aussi que le PIB de la Chine a dépassé celui des Etats-Unis en 2016. Il est actuellement plus de 30% plus élevé et atteindra le double du PIB états-unien d’ici 2035. Cela a des conséquences très concrètes en termes de capacité d’influence et de financement des investissements dans le Sud, surtout si les Etats-Unis s’enferment dans leur posture arrogante et néocoloniale. La réalité est que les Etats-Unis sont sur le point de perdre le contrôle du monde, et que les saillies trumpistes n’y changeront rien.
 
Résumons. La force du national-capitalisme est d’exalter la volonté de puissance et l’identité nationale, tout en dénonçant les illusions des discours de bisounours sur l’harmonie universelle et l’égalité entre classes. Sa faiblesse est qu’il se heurte aux affrontements entre puissances, et qu’il oublie que la prospérité durable demande des investissements éducatifs, sociaux et environnementaux bénéficiant à tous.
 
Face au trumpisme, l’Europe doit d’abord rester elle-même. Personne sur le continent, pas même la droite nationaliste, ne souhaite renouer avec les postures militaires du passé. Plutôt que de consacrer ses ressources à une escalade sans fin (Trump exige maintenant des budgets militaires atteignant 5% du PIB), l’Europe doit asseoir son influence sur le droit et la justice. Avec des sanctions financières ciblées et réellement appliquées sur quelques milliers de dirigeants, il est possible de se faire entendre plus efficacement qu’en entassant des chars dans des hangars. L’Europe doit surtout entendre la demande de justice économique, fiscale et climatique venue du Sud. Elle doit renouer avec les investissements sociaux et dépasser définitivement les Etats-Unis en formation et en productivité, comme elle l’a déjà fait pour la santé et l’espérance de vie. Après 1945, l’Europe s’est reconstruite grâce à l’Etat social et à la révolution sociale-démocrate. Ce programme n’est pas achevé : il doit au contraire être considéré comme l’amorce d’un modèle de socialisme démocratique et écologique qui doit maintenant être pensé à l’échelle du monde.

 

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